Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Un autre temps de l’œuvre littéraire, le temps du texte

Claude Patricia Tardif

Artiste et docteure en « Esthétique, science et technologies des arts », Paris 8, codirection UQÀM. Thèse en arts visuels intitulée Narra, un art visuel cognitif, au rythme de la longueur des paragraphes de textes littéraires, 2020. Elle continue de développer cette recherche-création qui a mis au jour un temps du texte littéraire et le rend visible.

Site : https://www.claude-cld.com/narra/

claude.p.cld@gmail.com

Pour citer cet article : TARDIF Claude-Patricia, « Un autre temps de l’oeuvre littéraire, le temps du texte », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/13/un-autre-temps-de-loeuvre-litteraire-le-temps-du-texte/

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Résumé

Notre article porte sur un temps de l’œuvre littéraire, inexploré et pourtant si visible, celui du texte, non du récit.

Nous décrivons, pour commencer, le processus de découverte de ce temps du texte littéraire. Il débute par une approche visuelle de l’œuvre écrite hors énonciation éditoriale, à savoir par une étude de sa morphologie déterminée par la longueur de ses paragraphes alinéaires qui visuellement scandent le texte. Puis, en mesurant ces segments textuels, un basculement de la visualité du texte à sa temporalité s’opère car une séquence de segments chaînés selon un certain ordre advient nécessairement dans le temps. Enfin, à partir de ces mesures, nous proposons une visualisation du rythme du texte en fonction de la longueur de ses paragraphes.

L’œuvre écrite s’apparente ainsi à un arrangement d’ondes aux amplitudes variées qui se propagent du début à la fin du texte. Le texte peut alors se lire telle une « partition » pour reprendre le terme de Stéphane Mallarmé à propos de son poème novateur Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Le texte est impulsion, souffle : souffle qui modèle la narration, flux qui rappelle la fluidité, le passage d’un état à un autre, un état présent découlant du précédent et contenant déjà le suivant.

Enfin, nous montrons en quoi ce temps de l’œuvre littéraire n’est ni celui de la narration ou de la lecture, ni celui de l’auteur ou de l’autrice. Il est celui du texte même, qui correspond à la fréquence des changements, car le paragraphe alinéaire est l’indice d’un changement, de thème pour les paragraphes narratifs, de locuteur pour les paragraphes dialogaux. En indiquant la façon dont les thèmes se développent, donc s’enchaînent, les paragraphes exposent le rythme du texte, qui lui est spécifique. Nous verrons que cette forme temporelle du texte est une forme active. Elle influe non seulement sur le temps de lecture mais aussi sur l’importance du discours.

Mots-clés : textes littéraires – longueurs des paragraphes – indice d’un changement – temps du texte – rythme – flux – durées – dynamique – arts visuels – art numérique

Abstract

Our article focus on the time of the literary text, unexplored and yet so visible, not on the time of the narrative.

At first, we describe the process of discovery of the time of the literary text which starts with the visuality of the written work outside editorial enunciation. So we study the morphology of the text determined by the length of the paragraphs which visually punctuate the text. Then, by measuring these textual segments (the paragraphs), a shift from the visual of the text to his temporality takes place because a sequence of segments chained according to a certain order necessarily occurs in time. Finally, from these measures, we propose a visualization that reveals a rhythm of the text according to the length of its paragraphs.

The written work looks like an arrangement of waves of varying amplitudes that propagate from the beginning to the end of the text. Thus, the text can be read like a “partition” to use Stéphane Mallarmé’s term about his innovative poem Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. The text is impulse, breath, breath that shapes the narration, flow that recalls fluidity, transition from one state to another, a present state flowing from the previous one and already containing the next one.

Finally, we show how this time of the literary work is neither that of the narration, nor that of the reading, nor that of the author. It is that of the text itself which corresponds to the frequency of changes, because the paragraph is an index of a change, of theme for narrative paragraphs, of locutor for dialogical paragraphs. By indicating the way in which the themes develop, therefore are linked together, the paragraphs expose the rythm of the text to a rhythm that is specific to it. We see that this temporal form of the text is an active form. It influences not only the reading time but also on the importance of the discourse.

Keywords : literary texts – length of paragraphs – cues of change – time of text – rhythm – flow – durations – dynamics – visual art – digital art

Plan

Introduction

1.            Méthode. Le processus de découverte d’un autre temps de l’œuvre littéraire

1.1.       Une approche visuelle des œuvres littéraires

1.2.       Mesurer ce qui est observé, la longueur des paragraphes alinéaires

2.            Résultat. Un autre temps de l’œuvre littéraire : le rythme du texte

2.1.       Un texte est une « partition », une configuration temporelle

2.2.       Le texte, une suite de durées variables exposant le rythme du texte lui-même

3.            Discussion. Le temps du texte : un temps à l’œuvre

3.1.       Le temps du texte littéraire au rythme de la fréquence des changements

3.2.       Le temps du texte en fonction de la durée des paragraphes, une dynamique propre à l’écrit

3.3.       Le temps du texte, une forme active

Introduction

« Temps à l’œuvre, temps des œuvres » rappelle le titre d’un ouvrage de Christine Macel Le temps pris : le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre, traitant de « certaines œuvres contemporaines qui relèvent d’un rapport au temps[1] ».

Notre article quant à lui, bien que portant sur un temps inexploré de l’œuvre littéraire, débute par l’observation du texte. Car, c’est par l’observation de la forme visuelle du texte, hors énonciation éditoriale, plus exactement de sa morphologie, que nous avons découvert ce temps de l’œuvre littéraire. Et, parce que cette morphologie du texte est déterminée par les paragraphes et, dans une moindre mesure, les chapitres en fonction de leurs longueurs, nous nous intéressons à eux. Nous verrons que leur enchaînement crée un rythme, au moins visuel, et que ce temps de l’œuvre est un temps à l’œuvre.

Les paragraphes restent encore peu étudiés. Guy Achard-Bayle et Ondřej Pešek sous-titraient au début de leur article « Le paragraphe, « mal-aimé » des linguistes français – entre autres[2] », malgré quelques publications[3] dont Le Paragraphe : entre phrase et texte dans lequel Jean-Michel Adam (2018) note « le peu d’intérêt des linguistes pour le paragraphe[4] ». Daniel Bessonnat constate également que « le paragraphe semble être une donnée textuelle admise par tous et rarement interrogée en elle-même[5] ».

Contrairement aux études précitées, le paragraphe n’est pas ici un objet d’étude en soi ; nous ne l’étudions pas en tant qu’unité textuelle. Nous étudions l’enchaînement des paragraphes qui dépend de leurs longueurs. Nous étudions les rapports de leurs longueurs qui créent une scansion visuelle, un rythme au sens de « manière particulière de fluer ». Puis, en mesurant la longueur de ces segments textuels successifs, nous basculons dans le temps du texte.

Dans un premier temps, nous décrirons le processus de découverte de cet autre temps de l’œuvre littéraire. Dans un deuxième, nous visualiserons ce temps du texte à partir des mesures de la longueur de chaque paragraphe d’un texte en les transposant en un sismogramme. Enfin, dans un troisième temps, nous discuterons de ce temps du texte. Le texte est une composition écrite temporelle possédant son propre rythme, spécifique de l’écrit. Nous verrons qu’étudier l’enchaînement des segments textuels que sont les paragraphes alinéaires revient à étudier la fréquence des changements dans le texte, changements de thèmes et de locuteurs, et permet d’observer comment les unités thématiques et dialogales sont développées au cours du texte. Un parallèle sera effectué avec le projet CineMetrics relatif à l’étude de la dynamique de films cinématographiques dont la démarche est similaire. Enfin, nous verrons que ce temps du texte influe non seulement sur le temps de lecture mais aussi sur l’importance du discours.

1.    Méthode. Le processus de découverte d’un autre temps de l’œuvre littéraire

Le processus par lequel ce temps du texte littéraire a été découvert commence par une approche visuelle des œuvres pour ensuite mesurer ce qui est observé, à savoir les paragraphes alinéaires. En résultera une visualisation qui rend visible ce temps du texte.

Nous limiterons l’usage du mot « texte » dans le sens de matière textuelle et de « littéraire » aux romans, nouvelles et contes, à l’exception des textes comme celui de Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles (2002), dont l’organisation rappelle parfois les poèmes visuels.

1.1.  Une approche visuelle des œuvres littéraires

Le texte est un dispositif performatif en cela qu’il se présente lui-même. Cependant, nous n’avons pas retenu sa visualité telle que perçue, notamment analysée en France par Anne-Marie Christin (2009), pour nous intéresser à sa forme hors énonciation éditoriale, à savoir sa morphologie, afin de nous rapprocher du texte final de l’auteur ou de l’autrice. « Les inscriptions textuelles qui sont des opérations conscientes dues au scripteur[6] ». À la différence de la visualité des textes littéraires, leur morphologie demeure inchangée, quelle que soit l’édition, quel que soit le support, imprimé ou numérique, permettant ainsi de comparer les textes sans tenir compte de la mise en page. En outre, celle-ci force à considérer le texte en entier, alors que la visualité est souvent réduite à une page ou un extrait.

Regardons un texte sans le lire. Nous voyons que les paragraphes, en insérant des espaces comme des pauses, des respirations, des suspensions, déterminent sa forme, sa morphologie. Nous les appellerons « paragraphes alinéaires », même en l’absence d’alinéas. Ils comprennent donc les paragraphes narratifs ainsi que les paragraphes dialogaux.

Prenons un exemple avec un extrait de Cinq Petits Cochons d’Agatha Christie (Le Livre de Poche, trad. Jean-Michel Alamagny). Ajoutons-y les pieds de mouche (¶) comme dans un logiciel de traitement de texte.

Son expression changea, se rembrunit. Ses yeux n’étaient plus deux braises ardentes, mais deux cavités sombres : ¶

— C’est là que j’ai appris la vérité. Que ma mère avait été condamnée pour meurtre… l’horreur, quoi. ¶

Elle s’interrompit. Puis reprit : ¶

— Il y a autre chose que je dois vous dire. J’avais un fiancé, je voulais me marier. On me disait qu’il fallait attendre, que ce n’était pas possible avant mes vingt et un ans. Quand j’ai lu cette lettre, j’ai compris pourquoi. ¶

Ce court extrait comprend quatre paragraphes alinéaires. Le plus long – le dernier – suit le plus court. Dit autrement, le plus court précède le plus long. Cela participe d’une mise en scène et crée un rythme particulier, une attente, une suspension, qui renforce ce qui suit.

Nous verrons qu’en mesurant cette réalité visuelle du texte littéraire hors énonciation éditoriale et en proposant des visualisations à partir de ces mesures, nous mettons au jour un rythme, celui du temps du texte, non du récit.

1.2. Mesurer ce qui est observé, la longueur des paragraphes alinéaires

Nous avons vu que ce sont les paragraphes alinéaires, en fonction de leur forme, c’est-à-dire de leur longueur, qui déterminent la morphologie des textes littéraires. Nous allons maintenant les mesurer en respectant leur ordre d’apparition dans le texte.

L’unité de mesure choisie est un caractère ou signe, espaces compris. La longueur des paragraphes correspond donc au nombre de caractères. Pour être exact, il aurait fallu attribuer à chaque caractère un coefficient de pondération selon sa longueur, qui peut passer du simple au triple, tels que le « i » et le « m ». Cependant, vu que la répartition est identique sur tout le texte, l’incidence s’est avérée négligeable.

Ces mesures – en nombre de caractères – sont ensuite converties en nombre de lignes sur l’équivalence de « 60 caractères vaut une ligne » afin de saisir à l’instant la longueur des paragraphes. Que l’on prenne 50, 60 ou 80 caractères pour une ligne, les rapports entre les mesures restent quasi-identiques.

Si un paragraphe comprend moins de 30 caractères, avec les règles d’arrondis, on obtient 0 ligne et le paragraphe serait ignoré. Pour éviter ce biais, nous considérons, dans ce cas, que la longueur du paragraphe mesure une ligne.

Appliquons cette méthode sur l’exemple précédent de Cinq Petits Cochons.

1er paragraphe : 112 caractères, soit 2 lignes

2e paragraphe : 100 caractères, soit 2 lignes

3e paragraphe : 33 caractères, soit 1 ligne

4e paragraphe : 227 caractères, soit 4 lignes

Ces mesures sont ensuite reportées dans un tableau. Ce qui donne la suite [2, 2, 1, 4].

Appliquons cette méthode sur La Partie de trictrac de Prosper Mérimée, 1830, Le Horla de Guy de Maupassant, 1886 (1re version), Le Cabochon d’émeraude de Maurice Leblanc, 1930, et Amy Foster de Joseph Conrad, 1901 (en anglais). Nous obtenons les mesures de la taille des paragraphes alinéaires en nombres de lignes et les données statistiques suivantes.

La Partie de trictrac : [2, 34, 8, 43, 27, 13, 11, 18, 15, 11, 11, 2, 9, 4, 22, 9, 24, 2, 4, 2, 4, 10, 2, 1, 2, 1, 7, 3, 2, 1, 1, 1, 4, 3, 1, 3, 14, 12, 3, 2, 4, 15, 12, 3, 7, 4, 10, 5, 16, 11, 15, 6, 1, 2, 1, 7, 6, 14, 2, 10, 16, 2, 4, 1, 5, 4, 3, 22, 1, 2, 1, 1, 4, 4, 3, 1, 2, 1, 3, 1]

Le Horla : [5, 8, 7, 1, 7, 4, 7, 4, 7, 9, 4, 2, 1, 1, 1, 2, 6, 3, 6, 4, 3, 4, 4, 5, 4, 2, 5, 2, 8, 1, 6, 7, 4, 4, 6, 1, 3, 2, 2, 2, 2, 2, 4, 16, 1, 1, 4, 2, 6, 2, 1, 1, 4, 5, 3, 8, 8, 1, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 3, 1, 1, 3, 8, 8, 2, 1, 1, 4, 2, 1, 3, 3, 3, 8, 5, 1, 1, 2]

Le Cabochon d’émeraude : [1, 2, 1, 1, 1, 1, 5, 1, 1, 1, 5, 9, 2, 10, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 12, 7, 11, 1, 1, 1, 2, 1, 2, 1, 1, 2, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 3, 1, 1, 1, 8, 2, 2, 1, 1, 1, 1, 4, 5, 2, 5, 4, 1, 7, 6, 7, 1, 5, 1, 5, 1, 1, 1, 3, 1, 1, 2, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 3, 1, 3, 1, 1, 1, 1, 1, 2, 7, 8, 6, 1, 1, 5, 4, 1, 11, 2, 1, 1, 1, 1, 12, 2, 1, 1, 15, 1, 4, 1, 6, 1, 1, 10, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 3, 1, 1, 4, 3, 6, 5, 15, 5, 2, 6, 2, 2, 1, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 9, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 1, 5, 2, 12, 4, 8, 17, 16]

Amy Foster : [23, 5, 12, 12, 10, 6, 1, 2, 1, 18, 15, 35, 30, 8, 17, 11, 1, 24, 3, 11, 15, 29, 37, 13, 16, 19, 85, 19, 27, 3, 16, 12, 21, 41, 10, 3, 14, 3, 2, 13, 6, 18, 1, 25, 31, 9, 26, 7, 7, 12, 11, 62, 16, 10, 6, 33, 23, 10, 8, 1, 10, 4, 19, 3, 3, 2, 6, 5, 5, 8, 3, 1, 4, 1, 1, 3, 3, 1, 6, 5, 6, 10, 2, 9, 10, 1, 6, 1, 2, 1, 1, 1, 1, 9, 8]

Tableau I – Données statistiques des 4 nouvelles

Titre de l’œuvre littéraire La Partie de trictrac Le Horla Le Cabochon d’émeraude Amy Foster
Nombre de paragraphes 80 84 184 95
Nombre de lignes moyen par paragraphe 7 4 2 13
Médiane 4 3 1 8
Écart-type 7 2 3 13
Localisation du paragraphe du milieu (médiane des lignes) 30 % 40 % 58 % 35 %
% de paragraphes de 1 et 2 lignes 35 % 45 % 75 % 21 %
Nombre de paragraphes de plus de 20 lignes 6 0 0 16
dont nombre de paragraphes de plus de 50 lignes 0 0 0 2

Il ressort du tableau I qu’Amy Foster se compose de paragraphes nettement plus longs que les autres textes et presque 10 fois plus longs que Le Cabochon d’émeraude, que l’on prenne le nombre de lignes moyen par paragraphe ou la médiane.

La localisation du paragraphe de la médiane en nombre total de lignes (milieu du texte) indique qu’il existe un déséquilibre en termes de longueurs de paragraphes. Par exemple, pour La Partie de trictrac, les longs paragraphes se situent surtout en début de texte (30 %) tandis que, pour Le Cabochon d’émeraude, ils se situent davantage vers la fin (58 %).

Les mesures de la longueur des paragraphes alinéaires des textes littéraires qui suit l’approche visuelle du texte hors énonciation éditoriale vont nous permettre d’observer le rythme du texte.

2.   Résultat. Un autre temps de l’œuvre littéraire : le rythme du texte

Le texte est une composition, une « partition ». Avec la méthode présentée ci-avant, nous allons pouvoir visualiser ce temps du texte littéraire grâce à des transcriptions visuelles qui ont le mérite de concentrer ce qui se déroule dans le temps. Nous verrons que nous basculons ainsi dans le temps du texte, que ce dernier est une suite de durées variables et que sans les paragraphes le texte ne serait qu’une seule ligne.

Le texte littéraire est un enchaînement de segments textuels liés les uns aux autres par le sens. Et, un enchaînement de segments linéaires advient nécessairement dans le temps. Ces segments visuels correspondent aux paragraphes alinéaires et forment un arrangement de thèmes et de dialogues plus ou moins développés. Observer la morphologie du texte littéraire déterminée par la longueur de ses paragraphes permet ainsi d’observer un temps du texte constitué de durées variables selon la longueur de ses segments.

Chaque paragraphe se caractérise par sa longueur. Si l’on pose qu’une ligne vaut un temps, deux lignes valent deux temps, trois lignes trois temps, etc., chaque paragraphe possède une durée, variable selon sa longueur. En musique, un enchaînement de durées variables participe du rythme musical. Il en va de même pour le texte, nous obtenons le rythme textuel.

À partir des mesures des paragraphes alinéaires, à savoir à partir de la suite de nombres, les sismogrammes suivants sont réalisés. Ils permettent de visualiser ce rythme du texte. Chaque ligne verticale correspond à un paragraphe, du premier – à gauche – au dernier – à droite dont la hauteur dépend de la longueur du paragraphe.

« Le diagramme vise à comprendre ce qui se joue. Il est une figure de la métamorphose qui introduit le temps et permet d’analyser ce qui change[7] ». Les sismogrammes obtenus présentés ci-après rendent visible un rythme inexploré du texte littéraire en fonction de la longueur de ses paragraphes. Ils rappellent ceux des ondes sismiques. En effet, ce type de graphique est utilisé pour montrer un phénomène ondulatoire. Le texte se présente tel un ensemble d’ondes successives aux amplitudes variées qui se propagent du début à la fin. La façon dont le texte se déploie dans le temps montre qu’il est une configuration temporelle. Il est impulsion, souffle : souffle qui modèle la narration, flux qui rappelle la fluidité, le passage d’un état à un autre, un état présent découlant du précédent et contenant déjà le suivant.

Figure 1 : © Claude CLd, Sismogramme La Partie de trictrac, 150 x 486 px

Figure 2 : © Claude CLd, Sismogramme Le Horla, 154 x 216 px

Figure 3 : © Claude CLd, Sismogramme Le Cabochon d’émeraude, 254 x 226 px

Figure 4 : © Claude CLd, Sismogramme Amy Foster, 165 x 906 px

Partir de la morphologie du texte littéraire a permis de mettre au jour l’enchaînement des paragraphes selon leurs longueurs et d’exposer un temps inexploré.

La méthode développée revient à condenser le texte comme ci-dessous où la taille de police de caractères a été réduite à 1, au lieu de 12 comme les présentes lignes. Certes le texte n’est plus lisible, mais il devient visible en totalité, en un regard, sans être modifié. Nous pouvons ainsi observer leur morphologie mais aussi comparer leur dynamique, la façon dont ils se déploient.

La Partie de trictrac (en français)

Le Horla (en français)

Le Cabochon d’émeraude (en français)

Amy Foster (en anglais)

Cette compression n’est possible qu’avec des textes très courts – ici au maximum 184 paragraphes. Elle ne l’est pas avec des romans pouvant comprendre plus de 10 000 paragraphes. C’est pourquoi il a été nécessaire de mesurer.

Basculons maintenant ces lignes écrites à la verticale. Nous obtenons des histogrammes en fonction de la longueur des paragraphes. La différence qui existe avec les sismogrammes précédents provient de la marge de droite qui force le retour à la ligne au sein des paragraphes les plus longs, notamment pour Amy Foster.

Remarquons qu’en l’absence de mise en page, le paragraphe est une et une seule ligne, plus ou moins longue. Le bloc de lignes que nous voyons résulte de la mise en page dont la marge de droite force le texte à aller à la ligne. Il varie donc d’une édition à l’autre et ne porte aucune signification. En l’absence de paragraphes, hors énonciation éditoriale, le texte n’est qu’une ligne continue et ne possède pas de rythme.

Le texte est une « partition » pour reprendre le terme de Stéphane Mallarmé qui, avec son poème novateur Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897), signe ce qu’il nomme à propos de son poème « [un] emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, où, de son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition »[8]. Il démontre que le texte est aussi un dispositif performatif. Mallarmé est le premier à avoir mis en évidence le visuel d’un écrit, en symbiose avec le sens, d’une façon aussi disruptive, ouvrant ainsi la voie aux poèmes visuels mais aussi à l’appréhension du texte en tant que forme active.

Nous allons maintenant lire ces partitions et les analyser.

Les figures 5, 6, 7 et 8 suivantes montrent une structure différente selon les textes.

Figure 5 : © Claude CLd, Structure La Partie de trictrac, 150 x 486 px

Figure 6 : © Claude CLd, Structure Le Horla, 154 x 216 px

Figure 7 : © Claude CLd, Structure Le Cabochon d’émeraude, 254 x 226 px

Figure 8 : © Claude CLd, Structure Amy Foster, 165 x 906 px

Les paragraphes dans Le Horla et Le Cabochon d’émeraude sont plus courts que ceux dans La Partie de trictrac et surtout ceux d’Amy Foster qui se distingue nettement des trois autres.

Pour La Partie de trictrac, les paragraphes sont longs au début puis on observe une rupture composée de paragraphes très courts pour reprendre de l’ampleur et terminer sur des paragraphes courts. Si l’on ne tient pas compte des derniers paragraphes très courts, la structure se compose de deux parties, dont la première comprend des paragraphes plus développés, comme pour camper la scène et les personnages. Les petits paragraphes courts du centre jouent un rôle majeur dans la structure de ce récit qu’ils scindent.

Pour Le Horla, les paragraphes sont très courts avec au centre un paragraphe distinctif qui divise le texte en deux parties.

Pour Le Cabochon d’émeraude, le texte se compose de paragraphes très courts ponctués de quelques paragraphes de moyenne longueur. Les parties sont moins marquées. On peut considérer qu’il se scinde en deux parties avec, pour la première, une amplitude des plus longs paragraphes qui baisse jusqu’au milieu du texte où une longue série de paragraphes très courts se succèdent pour reprendre en amplitude.

Pour Amy Foster, les paragraphes sont très longs, sans commune mesure avec les précédents textes. Deux, situés à un tiers et aux deux tiers du texte, le sont encore davantage. Le texte se termine par des paragraphes nettement plus courts. L’intensité semble retomber.

3.   Discussion. Le temps du texte : un temps à l’œuvre

Une structure se dégage des différents sismogrammes réalisés en fonction de la longueur des paragraphes qui montre la dynamique du texte.

Sachant qu’un paragraphe alinéaire est une unité thématique ou dialogale, nous verrons que ce rythme du texte littéraire correspond à la fréquence des changements. Un parallèle avec le projet CineMetrics sera effectué en raison d’une démarche similaire. Nous verrons enfin que ce temps du texte au rythme de la longueur de ses paragraphes influe sur le temps de lecture et sur l’importance du discours.

Précisons que ce temps du texte n’a aucun lien avec la vitesse narrative que Gérard Genette[9] définit comme le rapport par scène entre la durée de l’histoire, en mois ou année par exemple, et une longueur de texte, en lignes et pages. Aucun recoupement entre le temps du texte et celui de la narration n’est effectué pour estimer une vitesse ou un rythme. La vitesse ou le rythme du texte s’en tient à ce que le texte donne à voir, notamment aux rapports de durées ou de longueurs variables des paragraphes, donc de nombres.

Les paragraphes alinéaires montrent le flux du texte en indiquant la façon dont les thèmes et les dialogues se développent, durent, donc s’enchaînent. Cette configuration temporelle du texte littéraire est spécifique de l’écrit.

Guy Achard-Bayle et Ondřej Pešek considèrent que « le dispositif de marquage typographique, qui participe de la matérialité textuelle, ne se réduit pas à une fonction esthétique[10] ». « Les repères de paragraphes sont informatifs[11] ».

Le paragraphe narratif est, par nature, une unité thématique, au sens « d’interaction de thèmes[12] ». « Si les paragraphes nous permettent de « voir » des thèmes, c’est parce que les thèmes, n’ »existent » pleinement qu’à l’échelle du paragraphe[13]. » Moretti va plus loin ; il estime que « si on utilise la modélisation thématique pour analyser la littérature, le paragraphe fournit une unité plus efficace que tout autre segment « mécanique », et que cette unité devrait donc être utilisée de préférence par les chercheurs[14] ». « Le paragraphe, qui concentre le matériau thématique au sein d’un espace limité, est l’habitat textuel des thèmes[15] ».

« Pour Daneš, le paragraphe est plus qu’une « unité graphique », il est une unité sémantique et compositionnelle[16] ». De l’étude de cas qu’ils ont réalisée, les auteurs concluent que « c’est le principe thématique qui détermine d’une manière décisive la segmentation opérée[17] », que « la disposition graphique du texte en reflète la structure compositionnelle (« rhétorique ») qui est ainsi signalée et donc communiquée au récepteur du texte[18]. »

Du rôle du paragraphe en tant qu’unité thématique et compositionnelle, nous formulons deux conclusions. D’abord, étudier la longueur des paragraphes, donc leur enchaînement, revient à étudier comment les thèmes se développent, du début jusqu’à la fin du texte. Ensuite, les marques de paragraphes sont un indice d’un changement : changement de thème pour les paragraphes narratifs et changement de locuteurs pour les paragraphes dialogaux, souvent signalés, en plus, d’un long tiret. Le passage d’un paragraphe à un autre signale au lecteur ou à la lectrice que quelque chose change, que quelque chose de différent s’annonce de ce qui précède, quel qu’en soit le degré, fût-il minime.

Aussi les sismogrammes précédents exposent-ils la longueur ou la durée des thèmes ou des dialogues car, en mesurant la longueur des paragraphes alinéaires, nous mesurons combien de temps un thème ou un dialogue durent et, dans l’ensemble du texte, comment ils s’enchaînent. Ils permettent d’observer la fréquence des changements ainsi que leur répartition dans un texte. Plus les paragraphes sont courts, plus la fréquence des changements dans le texte est élevée et plus le rythme est rapide et saccadé, et inversement.

En effet, « les changements sont la trame du temps […] De la même manière nous estimons souvent le temps par la quantité de changements qui s’y produisent[19] ». Nous nous intéressons ainsi à la fréquence des changements et à leur répartition dans l’ensemble textuel.

La longueur des paragraphes dépend non seulement de l’auteur ou de l’autrice mais aussi de l’époque et surtout du genre littéraire qui jouent un rôle majeur dans la façon d’écrire[20]. Selon John B. Colby, la longueur des paragraphes dépend étroitement du style de l’époque[21]. Il constate que dans les écrits plus anciens les paragraphes étaient beaucoup plus longs et que la longueur des paragraphes varie également en fonction de l’audience ; les paragraphes des articles ou écrits populaires sont beaucoup plus courts que les articles ou les traités philosophiques. Leur temporalité diffère.

Le texte montre un processus en cours. Il est une succession de durées variables, le temps que durent les paragraphes les uns à la suite des autres. « Le livre n’échappe pas à sa nature successive […] il se découvre dans le temps[22] ». Le rythme du texte au gré de la longueur de ses paragraphes est un de ces rythmes. Les segments textuels, que sont les paragraphes alinéaires, possèdent une longueur équivalente à une durée. Ils composent le rythme du texte au sens de « manière particulière de fluer », du moins un temps à l’œuvre dans le texte.

« La durée est la base, le tissu et la forme initiale de tout rythme[23]. » En mesurant la longueur des paragraphes, nous avons obtenu une suite de nombres – autant de nombres que de paragraphes dans le texte –, et des rapports de durées, donc un rythme. Le rythme est indissociable du nombre. Pius Servien conclut : « une méthode pour aborder scientifiquement l’étude des faits esthétiques, c’est de s’attacher à l’examen de leur trame numérique, les rythmes. Une méthode générale pour étudier ces rythmes, c’est de les saisir toujours au moyen d’une notation numérique[24] ». Dès la Grèce antique, le rythme est associé à un arrangement arithmétique, basé sur des rapports de nombres.

Le projet Narra mesure la longueur des paragraphes afin d’étudier la dynamique du texte littéraire. Il existe un projet en humanités numériques cinématographiques, CineMetrics qui mesure la durée des prises de vue de films afin d’étudier leur dynamique par le visuel (un histogramme). L’hypothèse et le résultat visuel (les histogrammes) sont identiques. Ce projet est ainsi présenté (Tsivian, s. d.)

Dès le début, des cinéastes tels qu’Abel Gance ou Dziga Vertov dans les années 1920, ou encore Peter Kubelka ou Kurt Kren dans les années 1960 ont non seulement compté les images lors du montage, mais ils ont aussi dessiné des diagrammes et des chartes de couleurs élaborés afin de visualiser le rythme de leur futur film. Cela explique également pourquoi un certain nombre de spécialistes intéressés par l’histoire du style de film (Barry Salt en Angleterre [ouvrage connu Style and Technology : History & Analysis], David Bordwell et Kristin Thompson aux États-Unis et Charles O’Brien au Canada) comptent les plans et les durées de films pour calculer la durée moyenne des plans des films et/ou utilisent ces données dans leur étude.

Figure 9.  CineMetrics. Histogramme de l’Homme à la caméra, film réalisé par Dziga Vertov en 1929, 2008

Le parallèle peut d’autant plus s’établir que la plupart des films sont des récits et parfois même des adaptations d’œuvres littéraires. Ce projet part de la longueur des prises de vues mesurée en nombre d’images, longueur traduite en secondes sur la base de 24 images par seconde. Notre projet part de la longueur des paragraphes mesurée en nombre de caractères, longueur équivalente à une durée. À partir de mesures, ce projet ainsi que le projet Narra donnent un histogramme qui met au jour un rythme. Selon Yuri Tsivian et les réalisateurs précités, l’objectif est de montrer « la dynamique du film ». Pour notre projet, nous avons révélé la dynamique du texte – à ne pas confondre avec le récit – qui résulte des rapports de durées.

    •  

Les effets de ce temps du texte littéraire sont de deux ordres.

En premier lieu, le temps du texte a un impact sur le temps de lecture. Une étude réalisée avec 21 étudiants montre que les repères de paragraphes n’affectent pas la vitesse de lecture globale dans un contexte où les lecteurs disposaient d’un temps de lecture ample au point de pouvoir relire[25]. Stark précise ne pas écarter la possibilité qu’à l’intérieur de ce temps de lecture global il y ait des effets locaux sur les phrases. Une étude plus récente, réalisée avec 48 étudiants, atteste en partie cette supposition. La marque de paragraphes influence le temps de lecture à leurs frontières. En effet, à la fin d’un paragraphe, le temps de lecture s’allonge. Autrement dit, la vitesse de lecture ralentit pour être compensée par une plus grande vitesse de lecture au début du paragraphe suivant, soit par un temps de lecture accéléré[26].

En second lieu, le temps du texte opère au-delà ; il participe du sens. Il a un impact sur l’intensité du discours qu’il peut renforcer ou, au contraire, réduire. « Les repères de paragraphes affectent les idées considérées comme importantes[27]. » Ils « font penser aux lecteurs que le début des paragraphes est important[28] ». S’agissant des écrits techniques, selon une étude[29] réalisée avec 19 étudiants, les lecteurs et lectrices préfèrent les paragraphes inférieurs à cent mots. Toutefois, la longueur des paragraphes est sans incidence en ce qui concerne l’expertise, la qualité de l’écrit et sa compréhension, ce qui confirme l’étude réalisée par Stark.

Ricard Ripoll i Villanueva est plus assertif. Il développe le concept de portée qu’il appelle « force » au point d’exprimer que « l’alinéa devient ainsi un recours essentiel à la mise en valeur du tissu textuel qui va créer le sens[30] ». Il précise qu’un « premier aspect de la force est donc celui des relations internes qui s’établissent dans un texte[31] ». La façon dont les paragraphes s’enchaînent est essentielle puisqu’elle influe sur l’intensité du sens. À titre d’exemple, « un paragraphe court sera plus fort s’il est inséré dans un texte qui privilégie les paragraphes longs[32] ». Inversement, si un très long paragraphe se situe dans un ensemble de paragraphes très courts, l’impact du long paragraphe sera plus fort.

Outre l’impact sur le temps de lecture et la force du discours, nous émettons l’hypothèse que la longueur des paragraphes et leur durée ont un effet sur le rythme perçu du récit. Afin de connaître les effets de la longueur des paragraphes avec précision, ces études mériteraient d’être élargies et approfondies.

L’approche visuelle des textes littéraires montre que les paragraphes alinéaires donnent au texte sa morphologie. La démarche qui a consisté à observer puis à mesurer a permis de mettre au jour un temps du texte inexploré au rythme de la longueur de ses paragraphes. Ce rythme du texte, spécifique de l’écrit, expose la fréquence des changements, tant de thèmes que de locuteurs. Cette configuration temporelle visualisable est une forme active, sur le temps de lecture ainsi que sur l’importance du discours. Il serait intéressant d’effectuer le recoupement avec la narration afin de savoir si la structure qui ressort des sismogrammes correspond à la structure du récit et les paragraphes distinctifs à des faits marquants.

Bibliographie

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[1] Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, coll. « Champs arts », 1995, p. 9.

[2] Guy Achard-Bayle et Ondřej Pešek, « Modèles d’organisation thématique des paragraphes et entre les paragraphes, à l’épreuve de la Rectorique de Cyceron ». Discours, n° 26, 2020, p. 5.

[3] Paragraph Structure Interference, Edward J. Crothers (1979), La Notion de paragraphe, dir. Roger Laufer (1985), Le Paragraphe narratif, Marc Arabyan (1994), On Paragraphs. Scale, Themes, and Narrative Forms, Mark Algee-Hewitt, Ryan Heuser et Franco Moretti (2015).

[4] Jean-Michel Adam, Le paragraphe : entre phrases et texte, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2018, p. 15.

[5] Daniel Bessonnat Daniel, « Le découpage en paragraphes et ses fonctions », Pratiques, n° 57(1), mars 1988, p. 81.

[6] Ripoll i Villanueva Ricard, « Le texte littéraire et la mise en paragraphes », La lingüística francesa : gramática, historia, epistemología, Vol. 2, 1996, p. 344.

[7] Bastien Gallet, De l’art des diagrammes II, ou comment interpréter un diagramme, 2013.

[8] Stéphane Mallarmé, préface pour la revue Cosmopolis, mai 1897, p. 418.

[9] Gérard Genette, Figures III, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 122-144.

[10] Guy Achard-Bayle et Ondřej Pešek, « Modèles d’organisation thématique des paragraphes et entre les paragraphes, à l’épreuve de la Rectorique de Cyceron », op. cit., p. 4.

[11] Heather A. Stark, « What do paragraph markings do ? », Discourse Processes, Vol. 11(3), 1988, p. 299.

[12] Mark Algee-Hewitt, Ryan Heuser et Franco Moretti, On Paragraphs. Scale, Themes, and Narrative Form, Stanford Literary Lab, octobre 2015.

[13] Ibid., p. 215.

[14] Franco Moretti (sous la dir.), La littérature au laboratoire, (V. Lëys, Trad.), Les éd. d’Ithaque, coll. « Theoria Incognita », p. 196.

[15] Ibid., p. 196-197.

[16] Guy Achard-Bayle et Ondřej Pešek, « Modèles d’organisation thématique des paragraphes et entre les paragraphes, à l’épreuve de la Rectorique de Cyceron », op. cit., p. 9.

[17] Ibid., p. 20.

[18] Ibid., p. 30.

[19] Paul Fraisse, Psychologie du rythme, Presses Universitaires de France, coll. « SUP », 1974, p. 326.

[20] Claude P. Tardif, « Une prédominance des paragraphes très courts et une corrélation entre la longueur des paragraphes avec le genre littéraire ou la période d’écriture : Les résultats de ”Un Atlas des spectres de textes littéraires” », 2021.

[21] John B. Colby, « Paragraphing in Technical Writing », Technical Communication, Vol. 18, n° 2, mars-avril 1971, p. 13.

[22] Jean Rousset, Forme et signification : Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, José Corti, 1962, éd. 2014, p. xiii.

[23] Milija Belic, Apologie du rythme : Le rythme plastique, prolégomènes à un méta-art, L’Harmattan, coll. « Ouvertures philosophiques », 2002, p. 27.

[24] Pius Servien, Les rythmes comme introduction physique à l’esthétique : Nouvelles méthodes d’analyse et leur application à la musique, aux rythmes du français et aux mètres doriens, Boivin & Cie, « Bibliothèque de la revue des cours et conférences », 1930, p. 195.

[25] Heather A. Stark, « What do paragraph markings do ? », op. cit., p. 298.

[26] Jean-Michel Passerault Jean-Michel et David Chesnet, « Le marquage des paragraphes : Son rôle dans la gestion des traitements pendant la lecture », Psychologie Française, n° 36-2, 1991.

[27] Heather A. Stark, « What do paragraph markings do ? », op. cit., p. 275.

[28] Ibid., p. 300.

[29] Mike Markel, Monica Vaccaro et Thomas Hewett, « Effects of Paragraph Length on Attitudes Toward Technical Writing », Technical Communication, Vol. 39, n° 3, 1992.

[30] Ripoll i Villanueva Ricard, « Le texte littéraire et la mise en paragraphes », La lingüística francesa : gramática, historia, epistemología, op. cit., p. 343.

[31] Ibid., p. 344.

[32] Ibid., p. 344.

Circularité et linéarité du temps dans deux romans contemporains : Olivier Rolin, Le météorologue ; Patrick Deville, Kampuchéa

Dorel OBIANG NGUEMA

Docteur en langues et littérature françaises au Centre Interdisciplinaire d’Étude des Littératures d’Aix-Marseille (CIELAM) de l’Université d’Aix-Marseille, obiangdorel@gmail.com

Pour citer cet article : OBIANG NGUEMA Dorel, « Circularité et linéarité du temps dans deux romans contemporains : Olivier Rolin, Le météorologue ; Patrick Deville, Kampuchéa », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/10/circularite-et-linearite-du-temps-dans-deux-romans-contemporains-olivier-rolin-le-meteorologue-patrick-deville-kampuchea/

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Résumé

L’objet de cet article est l’analyse des modes de représentation du temps chez deux auteurs français contemporains : Olivier Rolin et Patrick Deville. Lorsque l’on croise les deux romans des auteurs, nous voyons émerger la mise en évidence de deux conceptions du temps très différentes. Le temps semble être en mouvement chez Rolin avec une chronologie dans la narration des événements. Tandis que chez Deville, on constate un éternel retour des événements. Autrement dit, il semble que chaque événement raconté ait déjà eu lieu dans le passé.

Mots-clés : circularité – linéarité – Rolin – Deville – représentations – temps – événements – romans.

Abstract

This article aims to analyze the modes of representation of time in two contemporary French authors: Olivier Rolin and Patrick Deville. When we compare the two authors’ novels, we see the emergence of two very different conceptions of time. Time seems to be in motion in Rolin’s novel, with a chronology in the narration of events. In Deville’s novel, however, there is an eternal return of events. In other words, it seems that each event narrated has already taken place in the past.

Keywords : circularity – linearity – Rolin – Deville – representations – time – events – novels.

Sommaire

Introduction
1. Du temps, de la longue durée en histoire : approches théoriques
2. Les formes du temps : entre la ligne (Rolin) et le cercle (Deville)
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

La linéarité et la circularité sont deux termes que nous associons aux romans d’Olivier Rolin et Patrick Deville. Nous avons choisi ces deux romans parce qu’ils représentent le temps de plusieurs manières différentes en dévoilant au passage deux conceptions du monde distinctes. Certes les deux termes sont souvent utilisés dans les domaines de la science (physique, mathématiques), mais nous n’en retiendrons que leur usage courant pour notre proposition. En effet, la linéarité désigne le caractère de ce qui est linéaire, c’est-à-dire qui a un sens de progression constant et unique. La circularité désigne le caractère de quelque chose qui fait revenir au point de départ et ne progresse pas. Les deux romans ont un rapport étroit avec l’Histoire. Le roman1 d’Olivier Rolin porte sur l’assassinat d’un météorologue, Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, tué par le régime de Staline pendant la Grande Terreur (1937-1938). Le roman2 de Patrick Deville relate plus d’un siècle et demi de l’histoire du Cambodge depuis la découverte d’Angkor par le naturaliste Henri Mouhot, jusqu’au procès des Khmers rouges qui fait suite à la dictature imposée dans les années 1970 par ce régime épris d’une utopie meurtrière. Les deux ouvrages organisent de manière différente l’inscription de l’histoire et du temps dans le roman : le premier (Rolin) choisit d’étudier un cas à la fois singulier et exemplaire, au moyen d’un riche matériel documentaire découvert dans les archives. Il le fait pourtant d’une manière qui diffère de celle d’un historien, par exemple par la place qui est faite au personnage de l’auteur, ou en s’autorisant des aperçus qui sont de purs produits de l’imagination. Lorsqu’il écrit, nous constatons que le temps se perçoit comme une ligne droite qui part de la naissance à la mort du personnage principal. Le second (Deville) brosse une sorte de fresque qui s’étale sur plus d’une centaine d’années. À nouveau toutefois, comme chez Rolin, l’auteur se met en scène, sous les traits d’une espèce de journaliste baroudeur, personnage éminemment romanesque, qui adopte ici un ton singulier, vaguement cynique, très éloigné du registre adopté par Rolin. Le temps se perçoit alors comme un cercle qui revient sur lui-même. Autrement dit, les événements racontés par le narrateur semblent se répéter sans cesse. Dès lors, quelle forme prend le temps dans chacune de leurs œuvres ?

1. Du temps, de la longue durée en histoire : approches théoriques

Pour penser et comprendre les événements historiques qui ont eu lieu dans le passé, il faut les inscrire dans un temps long, et cette approche s’oppose à une histoire qui peut être déterminée dans l’instant présent. La « longue durée » est un concept forgé par l’historien Fernand Braudel pour analyser les faits historiques sous l’angle d’un temps long par opposition à une histoire qui se concentre sur des périodes courtes, que l’on appelait histoire événementielle ou encore l’histoire bataille – en somme une histoire dite « positiviste3». Voici les termes dans lesquels Braudel récusait l’histoire événementielle :

Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes. L’histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l’individu, à l’événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court […] Bien au-delà de ce second récitatif se situe une histoire de souffle plus soutenu encore, d’ampleur séculaire cette fois : l’histoire de longue, même de très longue durée. La formule, bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle. Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée que se situera notre discussion4.

Lorsque Fernand Braudel a forgé à l’époque le concept de longue durée, son analyse portait en priorité sur l’histoire économique et sociale pour mettre en valeur les cycles plus lents qui avaient cours en histoire. Il opère une distinction entre les deux types d’histoire et cherche à s’affranchir d’un soupçon attaché à la science historique, sa plus ou moins grande proximité avec la fiction : 

Sans doute concerne-t-elle tout particulièrement ces sciences dites humaines ou sociales qui, depuis deux siècles, tentent avec des fortunes diverses de gagner leur place dans le concert des vraies sciences, d’écarter le soupçon interminable d’appartenir encore aux œuvres de la littérature ou de la politique, voire des deux à la fois5.

De ces querelles entre les deux types d’histoire, nous ne retiendrons pour notre travail que la possibilité d’écrire l’histoire sur des temps longs, et cela au regard de ce que proposent Deville et Rolin dans leurs romans. Ils parviennent à situer, dater, les événements historiques dans un temps particulier, ils quantifient le temps. Par leurs modes d’écriture de l’histoire, ils remettent en cause une conception aporétique du temps que l’on retrouve dans le premier tome de la trilogie Temps et récit de Ricoeur. Pour ce dernier, il est difficile, sinon impossible, de mesurer le temps, et il avançait cette proposition : « La question est donc circonscrite : comment le temps peut-il être, si le passé n’est plus, si le futur n’est pas encore et si le présent n’est pas toujours ? […] Comment peut-on mesurer ce qui n’est pas ?6 » Genette semble même aller plus loin dans la conception aporétique du temps, en essayant de montrer que le temps de l’histoire ne pouvait guère être évalué : « On le date parfois, mais on ne le mesure jamais7». Notre travail prend appui sur Nietzsche et Jack Goody qui montrent que se représenter le temps, c’est tourner autour d’un cercle, revenir au même.

2. Les formes du temps : entre la ligne (Rolin) et le cercle (Deville)

La particularité des œuvres de Deville et de Rolin est justement d’échapper à l’aporie du temps, parvenant à entremêler finement les deux conceptions dichotomiques du temps de l’histoire : la longue durée et l’histoire événementielle ou l’histoire bataille. Les historiens ont très souvent traité ces deux aspects en les opposant systématiquement. Analysant les travaux de Fernand Braudel, l’historien Gérard Noirel évoque le traitement du temps sous l’angle d’une bataille des tranchées entre l’histoire longue et l’histoire courte. Il déclare : « Cette matière peut être mesurée car il existe une « échelle unique » du temps à l’aune de laquelle s’évaluent toutes les durées. Le temps long (« longue durée ») s’oppose ainsi au temps court (« événementiel »). Entre les deux, se situe un temps intermédiaire (la « moyenne durée8»). Ces assertions sont présentées comme des évidences. Le but de Braudel n’est pas, en effet, d’entrer dans une discussion théorique sur le sujet, mais de justifier une hiérarchie des formes de savoir conforme aux intérêts intellectuels et institutionnels qu’il défend.

Le pôle répulsif est représenté par « l’histoire événementielle », constamment désignée comme « traditionnelle ». À l’opposé, se situe le pôle attractif, appelé « l’histoire nouvelle », elle-même décomposée en deux ensembles : d’une part l’histoire économique et sociale labroussienne, d’autre part la longue durée braudelienne. Même si elles contribuent toutes les deux à l’innovation, la première est moins pertinente que la seconde car c’est une histoire de « moyenne durée ». Le privilège qu’elle accorde aux cycles et aux conjonctures la rend incapable de s’élever à la « longue durée », qui seule englobe toutes les temporalités de l’histoire. Cette limite explique que l’histoire économique et sociale, qu’on appellera bientôt « l’histoire sérielle », ne parvient pas à s’émanciper complètement de « l’événementiel9» . Histoire événementielle pour Deville, quand il raconte le génocide au Cambodge dans les années 70, et pour Rolin, l’assassinat d’un météorologue pendant la période de la Grande Terreur. 

