Nicolas BONICHOT

nicolas.bonichot.mus@gmail.com

Docteur en Musique et Musicologie de l’Université Bordeaux-Montaigne, chercheur associé au laboratoire LLA-CREATIS (EA 4152, Université Toulouse-Jean-Jaurès), professeur d’Éducation musicale et de Chant Choral. Il étudie la musique savante contemporaine d’un point de vue analytique et transhistorique. Son travail est spécialement centré sur les conceptions du temps musical après 1950. Ses recherches actuelles examinent les super-signaux jalonnant le temps à moyen terme afin d’élaborer une poétique du temps musical.

Pour citer cet article : BONICHOT Nicolas, « Les déclinaisons du temps musical dans l’œuvre de Ligeti »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/?p=5925.

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Résumés

Cet article examine la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti – Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano (1982), Atmosphères pour grand orchestre (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre (1958-59) – telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition. Cette analyse parcourt trois échelles de temps (les court, moyen et long termes). L’objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et leurs singularités.

Mots-clefs

Ligeti – temps musical – échelles de temps – polyrythmie – polymétrie – esthétique – théorie

Abstract

This article examines the construction of musical time in several of Ligeti’s works – Hungarian Rock (Chaconne) for harpsichord (composed in 1978), Trio for violin, horn and piano (1982), Atmosphères for large orchestra (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) and Apparitions for large orchestra (1958-59) – as manifested through the score. This analysis covers three-time scales (short, medium and long-term) The aesthetic aim is to show how the different ways of constructing time reveal the composer’s various types of musical ideas and their singularities.

Keywords

Ligeti – musical time – time scales – polyrythmia– polymetry – aesthetics – theory

Sommaire

Introduction

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Conclusion

Notes

Bibliographie

Introduction

György Ligeti (1923-2006), est un compositeur hongrois dont la production a laissé une empreinte considérable dans l’histoire de la musique contemporaine. Effectivement, les compositions de Ligeti ont apporté des alternatives au courant dominant des années cinquante – de plus, sa musique aura largement influencé les compositeurs de la génération spectrale plus particulièrement par sa conception singulière du temps musical.

Selon les réflexions d’André Souris[1] et d’André Boucourechliev[2], le temps musical serait une réorganisation du flux sonore, – le niveau de la conception analytique permettrait, à rebours, d’en retrouver la construction, de les apprécier à diverses échelles de temps : à court terme, à moyen terme, enfin à long terme. Ainsi, la temporalité de l’analyse, afin de retrouver et d’expliciter l’organisation de la pièce musicale, semble éloigner un instant la dimension de la perception, et détourne la propagation du phénomène local lié au court terme, soit le temps analytique, au phénomène plus global lié à un terme plus large, les moyen et long termes, soit le temps de la synthèse.

Toutefois, ces niveaux temporels et leur dichotomie théorique, au plan de la perception des structures à petite et à grande échelle de temps comme au plan du temps de la performance embrassant l’ensemble des échelles, semblent poser problème. Comme le montre Adam Ockelford[3] il existe un processus relatif aux fondements de l’apprentissage, de la mémorisation et de la restitution des éléments musicaux soit une interaction entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme – une manifestation possible de ce que William Berz[4] appelle « module de musique ». Par ailleurs, Rolf Godøy[5] explique que les sons musicaux – tout comme les gestes liés à la musique – peuvent être observés à diverses échelles de temps : une échelle de temps macroscopique, c’est-à-dire globale, et une échelle de temps plus localisée, microscopique. Nous entendrions donc le local dans le contexte du global et inversement ; nous expérimenterions le global à la suite de relations de cause à effet d’événements sonores locaux. Finalement, l’acte de composition, en interdépendance avec l’acte de perception, semble intégrer les paramètres temporels explicités ci-dessus ; cela permet de discerner et d’examiner, par l’acte de l’analyse, les relations entre les éléments constituant le temps musical à court terme comme à moyen terme – l’acte de perception reconstituant au niveau local comme au niveau global, par intrication, l’agencement temporel du flux sonore.

