At the crossroads of the ephemeral and the eternal : a reflection on the times of the world and the times of the book

Mafalda Sofia Borges Soares

Mafalda Sofia Borges Soares est docteure en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne et lectrice à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. En 2019, elle a publié sa traduction en portugais de Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. Ses axes de recherche portent essentiellement sur les littératures francophones et lusophones du XXème et du XXIème siècles.

Pour citer cet article : SOARES Mafalda Sofia Borges, « Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre  », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/02/au-croisement-de-lephemere-et-de-leternel-une-reflexion-sur-les-temps-du-monde-et-les-temps-du-livre//

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Résumé

Dans l’imaginaire collectif, le temps prend souvent la forme d’une entité absolue embrassant trois instances : le passé, le présent et le futur. Il apparaît volontiers comme une force extérieure à l’être humain, le mettant en mouvement sur un axe temporel déterminé et le conduisant vers une fin aussi inexorable qu’inconnue. Or, malgré le fait que ces représentations subsistent encore aujourd’hui, au fil du xxème siècle des changements majeurs dans les paradigmes cognitifs et esthétiques – dont la théorie de la relativité d’Einstein et la notion d’inconscient chez Freud – modifièrent notre vision de l’écoulement du temps. Celui-ci devint une réalité admettant des avancées et des reculs – parfois même des superpositions – au rythme des intermittences de la mémoire, voire de la vie. À l’instar de ce qui se passa dans les domaines de la physique et de la psychanalyse, la perception du temps comme dimension transversale et humaine fut amplement approfondie dans la sphère littéraire par Marcel Proust et Clarice Lispector. Tout en analysant quelques passages d’œuvres proustiennes et lispectoriennes, cet article se propose de réfléchir sur une conception moderne du temps grâce à un exercice comparatif. Nous partirons d’une représentation traditionnelle du temps (celui-ci conçu comme dynamique liée à une désagrégation) pour prendre progressivement conscience de sa relativité : son caractère multiforme, propre à la singularité de chaque individu. Nous commencerons par réfléchir sur le temps tel qu’il est entendu dans le domaine empirique pour nous concentrer ensuite sur le traitement qu’en fait la littérature. Nous nous apercevrons que, loin d’être des réalités contradictoires, l’éphémère et l’éternel se touchent au sein de l’univers littéraire – et que c’est à l’instant même où les deux s’effleurent que naît le sentiment esthétique.

Mots-clés : Marcel Proust – Clarice Lispector – Littérature Comparée – temps – réel – littérature – éternel – éphémère

Abstract

In the collective imaginary, time often takes the form of an absolute entity embracing three instances: the past, the present and the future. It is often seen as a force external to human beings, setting them in motion on a specific temporal axis and leading them towards an end that is as inexorable as it is unknown. However, despite the fact that these representations still exist today, in the course of the 20th century major changes in cognitive and aesthetic paradigms – including Einstein’s theory of relativity and Freud’s notion of the unconscious – modified our vision of the passage of time. Time became a reality that allowed for advances and retreats – sometimes even superimpositions – to the rhythm of the intermittences of memory, even of life. As in the fields of physics and psychoanalysis, the perception of time as a transversal and human dimension was amply explored in the literary sphere by Marcel Proust and Clarice Lispector. While analysing some passages from Proust’s and Lispector’s works, this article proposes to reflect on a modern conception of time through a comparative exercise. We will start from a traditional representation of time (conceived as a dynamic linked to a disintegration) to gradually become aware of its relativity: its multiform character, specific to the singularity of each individual. We will begin by reflecting on time as it is understood in the empirical domain and then focus on the treatment of it in literature. We will see that, far from being contradictory realities, the ephemeral and the eternal touch each other within the literary universe – and that it is at the very moment when the two touch that aesthetic feeling is born.

Keywords : Marcel Proust – Clarice Lispector – Comparative Literature – time – reality – literature – eternal – ephemeral