En admettant que Deville et Rolin écrivent l’histoire à partir d’une durée assez longue, nous relevons néanmoins que leurs approches diffèrent sur la perception qu’ils ont du temps, sa linéarité chez Rolin contre sa circularité chez Deville. Certes les deux termes sont souvent utilisés dans les domaines de la science (physique, mathématiques), mais nous n’en retiendrons que leur usage courant pour notre proposition. En effet, la linéarité désigne le caractère de ce qui a un sens de progression constant et unique, et la circularité, le caractère de quelque chose qui revient à son point de départ, ne progressant donc jamais.

Rolin se propose d’étudier à partir d’un cas particulier, l’histoire du météorologue, dans une période très violente, la Grande Terreur en URSS. Partant de cette histoire personnelle, il cherche à retrouver le fondement de l’espérance révolutionnaire au XXe siècle et le contexte de l’époque :

Il y a quelque chose d’autre, quelque chose de personnel dont il ne me paraît pas indécent d’essayer de parler maintenant, au terme du récit. Qu’est-ce qui m’intéresse, me concerne, dans cette histoire qui n’est pas la mienne, ni celle dont je descends directement – je ne parle pas de l’histoire du météorologue seulement, mais celle de l’époque terrible où il vécut et mourut10?

Retracer cette histoire, c’est d’abord mentionner les différentes étapes qui ont marqué cette époque, passant de l’espérance au désenchantement. Pour ce faire, Rolin procède de manière chronologique en répertoriant les dates importantes de l’histoire du météorologue. Il l’identifie à un double niveau à partir d’un lieu et d’une date symbolique : la Russie actuelle dans laquelle a eu lieu cette deuxième grande révolution mondiale, et dont l’espace englobe à la fois les dimensions politique et historique : « L’espace russe est inévitablement politique, l’histoire y croise, y trame sans cesse la géographie11». Rolin associe à l’espace russe une date qui marquera durablement cette période pour de nombreuses générations, et conclut : « Les habitants du vingt et unième siècle oublieront sans doute l’espoir mondial que souleva la révolution d’Octobre 191712».

Le doute laisse désormais la place au désenchantement, comme l’a relevé François Hartog sur l’analyse du temps : « Vinrent, en effet, les années 1970, les désillusions ou la fin des illusions, le délitement de l’idée révolutionnaire13». Le passé ne permet plus de mieux structurer le présent et l’avenir. Les personnages de Rolin apparaissent toujours dans une période qui vient après un effondrement dont la Révolution avait constitué la matrice, ce que François Hartog a qualifié de régime moderne d’historicité, où le futur dominait l’une des trois catégories qu’il avait construites. Mais le futur se retrouvait lui-même désormais en crise : « Ce futur éclairant l’histoire passée, ce point de vue et ce telos lui donnant sens, a pris avec les habits de la science, tour à tour, le visage de la Nation, du Peuple, de la République, de la société ou du Prolétariat14». Rolin parvient à mettre en évidence deux régimes temporels à travers les deux générations évoquées, comme le souligne François Hartog : « Rolin et ses camarades se découvrent douloureusement exilés de l’Histoire, tandis que le mal placé de Chateaubriand s’impose à lui parce qu’il se trouve brutalement trop placé dans le mille de l’Histoire : entre deux temps, entre deux régimes d’historicité, l’ancien et le moderne15».

Cette posture du « mal placé » ne se réduit pas uniquement à une sorte de décalage de la génération de Rolin. En réalité, cette expression constitue une réflexion plus générale de la part de Rolin sur la littérature et sur l’art. La littérature ne peut pas être cantonnée à un moment donné, car celle-ci est appelée à excéder son temps, son lieu. En somme, il parle ici d’une littérature plus large, universelle. Il l’évoque dans les termes suivants :

Il se peut, après tout, qu’il y ait des littératures ou des arts bien placés, enracinés, et même enterrés, enfouis dans la glèbe comme des tubercules. Mais ce dont je parle ici, c’est d’un art tumultueux, emporté, où travaille et fait œuvre non ce qui fixe et localise, ou enracine, mais au contraire ce qui déplace, dérègle, agite et déracine, bref ce que les régimes totalitaires appellent de l’art « dégénéré » (et à juste titre, en fin de compte : dégénéré, sans genus autre que l’humain, c’est-à-dire universel), et qui est l’art , et notamment de la littérature de ce siècle16.

Rolin développe alors une réflexion sur le progrès : « Parfois, au fond d’une distance immense, la cheminée d’une locomotive rappelle qu’au sein de ce temps apparemment figé quelque chose de neuf est en train de se produire, qui est peut-être le progrès et qui est peut-être aussi une menace17». Il utilise la métaphore d’une locomotive qui suit un chemin dont on ne peut déterminer la destination finale à priori, mais ne tranche pas catégoriquement entre une histoire qui serait considérée comme un progrès et une autre comme une menace. Il essaie d’envisager plusieurs lectures possibles de l’histoire et, à partir des faits relatés dans le récit, il veut scruter la force, progrès ou déclin, qui a triomphé.

Pour ce faire, Rolin choisit quelques dates symboliques dans la vie de son personnage que nous présenterons selon le schéma suivant : il est arrêté en janvier 1934 alors qu’il était attendu par son épouse pour assister à une représentation théâtrale ; il est déporté en juin 1934 sur les îles Solovki ; il est exécuté très probablement en octobre 1937 après la décision prise par le collège de l’Ouguépéou en mars 1934 de fusiller les condamnés. En août 1956, dix-neuf ans plus tard, l’annulation de sa condamnation est prononcée. Rolin mentionne ainsi le terrifiant paradoxe : « La mort est annulée. L’affaire est close. Pas tout à fait cependant. L’État soviétique n’a pas inventé la Résurrection des morts, mais un autre grand mystère, la multiplication des morts18». L’État soviétique tente de corriger les nombreuses exactions perpétrées par le régime de Staline, à sa mort en 1953. En 1957, il y aura la délivrance d’un certificat de mort pour Alexeï, et sa réhabilitation posthume interviendra en 1997. Lui accorder un certificat de décès revenait sans doute à lui rendre une certaine dignité. Eléonora, la fille d’Alexeï, meurt en 2011 sans que Rolin ait pu la rencontrer comme il le souhaitait.

Il insère dans son récit un aperçu des évolutions de la politique économique en URSS du début des années 30 à la fin du communisme. Dans les années 30 cette économie a connu un changement important, passant de la propriété privée, essentiellement paysanne, à une économie étatique, très centralisée, ce qui engendrera un grand nombre de morts au nom d’une idéologie : 

Et Dieu sait qu’elle a besoin qu’on l’aide, l’agriculture socialiste. Conjuguant l’élimination des paysans riches ou supposés tels (il suffit parfois de posséder une vache pour être décrété « koulak » et déporté ou fusillé), la collectivisation à marche forcée et les réquisitions de grain, la politique démente de Staline entraîne en Ukraine une famine atroce. Des millions de gens, trois millions sans doute, meurent pendant les années 1932-1933 sur les terres où Alexeï Féodossiévitch a passé son enfance et sa jeunesse. Quand on a fini de manger les chats, les chiens, les insectes, de ronger les os des animaux morts, de sucer les herbes, les racines et les cuirs, il arrive qu’on mange les morts, il arrive même qu’on les aide à mourir […]19

Il décrit ensuite un temps où nous sommes passés de cette dimension collective de l’économie en vigueur en URSS à une économie de marché, entendue comme un système économique qui consiste à prendre les décisions en fonction de l’offre et de la demande dans le cadre d’un marché libre. C’est peut-être l’un des effets de la fin du communisme en URSS jusqu’à aujourd’hui. Mais ce passé est désormais cerné, conquis par la modernité incarnée par l’industrie du luxe, en témoignent les noms des marques évoqués . Il montre ainsi un changement d’époque, et dans le même temps il parle de la « nouvelle Russie », terme apparu au début des années 1990 après l’effondrement de l’Union Soviétique. Il établit simplement une transition entre l’ancien monde et le nouveau par un processus évolutif.

Rolin présente une approche du temps assez classique, qui se veut fondamentalement progressiste, et plutôt occidentale, judéo-chrétienne, de la conception du temps. Elle est très européocentrique comme l’a vigoureusement critiqué l’anthropologue anglais Jack Goody : « Il est un autre aspect général de l’appropriation du temps qui concerne la caractérisation de sa perception – linéaire en Occident […] Le calcul linéaire fait partie intégrante de l’histoire des individus, qui va inéluctablement de la naissance à la mort20». Dans d’autres cultures, notamment en Orient, en Asie et en Afrique, la conception du temps historique est cyclique, par opposition à la conception linéaire du temps des occidentaux, et incite à croire à un éternel retour des choses : « Toujours menteuse est la ligne droite, chuchota dédaigneusement le nain. Courbe est toute la vérité, le temps même est un cercle21. »

Le roman de Patrick Deville traite le temps sous cette forme cyclique. Nous observerons que la figure du « cercle » est celle qui domine l’écriture de Deville dans le roman et même dans une autre partie de son œuvre, précisément la trilogie22 romanesque publiée au Seuil, dans laquelle il aborde l’histoire des révolutions dans trois régions du monde : Pura vida, Vie & mort de William Walker traitait des révolutions sur le continent américain, dont l’Amérique latine est l’épicentre ; Equatoria était en quelque sorte une traversée de l’Afrique, avec pour point de départ le transfert des cendres de Pierre Savorgnan de Brazza. Dans Kampuchéa, le récit offre plusieurs angles possibles de lecture de l’histoire. Selon le philosophe Michel Meyer :   

Que l’Histoire soit la marche du progrès vers une plus grande liberté pour le plus grand nombre (Hegel), qu’elle soit l’avènement d’une égalité démocratique généralisée (Tocqueville) ou alors, qu’elle apparaisse comme le déclin inexorable de civilisations aux jours limités (Spengler), les lectures de l’Histoire sont multiples. Elles ont toutes leur part de vérité et de cohérence, mais elles ne se contredisent pas moins sur le sens qu’il convient d’attribuer à l’évolution historique, qu’elle soit linéaire ou cyclique23.

Nous avons le sentiment, par exemple, de revenir au même point de départ avec la révolution en Thaïlande à travers le roman de Patrick Deville, qui semble décliner une vision hégélienne de l’histoire au seuil même du roman : « La planète défile sous la carlingue et j’essaie de surprendre les progrès de la raison dans l’Histoire et sous mon train d’atterrissage 24». Le narrateur s’exprime ainsi à propos des événements en cours, et, à partir d’un seul de ces événements, essaie de généraliser la situation à l’échelle plus globale du monde, utilisant pour cela une « synecdoque généralisante25». Dans le cas précis où le narrateur s’exprime, le progrès peut être considéré à l’instar des événements révolutionnaires qu’il commente depuis son poste d’observation, son petit avion, d’où l’impression pour le lecteur d’être en train de voir des bouleversements s’opérer dans le roman.

La vision hégelienne de l’histoire habite également les jeunes révolutionnaires qui ont un projet précis, réaliser un peuple nouveau, débarrassé de l’influence de la culture occidentale : « On vide les villes de province […] On traque les anciens exploiteurs qu’on extermine avec leur femme et leurs enfants […] On tire la charrue à l’épaule dans la boue. On défriche 26». Il s’agit ici d’un temps dialectique, marqué par l’opposition entre deux types de civilisations dans le roman de Patrick Deville, où la positivité (peuple nouveau, projet porté par les Khmers rouges) doit inéluctablement succéder à la négativité (culture occidentale).

La révolution n’apporte pas toujours de la nouveauté, elle consiste parfois à reproduire des pratiques déjà utilisées par d’autres révolutionnaires habités par la même idéologie. Le narrateur déclare : « Souvent les partis révolutionnaires, après l’effervescence, deviennent bureaucratiques et lents, administratifs, tatillons, aiment les tampons27». L’utilisation du modélisateur « souvent » en début de proposition traduit le caractère répétitif des postures adoptées par les révolutionnaires voulant marquer une césure avec d’anciennes pratiques28, alors qu’elles ne font que les amplifier. Le présent de l’indicatif inscrit cette affirmation comme une vérité générale, appliquée sur l’ensemble des partis dits « révolutionnaires ». Le caractère bureaucratique des Khmers rouges se retrouve dans d’autres partis révolutionnaires sur d’autres aires géographiques et dans d’autres périodes données, d’où l’hypothèse cyclique dans le roman de Patrick Deville que rien ne change vraiment : « […] ce qui a lieu a déjà eu lieu et aura lieu à nouveau, mais très exactement sous la même forme puisque ce qui fut, c’est ce qui sera, ce qui sera, c’est ce qui a été, ce qui est ce qui a été et qui sera, et ce dans les mêmes formes29». Cette réflexion de Michel Onfray résume, malgré la formule alambiquée, la théorie nietzschéenne de l’éternel retour des choses, ou au règne de la fatalité, du déterminisme, où l’homme aura peu de place pour la liberté.

La vision déterministe de l’histoire dans le roman apparaît sous la forme d’un slogan que l’on retrouve dans l’incipit du deuxième chapitre « on ne choisit pas son lieu d’affectation ». Le narrateur en justifie l’usage dans les termes suivants :

Cette phrase avait été prononcée au lever du jour, non loin d’une gare routière, dans une gargote, par l’un des marins assis derrière des bières, marins anglais ou australiens en escale. Si elle fustigeait les usages de la marine, elle prenait isolée un sens universel. Ni le siècle ni le lieu. Des marins sont jetés au hasard sur les océans vers les boucheries maritimes30.

Le narrateur semble inscrire cette phrase comme un principe universel dont les individus auront du mal à se défaire. Elle est reprise une vingtaine de fois dans le roman, et montre des personnages, des marins ici mais aussi des militaires dans d’autres passages, comme des prisonniers du destin. Le lieu d’affectation de ces marins a été décidé de façon accidentelle, aucune rationalité n’est intervenue pour asseoir la décision de les envoyer sur les océans. On est prié de croire que rien n’est à faire pour ses marins, que les choses sont ainsi et inenvisageables autrement. Le narrateur mentionne également que Pierre Loti n’a pas pu choisir son lieu d’affectation.

Le lecteur pourrait être amené à croire, à la lecture du roman, que le narrateur voudrait absoudre les individus des actes qu’ils ont commis, alors qu’il parvient par ailleurs à montrer que l’on peut conjurer cette fatalité qui ôterait tout choix aux personnages. Il mentionne la situation d’un jeune marin français qui a pu échapper à cette fatalité en choisissant lui-même le lieu de sa destination, dans le souci de se distinguer vis-à-vis de son père : « Souvent c’est la crainte de ne pas égaler les pères qui fait les aventuriers. Celui de Marie-Charles David de Mayrena est un officier de marine. Le fils échoue au concours de l’École navale de Brest. Il choisira lui-même son affectation31». Le narrateur met en évidence le choix d’une jeune femme de vouloir une nouvelle vie : « Je penserai souvent à cette grande fille en blouse jaune, à l’humanité, la fraternité de son sourire désespéré, son effort dérisoire et admirable pour ne pas demeurer là où le destin l’avait plantée […] Choisir elle-même son affectation. Vivre sa vie32». Il y a là une forme de volontarisme33 chez cette jeune femme qui entend soumettre le réel à sa volonté. Elle ne veut plus se considérer comme victime, en refusant de croire à l’irréversibilité du destin tragique de l’existence, et en adoptant une éthique de la vie essentiellement optimiste marquée par le sourire. 

Quant aux Khmers rouges, le caractère répétitif de leurs pratiques façonne leur conception du temps et de l’histoire. Ils en ont une vision réactionnaire. Le mot n’est pas employé ici dans un sens purement péjoratif, il doit être compris dans son sens étymologique, c’est-à-dire comme l’opposition à toute évolution politique ou sociale, par contraste avec une vision progressiste : ils veulent fondamentalement rétablir un ordre ancien fondé sur les valeurs de leur civilisation. Le narrateur expose leur projet sous la forme d’une phrase nominale : « Le retour au village et à la pureté khmère34». Dans cette phrase une accentuation porte sur les mots « le retour », pour montrer la nécessité de restaurer ce passé khmer, qui n’est plus seulement un projet mais un impératif. Patrick Deville offre dans son roman une littérature soucieuse de restaurer ce qui a disparu, et qui se conçoit comme un travail de remémoration, de réactualisation.

Ajoutons que la vision réactionnaire du temps et de l’histoire des Khmers rouges est imprégnée de la mélancolie qui habite ce peuple : « Derrière le sourire des Khmers se dissimule l’abîme de la mélancolie. Il est l’héritier d’un trône nostalgique35». Nostalgie d’un passé qui n’est plus, dont les Khmers rouges se sentent en quelque sorte orphelins. Par-delà la violence de leurs actions, un profond malaise les hante : celui d’avoir été dépossédé de leur passé et même de leur territoire. Ils éprouvent un sentiment d’inadaptation entre l’idéal qu’a été leur terre natale et le pays qu’ils contemplent aujourd’hui. Le retour au village peut s’interpréter comme une forme d’exil36 motivée par un sentiment nostalgique : il leur faut retourner au village, qui se confond avec l’espace originel où s’est construit le peuple d’antan, et qui a fait la fierté du Cambodge. D’autant que ce village, pour les Khmers rouges, agit comme l’antidote qui doit neutraliser la nuisance de la ville sur les individus. La méfiance affichée de la ville peut commencer à s’étendre. 

Le roman de Patrick Deville propose, à partir du concept de la longue durée que nous avons déterminé, une lecture vitaliste de l’histoire, qui est une variation de la conception cyclique du temps. Cette perception vitaliste met en évidence un thème auquel le narrateur fera allusion, la décadence, et montre à la fois l’effondrement et la renaissance de certaines civilisations, en partant de l’assertion de Paul Valéry énoncée en 1919 au lendemain de la Première Guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles37». La mort des civilisations fait partie du cycle normal des choses qui suivent ce schéma : la naissance, la croissance, l’acmé et la disparition, et la civilisation khmère n’échappe pas à ce principe vital. Le narrateur en fait le constat lucide et tragique : « Les civilisations à leur apogée aiment contempler l’apogée des civilisations disparues et frissonner devant l’avenir38». Au Cambodge, le constat de la mort de la civilisation khmère est fait par Henri Mouhot lorsqu’il découvre les vestiges d’une civilisation disparue : 

Il entreprend cependant d’arpenter, puis de relever les vestiges irrécusables d’un empire écroulé et d’une civilisation disparue. Au hasard de ses marches en forêt, et sur des distances considérables, il est peu à peu bouleversé par tous ces temples abandonnés, mangés de lianes et de racines, envahis par les singes, et prend conscience de découvrir éparpillée, une œuvre qui n’a peut-être jamais eu son équivalent sur le globe. Que ces pierres parlent éloquemment ! Comme elles proclament haut le génie, la force et la patience, le talent, la richesse et la puissance des Khmerdôm ou Cambodgiens d’autrefois39!

Le langage employé pour décrire sa découverte d’une civilisation engloutie est élogieux, voire apologétique. L’expression « mangés de lianes et de racines » raconte à la fois l’emprise du temps sur ces temples et la force de la nature qui reprend ses droits et préempte un territoire que les hommes et le temps lui ont laissé. Nous sommes là en face de ruines, qui peuvent être considérées comme un principe  explicatif de la déliquescence d’une civilisation.

Si les civilisations naissent et meurent, des explications sont nécessaires, et le roman de Patrick Deville propose une hypothèse : selon le narrateur, l’une des raisons est à chercher dans les conflits qui opposent les civilisations entre elles, où la plus forte d’entre elles cherche inexorablement à triompher des autres : « […] sur les ruines de Numance, et pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont rentrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et se sont succédé l’une à l’autre jusqu’à nous40. »

Les conflits entre civilisations seraient comme soumis à une loi immuable au cours des siècles. Les mots du narrateur entrent en résonnance avec la théorie de Samuel Huntington sur le choc des civilisations où il dépasse les analyses totalisantes telles que le marxisme ou le libéralisme. Le présent doit être pensé sous l’angle de conflits entre blocs antagonistes, et cette bataille se joue désormais sur le terrain culturel : « La culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier sont des identités de civilisations, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d’après-guerre froide41». Le narrateur insiste davantage sur les facteurs externes, tels que la culture, qui menacent une civilisation au détriment de l’autre, et essaie de situer la confrontation entre civilisations dans une perspective historique, en montrant que le triomphe de l’une sur l’autre a eu lieu par l’appropriation des objets culturels par la civilisation dominante. Cette dépossession a déjà eu lieu dans le passé et aura encore lieu dans l’avenir : « Lui s’en fout de ces blocs de pierre, il connaît l’Histoire, il en a vu d’autres […] Que les vivantes à leur apogée pillent les perdantes. C’est ainsi. Bonaparte son obélisque égyptien, les Anglais les frises du Parthénon42». 

Le roman de Patrick Deville explore certaines périodes de l’histoire où la culture occidentale a étendu son hégémonie sur le reste du monde, bâtie sur les grandes réalisations du XIXe siècle, comme l’affirme Jack Goody : « Les Européens d’aujourd’hui fondent leur ethnocentrisme sur les grands accomplissements du XIXe siècle43». Sa domination ne pouvait être éternelle, et l’on finit par se rendre compte que toute civilisation court le risque d’une « décadence ». Une forme de pessimisme habite le narrateur qui s’inquiète pour le présent et pour l’avenir : « À la lecture de ces phrases, au cœur de l’Europe prospère et éclairée, au centre du monde, peut-être éprouve-t-on déjà le vertige de la chute, pressent-on le déclin, l’autodestruction des guerres mondiales, le gouffre de l’oubli. Que restera-t-il de cette civilisation-là44? » On perçoit dans ces propos bien plus qu’un simple pessimisme : on y découvre une forme d’angoisse existentielle à propos de la civilisation occidentale qui semble vaciller après avoir connu la prospérité. Pour le narrateur les guerres ont contribué à affaiblir et à remettre en cause sa toute-puissance, et le terme de « vertige » renforce l’idée d’une perte de repères. Plus inquiétante pour elle est la possibilité d’être oubliée, l’hypothèse de ce moment où les ruines montreront qu’elle n’est plus.

Le narrateur pose une question majeure, à laquelle il n’apporte pas pour le moment de réponse catégorique, sur ce qui restera de cette civilisation. Il invite chaque lecteur à y apporter sa propre réponse, mais puisque l’histoire se pense en termes de cycles, le narrateur formule l’hypothèse d’une prochaine civilisation qui succèdera à celle des occidentaux dans une perspective de conflits. Il voit dans le continent asiatique, notamment la Chine, la prochaine civilisation dominatrice. Pour cela, il cherche à voir dans le passé comment les choses se sont déroulées pour pouvoir penser le futur, anticiper à partir de modèles ce qui peut advenir. Peut-être est-il dans le fantasme, mais il imagine que les Chinois finiront par prendre le symbole de la France, la tour Eiffel, tout en restant évasif sur le moment de cette prise. Il ne peut mesurer cela dans le temps, il propose simplement une piste de réflexion, mais il ne précise pas le mode opératoire par lequel elle sera prise un jour. Peut-être fonde-t-il cette future domination chinoise sur la puissance économique à partir de laquelle elle pourra également dominer la sphère culturelle. Or la puissance de la Chine ne date pas du XXe siècle, étant déjà à l’œuvre à l’époque très éloignée où la Chine supplantait l’Occident sur le plan économique dans un contexte de concurrence45. Le roman de Patrick Deville interroge ainsi les phases de domination qui ont cours dans l’histoire, dont le processus n’est pas statique, mais se renouvelle à mesure que la puissance s’élève ou décline.

L’inachèvement d’un mécanisme, c’est aussi de cette manière que le narrateur conçoit la révolution à partir de l’histoire des Khmers rouges. Les choses se passent comme si elles avaient déjà eu lieu dans le passé, et le narrateur le mentionne à propos des révolutions : « La vie suit son cours et les révolutions échouent. Les peuples passent, comme la houle du vent dans le riz en herbe46». Le présent de l’indicatif ici illustre le constat post-révolutionnaire : les révolutions se soldent toujours par des échecs, et le roman de Deville en propose un exemple parfait à partir de la révolution des Khmers rouges, dont le procès s’interprète comme la fin d’un cycle : « Le procès des Khmers rouges est l’aboutissement d’une histoire vieille d’un siècle et demi 47». Vers la fin du roman, on constate que d’autres révolutions sont en gestation et annoncent peut-être d’autres espérances, dans d’autres espaces géographiques. Les nouvelles de ces révolutions lui parviennent par des correspondants : 

Les envoyés spéciaux ont quitté le Cambodge pendant ces temps d’accalmie entre deux procès. Certains m’adressent leurs papiers depuis des hôtels en Tunisie, Égypte, au Yémen, en Lybie. Dans ces pays où les révolutions de ce début 2011 bousculent les vieux sphinx. Hosni Moubarak au pouvoir au Caire depuis 81. Ben Ali à Tunis depuis 8748.

Au regard de l’actualité récente, les lendemains de ces révolutions ne sont pas forcément à la hauteur des espérances. Quelques années plus tard, Enzo Traverso semble répondre à Deville, en proposant une hypothèse quant à l’échec des révolutions. Pour lui, elles sont le fruit de l’incapacité des populations à trouver la personne idéale pouvant être capable de traduire les aspirations : « En 2011, une nouvelle vague révolutionnaire a balayé le monde arabe. Cependant, celles et ceux qui ont affronté et déposé les dictatures de Ben Ali et de Moubarak ne savaient pas très bien comment ni par quoi les remplacer […] Les soulèvements du printemps 2011 n’avaient ni modèle ni horizon ; ils ne pouvaient ni s’inspirer du passé ni imaginer le futur pour lequel ils luttaient49». 

Conclusion

Pour finir, nous dirons que Le météorologue et Kampuchéa mettent en scène le temps qui apparaît par moment sur une ligne droite avec une série de dates précises avec un début et une fin. Nous y avons vu par ailleurs une perception du temps cyclique avec l’idée d’un éternel retour des choses. Nous avons pensé qu’il y avait des visions occidentales et non-occidentales sur la façon de représenter le temps. Les romans de Patrick Deville et d’Olivier Rolin actent en quelque sorte la fin d’une certaine forme de modernité, en crise permanente parce qu’elle serait de moins en moins créative, comme l’avait identifié le philosophe italien Gianni Vattimo, qui, en 1987, nous parlait de « l’époque du dépassement, de la nouveauté qui vieillit et se voit immédiatement remplacée par une nouveauté encore plus nouvelle, dans un inépuisable mouvement qui décourage toute créativité ».

Notes

1 ROLIN (O.), Le Météorologue, Paris, Seuil/Paulsen, 2014.

2 DEVILLE (P.), Kampuchéa, Paris, Seuil, 2011.

3 CARRARD (P.), Poétique de la Nouvelle Histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Paris, Payot, 1998, p. 13.

4 BRAUDEL (F.), « Histoire et Sciences sociales : La longue durée » In Annales : Economies, sociétés, civilisations, 13e année. 4, 1998, p. 725-253, p. 726-727.

5 RANCIERE (J.), Les mots de l’histoire. Essai de poétique de savoir, Paris, Seuil, 1992, p.20.

6 RICOEUR (P.), Temps et récit. Tome 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p.26.

7 GENETTE (G.), Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 234.

8 NOIRIEL (G.), « Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 25 | 2002, mis en ligne le 07 mars 2008, Consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/rh19/419 ; DOI : 10.4000/rh19.419.

9 Ibid.

10 ROLIN (O.), Le Météorologue, op.cit., p. 168.

11 Ibid., p. 171.

12 Ibid., p. 172.

13 HARTOG (F.), Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2003, p.155.

14 Ibid., p. 147.

15 HARTOG (F.), « Ce que la littérature fait de l’histoire et à l’histoire », Fabula/Les colloques, Littérature et histoire en débats, URL : http://www.fabula.org/colloques/document2088.php, page consultée le 19 novembre 2016.

16 ROLIN (O.), La langue; suivi de Mal placé, déplacé, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 77.

17 Ibid., p. 23.

18 Ibid., p. 136.

19 Ibid., p. 30-31.

20 GOODY (J.), Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, coll. « folio histoire », 2009, p.198-199.

21 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre qui est pour tous et qui n’est pour personne, Trad. de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p.197.

22 DEVILLE (P.), Sic transit. Romans : Pura Vida, Équatoria, Kampuchéa, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2014.

23 MEYER (M.), Qu’est-ce que l’Histoire ? Progrès ou déclin ?, Paris, PUF, Coll. « L’interrogation philosophique », 2013, p.9.

24 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 12.

25 La synecdoque est une figure de style qui consiste à prendre le tout pour la partie ; et la partie pour le tout. La synecdoque généralisante consiste, à partir d’un cas particulier, à faire de la généralisation. Elle confère ainsi au discours une allure abstraite. Cf CHARAUDEAU (P.), MAINGUENEAU (D.), Dictionnaire d’analyse du discours, op.cit., p.564-565.

26 Ibid., p. 34.

27 Ibid., p. 33.

28 Nous pouvons admettre l’idée qu’il y a un paradoxe dans l’attitude des Khmers rouges : on peut voir une sorte de modernité dans leur attitude, entendue comme « ce qui rompt avec la tradition. » Cf COMPAGNON (A.), Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil,1990, p.7. Ils opèrent une rupture certaine avec un ancien mode de gestion du Cambodge.

29 ONFRAY (M.), Cosmos : Une ontologie matérialiste, Paris, Flammarion, 2015, p.120.

30 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 14.

31 Ibid., p. 74.

32 Ibid., p. 239.

33 SCHOENTJES (P.), « Les beaux hasards de Patrick Deville. Kampuchéa et la terreur », p.31-57, p.52, in Deville & Cie. Rencontres de Chaminadour, Paris, Seuil, 2016.

34 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 32.

35 Ibid., p. 47.

36 Pour Barbara Cassin, l’exil ne peut se penser sans l’intégration de la question de la nostalgie : celui qui s’exile est nécessairement nostalgique de la terre natale. Cf La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Ulysse, Enée, Arendt, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2015, p.63.

37 VALERY (P.), « La crise de l’esprit », pp. 13-51, in Variété I, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1924, pp.13-14.

38 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 60.

39 Ibid., p. 57.

40 Ibid., p. 79.

41 HUNTINGTON (S.P.), Le Choc des civilisations, Trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel et al., Paris, Odile Jacob, Coll. « Poches », 2005, p.17.

42 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 71.

43 GOODY (J.), Le vol de l’histoire, op.cit., p. 20-21.

44 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 60.

45 Jack Goody dessine cet affrontement entre une Chine en croissance et l’Occident en déclin. Il prédit « un effondrement de l’Europe occidentale, contemporain d’une lente mais constante croissance de la Chine » Cf Le vol de l’histoire, op.cit., p.184.

46 DEVILLE (P.), Kampuchéa, op.cit., p. 128.

47 Ibid., p. 129.

48 Ibid., p. 252.

49 TRAVERSO (E.), Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, Paris, Éditions La Découverte, 2016, p.13.

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Pour un cinéma d’animation mineur : tourner le dos à l’éternité, un temps composite tendu vers le devenir

For a minor animation cinema : turning away from eternity – composite time reaching towards becoming

Ève TAYAC

Réalisatrice-plasticienne diplômée de l’EnsAD, doctorante en Arts plastiques au LARA-SEPPIA UT2J, son travail de création-recherche porte sur les dynamiques heuristiques impulsées par le référent météorologique dans les poïétiques du cinéma d’animation. Elle enseigne à l’ISCID de Montauban (UT2J) et au département Arts Plastiques de l’UT2J de Toulouse. Elle a récemment publié dans un ouvrage collectif : Ève Tayac, « Documents de fabrique, pièces de chantier : expériences matériologiques et inventions météorologiques », dans BARRÈS Patrick, BONHOMME Bérénice, VIMENET Pascal (sous la dir. de), La fabrique de l’animation : pièces filmiques en chantier, Paris, L’Harmattan, coll. « Cinémas d’animation », 2021, 250 p.

Pour citer cet article : TAYAC Ève, « Pour un cinéma d’animation mineur : tourner le dos à l’éternité, un temps composite tendu vers le devenir », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/10/pour-un-cinema-danimation-mineur-tourner-le-dos-a-leternite-un-temps-composite-tendu-vers-le-devenir-2/

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Résumé 

Les conceptions philosophiques antiques du mouvement établissent ce dernier comme une synthèse de formes et d’idées éternelles et immobiles. Cette pensée du mouvement impose une traduction du temps par l’intermédiaire de formes intelligibles. La décomposition conventionnelle du mouvement image par image du cinéma d’animation repose sur cette même mise en formes du temps. S’inscrivant au sein d’une démarche de création-recherche, cette proposition invite à prêter attention à un cinéma d’animation « mineur » intégrant des régimes d’instabilité capables de déjouer le dispositif usuel d’animation. L’étude poïétique et esthétique de mon court-métrage Juste avant la fonte, réalisé en gravure image par image sur bloc de glace, servira d’appui à la réflexion. Nous verrons selon quelles modalités un mouvement animé puisant ses fondements au cœur d’un référent matériaulogique (la glace en fusion) cultive des sensibilités brouillant les formes et ouvre ainsi à une approche du temps fondée sur son irréversibilité. Ceci nous mènera, en empruntant la voie de la philosophie deleuzienne, à la découverte d’un cinéma d’animation tendu vers le « devenir ».

Mots-clés 

Cinéma d’animation – mineur – devenir – matériau – temps composite – entropie – figure – nuage – cristal – turbulence – création-recherche 

Abstract 

Inherited from ancient conceptions of a movement based on eternal and stable forms, the  conventional frame by frame decomposition of movement in animation cinema relies on a mise en formes of time. As part of a creation-research approach, this proposal is an invitation to consider a « minor » animation cinema that integrates regimes of instability capable of profaning the usual mechanism of animation. The poetic and aesthetic study of my short film Juste avant la fonte, made in frame by frame engraving on ice blocks, will serve as a support to reflection. We will see how animated movement that draws its foundations from the heart of a material-ological referent (the ice in fusion) can suggest sensibilities by clouded forms. And opening up an approach to time based on its irreversibility. That will lead us to discover an animation cinema reaching towards becoming.

Keywords

Animation cinema – minor – becoming – material – composite time – entropy – figure – cloud – cristal – turbulence – research – creation

Sommaire

Temps, images et cinéma d’animation
Décomposition du mouvement : poses, cristal et « temps pulsé »
Le bruit plastique de l’animation mineure
Briser le cristal : pour un temps composite entropique
Entre le cristal et l’entropie, la viscosité du temps
Vers un devenir-nuage de l’image animée mineure
Notes
Bibliographie

Temps, images et cinéma d’animation

Le cinéma d’animation consiste en la création de mouvements issus d’une succession d’images1. Cette étude porte sur les problématiques se dégageant des relations entre le temps de la fabrique des images au cœur de l’atelier d’animation, et le temps se déployant au plan esthétique, dans la fiction animée. Il s’agit ici d’adopter une démarche articulant création et recherche en prenant pour cas d’étude mon court-métrage d’animation Juste avant la fonte2, réalisé en gravure image par image sur bloc de glace. Afin d’alimenter la réflexion et d’établir précisément les différentes formes de temps à l’œuvre dans l’instance de fabrique des images, des conceptions philosophiques, ainsi que des modèles scientifiques (relevant de la physique ou de la cosmologie) seront mis à contribution. Ainsi, les développements théoriques présentés dans cette réflexion, mêlant des discours attachés à différentes disciplines, fertiliseront notre propos en l’inscrivant dans « l’entretoisement entre pratique et théorie3 », constitutif de la création-recherche.
En étudiant la méthode d’animation4 dite « traditionnelle », proposée par Richard Williams, nous verrons que le procédé de décomposition du mouvement en poses clefs commande à une traduction du mouvement suivant une synthèse de formes. Cette approche académique du mouvement animé soulèvera certaines problématiques relatives aux rapports qu’entretiennent les poïétiques de l’animation et la conception du temps. Subséquemment, l’étude de la fabrication des images de Juste avant la fonte, pointera un mode de construction du mouvement en résistance à la synthèse des formes de l’animation traditionnelle. Les théories de la physique contemporaine nourriront la réflexion afin de mettre en lumière l’approche singulière du temps qu’implique cette animation que nous qualifierons de « mineure ». Enfin, nous montrerons que cette dernière puise ses fondements dans une certaine irréversibilité du temps et en appelle à une invitation au « devenir ».

Décomposition du mouvement : poses, cristal et « temps pulsé »

Les poïétiques du cinéma d’animation, par la création de séquences d’images, proposent une certaine « mise en équation » du mouvement et du temps. Communément, les diverses techniques d’animation consistent à décomposer le mouvement en une séquence d’images fixes. Les éléments mis en présence lors de la création des images se doivent ainsi d’être stables, de pouvoir prendre forme et tenir la pose, ceci afin de reconstituer la synthèse du mouvement. Par exemple, le mouvement créé lors d’une animation traditionnelle sur papier est composé d’un ensemble de dessins (qui sont donc fixes) et celui résultant d’une animation en volume est construit au moyen de matériaux (fil de fer, pâte à modeler, papiers…) capables de maintenir une position déterminée pendant une durée conséquente. Ainsi, l’immobilité malléable et maîtrisée de la matière inerte mise en œuvre dans la fabrique des images autorise la construction et la cohérence du mouvement animé selon une préséance de la pose. En effet, ces poses clefs5 , considérées comme les temps forts du mouvement, éclipsent les images tierces appelées intervalles. Ceci établit une hiérarchie des instants, référant à une conception du mouvement donnant la prévalence à des « instants privilégiés6 » et mettant de côté les opacités, les informités et indéterminations intermédiaires. Cette approche du mouvement n’est pas sans rappeler les mots de Gilles Deleuze à propos de la pensée de Henri Bergson dans l’Évolution créatrice, selon laquelle le mouvement, dans l’antiquité, s’ordonne selon des idées et des formes intelligibles. En cela, les formes ou idées, considérées comme des potentialités immobiles et éternelles s’actualisent dans une « matière-flux7 » référant au réel. Malgré le dynamisme avéré de cette matière-flux, le mouvement ainsi établi se structure comme une « synthèse idéale » de formes intelligibles et immobiles. Cette conception traduit le mouvement suivant le mode de l’intelligible, i.e. référant à un ordre virtuel de formes stables, claires et prégnantes. L’intégralité du sens du mouvement repose sur ces « instants privilégiés » qui, selon cette conception antique du mouvement, se doivent d’emblématiser l’essence d’une époque ou d’une période, les transitions entre les formes étant considérées comme insignifiantes.
La méthode académique de la construction du mouvement animé de Richard Williams hérite de cette structure synthétique. Ainsi, selon cette approche de l’animation, l’ensemble des poses clefs renfermant le sens et la cohérence du mouvement, il est impératif de « verrouiller les poses importantes8 », de cristalliser ces instants privilégiés, afin d’asseoir une univocité du sens de l’animation. En cela, la construction du mouvement s’organise ici selon le schème du cristal, cernant et figeant la forme dans son contour le plus éloquent. Nous faisons ici référence au contour cristallin proposé par Gilles Deleuze dans ses cours sur la peinture. Le philosophe emprunte le terme « cristal » à Gilbert Simondon, ce dernier déterminant comme cristallin tout ce « qui ne se développe que sur les bords9 ». Nous introduisons ici la notion de cristal pour appuyer l’importance du caractère solide et immuable des formes dans l’approche du mouvement et du temps proposée par la méthode d’animation de Richard Williams. Ce régime cristallin fixant les formes, le déploiement du temps s’effectue par l’intermédiaire de ces dernières. Il en résulte la création d’un « temps pulsé10 » construit suivant la mesure11 du timing de l’animation12.
À partir de ces caractéristiques du Kit de survie de l’animateur13, nous pouvons établir que la décomposition conventionnelle du mouvement image par image du cinéma d’animation repose sur une mise en formes du temps. En effet, au plan esthétique, le temps n’est pas saisi pour lui-même mais à travers un code14 porté par les formes et leur sens, ainsi que les éléments référant à la narration du film. De plus, le régime cristallin cernant les formes se caractérise par une réalité solide15 où les êtres et les choses sont absolument distincts les uns des autres. Aucune perméabilité entre formes et fond de l’image n’est entreprise ici. Les éléments de décor de l’animation sont d’ailleurs bien souvent dessinés sur une image à part qui reste inchangée et fixe tout au long de l’animation. Cette isolation par un contour cristallin des êtres et de leur monde n’est pas sans rappeler une certaine conception héritée de la tradition aristotélicienne et perpétuée des siècles durant. En effet, d’après les lois fondamentales de la dynamique classique, l’âme de l’homme doit se libérer de son corps et de ses sens afin de saisir la vérité de « l’éternité objective du monde16 ». Les grandes théories scientifiques sont fondées sur cet équilibre incorruptible. Par exemple, Albert Einstein « élimine le temps17 » en proposant un modèle de l’Univers où l’expansion de ce dernier est compensée par des phases de rétractation18. Aristote, dans ses Météorologiques, propose lui aussi un univers immuable basé sur un modèle de régulation du changement entre zone de corruption sublunaire et zone supralunaire19.
Cette élimination du temps par une cristallisation des formes est partie prenante de la structure narrative du court-métrage Juste avant la fonte. Celui-ci raconte l’errance dans le froid d’une femme prénommée Rose, responsable d’un accident de voiture. Le récit suit les divagations du personnage et enchevêtre ses souvenirs de l’accident et d’autres réminiscences plus introspectives, en lien avec son état de choc. Le film se construit suivant une série de boucles temporelles alternant des phases de déni et de ressassement qui propulsent le personnage dans une dimension suspendue, hors de la trame de sa vie « réelle ». Tout au long de l’histoire, le personnage se cristallise dans sa dénégation et son contour cristallin l’isole, l’immobilise et peu à peu l’empêche en quelque sorte de s’actualiser dans sa réalité. En cela, le personnage se perd hors de toute incarnation, et est condamné à vivre et revivre incessamment ces boucles bouleversantes. Cependant, nous allons voir que le dispositif technique et plastique mis en place pour le court-métrage introduit une seconde temporalité qui participe elle aussi de la narration.

Le bruit plastique de l’animation mineure

Dans ce film, réalisé en gravure image par image sur blocs de glace, les temporalités de l’atelier et du glaçon se liquéfiant à la température ambiante se contaminent et s’entremêlent avec le temps de la fiction. En effet, l’introduction de ce matériau mouvant comme support de l’animation instaure ce que nous proposons d’appeler un « bruit plastique », propre au passage de l’état solide à l’état liquide du glaçon. La notion de bruit, abordée notamment par Henri Atlan20 dans les sciences du vivant et les sciences de l’information, désigne l’ensemble des phénomènes perturbateurs, parasites, qui brouillent les messages. Au plan esthétique, le bruit plastique de Juste avant la fonte engage une dissolution des structures représentatives, ceci impose un « temps non-pulsé21» à la narration. Le « temps non-pulsé », par opposition au « temps pulsé » présenté précédemment, ne se déploie plus selon des formes et des structures mais selon des rapports de vitesse et de lenteur au sein du matériau se liquéfiant dans le flux filmique. L’image ci-après présente un extrait de ce bruit. Dans ce plan les traits gravés de l’habitacle du véhicule sont peu à peu envahis par le bruit plastique et ce, jusqu’à l’indistinction. L’incandescence scintillante, piquante et dévoratrice du bruit plastique vient troubler les traits cristallins et froids de la structure du véhicule, le feu intérieur du personnage se répand et prend tout le champ de l’image.

Figure 1. Bruit plastique, Photogramme de Juste avant la fonte, réalisé par Ève Tayac (2017), ©Ève Tayac.

Au plan poïétique, le bruit plastique porté par le référent matériaulogique22 met le phénomène de fonte au centre de la création du mouvement, ce qui a pour effet de dissoudre les contours des formes, d’engager des instabilités, et ouvre l’animation à l’événement plastique. Le matériau ne permet plus la représentation, il présente23 la plasticité en exercice dans l’atelier d’animation. En effet, au plan esthétique, le bruit plastique du mouvement animé laisse entrevoir des « sautes » compromettant la fluidité du mouvement gravé sur le bloc de glace et dévoile, au creux de ces saccades, le temps discret24 de l’interstice25 d’animation. Aussi, tout au long de la fabrication des images, le changement d’état de la glace libère de la buée qui s’accumule sur les vitres du dispositif multiplan26. Les gouttelettes et les reflets font scintiller et fluctuer l’image. Ces irisations versatiles, venant troubler la lisibilité des formes, insinuent le trouble du personnage.
À titre d’exemple, le photogramme ci-après nous montre un passage du film au cours duquel la buée prend tout l’écran. Ce champ de buée décroche Rose de son déni et ouvre un seuil, une brèche temporelle, un passage, qui la ramène sur le lieu du traumatisme. Le grain de buée de l’image articule l’état intérieur du personnage aux conditions de température et d’humidité du procédé d’animation mis en œuvre.

Figure 2. Buée, Photogramme de Juste avant la fonte, réalisé par Ève Tayac (2017), ©Ève Tayac.

Cette spécificité du dispositif fait affleurer à l’image non plus une forme cristalline instrumentalisée assurant la cohérence du récit, mais une forme d’expression instrumentale27. Ce terme, avancé par André Martin dans ses écrits, réfère à l’instant de l’élaboration de l’image caractéristique de pratiques aventureuses et non codifiées du cinéma d’animation. L’expression instrumentale inscrit Juste avant la fonte au cœur d’un cinéma d’animation mineur capable, selon André Martin, de « toucher au cinéma28 », c’est-à-dire de bousculer l’édifice et les normes techniques et esthétiques du cinéma. Le qualificatif de « mineur » est ici emprunté à la proposition de Gilles Deleuze et Félix Guattari, formulée à l’égard de l’œuvre de Franz Kafka. Selon eux, la littérature « mineure » de Kafka adopte une posture critique envers l’importance du sens et de la cohérence des structures narratives attachées aux théories classiques de la narratologie. Cette littérature « mineure » ouvre ainsi à une forme de sobriété se nouant autour de « points de sous-développement29 », comme par exemple l’utilisation d’un « vocabulaire desséché30 » ou de « matière non formée31 ». Ici, les saccades, les reflets et parasites portés par le bruit plastique du référent matériaulogique mis en œuvre lors de l’animation de Juste avant la fonte, constituent les « points de sous-développement » de l’animation mineure. Ces éléments « dessèchent » le mouvement et abrogent la clarté et la fluidité préconisées par la méthode d’animation de Richard Williams. Il nous revient à présent de questionner les modalités et caractéristiques de ce temps spécifique qu’impose cette animation mineure.