Dans ce travail, j’examinerai la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti, telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition, afin « d’isoler par abstraction chacun des composants du langage musical et d’éprouver dans la forme leurs forces réciproques de liaison[6] » enfin, de les apprécier à diverses échelles de temps : Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin[7] (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano[8] (1982), Atmosphères pour grand orchestre[9] (1961), Musica ricercata VII per pianoforte[10] (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre[11] (1958-59). Mon objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et, de ce fait, en quoi celles-ci sont singulières.

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Dans Rock Hongrois pour clavecin, le tempo est fixé à 50 battements par minute pour une mesure – en dépit des rares fluctuations aux mesures 156-160, 176-179, qui concernent des indications relatives au rubato et aux changements de vitesses ordinaires (ad. Lib. Poco sostenuto, accelerando, poco allargando) – jusqu’à la section finale indiquée sostenuto puis lento rubato, molto semplice. La mesure reste invariable et notée de manière ordinaire (9/8), Ligeti précisant néanmoins l’articulation des durées de l’ostinato (2+2+3+2) / 9. Ce dernier est réparti en cinq impulsions par mesure, son cycle élaboré sur quatre mesures (donc un cycle de vingt impulsions symétriques). Au plan des masses, l’amorce est toujours formée de deux fréquences suivies de trois, sauf pour la section finale (quatrième membre du cycle). En fait, il s’agit d’un subterfuge – particulièrement ingénieux, souvent utilisé par C.P.E. Bach dans ses pièces concertantes, plus spécialement dans le Concerto pour deux clavecins, deux cors et cordes en fa majeur wq. 46 : accroître la masse pour simuler un sforzato ou un crescendo (impossible à réaliser au clavecin) afin de souligner la fin du cycle de l’ostinato (chez Ligeti), à la limite de l’articulation cadentielle propre au style Empfindsamkeit. La basse de l’ostinato, quant à elle, est alors répétée (sol-fa-ut-ré-la, octave 2 vers octave 1 pour le la final), mais propose quatre harmonisations différentes. Pour Pierre Michel, cette ligne de basse semble caractériser une conception tonale de la pièce :

Le schéma harmonique de cet ostinato est très clair : la ligne mélodique de basse […] est harmonisée de façon différente dans chaque mesure. Les sons qui la composent constituent d’abord les fondamentales de l’accord […], puis les quintes […], les tierces […], et les septièmes [de dominantes dernier renversement, soit +4] […]. Chaque mesure expose deux cadences plagales (IV-I) dans deux tonalités différentes […][12].

Effectivement, les enchaînements d’accords sont représentatifs du système tonal, d’un certain point de vue. Hypothétiquement, au plan tonal, en imaginant une construction tonale ici, cela engendrerait une tonalité par mesure : mesure 1, la Majeur ; mesure 2, Majeur ; mesure 3, fa Majeur ; mesure quatre, chute d’accords +4 non résolus (fin du cycle de l’ostinato, retour à la Majeur), non résolution engendrant d’emblée un problème. De plus, à la mesure 7, pénultième accord, une doublure de sixte inhabituelle dans le contexte tonal, apparaît : en effet, la doublure de sixte se résout habituellement en mouvement contraire conjoint si l’accord est de passage, et tolérée sur le deuxième degré seulement en mode majeur afin de rehausser l’attraction vers la dominante, la basse étant alors le IVe degré (il existe encore d’autres possibilités). Dans cette pièce, Ligeti ne résout pas cet accord, car il ne le traite ni comme un degré de cadence plagale, ni comme un accord de sixte.