Sommaire


Considérations initiales

1. Le temps chez Proust
2. Le temps chez Lispector
Conclusion
Notes
Bibliographie

Considérations initiales

Au sein de l’imaginaire collectif, il n’est pas rare d’établir une dichotomie entre le temps (associé à une sensation d’éphémère) et l’éternité. Cette logique binaire empêche que le temporel et l’intemporel s’entremêlent : en définissant une frontière qui sépare le temps et le non-temps, l’esprit humain développe l’idée que les êtres et les choses se déplacent dans un cycle temporel fini, lequel peut être mesuré1. La temporalité apparaît comme quelque chose de fugace qui n’admet pas de sauts, d’inversions ou de traversées.
Bien que la notion d’un temps inexorable soit omniprésente dans notre quotidien, depuis Einstein, le temps est attaché à l’espace dans un ensemble que l’on désigne par l’espace-temps. Le temps comme réalité absolue fait ainsi place à une temporalité relative et interactive : le temps et l’espace s’influencent mutuellement et l’espace-temps peut se rétrécir ou se dilater, ce qui vient modifier les notions de passé, de présent et de futur comme des sections distinctes et chronologiques d’une même ligne droite.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) associe pour sa part le temps à la conscience humaine. On dit souvent que le temps suit son cours, telle une rivière qui coule vers un point défini, ce qui donne l’impression que le temps est une dynamique ininterrompue et séparée de l’être humain. Il n’est pas rare non plus de penser le temps comme un tout divisé en trois catégories : le passé – vers lequel les moments finissent par être aspirés –, le présent – l’instant qui n’est pas encore passé mais qui contient le poids de l’éphémère – et le futur – réalité à laquelle le sujet n’a pas accès car le flux du temps ne l’a pas encore atteinte. La relation entre ces temporalités est souvent comprise comme une chaîne de causes et d’effets dans laquelle le présent est la conséquence du passé (puisque les actions passées ont une influence sur le présent et une continuité dans celui-ci) et le futur la conséquence du présent2. Dans l’optique de Merleau-Ponty, la notion du temps comme flux causal est erronée puisqu’elle confond une dynamique évolutive avec un exercice de comparaison spatiale. En réalité, l’expérience temporelle naît d’une confrontation subjective d’espaces successifs : c’est l’acte testimonial d’un sujet établissant des différences et des similitudes entre plusieurs lieux et situations qui érige une sensation de temps qui passe. C’est le point de vue de l’être humain sur l’espace qui l’entoure – point de vue basé sur un transfert des limites du sujet sur son environnement – qui érige la conception du temps comme un cours éphémère3. La temporalité de Merleau-Ponty présuppose donc un détachement : c’est parce que la conscience a la capacité de se retirer du moment présent que le temps en tant que mouvement apparaît dans le monde. Le réel, enveloppé dans un trop-plein qui ne sait que s’accomplir, ne peut pas être à l’origine du temps qui passe, puisque celui-ci implique la coexistence de l’être – de ce qui existe – et du non-être – de ce qui n’existe plus et de ce qui n’est pas encore arrivé. Chez Merleau-Ponty, seule la conscience humaine est capable d’introduire de la négativité dans la positivité, de cette opération résultant la sensation du passage du temps4. Le « temps » du monde est une présence toujours actuelle et indifférenciée, tandis que le temps humain résulte d’un « sens de » qui part du sujet et s’attache au réel5. Ce qui, selon Merleau-Ponty, définit la temporalité dans une perspective humaine, c’est la possibilité d’expérimenter le temps comme quelque chose de plus vaste qu’un présent toujours actuel – et de comprendre que chaque expérience subjective du temps est une expérience de ce que ce temps est déjà ou de ce que ce temps n’est plus ou pas encore. Somme toute, chaque dimension temporelle contient en elle-même une potentialité suggérée par l’existence de ce qui est présent(é).
Or, avec pour base théorique le temps comme dimension relative que nous venons brièvement d’exposer, notre article se propose de comprendre de quelle(s) façon(s) les conceptions du temps de Marcel Proust (1871-1922) et de Clarice Lispector (1920-1977) sont intimement liées à une subjectivité, voire à une intériorité humaine qui finit par se manifester au niveau de l’écriture. Nous avons bien évidemment conscience de l’ampleur inhérente à la question du temps, et ne souhaitons pas – puisque nous ne pouvons pas – étudier ici les conceptions du temps de Proust et de Lispector sous tous les angles possibles. Notre ambition est tout simplement de contribuer à l’étude partielle de ces conceptions et de suggérer d’éventuelles pistes de réflexion pour de futurs travaux. Nous commencerons par accorder une section à Proust et nous consacrerons par la suite une section à Lispector, non sans établir de temps à autre d’importants liens entre les pensées des deux auteurs. En guise de conclusion, nous nous adonnerons à un exercice comparatif et de synthèse plus marqué, qui nous amènera à une certaine idée de temps apercevable dans – et commune à – la prose de ces écrivains. Il s’agira non seulement d’examiner ce que nous appelons « les temps du monde » – la manière dont l’écoulement du temps est conçu et vécu par l’être humain lors de son expérience dans le monde – mais aussi d’analyser quelles tournures prennent « les temps du livre » – ces temporalités qui se déploient et se transfigurent au niveau de l’œuvre grâce à un travail esthétique que l’artiste opère sur le langage.
Le choix d’extraits proustiens et lispectoriens comme points d’appui pour une réflexion sur le temps n’est pas aléatoire. En vérité, maints passages attestent d’un changement significatif de paradigme temporel au sein du XXème siècle : le temps absolu et extérieur à l’être humain se relativise et se transforme en perspective intérieure ; et ce changement, solidifié par les travaux d’Albert Einstein (1879-1955) et de Sigmund Freud (1856-1939), se trouve de plus en plus ancré dans notre rapport actuel à la réalité et à la fiction. Par conséquent, lire Proust et Lispector peut nous aider à mieux comprendre notre relation contemporaine à nous-mêmes et aux autres dans un univers où l’axe temporel n’est plus ce qu’il fut au cours des siècles précédents. En outre, rapprocher les représentations temporelles d’écrivains qui a priori n’ont rien en commun – puisque Clarice Lispector naquit deux ans avant la mort de Marcel Proust et que ces deux personnalités vécurent dans des pays différents, ne s’étant jamais croisées – se trouve être un merveilleux exercice de découverte de points de contact tout à fait surprenants. Par ailleurs, travailler à la fois sur Proust et Lispector sert à donner continuité aux récentes célébrations de deux mémorables centenaires : la naissance de l’écrivaine brésilienne, en 2020, et la mort de l’auteur français, en 2022.
La bibliographie primaire de notre article (relative à Proust et à Lispector) est composée de trois volumes de la Recherche où certaines réflexions nous sont apparues comme essentielles pour la compréhension des nuances du temps proustien, à savoir : À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Albertine disparue (1925) et Le Temps retrouvé (1927). Nous nous sommes également appuyée sur Contre Sainte-Beuve (1954) – ouvrage posthume qui mêle critique littéraire, théorie de la littérature et quelques esquisses de la Recherche –, lequel représente, d’après nous, une excellente introduction à la complexe pensée de Proust et aux thèmes phares de son chef-d’œuvre. En ce qui concerne Clarice, nous nous sommes concentrée sur deux livres : Água Viva (1973) – une sorte de flux de pensée philosophique qui ne correspond à aucun genre littéraire défini et qui contient de précieuses réflexions sur le temps – et Chroniques (A Descoberta do Mundo en portugais, 1984) – une dense compilation, publiée à titre posthume, d’articles que Clarice écrivit pour le Jornal do Brasil, dont certains constituent de passionnantes considérations métalittéraires sur les coulisses de l’écriture.
Afin d’orienter le lecteur vers l’approfondissement de ses propres lectures de Proust et de Lispector, nous recommandons la consultation des ouvrages suivants : Le Temps sensible (1994) et Pulsions du temps (2013) de Julia Kristeva ; Proust et le temps. Un dictionnaire (2022) dirigé par Isabelle Serça. Dans la même optique, nous tenons à souligner que deux dissertations de Master, écrites au Brésil, établissent un rapprochement entre l’œuvre de Marcel Proust et celle de Clarice Lispector, à savoir : A adolescência escrita em Marcel Proust, Clarice Lispector e Anne Hérbert (2004) de Flávia de Andrade Lima et Intermitências de corações: um estudo comparado entre Clarice Lispector e Marcel Proust (2008) de Ettore Dias Medina. Les références bibliographiques complètes se trouvent dans la section « Bibliographie », à la fin de cet article.
Somme toute, il sera question, au cours des pages qui suivront, d’entrer dans les univers temporels de deux figures majeures du XXème siècle et de comprendre comment leurs temporalités se transformèrent peu à peu en réalités personnelles et artistiques qui parcourent, encore aujourd’hui, notre imaginaire. Autrement dit : un parcours d’exploration au cœur même des certitudes les plus anciennes sur l’être humain et sur son rapport à la fois au monde extérieur et à son propre monde intérieur.