Briser le cristal : pour un temps composite entropique

Suivant la pensée d’Henri Atlan, en sciences de l’information, les perturbations causées par le bruit engagent la création d’un degré de désordre est appelé entropie32. L’augmentation du désordre d’un système renvoie à une augmentation de l’entropie. Un état ordonné se caractérise par la présence de formes et de structures organisées individuées. Par exemple, la cristallisation33 (formation de structures cristallines) évoquée précédemment correspond à une très faible entropie. Inversement, lors de la fonte, les formes cristallines se dissolvent. Ceci aboutit à une augmentation de désordre et par conséquent à un accroissement de l’entropie. Dans Juste avant la fonte, la dissolution entropique image par image du glaçon rend « visible » l’interstice d’animation et met ainsi en lumière une certaine irréversibilité du temps, puisque le temps de la narration du film se trouve articulé avec celui des conditions empiriques appartenant à l’atelier d’animation et à l’expression instrumentale.
Ainsi, l’animation en gravure sur bloc de glace profane34 le dispositif conventionnel cristallin de l’animation image par image, fondé sur la décomposition du mouvement, et ouvre ainsi à un temps composite35. Nous proposons le terme composite afin de mettre en évidence la tension fertile entre le temps de la fabrique des images et le temps de la narration du film. Patrick Barrès développe, à ce propos, l’importance de l’articulation entre scénario poïétique36 et processus narratif lors de l’invention de nouvelles images animées.
Une pratique de l’animation « mineure » serait alors à comprendre comme non seulement en opposition ou en résistance à l’égard de l’animation dite « majeure » : mais allant jusqu’à avancer sa propre proposition à l’égard du temps. En effet, le mouvement animé mineur, puisant ses fondements au cœur d’un référent matériaulogique (la glace en fusion) ouvre à une approche entropique du temps, fondée sur l’irréversibilité de ce dernier. Cet aspect diffère radicalement de la conception du temps cristallin présentée précédemment.
Le photogramme ci-dessous est extrait d’une séquence du film qui voit la protagoniste se retrouver enfermée sous la glace. Lors de ce plan, son contour se cristallise image après image. Cette posture d’immobilité la force à faire face à son accident. La cristallisation, comme paroxysme de l’immobilité, vient ici briser la structure en boucle du récit de Juste avant la fonte pour ouvrir à la contingence de l’événement traumatique. Ceci fraye un passage vers les profondeurs de la psyché du personnage, Rose bascule du déni et du refoulement incessant vers une forme d’acceptation, du repli dans l’illusion dans laquelle elle se berçait pendant sa fuite à une forme de prise de conscience de l’irréversibilité de ses actes et de l’inéluctable « flèche du temps ».

Figure 3. Cristallisation, Photogramme de Juste avant la fonte, réalisé par Ève Tayac (2017), ©Ève Tayac.

Entre le cristal et l’entropie, la viscosité du temps

Dans Juste avant la fonte, la technique d’animation sur bloc de glace, appartenant à un régime entropique instable, est mêlée à une technique d’animation image par image en monotype37 sur papier se rapportant au régime cristallin vu précédemment. La tension narrative du film se noue autour de la figure de Rose, celle-ci émerge des frictions entre le régime cristallin et le régime entropique. Le déploiement de la figure et de la narration du film se fait selon des rapports d’adhérence au cœur de ce temps composite épais et visqueux. Nous proposons ici d’introduire une forme d’épaisseur du temps qui réfère à l’opacité de la poiesis38 et articule la narration du film au scénario poïétique issu de l’atelier.

Figure 4. Frictions, Photogramme de Juste avant la fonte, réalisé par Ève Tayac (2017), ©Ève Tayac.

Dans Juste avant la fonte, la figure du personnage n’est pas toujours lisible, son contour cristallin se délie dans les volutes colorées du glaçon, sa chair de buée, de glace et d’eau s’épanche hors de l’image. La fugacité des contours de Rose porte les traces de la lutte qu’elle entreprend pour enfouir son traumatisme toujours plus profondément. Mais ce dernier remonte des profondeurs glacées par les pulsations sanguines des traces gravées (cf. figure 4) qui viennent délier les scintillements et les arêtes du cristal.
Ainsi, la figure émergeant des frictions entre cristal et turbulence s’inscrit dans un devenir-tache. La notion de devenir39 empruntée à la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari se caractérise ici par une mise en relation de la figure et de la tache selon des rapports de similarité de mouvement. En effet, du fait de sa fugacité, la figure de Rose tend vers l’état de tache. Ainsi, le devenir-tache de la figure fait de l’œuvre animée non plus une représentation figurative, mais un dispositif de figurabilité40 révélant les expérimentations plastiques constitutives de la fabrique des images. L’enchevêtrement des dimensions cristallines et entropiques instaure la création d’un « champ d’oscillation41 », qui permet de faire vaciller les formes et leur sens, et d’instaurer des régimes d’opacités et des sensibilités. En cela, la narration se libère de la « mesure dogmatique42 » de l’instrumentation des formes, mise au service de la cohérence du récit, pour se composer selon un « rythme critique » qui joue de cette coexistence entre cristal et turbulence, entre figure et tache.
Le visage de Rose, cadré en gros plan à plusieurs reprises (cf. figure 5), constitue un exemple particulièrement édifiant de ce devenir-tache de la figure. Oscillant entre trait gravé, flux d’eau et de peinture colorés, la protagoniste se défigure et tache l’image.

Figure 5. Devenir-tache, Photogramme de Juste avant la fonte, réalisé par Ève Tayac (2017), ©Ève Tayac.

Vers un devenir-nuage de l’image animée mineure

Au sein des images de Juste avant la fonte se côtoient des cristaux, issus du régime cristallin, ainsi que des matériaux protéiformes entropiques, résultant des volutes turbulentes de la glace en fusion. Entre les cristaux et les turbulences s’instaure un temps composite et visqueux d’où surgit une figure et se déploie la narration. Nous proposons d’établir un devenir-nuage de l’image animée mineure. Comme vu précédemment, le devenir, selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, est une relation de coexistence rapprochant deux entités et les faisant cohabiter sur un même plan de consistance selon des proximités de vitesse et de lenteur de certaines de leurs particules. En effet, l’être nébuleux et l’image d’animation mineure se rejoignent sur un même plan de composition car tous deux sont des agrégats43 de gouttelettes et de cristaux de glace. De plus, les particules cristallines et turbulentes qui les composent sont agitées par des changements d’état dus aux phénomènes de fonte et de cristallisation qui les affectent. Cette dernière caractéristique donne à l’image animée de Juste avant la fonte un comportement physique proche de celui du nuage et l’inscrit dans un devenir-nuage.
Aussi, le temps composite se déployant au sein du mouvement animé enchevêtre le temps de la fabrication des images et la narration du film. L’image mineure n’est plus seulement une vue selon un point de vue, en accord avec le modèle albertien de la pyramide visuelle44, mais un nuage de points de perceptions et d’expériences matériaulogiques. En cela, le devenir-nuage de l’image animée mineure initie une fluidité45 topologique entre l’animateur dans son atelier et le spectateur regardant le film. Plus généralement, cette fluidité fait la part belle aux expériences empiriques de l’humain se fondant avec les matériaux du monde qui l’entoure. Et ainsi se défait l’image du savant objectif se retirant hors du temps du monde afin de découvrir la vérité de la stabilité éternelle de l’Univers. L’invitation au devenir46 de Prigogine et Stengers propose une fluidité des sujets et des choses. Elle convie à des nouveaux modes d’être se déployant selon une tension inventive entre le temps irréversible des phénomènes entropiques et l’éternité immuable d’un temps cristallin. Les devenirs, ne suivant pas les lignes généalogiques déterministes de l’évolution des espèces, tracent des lignes d’involution47 hors des sentiers de l’intelligible. Le temps des devenirs s’accroche à ces lignes de fuite qui ouvrent les récits à d’autres sensibilités, laissant entiers tous les mystères et attisant les ambiguïtés, à l’image de Rose qui, éjectée de sa trame narrative, devient trace dans la glace.

Notes

1 Pour plus de précisions sur la décomposition du mouvement animé en phases, voir NEGRE, Richard, Immobilité et mouvement : négocier avec le temps, Paris, L’Harmattan, 2020, pp. 55-61.

2 Le film est disponible en ligne ici : https://vimeo.com/251318645

3 Selon Jean Lancri, l’entretoisement est essentiel lors de l’énonciation de la problématique et de la structuration de la méthodologie de recherche-création : « Une thèse en arts plastiques (…) n’aboutit que dans la mesure où elle réussit à les entretoiser. Est-ce à dire que chacune de ces productions (la production plastique, d’une part, la production textuelle, d’autre part) ne se présente que comme l’étai ou le contrefort de l’autre ? Il faut ici comprendre davantage et notamment ceci : dans leur étrange attelage, chacune de ces deux productions s’érige en toise de l’autre ; et c’est ainsi, dis-je, qu’elles s’entretoisent. ». LANCRI, Jean, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », in Gosselin Pierre et Éric Le Coguiec (dir.), La recherche création. Pour une compréhension de la recherche artistique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, pp. 10-11.

4 La méthode de Richard Williams est considérée comme une référence pour l’apprentissage des techniques du dessin animé image par image, voir : WILLIAMS, Richard, Techniques d’animation, Paris, Eyrolles, 2011, 282 p.

5 Dans le livre de Richard Williams, ces clefs sont les dessins que l’animateur dessine en premier et qui renferment l’essence du mouvement « Les clés racontent l’histoire ». WILLIAMS, Richard, Techniques d’animation, op. cit., p. 57.

6 G. Deleuze reprend cette conception du mouvement de H. Bergson, voir : DELEUZE, Gilles, Cinéma 1 L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1983, p. 13.

7 Ibid., p. 13.

8 WILLIAMS, Richard, op. cit., p. 319.

9 SIMONDON, Gilbert, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Presses Universitaires de France, « Épiméthée », 1964, p. 260.

10 Le « temps pulsé » est une expression empruntée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à Pierre Boulez, il désigne : « le temps de la mesure, qui fixe les choses et les personnes, développe une forme et détermine un sujet ». DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1980, p. 320.

11 Nous nous permettons d’employer ce terme car dans la méthode d’animation proposée par Richard Williams, la question de la mesure et de la rationalisation des écarts géométriques séparant les poses clefs est primordiale dans l’édification du sens et de la cohérence de l’animation. De plus, la couverture du livre est recouverte d’une grille géométrique, ce détail corrobore l’importance de la mesure dans la fabrique du mouvement selon cette méthode. WILLIAMS, Richard, op. cit.

12 Williams définit le timing d’une animation comme la « pulsation » des temps forts du mouvement. WILLIAMS, Richard, op. cit., p. 36.

13« The Animator Survival Kit » est la traduction anglaise du titre du livre de Richard Williams.

14« Il s’agit des éléments d’un langage qui, aux usagers habituels de ces signes « parle ». ». ECO, Umberto, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France, 1972, p. 233.

15« Dans le domaine des corps solides, il n’y a jamais interpénétration : là où se trouve un corps, il ne peut s’en trouver un autre ». SCHWENK, Theodor, Le Chaos sensible. Création de formes par les mouvements de l’eau et de l’air, Paris, Triades, 2005, p. 28.

16 PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Entre le temps et l’éternité, Paris, Flammarion, « Champs sciences », 2009, pp. 227-228.

17 PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, La Nouvelle Alliance : Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1979, p. 274.

18« […] une succession éternelle de phases d’expansion et de contraction, autre formulation de l’idéal d’éternité statique qui fut celui d’Einstein. » PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Entre le temps et l’éternité, op. cit., pp. 222-223.

19 Aristote, Météorologiques, Paris, Flammarion, « Garnier Flammarion », 2008, pp. 100-101.

20 ATLAN, Henri, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, « Points Sciences », 1979, p. 39.

21 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, op. cit., p. 320.

22 Ici le référent est le matériau-glace. Suivant la proposition de Sophie Lécole Solnychkine, nous préférons employer le terme « matériaulogique » plutôt que « matériologique », ce dernier renvoyant davantage à la matière. LÉCOLE SOLNYCHKINE, Sophie, Aesthetica Antartica : The Thing de John Carpenter, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, « L’œil vivant », 1997, p. 52. 

23 Ibid., p. 21.

24 Le terme discret est ici à comprendre dans son acception mathématique, il signifie discontinu.

25 L’interstice, suivant l’approche du cinéaste Norman McLaren, réfère à « ce qu’il se passe entre les images », i.e relevant de l’instance poïétique de la fabrique des images. Voir : JOUBERT-LAURENCIN, Hervé, La lettre volante : quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, « L’œil vivant », 1997, p. 52.

26 Le dispositif multiplan est une étagère de vitres superposées sur lesquelles sont disposés ou dessinés les éléments constituant l’animation. Un appareil photo surmonte l’installation, permettant ainsi la capture des images.

27 Selon André Martin cité par Pierre Hébert, l’expression instrumentale vise à « atteindre une zone d’indistinction » entre ce qui paraît à l’image (instance esthétique) et ce qui se déroule dans l’atelier d’animation lors de l’élaboration des images : gestes du corps de l’animateur.rice, matériaux, dispositif technique de captation (instance poïétique). HÉBERT, Pierre, Toucher au cinéma, Montréal, Éditions Somme toute, « Nitrate », 2021, p. 45-46.

28 CLARENS, Bernard, André Martin, écrits sur l’animation 1, Paris, Dreamland, « Image par image pocket », 2000, p. 236.

29 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1975, p. 48.

30 Ibid., p. 35.

31 Ibid., p. 24.

32 ATLAN, Henri, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, op. cit., p. 39.

33 Ibid., p. 31.

34 La profanation permet selon Agamben, de remettre au commun le dispositif et ainsi de dissoudre son pouvoir en constituant un « contre-dispositif ». AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, « Rivages Poche Petite Bibliothèque », 2014, p. 40.

35 Le terme « composite » est ici emprunté à l’archéologie, il réfère à l’appartenance d’un terme à deux réalités distinctes se superposant et dont aucune des deux ne domine l’autre. LEROI-GOURHAN, André, Préhistoire de l’art occidental, Paris, Mazenod, « L’Art et les grandes civilisations », 1971, p. 97.

36 BARRÈS, Patrick, « Scénarios poïétiques et processus narratifs dans les films de Youri Norstein, une dialectique de l’invention. », Slovo, février 2019, n°48-49, pp. 225-242.

37 La technique du dessin au monotype consiste à dessiner au dos d’une surface enduite de craie grasse en prenant pour support une feuille blanche, la pression du stylo laisse une empreinte sur la surface et permet de dessiner une figure au trait.

38 JUNOD, Philippe, Transparence et opacité – Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Paris, L’Âge d’homme, 1976, pp. 145-287.

39 Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, devenir, c’est « extraire des particules entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir et par lesquels on devient ». DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, op. cit., pp. 333-334.

40 Cette expression réfère à la pensée de Louis Marin à propos de l’œuvre de Jean-Charles Blais, qu’il décrit comme un dispositif de figurabilité, capable de révéler ponctuellement une figure latente. MARIN, Louis, Jean-Charles Blais. Du figurable en peinture, Paris, Blusson, 1988, 118 p.

41 « Le récit acquiert de la sorte un champ d’oscillation qui manque à l’information ». BENJAMIN, Walter, Rastelli raconte…et autres récits, Paris, Seuil, « Points », 1995, p. 153.

42 « La mesure est dogmatique, mais le rythme est critique, il noue des instants critiques, ou se noue au passage d’un milieu dans un autre. Il n’opère pas dans un espace-temps homogène, mais avec des blocs hétérogènes ». DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, op. cit., p. 385.

43 HOWARD, Luke, Sur les modifications des nuages, Paris, Hermann, « MétéoS », 2012, p. 127.

44 ALBERTI, Léon Battista, De Pictura, Paris, Allia, 2007, p. 17.

45 La fluidité étant ici à comprendre comme un régime de circulation et de mélange que le philosophe Emanuele Coccia établit entre les êtres et le monde afin de se défaire du point de vue anthropocentré « Fluide est la structure de la circulation universelle, le lieu dans lequel tout vient au contact de tout, et arrive à se mélanger sans perdre sa forme et sa propre substance. » COCCIA, Emanuele, La vie des plantes, Paris, Payot & Rivages, « Bibliothèque Rivages », 2016, p. 38.

46 PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Entre le temps et l’éternité, op. cit., p. 259.

47 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, op. cit., p. 326.

Bibliographie

ALBERTI, Léon Battista, De Pictura, Paris, Allia, 2007, 93 p.
AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, « Rivages Poche Petite Bibliothèque », 2014, 64 p.
ATLAN, Henri, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, « Points Sciences », 1979, 285 p.
Aristote, Météorologiques, Paris, Flammarion, « Garnier Flammarion », 2008, 384 p.
BARRÈS, Patrick, « Scénarios poïétiques et processus narratifs dans les films de Youri Norstein, une dialectique de l’invention. », Slovo, février 2019, n°48-49, 356 p.
BENJAMIN, Walter, Rastelli raconte…et autres récits, Paris, Seuil, « Points », 1995, 177 p.
CLARENS, Bernard, André Martin, écrits sur l’animation 1, Paris, Dreamland, « Image par image pocket », 2000, 271 p.
COCCIA, Emanuele, La vie des plantes, Paris, Payot & Rivages, « Bibliothèque Rivages », 2016, 192 p.
DELEUZE, Gilles, Cinéma 1 L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1983, 296 p.
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1980, 648 p.
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de minuit, « Collection critique », 1975, 160 p.
ECO, Umberto, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France, 1972, 448 p.
HÉBERT, Pierre, Toucher au cinéma, Montréal, Éditions Somme toute, « Nitrate », 2021, 224 p.
HOWARD, Luke, Sur les modifications des nuages, Paris, Hermann, « MétéoS », 2012, 264 p.
JOUBERT-LAURENCIN, Hervé, La lettre volante : quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, « L’œil vivant », 1997, 348 p.
JUNOD, Philippe, Transparence et opacité – Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Paris, L’ ge d’homme, 1976, 437 p.
LANCRI, Jean, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », dans GOSSELIN, Pierre et LE COGUIEC, Éric (sous la dir. de), La recherche création. Pour une compréhension de la recherche artistique, Québec, Presses de l’Université́ du Québec, 2006, 156 p.
LÉCOLE SOLNYCHKINE, Sophie, AEsthetica antarctica : The Thing de John Carpenter, Aix-en-Provence, Rouge Profond, « Débords », 2019, 169 p.
LEROI-GOURHAN, André, Préhistoire de l’art occidental, Paris, Mazenod, « L’Art et les grandes civilisations », 1971, 502 p.
MARIN, Louis, Jean-Charles Blais. Du figurable en peinture, Paris, Blusson, 1988, 118 p.
NEGRE, Richard, Immobilité et mouvement : négocier avec le temps, Paris, L’Harmattan, « Cinémas d’animations », 2020, 196 p.
PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Entre le temps et l’éternité, Paris, Flammarion, « Champs sciences », 2009, 304 p.
PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, La Nouvelle Alliance : Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1979, 312 p.
SCHWENK, Theodor, Le Chaos sensible. Création de formes par les mouvements de l’eau et de l’air, Paris, Triades, 2005, 144 p.
SIMONDON, Gilbert, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Presses Universitaires de France, « Épiméthée », 1964, 304 p.
WILLIAMS, Richard, Techniques d’animation, Paris, Eyrolles, 2011, 282 p.

Les déclinaisons du temps musical dans l’œuvre de Ligeti

Nicolas BONICHOT

nicolas.bonichot.mus@gmail.com

Docteur en Musique et Musicologie de l’Université Bordeaux-Montaigne, chercheur associé au laboratoire LLA-CREATIS (EA 4152, Université Toulouse-Jean-Jaurès), professeur d’Éducation musicale et de Chant Choral. Il étudie la musique savante contemporaine d’un point de vue analytique et transhistorique. Son travail est spécialement centré sur les conceptions du temps musical après 1950. Ses recherches actuelles examinent les super-signaux jalonnant le temps à moyen terme afin d’élaborer une poétique du temps musical.

Pour citer cet article : BONICHOT Nicolas, « Les déclinaisons du temps musical dans l’œuvre de Ligeti »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/?p=5925.

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Résumés

Cet article examine la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti – Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano (1982), Atmosphères pour grand orchestre (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre (1958-59) – telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition. Cette analyse parcourt trois échelles de temps (les court, moyen et long termes). L’objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et leurs singularités.

Mots-clefs

Ligeti – temps musical – échelles de temps – polyrythmie – polymétrie – esthétique – théorie

Abstract

This article examines the construction of musical time in several of Ligeti’s works – Hungarian Rock (Chaconne) for harpsichord (composed in 1978), Trio for violin, horn and piano (1982), Atmosphères for large orchestra (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) and Apparitions for large orchestra (1958-59) – as manifested through the score. This analysis covers three-time scales (short, medium and long-term) The aesthetic aim is to show how the different ways of constructing time reveal the composer’s various types of musical ideas and their singularities.

Keywords

Ligeti – musical time – time scales – polyrythmia– polymetry – aesthetics – theory

Sommaire

Introduction

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Conclusion

Notes

Bibliographie

Introduction

György Ligeti (1923-2006), est un compositeur hongrois dont la production a laissé une empreinte considérable dans l’histoire de la musique contemporaine. Effectivement, les compositions de Ligeti ont apporté des alternatives au courant dominant des années cinquante – de plus, sa musique aura largement influencé les compositeurs de la génération spectrale plus particulièrement par sa conception singulière du temps musical.

Selon les réflexions d’André Souris[1] et d’André Boucourechliev[2], le temps musical serait une réorganisation du flux sonore, – le niveau de la conception analytique permettrait, à rebours, d’en retrouver la construction, de les apprécier à diverses échelles de temps : à court terme, à moyen terme, enfin à long terme. Ainsi, la temporalité de l’analyse, afin de retrouver et d’expliciter l’organisation de la pièce musicale, semble éloigner un instant la dimension de la perception, et détourne la propagation du phénomène local lié au court terme, soit le temps analytique, au phénomène plus global lié à un terme plus large, les moyen et long termes, soit le temps de la synthèse.

Toutefois, ces niveaux temporels et leur dichotomie théorique, au plan de la perception des structures à petite et à grande échelle de temps comme au plan du temps de la performance embrassant l’ensemble des échelles, semblent poser problème. Comme le montre Adam Ockelford[3] il existe un processus relatif aux fondements de l’apprentissage, de la mémorisation et de la restitution des éléments musicaux soit une interaction entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme – une manifestation possible de ce que William Berz[4] appelle « module de musique ». Par ailleurs, Rolf Godøy[5] explique que les sons musicaux – tout comme les gestes liés à la musique – peuvent être observés à diverses échelles de temps : une échelle de temps macroscopique, c’est-à-dire globale, et une échelle de temps plus localisée, microscopique. Nous entendrions donc le local dans le contexte du global et inversement ; nous expérimenterions le global à la suite de relations de cause à effet d’événements sonores locaux. Finalement, l’acte de composition, en interdépendance avec l’acte de perception, semble intégrer les paramètres temporels explicités ci-dessus ; cela permet de discerner et d’examiner, par l’acte de l’analyse, les relations entre les éléments constituant le temps musical à court terme comme à moyen terme – l’acte de perception reconstituant au niveau local comme au niveau global, par intrication, l’agencement temporel du flux sonore.

Dans ce travail, j’examinerai la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti, telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition, afin « d’isoler par abstraction chacun des composants du langage musical et d’éprouver dans la forme leurs forces réciproques de liaison[6] » enfin, de les apprécier à diverses échelles de temps : Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin[7] (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano[8] (1982), Atmosphères pour grand orchestre[9] (1961), Musica ricercata VII per pianoforte[10] (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre[11] (1958-59). Mon objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et, de ce fait, en quoi celles-ci sont singulières.

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Dans Rock Hongrois pour clavecin, le tempo est fixé à 50 battements par minute pour une mesure – en dépit des rares fluctuations aux mesures 156-160, 176-179, qui concernent des indications relatives au rubato et aux changements de vitesses ordinaires (ad. Lib. Poco sostenuto, accelerando, poco allargando) – jusqu’à la section finale indiquée sostenuto puis lento rubato, molto semplice. La mesure reste invariable et notée de manière ordinaire (9/8), Ligeti précisant néanmoins l’articulation des durées de l’ostinato (2+2+3+2) / 9. Ce dernier est réparti en cinq impulsions par mesure, son cycle élaboré sur quatre mesures (donc un cycle de vingt impulsions symétriques). Au plan des masses, l’amorce est toujours formée de deux fréquences suivies de trois, sauf pour la section finale (quatrième membre du cycle). En fait, il s’agit d’un subterfuge – particulièrement ingénieux, souvent utilisé par C.P.E. Bach dans ses pièces concertantes, plus spécialement dans le Concerto pour deux clavecins, deux cors et cordes en fa majeur wq. 46 : accroître la masse pour simuler un sforzato ou un crescendo (impossible à réaliser au clavecin) afin de souligner la fin du cycle de l’ostinato (chez Ligeti), à la limite de l’articulation cadentielle propre au style Empfindsamkeit. La basse de l’ostinato, quant à elle, est alors répétée (sol-fa-ut-ré-la, octave 2 vers octave 1 pour le la final), mais propose quatre harmonisations différentes. Pour Pierre Michel, cette ligne de basse semble caractériser une conception tonale de la pièce :

Le schéma harmonique de cet ostinato est très clair : la ligne mélodique de basse […] est harmonisée de façon différente dans chaque mesure. Les sons qui la composent constituent d’abord les fondamentales de l’accord […], puis les quintes […], les tierces […], et les septièmes [de dominantes dernier renversement, soit +4] […]. Chaque mesure expose deux cadences plagales (IV-I) dans deux tonalités différentes […][12].

Effectivement, les enchaînements d’accords sont représentatifs du système tonal, d’un certain point de vue. Hypothétiquement, au plan tonal, en imaginant une construction tonale ici, cela engendrerait une tonalité par mesure : mesure 1, la Majeur ; mesure 2, Majeur ; mesure 3, fa Majeur ; mesure quatre, chute d’accords +4 non résolus (fin du cycle de l’ostinato, retour à la Majeur), non résolution engendrant d’emblée un problème. De plus, à la mesure 7, pénultième accord, une doublure de sixte inhabituelle dans le contexte tonal, apparaît : en effet, la doublure de sixte se résout habituellement en mouvement contraire conjoint si l’accord est de passage, et tolérée sur le deuxième degré seulement en mode majeur afin de rehausser l’attraction vers la dominante, la basse étant alors le IVe degré (il existe encore d’autres possibilités). Dans cette pièce, Ligeti ne résout pas cet accord, car il ne le traite ni comme un degré de cadence plagale, ni comme un accord de sixte.

Cependant, ces détournements volontaires du système compositionnel tonal peuvent s’entendre comme des interférences uchroniques, pour rejoindre la description de Michel, mais semblent aussi relever d’une autre conception. Les accords de l’ostinato sont composés de l’intégralité du spectre chromatique, avec trois enharmonies : ut  / ré ♭, sol  / la ♭, enfin ré  / mi ♭. Ces enharmonies sont les indicateurs d’une organisation modale, légèrement troublés par des positions chromatiques, mais aussi des notes pivots permettant les déplacements d’un mode à l’autre – notes amphibologiques. De la sorte, le mode de référence est un mode de  : ré-mi-fa- (fa ) -sol-la-si – (si ) -ut, observant une organisation intervallique distancielle[13], malgré les faibles fluctuations chromatiques ornementales.

Ce mode est exposé en mesures 1 et 2. Partant de ce dernier, par transposition, Ligeti obtient les modes ut (mesure 3) et si (mesure 4), lesquels conservent les proportions distancielles – les fluctuations chromatiques fonctionnelles préparent alors les transpositions. De plus, la note répétée 33 fois en 29 mesures, avec 20 longues et 9 finales, accentue la polarisation modale référentielle.

Dans cette pièce, la polyrythmie est créée grâce aux déplacements progressifs des phrasés assignés à la main droite, celle-ci indiquée en dehors, nécessitant de fait un clavecin à double clavier (en fonction d’une registration appropriée, les parties de mains gauche et droite conservent un timbre différencié). Au cours des premières mesures, entre 1 et 96, la phrase mélodique se déploie par prolifération, graduellement, par la juxtaposition de simples valeurs longues et brèves : ces dernières étant les divisions paires des longues, en partant de la blanche jusqu’à la double croche, valeur mesurable la plus brève, les divisions peuvent être groupées par une rythmique binaire ou ternaire alors en contradiction avec l’organisation de l’ostinato – par ailleurs, les mordants, appoggiatures variées et gruppetti n’excèdent pas la double-croche. Dans un premier temps de prolifération, les croches sont en phase avec l’ostinato, afin de ponctuer les finales du mode. Jusqu’à la mesure 46, l’alternance entre temps forts et temps faibles est strictement respectée – malgré le léger décalage d’amorce mélodique. Dès la mesure 46, le déphasage s’effectue sur les deux derniers membres du deuxième groupe de durées de l’ostinato (en supplément aux transpositions modales, qui à elles seules génèrent un déphasage harmonique) : le déphasage d’articulation engendre un début de polyrythmie. Les moments de polyrythmies sont régulièrement encadrés par des sections en phase pour permettre la prolifération mélodique, souvent par le centre du phrasé – technique relativement proche des formes rhapsodiques.

Dans cette œuvre, le déphasage harmonique ainsi que le déphasage d’articulation entrainant la polyrythmie auraient tendance à effacer les repères relatifs au temps pulsé. Ce dernier deviendrait alors ambigu, et la perception du temps musical glisserait du temps pulsé au temps statique, épisodiquement. Cependant, de manière plus systématique, Ligeti utilisera de nouveau le décalage de phase dans le troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano. Il écrit à ce sujet que « la section de marche du troisième mouvement comprend un geste qui cite, dans ses contours, des scherzi beethovéniens, tout en s’en écartant légèrement. Par ailleurs, ce caractère pseudo-beethovénien est recouvert par l’idée de décalage de phases, à la manière de Steve Reich[14]. »

L’annotation de ce mouvement « alla marcia » doit être comprise de deux façons. Alla marcia, (par simple traduction du terme italien), signifie : interpréter dans le style d’une marche. Implicitement, ce terme renvoie à une structuration métrique mesurée précise et à un tempo plutôt vif : un découpage à 2/4 ou à 4/4, avec cependant la particularité de souligner les temps faibles. Ligeti fixe la mesure à 4/4 et la pulsation à 112 par noire (étalon de pulsation et unité de temps). Il ajoute de plus l’indication de mode de jeu « energico, con slancio, [bondissant, enlevé] molto ritmico ». Si les contours de la marche de Ligeti sont proches des scherzi beethovéniens c’est tout d’abord par la place qu’elle occupe au sein de l’ensemble des mouvements constituant le Trio, c’est-à-dire celle du troisième mouvement (le scherzo est encadré par le mouvement lent et le final chez les classiques). Effectivement, dans les formes sonate du style classique disposées en quatre mouvements, le scherzo (qui a progressivement remplacé le menuet), occupe traditionnellement le troisième mouvement (néanmoins, dans la symphonie postromantique, il peut intervenir dès le second mouvement, comme dans les Huitième et Neuvième Symphonies de Bruckner). Habituellement le scherzo est structuré, ou plutôt planifié, comme suit (avec toutefois des possibilités d’addition de sections et/ou des reprises) : scherzo-trio-scherzo. D’autre part, les scherzi beethovéniens sont généralement disposés à 3/4 ; mais il n’est pas rare de rencontrer des formes scherzo à 2/4 : Troisième Partita de J.S. Bach et Deuxième Symphonie de Brahms par exemple (dans cette dernière, deux scherzi opposeront une répartition binaire et ternaire, 2/4 et 3/8, dans le même mouvement). Ligeti propose dans sa pièce, un quasi-scherzo alla marcia mesuré à 4/4, dont la disposition tripartite conserve l’alternance classique scherzo-trio-scherzo – avec interpolations du cor lors de la reprise (interpolations manipulées à partir de matrices par empilements de tierces). Le découpage, en mesures est le suivant : pseudo-scherzo A, mesuré à 4/4, mesure 1 à 30 (incluse) ; pseudo-trio B, mesuré à 3/4 avec une pulsation établie à 76 par blanche pointée, mesure 31 à 104 (incluse) ; A’ de nouveau pseudo-scherzo, mesure 105 à la fin (mesure 134).

L’examen du comportement des durées du pseudo-scherzo montre que celles-ci sont regroupées par trois mesures (donc toutes les douze pulsations), systématiquement – le piano et le violon étant traités homorythmiquement les dix premières mesures jusque sur le premier temps de la mesure 11. Autrement dit, la section A est constituée de dix articulations regroupant trois mesures. Cette carrure ne semble pas, a priori, si proche des carrures observées dans les formes scherzo de Beethoven, ces dernières s’articulant autour d’un regroupement par quatre mesures. Mais, dans la pièce de Ligeti, demeure une ambiguïté quant à l’utilisation de l’anacrouse. Dans les formes classiques, l’anacrouse est « comptabilisée », c’est-à-dire que l’ultime mesure d’une section sera tronquée en fonction de la valeur de l’anacrouse, afin d’équilibrer la métrique imposée par le cadre de la mesure (et la rythmicité liée au système tonal), ce que Ligeti évite. Toutefois, il faut tenir compte de cette valeur – le cadre strictement mesuré de ce troisième mouvement l’impose – en réorganisant les « contours » de l’articulation.

Le schéma infra propose, au-dessus de la règle graduée (en noir et en rouge, les impulsions rythmiques), l’organisation de la partition originale (les lettres minuscules désignant les articulations), au-dessous, une réorganisation observant un regroupement théorique disposé sur quatre mesures à 3/4. On remarque que l’articulation issue du regroupement théorique ne fonctionne pas, car l’anacrouse sera placée une fois sur deux sur le premier temps, alors que, même si celle-ci n’est pas comptabilisée au plan d’une structure plus globale, la disposition originale de Ligeti conservera correctement l’anacrouse.

Figure représentant l'organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti
Figure 1. Organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Or, la réorganisation théorique devient fonctionnelle lorsque l’on examine la structure à partir de la mesure 11, c’est-à-dire lors du premier déphasage – décalage de phase d’une double-croche, extrêmement serré, au violon, à la manière de Steve Reich – comme le propose le schéma suivant.

Schéma représentant les mesures 10-11-12
Figure 2. Organisation théorique et originale des mesures 10-11-12 du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Le pseudo-scherzo est formé de deux parties asymétriques observant les proportions 1/3+2/3, avec A1 =1/3, soit dix mesures et A2 =2/3, soit vingt mesures. Le décalage de phase indique le passage d’A1 à A2, au milieu de la mesure 11, il se situe au centre de la section d), sur la septième pulsation. En suivant la réorganisation théorique évoquée précédemment, ce décalage apparaît alors sur la levée de la mesure à 3/4, à la manière d’une anacrouse. Ainsi, par la conduite singulière du temps pulsé, les modèles beethovénien et reichien semblent se rencontrer.

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

Atmosphères est constituée de 21 champs de temps continus, aux durées variables (sauf les 10e et 16e champs, tous deux équivalents à 18 secondes), délimités par un regroupement de mesures (de prime abord), aléatoire : la succession des durées chronométriques ne fait apparaître aucune logique formelle (cf. infra tableau 1). Toutefois, cette répartition empreinte d’une certaine liberté – si l’on se fie à l’aléatoire des proportions – semble volontairement brouillée, désordonnée.

Dans un premier temps d’observation, il est nécessaire de rejeter les durées propres aux champs de temps et de se concentrer uniquement sur l’organisation des mesures, sans les mettre en rapport avec les proportions chronométriques correspondantes. Il s’agit d’examiner exclusivement leur construction numérique.

Tableau indiquant la répartition chronologique des champs de temps
Tableau 1. Répartition chronologique des champs de temps d’Atmosphères de Ligeti

La construction numérique par le facteur 11 est alors flagrante (cf. infra tableau 2) : 21 champs de temps répartis en 3  7 sections croissantes.

Tableau indiquant la répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti
Tableau 2. Répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

Cette construction numérique pourrait relever de la coïncidence ou du hasard. Cependant, à un autre niveau d’analyse, la construction numérique par le facteur 11 semble émerger. L’agencement chronologique des durées, en fait, proche d’une forme chaotique, permet toutefois de noter la répétition d’un élément de durée, aux 10e et 16e champs de temps. Une organisation croissante des valeurs de durées des champs de temps donne le tableau suivant (cf. infra tableau 3) – par lettres repères (celles de la partition ; le tiret correspond au premier champ de temps, mesures 1 à 8) :

Tableau indiquant l'organisation croissante des champs de temps
Tableau 3. Organisation croissante des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

L’organisation montre une répartition bipartite autour du facteur 11, une nouvelle fois, avec, de plus, la valeur 18 comme régulateur par rapport à la durée la plus longue (90 = 5  18). De manière combinée aux plans chronologique et chronométrique, en retenant l’élément régulateur, le facteur 11, je prolonge le champ de temps J[15] (soit le 11e champ de temps) en mesure 55 (5  11) pour faire apparaître la forme en arche suivante (cf. infra tableau 4) – donc équilibrée, malgré la répartition a priori statistique des durées :

Tableau représentant la forme en arche d’Atmosphères de Ligeti
Tableau 4. Forme en arche d’Atmosphères de Ligeti

Dans cette œuvre, le phénomène sonore local – autrement dit le temps musical à court terme – se trouve immédiatement intégré par fusion perceptive au phénomène sonore global – le temps musical à moyen et long terme. La fusion perceptive, comprise comme phénomène d’atténuation des paramètres sonores individuels réunis en un tout perceptif, est par ailleurs l’objectif recherché par le compositeur afin de faire naître la forme musicale[16]. L’analyse numérique globale proposée rend compte d’une volonté organisationnelle de la part de Ligeti afin de conduire la forme sonore de manière continue, malgré la variabilité chronométrique de chaque champ de temps. La forme en arche homogène d’Atmosphères serait une manifestation possible d’une construction numérique rendue audible.

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Dans Musica ricercata VII, l’on trouve un surprenant exemple de superposition de temps pulsés, aux coupures et modulos déterminés, fixes[17]. L’organisation polymétrique des durées est la suivante : main droite mesurée à 3/4, noire à 116 ; la main gauche, non mesurée, s’exprime en groupes de septolets réguliers de croches, chaque groupe exécuté autour de 88 battements par minute. La pièce expose l’ostinato seul (répété cinq fois), à la main gauche – répété invariablement dans le même registre (octaves 2-1) et à la même intensité (pp) avec des articulations semblables (staccato) jusqu’à la mesure 117, dans laquelle il gagne l’octave supérieure, pour se figer à l’accord parfait de la mesure 127 ; dans cette dernière, l’ostinato est transposé à l’octave supérieure et exécuté à la main droite. La pièce se termine en trois phases (au cours desquelles l’ostinato est réduit, progressivement contracté) : tout d’abord, par la répétition des trois dernières fréquences (cinq fois, par symétrie avec l’exposition de l’ostinato), puis des deux dernières (quatre fois), lesquelles enfin, deviennent trille.

Concernant les hauteurs, l’ostinato présente une fonction particulière pour l’élaboration de la modalité – en fait, il détermine le caractère modal (un mode de fa). Ramassé dans une octave, il est composé de sept fréquences avec double répétition (celle de la finale et de la dominante, fa2-1ut2), et présente les degrés suivants (en chiffres romains), dans l’ordre des quartes justes descendantes :

IVVII (ceux-là mêmes délimitant la modalité) IV-V-II-I. Ces degrés sont les pôles de référence de l’aria superposée à l’ostinato et exécutée à la main droite. L’aria, indiquée par la mention « cantabile », exposée dans son intégralité après les cinq cycles de l’ostinato, se développe sur 17 mesures en un très long phrasé exécuté « molto legato » ; les polarisations internes en sont les suivantes : première séquence, I (mesures 1-6) / IV (6-7) / I (8-11) ; deuxième séquence, IV (12-16) / V (16-18) ; enfin, troisième séquence, I (19-24), V (25-27). Ces trois séquences représentent l’ossature des enchaînements ordinaires des degrés de ce mode de fa.

L’aria est proposée six fois mais avec des modifications, légèrement fluctuantes mélodiquement, mais bien plus accusées polyphoniquement, d’une exposition à l’autre. La deuxième exposition, à l’octave 4, contient une voix supplémentaire, un contrechant évoluant par consonances parfaites et imparfaites – les repos (blanches pointées en fins de séquences) observent naturellement des consonances parfaites (quintes justes, sauf aux mesures 102-103, quarte ajoutée non frappée). La troisième exposition est un canon à la quinte inférieure (quelques mutations, au plan des durées, ont été réalisées). Pour conserver les rapports d’intervalles, une mutation apparaît en mesure 62 (la4♭). La quatrième exposition est à trois voix (aria, contrechant et canon à la quinte sur les octaves 3-4) ; celle-ci est alors prématurément interrompue et reconduite à l’octave 4 sans le canon. L’ultime exposition est la répétition du dernier membre de la phrase de la deuxième exposition, à l’octave 5, se résolvant en consonance imparfaite (tierce).

Cette présentation sommaire met en relief deux éléments : la construction polymétrique pulsée, ensuite la mise en abîme de la répétition par la saturation du registre médium / aigu. Cet aspect est d’autant plus évident lorsque l’on compare la répartition des registres avec l’ensemble des types d’écriture ainsi que l’organisation des intensités. Le tableau 5 infra récapitule chronologiquement, les superpositions de registres.

Tableau indiquant la répartition des registres
Tableau 5. Répartition des registres en fonction des types d’écritures et des intensités dans Musica ricercata VII de Ligeti

La construction polymétrique permet au compositeur de superposer efficacement deux temps pulsés de qualités différentes. En revanche, la saturation du registre médium / aigu engendrée par le phénomène de répétition a tendance à lisser la perception du temps pulsé sur l’échelle du temps à court terme. La variation des registres et la légère modification des intensités seront de nouveaux repères pulsés, intégrés dans le temps à moyen terme.

Dans Apparitions, Ligeti utilise le chromatisme intégral, organisé par des clusters de différentes qualités : par la variation des masses, des registres, des intensités. Le premier mouvement est agencé par une coupure déterminée, fixe (invariable), et un modulo variable des durées, aux temps courbes non focalisés. Le continuum est ici défini par l’opposition entre le continu et le discontinu – les blocs statiques et les impulsions se régénérant dans des blocs temporels de silences ou alors en tuilage serré, graduellement.

Cependant la qualité du temps à moyen terme, par l’utilisation des blocs stasiques[18] semble totalement lisse et continu, si l’on tient compte des phases de silences – on peut envisager ces dernières comme des blocs statiques. Ainsi, ses blocs statiques pourtant opposés en termes d’intensités, provoquent un effet de stase. Les 19 premières mesures sont délimitées par la section d’or (la section d’or des 32 premières). Je vais considérer pour cet exemple, la répartition des blocs de durées en fonction des intensités.

La première section formée par les 19 mesures initiales contient 12 blocs de masses d’intensités et de densités variables, lesquels sont dominés par 6 types d’intensités différentes et 14 changements de modulos de durées. Les intensités observent la hiérarchisation (ou la série) suivante :

Ø (silence), pppp, ppp, pp, p et mp

Le plus petit commun multiple des figures de durées est la triple-croche (que je note t) ; par addition, je comptabilise le nombre de triples constituant chaque bloc afin de les mettre en regard de leur intensité respective. J’obtiens une échelle de six éléments :

1, silence : 44 t ; 2 pppp : 97 t ; 3, ppp : 128 t ; 4 pp : 173 t ; 5, p : 8 t ; 6, mp : 16 t

La volonté d’une répartition progressive croissante des durées d’intensités est manifeste jusqu’à l’intensité pp. Les durées les plus courtes sont assimilées à des impulsions – mais l’impulsion p, superposée au cluster pppp imperturbable correspondrait plutôt le soulignement de la section d’or par l’accroissement de l’intensité. De manière chronologique, le tableau 6 infra montre une répartition statistique des agrégats en fonction des durées et des intensités.

Tableau représentant la répartition chronologique des blocs
Tableau 6. Répartition chronologique des blocs en fonction des durées et des intensités dans les 19 premières mesures d’Apparitions de Ligeti

La répartition progressive des intensités mesurables sur l’échelle proposée précédemment demeure ici invisible. Or, l’addition des durées de tous les agrégats (sauf les impulsions mp et Ø, celles-ci s’annulant l’une l’autre, correspondent aux contours extrêmes de structures symétriques et signalent une structure à un autre niveau) donne 434 triple-croches. Considérons les premiers membres avant l’intervention de la première impulsion : leur durée est de 217 triple-croches, 434/2 ; ces deux premiers blocs stasiques constituent un cluster de référence, lesquels, suite à l’impulsion, se transforment en 8 agrégats, dont la totalité des durées est aussi de 217 triple-croches. Ainsi, la distribution des durées, entre l’élément le plus long (phase stasique) et les éléments les plus courts (phase mouvante) est-elle très homogène.

Dans les 19 premières mesures d’Apparitions, Ligeti limite considérablement la possibilité de structurer et de reconstruire, au niveau de la perception, une comptabilité des durées dans le temps à court et moyen termes – la polarisation successive d’agrégats statiques et la conception de champs stasiques répartis statistiquement orientent l’œuvre vers la construction d’un temps lisse généralisé.

Conclusion

En préambule à ce travail, j’ai souligné l’intrication fondamentale entre la conception et la perception du temps musical ainsi que l’interaction des trois niveaux temporels inhérents à la forme musicale. L’examen des déclinaisons des notions temporelles parcourant les œuvres de Ligeti ont permis de mettre en évidence les aspects polymorphes de ces dernières et d’en montrer leurs singularités. Dans Hungarian Rock ainsi que dans Musica ricercata VII, le temps pulsé (polyrythmique et polymétrique) conduit de manière non homogène, entraine la perception d’un temps musical statique. Le décalage de phase pulsé du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano permet la rencontre singulière d’une forme scherzo beethovenienne et d’un principe compositionnel propre à Reich. Enfin, dans Apparition et Atmosphères, le traitement du temps à court terme par une construction statistique et numérique particulières engendre un temps statique généralisé.

Notes

[1] Voir André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000. La réflexion de Souris sur « les conditions de la musique » avait été communiquée par celui-ci lors de conférences dispensées dans les années 1944-1948 dans le cadre d’un Séminaire des Arts. Souris avait poursuivi ses considérations à travers la rédaction de notices publiées aux éditions Fasquelle dans l’Encyclopédie de la musique entre 1958 et 1961. En 1976, les textes du musicologue ont ensuite été édités dans l’ouvrage Conditions de la musique et autres écrits aux Editions de l’Université de Bruxelles et du Centre National de la Recherche scientifique de Paris. Les éditions Mardaga proposent une réédition de l’essai en 2000.

[2] Voir André Boucourechliev, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, et Dire la musique, Paris, Minerve, 1995.

[3] Voir Adam Ockelford, « A Music Module in Working Memory? Evidence from the Performance of a Prodigious Musical Savant », Musicae Scientiae, 11 (2007), p. 5-36.

[4] Voir William L. Berz, « Working Memory in Music: A Theoretical Model », Music Perception, 12/3 (1995), p. 353-364.

[5] Voir Rolf I. Godøy, « Sonic Object Cognition », Handbook of Systematic Musicology, Rolf Bader (éd.), Berlin, Springer-Verlag, 2018, p. 761-778.

[6] André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000, p. 288.

[7] György Ligeti, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

[8] György Ligeti, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

[9] György Ligeti, Atmosphères pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 590, 196

[10] György Ligeti, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.