Cependant, ces détournements volontaires du système compositionnel tonal peuvent s’entendre comme des interférences uchroniques, pour rejoindre la description de Michel, mais semblent aussi relever d’une autre conception. Les accords de l’ostinato sont composés de l’intégralité du spectre chromatique, avec trois enharmonies : ut  / ré ♭, sol  / la ♭, enfin ré  / mi ♭. Ces enharmonies sont les indicateurs d’une organisation modale, légèrement troublés par des positions chromatiques, mais aussi des notes pivots permettant les déplacements d’un mode à l’autre – notes amphibologiques. De la sorte, le mode de référence est un mode de  : ré-mi-fa- (fa ) -sol-la-si – (si ) -ut, observant une organisation intervallique distancielle[13], malgré les faibles fluctuations chromatiques ornementales.

Ce mode est exposé en mesures 1 et 2. Partant de ce dernier, par transposition, Ligeti obtient les modes ut (mesure 3) et si (mesure 4), lesquels conservent les proportions distancielles – les fluctuations chromatiques fonctionnelles préparent alors les transpositions. De plus, la note répétée 33 fois en 29 mesures, avec 20 longues et 9 finales, accentue la polarisation modale référentielle.

Dans cette pièce, la polyrythmie est créée grâce aux déplacements progressifs des phrasés assignés à la main droite, celle-ci indiquée en dehors, nécessitant de fait un clavecin à double clavier (en fonction d’une registration appropriée, les parties de mains gauche et droite conservent un timbre différencié). Au cours des premières mesures, entre 1 et 96, la phrase mélodique se déploie par prolifération, graduellement, par la juxtaposition de simples valeurs longues et brèves : ces dernières étant les divisions paires des longues, en partant de la blanche jusqu’à la double croche, valeur mesurable la plus brève, les divisions peuvent être groupées par une rythmique binaire ou ternaire alors en contradiction avec l’organisation de l’ostinato – par ailleurs, les mordants, appoggiatures variées et gruppetti n’excèdent pas la double-croche. Dans un premier temps de prolifération, les croches sont en phase avec l’ostinato, afin de ponctuer les finales du mode. Jusqu’à la mesure 46, l’alternance entre temps forts et temps faibles est strictement respectée – malgré le léger décalage d’amorce mélodique. Dès la mesure 46, le déphasage s’effectue sur les deux derniers membres du deuxième groupe de durées de l’ostinato (en supplément aux transpositions modales, qui à elles seules génèrent un déphasage harmonique) : le déphasage d’articulation engendre un début de polyrythmie. Les moments de polyrythmies sont régulièrement encadrés par des sections en phase pour permettre la prolifération mélodique, souvent par le centre du phrasé – technique relativement proche des formes rhapsodiques.

Dans cette œuvre, le déphasage harmonique ainsi que le déphasage d’articulation entrainant la polyrythmie auraient tendance à effacer les repères relatifs au temps pulsé. Ce dernier deviendrait alors ambigu, et la perception du temps musical glisserait du temps pulsé au temps statique, épisodiquement. Cependant, de manière plus systématique, Ligeti utilisera de nouveau le décalage de phase dans le troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano. Il écrit à ce sujet que « la section de marche du troisième mouvement comprend un geste qui cite, dans ses contours, des scherzi beethovéniens, tout en s’en écartant légèrement. Par ailleurs, ce caractère pseudo-beethovénien est recouvert par l’idée de décalage de phases, à la manière de Steve Reich[14]. »

