Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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La « revanche » d’une blonde : le personnage d’Ismène dans Sœur de de Lot Vekemans (2005)

Cécile Neeser Hever

Cécile Neeser Hever est doctorante et assistante en littérature comparée à l’Université de Genève. Sa thèse porte sur la figure d’Ismène dans l’Antigone de Sophocle et sa résurgence dans la littérature contemporaine. Parmi ses autres intérêts figurent les études genre et la littérature yiddish. Elle est co-éditrice et traductrice de l’ouvrage de Martin Bodmer, De la littérature mondiale (Paris, Ithaque, 2018, en coll. avec Jérôme David).

Pour citer cet article : Neeser Hever Cécile, « La « revanche » d’une blonde : le personnage d’Ismène dans Sœur de de Lot Vekemans (2005) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/01/23/la-revanche-dune-blonde-le-personnage-dismene-dans-soeur-de-de-lot-vekemans-2005/.

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Résumé

Si Jean Anouilh le premier, en l’imaginant « blonde », « belle » et « heureuse », inscrit la blondeur d’Ismène dans le texte de son Antigone (1946), cette blondeur est un topos à l’histoire longue. Au moins depuis le XIXe siècle, les représentations picturales des deux filles d’Œdipe ont tendance à opposer une Ismène blonde et sensuelle à une Antigone brune et austère. En cela, elles ne font que reporter au plan visuel une dichotomie qui informe déjà l’hypotexte sophocléen. Si Sophocle ne précise aucunement la couleur de cheveux des filles d’Œdipe, la féminité docile et conventionnelle d’Ismène constitue un modèle de normalité qui sert de toile de fond à l’héroïsme transgressif d’Antigone. Comme Chrysothémis (dont le nom signifie « la dorée »), et pour sa féminité autant que pour son effacement, Ismène peut être envisagée comme une « blonde » du corpus tragique (Steiner, 1984). Si légère et anachronique qu’elle puisse paraître, cette métaphore qui mêle la féminité la plus stéréotypée et l’effacement est remarquablement apte à décrire le type de féminité incarnée par l’Ismène de Sophocle.

Les diverses réécritures de l’Antigone qui, au cours des dernières décennies, se sont emparées du personnage d’Ismène, sont toutes confrontées, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et minorisée, qu’elles déconstruisent, subvertissent ou encore réinvestissent positivement. Cette contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation littéraire d’Ismène, un monologue de la dramaturge néerlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005). En cherchant à nous porter au-delà de l’insulte ou de la caricature que l’épithète de blonde peut induire, il s’agira d’en faire un outil herméneutique et, en déployant les connotations de la « blondeur » d’Ismène (féminité normée, féminité relative et relationnelle, féminité sensuelle), d’explorer la façon dont la réécriture de Vekemans reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire féminin.

Mots clés : tragédie – Antigone – Ismène – Sophocle – littérature comparée – théâtre contemporain – féminité – gender – monologue – héroïsme

Abstract

While Jean Anouilh’s rewriting of Sophocles’ Antigone marks the first time the heroine’s sister is explicitly depicted as « blond » (Anouilh, 1946), the topos of Ismene’s blondness has a longer history. From the 19th century on, pictorial representations of Œdipus’ daughters have had a tendency to oppose a blonde and sensual Ismene to a brown-haired and stern Antigone. In doing so, they merely transpose into visual terms a dichotomy which already shapes the Sophoclean hypotext. In the gendered economy of Sophoclean tragedy, Ismene’s docile and conventional femininity constitutes a model of normality that sets the background against which Antigone’s tragic heroism stands out. Like Chrysothemis (whose name means “the golden one”), and for her femininity as much as for her self-effacement, Ismene can be considered as a “blonde” of the tragic corpus (Steiner, 1984). As tactless and anachronistic as it may appear, this metaphor which combines the most stereotypical femininity with flatness and self-effacement, is, in fact, remarkably suited to describe the type of femininity embodied by Sophocles’ Ismene.