[11] György Ligeti, Apparitions pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 573, deuxième édition révisée en 1971.

[12] Michel Pierre, György Ligeti : compositeur d’aujourd’hui, Paris, Minerve, 1985, p.  116.

[13] Les termes « distanciel » et « adistanciel » sont des néologismes empruntés à Márta Grabócz, Morphologie des œuvres pour piano de Liszt : influence du programme sur l’évolution des formes instrumentales, Paris, Kimé, 1996. Le terme « distanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques symétriques. Au contraire, le terme « adistanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques asymétriques et apériodiques.

[14] György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p.  284.

[15] Le repère J n’est pas choisi au hasard : Ligeti a épuisé ici toutes les techniques d’écriture micropolyphonique.

[16] Ligeti avait déjà expérimenté ce phénomène au studio électronique de Cologne en 1957 aux côtés de Gottfried Michael Koenig, au moment où ce dernier composait la pièce électronique Essay. Cf. György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p. 95-96.

[17] Selon Pierre Boulez, à l’échelle microscopique des sons exécutables, la coupure serait une discontinuité définissant la qualité du continuum ; un modulo est un intervalle de définition, de référence, à partir duquel est élaboré une série de hauteurs, de durées ou d’intensité. Cf. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Denoël/Gonthier, 1963.

[18] L’adjectif stasique employé ici, est un néologisme, dérivé du terme stase. Ainsi, ce néologisme entre dans le champ lexical de l’amorphe, du stationnaire, mais a l’avantage de différencier efficacement les phases statiques si souvent rencontrées chez Ligeti, à partir de 1958. En cela le terme stasique me semble approprié pour qualifier les phases statiques d’Apparitions, car les champs de temps lisses sont dans cette œuvre, ralenties ou bien figées au gré des événements – ce qui n’est pas tout-à-fait le cas d’Atmosphères.

Bibliographie

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Partitions/Sources musicales

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Ligeti György, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

Ligeti György, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

Ligeti György, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.

Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre

At the crossroads of the ephemeral and the eternal : a reflection on the times of the world and the times of the book

Mafalda Sofia Borges Soares

Mafalda Sofia Borges Soares est docteure en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne et lectrice à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. En 2019, elle a publié sa traduction en portugais de Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. Ses axes de recherche portent essentiellement sur les littératures francophones et lusophones du XXème et du XXIème siècles.

Pour citer cet article : SOARES Mafalda Sofia Borges, « Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre  », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/02/au-croisement-de-lephemere-et-de-leternel-une-reflexion-sur-les-temps-du-monde-et-les-temps-du-livre//

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Résumé

Dans l’imaginaire collectif, le temps prend souvent la forme d’une entité absolue embrassant trois instances : le passé, le présent et le futur. Il apparaît volontiers comme une force extérieure à l’être humain, le mettant en mouvement sur un axe temporel déterminé et le conduisant vers une fin aussi inexorable qu’inconnue. Or, malgré le fait que ces représentations subsistent encore aujourd’hui, au fil du xxème siècle des changements majeurs dans les paradigmes cognitifs et esthétiques – dont la théorie de la relativité d’Einstein et la notion d’inconscient chez Freud – modifièrent notre vision de l’écoulement du temps. Celui-ci devint une réalité admettant des avancées et des reculs – parfois même des superpositions – au rythme des intermittences de la mémoire, voire de la vie. À l’instar de ce qui se passa dans les domaines de la physique et de la psychanalyse, la perception du temps comme dimension transversale et humaine fut amplement approfondie dans la sphère littéraire par Marcel Proust et Clarice Lispector. Tout en analysant quelques passages d’œuvres proustiennes et lispectoriennes, cet article se propose de réfléchir sur une conception moderne du temps grâce à un exercice comparatif. Nous partirons d’une représentation traditionnelle du temps (celui-ci conçu comme dynamique liée à une désagrégation) pour prendre progressivement conscience de sa relativité : son caractère multiforme, propre à la singularité de chaque individu. Nous commencerons par réfléchir sur le temps tel qu’il est entendu dans le domaine empirique pour nous concentrer ensuite sur le traitement qu’en fait la littérature. Nous nous apercevrons que, loin d’être des réalités contradictoires, l’éphémère et l’éternel se touchent au sein de l’univers littéraire – et que c’est à l’instant même où les deux s’effleurent que naît le sentiment esthétique.

Mots-clés : Marcel Proust – Clarice Lispector – Littérature Comparée – temps – réel – littérature – éternel – éphémère

Abstract

In the collective imaginary, time often takes the form of an absolute entity embracing three instances: the past, the present and the future. It is often seen as a force external to human beings, setting them in motion on a specific temporal axis and leading them towards an end that is as inexorable as it is unknown. However, despite the fact that these representations still exist today, in the course of the 20th century major changes in cognitive and aesthetic paradigms – including Einstein’s theory of relativity and Freud’s notion of the unconscious – modified our vision of the passage of time. Time became a reality that allowed for advances and retreats – sometimes even superimpositions – to the rhythm of the intermittences of memory, even of life. As in the fields of physics and psychoanalysis, the perception of time as a transversal and human dimension was amply explored in the literary sphere by Marcel Proust and Clarice Lispector. While analysing some passages from Proust’s and Lispector’s works, this article proposes to reflect on a modern conception of time through a comparative exercise. We will start from a traditional representation of time (conceived as a dynamic linked to a disintegration) to gradually become aware of its relativity: its multiform character, specific to the singularity of each individual. We will begin by reflecting on time as it is understood in the empirical domain and then focus on the treatment of it in literature. We will see that, far from being contradictory realities, the ephemeral and the eternal touch each other within the literary universe – and that it is at the very moment when the two touch that aesthetic feeling is born.

Keywords : Marcel Proust – Clarice Lispector – Comparative Literature – time – reality – literature – eternal – ephemeral

Sommaire


Considérations initiales

1. Le temps chez Proust
2. Le temps chez Lispector
Conclusion
Notes
Bibliographie

Considérations initiales

Au sein de l’imaginaire collectif, il n’est pas rare d’établir une dichotomie entre le temps (associé à une sensation d’éphémère) et l’éternité. Cette logique binaire empêche que le temporel et l’intemporel s’entremêlent : en définissant une frontière qui sépare le temps et le non-temps, l’esprit humain développe l’idée que les êtres et les choses se déplacent dans un cycle temporel fini, lequel peut être mesuré1. La temporalité apparaît comme quelque chose de fugace qui n’admet pas de sauts, d’inversions ou de traversées.
Bien que la notion d’un temps inexorable soit omniprésente dans notre quotidien, depuis Einstein, le temps est attaché à l’espace dans un ensemble que l’on désigne par l’espace-temps. Le temps comme réalité absolue fait ainsi place à une temporalité relative et interactive : le temps et l’espace s’influencent mutuellement et l’espace-temps peut se rétrécir ou se dilater, ce qui vient modifier les notions de passé, de présent et de futur comme des sections distinctes et chronologiques d’une même ligne droite.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) associe pour sa part le temps à la conscience humaine. On dit souvent que le temps suit son cours, telle une rivière qui coule vers un point défini, ce qui donne l’impression que le temps est une dynamique ininterrompue et séparée de l’être humain. Il n’est pas rare non plus de penser le temps comme un tout divisé en trois catégories : le passé – vers lequel les moments finissent par être aspirés –, le présent – l’instant qui n’est pas encore passé mais qui contient le poids de l’éphémère – et le futur – réalité à laquelle le sujet n’a pas accès car le flux du temps ne l’a pas encore atteinte. La relation entre ces temporalités est souvent comprise comme une chaîne de causes et d’effets dans laquelle le présent est la conséquence du passé (puisque les actions passées ont une influence sur le présent et une continuité dans celui-ci) et le futur la conséquence du présent2. Dans l’optique de Merleau-Ponty, la notion du temps comme flux causal est erronée puisqu’elle confond une dynamique évolutive avec un exercice de comparaison spatiale. En réalité, l’expérience temporelle naît d’une confrontation subjective d’espaces successifs : c’est l’acte testimonial d’un sujet établissant des différences et des similitudes entre plusieurs lieux et situations qui érige une sensation de temps qui passe. C’est le point de vue de l’être humain sur l’espace qui l’entoure – point de vue basé sur un transfert des limites du sujet sur son environnement – qui érige la conception du temps comme un cours éphémère3. La temporalité de Merleau-Ponty présuppose donc un détachement : c’est parce que la conscience a la capacité de se retirer du moment présent que le temps en tant que mouvement apparaît dans le monde. Le réel, enveloppé dans un trop-plein qui ne sait que s’accomplir, ne peut pas être à l’origine du temps qui passe, puisque celui-ci implique la coexistence de l’être – de ce qui existe – et du non-être – de ce qui n’existe plus et de ce qui n’est pas encore arrivé. Chez Merleau-Ponty, seule la conscience humaine est capable d’introduire de la négativité dans la positivité, de cette opération résultant la sensation du passage du temps4. Le « temps » du monde est une présence toujours actuelle et indifférenciée, tandis que le temps humain résulte d’un « sens de » qui part du sujet et s’attache au réel5. Ce qui, selon Merleau-Ponty, définit la temporalité dans une perspective humaine, c’est la possibilité d’expérimenter le temps comme quelque chose de plus vaste qu’un présent toujours actuel – et de comprendre que chaque expérience subjective du temps est une expérience de ce que ce temps est déjà ou de ce que ce temps n’est plus ou pas encore. Somme toute, chaque dimension temporelle contient en elle-même une potentialité suggérée par l’existence de ce qui est présent(é).
Or, avec pour base théorique le temps comme dimension relative que nous venons brièvement d’exposer, notre article se propose de comprendre de quelle(s) façon(s) les conceptions du temps de Marcel Proust (1871-1922) et de Clarice Lispector (1920-1977) sont intimement liées à une subjectivité, voire à une intériorité humaine qui finit par se manifester au niveau de l’écriture. Nous avons bien évidemment conscience de l’ampleur inhérente à la question du temps, et ne souhaitons pas – puisque nous ne pouvons pas – étudier ici les conceptions du temps de Proust et de Lispector sous tous les angles possibles. Notre ambition est tout simplement de contribuer à l’étude partielle de ces conceptions et de suggérer d’éventuelles pistes de réflexion pour de futurs travaux. Nous commencerons par accorder une section à Proust et nous consacrerons par la suite une section à Lispector, non sans établir de temps à autre d’importants liens entre les pensées des deux auteurs. En guise de conclusion, nous nous adonnerons à un exercice comparatif et de synthèse plus marqué, qui nous amènera à une certaine idée de temps apercevable dans – et commune à – la prose de ces écrivains. Il s’agira non seulement d’examiner ce que nous appelons « les temps du monde » – la manière dont l’écoulement du temps est conçu et vécu par l’être humain lors de son expérience dans le monde – mais aussi d’analyser quelles tournures prennent « les temps du livre » – ces temporalités qui se déploient et se transfigurent au niveau de l’œuvre grâce à un travail esthétique que l’artiste opère sur le langage.
Le choix d’extraits proustiens et lispectoriens comme points d’appui pour une réflexion sur le temps n’est pas aléatoire. En vérité, maints passages attestent d’un changement significatif de paradigme temporel au sein du XXème siècle : le temps absolu et extérieur à l’être humain se relativise et se transforme en perspective intérieure ; et ce changement, solidifié par les travaux d’Albert Einstein (1879-1955) et de Sigmund Freud (1856-1939), se trouve de plus en plus ancré dans notre rapport actuel à la réalité et à la fiction. Par conséquent, lire Proust et Lispector peut nous aider à mieux comprendre notre relation contemporaine à nous-mêmes et aux autres dans un univers où l’axe temporel n’est plus ce qu’il fut au cours des siècles précédents. En outre, rapprocher les représentations temporelles d’écrivains qui a priori n’ont rien en commun – puisque Clarice Lispector naquit deux ans avant la mort de Marcel Proust et que ces deux personnalités vécurent dans des pays différents, ne s’étant jamais croisées – se trouve être un merveilleux exercice de découverte de points de contact tout à fait surprenants. Par ailleurs, travailler à la fois sur Proust et Lispector sert à donner continuité aux récentes célébrations de deux mémorables centenaires : la naissance de l’écrivaine brésilienne, en 2020, et la mort de l’auteur français, en 2022.
La bibliographie primaire de notre article (relative à Proust et à Lispector) est composée de trois volumes de la Recherche où certaines réflexions nous sont apparues comme essentielles pour la compréhension des nuances du temps proustien, à savoir : À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Albertine disparue (1925) et Le Temps retrouvé (1927). Nous nous sommes également appuyée sur Contre Sainte-Beuve (1954) – ouvrage posthume qui mêle critique littéraire, théorie de la littérature et quelques esquisses de la Recherche –, lequel représente, d’après nous, une excellente introduction à la complexe pensée de Proust et aux thèmes phares de son chef-d’œuvre. En ce qui concerne Clarice, nous nous sommes concentrée sur deux livres : Água Viva (1973) – une sorte de flux de pensée philosophique qui ne correspond à aucun genre littéraire défini et qui contient de précieuses réflexions sur le temps – et Chroniques (A Descoberta do Mundo en portugais, 1984) – une dense compilation, publiée à titre posthume, d’articles que Clarice écrivit pour le Jornal do Brasil, dont certains constituent de passionnantes considérations métalittéraires sur les coulisses de l’écriture.
Afin d’orienter le lecteur vers l’approfondissement de ses propres lectures de Proust et de Lispector, nous recommandons la consultation des ouvrages suivants : Le Temps sensible (1994) et Pulsions du temps (2013) de Julia Kristeva ; Proust et le temps. Un dictionnaire (2022) dirigé par Isabelle Serça. Dans la même optique, nous tenons à souligner que deux dissertations de Master, écrites au Brésil, établissent un rapprochement entre l’œuvre de Marcel Proust et celle de Clarice Lispector, à savoir : A adolescência escrita em Marcel Proust, Clarice Lispector e Anne Hérbert (2004) de Flávia de Andrade Lima et Intermitências de corações: um estudo comparado entre Clarice Lispector e Marcel Proust (2008) de Ettore Dias Medina. Les références bibliographiques complètes se trouvent dans la section « Bibliographie », à la fin de cet article.
Somme toute, il sera question, au cours des pages qui suivront, d’entrer dans les univers temporels de deux figures majeures du XXème siècle et de comprendre comment leurs temporalités se transformèrent peu à peu en réalités personnelles et artistiques qui parcourent, encore aujourd’hui, notre imaginaire. Autrement dit : un parcours d’exploration au cœur même des certitudes les plus anciennes sur l’être humain et sur son rapport à la fois au monde extérieur et à son propre monde intérieur.

1. Le temps chez Proust

En guise d’introduction à la temporalité proustienne, nous nous concentrerons d’abord sur une idée de temps comme entité extérieure à l’individu pour ensuite la déconstruire au fur et à mesure de nos analyses. Pour ce faire, examinons premièrement un extrait de la Recherche dans lequel le père de Marcel est bouleversé de constater que son fils refuse une carrière de diplomate pour se consacrer à la littérature. Nous tenons à souligner que Marcel est, dans ce contexte, le prénom du héros de la quête proustienne du temps perdu :

[…] en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux soupçons terriblement douloureux. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon […], c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois […]. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie6.

Le protagoniste se trouve devant une notion prédatrice du temps. Par l’intermédiaire de la voix de son père, Marcel (personnage principal du livre, à ne surtout pas confondre avec l’auteur biographique Marcel Proust) se découvre reclus à l’intérieur d’un temps aussi linéaire (qui passe sans revenir en arrière) que circulaire (qui passe sans apporter de changement). Le jeune homme prend tout à coup conscience que le temps passé est à jamais perdu. Contrairement à ce qu’il avait pensé, les minutes passées n’étaient pas une préparation à un avenir brillant, mais plutôt un gaspillage d’heures. Par conséquent, Marcel se découvre projeté au milieu de la ligne d’un temps en mouvement, in medias res : le passé, le présent et le futur s’abattent, séquentiels et inexorables, sur le héros, de sorte qu’il est confronté à sa propre condition mortelle et à la nature vaine de son existence. La tranquillité avec laquelle Marcel affrontait le temps est liée à l’expérience la plus immédiate de celui-ci : une existence d’espaces qui se succèdent sans être associés à la notion d’éphémère. Le protagoniste vivait dans une dynamique spatiale qui ne se perdait ni se dégradait et qui contenait en elle la potentialité d’une gloire future. Il fallut qu’une subjectivité extérieure vienne mettre les espaces en mouvement, les traversant d’une durée et d’une fin.
Si dans la Recherche le temps est, au départ, une instance linéaire et irréversible, il finit par se révéler comme une dimension comparable à l’espace, à l’intérieur de laquelle l’individu peut se déplacer de façon involontaire. La voix narrative commence à concevoir l’existence d’un « système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace7 » suite à une réflexion sur l’absence d’Albertine – petite amie du personnage Marcel qui abandonne inopinément l’appartement dans lequel elle vivait avec le protagoniste. Peu de temps après ce départ inattendu, Marcel reçoit la nouvelle de la mort de son amoureuse. Et c’est précisément cette circonstance qui provoque une prise de conscience de la mobilité du (et dans le) temps – mobilité qui a lieu dans une zone intérieure humaine, alors que le déplacement dans l’espace a lieu dans la sphère empirique. De même que la conscience du père de Marcel établit le passage du temps dans l’espace toujours présent de son fils, dans Albertine disparue, c’est l’expérience douloureuse du protagoniste qui instaure une mobilité temporelle dans les différents souvenirs, ce qui confirme l’une des lignes de pensée de Merleau-Ponty : le fait que le temps est la marque de l’être humain sur ce qui l’entoure. Quand il apprend la mort d’Albertine, le protagoniste vit l’expérience du deuil comme un voyage de retour aux instants partagés. Le processus d’oubli est une dernière remontée à la surface de moments passés dans un état impressionnable, avant qu’ils ne s’effacent :

Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle8.

De mouvement linéaire et circulaire, le temps se reconfigure en espace individuel et psychique, surgissant comme une zone à l’intérieur de laquelle certains souvenirs émergent, non pas de manière chronologique mais selon les circonstances. Au lieu d’habiter le temps et de se laisser porter par son flux, le protagoniste se trouve habité par ce même temps. De plus, si dans les mots du père de Marcel le temps qui passe annonce un éternel retour, le passage du temps pour un jeune homme amoureux représente une transmutation du sujet et du monde en quelque chose de différent. L’être qui souffre est un voyageur qui s’engage dans un parcours involontaire à travers un temps spatio-personnel qui le traverse et modifie9. Loin d’être une réalité figée, le passé est mouvant, et on peut y revenir lors d’épiphanies sensorielles ou émotionnelles. L’être proustien contient en lui à la fois l’être (le moment présent) et le non-être (les temps passés) – tout comme la temporalité de Merleau-Ponty implique une interconnexion de la positivité et de la négativité. Et comme l’affirment les écrits de Proust, l’oubli – que Freud appellera « refoulement » – sert la (ré)adaptation au réel car il affaiblit l’influence émotionnelle des instants sur le sujet conscient. Tout comme Einstein, Proust sut reconnaître la relativité du temps – rendu relatif vis-à-vis de l’unicité de chaque être humain – et son lien avec les espaces auxquels l’individu se lie de manière sensible. L’axe temporel proustien – qui suppose des reculs, des avancées et des superpositions – est ainsi tracé par les intermittences de la vie. Et à l’image de ce qui deviendra la théorie de l’inconscient de Freud, la conception proustienne prévoit une (quasi) perpétuité du temps, conservé à l’état pulsionnel dans une zone de l’intériorité humaine à laquelle on accède occasionnellement. Même si l’oubli a une action léthargique sur les heures vécues, ces heures ne cessent, en certaines occasions et avant qu’elles ne perdent leur force suggestive, de rappeler à l’individu sa connexion sensorielle au monde. Certains moments réémergent précisément parce qu’ils ne furent perdus, ayant seulement glissé vers un espace auquel la conscience et la volonté avaient cessé d’avoir accès.
Jusqu’ici, nous avons associé le temps à un sentiment de perte. Nonobstant, les écrits proustiens ne manquent pas d’aborder la possibilité de transférer les instants mnésiques vers l’espace de l’art, afin de libérer les essences qui traversent les minutes vécues. Gilles Deleuze (1925-1955) soutient que la Recherche se concrétise par un apprentissage progressif de signes propres à chaque sujet et dont la traduction artistique entraîne la révélation de vérités. Par un déchiffrement analogique – qui compare un instant présent à un instant passé – et dialogique – qui fait communiquer deux moments en soulignant leur relief commun –, le narrateur dévoile les essences que les signes contiennent10. Mais la découverte du signe passé auquel se réfère le signe présent n’est pas la fin de la quête proustienne, dont le but est une substance idéale qui unit les différents signes entre eux11. Il est nécessaire de les interpréter à travers un parcours de reformulations indispensable à l’apprentissage, accompagné d’un exercice métaphorique concrétisé au niveau de l’écriture. Les essences de Proust sont la manifestation de l’identité dans la disparité, unifiant les supports spatio-temporels dans lesquels elles se révèlent. Grâce à ces instants de superposition temporelle, enveloppés dans un élément humain commun qui les conserve, la supposée flèche temporelle se déploie comme sur elle-même, rapprochant deux points distincts et faisant ressortir la qualité commune – que Proust appelle « extra-temporelle » – dans une zone qui est en dehors du temps12. Il faut ici souligner que « extra » ne signifie pas tout ce qui est séparé du temps, mais tout ce qui le traverse et le transcende. L’extra-temporalité provient d’un dialogue entre la matière intérieure de l’individu (des signes passés conservés) et la matière du monde qui lui est encore extérieure (des signes empiriques présents). Par ailleurs, être en dehors du temps ne doit pas être interprété comme « être indépendant du temps », mais plutôt comme « être capable d’empêcher la conservation du temps dans un espace auquel la conscience n’a pas accès ». Être en dehors du temps équivaut à ne pas être exposé à l’action de l’oubli.
Malgré le fait que l’extra-temporalité puisse avoir un rapport avec le temps retrouvé, car c’est dans cette dimension immunisée contre l’action du temps que se révèle la substance commune aux différentes sensations physiques, cette extra-temporalité ne recouvre pas, selon Paul Ricœur (1913-2005), toute la complexité du temps retrouvé :

Que l’extra-temporel soit seulement le premier seuil du temps retrouvé, quelques notations du narrateur nous en assurent : d’abord, le caractère fugitif de la contemplation elle-même ; ensuite, la nécessité d’appuyer la découverte que fait le héros d’un être extra-temporel qui le constitue sur la « céleste nourriture » de l’essence des choses ; enfin, le caractère immanent, et non transcendant, d’une éternité qui, d’une façon mystérieuse, circule entre le présent et le passé dont elle fait unité13.

La découverte d’une extra-temporalité – inhérente, mais non limitée, à l’expérience empirique – n’est qu’une facette du temps retrouvé, de sorte que la recherche peut rester inachevée si l’écriture ne la complète pas. Au niveau de la vie, on découvre que quelque chose traverse différents éléments, mais cette reconnaissance est trop éphémère pour pouvoir analyser la signification profonde de la substance spirituelle. Seule la littérature, par sa capacité à fixer les événements dans la matérialité de la parole, arrache la superposition des éléments à une brièveté sensible, permettant à l’écrivain de figer cette superposition afin d’explorer ce qui en résulte. Les épiphanies proustiennes sont des indications sur le chemin à suivre, laissant chez le sujet une impression brute, mais l’enseignement qui en résulte n’est possible que dans le domaine de l’écriture14. Et ces journées ne peuvent être comprises que si, au cœur du temps retrouvé, sont réunis à la fois l’extra-temporalité perçue dans la vie – grâce à une rémission de la sensation présente à une sensation passée – et le temps passé ressuscité dans la parole présente.
Faisant allusion à la dernière scène de la Recherche, Thomas Carrier-Lafleur souligne que la littérature y est présentée comme une zone propice à la concrétisation du temps retrouvé15. L’écriture est une traduction métaphorique et progressive de temps préservés en une seule dimension spatiale : l’œuvre d’art. Après que l’espace empirique est devenu le temps intérieur par la transformation des signes sensoriels en impressions animiques, le temps humain de Proust se transforme à nouveau en espace, cette fois artistique, capable de dévoiler des vérités cachées par l’opacité sensorielle. Julia Kristeva met, elle aussi, en évidence l’interdépendance du temps et de l’espace dans le domaine de l’écriture. En privant le temps de son action destructrice et en utilisant la parole comme support concret où le langage peut exister visuellement, l’écriture arrache les mots à l’ordre mondain, constituant une zone littéraire au sein de laquelle le temps vécu est traversé et éternisé par la surface écrite16. La littérature est le lieu dans lequel les événements passés et futurs sont pensés en tant que tels, mais vécus dans le moment présent de l’écriture ou de la lecture. La perpétuité rendue possible dans le domaine littéraire ne provient pas d’une substitution du non-être à l’être (d’une transformation d’événements passés ou futurs en événements présents), mais plutôt d’une coexistence non destructrice entre les trois temporalités. Ce qui nous émeut dans la recherche du temps perdu, ce n’est pas le pouvoir dont l’écrivain fait preuve pour convertir le temps passé en temps présent, mais plutôt l’art dont cet auteur fait preuve pour faire resurgir le passé dans la parole comme un temps qui n’est plus. Et le sentiment esthétique naît au cœur même de cet infime seuil où l’éternel se laisse visiter par le fugace sans être détruit par ce dernier.
Mais si la littérature est un espace de confluence de diverses temporalités, qu’est-ce qui fait tenir cette diversité ensemble ? La réponse se trouve éventuellement chez l’auteur d’Études sur le temps humain : « Le temps est donc comme une quatrième dimension qui, en se combinant avec les trois autres, achève l’espace, rapproche et rentoile ses fragments opposites, enferme en une même continuité une totalité qui autrement resterait toujours irrémédiablement dispersée17 ». Bien que Georges Poulet parle ici du temps que l’être humain attribue au monde sensible, ses propos nous semblent applicables au temps littéraire. Le temps traverse les trois dimensions spatiales et leur confère une unité au cœur de la différence elle-même, en évitant la dispersion. Cela signifie que le temps littéraire rassemble les lieux successifs dans une toile sémantique – la totalité des temps contenus dans le récit –, se présentant comme une structure significative qui traverse les événements sans s’y consumer. L’éternité littéraire – qui est une confluence de temporalités – avec laquelle l’écriture traverse les événements décrits ne sert pas à immortaliser les faits au sein de la parole, les transformant en une actualité qui ne fuit pas. Le temps littéraire sert à préserver l’éphémère en tant que tel sans qu’il soit soumis aux lois de l’oubli. Grâce au caractère concret de la parole, les événements deviennent indépendants des dynamismes de la mémoire humaine et s’immobilisent dans l’écriture. En effet, ce sont les processus d’oubli propres à la mémoire humaine qui font que le temps est (ou non) perdu. Bien que Proust parle de fragments de temps qui réapparaissent sous forme de sensations, ravivant chez le sujet d’anciens souvenirs, il y a des moments dans la prose proustienne où le temps est trop éloigné pour être rappelé18. Ce temps impossible à ressusciter reste conservé à l’intérieur du sujet, mais les processus d’oubli, qui affaiblissent la force sensorielle des moments vécus, transforment ce temps en ruines qui ne peuvent être reconstruites. L’action suggestive du réel – qui s’appuie sur la sensation présente pour appeler à la conscience un autre moment de sensorialité similaire – cesse d’avoir un effet lorsque la sensation passée perd son potentiel sensoriel. Le temps perdu n’est pas le temps que l’individu perd quelque part dans le monde ; le vrai temps perdu est celui qui reste à l’intérieur de l’individu, mais tellement affaibli que ni le réel ni le sujet n’ont les moyens de le ramener sur la scène de la conscience. Somme toute, le vrai temps perdu est celui qui reste piégé dans les mailles de l’être humain qui le cherche. Et c’est ce genre de perte que le temps littéraire empêche. L’écriture, dans sa présence, n’empêche pas le temps de passer – elle n’empêche pas la succession des différents espaces empiriques de générer des modifications dans les éléments qui les habitent. L’écriture ne fait qu’empêcher les effets de l’oubli constitutif de la mémoire humaine grâce au présent – ou à la présence – de la parole.

2. Le temps chez Lispector

Pour faire le pont entre la présente section et la section précédente dédiée à Proust, laquelle s’est terminée avec une réflexion sur le temps de l’écriture, concentrons-nous désormais sur la temporalité lispectorienne, plus précisément sur le temps spécifique à la création d’un roman. À titre de curiosité, rappelons ici au lecteur que Clarice Lispector eut contact avec la prose de Marcel Proust à partir de 1945, comme nous le confirme Benjamin Moser : « Clarice traveled a bit and read a great deal, including Proust, Kafka, and Lúcio Cardoso’s translation of Emily Brontë’s poetry19». Mais avant cela, lors de la publication de son premier roman Près du cœur sauvage, l’écriture de Clarice avait déjà été comparée à celle de Proust, entre autres : « It is remarkable how rarely critics compared the work to that of any other Brazilian writer. Instead, they mentioned Joyce, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Dostoevsky, Proust, Gide, and Charles Morgan20 ».
À l’image de la chronologie de Proust, qui s’accomplit au rythme des sensations et des impressions, pouvant se produire à la fois dans la réalité (de manière fugace) et dans l’écriture (de manière durable) comme une simultanéité métaphorique21, la temporalité de Clarice Lispector apparaît également pour l’individu comme une réalité non fractionnée, comme le témoigne cet extrait issu d’une chronique intitulée « Souvenir de la composition d’un roman » que Lispector écrivit pour le Jornal do Brasil en 1970 :

Je ne me rappelle plus où s’est situé le début, je sais que je n’ai pas commencé par le commencement : en quelque sorte tout a été écrit en même temps. Tout était là, au moins apparemment, comme dans le spatio-temporel d’un piano ouvert, sur les touches simultanées d’un piano.
J’ai écrit en cherchant avec une très grande attention ce qui était en train de s’organiser en moi, et que je n’ai commencé à percevoir qu’après la cinquième patiente mouture. J’ai commencé à mieux comprendre la chose qui voulait être dite22.

Le processus littéraire se fait de manière non phasée : « la chose qui voulait être dite » est enveloppée dans un temps qui apparaît d’un seul coup dans l’espace – ayant droit à l’appellation « espace-temps » et ne pouvant identifier les marques d’un passé (d’un début) ni d’un futur (d’une fin) indépendamment d’un présent qui se manifeste. Lispector réunit ainsi une perception du temps à une perspective dans l’espace, puisqu’il ne peut y avoir de temps sans espace, le premier unifiant la diversité du second. L’accent est mis sur une chronologie non successive : ce qui vient pleinement à l’écrivain ne se laisse pas imprégner par un décalage temporel. Notons toutefois que, à l’instar du temps littéraire proustien, qui rassemble tous les temps et crée la permanence grâce à cette union, ici aussi les différentes temporalités sont contenues dans la simultanéité. On parle de la chose qui voulait être dite avant le début de l’écriture. Par ailleurs, on mentionne qu’ « après la cinquième patiente mouture » quelque chose fut perçu, ce qui constitue un futur par rapport à l’apparition de ce qui « était là ». Il existe une dynamique temporelle inhérente à l’acte d’écrire, caractérisée par une communication entre les différents temps qui, au lieu de se différencier, se poursuivent. De même que chez Merleau-Ponty le temps se déplace dans toutes les directions en un seul geste dynamique, de même chez Lispector le présent qui fonde l’acte d’écriture contient en lui-même le passé de la chose et le futur de celle-ci. Autrement dit : la manifestation de la chose – qui avant d’être écrite voulait être dite – précède et annonce l’œuvre dans laquelle se lancera l’écrivain. Notons en outre que la voix poétique ne mentionne pas une « chose que je voulais dire », mais plutôt quelque chose qui cherche à être dit à travers un sujet : quelque chose précède l’individu, apparaissant devant lui indépendamment de sa volonté, telle une épiphanie proustienne. Après un instant de révélation empirique, suit un mouvement non linéaire – fait d’avancées et de reculs – d’approfondissement scripturaire, afin de ressusciter la vision première23.
Même si le processus littéraire est caractérisé par une temporalité simultanée, il y a toujours, dans la prose de Lispector, une sensation de fugacité du présent. Voici un extrait du livre Água Viva dans lequel se fait entendre la voix claricienne (puisqu’il n’y a pas de vrai personnage, mais un flux continu de pensée) :

Je te dis : j’essaie de capter la quatrième dimension de l’instant-ci qui d’être si fugitif, n’est plus, car maintenant est devenu un nouvel instant-ci qui à son tour n’est plus. Chaque chose a un instant où elle est. Je veux m’emparer du est de la chose. Ces instants qui s’écoulent dans l’air que je respire : en feux d’artifice ils éclatent muets dans l’espace. Je veux posséder les atomes du temps. Et je veux capturer le présent qui, par sa nature même, m’est interdit : le présent me fuit, l’actualité m’échappe, l’actualité c’est moi toujours dans le déjà24.

En portugais, l’« instant-ci » apparaît, au début de la citation, comme « instante-já » alors que, vers la fin de la citation, la voix élide le mot « instante » pour ne laisser que le mot « ». Toutefois, la traduction française présente l’« instante-já » comme l’« instant-ci » et le « já » (isolé) comme « déjà », ce qui empêche de voir en français que le « déjà » fait, lui aussi, partie de l’instant. La voix claricienne de Água Viva nous dit qu’elle veut saisir la quatrième dimension de l’« instant-ci ». La contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » est généralement interprétée comme un possessif. L’« instant-ci » serait donc formé de trois dimensions spatiales (perceptibles dans l’expérience empirique) et d’une quatrième dimension temporelle (que l’écrivaine cherche à saisir dans son écriture). L’« instant-ci » se manifesterait dans le monde empirique en tant que tel (comme un présent qui est toujours là), à travers un espace tridimensionnel, et s’imprimerait dans l’écriture (dans sa condition de présent qui ne fuit pas) à travers une temporalité (d’une écriture qui s’étend dans le temps). Si nous concevons la phrase dans ce sens, alors le texte de Lispector entend pénétrer à travers la littérature dans une dimension plus profonde de l’« instant-ci » (quatrième dimension), non visible à l’œil nu, après avoir expérimenté cet « instant-ci » dans les trois dimensions spatiales. La transposition de l’expérience sensible vers la parole transformerait l’espace (vécu) en temps (écrit), mais ne changerait pas la nature de l’« instant-ci », qui conserverait, dans les quatre dimensions, sa condition de présence continue.
Cependant, la contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » peut cacher une autre interprétation, plus subtile. La phrase peut être comprise comme « la quatrième dimension qui est constituée par l’« instant-ci » et non comme « la quatrième dimension dont l’« instant-ci » est constitué ». Nous ne sommes pas devant un instant formé de plusieurs dimensions – trois spatiales (empiriques) et une temporelle (littéraire). Il s’agit de comprendre cet « instant-ci » comme quelque chose qui ne se trouve que dans une quatrième dimension de nature temporelle, et qui ne peut être saisi en tant que tel que dans cette quatrième dimension. L’« instant-ci » ne serait pas vécu dans l’espace, pouvant apparaître uniquement dans la temporalité – dans le présent qui rassemble en lui-même tous les temps – de l’écriture. Les écrits de Clarice Lispector semblent confirmer cette seconde interprétation lorsqu’ils déclarent que le présent est interdit. L’expérience (tridimensionnelle) que la voix du livre Água Viva fait de l’instant est celle d’une fugacité. C’est pourquoi il faut recourir à l’écriture pour saisir ce qu’il n’est pas possible d’avoir dans les trois autres dimensions : le « -ci » – l’éternel présent – que l’instant empirique cache continuellement. Ainsi se justifie l’affirmation « c’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi25 ». Ce n’est que dans le temps de l’écriture qu’il y a de l’espace pour une présence qui ne se dissout ni dans le passé ni dans le futur.
Remarquons que la voix poétique ne mentionne pas, dans la dernière phrase, le mot « instant », se référant au « déjà » comme actualité dans laquelle le sujet se trouve toujours. L’écrivain cherche le « déjà » dans l’écriture car c’est ce qui lui échappe dans la vie. Mais ce que la voix veut vraiment saisir, ce n’est pas seulement le « déjà », c’est le « déjà » qui est aussi instant et qui, dans cette condition d’instantanéité, fuit. À l’image de l’art de Proust qui devient éternel en admettant la présence du passé et du futur détachés de l’oubli, l’art de Lispector cherche aussi à travers la présence du mot (le « déjà » qui ne se dissout pas) l’instant qui passe mais qui n’est pas soumis à l’oubli. L’« instant » et le « déjà » (ce qui donne l’« instante-já » en portugais) ne forment pas un nouveau mot qui les agglutine – une sorte d’« instanjá ». Les deux gardent leur singularité – l’un comme chose éphémère (instant), l’autre comme chose éternelle (déjà). Et c’est dans cette dynamique d’une éternité qui se laisse traverser par l’éphémère – qui marque le présent de la parole sans s’y attacher – que les temps littéraires de Proust et de Lispector se fondent.
Il faut souligner que la voix poétique se réfère à l’« est » de la chose (et non à l’« être » de la chose), mettant l’accent sur le moment ontologique dans lequel les choses s’accomplissent dans une conjugaison continue. Le verbe abandonne sa neutralité infinitive – qui est absence de temps et de personne verbaux – pour se livrer à une flexion au présent de l’indicatif. Dans l’écriture, « être » (quelque chose d’écrit ou de lu) est également « avoir été » (quelque chose qui voulait être dit) et « ne pas encore être » (quelque chose de pleinement compris).
Nous avons défini le temps littéraire comme une présence qui rassemble en soi toutes les temporalités. Mais y a-t-il une autre façon pour l’écriture d’être présente ? Edson Ribeiro da Silva nous rappelle que l’une des techniques de Clarice Lispector pour la « présentification » de l’écriture consiste à « se situer comme producteur du texte, en simulant le temps de la narration et en le rapprochant du temps de la lecture26 […] ». Par un transfert, vers l’écriture, des caractéristiques du temps de la lecture, la prose de Lispector met en évidence le processus littéraire comme voie d’exploration. De même que le lecteur est emporté par la continuité d’un présent qui apparaît au cours de la lecture, de même l’écrivain fait l’expérience d’un moment toujours actuel au rythme de l’écriture elle-même. Grâce à Lispector, la figure de l’écrivain apparaît comme un corps habité par une force involontaire – et non comme une intention aprioriste et omniprésente. Comme le rappelle Ribeiro da Silva, l’écriture de Lispector incarne « la condition de l’instant comme temps qui permet à l’être de se regarder lui-même27 ». Dans cette actualité où l’être humain écrit pour observer les choses sans l’urgence du futur ou la voracité du passé, il est capable d’approfondir son expérience du monde. Le réel bouleverse sensoriellement le sujet en même temps que celui-ci reste attentif aux possibilités de recherche qui s’ouvrent en lui. Plus tard, l’artiste peut se lancer dans un approfondissement de ce qui a été esquissé dans son corps, en scrutant l’action que la réalité continue d’exercer sur son intériorité. L’expérience du monde n’est pas exclusivement involontaire (l’individu doit y participer consciemment pour au moins mémoriser ce qui se passe) et le processus d’écriture n’est pas non plus entièrement marqué par une volonté d’auteur qui est clarifiée par le langage. La conscience et l’inconscience – comme le temporel et l’intemporel – s’entremêlent dans la vie et dans la littérature elle-même28.

Conclusion

Nous avons conclu que, chez Maurice Merleau-Ponty, Marcel Proust et Clarice Lispector, l’existence du temps dans le monde n’est pas absolue, mais relative à la subjectivité humaine, c’est-à-dire à sa capacité de concevoir la négativité au cœur de la positivité. Pour contourner les effets d’une dispersion qui pourrait conduire à une disparition du vécu, Proust et Lispector fondent un espace littéraire qui rassemble toutes les temporalités (passé, présent et futur), les soustrayant à la désintégration caractéristique du temps empirique. Puisque la parole littéraire n’est pas soumise aux altérations auxquelles sont soumis les corps physiques, elle a la possibilité de préserver les événements des changements à potentiel destructeur. Nous voici devant le seuil du temps : un passage entre l’éternité – l’union de toutes les temporalités dans la tangibilité de la parole – et la brièveté – des instants qui alternent continuellement. Un chemin entre ce qui échappe – ce qui s’insinue dans l’écriture sans y apparaître entièrement – et ce qui reste – des possibilités impliquées dans un enchaînement narratif. Le temps littéraire est le fil d’Ariane des espaces vécus – la diégèse qui les perpétue dans une zone commune, les empêchant de se dissoudre dans l’oubli. Écrire, ce n’est pas une capacité divine à faire du passé et du futur un présent qui ne cesse de l’être. Écrire, ce n’est pas arracher les moments au temps, mais perpétuer dans la parole l’essentialité qui les a traversés.

Notes

1 CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bouquins », 2012, p. 1083.

2 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [format ePub], Paris, Gallimard, « Tel », 2014, p.1549-1550.

3 Ibid., p. 1550-1551.

4 Ibid., p. 1554-1555.

5 Ibid., p. 1562.

6 PROUST, Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1966, p. 59.

7 PROUST, Marcel, Albertine disparue, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967a, p. 235.

8 Idem.

9 Ibid., p. 236.

10 DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2020, p. 18.

11 Ibid., p. 21.

12 PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967b, p. 226-227.

13 RICOEUR, Paul, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « L’ordre philosophique », 2013, p. 594-595.

14 Ibid., p. 596.

15 CARRIER-LAFLEUR, Thomas, « Proust et l’autofiction : vers un montage des identités », @nalyses, Printemps-Été 2010, 5 : 2 [En ligne], p. 21-22.

16 KRISTEVA, Julia, Le langage, cet inconnu [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2014, p.75.

17 POULET, Georges, Études sur le temps humain. La Durée Intérieure, Paris, Univers Poche, « Agora », 2017, p. 481.

18 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 48.

19 MOSER, Benjamin, Why this world. A Biography of Clarice Lispector, London, Penguin Books, 2009, p. 158.

20 Ibid., p. 126.

21 TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 2015, p. 412.

22 LISPECTOR, Clarice, Chroniques [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019, p. 413.

23 Ibid., p. 414.

24 LISPECTOR, Clarice, Água Viva [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018, p. 6.

25 Ibid., p. 7.

26 Silva Edson Ribeiro da, « Jogos ficcionais como máscaras em obras de Clarice Lispector », Patrimônio e Memória, Janeiro-Junho 2014, 10 : 1, p. 229. Nous traduisons. Citation originale : « colocar-se como produtor do texto, simulando o tempo da narração e aproximando-o do próprio tempo da leitura ».

27 Ibid., p. 230. Nous traduisons. Citation originale : « a condição do instante como tempo que possibilita ao ser olhar-se ».

28 COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1998, p. 105.

Bibliographie

CARRIER-LAFLEUR, Thomas, « Proust et l’autofiction : vers un montage des identités », @nalyses, Printemps-Été 2010, 5 : 2, 25 p. [En ligne]. https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/issue/view/188
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CHEVALIER, Jean, COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1998, 350 p.
KRISTEVA, Julia, Le Langage, cet inconnu [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2014, 553 p.
KRISTEVA, Julia, Pulsions du temps, Paris, Fayard, « Sciences humaines », 2013, 780 p.
Lima Flávia Andrade de, « a adolescência escrita em marcel proust, clarice lispector e anne hérbert » (programa de pós-graduação em letras), universidade federal de pernambuco, recife, 2004, 93 p. [En ligne]
https: //repositorio.ufpe.br/bitstream/123456789/7954/1/arquivo8272_1.pdf
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LISPECTOR, Clarice, Água Viva, Lisboa, Relógio d’Água, « Ficções », 2012, 88 p.
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Medina Ettore Dias, « intermitências de corações: um estudo comparado entre Clarice Lispector e Marcel Proust » (Programa de Pós-Graduação em Letras), Universidade Estado Paulista, Faculdade de Ciências e Letras de Araraquara, 2008, 103 p. [En ligne]
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[Consulté le 28.05.2023]
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [format ePub], Paris, Gallimard, « Tel », 2014, 1176 p.
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TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 2015, 448 p.

Le temps dans la poésie de Chairil Anwar : vitesse du poème et urgence de l’écriture

Présentation de l’autrice

Isadora FICHOU (CERLOM/INALCO Paris)

Isadora Fichou est docteure en Littératures et Civilisations (INALCO). En avril 2023, elle a soutenu une thèse rédigée sous la direction d’Etienne Naveau et intitulée « L’écriture poétique de la brièveté chez Chairil Anwar à la lumière des œuvres de Sitor Situmorang et de René Char ». Ses recherches portent sur la poésie indonésienne moderne et contemporaine et la traduction littéraire. En parallèle de sa thèse, elle a mené plusieurs enquêtes de terrain en Indonésie et a enseigné la littérature indonésienne ainsi que la traduction littéraire. Elle a traduit l’œuvre du poète indonésien Chairil Anwar, dont la publication est prévue pour 2024 aux éditions Abordo. Elle étudie actuellement le développement et le rôle des communautés littéraires en Indonésie et enseigne la traduction spécialisée aux étudiants de licence et master à l’INALCO.

Pour citer cet article : FICHOU Isadora, « Le temps dans la poésie de Chairil Anwar : vitesse du poème et urgence de l’écriture »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/09/26/le-temps-dans-la-poesie-de-chairil-anwar-vitesse-du-poeme-et-urgence-de-lecriture/

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Résumés

Dans l’œuvre du poète indonésien Chairil Anwar, le processus qui mène vers la mort est engendré dès l’instant où la vie apparait. Les ravages du temps sur l’homme amènent Anwar à faire le constat suivant : puisque tout est perdu d’avance, autant vivre comme s’il n’existait pas de rivages, pas d’issue possible à la solitude, sinon le rêve, la folie et la poésie. Pour le poète, le temps est à l’origine d’une lutte du langage contre la mort. Il déforme les amours, affaiblit l’inspiration et le corps. Il semble que le temps soit finalement combattu par l’écriture elle-même. Le poème, comme la vie, deviennent ainsi éternels à travers une forme d’urgence et de vitesse au sein de l’écriture, qui cherche à échapper au décompte de la mort. Pour défier cette cruelle chronologie qui rythme son existence, le poète doit aussi se faire violence et vivre dans l’ivresse permanente pour repousser les limites du monde et du langage. Vivre dans l’instant revient dès lors à célébrer l’oubli et à transgresser les lois morales.

In Chairil Anwar’s poetry, the process that leads to death is produced the moment life appears. The ravages of time on man lead Anwar to make the following statement: since all is lost in advance, one might as well live as if there were no shores, no possible way out of loneliness, except dreams, madness and poetry. For the poet, time is at the origin of a struggle of language against death. It deforms loves, weakens the inspiration and the body. It seems that time is finally fought by the writing itself. The poem, like life, thus becomes eternal through a form of urgency and speed within the writing, which seeks to avoid counting down death. To challenge this cruel chronology that punctuates his existence, the poet must also do violence to himself and live in permanent intoxication to push back the limits of the world and of language. Living in the moment therefore amounts to celebrating oblivion and transgressing moral laws.