L’annotation de ce mouvement « alla marcia » doit être comprise de deux façons. Alla marcia, (par simple traduction du terme italien), signifie : interpréter dans le style d’une marche. Implicitement, ce terme renvoie à une structuration métrique mesurée précise et à un tempo plutôt vif : un découpage à 2/4 ou à 4/4, avec cependant la particularité de souligner les temps faibles. Ligeti fixe la mesure à 4/4 et la pulsation à 112 par noire (étalon de pulsation et unité de temps). Il ajoute de plus l’indication de mode de jeu « energico, con slancio, [bondissant, enlevé] molto ritmico ». Si les contours de la marche de Ligeti sont proches des scherzi beethovéniens c’est tout d’abord par la place qu’elle occupe au sein de l’ensemble des mouvements constituant le Trio, c’est-à-dire celle du troisième mouvement (le scherzo est encadré par le mouvement lent et le final chez les classiques). Effectivement, dans les formes sonate du style classique disposées en quatre mouvements, le scherzo (qui a progressivement remplacé le menuet), occupe traditionnellement le troisième mouvement (néanmoins, dans la symphonie postromantique, il peut intervenir dès le second mouvement, comme dans les Huitième et Neuvième Symphonies de Bruckner). Habituellement le scherzo est structuré, ou plutôt planifié, comme suit (avec toutefois des possibilités d’addition de sections et/ou des reprises) : scherzo-trio-scherzo. D’autre part, les scherzi beethovéniens sont généralement disposés à 3/4 ; mais il n’est pas rare de rencontrer des formes scherzo à 2/4 : Troisième Partita de J.S. Bach et Deuxième Symphonie de Brahms par exemple (dans cette dernière, deux scherzi opposeront une répartition binaire et ternaire, 2/4 et 3/8, dans le même mouvement). Ligeti propose dans sa pièce, un quasi-scherzo alla marcia mesuré à 4/4, dont la disposition tripartite conserve l’alternance classique scherzo-trio-scherzo – avec interpolations du cor lors de la reprise (interpolations manipulées à partir de matrices par empilements de tierces). Le découpage, en mesures est le suivant : pseudo-scherzo A, mesuré à 4/4, mesure 1 à 30 (incluse) ; pseudo-trio B, mesuré à 3/4 avec une pulsation établie à 76 par blanche pointée, mesure 31 à 104 (incluse) ; A’ de nouveau pseudo-scherzo, mesure 105 à la fin (mesure 134).

L’examen du comportement des durées du pseudo-scherzo montre que celles-ci sont regroupées par trois mesures (donc toutes les douze pulsations), systématiquement – le piano et le violon étant traités homorythmiquement les dix premières mesures jusque sur le premier temps de la mesure 11. Autrement dit, la section A est constituée de dix articulations regroupant trois mesures. Cette carrure ne semble pas, a priori, si proche des carrures observées dans les formes scherzo de Beethoven, ces dernières s’articulant autour d’un regroupement par quatre mesures. Mais, dans la pièce de Ligeti, demeure une ambiguïté quant à l’utilisation de l’anacrouse. Dans les formes classiques, l’anacrouse est « comptabilisée », c’est-à-dire que l’ultime mesure d’une section sera tronquée en fonction de la valeur de l’anacrouse, afin d’équilibrer la métrique imposée par le cadre de la mesure (et la rythmicité liée au système tonal), ce que Ligeti évite. Toutefois, il faut tenir compte de cette valeur – le cadre strictement mesuré de ce troisième mouvement l’impose – en réorganisant les « contours » de l’articulation.

Le schéma infra propose, au-dessus de la règle graduée (en noir et en rouge, les impulsions rythmiques), l’organisation de la partition originale (les lettres minuscules désignant les articulations), au-dessous, une réorganisation observant un regroupement théorique disposé sur quatre mesures à 3/4. On remarque que l’articulation issue du regroupement théorique ne fonctionne pas, car l’anacrouse sera placée une fois sur deux sur le premier temps, alors que, même si celle-ci n’est pas comptabilisée au plan d’une structure plus globale, la disposition originale de Ligeti conservera correctement l’anacrouse.

Figure représentant l'organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti
Figure 1. Organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Or, la réorganisation théorique devient fonctionnelle lorsque l’on examine la structure à partir de la mesure 11, c’est-à-dire lors du premier déphasage – décalage de phase d’une double-croche, extrêmement serré, au violon, à la manière de Steve Reich – comme le propose le schéma suivant.