1. Le temps chez Proust

En guise d’introduction à la temporalité proustienne, nous nous concentrerons d’abord sur une idée de temps comme entité extérieure à l’individu pour ensuite la déconstruire au fur et à mesure de nos analyses. Pour ce faire, examinons premièrement un extrait de la Recherche dans lequel le père de Marcel est bouleversé de constater que son fils refuse une carrière de diplomate pour se consacrer à la littérature. Nous tenons à souligner que Marcel est, dans ce contexte, le prénom du héros de la quête proustienne du temps perdu :

[…] en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux soupçons terriblement douloureux. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon […], c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois […]. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie6.

Le protagoniste se trouve devant une notion prédatrice du temps. Par l’intermédiaire de la voix de son père, Marcel (personnage principal du livre, à ne surtout pas confondre avec l’auteur biographique Marcel Proust) se découvre reclus à l’intérieur d’un temps aussi linéaire (qui passe sans revenir en arrière) que circulaire (qui passe sans apporter de changement). Le jeune homme prend tout à coup conscience que le temps passé est à jamais perdu. Contrairement à ce qu’il avait pensé, les minutes passées n’étaient pas une préparation à un avenir brillant, mais plutôt un gaspillage d’heures. Par conséquent, Marcel se découvre projeté au milieu de la ligne d’un temps en mouvement, in medias res : le passé, le présent et le futur s’abattent, séquentiels et inexorables, sur le héros, de sorte qu’il est confronté à sa propre condition mortelle et à la nature vaine de son existence. La tranquillité avec laquelle Marcel affrontait le temps est liée à l’expérience la plus immédiate de celui-ci : une existence d’espaces qui se succèdent sans être associés à la notion d’éphémère. Le protagoniste vivait dans une dynamique spatiale qui ne se perdait ni se dégradait et qui contenait en elle la potentialité d’une gloire future. Il fallut qu’une subjectivité extérieure vienne mettre les espaces en mouvement, les traversant d’une durée et d’une fin.
Si dans la Recherche le temps est, au départ, une instance linéaire et irréversible, il finit par se révéler comme une dimension comparable à l’espace, à l’intérieur de laquelle l’individu peut se déplacer de façon involontaire. La voix narrative commence à concevoir l’existence d’un « système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace7 » suite à une réflexion sur l’absence d’Albertine – petite amie du personnage Marcel qui abandonne inopinément l’appartement dans lequel elle vivait avec le protagoniste. Peu de temps après ce départ inattendu, Marcel reçoit la nouvelle de la mort de son amoureuse. Et c’est précisément cette circonstance qui provoque une prise de conscience de la mobilité du (et dans le) temps – mobilité qui a lieu dans une zone intérieure humaine, alors que le déplacement dans l’espace a lieu dans la sphère empirique. De même que la conscience du père de Marcel établit le passage du temps dans l’espace toujours présent de son fils, dans Albertine disparue, c’est l’expérience douloureuse du protagoniste qui instaure une mobilité temporelle dans les différents souvenirs, ce qui confirme l’une des lignes de pensée de Merleau-Ponty : le fait que le temps est la marque de l’être humain sur ce qui l’entoure. Quand il apprend la mort d’Albertine, le protagoniste vit l’expérience du deuil comme un voyage de retour aux instants partagés. Le processus d’oubli est une dernière remontée à la surface de moments passés dans un état impressionnable, avant qu’ils ne s’effacent :

Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle8.