The various rewritings of Antigone that have explored the character of Ismene over the last decades are all faced, to a varying degree, with this stereotyped and minoritized femininity, which they deconstruct, subvert or positively reinvest. This contribution offers an analysis of a recent example of the literary revaluation of Ismene, Sister of, a monologue by Dutch playwright Lot Vekemans (2005). Attempting to move beyond the insult or caricature which the epithet “blonde” can imply, this essay turns it into a hermeneutic tool and explores the connotations of Ismene’s “blondness” (a normed femininity, a relative and relational femininity, and a sensual femininity) as well as the ways in which Vekemans’ rewriting recaptures this feminine imaginary, while simultaneously inflecting it.

Key-words : tragedy – Antigone – Ismene – Sophocles – comparative literature – contemporary theater – femininity – gender – monologue – heroism


Sommaire

Introduction
La teinte de la féminité conventionnelle
La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle
« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité
Conclusion : quelle revanche ?
Notes
Bibliographie

Introduction

Les lectrices d’Anouilh se rappellent sans doute « la blonde, la belle, l’heureuse Ismène », ses « bouclettes et ses rubans », Ismène « éblouissante dans sa nouvelle robe » – Ismène, enfin, « bien plus belle qu’Antigone[1] »… Lorsqu’en 1984 George Steiner, sans grande délicatesse, qualifie la sœur d’Antigone de « blonde » et de « faire-valoir[2] » (l’original porte « hollow », soit « creuse[3] »), il reprend l’imaginaire de la blondeur en y associant une connotation de platitude, de fadeur.

Plus récemment, lorsqu’un critique contemporain écrit que l’Ismène de l’écrivain irlandais Colm Tóibín serait « ever the bridesmaid[4] », c’est encore un même imaginaire d’une féminité à la fois conforme et insipide qui est en jeu – l’expression signifiant en anglais populaire aussi bien « éternelle demoiselle d’honneur » qu’« éternelle seconde ». Que recouvrent ces métaphores qui mêlent la féminité la plus stéréotypée à la fadeur et la banalité[5] ? Loin d’être anecdotique, la blondeur d’Ismène a une signification symbolique forte. Et si Sophocle ne donne aucune indication quant à la couleur de cheveux des deux filles d’Œdipe, cette blondeur spontanément attribuée à Ismène est d’une justesse troublante, tant quant au type de féminité qu’incarne le personnage qu’à sa fonction dramaturgique dans l’hypotexte sophocléen.

L’Antigone d’Anouilh a certainement joué un rôle crucial dans ce qu’on pourrait appeler la « fixation de la couleur » d’Ismène dans l’imaginaire collectif contemporain, en opposant « la blonde, la belle » Ismène à une Antigone « maigre » et « noiraude[6] ». Mais sa blondeur est un topos qui hante la peinture au moins depuis le XIXe siècle. Considérons pour s’en convaincre Antigone et Ismène du peintre allemand Emil Teschendorff (1892) :

Fig.1 : Teschendorff, Emil, Antigone and Ismene (1892). New York Public Library Digital Collections, The Miriam and Ira Wallach Division of Art, Prints and Photographs : Picture Collection.

Une Ismène blonde et pâle, aux cheveux partiellement déliés, vêtue d’une toge claire qui découvre son épaule blanche et son avant-bras, se penche vers une Antigone brune et droite, à la toge sombre, aux cheveux retenus et à la peau mate. Outre le contraste brune/blonde, vêtement austère/vêtement léger, le positionnement des corps est lui aussi remarquable : Ismène, qui se tient légèrement en retrait, a les yeux et le corps entièrement tournés vers sa sœur qu’elle entoure de ses deux bras. Très droite, Antigone tourne le dos à Ismène en esquissant de la main droite un geste de rejet et en plongeant un regard franc dans l’œil du spectateur. Il s’agit là d’un exemple caractéristique de la représentation des deux sœurs : nombreux tableaux de la même période comportent des éléments similaires[7] : outre la blondeur d’Ismène, récurrente, on retrouve chez elle les attributs visuels d’une féminité sensuelle (cheveux longs et défaits, corps partiellement dévêtu) ainsi qu’une attitude corporelle qui, vis-à-vis d’Antigone, est à la fois relationnelle, parce qu’entièrement tournée vers elle, et relative, parce qu’en retrait. Comme symbole de la secondarité, il semble en effet que la blondeur d’Ismène n’existe pas pour elle-même – elle est relative à Antigone. Ainsi, dans les tableaux qui, à la même époque, représentent Antigone sans Ismène, celle-ci est souvent blonde. C’est le cas d’Antigone de Frederic Leighton (1882) et de Antigone au chevet de Polynice de Benjamin-Constant (1868) :

Fig.2 : Benjamin-Constant, Antigone au chevet de Polynice, Mairie de Toulouse, Musée des Augustins. Photo : Daniel Martin.