Schéma représentant les mesures 10-11-12
Figure 2. Organisation théorique et originale des mesures 10-11-12 du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Le pseudo-scherzo est formé de deux parties asymétriques observant les proportions 1/3+2/3, avec A1 =1/3, soit dix mesures et A2 =2/3, soit vingt mesures. Le décalage de phase indique le passage d’A1 à A2, au milieu de la mesure 11, il se situe au centre de la section d), sur la septième pulsation. En suivant la réorganisation théorique évoquée précédemment, ce décalage apparaît alors sur la levée de la mesure à 3/4, à la manière d’une anacrouse. Ainsi, par la conduite singulière du temps pulsé, les modèles beethovénien et reichien semblent se rencontrer.

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

Atmosphères est constituée de 21 champs de temps continus, aux durées variables (sauf les 10e et 16e champs, tous deux équivalents à 18 secondes), délimités par un regroupement de mesures (de prime abord), aléatoire : la succession des durées chronométriques ne fait apparaître aucune logique formelle (cf. infra tableau 1). Toutefois, cette répartition empreinte d’une certaine liberté – si l’on se fie à l’aléatoire des proportions – semble volontairement brouillée, désordonnée.

Dans un premier temps d’observation, il est nécessaire de rejeter les durées propres aux champs de temps et de se concentrer uniquement sur l’organisation des mesures, sans les mettre en rapport avec les proportions chronométriques correspondantes. Il s’agit d’examiner exclusivement leur construction numérique.

Tableau indiquant la répartition chronologique des champs de temps
Tableau 1. Répartition chronologique des champs de temps d’Atmosphères de Ligeti

La construction numérique par le facteur 11 est alors flagrante (cf. infra tableau 2) : 21 champs de temps répartis en 3  7 sections croissantes.

Tableau indiquant la répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti
Tableau 2. Répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

Cette construction numérique pourrait relever de la coïncidence ou du hasard. Cependant, à un autre niveau d’analyse, la construction numérique par le facteur 11 semble émerger. L’agencement chronologique des durées, en fait, proche d’une forme chaotique, permet toutefois de noter la répétition d’un élément de durée, aux 10e et 16e champs de temps. Une organisation croissante des valeurs de durées des champs de temps donne le tableau suivant (cf. infra tableau 3) – par lettres repères (celles de la partition ; le tiret correspond au premier champ de temps, mesures 1 à 8) :

Tableau indiquant l'organisation croissante des champs de temps
Tableau 3. Organisation croissante des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

L’organisation montre une répartition bipartite autour du facteur 11, une nouvelle fois, avec, de plus, la valeur 18 comme régulateur par rapport à la durée la plus longue (90 = 5  18). De manière combinée aux plans chronologique et chronométrique, en retenant l’élément régulateur, le facteur 11, je prolonge le champ de temps J[15] (soit le 11e champ de temps) en mesure 55 (5  11) pour faire apparaître la forme en arche suivante (cf. infra tableau 4) – donc équilibrée, malgré la répartition a priori statistique des durées :

Tableau représentant la forme en arche d’Atmosphères de Ligeti
Tableau 4. Forme en arche d’Atmosphères de Ligeti

Dans cette œuvre, le phénomène sonore local – autrement dit le temps musical à court terme – se trouve immédiatement intégré par fusion perceptive au phénomène sonore global – le temps musical à moyen et long terme. La fusion perceptive, comprise comme phénomène d’atténuation des paramètres sonores individuels réunis en un tout perceptif, est par ailleurs l’objectif recherché par le compositeur afin de faire naître la forme musicale[16]. L’analyse numérique globale proposée rend compte d’une volonté organisationnelle de la part de Ligeti afin de conduire la forme sonore de manière continue, malgré la variabilité chronométrique de chaque champ de temps. La forme en arche homogène d’Atmosphères serait une manifestation possible d’une construction numérique rendue audible.