De mouvement linéaire et circulaire, le temps se reconfigure en espace individuel et psychique, surgissant comme une zone à l’intérieur de laquelle certains souvenirs émergent, non pas de manière chronologique mais selon les circonstances. Au lieu d’habiter le temps et de se laisser porter par son flux, le protagoniste se trouve habité par ce même temps. De plus, si dans les mots du père de Marcel le temps qui passe annonce un éternel retour, le passage du temps pour un jeune homme amoureux représente une transmutation du sujet et du monde en quelque chose de différent. L’être qui souffre est un voyageur qui s’engage dans un parcours involontaire à travers un temps spatio-personnel qui le traverse et modifie9. Loin d’être une réalité figée, le passé est mouvant, et on peut y revenir lors d’épiphanies sensorielles ou émotionnelles. L’être proustien contient en lui à la fois l’être (le moment présent) et le non-être (les temps passés) – tout comme la temporalité de Merleau-Ponty implique une interconnexion de la positivité et de la négativité. Et comme l’affirment les écrits de Proust, l’oubli – que Freud appellera « refoulement » – sert la (ré)adaptation au réel car il affaiblit l’influence émotionnelle des instants sur le sujet conscient. Tout comme Einstein, Proust sut reconnaître la relativité du temps – rendu relatif vis-à-vis de l’unicité de chaque être humain – et son lien avec les espaces auxquels l’individu se lie de manière sensible. L’axe temporel proustien – qui suppose des reculs, des avancées et des superpositions – est ainsi tracé par les intermittences de la vie. Et à l’image de ce qui deviendra la théorie de l’inconscient de Freud, la conception proustienne prévoit une (quasi) perpétuité du temps, conservé à l’état pulsionnel dans une zone de l’intériorité humaine à laquelle on accède occasionnellement. Même si l’oubli a une action léthargique sur les heures vécues, ces heures ne cessent, en certaines occasions et avant qu’elles ne perdent leur force suggestive, de rappeler à l’individu sa connexion sensorielle au monde. Certains moments réémergent précisément parce qu’ils ne furent perdus, ayant seulement glissé vers un espace auquel la conscience et la volonté avaient cessé d’avoir accès.
Jusqu’ici, nous avons associé le temps à un sentiment de perte. Nonobstant, les écrits proustiens ne manquent pas d’aborder la possibilité de transférer les instants mnésiques vers l’espace de l’art, afin de libérer les essences qui traversent les minutes vécues. Gilles Deleuze (1925-1955) soutient que la Recherche se concrétise par un apprentissage progressif de signes propres à chaque sujet et dont la traduction artistique entraîne la révélation de vérités. Par un déchiffrement analogique – qui compare un instant présent à un instant passé – et dialogique – qui fait communiquer deux moments en soulignant leur relief commun –, le narrateur dévoile les essences que les signes contiennent10. Mais la découverte du signe passé auquel se réfère le signe présent n’est pas la fin de la quête proustienne, dont le but est une substance idéale qui unit les différents signes entre eux11. Il est nécessaire de les interpréter à travers un parcours de reformulations indispensable à l’apprentissage, accompagné d’un exercice métaphorique concrétisé au niveau de l’écriture. Les essences de Proust sont la manifestation de l’identité dans la disparité, unifiant les supports spatio-temporels dans lesquels elles se révèlent. Grâce à ces instants de superposition temporelle, enveloppés dans un élément humain commun qui les conserve, la supposée flèche temporelle se déploie comme sur elle-même, rapprochant deux points distincts et faisant ressortir la qualité commune – que Proust appelle « extra-temporelle » – dans une zone qui est en dehors du temps12. Il faut ici souligner que « extra » ne signifie pas tout ce qui est séparé du temps, mais tout ce qui le traverse et le transcende. L’extra-temporalité provient d’un dialogue entre la matière intérieure de l’individu (des signes passés conservés) et la matière du monde qui lui est encore extérieure (des signes empiriques présents). Par ailleurs, être en dehors du temps ne doit pas être interprété comme « être indépendant du temps », mais plutôt comme « être capable d’empêcher la conservation du temps dans un espace auquel la conscience n’a pas accès ». Être en dehors du temps équivaut à ne pas être exposé à l’action de l’oubli.
Malgré le fait que l’extra-temporalité puisse avoir un rapport avec le temps retrouvé, car c’est dans cette dimension immunisée contre l’action du temps que se révèle la substance commune aux différentes sensations physiques, cette extra-temporalité ne recouvre pas, selon Paul Ricœur (1913-2005), toute la complexité du temps retrouvé :

Que l’extra-temporel soit seulement le premier seuil du temps retrouvé, quelques notations du narrateur nous en assurent : d’abord, le caractère fugitif de la contemplation elle-même ; ensuite, la nécessité d’appuyer la découverte que fait le héros d’un être extra-temporel qui le constitue sur la « céleste nourriture » de l’essence des choses ; enfin, le caractère immanent, et non transcendant, d’une éternité qui, d’une façon mystérieuse, circule entre le présent et le passé dont elle fait unité13.