Mots-clefs

Instant – langage – poésie indonésienne – urgence – vitesse – oubli

Moment – language – Indonesian poetry – urgency – speed – oblivion

Sommaire

Introduction

1. L’injonction à vivre dans le présent et l’absence de ligne de temps

2. La fulgurance de l’instant et l’éternité du poème

3. Course et vitesse dans l’écriture de la brièveté

Conclusion

Notes

Bibliographie

Introduction

Chairil Anwar, poète indonésien de l’après-guerre, a marqué la littérature indonésienne moderne. Son écriture incisive a contribué à renouveler le langage poétique. Anwar a choisi d’écrire en indonésien, la langue de l’indépendance, à laquelle il a mêlé sa langue natale, le malais de la ville de Medan. Inspiré par les œuvres des écrivains néerlandais, anglais et allemands, le poète a participé à introduire l’absurde et l’individualisme dans la poésie indonésienne. Ses poèmes expriment ainsi la solitude et les contradictions de l’homme du xxe siècle. Ils décrivent la brièveté de l’existence et la nécessité vitale de l’écriture pour repousser la mort. Dans l’œuvre d’Anwar, l’urgence et la vitesse sont avant tout liées au désir d’explorer toutes les facettes du monde : « mon but est de régler son compte à tout ce qui est susceptible de m’entourer[1] », écrit le poète en 1944 dans l’une de ses lettres, adressée au critique H. B. Jassin. Dans la société indonésienne des années quarante, Anwar semble penser la vitesse comme un jeu, un défi que lui lancent au quotidien le monde urbain et les découvertes scientifiques :

Nous ne sommes pas seulement capables de prendre des photos, nous savons aussi utiliser les rayons X pour observer jusqu’au blanc de l’os. En un mot, nous ne pouvons plus être les instruments de musique de l’existence. Nous sommes les musiciens qui jouons la chanson de la vie, elle qui nous fait aller droit au but, pour toujours. Parce que nous possédons le courage, la conscience, la croyance et le savoir[2] .

Il y a aussi, chez Anwar, une urgence de la création qui tend à lutter contre la mort, la fin et la stagnation. Il y a donc une urgence de vivre, que l’on retrouve d’ailleurs dans le vitalisme dont s’inspire le poète et à travers son attirance pour le feu, pour ce qui se consume et ne se vit qu’une fois. Notre hypothèse est que l’urgence nécessaire et bénéfique liée à la création prend le dessus sur l’urgence négative chez Anwar. Elle est un choix, non une contrainte. Ce qui compte, c’est écrire avant que la mort ne surgisse, avant que le langage ne se perde et que l’homme ne succombe à la terreur. Si la vitesse, par sa capacité de destruction, peut être aliénante, elle peut aussi, à travers la poésie, être surmontée. L’urgence et la vitesse caractéristiques du xxe siècle s’accompagneraient d’une brièveté de la forme poétique chez Anwar :

Nous vivons aujourd’hui à 1000 kilomètres par heure ! Être ferme et concis ne signifie pas ne pas avoir de contenu, non ! Dans une petite phrase comme celle-ci : « Avoir du sens une fois, puis mourir aussitôt » – nous pouvons entremêler tous les buts de notre existence. C’est donc être concis, et non être vide[3]

L’écriture permet de recréer cette vitesse pour la dissoudre, la fragmenter et en tirer des parcelles de lumière La vitesse propre à une époque peut aussi constituer une force, une opportunité pour rompre avec le passé et inventer de nouvelles formes d’art. Elle rejoint ainsi le désir de Chairil Anwar de faire table rase du passé pour affronter l’inconnu. La vitesse viserait dès lors à prendre corps et à faire sens à travers une forme brève qui s’imposerait à la mémoire. Elle donnerait à voir au lecteur une série d’images en peu de temps. Lorsque l’urgence d’écrire engendre une vitesse dans l’agencement des mots, le poème produit non seulement une cadence, un mouvement, mais aussi une transformation et même une déformation de l’espace et du temps. « Finalement, qu’est-ce qui va vite dans le langage ? La vitesse engendrée par la brièveté n’y est pas une donnée physique[4] », écrit Gérard Dessons. Si la vitesse n’est pas qu’une affaire de concision de l’expression, il faut alors se concentrer sur ce qui provoque ce sentiment de hâte : « En réalité, ce qui “bouge” dans le langage ne se déplace pas, mais déplace, comme on dit que quelque chose “vous bouge[5]”. ».

Dans la poésie de Chairil Anwar, la vitesse de l’instant et sa fulgurance ne semblent saisissables que par éclairs, ou, pour reprendre une expression de Camus, par « le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs[6] ». Ces moments ancrés dans le temps présent ont une telle intensité qu’ils s’inscrivent dans l’éternité imaginaire de notre mémoire. C’est pourquoi leur exaltation est violente, parce qu’elle vit peu de temps puis finit par laisser une empreinte à travers le souvenir, qui n’est cependant jamais entièrement fidèle à l’évènement passé. Chez Chairil Anwar, cet éloge de l’instant est souvent lié à la solitude et à une forme de marginalité :

Le marin est seul sur la mer bleue,

Parmi ceux qui ont oublié d’être heureux […]

Mais ne comprends-tu pas, ma petite,

Toi qui verses des pleurs de déchirement,

Que le fugitif sera toujours laissé à l’écart

Et que même dans ce pays lointain, le soleil ne revient jamais[7] ?

Pour Anwar, la vitesse de l’instant et la joie qu’elle produit invitent avant tout à ne pas s’attacher à une forme de durée. Cette vitesse semble également dire dans un même temps la victoire et l’échec. C’est ainsi que l’on peut ressentir un élan et entrevoir un sommet où se rejoignent les contraires dans la poésie d’Anwar. À peine la vie est-elle célébrée que la mort surgit. À peine l’instant est-il découvert, apprécié, qu’il se fige en souvenir ou nous échappe. L’instant est alors un point de condensation extrême. Il est ce moment où la vie et la mort, le souvenir et l’oubli, la communication et le silence se retrouvent au coude à coude et finissent par lutter ensemble, sur un pied d’égalité. Le poème constituerait l’unique et le dernier témoignage juste de l’instant vécu, capable de traduire sa vitesse. Nous nous intéresserons ici à trois aspects du temps dans l’œuvre d’Anwar : l’invitation à vivre le moment présent, la capacité de fulgurance de l’écriture poétique, et enfin, le rythme de la course au sein du poème.

1. L’injonction à vivre dans le présent et l’absence de ligne de temps

La poésie de Chairil Anwar est marquée par l’instant. Échappant à toute mesure, à toute chronologie car isolé et fulgurant, celui-ci sauve l’homme en le libérant du décompte de la mort. Le poète, en recréant le souvenir de l’instant à travers l’écriture, appelle également à rompre sans cesse avec ce que nous obtenons, accomplissons et créons. Il ne peut dès lors que fuir toute sorte de durée et d’établissement. L’amour, le mariage, la famille, la religion, le travail, le métier[8], la carrière. Tout est désacralisé dans une écriture qui renverse au cœur de l’instant les traditions de la société indonésienne d’après-guerre. Cet amour de l’instant et ce refus de s’attacher à qui ou à quoi que ce soit amènent inéluctablement le poète à affronter sa solitude. Elle est ainsi le revers de la liberté, cette jouissance du présent qui se vit au jour le jour.

Le poème d’Anwar intitulé « À un ami » (« Kepada kawan ») reflète bien l’attachement du poète à une vie libre, solitaire et vécue toute entière dans l’instant :

Kawan, mari kita putuskan kini disini :

Ajal yang menarik kita, juga mencekik diri sendiri !

Jadi 

Isi gelas sepenuhnya lantas kosongkan,

Tembus jelajah dunia ini dan balikkan

Peluk kucup perempuan, tinggalkan kalau merayu

Pilih kuda yang paling liar, pacu laju,

Jangan tambatkan pada siang dan malam

Dan

Hancurkan lagi apa yang kau perbuat

Hilang sonder pusaka, sonder kerabat,

Tidak minta ampun atas segala dosa,

Tidak memberi pamit pada siapa saja !

Mon ami, prenons une décision ici et maintenant :

La mort qui nous attire s’étrangle elle-même !

Alors

Remplis ton verre à ras-bord puis vide-le immédiatement,

Traverse et explore ce monde, retourne-le

Étreins et embrasse les femmes, abandonne-les si elles se lamentent

Choisis le cheval le plus sauvage, fais-le galoper à vive allure,

Ne te lie ni au jour ni à la nuit

Et

Détruis à nouveau ce que tu as fait

Disparais sans héritage, sans famille

Sans demander pardon pour tes péchés

Sans adieux pour personne !

Chairil Anwar incite ici à rompre avec toutes sortes d’attaches : liens sociaux, lieux, héritages. Le poème est une invitation à profiter de l’instant présent (« vide-le immédiatement »). De cet éloge du moment présent découlent des actes ainsi qu’un état d’esprit marqués par l’audace et la subversion. Nous retrouvons ici le thème de la vitesse. L’emploi de l’impératif ainsi que les images employées, comme celle du « cheval sauvage » qui galope « à vive allure », participent à précipiter l’écriture. Il y a comme un désir d’aller vers l’excès dans le poème, pour rompre avec les valeurs du passé : « Détruis à nouveau ce que tu as fait / Disparais sans héritage, sans famille ». Dans son poème, c’est presque comme un pari qu’Anwar fait avec lui-même. Le poète a le sentiment qu’il faut dépasser certaines limites pour progresser mais les moyens employés amènent à se faire violence, à vivre dans les extrêmes. Dès lors, faire l’expérience de l’instant revient à cultiver l’oubli et à transgresser les règles : « Sans demander pardon pour tes péchés / Et sans adieux pour personne ! »

Le sujet du poème « À un ami » se revendique comme un Don Juan sans pitié envers les femmes : « Étreins et embrasse les femmes, abandonne-les si elles se lamentent ». L’éloge du plaisir chez Chairil Anwar s’accompagne d’un désengagement total et provocateur envers toutes formes de traditions et de devoirs. La jouissance n’est pas le résultat d’une recherche raisonnée des plaisirs comme c’est le cas chez Epicure, mais bien une sensation engendrée par l’ego du poète, par son goût pour le jeu et pour le risque. Le carpe diem vise ici à l’expression de l’individualisme par tous les moyens. Les autres poèmes d’Anwar montrent à quel point il peut aussi souffrir de cet état d’insatisfaction permanente. Dans le poème « Libre » (« Merdeka »), c’est avant tout cette insatisfaction qu’il décrit comme étant la première condition de sa liberté :

Aku mau bebas dari segala

[…]

Sedang meradang

Segala kurenggut

Ikut baying

Je veux être libre de tout

[…]

Dans mon déchaînement

J’ai tout arraché,

Chassé les ombres

« À un ami » exprime non seulement un dépassement des limites sociales qui établissent une séparation entre le marginal et l’homme qui se soumet aux normes, mais il met aussi en avant un dépassement des limites spatiales et temporelles puisque plus rien ne semble pouvoir régir le monde qu’imagine le poète, qui semble sans cadres (si ce n’est ceux de la forme artistique), sans valeurs, sans heures, et même, sans jour et sans nuit, qui seraient eux aussi des apparences trompeuses. On observe ici le désir de s’approprier l’espace, et même de le « retourner ». Cet individu que décrit le poète, qui n’a pas de comptes à rendre et ne fonde sa cause sur rien évoque à nouveau ce courant de l’anarchisme individualiste. Le fort caractère individualiste qui ressort de « À un ami » reflète la position du poète dans la société et son incapacité à s’établir quelque part. L’image du cheval (« Choisis le cheval le plus sauvage ») intensifie et incarne cet individualisme que rien ni personne ne peut refréner. Ainsi, les traits de ce personnage errant et insaisissable ont parfois été poussés à l’extrême par les critiques et les écrivains, jusqu’à faire de lui un symbole de l’anarchisme et de l’athéisme. Le poète propose de vivre sans affection, dans l’abandon et la solitude :

Tak sepadan

Aku kira : beginilah nanti jadinya

Kau kawin, beranak dan berbahagia

Sedang aku mengembara serupa Ahasveros

Dikutuk-sumpahi Eros

Aku merangkaki dinding buta

Tak satu juga pintu terbuka

Jadi baik kita padami

Unggunan api ini

Karena kau tidak ‘kan apa-apa

Aku terpanggang tinggal rangka

Février 1943

Désaccordés

Je pense

Que les choses se passeront ainsi :

Tu te marieras, tu auras des enfants et seras heureuse

Tandis que je vagabonderai, semblable à Ahasvérus

Maudit par Eros

Je rampe sur un mur aveugle

Pas une porte n’est ouverte

Il vaut mieux que nous éteignions

Ce feu de brousse

Car cela t’est égal

Mon corps est brûlé, il ne reste de moi qu’un squelette.

Dans ce poème, le poète appelle à nouveau à rompre pour vivre dans l’instant. Ce qu’il ne peut supporter ici, c’est la durée de l’établissement, du confort familial, du foyer. Il désire briser cette durée, pour se lier à l’imprévu et à l’inconnu. En refusant la stabilité, le poète fait le choix de l’errance éternelle : « Tandis que je vagabonderai, semblable à Ahasvérus ».  L’incapacité du poète à s’engager ou à s’établir est vécue ici comme une véritable malédiction : « maudit par Eros », ce dernier est confronté à un univers flou et plein de dangers : « je rampe sur un mur aveugle », sans repères temporels. La rupture avec la durée d’une relation amoureuse amène à nouveau à vivre de façon solitaire : « Je n’ai pas l’intention de partager mon destin / Le destin, c’est la solitude de chacun ». Choisir un destin revient ainsi à rompre avec toute sorte de durée pour Chairil Anwar. En éclairant ses poèmes de la fulgurance de l’instant, il donne une chance à l’homme de se détacher du poids de son passé et d’entrevoir un avenir possible, inconnu et lumineux. Cette conception laisse place à une énergie tournée vers le futur, qui permet le questionnement permanent.

2. La fulgurance de l’instant et l’éternité du poème

La fulgurance de l’instant marque le poème d’une durée infinie. Celle-ci tient au rayonnement que provoque l’éclatement du moment présent, son éparpillement dans la mémoire. Dans le poème « Invitation » (« Ajakan ») de Chairil Anwar, l’instant s’accompagne d’un sentiment intense d’exaltation :

Ria bahgia

Tak acuh apa-apa

Gembira girang

Biar hujan datang

Kita mandi basahkan diri

Tahu pasti sebentar kering lagi.

Ravis, joyeux

Insouciants de tout

Euphoriques

Laissons venir la pluie

Nous nous éclabousserons

Certains d’être à nouveau secs dans un instant.

La fulgurance monte ici progressivement, débutant par la joie, l’insouciance et l’euphorie, sentiments que l’écriture rend puissants par leur enchaînement, chacun occupant une ligne du poème. Puis, l’arrivée de la pluie va constituer le point où la fulgurance sera à son apogée puisqu’elle va révéler l’événement présent, lui donner un mouvement. C’est à travers la sensation de cette pluie que se déroulent l’instant et sa fin : au verbe « s’éclabousser » succède presque immédiatement la conscience « d’être à nouveau secs dans un instant ». Nous remarquons que l’instant ici n’est cependant pas achevé, il n’y a que la certitude qu’il finira dans peu de temps. C’est peut-être justement dans l’interstice entre cet instant pleinement vécu et la projection d’une future disparition de ce dernier que réside sa fulgurance. Le fait que les corps soient encore mouillés à la fin du poème accentue l’intensité du moment vécu et fait à la fois perdurer cette émotion. Celle-ci semble prise dans une vitesse inéluctable, celle de l’oubli du sentiment amoureux. Là encore, c’est bien l’expérience – celle de l’instant et de l’ivresse du bonheur – que le poète décrit, et qui semble se dérouler sous nos yeux.

Dans le poème, l’instant peut cependant prendre une autre dimension, qui est celle du souvenir. En effet, les quelques lignes qui précèdent l’extrait que nous venons de citer peuvent semer le doute quant au temps dans lequel se projette le poète :

Mari ria lagi

Tujuh belas tahun kembali

Bersepeda sama gandingan

Kita jalani ini jalan.

Soyons à nouveau heureux

Revenons à nos dix-sept ans

À vélo, côte à côte

Nous parcourons cette route.

Ici, est-ce l’évocation d’un souvenir de jeunesse ou le souhait de vivre à nouveau cet âge qui amène le poète à recréer l’instant dans le poème ? Lorsque ce dernier écrit « Revenons à nos dix-sept ans » (« Tujuh belas tahun kembali »), il peut aussi vouloir dire « dix-sept ans plus tôt/en arrière », comme il décrirait un souvenir, et non un véritable retour à cette époque. La suite du poème se déroulerait alors au rythme de la mémoire : l’image d’un garçon et d’une fille à vélo, jouant sous la pluie, désirant rejouer éternellement ce moment de jeu dans l’eau de pluie, ferait prendre conscience au poète du caractère éphémère de l’instant. Si la pluie est l’occasion d’un jeu innocent pour les deux amoureux, le poète voit en elle le meilleur et le pire : ici la pluie, comme l’instant, illumine et frappe dans un même temps. La distance qui sépare le poète de cette époque lui permet de comprendre que l’instant est peut-être seulement saisissable dans l’insouciance. Qu’il soit souvenir ou moment à nouveau vécu, l’instant arrive dans le poème au moyen d’images simples et de phrases brèves, que rien ne vient troubler. La fin du poème est à la frontière de deux dimensions temporelles. Son intensité tient encore à ces quelques minutes qui restent aux deux jeunes gens pour vivre pleinement le présent. Dans cet entre-deux, « certains d’être à nouveau secs dans un instant » (« tahu pasti sebentar kering lagi »), mais encore mouillés, l’instant est une durée que l’expression condensée tente d’allonger et de capturer.

Dans les poèmes d’Anwar, nous remarquons que la mémoire et l’oubli sont évoqués à travers plusieurs termes. Par exemple, la forme « kenang », qui peut signifier « se souvenir », « se rappeler », « se remémorer », « repenser à », « imaginer » (« kenang » dans le poème « Nouvelles de la mer », « kenangan », « souvenir, réminiscence », dans le poème « Notes de 1946 »). La forme « ingat », elle, signifie « penser à », « se souvenir de », « se rappeler ». On trouve chez Anwar la forme « ingatan » (« souvenir », « mémoire ») dans le poème « Nocturne », ou encore la forme « mengingatkan » (« rappeler », « se rappeler », « faire souvenir ») dans « Les voix de la nuit ». Une autre forme, moins courante, retient tout particulièrement notre attention : « tanda mata », qui signifie littéralement « les signes/marques des yeux ». Cette expression figure dans le poème d’Anwar intitulé « Poème pour Basuki Resobowo » : « Que reste-t-il des souvenirs ? » (« Apa tinggal jadi tanda mata ? »). Elle évoque quelque chose qui « subsiste dans le regard », tout en rappelant la fugitivité de ce dernier. Sören Kierkegaard note le caractère séduisant de l’instant dans son rapport à quelque chose d’éphémère et de rapide puisque que le mot « instant » signifie « coup d’œil » en danois (« øjeblik ») et en allemand (« Augenblick ») :

Rien en effet n’a la vitesse du regard, et pourtant il est commensurable au contenu de l’éternité. […] Un regard est donc une catégorie du temps, mais bien entendu du temps dans ce conflit fatal où il est en intersection avec l’éternité[9].

Le souvenir serait un clin d’œil du passé. Le dictionnaire des intraduisibles nous éclaire sur ce lien entre le regard, le moment présent et le mouvement qui caractérise ce dernier :

L’allemand représente l’instant non comme un point immobile sur une ligne (in-stans), mais comme un mouvement organique, le clin d’œil. L’Augen-blick allemand évoque à la fois la vitesse du regard et la lumière que celui-ci retient (cf. le poème de Schiller, « Die Gunst des Augenblicks » [« La Faveur de l’instant »]). Le mot signifie littéralement le « regard » et la « fermeture des yeux » ; c’est le cillement de l’œil qui fixe son objet, puis par extension la « brève durée » d’une telle fermeture, qu’on s’accorde à considérer comme « indivisible[10] ».

Le coup d’œil ou le clin d’œil symboliseraient ainsi le moment où resurgissent les souvenirs, de façon soudaine et rapide. Le rapport entre le regard, la vitesse, la lumière et l’instant nous ramène à l’« Invitation » d’Anwar et à son euphorie lumineuse, éphémère et éternelle à la fois.

Le poème « Tuti Artic » témoigne lui aussi de ce pouvoir de la poésie de capter les sentiments amoureux, lesquels, selon Anwar, ne durent jamais longtemps en dehors de l’écriture :

Antara bahagia sekarang dan nanti jurang ternganga,

Adikku yang lagi keenakan menjilat es artic ;

Sore ini kau cintaku, huhiasi dengan susu + coca cola.

Isteriku dalam latihan : kita hentikan jam berdetik.

Entre le bonheur présent et l’abîme du futur

Ma petite chérie lèche sa glace avec plaisir

Ce soir tu es mon amour, je te pare de crème + coca cola

Ma femme en apprentissage, nous avons arrêté les tic-tacs de l’heure

À l’illusion de l’amour, succède avec violence, à nouveau, les ravages du temps sur les deux amoureux :

Pilihanmu saban hari menjemput, saban kali bertukar ;

Besok kita berselisih jalan, tidak kenal tahu :

Sorga hanya permainan sebentar.

Aku juga seperti kau, semua lekas berlalu

Aku dan Tuti + Greet + Amoi . . . . . . hati terlantar,

Cinta adalah bahaya yang lekas jadi pudar.

Tes choix t’invitent chaque jour et sont chaque fois différents.

Demain nos chemins dériveront, nous ne nous connaîtrons plus :

Le paradis n’est qu’un jeu éphémère.

Je suis comme toi, tout s’est si vite envolé

Moi et Tuti + Greet + Amoi… cœur indocile

L’amour est un danger qui se fane vite.

« Le paradis n’est qu’un jeu éphémère » ; « L’amour est un danger qui se fane vite ». Le jeu et le risque attirent si vite le poète vers l’amour que ce dernier semble s’évaporer dès lors qu’il est ressenti, compris, dévoilé. Chez Anwar, nous remarquons que l’instant et l’éternité sont souvent réunies au moyen d’images liées aux éléments, à la nature, au jour et à la nuit. Mer, ciel, nuage, lumière, feu, soleil, éclair, lune, vent, font souvent corps avec l’instantanéité d’un évènement ou d’une émotion dans le poème.  Dans son essai « Hoppla ! », le poète écrit : « Comprennent-ils en quoi consiste réellement mon but ? Il est le diamant limé par un éclair éblouissant, qui fait cligner celui qui le regarde[11] ». L’éclair a ici à voir avec la brièveté puisqu’il incarne le souhait d’aller droit au but, de ne pas avoir peur de franchir des frontières à travers l’écriture.

L’instant peut aussi être étendu à une forme d’éternité à travers l’écriture poétique elle-même. Le combat que mène le poète dans « Aku » et son indifférence face à la mort l’amènent à écrire : « Je veux vivre encore mille ans ». Plus tôt dans le poème, l’action se déroule pourtant si vite que l’instant semble atteindre un point de non-retour : la mort du poète. La précipitation de cet « animal sauvage » est telle qu’aucune durée ne semble possible :

Laissant les balles transpercer ma peau

J’enrage et j’attaque sans trêve

Fuyant, j’emporte les plaies et le poison

Fuyant[12]

La mort semble ici n’être qu’un instant fugitif que le poète traverse pour accéder, à nouveau à un autre univers. La vie est urgence, hâte, frénésie. La mort est l’affaire d’une minute où la balle passe à travers la peau. L’éternité est donc à chercher ailleurs, dans le poème lui-même peut-être. Celui-ci témoigne de l’instant et laisse en suspens ce moment de lutte où la vie et la mort semblent être à égale distance du poète. 

3. Course et vitesse dans l’écriture de la brièveté

Chairil Anwar cherche à échapper, à fuir, mais aussi à devancer l’ennemi, les mots ou les choses. C’est donc aussi une forme de course qu’expriment ses poèmes : 

Kita guyah lemah

Sekali tetak tentu rebah

Segala erang dan jeritan

Kita pendam dalam keseharian

Mari tegak merentak

Diri-sekeliling kita bentak

Ini malam purnama akan menembus awan[13]

Nous vacillons

Un coup et c’est la chute assurée

Au quotidien nous enfouissons

Toutes les plaintes, tous les cris

Restons droits et tapons du pied

Pour semer la terreur tout autour de nous

Une nuit comme celle-ci, la pleine lune traversera les nuages.

Le poème ci-dessus évoque à la fois une urgence liée au combat et une préparation méticuleuse de celui-ci, reflétées  toutes les deux par un rythme saccadé. L’écriture est ici empreinte de tension et d’attente : « Nous vacillons / Un coup et c’est la chute assurée ». Les individus décrits chez Anwar se trouvent souvent sur cette ligne située en marge d’un non-lieu, d’un territoire où tout cesserait soudain d’exister. La douleur est occultée pour laisser place à la lutte : « Au quotidien nous enfouissons / Toutes les plaintes, tous les cris ». On retrouve à nouveau, cette association de la nuit et de la clarté, avec ici l’image de la lune. Celle-ci semble être attendue, elle est une promesse. Sa lumière « traversera les nuages » pour amener un éclairage neuf sur le monde. Au niveau du rythme, l’indonésien permet de créer une tension qui est due à la brièveté des phrases et à l’enchaînement des rimes. Le début du poème est ainsi marqué par la faiblesse et l’effondrement, à travers les rimes en « ah » (« lemah » : « faible » ; « rebah », « s’effondrer ») qui menacent le « Nous ». Le poème s’achève sur la combattivité : « merentak », « bentak ». La simplicité et la brièveté des phrases reflètent ici l’insoumission et un désir collectif de lutte. Elles entraînent aussi le poème dans un rythme rapide, qui fait ressortir la détermination et l’incitation à la révolte. À cette lucidité se mêle à nouveau une part d’imaginaire : « Une nuit comme-celle-ci, la pleine lune traversera les nuages ». La tension qui se dégage du poème est donc à la fois le résultat d’une expression simple et brève, associée à l’attente d’une lutte, d’un évènement, que la « pleine lune », cachée derrière les nuages, symbolise.

De la même façon, l’animal sauvage de « Aku » « enrage » et « attaque » mais il y a quelque chose de placide dans le poème, une marche droite et courageuse vers l’ennemi :

Aku ini binatang jalang

Dari kumpulannya terbuang

Biar peluru menembus kulitku

Aku tetap meradang menerjang

Je suis un animal sauvage

Rejeté par son troupeau

Laissant les balles transpercer ma peau

J’enrage et j’attaque sans trêve

L’animal sauvage ne dérive pas, son but est précis, comme la trajectoire de la balle qu’il laisse « transpercer » sa « peau ». Les rimes en « ku » donnent un rythme saccadé au poème. L’enchaînement de « meradang » et « menerjang » engendre un élan par le dynamisme des rimes en « ang ». Ces sonorités créent des ruptures au sein du poème, ruptures qui sont d’ailleurs déjà présentes à travers la brièveté des phrases. Concises, elles semblent dire la reprise permanente d’une bataille qui se joue ici et maintenant :

Luka dan bisa kubawa berlari

Berlari

Hingga hilang pedih perih

Fuyant, j’emporte les plaies et le poison

Fuyant

Jusqu’à ce que disparaissent peines et blessures

La répétition de « Berlari » (« Courir ») instaure à la fois une continuité de l’action et une rupture à travers le passage à la ligne. Le sujet, comme pour reprendre son souffle, détache ces deux mots pour poursuivre sa course. Il existe un rythme interne au poème chez Anwar qui produit une hâte. Mais il y a aussi un intérêt pour la course et la fuite, très présentes dans l’imaginaire du poète. Une menace permanente explique cette urgence : « Le danger est présent à chaque tournant ». Il y a là l’idée d’un risque lié à la mort, omniprésente. Dans « Aku », il y a une confrontation entre le sujet et les autres à travers la course : l’ennemi, le colonisateur et l’occupant, mais aussi les traîtres, ceux qui obéissent au système. Pourtant, dans la plupart de ses poèmes, c’est une course avec ses peurs, ses angoisses, les ombres de son enfance que le poète exprime et que l’écriture traduit. On trouve par exemple dans le poème « Le fugitif » (« Pelarian ») un état de détresse qui s’exprime par une fuite désordonnée : « Tandis qu’il court / Il heurte violemment les portes ». Le poète se lance constamment des défis, même dans ses rapports avec les femmes :

Tes yeux me défient – Un instant !

[…] Dans ton corps mince se poursuivent encore

La femme et l’homme.

Dans le poème « Invitation » (« Ajakan »), c’est à deux que la course contre le temps est évoquée. Les deux sujets sont « à vélo », et « Certains d’être à nouveau secs dans un instant ».

Au-delà de la langue, quelle temporalité engendre cette course dans le poème ? Celle-ci mêle plusieurs temps, étant à la fois dans l’immédiateté de l’action et dans la projection d’une mort imminente. Que nous disent le langage et le rythme de l’écriture sur l’implication du poète ? Il semble que ses poèmes soient toujours pris entre un élan et un mouvement opposé qui le contrôle, retient le sujet, instaurant une tension. Le poème « Coucher de soleil au petit port » déploie des sonorités et des images au sein desquelles se rencontrent la fuite du temps et l’immobilité du monde :

Gerimis mempercepat kelam. Ada juga kelepak elang

Menyinggung muram, desir hari lari berenang

Menemu bujuk pangkal akanan. Tidak bergerak

Dan kini tanah dan air tidur hilang ombak.

La bruine accélère la venue de la nuit. Il y a aussi le battement d’ailes d’un aigle

Qui effleure l’obscurité, et le murmure des jours se dérobe

Pour rencontrer les charmes du futur port. Rien ne bouge,

A présent la terre et l’eau sommeillent, les vagues se dissipent.

Conclusion

Telle qu’elle est vécue par Chairil Anwar, la vitesse semble parfois incontrôlable. Pourtant, à travers l’écriture, celle-ci devient la mesure, le cadre même de l’existence de ce dernier. La vitesse est un défi pour le poète, qu’elle soit palpable à travers l’instant, la nuit qui file ou l’impatience de transformer le monde par l’écriture. La temporalité qu’instaure la vitesse dans le poème questionne aussi la capacité d’une langue à exprimer la brièveté ou la durée d’un évènement ou d’un sentiment. La traduction permet de voir comment ce rythme peut être transmis, ou à l’inverse, comment il résiste dans le passage vers une autre langue. Explorer cette vitesse revient ainsi à faire un pacte avec le langage (poétique ou non), qui ne cesse à travers le temps d’évoluer, et qui dans ses transformations, ses défigurations et ses contraintes, oblige le poète à le travailler sans cesse.

Note : Cet article est un extrait modifié d’une partie de la thèse de l’auteure, intitulée L’écriture poétique de la brièveté chez Chairil Anwar, à la lumière des œuvres de Sitor Situmorang et de René Char[14].

Notes

[1] ANWAR, Chairil, Aku ini binatang jalang, (« Je suis un animal sauvage ») recueil de poèmes rédigés de 1942 à 1949, Jakarta : Gramedia, 1996. Il s’agit de l’édition de référence de tous les poèmes cités dans cet article. Extrait d’une lettre de Chairil Anwar au critique HB JASSIN, rédigée le 8 mars 1944. Texte original : « […] maksudnya aku akan bikin perhitungan habis-habisan dengan begitu banyka di sekelilingku. ».

[2] Extrait du « Discours de 1943 » (« Pidato 1943 ») : Kita sudah sanggup bukan mengambil gambar-gambar biasa saja, tapi juga gambar Rotgen sampai keputih tulangbertulang. Pendeknya kita tidak boleh lagi alat musik dari penghidupan. Kita pemain dari lagu penghidupan, membikin kita selamanya lurus berterang. Karena keberanian, kesadaran, kepercayaan dan pengetahuan kita punya.

[3] Ibid. « Kita hidup sekarang dalam 1000 km sejam! Tegas dan pendek bukan tidak berisi, tidak! Dalam kalimat kecil seperti : “Sekali berarti, sudah itu mati“ — kita bisa jalin-anyamkan seluruh tujuan hidup kita. Jadi tegas, bukan kosong. »

[4] DESSONS, Gérard, La voix juste, Essai sur le bref, p. 89.

[5] Ibid.

[6] Extrait du discours de réception du prix Nobel d’Albert Camus, 10 décembre 1957.

[7] ANWAR Chairil, « Pour l’album de DS », extrait de Aku ini binatang jalang, op. cit. Texte original : « Kelasi bersendiri dilaut biru, dari/Mereka yang sudah lupa bersuka. […] apa mengertikah addiku kecil/Yang menangis mengiris hati/Bahwa pelarian akan terus tinggal terpencil,/Juga di negeri jauh itu surya tidak kembali ? ». Tous les poèmes sont traduits par l’auteure de l’article.

[8] Anwar refuse la proposition de Jassin de travailler pour Balai Pustaka et dans sa revue.

[9] KIERKEGAARD, Sören, Miettes philosophiques – Le concept de l’angoisse – Traité du désespoir, p. 254.

[10] ADELUNG, Johann C, Grammatischkritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart, t.1, Leipzig, 2ème éd. 1793, sous art. « Augenblick », col. 561, cité par BALIBAR, Françoise, BUTTGEN, Philippe, CASSIN, Barbara, dans CASSIN, Barbara, Le dictionnaire des intraduisibles, p. 816-818.

[11] « Adakah insap mereka, tujuanku: intan yang dicapai kilatnya menyilaukan, mengedip-ngedipkan mata si penglihat. »

[12] « Biar peluru menembus kulitku/Aku tetap meradang menerjang/Luka dan bisa kubawa berlari/Berlari ».

[13] Poème sans titre.

[14] Date de la soutenance : 7 avril 2023.

Bibliographie

ANWAR, Chairil, Aku ini binatang jalang, (« Je suis un animal sauvage ») recueil de poèmes rédigés de 1942 à 1949, Jakarta : Gramedia, 1996, 111p.

CASSIN, Barbara, Vocabulaire européen des philosophies. Le dictionnaire des intraduisibles, Paris : Éditions du Seuil, 2019, 1600p.

DESSONS, Gérard, La voix juste, Essai sur le bref, Le marteau sans maître, Paris : Éditions Manucius, 2015, 155p.

KIERKEGAARD, Sören, Miettes philosophiques – Le concept de l’angoisse – Traité du désespoir, Paris : Gallimard, 1990, 504p.

Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA)

Camille Le Gall

Camille Le Gall est doctorante à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Elle écrit sa thèse sur la transcription et la (re)traduction des voix marginales en français dans quatre romans du Sud des Etats-Unis. Ces voix marginales sont variées, allant des voix africaines américaines aux voix queer ou encore handicapées. Elle est dirigée par Nathalie Vincent-Arnaud et Aurélie Guillain (CAS).

camille.le-gall@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : LE GALL Camille, « Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/temp-traduction-et-retraduction-la-question-de-la-traduction-du-vernaculaire-africain-americain-vva/

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Résumé

Les dynamiques de traduction et de retraduction en littérature suivent-elles un schéma temporel prévisible et linéaire ? Selon Antoine Berman, qui a théorisé la retraduction en 1990, le modèle classique observé en traduction littéraire serait celui d’une domestication première, suivie par une étrangéisation plus grande à partir de la deuxième traduction. Le temps confèrerait au traducteur et à l’œuvre traduite une plus grande marge de créativité et d’expérimentation linguistique en langue cible, dans le but de se rapprocher des effets et des étrangetés produits par la langue, le style et la culture du texte source, alors que la première traduction aurait pour but d’introduire le texte source dans la culture cible, dans une optique de lisibilité et d’accessibilité. Il s’agira d’explorer cette théorie à partir de romans (et de leurs traductions) du Sud des États-Unis datant de la première moitié du xxe siècle, qui mettent en scène des personnages africains américains et font usage du sociolecte appelé Vernaculaire Africain Américain (VAA). Dans le cadre d’une étude sur la traduction de la voix « marginale » ou « minoritaire » en littérature, la théorie de la retraduction de Berman sera particulièrement intéressante à observer, mais également à nuancer. Il sera pertinent notamment d’interroger la chronologie des traductions et des retraductions pour explorer cette théorie : par exemple, quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix marginale ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

Abstract

Can we predict the patterns at play in the dynamics of literary translation and retranslation? According to Antoine Berman, who emitted the first retranslation theory in 1990, the common pattern in literary translation is that the first translation has domesticating undertones, while the retranslations then tend towards more and more foreignization. Time allows for more room for the translators to be creative with the characteristics of the target language, in the aim of reflecting the effects and specificities of the source text’s language, style and culture. On the other hand, the aim of a first translation is that of introducing and integrating the source text into a foreign culture, making it as accessible as possible. In this article I will explore this theory through the study of four novels (and their translations) from the South of the United States and from the first half of the 20th century, which stage Africain American characters and which use African American Vernacular English (AAVE). I will strive to prove the cogency of the association between the study of the translation of “minority voices” and Berman’s theory of retranslation, which I will also put into question. I will study the chronology of the translations and retranslations of the novels under scrutiny and ask questions like the following: when was the first translation published compared to the publication date of the source text? How is that potential discrepancy relevant when it comes to the poetic and political approach of minority voices in translation? What do you do with so-called « canonical” texts which have not been retranslated due to their status?

Mots-clés

Traductologie – Retraduction – Sociolecte – Vernaculaire Africaine Américain – Littérature du Sud des États-Unis – William Faulkner – Carson McCullers – Zora Neale Hurston

Sommaire

Introduction

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Bibliographie

Introduction

L’association entre les Retranslation Studies, ou théories de la retraduction, et la question de la traduction des sociolectes constitue une base théorique pertinente pour l’analyse de notre objet d’étude, à savoir la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VAA) tel qu’il apparaît dans trois romans d’auteurs·rices du Sud des États-Unis : The Sound and the Fury (1929) de William Faulkner, Their Eyes Were Watching God (1937) de Zora Neale Hurston, et The Heart Is a Lonely Hunter (1940) de Carson McCullers.

La notion de sociolecte a été définie par Annick Chapdelaine et Gillian Lane-Mercier :  

On peut […] considérer le terme de sociolecte comme un terme générique qui recouvre ceux, plus spécifiques car fondés sur un ensemble plus restreint de paramètres, de vernaculaire, qui désigne le parler d’un groupe ethnique en marge de la langue officielle comme des instances de pouvoir, de patois, qui renvoie au seul parler paysan, de pidgin et de créole, basés surtout sur des critères de formation linguistique et d’appartenance ethno-géographique, de dialecte, enfin, où les déterminations géographiques impliquent en règle générale des déterminations socio-culturelles[1].

Le Vernaculaire African Américain, bien qu’il contienne le terme de « vernaculaire » dans son acceptation, peut également entrer dans la catégorie du « dialecte » tel que l’entendent Chapdelaine et Lane-Mercier, puisqu’il s’est développé dans un contexte géographique bien particulier impliquant des déterminations socio-culturelles, à savoir les plantations de coton du Sud des États-Unis pratiquant l’esclavage. Ainsi, nous engloberons les caractéristiques de cette forme d’anglais non-standard sous l’appellation de « sociolecte ».

En France, le débat sur la traduction des sociolectes a émergé à l’époque où l’article mentionné plus haut fut publié, dans le volume 7 de la revue TTR (Traduction Terminologie Rédaction). Déjà, Bernard Vidal y étudiait la question de la traduction du VAA, les limites des traductions existantes et le besoin de développer de nouveaux outils de traduction afin de le retraduire sans occulter ses caractéristiques culturelles, historiques et avant tout politiques.

Nous pouvons associer ces considérations à la théorie de la retraduction d’Antoine Berman, qu’il a introduite dans le quatrième numéro de la revue Palimpsestes en 1990. Paul Bensimon résume le propos de Berman dans sa « Présentation » :

La première traduction procède souvent — a souvent procédé — à une naturalisation de l’œuvre étrangère ; elle tend à réduire l’altérité de cette œuvre afin de mieux l’intégrer à une culture autre. […] La première traduction ayant déjà introduit l’œuvre étrangère, le retraducteur ne cherche plus à atténuer la distance entre les deux cultures ; il ne refuse pas le dépaysement culturel : mieux, il s’efforce de le créer[2].

Aujourd’hui, les catégories de « naturalisation » et de « dépaysement culturel » sont plus souvent entendues comme « domestication » et « étrangéisation », deux stratégies de traduction définies par Lawrence Venuti dans The Translator’s Invisbility[3]. La notion de « décentrement » est également souvent associée à l’étrangéisation et fait référence à l’utilisation de procédés discursifs et linguistiques « non-standards » dans la culture et la langue cible, surtout dans une traduction dont la langue cible est une langue majoritaire imposée dans les institutions officielles sous une forme acceptée comme « standard », comme le français dans le cas de notre étude.

Berman établit également dans son article la définition d’une grande retraduction : celle-ci serait marquée par une certaine abondance linguistique et culturelle, et adviendrait à un « moment favorable » dans l’histoire de la traduction, qui « (re)vient lorsque, pour une culture, la traduction d’une œuvre devient vitale pour son être et son histoire[4] ». Cette notion de « moment favorable » nous sera utile pour considérer la chronologie des traductions des romans que nous étudierons.

Dans cette exploration des traductions et des retraductions des romans mentionnés plus haut, nous nous poserons les questions suivantes : quels sont les enjeux socio-idéologiques des différentes représentations du VAA dans les textes sources et comment les refléter dans les traductions ? Quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix africaine américaine ? Quelles stratégies ont été adoptées par les traducteurs·rices en fonction de l‘époque de traduction et quels en sont les effets sur le lectorat ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

Chacun des trois romans de notre corpus présente une transcription particulière du Vernaculaire Africain Américain et il est important de délimiter les enjeux socio-idéologiques liés à ces spécificités. Hurston et Faulkner représentent tous deux le VAA de manière très poussée et détaillée, dans les dialogues notamment, via les marqueurs qu’ils utilisent pour le retranscrire. Des marqueurs phonographologiques (en gras dans les extraits suivants) et grammaticaux (en italiques) sont notamment employés pour souligner les particularités syntaxiques et phonologiques du sociolecte. Le premier paragraphe est un extrait de Hurston, le second de Faulkner :

What she doin’ coming back here in dem overhalls? Can’t she find no dress to put on?—Where’s dat blue satin dress she left here in?—Where all dat money her husband took and died and left her?—What dat ole forty year ole ’oman doin’ wid her hair swingin’ down her back lak some young gal?[5]

Whut I want to waste my time foolin a man whut I don’t keer whether I sees him Sat’dy nighter not? I won’t try to fool you,” he says. “You too smart fer me. Yes, suh,” he says […][6].

Si Faulkner et Hurston n’avaient pas la même expérience du VAA, Faulkner étant blanc, Hurston africaine américaine, leurs transcriptions produisent un résultat similaire mettant en avant un parler bien spécifique (rehaussé notamment par son contraste avec l’anglais dit « standard » utilisé soit dans la narration, soit par d’autres personnages). Cependant, si nous prenons en compte les éléments diégétiques de chacun des deux romans, les enjeux socio-idéologiques propres à l’utilisation du VAA ne sont pas identiques.

Hurston, en plus d’utiliser des marqueurs linguistiques propres au VAA, construit l’identité africaine américaine de ses personnages via un usage extensif de ce qu’elle a elle-même décrit comme la « volonté de parure » (« the will to adorn[7] ») propre à l’expressivité africaine américaine : une de ses particularités est l’usage de métaphores et de comparaisons, présentes en abondance dans le roman (« dey’s gone lak uh turkey through de corn[8] », « If you kin see de light at daybreak, you don’t keer if you die at dusk. It’s so many people never seen de light at all. Ah wuz fumblin’ round and God opened de door[9] »). On remarque également la présence de nombreuses références culturelles à des activités propres aux communautés africaines américaines, comme la mention du « ring shout[10] », une tradition religieuse chantée et dansée. Chez Hurston, la représentation de l’identité africaine américaine est enjouée, célébrant la richesse de cette culture qui s’exprime sans barrières imposées par des personnages blancs ; en effet, le roman décrit notamment la construction d’Eatonville en Floride, dans laquelle la communauté africaine américaine vivait en autonomie.

Au contraire, dans le roman de Faulkner, les relations entre la communauté africaine américaine et la société blanche sont au cœur de l’histoire, elle-même centrée sur la déchéance de la famille Compson. Les personnages africains américains travaillant pour la famille sont présentés comme témoins perspicaces et lucides de la descente aux enfers des Compson, ultime humiliation pour une famille désargentée du Sud qui tirait autrefois sa richesse de l’esclavage. Compte tenu de cet enjeu, le contraste entre le VAA des personnages africains américains et l’anglais relativement « standard » des personnages blancs est d’autant plus important à souligner. De plus, plusieurs personnages africains américains du roman sont capables de jouer avec leur identité et leur manière de s’exprimer dans le but d’évoluer au sein la société blanche. Le cas du révérend Shegog est particulièrement parlant : il s’agit d’un personnage vivant dans le nord du pays mais descendu dans le sud pour assurer la messe de Pâques. Ayant l’habitude de naviguer dans la société blanche et éduquée du Nord, le révérend commence la messe avec le ton d’un homme blanc, « une voix unie et froide[11] », utilisant une prononciation standard : « I got the recollection and the blood of the Lamb[12]! ». Il lui faudra cependant peu de temps pour s’adapter subtilement à son public, la congrégation africaine américaine, et pour passer à un parler reconnu par ses pairs : « ”I got de ricklickshun en de blood of de Lamb!” They did not mark just when his intonation, his pronunciation, became negroid[13] ». Les jeux de contraste établis dans le roman mettent en lumière la présence et l’importance du VAA dans la communauté africaine américaine du Sud, bien qu’elle se construise quasiment uniquement vis à vis de la société blanche dans laquelle elle est opprimée et discriminée, contrairement au roman de Hurston.

La représentation du Vernaculaire Africain Américain dans The Heart Is a Lonely Hunter de Carson McCullers se fait bien plus discrète que dans les deux romans mentionnés précédemment. Là où Hurston et Faulkner font usage de marqueurs à la fois grammaticaux et phonographologiques, donnant lieu à une transcription riche et déstabilisante pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard », McCullers n’utilise quasiment que des marqueurs grammaticaux, et dans une bien moindre mesure que les deux autres auteurs·rices. Par exemple, lorsque Portia, une femme africaine américaine travaillant au service de la famille Kelly, est introduite dans le roman, son identité africaine américaine nous est révélée dans du discours direct certes, mais de manière thématique plus que linguistique, puisque Portia mentionne elle-même sa couleur de peau : « ”And that is the various reason why I’m a whole lot more fortunate than most colored girls,” Portia said as she opened the door[14] ». Le seul indice de son usage d’un anglais « non-standard » est l’élision du pluriel dans le segment « the various reason why ». Par la suite, les marqueurs du VAA sont disséminés de manière assez parlante dans le discours direct des personnages africains américains pour faire comprendre au lectorat l’identité du personnage, mais cette transcription n’entrave pas la lecture pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard » : « It about our Willie. He been a bad boy and done got hisself in mighty bad trouble. And us got to do something[15] ». En effet, le texte de McCullers a pour ambition, entre autres, de mettre en lumière les injustices subies par la communauté africaine américaine au sein de la société blanche (arrestations injustifiées, violences physiques et psychologiques), et le roman n’adopte pas la visée enjouée et culturelle de celui de Hurston par exemple, mais une perspective bien plus sociale.