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Dans Musica ricercata VII, l’on trouve un surprenant exemple de superposition de temps pulsés, aux coupures et modulos déterminés, fixes[17]. L’organisation polymétrique des durées est la suivante : main droite mesurée à 3/4, noire à 116 ; la main gauche, non mesurée, s’exprime en groupes de septolets réguliers de croches, chaque groupe exécuté autour de 88 battements par minute. La pièce expose l’ostinato seul (répété cinq fois), à la main gauche – répété invariablement dans le même registre (octaves 2-1) et à la même intensité (pp) avec des articulations semblables (staccato) jusqu’à la mesure 117, dans laquelle il gagne l’octave supérieure, pour se figer à l’accord parfait de la mesure 127 ; dans cette dernière, l’ostinato est transposé à l’octave supérieure et exécuté à la main droite. La pièce se termine en trois phases (au cours desquelles l’ostinato est réduit, progressivement contracté) : tout d’abord, par la répétition des trois dernières fréquences (cinq fois, par symétrie avec l’exposition de l’ostinato), puis des deux dernières (quatre fois), lesquelles enfin, deviennent trille.

Concernant les hauteurs, l’ostinato présente une fonction particulière pour l’élaboration de la modalité – en fait, il détermine le caractère modal (un mode de fa). Ramassé dans une octave, il est composé de sept fréquences avec double répétition (celle de la finale et de la dominante, fa2-1ut2), et présente les degrés suivants (en chiffres romains), dans l’ordre des quartes justes descendantes :

IVVII (ceux-là mêmes délimitant la modalité) IV-V-II-I. Ces degrés sont les pôles de référence de l’aria superposée à l’ostinato et exécutée à la main droite. L’aria, indiquée par la mention « cantabile », exposée dans son intégralité après les cinq cycles de l’ostinato, se développe sur 17 mesures en un très long phrasé exécuté « molto legato » ; les polarisations internes en sont les suivantes : première séquence, I (mesures 1-6) / IV (6-7) / I (8-11) ; deuxième séquence, IV (12-16) / V (16-18) ; enfin, troisième séquence, I (19-24), V (25-27). Ces trois séquences représentent l’ossature des enchaînements ordinaires des degrés de ce mode de fa.

L’aria est proposée six fois mais avec des modifications, légèrement fluctuantes mélodiquement, mais bien plus accusées polyphoniquement, d’une exposition à l’autre. La deuxième exposition, à l’octave 4, contient une voix supplémentaire, un contrechant évoluant par consonances parfaites et imparfaites – les repos (blanches pointées en fins de séquences) observent naturellement des consonances parfaites (quintes justes, sauf aux mesures 102-103, quarte ajoutée non frappée). La troisième exposition est un canon à la quinte inférieure (quelques mutations, au plan des durées, ont été réalisées). Pour conserver les rapports d’intervalles, une mutation apparaît en mesure 62 (la4♭). La quatrième exposition est à trois voix (aria, contrechant et canon à la quinte sur les octaves 3-4) ; celle-ci est alors prématurément interrompue et reconduite à l’octave 4 sans le canon. L’ultime exposition est la répétition du dernier membre de la phrase de la deuxième exposition, à l’octave 5, se résolvant en consonance imparfaite (tierce).

Cette présentation sommaire met en relief deux éléments : la construction polymétrique pulsée, ensuite la mise en abîme de la répétition par la saturation du registre médium / aigu. Cet aspect est d’autant plus évident lorsque l’on compare la répartition des registres avec l’ensemble des types d’écriture ainsi que l’organisation des intensités. Le tableau 5 infra récapitule chronologiquement, les superpositions de registres.

Tableau indiquant la répartition des registres
Tableau 5. Répartition des registres en fonction des types d’écritures et des intensités dans Musica ricercata VII de Ligeti

La construction polymétrique permet au compositeur de superposer efficacement deux temps pulsés de qualités différentes. En revanche, la saturation du registre médium / aigu engendrée par le phénomène de répétition a tendance à lisser la perception du temps pulsé sur l’échelle du temps à court terme. La variation des registres et la légère modification des intensités seront de nouveaux repères pulsés, intégrés dans le temps à moyen terme.