La découverte d’une extra-temporalité – inhérente, mais non limitée, à l’expérience empirique – n’est qu’une facette du temps retrouvé, de sorte que la recherche peut rester inachevée si l’écriture ne la complète pas. Au niveau de la vie, on découvre que quelque chose traverse différents éléments, mais cette reconnaissance est trop éphémère pour pouvoir analyser la signification profonde de la substance spirituelle. Seule la littérature, par sa capacité à fixer les événements dans la matérialité de la parole, arrache la superposition des éléments à une brièveté sensible, permettant à l’écrivain de figer cette superposition afin d’explorer ce qui en résulte. Les épiphanies proustiennes sont des indications sur le chemin à suivre, laissant chez le sujet une impression brute, mais l’enseignement qui en résulte n’est possible que dans le domaine de l’écriture14. Et ces journées ne peuvent être comprises que si, au cœur du temps retrouvé, sont réunis à la fois l’extra-temporalité perçue dans la vie – grâce à une rémission de la sensation présente à une sensation passée – et le temps passé ressuscité dans la parole présente.
Faisant allusion à la dernière scène de la Recherche, Thomas Carrier-Lafleur souligne que la littérature y est présentée comme une zone propice à la concrétisation du temps retrouvé15. L’écriture est une traduction métaphorique et progressive de temps préservés en une seule dimension spatiale : l’œuvre d’art. Après que l’espace empirique est devenu le temps intérieur par la transformation des signes sensoriels en impressions animiques, le temps humain de Proust se transforme à nouveau en espace, cette fois artistique, capable de dévoiler des vérités cachées par l’opacité sensorielle. Julia Kristeva met, elle aussi, en évidence l’interdépendance du temps et de l’espace dans le domaine de l’écriture. En privant le temps de son action destructrice et en utilisant la parole comme support concret où le langage peut exister visuellement, l’écriture arrache les mots à l’ordre mondain, constituant une zone littéraire au sein de laquelle le temps vécu est traversé et éternisé par la surface écrite16. La littérature est le lieu dans lequel les événements passés et futurs sont pensés en tant que tels, mais vécus dans le moment présent de l’écriture ou de la lecture. La perpétuité rendue possible dans le domaine littéraire ne provient pas d’une substitution du non-être à l’être (d’une transformation d’événements passés ou futurs en événements présents), mais plutôt d’une coexistence non destructrice entre les trois temporalités. Ce qui nous émeut dans la recherche du temps perdu, ce n’est pas le pouvoir dont l’écrivain fait preuve pour convertir le temps passé en temps présent, mais plutôt l’art dont cet auteur fait preuve pour faire resurgir le passé dans la parole comme un temps qui n’est plus. Et le sentiment esthétique naît au cœur même de cet infime seuil où l’éternel se laisse visiter par le fugace sans être détruit par ce dernier.
Mais si la littérature est un espace de confluence de diverses temporalités, qu’est-ce qui fait tenir cette diversité ensemble ? La réponse se trouve éventuellement chez l’auteur d’Études sur le temps humain : « Le temps est donc comme une quatrième dimension qui, en se combinant avec les trois autres, achève l’espace, rapproche et rentoile ses fragments opposites, enferme en une même continuité une totalité qui autrement resterait toujours irrémédiablement dispersée17 ». Bien que Georges Poulet parle ici du temps que l’être humain attribue au monde sensible, ses propos nous semblent applicables au temps littéraire. Le temps traverse les trois dimensions spatiales et leur confère une unité au cœur de la différence elle-même, en évitant la dispersion. Cela signifie que le temps littéraire rassemble les lieux successifs dans une toile sémantique – la totalité des temps contenus dans le récit –, se présentant comme une structure significative qui traverse les événements sans s’y consumer. L’éternité littéraire – qui est une confluence de temporalités – avec laquelle l’écriture traverse les événements décrits ne sert pas à immortaliser les faits au sein de la parole, les transformant en une actualité qui ne fuit pas. Le temps littéraire sert à préserver l’éphémère en tant que tel sans qu’il soit soumis aux lois de l’oubli. Grâce au caractère concret de la parole, les événements deviennent indépendants des dynamismes de la mémoire humaine et s’immobilisent dans l’écriture. En effet, ce sont les processus d’oubli propres à la mémoire humaine qui font que le temps est (ou non) perdu. Bien que Proust parle de fragments de temps qui réapparaissent sous forme de sensations, ravivant chez le sujet d’anciens souvenirs, il y a des moments dans la prose proustienne où le temps est trop éloigné pour être rappelé18. Ce temps impossible à ressusciter reste conservé à l’intérieur du sujet, mais les processus d’oubli, qui affaiblissent la force sensorielle des moments vécus, transforment ce temps en ruines qui ne peuvent être reconstruites. L’action suggestive du réel – qui s’appuie sur la sensation présente pour appeler à la conscience un autre moment de sensorialité similaire – cesse d’avoir un effet lorsque la sensation passée perd son potentiel sensoriel. Le temps perdu n’est pas le temps que l’individu perd quelque part dans le monde ; le vrai temps perdu est celui qui reste à l’intérieur de l’individu, mais tellement affaibli que ni le réel ni le sujet n’ont les moyens de le ramener sur la scène de la conscience. Somme toute, le vrai temps perdu est celui qui reste piégé dans les mailles de l’être humain qui le cherche. Et c’est ce genre de perte que le temps littéraire empêche. L’écriture, dans sa présence, n’empêche pas le temps de passer – elle n’empêche pas la succession des différents espaces empiriques de générer des modifications dans les éléments qui les habitent. L’écriture ne fait qu’empêcher les effets de l’oubli constitutif de la mémoire humaine grâce au présent – ou à la présence – de la parole.