Chacun des romans de notre corpus contient des enjeux socio-idéologiques bien spécifiques quant à la représentation de l’identité africaine américaine via la transcription du VAA dans les textes. Il s’agit à présent de nous demander si ces enjeux ont été reflétés dans les choix opérés par les traducteurs·rices des romans, et si la dynamique de traduction/retraduction énoncée par Berman peut être observée ou nuancée dans le cas de notre corpus.

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

Il s’agit tout d’abord de dégager les principales tendances liées à la première traduction du sociolecte qu’est le VAA en fonction des époques. Si les premières traductions de Faulkner et de McCullers ont suivi leur publication originale de près (1938 pour la première traduction de The Sound and the Fury, 1947 pour celle de The Heart Is a Lonely Hunter), la première traduction de Their Eyes Were Watching God en France n’est apparue qu’en 1993, soit plus de cinquante ans après sa publication aux États-Unis. Nous verrons que ce décalage temporel entre les premières traductions de notre corpus n’est pas sans incidence sur les choix opérés par les traducteurs·rices.

Nous nous focaliserons dans un premier temps sur les traductions de Faulkner et de McCullers. En effet, bien qu’elles datent toutes deux de la première partie du xxe siècle, époque effervescente pour la popularité des auteurs·rices américain·e·s en France (avec Steinbeck et Faulkner comme figures de proue), les traducteurs·rices ont opté pour des stratégies de traduction bien différentes.

Dans le cas de The Sound and the Fury, la première traduction du texte a été réalisée par le traducteur phare des auteurs·rices américain·e·s en France à l’époque, Maurice-Edgar Coindreau. Le défi de la traduction du VAA dans le texte source s’est imposé d’emblée au traducteur, qui a abordé la question dans son introduction au texte de Faulkner : « J’ai […] résolument écarté toute tentative de faire passer dans mon texte la saveur du dialecte noir. Il y a là, à mon avis, un problème aussi insoluble que le serait, pour une traduction de langue anglaise, la reproduction du parler marseillais[16] ». Malgré cette prise de position, il n’a pas  complètement neutralisé la voix africaine américaine en lui attribuant un parler français « standard », mais il l’a domestiquée en lui substituant un parler rural francophone, qu’il justifie dans son article intitulé « On Translating Faulkner »:

On m’a souvent demandé : « Comment traduire un dialecte ? » Selon moi, c’est un détail de peu d’importance. Si les personnages ruraux de Faulkner parlent un dialecte issu du Mississippi, ils parlent avant tout comme des ruraux, et c’est là tout ce qui compte. On peut appliquer le même raisonnement aux personnages africains américains. Si Dilsey, l’admirable « nanny » de la famille Compson, retient notre attention, ce n’est pas pour la couleur de sa peau. Ce qui fait d’elle une grande figure de fiction sont sa noblesse de caractère, sa dévotion, son abnégation et sa résilience, qualités qui peuvent être reflétées dans n’importe quelle langue sans détourner notre attention de la grandeur du personnage. Tous les hommes de ma génération en France ont connu dans leurs familles des équivalents de Dilsey. Nous connaissons leur manière de parler, et c’est tout ce qui nous importe[17].

Voici un exemple de ce parler rural francophone mis en place dans la traduction du VAA dans Le Bruit et la fureur : « Je l’ai trouvée là où qu’on les trouve. Y en a encore des tas, là d’où elle vient[18] ». Pour reprendre les propos de Coindreau, s’il est vrai que le personnage de Dilsey retient l’attention du lecteur par sa grandeur d’âme et son abnégation, le contraste entre celle-ci et la laideur humaine de la famille Compson n’est que renforcé par l’ironie du renversement de situation entre les personnages blancs et africains américains dans le roman. Ce contraste est très spécifique à l’histoire sociale et politique du Sud des États-Unis, et ramener le VAA à un parler rural proche du patois francophone relève d’une domestication neutralisant toute trace des enjeux politiques et historiques contenus dans la représentation du VAA en littérature. Cependant, cela est longtemps resté une tendance tenace en traduction française comme le souligne Bernard Vidal dans son article sur la traduction du VAA[19]– une tendance qui a même dépassé les limites de la première moitié du xxe siècle, comme nous le verrons ci-après. Cette stratégie de domestication donnant lieu à une neutralisation de l’identité africaine américaine reste néanmoins la moins « risquée » quant à la représentation d’une identité vue comme « noire », puisqu’elle évite le choix d’une équivalence essentialisante relevant d’une potentielle vision caricaturale de la voix noire. Comparons en effet cette stratégie avec celle adoptée par Marie-Madeleine Fayet dans sa première traduction de The Heart Is a Lonely Hunter, datant de 1947. Dès la première apparition d’une voix africaine américaine dans le roman, la stratégie choisie par Marie-Madeleine Fayet se fait tristement notable :

Willie, le nègre de la cuisine, était devant lui, en toque blanche et long tablier blanc. L’émotion le faisait bégayer :

« Et il c-c-cognait son poing fe’mé cont’ le m-m-mu’ de b’iques[20]. »

Le lectorat remarquera d’emblée l’utilisation d’un terme aujourd’hui dépassé[21] pour traduire l’expression plus neutre de « coloured boy » utilisée par McCullers[22] : il est intéressant de soulever ce décalage, puisque l’utilisation de « coloured boy » par McCullers apparaît comme un choix visant une certaine « neutralité idéologique » (le personnage de Portia revendique la dimension « correcte » de cette expression : « polite peoples – no matter what shade they is – always says coloured.[23] »). S’il est vrai que, dans le roman, le personnage africain américain du Dr Copeland utilise le terme de « Negro » dans la même dynamique de ré-appropriation identitaire que le mouvement des droits civiques dans les décennies suivantes, la voix narrative emploie l’expression plus « neutre », à l’époque, de « coloured » ; il semble alors que la traductrice n’ait pas identifié ce décalage, source de débats dans la société de l’époque et au sein même du roman, entre « neutralité idéologique » et « revendication identitaire » dans l’utilisation des différents termes par différentes voix dans le texte. En outre, Fayet a opté, pour retranscrire l’identité du personnage, pour la transcription d’un accent vu à l’époque comme la représentation stéréotypique de la voix « noire » arrivant notamment des territoires colonisés par la France. Pour ce faire, la traductrice a ôté les « r » dans les occurrences de discours direct de personnages africains américains dans le roman, nous faisant alors entendre un accent dit « noir » très présent dans l’imaginaire collectif en France à cette époque[24]. Il s’agit également de la stratégie adoptée par Pierre-François Caillé dans sa traduction des voix africaines américaines présentes dans le roman Gone With the Wind de Margaret Mitchell, dont la traduction française a été publiée en 1938. Sa traduction précédant celle de Fayet, il est possible que cette dernière s’en soit inspirée pour ses propres choix face au texte de McCullers, compte tenu de la popularité du texte traduit par Caillé en France à l’époque. Cependant, il reste important de préciser que les deux romans, celui de Mitchell et celui de McCullers, n’envisageaient pas du tout les mêmes enjeux quant à la présence des personnages africains américains dans l’histoire. Là où le texte de Mitchell affiche une position esclavagiste, présentant les personnages africains américains comme fidèles servants des Blancs, satisfaits de leur condition, McCullers n’avait pas du tout le même positionnement quant à sa représentation de l’identité africaine américaine, très réaliste au sujet de la réalité de la société du Sud à l’époque et ne glorifiant en aucun cas l’héritage de l’esclavage.

Ainsi, si la stratégie de Coindreau est discutable sur des aspects historiques et politiques, le choix de Fayet est encore plus problématique, en particulier aux yeux de lecteurs·rices contemporain·e·s. À l’époque de ces traductions, la question de la traduction des sociolectes n’était pas encore engagée dans les cercles académiques, et la réflexion autour de l’utilisation de formes linguistiques « non-standards » en traduction française n’était pas non plus encore entamée comme elle l’est depuis une trentaine d’années, rendant difficile l’expérimentation linguistique. On observe alors dans ces deux premières traductions une dynamique de domestication forte, comme prévue par la théorie de Berman, mais ayant deux résultats bien différents : la neutralisation chez Coindreau d’une part, et la représentation caricaturale chez Fayet d’autre part. Dans les deux cas, les choix d’équivalences des traducteurs·rices pour la voix africaine américaine (un parler rural francophone et un parler typique perçu comme « noir ») entrent dans une dynamique ethnocentrique d’intégration d’un texte étranger dans une culture cible, ce qui correspond aux propos de Berman quant aux premières traductions.

Cependant, serait-il possible d’attribuer les défauts de ces premières traductions à l’époque de leur production, et qu’en est-il alors de la première traduction du roman de Zora Neale Hurston ? Comme mentionné plus haut, celle-ci date de 1993, soit bien plus tard que les textes de Faulkner et McCullers. Hurston avait elle-même énormément perdu en popularité aux États-Unis, tombant presque dans l’oubli jusqu’aux années 1970-1980, époque à laquelle la tonalité féministe de son premier roman fut célébrée par une autrice féministe africaine américaine, Alice Walker. Ainsi, il fallut encore un peu de temps à ce texte pour faire son chemin jusqu’en France, traduit pour la première fois aux éditions de l’Aube, maison d’édition engagée pour l’introduction en France de textes dits « du monde[25] ». Françoise Brodsky, première traductrice de Their Eyes Were Watching God en France, a mené un travail poussé sur le texte pour essayer d’en rendre certaines particularités propres à l’expressivité africaine américaine. Elle a notamment publié un article peu après la publication de sa traduction, revenant sur ses méthodes et mettant en avant une connaissance des enjeux liés à la traduction du sociolecte : « Pour ce qui est des dialogues, écrits phonétiquement, il était bien entendu exclus (sic) de se rabattre sur un dialecte français genre berrichon ou auvergnat, petit-nègre ou argot parisien[26] ». Elle met ainsi de côté les stratégies de domestication les plus communes opérées en traduction française face aux voix « non-standards » en littérature. Elle a alors opté pour une certaine créativité musicale autour de la langue dans le but de refléter certains aspects linguistiques et grammaticaux du VAA ; par exemple, elle a souhaité reproduire la redondance grammaticale du sociolecte (présent par exemple dans les doubles participes passés : « They done ”heard” ’bout you just what they hope done happened[27] ») qui selon elle, « confère une sonorité insistante à la phrase[28] »; elle a pour ce faire inventé un système de doubles mots : « rien de c-que j’ai enduré-subi est de trop si tu te tiens sur les hautes terres ainsi que jl’ai rêvé[29] ». « Mais jcrois bien qu’elle était épuisée-fatiguée pasqu’elle m’a plus frappée[30] ». Bien qu’elle ait fait preuve de créativité linguistique et musicale par ce procédé (elle a par ailleurs traduit tous les chants rimés présents dans le texte), reflétant par là une certaine étrangeté propre à la dimension « non-standard » du sociolecte, le fait de disséminer ces doubles mots çà et là dans le texte ne permet pas vraiment d’en faire un système linguistique cohérent. De plus, si Brodsky a insisté dans son article sur sa volonté de reproduire une langue traînante, les contractions utilisées dans sa traduction (visibles dans les exemples cités plus haut) impliquent une certaine rapidité, voire une fragmentation dans l’expérience de lecture, alors que la lecture du VAA dans le texte source se veut plus fluide et lente[31]. Elle a également eu recours à plusieurs endroits à une syntaxe rappelant fortement le parler rural qu’elle souhaitait éviter (« où qu’elle est », « pourquoi qu’elle », « où qu’elle l’a laissé[32] »). Sa traduction apparaît alors comme représentative de son époque de production, affichant une certaine conscience des enjeux impliqués dans la traduction d’un sociolecte, tout en conservant une grande lisibilité linguistique dans ses choix de traduction, permise par une expérimentation langagière présente mais limitée.

Ainsi, il est évident que l’époque de traduction a une influence sur les stratégies adoptées par les traducteurs·rices : les questionnements formulés par Brodsky dans le cadre de sa traduction ont été permis par les débats traductologiques actifs dans la sphère académique depuis le tournant éthique de la traduction marqué par les travaux d’Antoine Berman et de Lawrence Venuti. La prise en considération de l’autre, de l’étranger, ancré dans un cadre culturel, historique et politique particulier, est ainsi devenu un des critères principaux à respecter en traduction ces dernières années. Un autre paramètre à prendre en compte est le cadre éditorial dans lequel la traduction est produite : traduire pour une maison d’édition « engagée » comme l’Aube, comme l’a fait Brodsky, ne recouvre pas les mêmes enjeux, en termes de créativité et d’expérimentation, mais également de diffusion et de réception, que le fait de traduire pour une maison à portée bien plus large comme Gallimard, dans le cas de The Sound and the Fury, ou Stock, pour The Heart Is a Lonely Hunter[33]. Pour revenir à la théorie de Berman, on observe bien dans le cas des deux premiers textes traduits une tendance à la domestication, bien moindre dans la tentative de traduction de Hurston par Brodsky, qui ne fait pourtant pas vraiment preuve d’étrangéisation ou de décentrement, mais plutôt de créativité stylistique. Il faut tout de même souligner que cette créativité stylistique permet de préserver la lisibilité du texte pour le lectorat cible, ce qui favorise, là encore, l’intégration de cette première traduction dans la culture cible.

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Dans cette partie, nous nous focaliserons sur les retraductions de McCullers et de Hurston, puisque, nous le verrons plus bas, le texte de Faulkner n’a jamais été retraduit mais simplement révisé pour l’édition de la Pléiade des romans de l’auteur.

La retraduction de The Heart Is a Lonely Hunter par Frédérique Nathan a été publiée en 1993, c’est-à-dire la même année que la première traduction de Hurston. Mais alors, la retraductrice de McCullers a-t-elle aussi été influencée par le tournant éthique traductologique ? Si la première traduction du VAA dans The Heart Is a Lonely Hunter était marquée par la reproduction d’un accent stéréotypique, poussant ainsi la représentation de l’identité noire jusqu’à la caricature, la retraduction du roman, peut-être par surcompensation et par peur de retomber dans les défauts de la première traduction, prend le chemin inverse et neutralise l’identité africaine américaine en appliquant la stratégie la plus commune déjà énoncée, à savoir l’utilisation d’un changement de registre dans le sens d’une certaine informalité et d’un parler rural : « Il vient et il s’arrête pour voir ce qui se passe. Et Mr. B-B-Blount le voit et commence à parler et à brailler. Pis d’un coup y tombe par terre[34] ». Ici, la polysyndète nous rappelle un parler simple et factuel, informel, voire enfantin, et le remplacement du pronom « il » par « y » relève d’un parler rural, comme l’utilisation de « pis » à la place de « puis ». Il est intéressant de noter que cette manipulation du registre est également la stratégie adoptée par la retraductrice de Gone With the Wind en 2020, Josette Chicheportiche, comme si le caractère problématique des premières traductions de ces textes avaient motivé cette rétrogradation vers une certaine neutralité, ou plutôt neutralisation. À cela s’ajoute l’argument de l’accessibilité des textes pour le lectorat cible, garantissant une plus large diffusion de l’œuvre retraduite (argument lourd d’implications, compte tenu du poids financier que représente la retraduction d’un texte pour une maison d’édition). Cette accessibilité se construit notamment en offrant au lectorat un texte à la fois « standard » (au contraire d’expérimental) et allant dans le sens des conventions morales de l’époque (l’impact des théories post coloniales et la diffusion des discussions sur la représentation des minorités, en France et aux États-Unis, proscrivent aujourd’hui les représentations stéréotypiques de ces minorités). En ce sens, les années 1990 représentaient un « moment favorable » pour une retraduction du roman bannissant le stéréotype raciste présent dans la première traduction.

Ainsi, l’évolution entre traduction et retraduction décrite dans le schéma de Berman n’est pas vraiment observable dans le cas des traductions de McCullers, qui vont d’une domestication particulièrement flagrante et caricaturale à une autre domestication, plus discrète mais neutralisant l’identité africaine américaine présente dans le VAA. En tout cas, la retraduction ne se veut pas vraiment « attentive […] à la lettre du texte source, à son relief linguistique et stylistique, à sa singularité[35] ». On notera également que la deuxième traduction a de nouveau été prise en charge par les éditions Stock, dont la portée est large et accessible dans le paysage littéraire français.

En comparaison, la retraduction de Hurston, datant de 2018, présente au lectorat français un travail linguistique accompli : publié chez Zulma, maison d’édition publiant de la « littérature du monde entier[36] », la retraduction a été produite par Sika Fakambi, traductrice franco-béninoise plusieurs fois récompensée pour sa traduction du roman en anglais « non-standard » de Nii Ayikwei Parkes, Tail of the Blue Bird. Fakambi a fait preuve de créativité linguistique pour élaborer un système langagier francophone « non-standard » (évitant ainsi de choisir une équivalence comme un créole bien particulier, qui serait tout à fait essentialisante), appliqué de manière cohérente tout au long de son texte traduit. Rejetant l’utilisation systématique d’un français métropolitain « standard » dans les dialogues, Fakambi fait œuvre de décentrement dans sa retraduction. Elle crée également des effets d’étrangéisation lorsqu’elle reproduit la grammaire redondante du VAA (« en-dans », « si tant », « faire ça que », « toi y’a pas personne qu’est ton paa ») et laisse même des termes voire des passages entiers en anglais, non-traduits, comme les chants qu’avait entrepris de traduire Brodsky par exemple. La stratégie adoptée par Fakambi tend vers une reproduction des effets d’étrangeté du texte source sur un·e lecteur·rice d’anglais « standard », déstabilisant de la même manière le lectorat d’un français « standard ». Voici par exemple sa traduction de la phrase suivante : « Betcha he off wid some gal so young she ain’t even got no hairs[37] » ; « Te parie ça qu’y a filé avec une de ces gal si tant jeunette qu’elle a même pas aucun poil[38] ? » Nous pouvons émettre l’hypothèse que cette retraduction de Hurston par Fakambi, proche de la lettre et soucieuse de recréer les effets d’étrangeté du texte source, est intervenue au « moment favorable » dont parlait Berman dans le cas des grandes traductions : nous nous trouvons en effet dans une époque sensible aux questions d’identités politiques, de ré-appropriations postcoloniales et d’expérimentations postmodernes, ce qui a probablement motivé et laissé place aux entreprises traductives comme celles de Fakambi.

Évidemment, il serait inenvisageable d’entreprendre une traduction du VAA d’une telle ampleur dans le cas du roman de McCullers, puisque comme nous l’avons montré dans la première partie de notre démonstration, la transcription du VAA dans le texte source lui-même n’est pas aussi poussée que chez Hurston et Faulkner, mais plutôt signalétique d’une certaine identité via des indices relativement discrets bien qu’immédiatement identifiables. Cependant, la retraduction de Fakambi laisse entrevoir de nouvelles possibilités pour la traduction et la retraduction du VAA. Certaines stratégies pourraient être retravaillées afin d’atteindre de manière appropriée les effets du texte source en langue cible, par exemple la redondance grammaticale du VAA, que l’on peut identifier dans le texte source de McCullers à travers des occurrences de doubles participes, et qui sont des éléments reproduits à la fois chez Brodsky et Fakambi. Dans une dynamique de rapprochement vers la lettre source, qui correspondrait à l’évolution décrite par Berman, il est possible de s’inspirer de stratégies déjà employées par d’autres traducteurs·rices et de les adapter aux effets et enjeux du texte source.

Ces considérations soulignent la potentialité de retraduction de certains textes identifiés comme faisant partie du canon littéraire dans le paysage littéraire francophone. C’est le cas de la traduction de The Sound and the Fury par Coindreau : ici, ce sont à la fois le roman et le traducteur lui-même qui ont acquis un statut canonique en France (c’est bien Coindreau qui a fait « naître » Faulkner en France[39]), si bien que le texte n’a pas été retraduit depuis 1938. Il a été révisé en 1977 par Michel Gresset, fidèle discipline de Coindreau, pour l’édition de la Pléiade des écrits de Faulkner, mais la portée des éditions de la Pléiade en France est particulièrement restreinte, de par leur prix d’achat notamment, par rapport à l’édition Stock du texte en format poche qui utilise toujours la première traduction.

Or, le concept même de retraduction, c’est-à-dire la remise en travail d’un texte dans le temps, laisse entrevoir la malléabilité du texte source, et la possibilité d’une mise en question des valeurs dans le temps (valeurs du texte source, valeurs admises en traductologie à un moment donné, valeurs de la culture cible, etc.) ainsi que du caractère intouchable d’un texte canonique. L’existence même d’une théorie de la retraduction nous laisse entrevoir un futur possible pour ces textes en France, la traduction étant envisagée comme un processus non fini, une traduction d’un texte pouvant être vue comme une étape parmi d’autres, le reflet d’un instant de traduction, dans l’existence de l’œuvre dans une culture cible[40]. La théorie de la retraduction de Berman, qui considère la traduction comme allant dans le sens d’une plus grande fidélité à la lettre et à l’étrangeté potentielle de celle-ci en ce qu’elle appartient à l’autre, à l’étranger, s’associe bien aux considérations éthiques sur la traduction des sociolectes, s’efforçant d’éviter à la fois la neutralisation et l’essentialisation linguistique et culturelle. Cependant, cette association théorique comme base d’étude de notre corpus nous permet également de nuancer le propos de Berman : si celui-ci considère la traduction et la retraduction en littérature comme objets culturels envisagés pour eux-mêmes en tant que textes, notre étude a permis d’identifier des facteurs forts pouvant influencer l’évolution du statut d’une œuvre dans une culture cible à travers ses traductions. Les enjeux stylistiques, culturels, historiques et politiques liés à la représentation d’un sociolecte comme le Vernaculaire Africain Américain posent des questions qui n’impliquent pas que l’auteur et le traducteur en tant que créateurs détachés d’un système littéraire, social et politique. L’évolution des traductions des textes de notre corpus dans le temps est marquée par des allers-retours, des hésitations et des expérimentations, qui rendent moins systématique le schéma temporel domestication/étrangéisation énoncé en 1990 par Berman.

Bibliographie

Sources primaires

Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 272p.

Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], 445p.

Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 219p.

Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], 340p.

Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, 305p.

McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 357p.

McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], 445p.

McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], 531p.

Sources secondaires

Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1-3.

Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 1‑7.

Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, 165‑77.

Chapdelaine Annick, et Gillian Lane-Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR: traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 7‑10.

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Mitchell Margaret, traduction de Josette Chicheportiche, Autant en emporte le vent. Tome 1. Paris, Gallmeister, 2020, 720p.

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[1] Chapdelaine Annick et Gillian Lane Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, n°2, 1994, 8.

[2] Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1.

[3] Ci-après les définitions données par Venuti : « a domesticating method, an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values, bringing the author back home, and a foreignizing method, an ethnodeviant pressure on those values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad. » Venuti Lawrence, The Translators Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995, 20.

[4] Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 6.

[5] Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 2.

[6] Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 212.

[7] Neale Hurston Zora, « Characteristics of Negro Expression », dans CUNARD Nancy (sous la dir. de), Negro : An Anthology, London, Wishart, 1934, p. 39.

[8] Hurston, op.cit., p. 113.

[9] Ibidem., p. 159.

[10] Ibid., p. 157.

[11] Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], p. 343.

[12] Ibidem., p. 249

[13] Ibid.,  p. 250-51.

[14] McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 46.

[15] Ibidem., p. 133.

[16] Préface de Coindreau, op. cit., p. 17.

[17] « I have been asked, ”How can you translate dialect?” This is, in my opinion, a detail of slight importance. If the country people in Faulkner’s work speak a Mississippi dialect, they speak above all as country people do, and nothing else matters. The same reasoning may be applied to Negroes. If Dilsey, the admirable ”mammy” of the Compson family in The Sound and the Fury, retains our attention, it is not because of the color of her skin. What makes her a great figure of fiction is the nobility of her character, her qualities of devotion, abnegation, and endurance, all of them qualities which can be rendered in any language without detracting in the least from Dilsey’s greatness. All men of my generation in France have known in the homes of their parents and their grandparents white counterparts of Dilsey. We know how they spoke and this is the only thing that concerns us. » Coindreau Maurice Edgar, « On Translating Faulkner », The Princeton University Library Chronicle 18, no 3, 1957, p. 111-112.

[18] Faulkner, traduction de Coindreau, op. cit., p. 33.

[19] « […] face au vernaculaire noir américain (VNA) la plupart des traducteurs ne voient qu’une seule alternative: l’argot ou le patois. Et le petit scénario que nous venons d’imaginer, que d’aucuns pourraient juger farfelu, n’a en fait rien d’incongru. Il n’est pas même imaginaire. Que l’on remplace le titre Their Eyes Were Watching God par The Color Purple, et nous nous trouvons face à une situation identique, bien réelle, où le traducteur, une traductrice en l’occurrence, forcée à un parti pris a résolument opté pour celui de la neutralisation du dialecte noir en conformant ses ressources aux seules limites de l’Hexagone. Trop à l’écoute de sa culture, elle s’est condamnée à puiser uniquement dans ce fonds les possibilités envisageables, au risque de colorer ses personnages d’une autre teinte; de leur prêter une voix parisienne ou vendéenne chargée d’une autre ”nature”. » Vidal Bernard, « Le vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 168.

[20] McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], p. 41.

[21] L’utilisation du terme « nègre », introduit dans les dictionnaires de l’Ancien Régime, était encore répandue et acceptée à l’époque de la traduction de Fayet (et par ailleurs positivement ré-appropriée par le mouvement de la « négritude » dans les années 1930) pour faire référence aux personnes racisées « noires ». Elle serait aujourd’hui largement considérée comme offensante par la plupart des lecteurs·rices contemporain·e·s.

[22] McCullers, op. cit., p. 24.

[23] Ibidem., p. 77.

[24] Voir par exemple l’usage d’un parler perçu comme « noir » dans le slogan « Y’a bon Banania » des publicités Banania dans les années 1930, ou encore la transcription caricaturale de l’accent congolais dans « Tintin au Congo », bande dessinée publiée en 1931, très populaire dès sa sortie.

[25] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[26] Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, p. 171.

[27] Hurston, op. cit., p. 5.

[28]Brodsky, op. cit., p. 173.

[29] Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], p. 45.

[30] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 47.

[31] Claudine Raynaud a souligné cette contradiction lors de son intervention à la journée d’études « Traduire la couleur noire » à Lille en 2020.

[32] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 20-21.

[33] L’édition étant une institution parmi d’autres régissant la « vie littéraire », et donc déterminant le statut qu’acquerra une œuvre : « Le faible degré de codification du métier d’écrivain renforce leur importance en tant qu’instances régulatrices de la vie littéraire. » Sapiro Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, p.48.

[34] McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], p. 38.

[35] Bensimon, op. cit., p. 1.

[36] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[37] Hurston, op. cit., p. 2.

[38] Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, p. 10.

[39] Coindreau Maurice-Edgar (propos recueillis par Christian Giudicelli) (1971, mars), « Entretiens avec Maurice-Edgar Coindreau – William Faulkner 1/2 », France Culture, Radio France, [En ligne] Url : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/maurice-edgar-coindreau-william-faulkner-est-l-auteur-dont-je-peux-revendiquer-la-naissance-en-france-8719758

[40] Propos inspirés de ceux de Tiphaine Samoyault lors de sa conférence intitulée « Quelle éthique pour la traduction aujourd’hui ? », séminaire « Poéthiques », Toulouse, décembre 2022.

L’indétermination du temps dans le Nouveau Roman : du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture dans Portrait d’un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute

Célestine Dibor Sarr

SARR Célestine Dibor est docteur en littérature française, plus précisément sur l’esthétique de Nathalie Sarraute. Elle est l’auteur de plusieurs publications scientifiques dont les plus récentes sont : «  Le récit d’enfance : un dialogisme entre réalité et fiction dans Enfance (1983) de Nathalie Sarraute », Revue de la Faculté des Sciences et Technologie de l’éducation et de la formation, Liens, Nouvelle série, n°29- volume 2, juillet 2020, pp. 302-316 et « La prégnance de l’objet dans Le Planétarium (1959) de Nathalie Sarraute, entre réflexion et projection existentielle », Poétiques de l’objet, Travaux de littérature XXXIII, publiés par l’ADIREL, Genève, 2020, pp. 253-265.

Pour citer cet article : SARR Célestine Dibor, « L’indétermination du temps dans le Nouveau Roman : du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture dans Portrait d’un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/lindetermination-du-temps-dans-le-nouveau-roman-du-temps-chronologique-a-linstantaneite-de-lecriture-dans-portrait-dun-inconnu-1948-de-nathalie-sarraute//

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Résumé

Après les deux guerres, l’homme moderne s’est vu assailli par un doute existentiel. Le passé a été désastreux, le présent est angoissant et l’avenir incertain. Dans ces conditions, comment s’orienter ou s’identifier par rapport à une quelconque temporalité ? Dans le Nouveau Roman, nul ne s’intéresse alors à une quelconque évolution du personnage et de la narration, seuls importent l’Ici et le Maintenant. Ces derniers, chez Nathalie Sarraute en particulier dans son roman Portrait d’un inconnu, voient naître, se développer ou disparaitre le tropisme et la sensation sous-jacente. La représentation de cet instant présent, à travers l’écriture de la sensation, participe, dès lors, à une transcription de la simultanéité. Et c’est par le présent que Sarraute tente et cherche à rendre compte de ce qui ne se perçoit qu’au présent. Ce présent se joue à trois niveaux : présent de la parole pour le personnage, présent de l’écriture pour le romancier et présent de la lecture pour le lecteur.

Mots clés : temps – représentation – durée – indétermination – présent – tropisme– instantanéité – écriture.

Abstract

After the two wars, modern man was facing an existential doubt. The past is disastrous, the present is distressing and the future is uncertain. In these conditions, how to guide or identify oneself towards any temporality? In the New Novel, no one is interested in any evolution of both character and the narration, only the Here and the Now matter. Nathalie Sarraute’s novel, Portrait d’un inconnu, the latter see the tropism and the underlying sensation coming to life, growing and disappearing. Since then, the representation of this current moment contributes to the transcription of simultaneity. And it is with the present that Sarraute tries to make people realize what is only perceived in the present. The present is perceived on three levels: the present of word for the character, the present of writing for the novelist and the present of reading for the reader.

Key-words : time– representation – duration – interdetermination – present – tropism – instantaneity – writing.


Sommaire

Introduction
1. Une dilatation du temps chronologique
2. L’Ici et le Maintenant
3. L’instantanéité de l’écriture
Notes
Bibliographie

Introduction

Les bouleversements socio-historiques du début du XXe siècle ont favorisé l’avènement d’une nouvelle esthétique qui se fonde essentiellement sur la négation des structures du roman traditionnel. Toutefois, ce procédé de déconstruction va de pair avec une reconstruction de tout ce qui pouvait être considéré comme les fondements du roman. Ainsi, à la désarticulation des structures du roman dont font montre les néo-romanciers, sera opposée une nouvelle esthétique qui accorde une place de choix aux mutations chronologiques et stylistiques. Cette révision remet en question tout le système énonciatif du roman et avec lui tout ce qui faisait sa stabilité.

Avec Sarraute, ces mutations apparaissent dans la déconstruction de la chronologie du récit. Dès lors, créant une simultanéité plus qu’un écoulement du temps, la juxtaposition, la contiguïté et le parallélisme participent de l’errance du personnage dans un espace mal défini qui correspond à un temps mal reconnu. Une méconnaissance qui inscrit Portrait d’un inconnu[1] dans une temporalité qui brille par son indétermination. Aussi, le lecteur est-il mis en présence d’un récit qui passe du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture. Cette présente étude permettra d’analyser, d’une part, les facteurs qui favorisent une dilatation du temps chronologique chez Nathalie Sarraute. D’autre part, considérant son premier roman, nous montrerons comment elle cherche à représenter l’Ici et le Maintenant. Par ailleurs, il s’agira de montrer comment l’instantanéité de l’écriture participe de la saisie du tropisme, caractéristique de l’écriture sarrautienne.

1. Une dilatation du temps chronologique

Livré à lui-même, l’homme moderne a perdu tous ses repères quant à la perception du temps. En effet, la désagrégation du monde au lendemain des deux guerres transparaît dans l’univers néo-romanesque par une remise en question des piliers du roman. À l’instar du personnage et de l’intrigue, le temps s’est désarticulé pour suggérer les méandres de la réalité. Aussi, dans ces conditions, comment s’orienter ou s’identifier par rapport à une quelconque temporalité ? Ou comme s’interroge Robbe-Grillet, « pourquoi chercher à reconstituer le temps des horloges dans un récit qui ne s’inquiète que de temps humain ? N’est-il pas plus sage de penser à notre mémoire qui n’est « jamais » chronologique ?[2] ».

L’absence de chronologie est telle que le lecteur lui-même se perd. Il n’y a plus de passé mais un présent actualisé par la lecture ou encore par l’écriture. Michel Butor, dans La Modification, met en scène un personnage qui évoque, dans le train qui le ramène de Paris, ses autres parcours du même itinéraire. Il explore ainsi le passé et y trouve des raisons de décider de son avenir. Sous une géométrie méticuleuse, Butor veut reconquérir, dans l’enchevêtrement des souvenirs, les cheminements linéaires de la pensée et dominer ainsi le temps. Comme pour rappeler le « temps humain » dont parle Robbe-Grillet, cette linéarité des souvenirs du personnage de Butor participe, à plus d’un égard, à l’indétermination du temps qui se dilate.

Heureusement, le lendemain, hier jeudi, cela s’était apaisé, et les repas se sont passés calmement, par ce temps froid désespérant qui continue et qui s’aggrave, en cette journée de hâte et d’énervement où il vous fallait avoir réglé, pour ces courtes vacances que vous avez eu l’audace de vous octroyer jusqu’à Mercredi[3].

Le lecteur non averti se voit, dans cet extrait, confondu par les déictiques temporels qui se caractérisent par leur incohérence. La succession des jours de la semaine n’entre pas en adéquation avec le récit qu’en donne le narrateur. Ce bouleversement témoigne de l’indétermination du temps dans le Nouveau Roman.

Car pour les écrivains d’alors, « l’effort consistait à remplacer le temps conceptuel du récit par la suggestion d’une durée vécue[4]». Cette ambition oriente les personnages vers un avenir incertain qu’ils découvriront peu à peu et en même temps que le lecteur. Aussi, Jean-Paul Sartre a-t-il raison lorsqu’il constate qu’avec le Nouveau Roman, « le roman se déroule au présent comme la vie[5] ». La temporalité ne souffre plus de la cohésion et de la cohérence d’un processus narratif qui évolue. Au contraire, il annihile toute progression vers un objectif donné. C’est dans cette logique que des critiques, analysant l’évolution de la littérature au XXe siècle, défendront l’idée selon laquelle, « créé par le récit lui-même, le temps n’est plus linéaire, […] il n’accomplit plus rien[6] ». Ce temps, chez Sarraute, est devenu subjectif car ne se souciant plus du référentiel. Le récit n’est plus axé sur une réalité historique situable et datable, mais sur une réalité subjective.

Le temps n’est plus le temps universel mesurable sur le méridien e Greenwich, mais il a été personnalisé. C’est de cette personnalisation que découle toute l’indétermination du temps chronologique dans le Nouveau Roman. C’est ainsi que Claude Simon, dans Le Vent, fait dire à son narrateur qu’il recherchait son personnage dans « l’épaisseur du temps », ce temps « semblable à une sorte d’épais magma où l’instant serait comme le coup de bêche dans la sombre terre, mettant à nu l’indénombrable grouillement des vers[7] ». Chez Sarraute, la subjectivité du temps semble passer par la personnification de ce temps qui jouit d’une pluralité de conception selon le personnage-narrateur en prise avec lui. Dans Le Planétarium, on est mis en présence d’un « temps oublié, délivré, [qui] a fait un bond…[8] », ou encore dans Portrait d’un inconnu, où l’on est en présence d’« un temps qui se replie sur lui-même et guette[9] ».

Ces états du temps sont tributaires de la naissance ou de la disparition d’un tropisme[10]. Dès lors, sous la pression ou encore la tension du tropisme, « le temps plein de déférence s’écarte[11] ». L’indétermination du temps chronologique dépend, à plus d’un égard, de la personnalisation du temps selon le personnage en puissance. En effet, le temps est perçu selon les rapports que le personnage entretient avec lui mais aussi avec les autres. D’où la conception que le personnage-narrateur de Portrait d’un inconnu en donne : « le temps, comme l’eau qui se fend sous la proue d’un navire, s’ouvrait docilement, s’élargissait sans fin sous la poussée de mes espoirs, de mes désirs[12] ». Alors, le temps n’est plus un temps universel, il s’est métamorphosé pour devenir illimité puisque n’ayant pas de quantifiant. Il est devenu un temps capricieux, tributaire des sentiments et des sensations de ceux qui en font l’expérience.

Les caprices du temps transparaissent dans l’esthétique sarrautienne dans les anachronies assez fréquentes dans les romans de Sarraute. En effet, la fréquence des anticipations et des retours en arrière transgresse la durée de la narration. Le temps du récit est ponctué de souvenirs et n’est qu’un tissu de moments et d’instants relatifs à un événement ayant concouru à la naissance d’un tropisme. Une personnalisation du temps qui varie d’un personnage à un autre. Dans Portrait d’un inconnu, le personnage-narrateur partage au lecteur sa perception du temps et surtout la crainte voire l’angoisse qui l’accompagne :

Il y a au début des après-midis, je l’ai déjà dit, des moments dangereux. […] C’est l’heure de la sieste, du repos ; le moment, après l’excitation du déjeuner, où ceux qui restent seuls dans les appartements silencieux éprouvent tout à coup comme une sensation de froid, une crampe au cœur, un vertige, l’impression que le sol se dérobe soudain sous eux et qu’ils glissent, sans pouvoir se retenir, dans le vide[13].

La comparaison dans la perception de ce temps permet au lecteur de saisir la sensation éprouvée par le personnage et de comprendre son impact sur son imaginaire. Ainsi, à cause de son incidence sur le personnage, le temps, chez Sarraute, est un temps éclaté qui semble se répéter dans la pensée. Cette répétition est accentuée par l’absence de repères temporels, la décomposition de la durée qui donne une impression de dilatation du temps chronologique.

La dilatation du temps chronologique transparait également dans les « anachronies narratives[14] » qui brouillent l’évolution du récit pour le lecteur traditionnel. À cet effet, on peut déceler, dans Portrait d’un inconnu, deux types majeurs : les anachronies par anticipation et les anachronies par rétrospection. Celles par anticipation, encore appelées prolepses, consistant « à raconter ou à évoquer un événement avant le moment où il se situe normalement dans la fiction[15] », peuvent être considérées comme une constituante majeure de l’esthétique sarrautienne. Dans cette optique, nous nous appesantirons sur deux exemples tirés du roman et qui semblent être illustratifs à cet égard sans pour autant être les seuls. Ainsi, les tourments du « vieux », la nuit où il a découvert « la barre de savon fraîchement coupée[16] », sont annoncés par les ragots des vieilles femmes tout au début de l’œuvre : « On m’a dit que le vieux se lève la nuit… il ne dort jamais la nuit… il l’a fait venir… il la soupçonne toujours[17] ».

Ce même procédé est notable dans la scène de la dispute entre le « vieux » et sa fille. Ce passage peut être mis en corrélation avec la prolepse suivante : « Elle se tient dans la porte… et cela commence presque tout de suite entre eux (…) Cela porte sûrement sur des questions d’argent…[18] ». Cette dispute, qui n’était qu’ébauchée avec l’anachronie par anticipation, se développera pour donner plus d’une trentaine de pages. Tout compte fait, il est indispensable de souligner que ces « anachronies narratives » témoignent de l’évolution du personnage-narrateur entre deux états : la phase de novice dans cette exploration du monde intérieur (avant la visite au musée) et la phase d’expert en la matière car mis en état de grâce par le Portrait d’un Inconnu[19].

À l’instar de ces cataphores qui parsèment le récit sarrautien, les anachronies par rétrospection sont fréquentes bien que Nathalie Sarraute ait en aversion les souvenirs sous toutes leurs formes. En effet, son personnage, à l’image de l’homme moderne, est un corps sans âme, ballotté par des forces hostiles et n’est rien d’autre que ce qu’il paraît au dehors. Ce n’est ainsi qu’un personnage de surface car il n’y a plus de réminiscence : « On sent partout des enfances mortes. Aucun souvenir d’enfance ici. Personne n’en a. Ils se flétrissent à peine formés et meurent[20]». Toutefois, ces souvenirs peuvent subsister et ceux-ci n’existent que pour perdre davantage le lecteur déjà brouillé par l’absence de repères chronologiques. Ainsi, cette anachronie narrative, encore appelée analepse, peut, dans une certaine mesure, trouver sa validité dans les souvenirs du personnage-narrateur : « comme autrefois dans mon enfance, quand j’avais peur (c’était un sentiment d’angoisse, de désarroi), lorsque des étrangers prenaient mon parti contre mes parents, cherchaient à me consoler d’avoir été injustement grondé, […][21]».

Ces anachronies, étant des perturbations dans l’ordre préétabli, peuvent aussi mimer les tribulations d’un parcours psychique au gré des réminiscences ou contester l’objectivité du réel et la chronologie du roman. Pour Nathalie Sarraute, l’indétermination du temps constitue une démarche logique. Etant donné qu’elle s’est détournée de l’intrigue et du personnage conventionnels, le temps ne lui est d’aucune utilité pratique. Puisqu’elle travaille dans le tréfonds de l’être humain, dans cette zone ombreuse, anonyme, sans nom ni contours où notre vie psychologique prend sa source, le temps chronologique même dans son indétermination n’entame en rien la visée de l’écriture sarrautienne : saisir le tropisme et le faire ressentir au lecteur à l’instant présent.

2. L’Ici et le Maintenant

Dans l’écriture néo-romanesque, le temps des horloges est remis en question. Aucune chronologie ne semble régir les récits. Et à l’instar de la réalité historique qui brille par son incohérence suite au traumatisme de la guerre, le narrateur ne s’intéresse qu’au présent, un hic et nunc qui ralentit la narration afin de rendre compte au mieux de la sensation qui sous-tend l’avènement ou la disparition d’un tropisme. Une quête dans l’écriture sarrautienne qui rappelle, à plus d’un égard, le point de vue de Minkowski qui soutient qu’avec le roman moderne, « il n’y a que le maintenant qui existe[22]». Dans Portrait d’un inconnu, Sarraute s’attache à rendre compte de l’immédiat dans une narration qui ralentit au gré des comparaisons. Le ralentissement de la narration n’est pertinent qu’à partir du moment où le lecteur arrive à s’approprier la sensation que le personnage-narrateur cherche à lui communiquer. C’est, dès lors, « une sorte de sens spécial, pareil au sien, qui lui permettait de percevoir immédiatement, dissimulée partout, cette menace connue d’eux seuls, ce danger niché dans chaque objet en apparence inoffensif, comme une guêpe au cœur d’un fruit[23]».

Ainsi, le personnage-narrateur ne s’inscrit plus dans une logique de progression mais bien de pertinence. Il cherche à rendre perceptibles au lecteur les sensations qu’il a vécues. Aussi n’hésite-t-il pas à se répéter, à revenir sur des moments propices au tropisme. À sa suite, le lecteur doit se défaire de sa quiétude traditionnelle devant un roman pour faire sienne l’écriture qui en appelle à sa participation active. Pour arriver à ses fins, le narrateur ralentit le récit à sa guise, hésite, avance par à coup comme pour s’assurer que le lecteur arrive à le suivre. Et tant que la sensation ne sera pas rendue communicable, tout sera à refaire. « Du coup, perdant son universalité, il [le temps] se laisse apprivoiser par chacun des personnages qui, en fonction de sa compréhension des choses, le manipule : il se suspend dans un éternel présent qui nie toute progression[24]». Le narrateur suspend lui-même le récit pour s’intéresser au ressenti du personnage ou même au sien.

La suspension de la narration est le lieu pour Nathalie Sarraute d’œuvrer à rendre communicable la sensation dans l’immédiateté de l’écriture et de la lecture. Et à chaque fois, elle cherche un référent dans l’imaginaire du lecteur qui lui permettrait de faire un rapprochement entre la réalité décrite et une réalité familière. Par le recours aux analogies, la sensation est rendue communicable, au risque de ralentir le récit. La narration apparait dans un ralenti qui est, par ailleurs, suggéré par la répétition de scènes dans l’attente du tropisme. Les anachronies, au-delà de la dilatation du temps chronologique, participent à l’enlisement de la narration. Loin de favoriser une quelconque progression de l’action, le récit se répète afin de mieux saisir l’instant présent. Ce qui importe c’est alors le hic et nunc où se déploie le tropisme.

Aussi, le personnage-narrateur, dans son ambition de saisir la naissance du tropisme entre le « vieux » et sa fille, met en garde le lecteur et suggère toute la patience requise pour atteindre son objectif : « Prudence. Ils sont prudents. Ils ne se risquent jamais bien loin. Il faut les épier longtemps avant de percevoir en eux ces faibles tressaillements, ces mouvements toujours sur place comme le flux et le reflux d’une mer sans marées qui avance et recule à peine par petites vagues lécheuses[25] ». L’image de la mer stagnante favorise une analogie dans l’imaginaire du lecteur. Il est mis en présence d’un référent actualisable. À travers elle, il peut découvrir l’importance de l’instant présent qui ne se soucie plus de chronologie ou encore d’évolution. L’emploi de la comparaison est d’une grande importance dans la mesure où il permet le rapprochement avec une réalité connue du lecteur. Ce dernier est donc en mesure de saisir le lien entre ce qui est dit par le narrateur et ce qu’il a déjà vu ou vécu. L’analogie devient un canal privilégié afin de faire saisir au lecteur une sensation dans le présent de la lecture. Il cherche ainsi à rendre communicable une sensation en le rapprochant d’une réalité connue du lecteur.

À chaque lecture, la réalité est actualisée : passé, présent ou futur importent peu. Seul compte l’instant présent que tente de représenter l’écriture. Aussi, l’interruption de l’action est suivie de séquences descriptives qui tendent à se rapprocher de la réalité suggérée. Dans ces séquences, le présent est utilisé pour rendre compte au mieux de la suggestion. La description est actualisée à chaque fois que le lecteur se prête au récit et fait sienne la suggestion du personnage-narrateur. Car si « en écrivant au présent de l’indicatif, les auteurs du Nouveau Roman ont choisi sans se tromper le temps qui, dans la conjugaison, n’est chargé naturellement que de présence, mais qui est vide de signification[26] », c’est pour que le lecteur ajoute du sens au récit et participe ainsi à la construction de l’œuvre. Une construction qui passe par une pluralité d’analogie appelée à être actualisée en dehors de toute référence chronologique. Tout est à découvrir Ici et Maintenant : le sens, le tropisme comme la sensation qui l’a vu naître. La chronologie perd de son importance dans le récit et le temps est indéterminé. On ne se soucie plus de début ou de fin, encore moins de jour ou de mois, seul importe l’instant présent appelé à être actualisé par le lecteur afin de saisir le sens et de faire l’expérience de la sensation à l’origine de l’avènement ou de la disparition d’un tropisme.