Dans Apparitions, Ligeti utilise le chromatisme intégral, organisé par des clusters de différentes qualités : par la variation des masses, des registres, des intensités. Le premier mouvement est agencé par une coupure déterminée, fixe (invariable), et un modulo variable des durées, aux temps courbes non focalisés. Le continuum est ici défini par l’opposition entre le continu et le discontinu – les blocs statiques et les impulsions se régénérant dans des blocs temporels de silences ou alors en tuilage serré, graduellement.

Cependant la qualité du temps à moyen terme, par l’utilisation des blocs stasiques[18] semble totalement lisse et continu, si l’on tient compte des phases de silences – on peut envisager ces dernières comme des blocs statiques. Ainsi, ses blocs statiques pourtant opposés en termes d’intensités, provoquent un effet de stase. Les 19 premières mesures sont délimitées par la section d’or (la section d’or des 32 premières). Je vais considérer pour cet exemple, la répartition des blocs de durées en fonction des intensités.

La première section formée par les 19 mesures initiales contient 12 blocs de masses d’intensités et de densités variables, lesquels sont dominés par 6 types d’intensités différentes et 14 changements de modulos de durées. Les intensités observent la hiérarchisation (ou la série) suivante :

Ø (silence), pppp, ppp, pp, p et mp

Le plus petit commun multiple des figures de durées est la triple-croche (que je note t) ; par addition, je comptabilise le nombre de triples constituant chaque bloc afin de les mettre en regard de leur intensité respective. J’obtiens une échelle de six éléments :

1, silence : 44 t ; 2 pppp : 97 t ; 3, ppp : 128 t ; 4 pp : 173 t ; 5, p : 8 t ; 6, mp : 16 t

La volonté d’une répartition progressive croissante des durées d’intensités est manifeste jusqu’à l’intensité pp. Les durées les plus courtes sont assimilées à des impulsions – mais l’impulsion p, superposée au cluster pppp imperturbable correspondrait plutôt le soulignement de la section d’or par l’accroissement de l’intensité. De manière chronologique, le tableau 6 infra montre une répartition statistique des agrégats en fonction des durées et des intensités.

Tableau représentant la répartition chronologique des blocs
Tableau 6. Répartition chronologique des blocs en fonction des durées et des intensités dans les 19 premières mesures d’Apparitions de Ligeti

La répartition progressive des intensités mesurables sur l’échelle proposée précédemment demeure ici invisible. Or, l’addition des durées de tous les agrégats (sauf les impulsions mp et Ø, celles-ci s’annulant l’une l’autre, correspondent aux contours extrêmes de structures symétriques et signalent une structure à un autre niveau) donne 434 triple-croches. Considérons les premiers membres avant l’intervention de la première impulsion : leur durée est de 217 triple-croches, 434/2 ; ces deux premiers blocs stasiques constituent un cluster de référence, lesquels, suite à l’impulsion, se transforment en 8 agrégats, dont la totalité des durées est aussi de 217 triple-croches. Ainsi, la distribution des durées, entre l’élément le plus long (phase stasique) et les éléments les plus courts (phase mouvante) est-elle très homogène.

Dans les 19 premières mesures d’Apparitions, Ligeti limite considérablement la possibilité de structurer et de reconstruire, au niveau de la perception, une comptabilité des durées dans le temps à court et moyen termes – la polarisation successive d’agrégats statiques et la conception de champs stasiques répartis statistiquement orientent l’œuvre vers la construction d’un temps lisse généralisé.

Conclusion

En préambule à ce travail, j’ai souligné l’intrication fondamentale entre la conception et la perception du temps musical ainsi que l’interaction des trois niveaux temporels inhérents à la forme musicale. L’examen des déclinaisons des notions temporelles parcourant les œuvres de Ligeti ont permis de mettre en évidence les aspects polymorphes de ces dernières et d’en montrer leurs singularités. Dans Hungarian Rock ainsi que dans Musica ricercata VII, le temps pulsé (polyrythmique et polymétrique) conduit de manière non homogène, entraine la perception d’un temps musical statique. Le décalage de phase pulsé du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano permet la rencontre singulière d’une forme scherzo beethovenienne et d’un principe compositionnel propre à Reich. Enfin, dans Apparition et Atmosphères, le traitement du temps à court terme par une construction statistique et numérique particulières engendre un temps statique généralisé.