2. Le temps chez Lispector

Pour faire le pont entre la présente section et la section précédente dédiée à Proust, laquelle s’est terminée avec une réflexion sur le temps de l’écriture, concentrons-nous désormais sur la temporalité lispectorienne, plus précisément sur le temps spécifique à la création d’un roman. À titre de curiosité, rappelons ici au lecteur que Clarice Lispector eut contact avec la prose de Marcel Proust à partir de 1945, comme nous le confirme Benjamin Moser : « Clarice traveled a bit and read a great deal, including Proust, Kafka, and Lúcio Cardoso’s translation of Emily Brontë’s poetry19». Mais avant cela, lors de la publication de son premier roman Près du cœur sauvage, l’écriture de Clarice avait déjà été comparée à celle de Proust, entre autres : « It is remarkable how rarely critics compared the work to that of any other Brazilian writer. Instead, they mentioned Joyce, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Dostoevsky, Proust, Gide, and Charles Morgan20 ».
À l’image de la chronologie de Proust, qui s’accomplit au rythme des sensations et des impressions, pouvant se produire à la fois dans la réalité (de manière fugace) et dans l’écriture (de manière durable) comme une simultanéité métaphorique21, la temporalité de Clarice Lispector apparaît également pour l’individu comme une réalité non fractionnée, comme le témoigne cet extrait issu d’une chronique intitulée « Souvenir de la composition d’un roman » que Lispector écrivit pour le Jornal do Brasil en 1970 :

Je ne me rappelle plus où s’est situé le début, je sais que je n’ai pas commencé par le commencement : en quelque sorte tout a été écrit en même temps. Tout était là, au moins apparemment, comme dans le spatio-temporel d’un piano ouvert, sur les touches simultanées d’un piano.
J’ai écrit en cherchant avec une très grande attention ce qui était en train de s’organiser en moi, et que je n’ai commencé à percevoir qu’après la cinquième patiente mouture. J’ai commencé à mieux comprendre la chose qui voulait être dite22.

Le processus littéraire se fait de manière non phasée : « la chose qui voulait être dite » est enveloppée dans un temps qui apparaît d’un seul coup dans l’espace – ayant droit à l’appellation « espace-temps » et ne pouvant identifier les marques d’un passé (d’un début) ni d’un futur (d’une fin) indépendamment d’un présent qui se manifeste. Lispector réunit ainsi une perception du temps à une perspective dans l’espace, puisqu’il ne peut y avoir de temps sans espace, le premier unifiant la diversité du second. L’accent est mis sur une chronologie non successive : ce qui vient pleinement à l’écrivain ne se laisse pas imprégner par un décalage temporel. Notons toutefois que, à l’instar du temps littéraire proustien, qui rassemble tous les temps et crée la permanence grâce à cette union, ici aussi les différentes temporalités sont contenues dans la simultanéité. On parle de la chose qui voulait être dite avant le début de l’écriture. Par ailleurs, on mentionne qu’ « après la cinquième patiente mouture » quelque chose fut perçu, ce qui constitue un futur par rapport à l’apparition de ce qui « était là ». Il existe une dynamique temporelle inhérente à l’acte d’écrire, caractérisée par une communication entre les différents temps qui, au lieu de se différencier, se poursuivent. De même que chez Merleau-Ponty le temps se déplace dans toutes les directions en un seul geste dynamique, de même chez Lispector le présent qui fonde l’acte d’écriture contient en lui-même le passé de la chose et le futur de celle-ci. Autrement dit : la manifestation de la chose – qui avant d’être écrite voulait être dite – précède et annonce l’œuvre dans laquelle se lancera l’écrivain. Notons en outre que la voix poétique ne mentionne pas une « chose que je voulais dire », mais plutôt quelque chose qui cherche à être dit à travers un sujet : quelque chose précède l’individu, apparaissant devant lui indépendamment de sa volonté, telle une épiphanie proustienne. Après un instant de révélation empirique, suit un mouvement non linéaire – fait d’avancées et de reculs – d’approfondissement scripturaire, afin de ressusciter la vision première23.
Même si le processus littéraire est caractérisé par une temporalité simultanée, il y a toujours, dans la prose de Lispector, une sensation de fugacité du présent. Voici un extrait du livre Água Viva dans lequel se fait entendre la voix claricienne (puisqu’il n’y a pas de vrai personnage, mais un flux continu de pensée) :

Je te dis : j’essaie de capter la quatrième dimension de l’instant-ci qui d’être si fugitif, n’est plus, car maintenant est devenu un nouvel instant-ci qui à son tour n’est plus. Chaque chose a un instant où elle est. Je veux m’emparer du est de la chose. Ces instants qui s’écoulent dans l’air que je respire : en feux d’artifice ils éclatent muets dans l’espace. Je veux posséder les atomes du temps. Et je veux capturer le présent qui, par sa nature même, m’est interdit : le présent me fuit, l’actualité m’échappe, l’actualité c’est moi toujours dans le déjà24.