L’usage des comparaisons dans Portrait d’un inconnu participe de cette construction du sens et surtout de la saisie de la sensation. Tout doit concourir à faire l’expérience du tropisme qui ne peut se dire et se faire ressentir que dans l’instant présent. Le passé et le futur sont considérés comme futiles car seuls l’Ici et le Maintenant sont dignes d’être pris en charge. Face à cette gageure du roman moderne, Pozzo, un personnage de Beckett, clame l’importance du présent de la parole qui seul importe : « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? […] un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant[27]». Ce présent se joue à trois niveaux : présent de la parole pour le personnage, présent de l’écriture pour le romancier et présent de la lecture pour le lecteur. Dans ces trois niveaux du temps se retrouve une temporalité indéterminée à volonté.

Dans cette expérience du temps, le lecteur peut être confronté à un problème de concordance des indices, des témoignages et des souvenirs qui ne lui permettent plus de se mouvoir aisément dans l’œuvre sarrautienne. En une fraction de seconde, tout peut arriver. Comme on peut aussi attendre longtemps sans qu’il ne se passe rien. En effet, l’important ce n’est plus le temps où se déploie le tropisme mais bien sa force. C’est cette ampleur que cherche à annihiler l’être sarrautien à tout prix, même s’il faut s’affubler d’un masque. Aussi, les relations entre les personnages sont-elles biaisées par un jeu de simulation et de dissimulation afin d’éviter le déferlement du tropisme. Les vieux amis du père, dans Portrait d’un inconnu, « ne savaient jamais prévoir ses réactions, inattendues pour eux, inexplicables[28]». Le personnage-narrateur doit donc chercher à suivre ses personnages sans se soucier du temps de l’horloge.

En ce sens, il s’évertue à rendre compte du mieux possible de la sensation qui prévaut dans l’immédiat. Les comparaisons dont il use sont essentielles dans la saisie du tropisme comme dans la communicabilité de la sensation au lecteur. Elles témoignent de la chute des masques et surtout de la saisie du monde intérieur du personnage. Les dissensions entre le « vieux » et sa fille laissent transparaître leur vrai caractère au-delà de toutes références chronologiques et chaque analogie dans la description rapproche un peu plus le lecteur de la réalité de ces personnages : de là toute l’urgence et la pertinence de saisir leur monde dans le présent de l’écriture.

3. L’instantanéité de l’écriture

Avec le roman moderne, nul ne s’intéresse à une quelconque évolution du personnage et de la narration. Chez Nathalie Sarraute, seuls importent l’Ici et le Maintenant qui voient naître, se développer ou disparaître le tropisme et la sensation sous-jacente. La représentation de cet instant présent ne se soucie plus du temps chronologique ni de la cohérence du récit. Seul importe l’instant présent. C’est en ce sens que Zeltner Neukomm affirme : « Nathalie Sarraute ne peut plus raconter ce qui s’est passé, mais seulement ce qui est en train de survenir[29]». Ce qui explique l’emploi du présent de l’indicatif dans la narration de préférence au passé simple et à l’imparfait. L’usage de ce temps se justifie dans l’esthétique sarrautienne par le fait que la sensation est présente aussi bien pour le personnage que pour le narrateur et le lecteur. Et c’est par le présent que Sarraute cherche à rendre compte de ce qui ne se perçoit qu’au présent.

Ainsi, analysant son emploi par Sarraute, Wang Xiaoxia estime, avec justesse, qu’avec elle, « dans l’enchainement du récit, le passé n’existe pas. C’est le présent qui se déploie[30]». Cette écriture de la sensation, du tropisme au présent, se perçoit dans un enlisement descriptif très significatif de l’esthétique sarrautienne. En effet, dans le souci de rendre compte le mieux possible de la sensation, Sarraute n’hésite pas à reprendre une même scène tant que l’objectif n’est pas atteint. Aussi, suggère-t-elle une décomposition de la durée et une indétermination du temps par une foule de détails qui peuvent se répéter à foison. On assiste, de ce fait, à une dilatation du temps référentiel qui entraîne avec lui l’espace. Il se crée une impression d’étirement du temps par le récit tant que la sensation n’a pas été rendue communicable. Et si l’Ici et le Maintenant restent importants dans cette logique, c’est que tout se joue dans l’instant présent. L’écriture ne se préoccupe que du temps qui permet l’expérience du tropisme. Le personnage-narrateur ne cherche, alors, qu’à dire et à faire ressentir ce qui ne se laisse saisir que dans l’instant présent.

Le temps indéterminé dans le Nouveau Roman peut être mis en relation avec les doutes de l’homme moderne face à son destin. Aussi, à la suite de Gérard Genette, pouvons-nous soutenir que « l’homme d’aujourd’hui éprouve sa durée comme « une angoisse », son intériorité comme une hantise, une nausée ; livré à l’« absurde » et au déchirement, il se rassure en projetant sa pensée sur les choses […][31]». Une telle projection est suggérée, dans Portrait d’un inconnu, dans la relation que le père entretient avec sa fille en lien étroit avec le matériel. La barre de savon qui s’épuise sans raison, les problèmes de santé nécessitant un traitement de la fille, la fuite d’eau qui coule sur le mur sont autant d’exemples pour montrer le « vieux » et sa fille sans les masques de l’apparence. Le présent dans la narration permet alors au lecteur d’actualiser la quête du narrateur dans la saisie du tropisme et d’éprouver la même sensation. La fugacité de l’instant est pertinente dans la quête du personnage-narrateur, d’autant plus que selon Rachel Boué « saisir la sensation au vol détermine donc deux orientations non contradictoires de l’écriture sarrautienne : le brouillage des distinctions temporelles entre le passé et le futur – visant un effet d’éternelle atemporalité – et l’affirmation d’un présent sensoriel fugitif[32]».

Ce présent dans la narration justifie, à plus d’un égard, une narration au présent. En effet, l’écriture, en niant toute chronologie, s’inscrit dans une certaine actualité voire une actualisation du tropisme afin de le garder vivant et de communiquer la sensation sous-jacente. Les déictiques temporels perdent de leur importance et participent à l’indétermination du temps chronologique. Car, si avec Nathalie Sarraute, nous faisons l’expérience du « temps de l’éternel possible, le temps du non définitif[33] », c’est que la chronologie traditionnelle a perdu de son ampleur pour céder la place à la subjectivité, à la sensation. Ce temps, pour indéterminé qu’il soit, présente parfois un décalage assez sensible entre les souvenirs des personnages sarrautiens et ce qu’ils voudraient avoir vécu.

Certains d’entre eux sont, de ce fait, incités à refuser toute remémoration. Seul le narrateur peut se permettre de naviguer dans le courant de ses pensées si cela peut lui permettre d’appréhender un tropisme ou la sensation qui l’a fait naitre. Ainsi, en narrant une situation donnée, il ne se préoccupe pas de la logique humaine. C’est sans doute pourquoi il se permet de revenir sur une scène plusieurs fois, l’important résidant dans la saisie de la sensation prise à sa source. Ayant fait l’expérience de la naissance ou de la disparition d’un tropisme avec tel ou tel autre personnage, le narrateur cherche à partager cette trouvaille avec le lecteur. C’est dans cette perspective qu’il ne se lasse pas de répéter une même scène tant qu’il n’aura pas fait ressentir la même sensation. Aussi, chez Sarraute se retrouve-t-il une nouvelle temporalité : celle du tropisme qui semble être personnel car étant une temporalité de situation où « l’expérience esthétique se fait ainsi trouver hors du temps utile, productif, pour une découverte d’une temporalité plus proche d’une durée subjective[34] ».

La subjectivité de cette durée transparaît, dans une large mesure, sur l’évolution du récit et sur la représentation du temps. Elle est aussi liée à l’avènement du tropisme qui influe sur le temps et de l’écriture et de la lecture. Car la durée et le temps sont dispersés par une secrète catastrophe intérieure en relation étroite avec les craintes et les angoisses de ces personnages qui évitent à tout prix le surgissement du tropisme. Marie Auclair soutient en ce sens qu’avec Sarraute,« un temps est ainsi rendu visible, audible qui présentifie le temps de la naissance du tropisme et en fait une durée sensible, un repère dramatique : il répond donc à une nécessité réelle et logique en ce qu’il décrit l’ordre du surgissement, intégré au temps de l’écriture[35] ». C’est ce caractère sensible de la durée sarrautienne qui favorise l’indétermination du temps. Cette dernière va participer sensiblement aux mutations chronologiques et stylistiques que l’on retrouve dans l’écriture sarrautienne.

Il n’existe plus une quelconque évolution dans l’action pouvant permettre de saisir le parcours d’un personnage. Seule importe la pertinence de la saisie de l’instant propice à l’avènement du tropisme. Aussi, le personnage-narrateur se complait-il dans des retours et des répétitions qui en disent long sur sa quête du tropisme. Sa recherche est, dès lors, motivée par son désir de découvrir ce qui se cache derrière les silences, les paroles et même les gestes des protagonistes du récit. Loin de se limiter aux « racontars[36] », il se construit lui-même sa pensée et tente de découvrir les personnages sans les masques de l’apparence. Chaque rencontre peut-être le lieu d’une découverte majeure malgré les jeux de simulation et de dissimulation. L’avarice du père dans Portrait d’un inconnu est ainsi mise en exergue par les conflits qui l’opposent à sa fille. Plusieurs épisodes dans le roman peuvent permettre de découvrir ce personnage sans masque. Au-delà du vol du savon, du traitement médical de la fille, de son voyage à venir et même de son projet de mariage, la scène au restaurant où Dumontet présente au « vieux » leur projet de réhabilitation d’une maison laisse transparaitre toute l’avarice de ce personnage :

Dumontet parle : Hé oui… Et vous savez, quand on y réfléchit, 150000 francs à 3%, ça ne fait guère qu’un loyer annuel de 4500 francs. » Il a un petit rire malicieux : « C’est encore mieux, vous ne pensez pas, que de manger son argent dans certaines affaires… »

Le vieux plisse à son tour les paupières, il a l’air de calculer : « 4500 francs de loyer… Il faudrait dire 4500 francs de supplément de loyer. C’est un peu différent. Ce n’est tout de même pas négligeable… On peut toujours se tromper, c’est évident, mais ne dites pas ça, même par le temps qui court il y a encore moyen de faire des placements qui rapportent mieux que du 3% »[37]

Toutefois, il arrive à ce même personnage, qui brille par son avarice, de se livrer à des scènes d’altruisme quand il se trouve entouré de ses amis ou quand il se retrouve au restaurant. Et pourtant, le personnage-narrateur arrive à déceler en lui d’infimes réactions à des instants précis, après un mot, un ton, un geste ou un silence, révélateurs de son monde intérieur. L’important n’est plus alors l’action elle-même mais bien l’instant précis qui a favorisé cette réaction. L’indétermination du temps est donc liée à la nature de la quête du personnage-narrateur. Il ne se soucie plus de temps chronologique, seul importe l’instant présent en mesure de découvrir et de faire découvrir l’autre sans masques. On peut, dès lors, assister à une perturbation de la lecture par l’absence de déictiques temporels. Ainsi, dans l’esprit du lecteur, le récit piétine et s’embourbe, l’accent étant mis essentiellement sur la tension du tropisme.

L’indétermination du temps dépasse alors les mutations chronologiques pour bouleverser la syntaxe. En effet, la recherche de l’expression adéquate contraint le personnage-narrateur à donner une suite de mots, d’expressions et/ou de propositions dans une seule phrase afin de rendre compte au mieux d’une sensation, de la rendre communicable. Cela explique, un tant soit peu, la particularité voire la singularité de la ponctuation dans l’esthétique sarrautienne et la longueur des phrases. Comme le temps, qui est caractérisé par son indétermination, la syntaxe singulière chez Sarraute met en évidence une inaptitude des mots à dire le tropisme, à dire la sensation. Aussi, le récit est-il parsemé de séquences où le sens hésite à se faire jour. Une impuissance du langage à dire le monde mise en exergue par une particularité de la ponctuation. Car « ponctuer c’est insister. C’est marquer, tenir un instant le vif prisonnier. […] Ponctuer c’est faire une pause, temporiser[38]». Une temporisation qui, chez Sarraute, passe par une actualisation du tropisme qui n’est possible que dans l’instantanéité de l’écriture et de la lecture en dehors de repères temporels.

Ce que le langage n’arrive pas ou plus à nommer est pris en charge par la ponctuation. Cette ponctuation se métamorphose au gré de la sensation qu’elle cherche à traduire. Et c’est ainsi qu’elle se multiplie, se prolonge, marquant l’impossibilité d’un horizon pour l’écrivain et pour le lecteur. C’est en ce sens que l’esthétique sarrautienne s’est vue accompagnée d’une ponctuation connotée. Ainsi, le point habituel se métamorphose en points de suspension, devenant l’expression d’une sensation ou la suggestion d’un tropisme. Ce symbolisme peut être perçu comme un déplacement sémantique qui donne un autre sens voire un sens nouveau à une expression usuelle. Une chose exprimée dans une certaine neutralité avec le point se transforme et se charge d’une autre signification avec les points de suspension. On en veut pour preuve l’affrontement entre le « vieux » et la bonne sur la fuite d’eau du robinet :

Bien sûr… Mais ce n’est pas d’aujourd’hui… il se met à trépigner… ce n’est pas d’aujourd’hui que cela a commencé. Ce n’est pas en une demi-heure que cela a pu prendre de pareilles proportions… on ne lui avait pas dit, on lui avait caché… la fissure, le trou dans le mur… le plombier l’avait déjà expliqué la dernière fois… on est obligé, ici, de le faire venir tous les deux jours… le trou ne s’est pas fait tout seul… ce n’est pas dans la conduite d’eau…ce n’est pas vrai… il crie, la bonne effrayée, recule… ce n’est pas vrai, vous le savez, c’est le robinet qui n’est jamais bien fermé… toute la nuit, j’entends le tuyau de la douche qui coule… je suis obligé de me lever au milieu de la nuit pour le fermer derrière eux… leurs bains, leurs ablutions… le genre anglais, les douches froides… leurs théories absurdes sur l’hygiène… leur manie de la propreté… cette habitude – mais je la leur ferai passer – de tremper dans l’eau pendant des heures, étendus là comme des souches…[39]

Dans ce passage où, sur la moitié d’une page, le « vieux » de Portrait d’un inconnu se livre à une effusion de sentiments, Nathalie Sarraute par l’usage abusif des points de suspension[40] suggère une sous-conservation[41] où transparaissent les craintes et les appréhensions du personnage. Face à la fuite du robinet, il ressasse un bon nombre d’évènements qui participent à la saisie du tropisme sans se soucier de la chronologie des événements. On y retrouve ses propres paroles, ses pensées, les paroles des autres et même la présence du lecteur. Les points de suspension permettent ainsi à Sarraute de marquer des silences, de signaler des désaccords, de suggérer des angoisses et de laisser affleurer des sensations dans le présent de la narration. Le même passage repris sans la plupart des points de suspension ne serait pas chargé d’une certaine connotation et pourrait être lu de manière plus ou moins neutre.

En définitive, l’indétermination du temps dans le Nouveau Roman sape toute cohésion dans l’univers romanesque pour se poser comme une remise en cause des piliers du roman traditionnel. Chez Sarraute, cette remise en question valorise une écriture qui tente de saisir l’instant considéré comme seul référent dans la volonté de rendre communicable la sensation à l’origine du tropisme. Portrait d’un inconnu se détourne donc du temps chronologique pour mettre l’accent sur la pertinence du présent dans la saisie du tropisme. Ce présent est perceptible dans l’écriture quand la romancière s’attache à rendre compte de la sensation et de la transmettre à travers des répétitions, des analogies et de la ponctuation. Le personnage fait l’expérience de ce présent dans la parole avec ces silences et ces gestes qui permettent de dire l’être sans les masques de l’apparence. La perception du présent se vit aussi chez le lecteur dans l’actualisation même la sensation puisque ce qui importe c’est l’Ici et le Maintenant afin de s’approprier la quête de Nathalie Sarraute : saisir le tropisme en dehors toute référence temporelle voire chronologique.

Notes

[1]Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, Paris, Minuit, 1948.

[2] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 119.

[3] Butor Michel, La Modification, Paris, Minuit, 1957, p. 40.

[4] Raimond Michel, Le roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 1981, p. 232.

[5] Sartre Jean-Paul, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 16.

[6] Toursel Nadine et Vassevière Jacques, Littérature : Textes théoriques et critiques, Paris, Nathan, 2001, p. 166.

[7] Simon Claude, Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, p. 163.

[8] Sarraute Nathalie, Le Planétarium, Paris, Minuit, 1959, p. 77.

[9] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 138.

[10] Essentiels dans l’écriture sarrautienne, les tropismes sont définis comme « ces mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents de faibles tremblements, des ébauches d’appels timides et de reculs des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie » (Sarraute Nathalie, L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 29).

[11] Sarraute Nathalie, Entre la vie et la mort, Paris, Minuit, 1968, p. 87.

[12] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 85.

[13]Idem, p. 141-142.

[14] Reuter Yves, L’analyse du récit, Paris, Nathan, 2000, pp. 63-64.

[15] Ibidem.

[16] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., pp. 120-123.

[17] Idem, p. 24.

[18] Idem, p. 35.

[19] Idem, p. 81.

[20] Idem, p. 27.

[21] Ibidem.

[22] Minkowski Eugène, Le temps vécu, Paris, PUF, 1965, p. 31.

[23] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 170.

[24] Coly Augustin, Poétique du Nouveau Roman : Les Gommes et La jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Berlin, Editions universitaires européennes, 2011, p. 143.

[25] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 136.

[26] Bloch-Michel Jean, Le présent de l’indicatif. Essai sur le Nouveau Roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 56.

[27] Beckett Samuel, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 126.

[28] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 91.

[29] Neukomm Zeltner , « Nathalie Sarraute, une nouvelle expérience de l’intime », in Médiations n°3, 1961, p. 52.

[30] Xiaoxia Wang,  « Instant présent dans Vous les entendez ? – La nouvelle réalité de Nathalie Sarraute », Synergies Chine N°4, 2009, p. 105.

[31] Genette Gérard, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 101.

[32] Boué Rachel, Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 24.

[33] Idem, p. 40

[34] Auclerc Benoit, « Arracher toute la toile peinte » : peinture et écriture du tropisme chez Nathalie Sarraute », in Gaubert, Serge, et Toma, Radu (dir.), Littérature et peinture, Bucarest, Editura Babel, 2003, p. 110.

[35] Auclair Marie, « Ultima Verba ou les silences du tropisme », Protée, vol 28, n0 2, 2000, p. 82.

[36] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 24.

[37] Idem, p. 204.

[38] Servière Michel, « Ponctuation de Nietzsche », Motifs et figures, Centre d’Art, Esthétique et Littérature, Paris, PUF, 1974, p. 275.

[39] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit. p. 150.

[40] 22 points de suspension pour un seul point sur plus de 15 lignes.

[41] Nous faisons ici référence à l’essai de Nathalie Sarraute paru à la NRF en Janvier-février 1950 et repris dans L’Ere du Soupçon, op. cit.

Bibliographie

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Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ?

Diane de Camproger

Diane de Camproger est docteure en langue et littérature françaises, professeure de lettres modernes au sein de l’établissement secondaire St Michel, à Annecy et co-fondatrice du réseau de recherche « Cheval et Sciences Humaines et Sociales ».

Pour citer cet article : DE CAMPROGER Diane, « Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/du-cheval-eternel-a-la-mort-du-cheval-la-figure-equine-dans-les-recits-de-jean-giono-et-claude-simon-fuite-ou-revanche-du-temps//

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Résumé

Cet article s’intéresse à comparer la présence de la figure équine dans les œuvres de deux romanciers français du XXe siècle, Jean Giono et Claude Simon, à la fois dans leur rapport aux mythes (indo-européens ou gréco-romains), mais aussi au temps. En effet, Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant de faire surgir l’épique, chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, tout en représentant différentes figures et personnages qui se chevauchent et se fondent dans le récit. En plus d’influencer la temporalité diégétique, la figure équine joue un rôle dans la construction du récit parfois interrompu par des scènes, ou des réminiscences qui, avec l’apparition d’images, créent un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif. On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

Mots-clés : Cheval-espace-temps-littérature-roman-mythes-centaures-hybrides-animal-humain-contemporain

Abstract

This article compares how the horses’ presence is represented in the work of two French novelists of the 20th century, Jean Giono and Claude Simon, in its relation with mythology, but also with Time. Indeed, Jean Giono or Claude Simon are not only using horses as a reference of mythical equine figures (Pegasus, horses of the wind, Centaurs), but also to suspend Time, in the story, especially to evocate past characters, and in the writing. If Jean Giono’s horses are a vehicle for passions, a live tissue allowing for the epic to emerge, Claude Simon’s are the incarnation of a mythic martial cycle, as well as representing different characters and faces that are impressing and merging together inside of the narrative. More than a simple influence on the narrative temporality, the horses play a role in the story construction, sometimes stopping it during equine scenes, or allowing a complex construction sometimes confusing the reader. Is it that the death of the horse, in Giono’s or Simon’s novels should mean a final victory of Time among the animal, which corpse will turn and shape into the elements surrounding it, returning to his mortal status, as a way back to the original nature of which he is yet the representative, erasing his existence, and questioning ours.

Keywords : Horse-space-time-literature-novel-myths-centauros-hybrids-animal-human-modern


Sommaire

Introduction

1. Le cheval comme fuite du temps
1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono
1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit
2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration
2.2 De la chevauchée au chevauchement narratif

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?
3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage
3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

Notes
Bibliographie

Introduction

Le cheval symbolise la conquête à la fois de l’espace géographique – il permet d’aller plus loin, et reste indépassé durant presque quatre millénaires, jusqu’à l’invention du moteur – et du temps – il permet d’aller plus vite. Cette victoire sur l’espace-temps se trouve figurée dans de nombreuses représentations équines mythologiques, comme Pégase, les chevaux d’Eole, dieu du vent, réputés indomptables, ou la licorne, plus rapide que le vent. Cet imaginaire autour de la figure du cheval a été longuement étudié, particulièrement par Gilbert Durand dans son livre Les Structures anthropologiques de l’imaginaire qui y voit la représentation de « la fuite du temps[1] », en raison de ses capacités de mouvement et sa rapidité, mais aussi de sa symbolique mythique.

Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant l’insertion de l’épique (« L’amour, c’est toujours emporter quelqu’un sur un cheval[2]»), chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, une « innombrable engeance sortie toute armée et casquée selon la légende[3] ».

Mais, comme personnage singulier du récit, l’apparition du cheval signifie la rupture du temps de la narration, par la concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, ce qui définit la scène selon Gérard Genette[4]. Si Genette se focalise sur l’aspect temporel, il identifie aussi l’aspect fortement dramatique de la scène, « dont le rôle dans l’action est décisif[5] ». Nous pouvons ajouter que la scène obéit aussi à une concordance spatiale, dans le sens où elle se déroule souvent, dans la diégèse, en un seul endroit, ce qui contribue à sa dimension picturale ou cinématographique forte. Ce cadre spatio-temporel crée l’unité et l’effet d’ensemble de la scène, un « effet-scène[6] », aboutissant à son autonomie. Celle-ci apparait alors soit comme une pause dans le récit, dans une concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, soit comme l’objet d’un chevauchement dans la narration. Parce que la figure du cheval renvoie à tout un imaginaire, les scènes équestres sont en effet parfois interrompues par des réminiscences ou l’apparition d’images, créant un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif.

On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens – entre haruspice[7] et sacrifice[8] – ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

1. Le cheval comme fuite du temps

1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono

Les chevaux de Giono ont une « beauté vive [qui] se prête aux images mythiques[9] ». Ils emplissent les récits par leurs hennissements et leur liberté affranchie, particulièrement les œuvres écrites entre 1936 et 1961 : Que ma Joie demeure (1936), Deux cavaliers de l’orage (1965), Les Récits de la demi-brigade (1972), Noé (1961). Ils sont une référence permanente aux mythes équestres gréco-romains, comme l’étalon de Que ma joie demeure, explicitement comparé à Pégase, dans une envolée prophétique de Bobi : « Ce qu’il a, ton cheval, […] c’est la graine des ailes. […] Il en sortira de grandes ailes blanches. Et ça sera un cheval avec des ailes, et il fera des enjambées comme d’ici au jas de l’Erable, et il galopera dix mètres au-dessus de terre et on ne pourra jamais plus l’atteler, ni lui, ni ses fils, ni les fils de ses fils[10]». Lorsque Bobi fait à Carle l’apologie de son cheval, il prend des allures de prédicateur, ou de Pythie antique, délivrant un oracle. L’homéotéleute « ra », provoquée par la répétition de verbes au futur simple, est un rappel inconscient de la divinité égyptienne solaire. L’oracle est à la fois une référence aux chevaux magiques et mythiques : Pégase évidemment, mais aussi les chevaux du soleil et des divinités (Apollon, Neptune), ou encore les chevaux du Ferghana, ces chevaux d’Asie centrale réputés plus rapides que le vent, aux couleurs flamboyantes, qu’on retrouve, peints, dans la chambre du narrateur de Noé[11]. Ces chevaux sont toujours des figures duelles, à la fois positives et négatives, rappelant tour à tour les chevaux mongols débonnaires ou ceux de l’Apocalypse, particulièrement par leurs couleurs (« le cheval rouge », « le cheval blanc », « le cheval noir »[12]).

Chez Giono, les chevaux, par leur nature libre et sauvage, permettent de reconstituer un « Éden » primitif. C’est la raison pour laquelle les personnages de Que ma joie demeure décident de les remettre en liberté, pendant la saison des amours (« j’ai une idée : si je lâchais mon étalon ? Et si vous lâchiez vos juments ? [13] »). Dans Deux cavaliers de l’Orage, Marceau est impressionné par le tableau à la fois pastoral et primitif qui s’offre à ses yeux, dans un haras de la Vallée du Rhône, où s’ébattent des chevaux en liberté :

On ne pouvait s’empêcher de jouir de tous les gestes des étalons flamboyants. Ils vivaient de frémissements, de voltes et de sauts dans les herbes luisantes. Le regard était saisi par une roue de jambes fines, de cuisses, de crinières qui tournaient sans cesse dans le vent et la frénésie de la joie à travers l’ombre et la lumière. Des éclairs pourpres clignotaient sur le doré des bêtes. Des poulains au poil encore collé allaient embarrasser leur tête de sauterelles et leurs pattes de fils dans les rocking-chairs et les robes. Les juments venaient les lécher jusqu’entre les mains des femmes, il y avait dans cette paix frénétique un fascinant repos[14].

L’isotopie de la lumière met en valeur l’aspect Ouranien et solaire du cheval (« flamboyants », « luisantes », « lumière », « éclairs », « doré »). L’animal est toujours en mouvement comme la vie elle-même, en proie à des « frémissements » ou à de la « frénésie » et exécutant des « voltes », des « sauts », des « roues ». Le mouvement cyclique, rappelant la forme ronde du soleil, est d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises par les noms (volte, roue) ou les verbes (tourner). L’oxymore, renforcé par la structure chiasmique de la dernière phrase – « paix frénétique » / « fascinant repos » – appuie la figure double du cheval, animal pacifique, herbivore, et pourtant animal de proie en mouvements, vif et rapide. De même, les mouvements décrits (frémissements, voltes, sauts, clignoter…) sont tous brusques et de courte intensité : ils ne s’inscrivent pas dans la durée. Ils accentuent la comparaison de l’animal avec la flamme ou l’éclat de lumière dansante. Cette mise en valeur de l’éphémère s’oppose à la valeur durative de l’imparfait (« sans cesse ») et inchoative des verbes de mouvement (allaient embarrasser / venaient lécher). L’utilisation du regard, du point de vue de Marceau, et l’alternance de détails triviaux (« poil encore collé ») et de métaphores (« tête de sauterelle ») permettent l’hypotypose. C’est une scène de vie et de fertilité : les étalons, poulains et juments forment un retour à la nature originelle. L’humanité et l’animalité se confondent, les poulains à peine nés embarrassent leurs pattes dans les pattes des chaises longues où sont assises les dames. Les juments elles-mêmes les lèchent « entre les mains des femmes ». Cette confusion des corps, humains et animaux, trouve son apogée dans l’utilisation équivoque du mot « robe », antanaclase implicite dont on ne sait s’il désigne les robes des femmes ou celles des animaux, les deux termes possédant un sens différent. Si chez l’humain, le substantif s’applique à désigner le vêtement, chez le cheval il désigne la couleur du pelage. Dans les deux cas on l’imagine chatoyante et pleine de vie à l’image de cette scène. Par effet de miroir, cette euphorie est un état auquel aspire Jason Marceau, lui dont le surnom est justement L’entier, expression utilisée pour désigner un étalon, c’est-à-dire un cheval non castré : « entier » car possesseur de ses parties génitales. Le récit nous transporte dans une scène pastorale d’inspiration mythique, déjà préfigurée par les noms des personnages inspirés par la mythologie. Abstraction faite des rocking-chairs, la scène pourrait aussi bien se dérouler dans un monde d’avant l’humanité, ou illustrer la création du monde. Car le cheval, par son renvoi aux images mythiques, acquiert une valeur atemporelle, représentant un temps éternel.

La figure équine chez Giono permet ainsi d’insérer du merveilleux dans le récit, qu’elle soit une représentation symbolique d’une idée de nature, dotée de pouvoirs ou de qualités surnaturelles, ou un rappel explicite d’une figure équine mythique ou légendaire. Cette présence du merveilleux, combinée à la figure de héros dont le cheval est le véhicule implicite, permet de caractériser le récit gionien comme profondément épique, et donc d’échapper à la prise du temps, puisque, comme le suggère Claude Simon, l’épopée équestre n’a-t-elle pas quelque chose d’intemporel ?

1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

Claude Simon met en effet en scène, dès l’incipit du court texte Le Cheval[15], publié en 1958, la répétition d’un cycle guerrier mythique dont les chevaux sont l’incarnation : « Tout était noir. On ne pouvait pas voir la tête de la colonne. […] seulement entendre le monotone, l’infini et multiple piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots sur l’asphalte de la route[16] ». Cette mise en scène d’une colonne équestre sans début ni fin est une personnification de la guerre elle-même qui traverse les différentes œuvres de Claude Simon par la suite, de La Route des Flandres (1960) au Jardin des Plantes (1997), en passant par L’Acacia (1975). La réutilisation itérative de ce motif suggère que cette chevauchée se répète depuis la nuit des temps, depuis la création des mythes et les premiers récits historiques (« innombrable piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes[17] »). Ces chevaux noirs et lugubres sont un rappel aussi bien des chevaux funèbres mythiques[18], ceux, psychopompes, des divinités nordiques dans les croyances germaniques, ou de l’Apocalypse, que des chevaux réels morts au fil des siècles, dans les combats ou les guerres dans lesquelles les hommes les ont entraînés. Selon Simon, les chevaux sont indissociables du récit épique depuis les premiers textes, antiques ou bibliques : ils représentent tous les chevaux de toutes les guerres et de tous les récits avant eux. C’est pour cela qu’on trouve aussi de nombreuses références à l’Apocalypse dans Le Cheval ou La Route des Flandres, comme un retour à l’un des premiers textes épiques chrétiens. La tête du cheval mourant occupe le centre du récit. À chaque fois l’animal prend des dimensions effrayantes[19], s’allongeant à l’extrême comme si ce corps n’était que la continuation dans le temps des chevaux morts depuis les premiers récits. Cet allongement de la matière équestre se retrouve dans le rythme lui-même du récit, grâce à des assonances et des allitérations qui scandent le pas et allongent la phrase de la même façon que la succession d’adjectifs, avec un nombre de syllabes croissant (hochant ; balançant ; tristement) et l’homéotéleute (« en » / « an »).

Le cheval permet à l’écrivain de dresser un lien entre les vivants et les morts, aussi bien entre les personnages de la diégèse (« il permet de superposer différentes époques, différents membres de la famille, d’évoquer une lignée sans inscrire la temporalité successive de la généalogie[20] ») qu’entre les personnages de la vie de l’auteur : ses ancêtres, en particulier les figures omniprésentes dans le récit que sont Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel ou le propre père de l’écrivain, Louis Simon, mort dans la Grande guerre. En introduisant le cheval dans la fiction, Claude Simon interpelle les ressemblances et les liens qui existent entre les vivants et les morts. Le capitaine de Reixach, archétype de l’officier de cavalerie, est caractérisé par la fusion qui le lie à l’animal, devenant un « homme-cheval[21] ». Son origine aristocratique et son passif militaire l’ancrent lui aussi, comme l’auteur, dans une longue tradition familiale : « Se dessinant donc ainsi, […], et sans même que Georges ait eu besoin de les rencontrer, les de Reixach, la famille de Reixach, puis de Reixach lui-même, tout seul, avec, se pressant derrière lui, cette cohorte d’ancêtres, de fantômes[22] ». Le narrateur de La Route des Flandres n’est pas seulement marqué par la mort de son supérieur – à cheval – ou par la mort d’un cheval qui le renvoie à d’autres morts par chevauchements successifs, mais aussi par l’« interchangeabilité » qu’il ressent comme soldat, en raison de la désindividualisation causée par la guerre et illustrée par ses changements de monture successifs : il doit, plusieurs fois, monter les chevaux de soldats morts, comme si le cheval établissait alors une continuité entre ces morts et lui. Le cheval, porteur du soldat, est aussi celui par lequel la mort arrive, donnant au récit des allures de cycle infernal. Les chevaux de Claude Simon sont l’outil de la propagation du conflit depuis des siècles. Qualifiées d’ « immémoriales[23] » au sens latin du terme immemorialis, c’est-à-dire « sans mémoire », les « rosses » antiques évoquées par Simon semblent plus vieilles que le temps lui-même. La phrase est tout entière construite sur cette volonté de remonter le temps jusqu’à l’origine, en commençant par le sujet « les chevaux », répété aussitôt, amplifié par gradations successives (« les vieux chevaux d’armes »). Au fur et à mesure que la phrase se développe, elle semble ainsi remonter le temps, autant par la construction (les propositions s’allongeant progressivement) que par la gradation du vocabulaire utilisé (cheval/vieux cheval/rosse/animal héraldique) permettant au récit, grâce à l’atemporalité de la figure du cheval, de faire le lien entre le temps de l’histoire, passée et présente, et le temps de la narration.

Pourtant, paradoxalement, le cheval est à la fois le lien entre une temporalité passée et présente, ainsi qu’entre plusieurs niveaux de temporalité (temps de l’histoire et temps du récit), devenant une figure métadiégétique du temps, et une pause. Son apparition est en effet mise en scène et constitue à la fois une immobilisation de l’histoire dans le temps et l’espace, tout comme une pause dans le récit, qui s’interrompt pour permettre le surgissement de la figure animale et des représentations qui lui sont liées.

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit

2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration

Les deux romans de Giono : Deux cavaliers de l’orage et Les Récits de la demi-brigade, nous offrent trois scènes équestres représentatives de cette influence du cheval sur les temporalités à la fois de l’histoire et du récit. Dans la première, construite comme une tragédie classique, les cinq scènes équestres, c’est-à-dire les passages « mettant en scène » des interactions précises entre chevaux et humains, et dans lesquels, tel que Gérard Genette le définit[24], le temps de l’histoire épouse le temps de la narration, sont autant de nœuds dramatiques menant au drame final : le fratricide. Ainsi, la première de ces interactions entre l’homme et le cheval[25] apparait dans le deuxième chapitre – le premier n’étant qu’un préambule racontant l’histoire des Jasons – et permet d’installer un décor pictural dont le texte s’éloigne ensuite, avec la mise en place progressive de la dimension tragique du texte. Comme l’indique le titre de l’œuvre, c’est un coup de tonnerre, un orage soudain qui s’abat sur les deux frères, par le biais d’un cheval, et surtout de sa mort, coup de théâtre précipitant la rencontre des protagonistes avec leur destin funeste.

En effet, au début de l’œuvre, Marceau décide de vendre des mulets à un propriétaire de haras sur les bords du fleuve, secondé d’Ange, son cadet. Le décor est verdoyant et pastoral, et permet d’installer une atmosphère de paix et de sérénité, à l’image de la relation unissant les deux frères en incipit. Les mulets y font figure de doubles des protagonistes, paysans endimanchés peu à leur place dans ce cadre riche et aisé, alors que des chevaux en liberté (étalons, juments et poulains) s’ébattent et renvoient une image de vie et de luxure, figurant les habitants oisifs du château. C’est dans ce même esprit de calme et de sérénité qu’Ange laisse apparaître ses qualités de cavalier, à la surprise de tous. Alors que le baron du château veut voir « ce jeune garçon monter cette mule folle », Ange fait « exécuter à sa bête, le plus naturellement du monde, un petit pas espagnol dont il avait le secret[26]», causant la surprise et l’admiration, non seulement du baron, mais de son propre frère. Cette scène d’apparente oisiveté, de repos, porte néanmoins une dimension plus prophétique, puisqu’elle permet de révéler un trait de la personnalité double d’Ange, qui était jusqu’alors encensé par son frère et érigé en symbole de pureté et d’innocence. Les manières du jeune garçon avec la mule, en plus de provoquer une pause dans l’histoire – puisque tous les personnages s’immobilisent pour l’observer – et dans le récit dans lequel le discours indirect surgit soudain, font naître le doute chez son frère aîné : « Marceau lui-même en était estomaqué ! Où diable ce garçon avait-il pris tout ça ? On ne pouvait pas savoir s’il s’arrangeait pour meurtrir la bête avec le mors ou s’il avait un sort pour dominer mais, monté sur la plus cabocharde des bêtes, il la fit papillonner et danser, et faire des grâces. » Cette pause du récit, permettant au lecteur de s’attarder sur le personnage d’Ange en épousant le point de vue de Marceau, exprimé au discours indirect libre, est aussi une révélation de l’aspect duel de la personnalité d’Ange, d’abord comparé à un dieu, puis renvoyé à la figure du diable (« où diable »). Sa propre technique équestre est interrogée de façon paradoxale, soit renvoyée à de la torture (« meurtrir la bête avec le mors »), soit à la magie (« un sort »), et devient, par glissement métonymique, une représentation du personnage lui-même dans toute son ambiguïté, car c’est Ange qui provoquera sa propre mort, en cherchant à affronter son frère à de multiples reprises, et en le battant, finalement, à la chute du récit.

La figure équine, en suspendant le temps de l’histoire et du récit, participe davantage, au fur et à mesure de la narration à la mise en place d’une tension dramatique. Dans une deuxième scène, très courte[27], narrant le départ des deux frères à la foire de Lachau où Marceau tuera un cheval, constituant l’élément déclencheur d’une série de péripéties conduisant au drame final, le récit s’arrête à nouveau, figeant ce départ dans le temps, comme une tentative du narrateur, en retardant l’action, de retarder la suite d’évènements conduisant à la mort des protagonistes.

Le départ des deux frères aux courses de Lachau, à cheval, est accompagné par l’inquiétude soudaine et incompréhensible d’Esther qui les observe par la fenêtre. Ce passage, au discours indirect libre, introduit une coupure dans le récit, marquée par l’emploi du présentatif « voilà », renvoyé à sa nature première de verbe défectif : « Et justement, voilà qu’on entend trotter des bêtes ». Le mot est en réalité, étymologiquement, une interjection verbale réduite à la forme unipersonnelle du présent de l’indicatif (« vois là »), interpellant l’interlocuteur. En l’utilisant, Esther attire l’attention sur la scène audible, qu’on pourrait qualifier de premier acte de la tragédie. Elle oblige aussi le lecteur à adopter sa focalisation en réutilisant le présentatif un peu plus loin (« les voilà là devant ») et à saisir l’objet scénique qui fait de cette scène un passage unique de l’histoire et annonciatrice du drame. Lorsqu’elle voit les deux cavaliers s’en aller, Esther développe un parallèle entre la violence de Marceau, qui transparaît dans sa façon de monter à cheval, et l’inquiétude qu’elle ressent. Derrière la scène émerge la vision prophétique, soulignée, à la fin de la scène, par une question au discours indirect libre à laquelle Marceau, qui ne l’entend pas, ne peut évidemment pas répondre : « qu’est-ce que tu veux donc faire avec tes bras ? [28] ».Ces bras sont les acteurs du drame, sans qu’elle le sache, puisque c’est grâce à eux que Marceau s’illustrera comme l’homme le plus fort du monde à la lutte ; c’est aussi eux qui tueront le cheval, à Lachau, et son propre frère, à la fin du récit. La scène s’achève sur cette question d’Esther, qui résonne dans le texte de manière forte, mise en exergue par le passage brutal au discours direct. L’inquiétude se trouve reflétée dans les éléments qui l’entourent et renforcent l’impression d’une suspension du temps : « Le jour ne se lève pas ce matin. Le jour se refuse à se lever[29] ».

Si on retrouve aussi ce jeu de mise en arrêt du temps chez Claude Simon autour de la figure équine, comme lors d’une scène de pause à l’abreuvoir dans La Route des Flandres, le cheval favorise aussi le chevauchement à la fois des temporalités et des voix de l’énonciation.

2.2. De la chevauchée au chevauchement narratif

Le chevauchement des motifs équestres chez Claude Simon permet de brouiller la limite entre présent et passé, réel et imaginaire. Par un renvoi à d’autres images, d’autres scènes ou visions qui se superposent, le narrateur se perd dans le récit et emmêle les différents niveaux de perception et d’imagination. Le « crépitement monotone des sabots », par exemple, se superposant au bruit de la pluie sur le toit de la grange, provoque d’autres visions[30], de même que l’image des courses de chevaux surgissant au sein des scènes de guerre. Lors de l’attaque allemande qui cause la mort de Wack, le narrateur superpose à la vision des cavaliers et des chevaux fuyant pour sauver leurs vies, « les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne[31]». Pour dépeindre l’événement le narrateur renvoie aux jeux d’échec ou de domino grâce à la multiplicité des références liées aux chevaux (réels, mais aussi les petits chevaux du jeu de plateau). Les « chevaux-jupons » ou « à bascule » sont une référence aux jeux d’enfants dont parle Dumézil[32] dans son analyse du mythe du centaure, consistant à se déguiser en cheval, le corps de l’animal étant représenté par une jupe autour de la taille, parfois avec un autre camarade en dessous de la jupe pour figurer la longueur de l’animal et les membres postérieurs. C’est sur l’hippodrome que cette comparaison apparaît d’abord au narrateur[33], créant le lien entre les deux scènes, celle de la course hippique et celle de la course devant le feu allemand. La superposition des deux scènes met en exergue l’aspect tragi-comique de la guerre, « jeu » des hommes, et le peu de valeur de la vie des soldats, comparés à des pions d’échec ou à des pièces de domino. Le chevauchement de motifs a un fort pouvoir évocateur chez Simon, fonctionnant par la juxtaposition d’images qui sembleraient éloignées de prime abord mais dont la juxtaposition permet de saisir le sens de la scène à différents niveaux de lecture.

L’histoire de la nouvelle Le Cheval, racontant la mort d’un cheval dans l’étable d’une auberge où les cavaliers font étape, réapparaît dans La Route des Flandres mais aussi dans LAcacia. Il en est de même pour la scène représentant le brigadier aux prises avec une jument qui refuse de sauter, présente dans La Route des Flandres, L’Acacia et le Jardin des Plantes. Le malmenage d’un cheval de main par un cavalier terrorisé est aussi un motif récurrent du Cheval, de La Route des Flandres, ou du Jardin des Plantes, malgré des changements de noms propres ou de personnages (Iglésia devient, dans La Route des Flandres, un conducteur de chevaux anonyme). Les scènes équestres sont ainsi, chez Claude Simon, l’objet de superpositions du réel et de l’onirique, comme dans le cas de la mort de Reixach, introduite dès le début de La Route des Flandres et leitmotiv récurrent. Celle-ci n’apparaît, dès le départ, que comme le récit d’une action déjà passée, puisque la mort de Reixach, à cheval, est présentée tout de suite comme un fait établi. L’incipit de La Route des Flandres débute par la première rencontre entre le narrateur et Reixach, son capitaine. La scène de sa mort est annoncée : « par la suite » indique une succession dans le temps, ou l’alternance du présent, passé composé et plus-que-parfait. La scène est introduite par deux points, renforcée par le groupe nominal « un moment », qui provoque une pause de la durée. En obligeant la narration à s’interrompre, et en adoptant une énonciation à la première personne du singulier, le romancier attire l’attention du lecteur sur ce moment précis de l’histoire qui est la scène de la mort de Reixach. Là encore, la mort du capitaine semble le seul référent véritable dans un monde qui se désagrège, comme un fait auquel le narrateur se rattache pour se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Au fur et à mesure que le récit avance, la précision de la narration s’estompe et des digressions apparaissent dans une phrase qui n’en finit pas. Le narrateur s’interroge sur la réalité du cadre diégétique, « le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit[34]», blâmant le manque de sommeil et le fait de ne pas avoir dormi depuis dix jours, sauf à cheval. Cette référence au manque de sommeil et ces sauts temporels mettent en doute la réalité de l’expérience vécue, dans laquelle la mort de Reixach semble la seule certitude parmi les souvenirs de l’événement, un point fixe autour duquel s’articule la mémoire. Tous les souvenirs de la guerre semblent se ramener à cette scène absurde, mais factuelle, de suicide équestre. L’analepse, par le biais du souvenir et de la remémoration de faits réels ou de visions, donne à la scène équestre la forme d’une superposition de différentes époques, passé et présent, engendrant parfois la confusion au sein de la diégèse.

Seule la mort – celle du cheval, celle de Reixach – semble un point fixe et immuable autour duquel s’articule le récit, lui donnant une matérialité au sein même d’un processus de désagrégation de la matière, celle des corps, en lambeaux, qui se fondent dans la boue, et du récit lui-même, dans une phrase qui n’en finit pas de se dérouler.

C’est dans la mort que le temps prend sa revanche sur le cheval et sa valeur atemporelle. L’animal est en effet détaché peu à peu de toute la matière mythique qu’il véhicule et renvoyé à sa matérialité, et donc à sa finitude.

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?