Notes

[1] Voir André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000. La réflexion de Souris sur « les conditions de la musique » avait été communiquée par celui-ci lors de conférences dispensées dans les années 1944-1948 dans le cadre d’un Séminaire des Arts. Souris avait poursuivi ses considérations à travers la rédaction de notices publiées aux éditions Fasquelle dans l’Encyclopédie de la musique entre 1958 et 1961. En 1976, les textes du musicologue ont ensuite été édités dans l’ouvrage Conditions de la musique et autres écrits aux Editions de l’Université de Bruxelles et du Centre National de la Recherche scientifique de Paris. Les éditions Mardaga proposent une réédition de l’essai en 2000.

[2] Voir André Boucourechliev, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, et Dire la musique, Paris, Minerve, 1995.

[3] Voir Adam Ockelford, « A Music Module in Working Memory? Evidence from the Performance of a Prodigious Musical Savant », Musicae Scientiae, 11 (2007), p. 5-36.

[4] Voir William L. Berz, « Working Memory in Music: A Theoretical Model », Music Perception, 12/3 (1995), p. 353-364.

[5] Voir Rolf I. Godøy, « Sonic Object Cognition », Handbook of Systematic Musicology, Rolf Bader (éd.), Berlin, Springer-Verlag, 2018, p. 761-778.

[6] André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000, p. 288.

[7] György Ligeti, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

[8] György Ligeti, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

[9] György Ligeti, Atmosphères pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 590, 196

[10] György Ligeti, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.

[11] György Ligeti, Apparitions pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 573, deuxième édition révisée en 1971.

[12] Michel Pierre, György Ligeti : compositeur d’aujourd’hui, Paris, Minerve, 1985, p.  116.

[13] Les termes « distanciel » et « adistanciel » sont des néologismes empruntés à Márta Grabócz, Morphologie des œuvres pour piano de Liszt : influence du programme sur l’évolution des formes instrumentales, Paris, Kimé, 1996. Le terme « distanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques symétriques. Au contraire, le terme « adistanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques asymétriques et apériodiques.

[14] György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p.  284.

[15] Le repère J n’est pas choisi au hasard : Ligeti a épuisé ici toutes les techniques d’écriture micropolyphonique.

[16] Ligeti avait déjà expérimenté ce phénomène au studio électronique de Cologne en 1957 aux côtés de Gottfried Michael Koenig, au moment où ce dernier composait la pièce électronique Essay. Cf. György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p. 95-96.

[17] Selon Pierre Boulez, à l’échelle microscopique des sons exécutables, la coupure serait une discontinuité définissant la qualité du continuum ; un modulo est un intervalle de définition, de référence, à partir duquel est élaboré une série de hauteurs, de durées ou d’intensité. Cf. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Denoël/Gonthier, 1963.

[18] L’adjectif stasique employé ici, est un néologisme, dérivé du terme stase. Ainsi, ce néologisme entre dans le champ lexical de l’amorphe, du stationnaire, mais a l’avantage de différencier efficacement les phases statiques si souvent rencontrées chez Ligeti, à partir de 1958. En cela le terme stasique me semble approprié pour qualifier les phases statiques d’Apparitions, car les champs de temps lisses sont dans cette œuvre, ralenties ou bien figées au gré des événements – ce qui n’est pas tout-à-fait le cas d’Atmosphères.

Bibliographie

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Partitions/Sources musicales

Ligeti György, Atmosphères pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 590, 1963.

Ligeti György, Apparitions pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 573, deuxième édition révisée en 1971.

Ligeti György, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

Ligeti György, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

Ligeti György, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.