En portugais, l’« instant-ci » apparaît, au début de la citation, comme « instante-já » alors que, vers la fin de la citation, la voix élide le mot « instante » pour ne laisser que le mot « ». Toutefois, la traduction française présente l’« instante-já » comme l’« instant-ci » et le « já » (isolé) comme « déjà », ce qui empêche de voir en français que le « déjà » fait, lui aussi, partie de l’instant. La voix claricienne de Água Viva nous dit qu’elle veut saisir la quatrième dimension de l’« instant-ci ». La contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » est généralement interprétée comme un possessif. L’« instant-ci » serait donc formé de trois dimensions spatiales (perceptibles dans l’expérience empirique) et d’une quatrième dimension temporelle (que l’écrivaine cherche à saisir dans son écriture). L’« instant-ci » se manifesterait dans le monde empirique en tant que tel (comme un présent qui est toujours là), à travers un espace tridimensionnel, et s’imprimerait dans l’écriture (dans sa condition de présent qui ne fuit pas) à travers une temporalité (d’une écriture qui s’étend dans le temps). Si nous concevons la phrase dans ce sens, alors le texte de Lispector entend pénétrer à travers la littérature dans une dimension plus profonde de l’« instant-ci » (quatrième dimension), non visible à l’œil nu, après avoir expérimenté cet « instant-ci » dans les trois dimensions spatiales. La transposition de l’expérience sensible vers la parole transformerait l’espace (vécu) en temps (écrit), mais ne changerait pas la nature de l’« instant-ci », qui conserverait, dans les quatre dimensions, sa condition de présence continue.
Cependant, la contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » peut cacher une autre interprétation, plus subtile. La phrase peut être comprise comme « la quatrième dimension qui est constituée par l’« instant-ci » et non comme « la quatrième dimension dont l’« instant-ci » est constitué ». Nous ne sommes pas devant un instant formé de plusieurs dimensions – trois spatiales (empiriques) et une temporelle (littéraire). Il s’agit de comprendre cet « instant-ci » comme quelque chose qui ne se trouve que dans une quatrième dimension de nature temporelle, et qui ne peut être saisi en tant que tel que dans cette quatrième dimension. L’« instant-ci » ne serait pas vécu dans l’espace, pouvant apparaître uniquement dans la temporalité – dans le présent qui rassemble en lui-même tous les temps – de l’écriture. Les écrits de Clarice Lispector semblent confirmer cette seconde interprétation lorsqu’ils déclarent que le présent est interdit. L’expérience (tridimensionnelle) que la voix du livre Água Viva fait de l’instant est celle d’une fugacité. C’est pourquoi il faut recourir à l’écriture pour saisir ce qu’il n’est pas possible d’avoir dans les trois autres dimensions : le « -ci » – l’éternel présent – que l’instant empirique cache continuellement. Ainsi se justifie l’affirmation « c’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi25 ». Ce n’est que dans le temps de l’écriture qu’il y a de l’espace pour une présence qui ne se dissout ni dans le passé ni dans le futur.
Remarquons que la voix poétique ne mentionne pas, dans la dernière phrase, le mot « instant », se référant au « déjà » comme actualité dans laquelle le sujet se trouve toujours. L’écrivain cherche le « déjà » dans l’écriture car c’est ce qui lui échappe dans la vie. Mais ce que la voix veut vraiment saisir, ce n’est pas seulement le « déjà », c’est le « déjà » qui est aussi instant et qui, dans cette condition d’instantanéité, fuit. À l’image de l’art de Proust qui devient éternel en admettant la présence du passé et du futur détachés de l’oubli, l’art de Lispector cherche aussi à travers la présence du mot (le « déjà » qui ne se dissout pas) l’instant qui passe mais qui n’est pas soumis à l’oubli. L’« instant » et le « déjà » (ce qui donne l’« instante-já » en portugais) ne forment pas un nouveau mot qui les agglutine – une sorte d’« instanjá ». Les deux gardent leur singularité – l’un comme chose éphémère (instant), l’autre comme chose éternelle (déjà). Et c’est dans cette dynamique d’une éternité qui se laisse traverser par l’éphémère – qui marque le présent de la parole sans s’y attacher – que les temps littéraires de Proust et de Lispector se fondent.
Il faut souligner que la voix poétique se réfère à l’« est » de la chose (et non à l’« être » de la chose), mettant l’accent sur le moment ontologique dans lequel les choses s’accomplissent dans une conjugaison continue. Le verbe abandonne sa neutralité infinitive – qui est absence de temps et de personne verbaux – pour se livrer à une flexion au présent de l’indicatif. Dans l’écriture, « être » (quelque chose d’écrit ou de lu) est également « avoir été » (quelque chose qui voulait être dit) et « ne pas encore être » (quelque chose de pleinement compris).
Nous avons défini le temps littéraire comme une présence qui rassemble en soi toutes les temporalités. Mais y a-t-il une autre façon pour l’écriture d’être présente ? Edson Ribeiro da Silva nous rappelle que l’une des techniques de Clarice Lispector pour la « présentification » de l’écriture consiste à « se situer comme producteur du texte, en simulant le temps de la narration et en le rapprochant du temps de la lecture26 […] ». Par un transfert, vers l’écriture, des caractéristiques du temps de la lecture, la prose de Lispector met en évidence le processus littéraire comme voie d’exploration. De même que le lecteur est emporté par la continuité d’un présent qui apparaît au cours de la lecture, de même l’écrivain fait l’expérience d’un moment toujours actuel au rythme de l’écriture elle-même. Grâce à Lispector, la figure de l’écrivain apparaît comme un corps habité par une force involontaire – et non comme une intention aprioriste et omniprésente. Comme le rappelle Ribeiro da Silva, l’écriture de Lispector incarne « la condition de l’instant comme temps qui permet à l’être de se regarder lui-même27 ». Dans cette actualité où l’être humain écrit pour observer les choses sans l’urgence du futur ou la voracité du passé, il est capable d’approfondir son expérience du monde. Le réel bouleverse sensoriellement le sujet en même temps que celui-ci reste attentif aux possibilités de recherche qui s’ouvrent en lui. Plus tard, l’artiste peut se lancer dans un approfondissement de ce qui a été esquissé dans son corps, en scrutant l’action que la réalité continue d’exercer sur son intériorité. L’expérience du monde n’est pas exclusivement involontaire (l’individu doit y participer consciemment pour au moins mémoriser ce qui se passe) et le processus d’écriture n’est pas non plus entièrement marqué par une volonté d’auteur qui est clarifiée par le langage. La conscience et l’inconscience – comme le temporel et l’intemporel – s’entremêlent dans la vie et dans la littérature elle-même28.