3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage

Le chapitre central des Deux cavaliers de l’orage, construit autour des foires de Lachau et de la mort d’un cheval « fou » est en réalité une démythification progressive de l’animal qui devient le support du rituel et prend une dimension symbolique forte, proleptique, puisqu’il représente à la fois la naissance et la mort, un double du personnage et aussi sa mort annoncée. En cela le corps du cheval représente à la fois le passé et le présent de Marceau, alors même qu’il constitue une rupture, un coup de théâtre, dans le récit. On sait que le meurtre d’un cheval est quelque chose « d’impensable » chez Giono[35]. Le narrateur des Récits entame d’ailleurs la première nouvelle par cette mention : « je n’aime pas qu’on tue les chevaux[36]». On sait que l’œuvre de Giono comporte des résonnances narratives. D’un texte à l’autre, les personnages font retour. On retrouve des scènes communes dans différents récits. Or ce meurtre du cheval est un événement suffisamment important dans son univers fictif pour faire l’objet de deux récits identiques : un premier épisode radiophonique intitulé « Le cheval de Carpentras », enregistré en 1954, c’est-à-dire dix ans plus tôt[37] que celui des Deux cavaliers de l’orage, y fait déjà allusion. Cette permanence du cheval sacrifié en renforce encore la symbolique. Dans Deux cavaliers, Martial et Mon Cadet ne vont pas à Carpentras mais à Lachau ; un événement auquel, d’ailleurs, le lecteur n’a pas le droit d’assister puisqu’il ne lui sera délivré, ensuite, que par le discours rapporté des deux frères. Lorsque l’aîné revient, il ramène avec lui « un long fardeau sur son épaule. Un gros poids, quelque chose qui est dans un long sac, une chose molle et lourde qui pend de chaque côté de son épaule et qu’il porte en bombant le dos[38]». Alors que les personnages s’inquiètent de ne pas voir le cadet, cette peur préfigurant déjà la peur inconsciente, mais pourtant fondée, d’un fratricide constituant la seule issue possible de la relation fusionnelle des deux frères, Marceau révèle progressivement le contenu du sac sous le mode d’une devinette : « Ouvre-moi le sac et regarde-moi le beau tour de force qui est dedans[39]», « cette chose pleine de sang[40]», « la chose sanglante[41]», « un énorme morceau de viande de bête[42]». Au fur et à mesure du récit, le cadavre gagne en substance, « il doit y en avoir au moins cinquante kilos », « il y a encore la peau », « le poil est beau, lustré », et pourtant, jusqu’à la fin, personne ne comprend que ce sac contient un cheval mort. Comme si l’introduction de son corps, par des attributs triviaux, sanglants, propres à n’importe quelle bête de consommation humaine, empêchait les auditeurs – l’assemblée des quatre femmes, mais aussi le lecteur – d’associer l’image du cheval et cette chose sanguinolente au pied de Marceau. Il leur faut attendre les différentes allusions de Marceau, pourtant très explicites : « Viens manger une bonne tranche de cheval rôti[43]»; « il devrait venir un peu ici, manger du cheval rôti. » ; « tu vas prendre une poêle d’un mètre et tu vas nous frire cette viande de cheval[44]», sauf que ses propos paraissent si incohérents à l’assemblée, qu’il est accusé d’avoir trop bu et de délirer : « Quand tu iras à Lachau, ne bois plus le même vin Marceau, celui-là a l’air de te rester sur l’estomac. Qu’est-ce que c’est que cette viande de cheval dont tu parles tout le temps ? Et quel cheval ?[45]». L’esprit de l’auditeur/lecteur est partagé, par dissociation cognitive, entre l’image du cheval vivant et celle du cheval mort réduit à l’état de viande. Le processus naturel de dissolution du corps vivant en matière morte et sanglante est inversé, puisque la narration commence par un contact avec la matière. Il s’agit pour Marceau de provoquer d’abord un contact physique et matériel avec le cadavre, d’abord par la vue (« regarde ») puis par le toucher, en prenant conscience de son poids et de la douceur de son poil (« lustré »). Le sang est toujours chez Giono lié à un acte d’amour, et à une fascination similaire à celle que l’homme éprouve pour le feu. D’ailleurs l’adjectif « beau » est répété de nombreuses fois, comme si le cadavre était un objet esthétique. C’est parce que le sang induit d’autres représentations, esthétiques, symboliques, qu’il est difficile de superposer à l’image de la viande sanguinolente, signe de mort – mais aussi de vie, puisqu’elle permet la consommation, et donc la survie de l’homme – la vision de l’animal vivant, choyé, dans l’imaginaire collectif. Toute la description faite par Marceau semble une transfiguration du corps du cheval, qui transite du statut de chose sanguinolente à celui de bête, pour revêtir peau, poils, et enfin redevenir la « plus belle bête du monde ». Le fait de la manger devient alors extrêmement symbolique[46]. C’est un renvoi au mythe de la transsubstantiation – repris par l’Église catholique avec la pratique de l’Eucharistie – qui veut que la consommation permette à celui qui mange le corps de s’approprier les propriétés de l’être consommé : sa beauté, sa force, son âme, et peut-être ici sa fonction éternelle, comme le suppose Anne Simon en introduisant l’hypothèse de l’hybridité et la fusion de ce qu’elle appelle le « corps temps[47] ». Cet acte marque en effet le commencement de la renommée de Marceau comme homme le plus fort du monde, et la venue de multiples combattants pour l’affronter : il est vrai que les Jason sont destinés à rester dans les mémoires bien après leur mort. Marceau s’inscrit donc à partir de cet acte sacrificiel, tel Œdipe, dans une voie inéluctable et tragique, dont seuls la mort et le sang pourront le délivrer.

3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

La mort du cheval constitue aussi le nœud dramatique du Cheval de Claude Simon, et même de La Route des Flandres, dont la narration s’articule, de manière cyclique, par un mouvement de continuel retour à la figure d’un cheval mort vu par le narrateur sur la route et presque couvert de boue au point de ne pas être reconnaissable. Les chevaux sont matière à l’hybridation autant comme lien entre les différents personnages – au point que le narrateur imagine des parents « équins », comme c’est le cas à la lecture d’écrits d’ancêtres conservés par Sabine, sa mère (« il n’y a qu’un cheval qui a pu écrire ça[48]») – que dans leur rapport au corps et à la matière. Corps-fusionnant avec celui du cavalier, corps-dissolu se fondant dans la terre et la boue environnante, comme l’exprime cette phrase de La Route des Flandres : « les chiens ont mangé la boue[49]». La boue est alors à la fois la matière de la naissance permettant à la vision de surgir et celle de l’anéantissement annonçant la mort du « nous » polyphonique, dans lequel se fondent et se dissolvent les soldats de la garnison et leurs montures, dont le narrateur est l’un des seuls survivants. La phrase simonienne est aussi, à l’image de la boue, une phrase sans début ni fin. À peine une capitale vient-elle marquer le début d’une pensée et quelques virgules permettent-elles de respirer. C’est une phrase qui englue la lecture comme la boue, projetant sans cesse de nouvelles particules. Le lecteur a beau essayer de se dégager pour poursuivre l’histoire, il est immobilisé par le poids de la matière narrée. C’est la volonté d’une narration toujours plus précise et exacte des faits, épuisant toutes les possibilités herméneutiques des mots par l’énumération et l’addition de références, jusqu’à en délivrer le sens profond. La première phrase de La Route des Flandres s’étend sur une page entière, ne trouvant le point final qu’à la dernière ligne. Mais la boue gèle aussi parfois et retrouve alors la dureté de la terre et des pierres du sol, laissant la place à des « mondes morts, éteints et couverts de glace[50]». La boue fige alors les empreintes, tout comme elle fige et ensevelit les hommes et les chevaux dans l’Histoire, tous ensembles gris et méconnaissables dans cet immense bourbier qu’est la guerre. Cette boue est aussi la glaise originelle, celle dont est fabriquée l’homme et qui reprend son dû à la fin ; c’est le Memento, homo : quia pulvis es, et in pulverem reverteris[51]. Sauf que ce n’est ni un homme ni un dieu mais un cheval qui incarne cette destinée dans le récit. Georges est hanté par le cadavre d’un cheval sur la route, ou plutôt de « ce qui avait été un cheval[52] » : le corps se dissout ne faisant plus qu’un avec la boue qui l’entoure. Georges découvre que le cadavre « n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue[53]». Ce cheval devient une métonymie du vivant représentant à la fois l’être humain dont il partage les souffrances, mais aussi l’être vivant de manière plus universelle en perpétuelle métamorphose.

ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle […] et était destinée à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, […] pourtant (quoiqu’il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses pattes de devant repliées dans une posture fœtale d’agenouillement et de prière […])[54].

Avec la boue, on revient à l’origine du monde. La boue glaise, dont le règne animal est issu, et à laquelle il retourne, est d’abord une matière cosmique qui rappelle la figure du reptile, évoquant le serpent de la Genèse. En effet, comme lui, elle est fuyante et n’a ni début ni fin. C’est elle qui fait chuter l’homme. La boue est ensuite une mère protectrice qui « recouvre » ou « enveloppe » son enfant placé en position fœtale. On retrouve le sein maternel, et jusqu’au « bruit de succion » de la tétée, alors que la situation est inversée, puisque c’est ici la mère qui mange son enfant. Mais c’est l’étape nécessaire pour retrouver le grand tout, un espace qui réduit à néant toute individualité – on ne sait même plus à quelle espèce l’embourbé appartient (animal, végétal, fossile ?). La boue est cette matrice originelle, cette divinité terrible de la mythologie : une terre-mère qui avale ses enfants et les fait disparaître. Pourtant la terre en elle-même est peu évoquée dans La Route des Flandres. La matière qui s’oppose à la boue est le macadam de la route sur laquelle résonnent les sabots des chevaux. La seule allusion à cette terre-mère apparaît dans l’acte d’enterrer le cheval[55]. La figure du cheval offre alors aux soldats un retour aux rites funéraires qu’il ne leur est pas permis de pratiquer en temps de guerre. Lorsqu’on sait que le père de Claude Simon, tombé au cours de la Première Guerre mondiale, n’a pas été enterré, on peut se demander jusqu’où le texte participe, pour l’auteur, à un travail cathartique de deuil.

Par la disparition et l’hybridation finale du corps-cheval avec la matière (mangé chez Jean Giono, enfoui dans la terre chez Claude Simon), le temps prend enfin sa revanche sur l’animal dont le corps, dissolu, absorbé, disparait enfin. Le cheval continue néanmoins d’endosser un aspect double, à la fois matière vivante et tangible mais aussi support de la rêverie, permettant la superposition d’images oniriques et de projections transcendant sa réalité. Cette façon de confier l’être aimé (humain ou animal) à la terre ou à son propre ventre revient à le rendre à la matière originelle, source de vie. En ce sens, l’enterrement du cheval chez Simon peut aussi s’apparenter à l’acte d’hippophagie évoqué plus tôt chez Giono. Il viserait là aussi à inclure l’autre dans la matière, qu’il s’agisse de la terre ou du propre corps de Marceau, pour ne former qu’un tout, selon ce même principe de transsubstantiation créant une continuité entre la matière des corps et les éléments. Cette continuité pourrait alors être vue aussi comme un allongement du corps du cheval faisant partie du processus de transformation, après la mort de l’animal diffusant la matière jusqu’à sa fusion avec l’espace extérieur et sa disparition totale.

Notes

[1] Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1984, 12è éd., Paris, Dunod, 2016, p. 57.

[2] Giono Jean, Le Chant du Monde, Gallimard, 1934, p. 173.

[3] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960), p. 46-47.

[4] Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, p. 175.

[5] Ibid., p. 193.

[6] Vincent Jouve, « pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n°85, 1992. Forme, difforme, informe, p. 103-111.

[7] Simon Anne, « Hybridité animale et végétale dans Deux Cavaliers de l’orage (Giono) », Nouvelles Francographies, septembre 2007, vol. 1, n° 1, p. 205-216.

[8] Samoyault Tiphaine, « Achever le cheval : un problème historique et un problème poétique dans L’Acacia de Claude Simon », journées d’études consacrées au nouveau programme d’agrégation de littérature comparée, Université Paris Diderot, 25-26 janvier 2018.

[9] Arnaud-Toulouse Marie-Anne, « Cheval », in Sacotte Mireille et Laurichesse Jean-Yves (sous la dir. de), Dictionnaire Giono, Paris, Garnier, 2016, p. 199.

[10] Giono Jean, Que ma joie demeure (1936), in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1972, p. 448.

[11] Giono Jean, Noé, Paris, Gallimard, 1961, p. 12.

[12] Ibid., p. 14 et 18.

[13] Giono Jean, Que ma joie demeure, op. cit., p. 635-636.

[14] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, Paris, Gallimard, 1965, p. 24-25.

[15] Simon Claude, Le Cheval, Paris, Les éditions du Chemin de Fer, 2015 (1ère éd. 1958).

[16] Ibid., p. 7.

[17] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960) p. 46-47.

[18] Wagner Marc-André , Le Cheval dans les croyances germaniques : paganisme, christianisme et traditions, vol. 73 de Nouvelle bibliothèque du moyen âge, Champion, 2005 ; Wagner Marc-André,  Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Éditions du Rocher, coll. « Cheval chevaux », 2006.

[19] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 145-146.

[20] Samoyault Tiphaine, op. cit., p. 2.

[21] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 242.

[22] Ibid., p. 231.

[23] Ibid., p. 34.

[24] Genette Gérard, op.cit., p. 175.

[25] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 23-30.

[26] Ibid., p. 27.

[27] Ibid., p. 66-67.

[28] Ibid., p. 67.

[29] Ibid.

[30] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 46-47.

[31] Ibid., p. 174.

[32]

Voir Dumézil Georges, Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Librairie orientaliste P. Geuthner (programme ReLIRE), « Annales du Musée Guimet », 1929, p. 42.

[33] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 173.

[34] Ibid., p. 18.

[35] Giono Jean, Les Récits de demi-brigade, Paris, Gallimard, 1972, p. 168.

[36] Ibid., p. 12.

[37] « Le cheval de Carpentras »,  Entretiens avec Taos Amroche (1954), CD 1, Editeur : Patrick Frémeaux / Editorialisation : Lola Caul-Futy Frémeaux, Frémeaux & Associés, 2017.

[38] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 136.

[39] Ibid., p. 139.

[40] Ibid., p. 139.

[41] Ibid., p. 142.

[42] Ibid., p. 142.

[43] Ibid., p. 137.

[44] Ibid., p. 146.

[45] Ibid., p. 147.

[46] Si le bœuf a aussi été l’objet de sacrifices, il est important de rappeler que l’hippophagie, même légalisée depuis le XIXe siècle, ne représente que 3% de la viande consommée en France. Elle a toujours été une viande tabou réservée aux plus pauvres et à une consommation de famines et de guerres. Le symbolisme de son sacrifice, même dans un milieu rural, s’en trouve amplifié. Voir les travaux récents de Leteux Sylvain, « L’hippophagie en France : la difficile acceptation d’une viande honteuse », Terrains et Travaux : Revue de Sciences Sociales, ENS Cachan, 2005, p. 143-158 et de Maillard Ninon, « Manger ou ne pas manger le cheval (sacrifié) ? Telle est la question pour le chrétien. Mode d’abattage et consommation de viande chevaline dans l’occident chrétien », Revue Semestrielle de Droit Animalier – RSDA, 2/2010, p. 291-301.

[47] Simon Anne, op. cit., p. 1.

[48] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 63.

[49] Ibid., p. 9.

[50] Ibid., p. 34.

[51] Genèse, 3, 19.

[52] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 29.

[53] Ibid., p. 29.

[54] Ibid., p. 30.

[55] Simon Claude, Le Cheval, p. 46.

Bibliographie

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WAGNER Marc-André, Le Cheval dans les croyances germaniques : paganisme, christianisme et traditions, vol. 73 de Nouvelle bibliothèque du moyen âge, Champion, 2005, 974 p.

WAGNER Marc-André, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Éditions du Rocher, coll. « Cheval chevaux », 2006, 201 p.

Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle

Lola Marcault-Derouard

Lola Marcault-Derouard est doctorante contractuelle en littérature française et études théâtrales sous la direction de Florence Lotterie et Muriel Plana, à l’Université de Paris Cité. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, elle est agrégée de lettres modernes. Ses recherches portent sur la représentation du vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle.

Pour citer cet article : MARCAULT-DEROUARD  Lola, « Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/20/fiction-et-retour-dage-la-difficile-mesure-de-la-vieillesse-feminine-dans-les-comedies-du-premier-xviiie-siecle/

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Sommaire

Introduction
1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique
2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu
Bibliographie

Résumé

Cet article se propose de montrer, à partir de l’étude du motif comique du calcul et de la contestation de l’âge des femmes dans une dizaine de comédies de Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps et Fagan, que ces pièces mobilisent les degrés des âges établis par la littérature médicale pour les interroger. La dynamisation de l’âge par la relation et le dispositif dramatiques le réduit à une construction discursive proprement mouvante qui permet à la scène comique du premier XVIIIe siècle de problématiser son expression chiffrée et de donner ainsi à voir non pas tant la vieillesse que l’expérience du vieillir, à travers la tension entre temps et durée.

Abstract

This article, based on a corpus of ten comedies written by Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps and Fagan, intends to show that these plays employ the medical stages of female aging in order to question them. Dramatic mechanism and characters relationships spur aging on stage, reducing it to a discursive and ever-changing object. This allows comedies of the early 18th century to problematize the quantitative expression of the age and to stage not so much old age as the experience of aging, through the tension between time and duration.

Mots-clés

Littérature – Théâtre – Comédie – XVIIIe siècle – Âge – Vieillesse – Vieillissement – Femmes

Key-words

Literature – Theatre – Comedy – 18th Century – Age – Old Age – Ageing – Women

Introduction

Alors que le dénombrement des populations va croissant depuis la Réforme1, les comédies du premier XVIIIe siècle se saisissent de l’âge des « baptistaires2 » et mettent en scène sa négociation. Aussi trouve-t-on dans les textes dramatiques de cette période de nombreuses occurrences d’âges mesurés en années, dont l’inventaire permet de formuler plusieurs hypothèses. D’abord, ces âges sont abondamment et, semble-t-il3, prioritairement attribués à des personnages de femmes4. Ensuite, la multiplication de leurs mentions ne s’assortit pas, loin s’en faut, d’une délimitation chiffrée et fixe de ce que peut être la vieillesse ou l’âge vieux des femmes au théâtre. Bien au contraire, la précision mathématique de l’âge semble aller de pair avec un assouplissement des frontières entre les classes d’âge et un réaménagement des catégories dramatiques auxquelles elles correspondaient, qui n’est sans doute pas sans lien avec l’irruption massive, sur la scène comique, de personnages féminins d’âge intermédiaire5. Enfin, la mesure de l’âge en années fait l’objet de négociations et plusieurs âges contradictoires sont souvent attribués aux mêmes personnages, ce qui en fait une donnée problématique, sujette à caution, voire polémique.

Nous nous proposons d’étudier les motifs comiques du calcul et de la contestation de l’âge des femmes vieillissantes et vieilles à partir d’un corpus d’une dizaine de pièces qui sont autant de coups de sonde dans le paysage dramatique du premier XVIIIe siècle6 : La Mère coquette de Quinault (1665), Le Baron d’Albikrac de T. Corneille (1667), Les Fonds perdus (1686) et L’Opérateur Barry (1702) de Dancourt, Les Ménechmes de Regnard (1705), L’Irrésolu (1713) de Destouches, Le Triomphe du temps (1713) et L’Aveugle clairvoyant de Legrand (1715), La Mère rivale de Godard de Beauchamps (1729) et Le Ridicule supposé de Fagan (1741). L’enjeu de cet article n’est pas d’établir de manière exhaustive l’ensemble des outils mobilisés par ces comédies pour dire et représenter la vieillesse féminine, qui est loin d’être une catégorie homogène. Nous tenterons plutôt de montrer que la problématisation du retour d’âge7 et de son expression en nombre d’années, dans « l’ici-maintenant de la représentation8 », constitue l’un des signes mobilisés par les dramaturges pour dire le cours du temps et son caractère relatif en donnant à voir non plus tant la vieillesse que l’expérience féminine du vieillir.

1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique

Les âges mentionnés par les comédies rappellent ceux enregistrés par les traités médicaux et les dictionnaires9 : ces intervalles nettement délimités attestent une « culture des âges » ancrée dans l’imaginaire du temps, qui distingue trois âges de la vie.

Les ingénues du corpus de cette étude ont, conformément à ce qui s’observe dans l’ensemble des comédies de la période, entre quinze et dix-sept ans. L’Angélique du Baron d’Albikrac [IV, 4 ; 414, 1244] et la jeune Léonor de L’Aveugle clairvoyant [5 ; 9] ont quinze ans, l’Isabelle de La Mère coquette [II, 2 ; 23] et l’Henriette de La Mère rivale [I, 3 ; 17] en ont seize, et Dancourt fait dire à l’Isabelle de L’Opérateur Barry dans le divertissement final :

Jeune fillette à quinze ans
Doit savoir plus d’un langage.
Pour tromper les surveillants
On peut tout mettre en usage
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

L’ingénue est donc inscrite dans une catégorie peu ou prou homogène orientée vers le mariage : elle est caractérisée par ce que Furetière10 nomme l’« âge de raison » ou « âge nubile » qui coïncide, à en croire les traités médicaux, avec celui des premières règles. Jean Liebault – qui traduit en fait les conclusions de l’Italien Marinello – écrit ainsi au trentième chapitre de son deuxième livre consacré aux « maladies des femmes » :

[…] ce sang menstruel ne commence à s’apparaître aux femmes, que lorsqu’elles sont capables d’être mariées et porter enfants, qui est en l’âge de quatorze, quinze à seize ans […] et ce sang superflu cesse en elles quand elles approchent l’âge de quarante-cinq à cinquante ans.11

Il précise néanmoins plus loin que la puberté « est définie aux femelles à douze ans et aux mâles à quatorze ». Aussi les médecins hésitent-ils eux-mêmes quant à la borne liminaire de cette catégorie de jeunes filles nubiles. La comédie se saisit de ce jeu autour du début de la puberté, mettant en scène des ingénues de plus en plus précoces. Cette précocité est thématisée dans la dernière scène du Triomphe du Temps futur, dans laquelle Lolotte, déjà engagée auprès du « petit Clitandre », se décrit comme une « morveuse » pour dégoûter le baron qui veut l’épouser. Elle est aussi signalée par la Tante du Baron d’Albikrac :

LA TANTE
Mais il semble qu’Oronte et ma nièce…
LISETTE
Madame.
LA TANTE
Tout de bon, à l’oreille il aime à lui parler.
LISETTE
Croyez qu’il ne lui dit que des contes en l’air.
Elle est si jeune encor…
LA TANTE
Défions-nous de l’âge,
Il en est dès douze ans que la fleurette engage,
Et le cœur… [I, 5, 226 ; 341 ; nous soulignons]

La scène comique mobilise ainsi des âges qui ne semblent pas attribués au hasard mais qui circulent au contraire, de la littérature médicale à la fiction dramatique12. Il en va de même à l’extrémité de cette destinée féminine inaugurée par les jeunes filles nubiles, pour les femmes ménopausées ou en passe de l’être. Les Ménechmes de Regnard assortissent ainsi la mention des « cinquante ans » d’Araminte à son incapacité à avoir des enfants :

ARAMINTE
[…]
L’âge, comme je crois, peut encor me permettre
D’aspirer à l’Hymen, et d’avoir des enfants.
DÉMOPHON
Vous moquez-vous, ma sœur ? Vous avez cinquante ans. [I, 5, 553-555 ; 423]

L’âge fait état, à première vue, d’une réalité physiologique à laquelle le personnage féminin ne pourrait échapper et sanctionne son incapacité à procréer. L’adverbe « encor », dans la réplique d’Araminte, construit bien la cinquantaine comme un seuil qui, une fois dépassé, entraîne l’exclusion de la femme vieille du dispositif d’alliance13 : il s’agit d’être « en âge de » ou « hors d’âge » de se marier et de procréer. Sans doute est-ce ce même seuil que matérialise l’expression « sur le retour », utilisée par Démophon quelques vers auparavant [ibid., v. 546], qui se dit, d’après Furetière, d’une femme qui a quarante ans, et qui signifie, d’après le dictionnaire de l’Académie de 1694, « commencer à déchoir, à vieillir, à décliner, à perdre de sa vigueur, de son éclat ». À cet égard la métaphore reprend l’image de la courbe des degrés des âges14, et matérialise bien le palier à partir duquel commence le déclin que constitue la vieillesse.

Le seuil de la nubilité, de la jeunesse, du bel âge ou de la fleur de l’âge, met plus ou moins d’accord médecins, lexicographes et dramaturges. Tous s’accordent également à faire coïncider le seuil de la vieillesse, qui s’étend elle-même de la verte vieillesse à la caducité puis à la décrépitude, avec la ménopause, c’est-à-dire à le placer entre quarante et cinquante ans. Ces âges, entre douze et dix-sept ans et entre quarante et cinquante ans, fonctionnent comme des balises physiologiques et morales des normes sexuelles de la société d’Ancien Régime. Entre chacune de ces bornes, la comédie se saisit d’un troisième seuil, qui sépare le « bel âge » de l’« âge mûr » ou « viril », placé entre trente et trente-cinq ans. Aussi trouve-t-on dans les pièces du corpus des mentions des âges de trente [MC, I, 2, 388 ; 570 et MR, I, 3 ; 16], trente-deux [MR, ibidem], trente-six ans [MR,I, 1 ; 8], et quarante ans [I, II, 6, 606 ; 498]. Zerbinette, « une petite vieille Italienne [qui] en sait beaucoup » [OB, 3 ; 6], chante dans le divertissement final à la suite du couplet attribué à Isabelle :

Au sortir de son printemps
Femme de joli visage,
Quoiqu’elle ait passé trente ans
Est encore dans le bel âge,
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

La concessive introduite par « quoique » trouble la fonction de démarcation attribuée au seuil et invite à penser que cet âge intermédiaire, entre trente et quarante ans, est moins nettement circonscrit que celui des ingénues et des femmes vieilles.

Le couplet reprend néanmoins une formule topique qui associe au verbe passer un âge chiffré construit comme point de bascule, plaçant ainsi le personnage féminin toujours en amont ou en aval d’un seuil identifié comme tel dans l’imaginaire du public. L’âge n’est plus une donnée mathématique absolue puisqu’il renvoie à l’âge que le personnage n’a plus, et donc à autre chose qu’à lui-même. Lysimon déplore ainsi au cinquième acte de L’Irrésolu l’extravagant projet de son fils qui « osait […]/Épouser une folle à cinquante ans passés ! » [V, 13, 1933 ; 13] La Tante du Baron d’Albikrac dresse quant à elle le portrait in absentia d’une Marquise construite comme son double puisqu’il s’agit d’« une sempiternelle/Qui passe soixante ans et fait encor la belle » [I, 8, 338-339 ; 351]. L’expression n’est pas propre aux textes dramatiques : on la trouve par exemple chez Marivaux, dans La Vie de Marianne, dont la narratrice avoue au début du roman avoir « cinquante ans passés15 » et dans la dix-septième feuille du Spectateur français – présentant les mémoires d’une dame âgée qui déclare au début de son récit : « J’ai soixante et quatorze ans passés quand j’écris ceci16 ». Le verbe passer apparaît également au deuxième acte de La Mère coquette, lorsqu’Ismène évoque « la beauté naturelle » de sa fille, « qui vient de la jeunesse, et qui passe avec elle » [II, 2 ; 23 ; nous soulignons]. Cette dernière occurrence rappelle la polysémie du verbe et le lien étroit qu’il entretient avec l’expression de la temporalité. La formule qui associe l’âge au verbe passer a en effet ceci d’intéressant qu’elle exploite l’idée du passage dans son double sens, de franchissement d’une part – d’un seuil qui fractionne le cours de la vie en différents âges – et d’écoulement – du temps – d’autre part. L’expression attire finalement moins l’attention du public sur la donnée chiffrée à proprement parler que sur le fait d’avoir passé un âge, donc franchi un seuil identifié et construit comme significatif.

À première vue, la fonction des mentions de l’âge en nombre d’années pourrait se réduire à la médiatisation de trois seuils qui séparent en principe l’enfance de la jeunesse d’abord, la jeunesse de l’âge mûr ou viril ensuite, l’âge mûr de la vieillesse enfin. La comédie mobilise certes ces seuils, précisément délimités par les écrits médicaux et les dictionnaires du temps, mais elle s’en empare surtout pour les confronter et mettre en question le caractère absolu de la donnée chiffrée. En attribuant à un même individu fictif plusieurs âges contradictoires, elle invite en effet à se demander qui détermine l’âge ou la vieillesse d’un personnage, dont l’évaluation chiffrée est rendue suspecte par la confrontation des discours. Le motif de la contestation des âges civils ou calendaires, qui renvoient à une donnée biologique construite comme véritable ou naturelle, invite de fait le public à questionner la légitimité et la valeur de cette mesure du temps.

2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu

Les comédies du corpus mettent toutes en scène le motif de la négociation de l’âge, fondé sur la discordance entre l’âge déclaré, prétendu, par la femme vieillissante ou vieille et celui qui lui est attribué. Le Baron d’Albikrac joue particulièrement avec ce topos en faisant de l’âge de la Tante, à trois reprises, un objet de discussion et de contestation. Philippin, valet d’Oronte, fâché que la Tante fasse obstacle à l’amour de son maître pour sa nièce, l’évoque en ces termes au début de la pièce : « À soixante et dix ans ! L’agréable mignonne ! » Il est immédiatement contredit par Lisette – « Dis soixante. » – à qui il rétorque : « Et bien soit, la différence est bonne. » [I, 3, 53-54 ; 330] Le portrait in praesentia supposé présenter d’emblée la Tante comme un caractère – une coquette extravagante dont la vieillesse n’est pas sujette à caution – obéit lui-même à un mouvement de correction : l’âge gonflé que Philipin lui prête est rétabli par Lisette. Cette « différence » entre une première hypothèse de l’âge de la femme vieille et sa rectification est reprise, dans une symétrie inversée, lors du dialogue entre la Tante et Léandre, chargé de la distraire et de la flatter pour que les jeunes premiers puissent s’entretenir en sa présence :

LA TANTE, à Léandre
Quel âge croyez-vous qu’on me puisse donner ?
LÉANDRE
Vous n’êtes qu’une fille, et sans votre veuvage
Je vous croirais trop jeune encor pour le ménage.
Vingt et un an au plus.
LISETTE, bas
Où les va-t-il chercher ?
LA TANTE
Non, j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher.
LÉANDRE
Quoi, trente, et dans cet âge un brillant de jeunesse… [I, 7, 284-289 ; 347]

L’exagération n’est plus de l’ordre du vieillissement de la femme vieille, qui passait de soixante à soixante-dix ans, mais de son rajeunissement, puisqu’elle s’attribue trente ans au lieu des vingt-et-un que Léandre lui prêtait. Cet échange, en présence de la Tante cette fois, modifie le contexte d’attribution de l’âge et la nature de sa dénégation. La fonction d’exposition du dialogue entre les domestiques éclaire cette scène, puisque les âges qui y apparaissent ne coïncident pas avec ceux d’abord attribués au personnage. Le comique naît du mouvement qui remplace, entre la réplique de Léandre et celle de la Tante, une hyperbole par une autre, donnant ainsi au mensonge « j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher » la valeur d’un démenti. Il est renforcé par le dispositif à trois voix qui confronte celle du flatteur Léandre, de la coquette Tante, et de la raisonnable Lisette, dont l’aparté construit une communauté complice entre la domestique et le public pour tourner la femme vieille en ridicule et exhiber l’écart entre âge véritable et âge prétendu. Ces scènes de contradiction ne sont absolument comiques que si l’on postule qu’au personnage de la femme vieille est attribué, dans la fiction, un âge « vrai », de référence, à partir duquel l’écart peut être évalué, et dont Lisette se ferait ici la garante. Sa fonction de caution de l’âge civil de la Tante est néanmoins brouillée par une ultime confrontation, qui oppose cette fois la servante à La Montagne, valet de Léandre travesti en baron d’Albikrac pour séduire la vieille coquette. Après que cette dernière a refusé ses avances car elle espère épouser Oronte – qualifié de « mignon » dans l’échange ci-dessous –, le faux baron l’invective ainsi :

LA MONTAGNE
Ah, la laide Guenon qui jase à soixante ans.
LA TANTE
Quoi joindre impudemment le mensonge à l’injure,
Soixante ans !
LA MONTAGNE
Oui, soixante, à fort bonne mesure,
Et je le maintiendrai devant votre mignon,
Je le connais.
LISETTE
Voyez le joli compagnon
Qui nous donne des ans, elle n’en a pas trente. [IV, 7, 1520-1525 ; 433]

La domestique prend elle-même en charge le démenti des soixante ans que le valet travesti prête à la Tante, à travers une énallage de personne d’autant plus comique qu’elle postule une solidarité entre elle et sa maîtresse, alors même que la servante ne cesse d’agir contre les intérêts de la femme vieille depuis le début de la comédie, conformément à sa fonction traditionnelle d’adjuvante de la quête amoureuse des jeunes gens. La contradiction entre le discours de la domestique et ses interventions précédentes invite à entendre sa dernière réplique comme une antiphrase. Peut-être l’usage du pronom « nous » construit-il néanmoins une communauté féminine unie par la singularité de son expérience du vieillir et du rapport aux seuils successifs qui jalonnent la durée de la vie. Que la servante, avertie de l’identité du faux baron, reprenne à son compte l’allégation de jeunesse trouble la répartition du personnel dramatique entre domestiques trompeurs et maîtresse dupée : le ridicule de la femme vieille est ainsi nuancé, et la voix de Lisette introduit une hésitation entre les âges contradictoires prêtés à la Tante. En semant le doute sur l’instance de détermination de l’âge véritable, naturel, biologique des baptistaires, puisque la domestique n’en est plus la garante infaillible, la comédie problématise ainsi l’articulation entre âge, vérité et mensonge et la difficile reconnaissance de la vieillesse et du temps écoulé. Le dispositif dramatique confronte en effet deux appréhensions discordantes du nombre d’années écoulées depuis la naissance de l’individu, ce que Beauvoir explicite dans son essai sur la vieillesse :

Toute parole dite sur nous peut être récusée au nom d’un jugement différent. En ce cas-ci, nulle contestation n’est permise ; les mots « un sexagénaire » traduisent pour tous un même fait. Ils correspondent à des phénomènes biologiques qu’un examen détecterait. Cependant, notre expérience personnelle ne nous indique pas le nombre de nos années. Aucune impression cénesthésique ne nous révèle les involutions de la sénescence. […] La vieillesse apparaît plus clairement aux autres qu’au sujet lui-même […].17

Dès lors, l’intérêt de ces scènes de contradiction est moins dans une supériorité informationnelle du public qui pourrait avec certitude définir l’âge véritable de la femme vieille, que dans la mise en scène du refus du vieillir – donné aussi à voir par la tension entre les discours et le corps de la comédienne incarnant la Tante18. Ce topos de la confrontation des âges refuse finalement à la vieillesse des frontières étanches, fixes et chiffrées pour mettre en question le « piège de la précision mathématique19 » qui ferait primer le seuil numérique de la vieillesse sur l’expérience du vieillir, à la fois biologique et sociale.

Le topos de la confrontation des âges, à deux ou à trois voix, permet à la scène théâtrale de distinguer la vieillesse physiologique de sa reconnaissance par le personnage de la femme vieille, et de se demander qui détermine ou diagnostique la vieillesse et quel est le degré de légitimité de cette instance d’évaluation. La contradiction des mentions chiffrées manifeste ainsi la dualité entre la perception subjective de la durée, par la femme devenue vieille, et le déroulement objectif et physique du temps20. Ce motif comique constitue l’un des signes permettant aux dramaturges de médiatiser le temps long au sein même de la représentation. Dans la première scène du Triomphe du temps passé, qui dresse le portrait in absentia de Madame Roquentin, la dialectique entre la durée et le temps s’articule à celle de l’être et du paraître, c’est-à-dire à la question de la manifestation ou de la dissimulation des effets du temps sur le corps.

ISABELLE : Mais à quoi songe ma mère, de vouloir se remarier à soixante et cinq ans, et, surtout, après le mauvais ménage qu’elle a fait avec mon père, et tous les chagrins qu’ils se sont donnés l’un à l’autre ? pour moi je t’avouerai que c’est ce qui m’a fait naître tant d’aversion pour le mariage.
DORINETTE : Il faut vous expliquer tout ceci, qu’elle m’avait caché jusqu’à présent, et qu’elle vient enfin de me découvrir : écoutez-moi. Il y a quarante ans que votre mère en avait vingt-cinq, et elle veut n’en avoir aujourd’hui que trente : on n’ a, dit-elle, que l’âge qu’on paraît. [sc. 1 ; 14 ; nous soulignons]

Le dévoiement du calcul mathématique du temps écoulé dans la réplique de Dorinette met en évidence l’inadéquation entre la vieillesse physiologique de Madame Roquentin et la jeunesse à laquelle elle n’a pas cessé de prétendre. Le glissement, du tour unipersonnel « il y a quarante ans » – qui traduit comme une donnée objective, observable, le temps du premier mariage de la veuve, dont la fille a été le témoin – au groupe verbal « elle veut », donne à la conjonction « et » une valeur d’opposition puisqu’elle confronte le temps historique, partagé par tous, à la perception personnelle de la durée, par définition individuelle. Le sens du verbe « vouloir » oscille entre conviction et désir, et peut traduire soit une forme d’illusion de la femme vieille persuadée de renvoyer l’image d’une trentenaire, soit sa résolution de se redonner artificiellement cette apparence. On retrouve cette polysémie dans L’Irrésolu, chez Madame Argante qui, comme la soixantenaire de la pièce de Legrand, est une veuve désireuse de se remarier à un jeune homme :

NÉRINE
En vain vous disputez contre le baptistaire
Par vos ajustements, par le désir de plaire,
[…]
MADAME ARGANTE
Nérine, je prétends
Être comme j’étais à l’âge de vingt ans.
NÉRINE
Voilà, je vous l’avoue, une belle vieillesse.
MADAME ARGANTE
Non, non, crois-moi, je suis encor dans ma jeunesse.
NÉRINE
Oui, par les actions, et par les sentiments ;
Mais cela suffit-il pour fasciner les gens ? [II, 6, 577-578 et 595-600 ; 496-497]

En distinguant le déclin physiologique – suggéré par la mention du « baptistaire » – des « actions » et « sentiments » de Madame Argante, Nérine devenue moraliste met au jour l’inadéquation entre vieillesse et coquetterie, c’est-à-dire la non-coïncidence entre l’âge calendaire et ce que les sociologues contemporains appellent l’âge statutaire. Le mouvement, dans les répliques de Madame Argante, du syntagme « je prétends être comme j’étais » à « je suis », distingue d’abord présent et passé avant de les superposer l’un à l’autre. Il traduit ainsi une difficulté à exprimer l’expérience de la durée et donne à voir le rapport problématique de la femme vieille à son propre vieillir. En n’invalidant pas absolument la prétention de la femme âgée à être au présent « comme » elle était dans sa jeunesse, cette scène et celle de la comédie de Legrand révèlent donc une forme d’originalité du traitement de la vieillesse féminine. En effet, tout en mobilisant le motif traditionnel du mariage mal assorti qui tend à faire de la vieille coquette un personnage comique fortement codifié, elles la dotent d’une épaisseur temporelle qui l’individualise et montrent sa difficulté à mesurer sa propre sénescence. Elles dramatisent, en somme, la stupéfaction de la découverte de la vieillesse que Beauvoir synthétise ainsi : « Que le déroulement du temps universel ait abouti à une métamorphose personnelle, voilà ce qui nous déconcerte.21 »

C’est finalement la représentation de l’appréhension double, universelle et singulière, du temps écoulé, qui met en scène la différence de l’évaluation et de la mesure du temps selon les âges. La suite de la scène de L’Irrésolu complète ainsi la déclaration de la veuve Madame Argante par la réplique de sa domestique :

MADAME ARGANTE
Sans ces friponnes-là,
Je n’aurais pas trente ans.
NÉRINE
Oh ! Je crois bien cela,
Mais malheureusement, on vous en croit cinquante.
Combien vous donnez-vous ?
MADAME ARGANTE
Je suis sur les quarante.
NÉRINE
Oui, mais depuis longtemps. [II, 6, 603-607 ; 498 ; nous soulignons]

Cet hyperbate comique de Nérine fait évidemment signe vers la temporalité longue, et inscrit la femme vieille dans un devenir qui n’est pas, ou pas encore, parvenu à sa conscience. On le retrouve dans La Mère rivale – « Lisette : […] on plaît sans y songer ; vous n’avez pas trente ans./Bélise : J’en ai trente-deux./Lisette : Et le reste. » [MR,I, 3 ; 16 ; nous soulignons] – et Le Baron d’Albikrac :

LÉANDRE
Au moins dans ce martyre
Grâce à sa prompte mort peu de temps s’écoula ?
LA TANTE
Quinze ans s’y sont passés.
LISETTE, bas
Et quinze par-delà.
LÉANDRE
Quel supplice ! Et vos yeux après quinze ans de larmes
Ont trouvé le secret de conserver leurs charmes ?
Que de jaloux débats vont causer vos attraits ! [I, 7, 294-299 ; 347-348 ; nous soulignons]

Ces scènes représentent l’âge ou la durée du mariage comme le produit d’une somme et répartissent les termes de cette somme entre plusieurs personnages. Le complément comique qui clôt les extraits cités allonge certes l’indication temporelle mais distingue surtout l’appréhension objective du temps écoulé par la domestique lucide et extérieure au processus de sénescence d’une part, de celle de la femme vieille, directement concernée et aliénée par le vieillissement d’autre part. Ce topos non seulement temporalise le vieillissement en inscrivant la femme vieille dans un devenir, mais il montre que l’évaluation du temps est variable. Peut-être le ridicule des vieilles coquettes est-il ainsi nuancé par la singularisation de leur rapport au passé, dont Beauvoir montre que « l’impression spontanée » est irréductible à un « calcul » :

Il y a plus d’une raison à ce changement que subit de la jeunesse à la vieillesse l’évaluation du temps. D’abord, il faut remarquer qu’on a toujours sa vie entière derrière soi, réduite, à tout âge, au même format ; en perspective, vingt années s’égalent à soixante, ce qui donne aux unités une dimension variable. Si l’année est égale au cinquième de notre âge, elle nous paraît dix fois plus longue que si elle ne représente que sa cinquantième partie22.

*

L’abondance des mentions chiffrées de l’âge de personnages féminins dans le corpus de cette étude s’insère finalement dans un dispositif de contestation de cette mesure de la durée de vie et du temps historique, qui nuance le ridicule de la femme vieille. La mobilisation, par la comédie, de ces valeurs numériques qui s’étendent de trente à soixante-cinq ans, loin de définir des bornes incontestables de la vieillesse considérée comme une catégorie fixe et codée, individualise les personnages féminins en donnant à voir une expérience singulière et personnelle du vieillir. La représentation théâtrale médiatise ainsi une temporalité longue qui hybride le rire suscité par les femmes vieilles : d’abord ridicules, elles sont, par la mise en scène d’une dialectique entre temps et durée, susceptibles d’inspirer une forme d’empathie.


Bibliographie

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Regnard Jean-François, Les Ménechmes [M] [1705], dans Théâtre français, t. ii, éd. établie et annotée par Sabine Chaouche, Noémie Courtès, Sylvie Requemora-Gros, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 365-506

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Le Goff Jacques et Schmitt Jean-Claude (dir.), Le Charivari, actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977), Paris, EHESS, 1981, 444 p.

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Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, 605 p.

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1 Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, p. 389. Voir également Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35.

2 Il s’agit du décompte des années qui se sont déroulées depuis que la naissance de l’individu a été enregistrée par l’extrait de baptême. Sur la multidimensionnalité de la variable de l’âge et la distinction entre âge civil, calendaire ou chronologique d’une part, et âge statutaire d’autre part, voir les travaux de Michel Bozon et de Juliette Rennes, qui signe l’article « Âge » de l’Encyclopédie critique du genre dans lequel elle définit ces deux concepts : « Alors que l’âge civil ou “calendaire” d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge statutaire renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une “tranche d’âge” dont la perception peut varier selon les situations. » (Paris, La Découverte, 2021, p. 48)

3 Nous nous devons de préciser qu’il ne s’agit là que d’un constat empirique, puisque nous n’avons pu procéder à une analyse quantitative de ces mentions à l’aide d’outils numériques de statistiques. Cela serait possible si l’ensemble des textes des comédies de notre corpus était disponible en version OCR, ce qui est évidemment loin d’être le cas. Aussi doit-on pour l’instant s’en tenir à notre relevé manuel, certes non exhaustif, de ces occurrences.

4 L’âge des personnages masculins n’est pas pour autant absent des pièces, et le motif topique du calcul mathématique de l’âge peut convoquer des barbons ou des vieillards, comme l’atteste la discussion entre le Cadi et Aboulifar dans la première scène du Fâcheux veuvage de Piron [1725], dans Œuvres complètes d’Alexis Piron, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q. Les âges des personnages masculins semblent toutefois moins fréquemment précisés et moins diversifiés que pour les personnages féminins, sans doute parce que les enjeux culturels, biologiques et moraux du vieillissement sont fortement genrés. Nous ne pouvons démontrer ici ce que nous identifions dans les pièces comme un vieillissement à deux vitesses – ou asynchrone – et avons choisi, dans le cadre de cette étude circonscrite du traitement comique de l’âge calendaire, de nous concentrer sur les mentions concernant des personnages féminins.

5 Il s’agit de celles qui ne sont ni ingénues, ni duègnes, quoique cette contextualisation rapide omette certains enjeux de la « féminisation » du personnel dramatique des comédies au tournant des XVII-XVIIIe siècles. Voir, sur cette question, Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, et Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », dans Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

6 Les éditions de chacune de ces pièces sont référencées dans la bibliographie. Nous y avons signalé entre crochets les dates de création lorsqu’elles diffèrent de l’année de publication. Nous indiquerons dans le corps du texte de cet article la localisation des citations dans les pièces en énumérant dans l’ordre, entre crochets, le titre abrégé (signalé dans la bibliographie entre crochets, après la mention du titre intégral), l’acte, la scène, le ou les vers lorsqu’ils sont numérotés dans l’édition, et la ou les pages dont elles sont extraites. Nous avons modernisé l’orthographe des éditions du XVIIIe siècle en conservant les majuscules et la ponctuation, susceptibles de jouer un rôle dans la prononciation des répliques.

7 Pour la définition du retour d’âge au XVIIIe siècle, voir infra.

8 Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, p. 159.

9 Nous ne pouvons, faute de place, établir une typologie détaillée des âges de la vie proposés par chaque lexicographe. Pour une rapide synthèse du lexique propre à la vieillesse, voir Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm.

10 Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, éd. de 1727 corrigée et augmentée par Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, La Haye, chez P. Husson et al.

11 Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, p. 321, disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273.

12 Pour une étude de la porosité entre médecine et littérature au XVIIIe siècle, voir Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336.

13 Les exemples proposés par Féraud pour illustrer l’expression « à l’âge de » sont à cet égard significatif : « À l’âge se dit de la mort : Il est mort à l’âge de 60 ans, ou de certains événements remarquables ; elle a eu un enfant à l’âge de 50. » (Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy, 1787, p. 61)

14 Voir l’étude, par Caroline Schuster Cordone, de la tradition iconographique des Degrés des âges, apparue au XVIe siècle, dans son ouvrage Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, pp. 25-39.

15 Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 74.

16 Marivaux, Le Spectateur français, partie II, « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 207.

17 Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 400.

18 Bien que la distribution de la pièce soit inconnue, les rôles des caractères étaient traditionnellement attribués à des comédiennes vieillissantes, à partir de leurs quarante ans environ.

19 L’expression est de David Troyansky, dans son ouvrage Miroirs de la vieillesse… en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, p. 19.

20 Sur la distinction entre temps objectif ou quantitatif, et temps subjectif ou qualitatif, c’est-à-dire, durée, voir Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013.

21 Beauvoir Simone de, op. cit., p. 399.

22 Idem, p. 530.

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