Conclusion

Nous avons conclu que, chez Maurice Merleau-Ponty, Marcel Proust et Clarice Lispector, l’existence du temps dans le monde n’est pas absolue, mais relative à la subjectivité humaine, c’est-à-dire à sa capacité de concevoir la négativité au cœur de la positivité. Pour contourner les effets d’une dispersion qui pourrait conduire à une disparition du vécu, Proust et Lispector fondent un espace littéraire qui rassemble toutes les temporalités (passé, présent et futur), les soustrayant à la désintégration caractéristique du temps empirique. Puisque la parole littéraire n’est pas soumise aux altérations auxquelles sont soumis les corps physiques, elle a la possibilité de préserver les événements des changements à potentiel destructeur. Nous voici devant le seuil du temps : un passage entre l’éternité – l’union de toutes les temporalités dans la tangibilité de la parole – et la brièveté – des instants qui alternent continuellement. Un chemin entre ce qui échappe – ce qui s’insinue dans l’écriture sans y apparaître entièrement – et ce qui reste – des possibilités impliquées dans un enchaînement narratif. Le temps littéraire est le fil d’Ariane des espaces vécus – la diégèse qui les perpétue dans une zone commune, les empêchant de se dissoudre dans l’oubli. Écrire, ce n’est pas une capacité divine à faire du passé et du futur un présent qui ne cesse de l’être. Écrire, ce n’est pas arracher les moments au temps, mais perpétuer dans la parole l’essentialité qui les a traversés.

Notes

1 CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bouquins », 2012, p. 1083.

2 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [format ePub], Paris, Gallimard, « Tel », 2014, p.1549-1550.

3 Ibid., p. 1550-1551.

4 Ibid., p. 1554-1555.

5 Ibid., p. 1562.

6 PROUST, Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1966, p. 59.

7 PROUST, Marcel, Albertine disparue, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967a, p. 235.

8 Idem.

9 Ibid., p. 236.

10 DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2020, p. 18.

11 Ibid., p. 21.

12 PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967b, p. 226-227.

13 RICOEUR, Paul, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « L’ordre philosophique », 2013, p. 594-595.

14 Ibid., p. 596.

15 CARRIER-LAFLEUR, Thomas, « Proust et l’autofiction : vers un montage des identités », @nalyses, Printemps-Été 2010, 5 : 2 [En ligne], p. 21-22.

16 KRISTEVA, Julia, Le langage, cet inconnu [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2014, p.75.

17 POULET, Georges, Études sur le temps humain. La Durée Intérieure, Paris, Univers Poche, « Agora », 2017, p. 481.

18 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 48.

19 MOSER, Benjamin, Why this world. A Biography of Clarice Lispector, London, Penguin Books, 2009, p. 158.

20 Ibid., p. 126.

21 TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 2015, p. 412.

22 LISPECTOR, Clarice, Chroniques [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019, p. 413.

23 Ibid., p. 414.

24 LISPECTOR, Clarice, Água Viva [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018, p. 6.

25 Ibid., p. 7.

26 Silva Edson Ribeiro da, « Jogos ficcionais como máscaras em obras de Clarice Lispector », Patrimônio e Memória, Janeiro-Junho 2014, 10 : 1, p. 229. Nous traduisons. Citation originale : « colocar-se como produtor do texto, simulando o tempo da narração e aproximando-o do próprio tempo da leitura ».

27 Ibid., p. 230. Nous traduisons. Citation originale : « a condição do instante como tempo que possibilita ao ser olhar-se ».

28 COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1998, p. 105.

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