Il est frappant d’observer chez l’Antigone de Benjamin-Constant non seulement la blondeur, mais aussi les autres traits accompagnant habituellement la représentation picturale d’Ismène à cette époque et mis en évidence ci-dessus : cheveux déliés, vêtement clair, épaule et avant-bras dénudés, main posée sur l’autre – en l’occurrence, Polynice. Même sensualité, même attitude corporelle entièrement tournée vers l’autre. Tout se passe comme si la blondeur était le symbole pictural de la relativité et de la relation, c’est-à-dire de la secondarité, mais aussi de l’attention à l’autre[8].

Jusqu’à récemment, la réception littéraire de l’Antigone de Sophocle s’est presque systématiquement accompagnée de la minoration d’Ismène, une minoration qui passe le plus souvent par un traitement des deux sœurs jouant sur le contraste et l’asymétrie (sans que la blondeur du personnage n’y soit forcément explicite). De nombreuses réécritures contemporaines, y compris des réécritures d’inspiration féministe, le reproduisent en valorisant la féminité transgressive d’Antigone au détriment de celle, plus conciliante, d’Ismène[9]. Pourtant, depuis le début des années 2000 et dans le contexte plus général d’un intérêt renouvelé pour les figures mineures du corpus classique, en particulier les figures de femmes, ce dont ce collectif se fait le témoin, la figure d’Ismène a donné lieu à une série de réécritures du mythe du point de vue de cette “sœur pâle[10]”. Dans ces textes, la question du genre, aux deux sens du terme, est centrale. Genre au sens de gender d’une part, puisque tous sont confrontés, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et relative, qu’ils déconstruisent, subvertissent, ou réinvestissent positivement. Genre littéraire, d’autre part, dans la mesure où toutes ces réécritures se détournent de la tragédie et où la plupart optent pour le monologue ou le récit à la première personne.

Ce geste de revalorisation contemporain pose plusieurs questions : Ismène peut-elle échapper à sa position minorée dans le couple sororal ? Ce personnage d’arrière-plan et de faire-valoir peut-il prétendre à une pleine subjectivité ? Sa féminité et sa sensualité la contraignent-elle à la secondarité ? Le monologue, traditionnellement interprété comme le fait de « donner la parole » à un personnage, permet-il véritablement à Ismène de se réapproprier son histoire ? En d’autres termes, assiste-t-on avec ce nouveau corpus à la revanche d’une blonde[11] ? La présente contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation d’Ismène, un monologue de la dramaturge néérlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005)[12]. Ismène y est blonde et jolie, « avec des boucles blondes et des taches de rousseur sur le nez » (SD, p. 15), mais elle dénonce l’effacement qui lui a été imposé et entreprend de raconter « [s]on histoire / Exactement comme je l’ai vécue MOI » (SD, p. 17).

Cette étude propose de se porter au-delà de ce que l’épithète de « blonde » peut avoir de caricatural, voire d’insultant, et d’en faire une métaphore critique, voire – quitte à s’exposer au reproche de l’anachronisme – un outil herméneutique. Elle portera sur trois des connotations de la blondeur d’Ismène telles que le tableau de Teschendorff les saisit : le caractère normé de sa féminité ; sa posture relative et relationnelle ; sa sensualité. Je commencerai, en revenant à l’Ismène de l’hypotexte sophocléen, par observer le type de féminité qu’elle y incarne et la façon dont celle-ci contraste avec celle d’Antigone avant d’étudier comment cette réécriture reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire normé de la féminité. Puis, à travers l’analyse des procédés énonciatifs et stylistiques à l’œuvre dans Sœur de, il s’agira d’examiner la façon dont ce monologue figure un discours de l’effacement et de l’auto-atténuation, qui reproduit au plan discursif la « pâleur » du personnage. Enfin, on verra que la réécriture de Vekemans a recours à un épisode mythologique externe à la tradition tragique, qui évoque de façon directe la sexualité d’Ismène. La dramaturge se saisit ainsi d’une autre connotation de la blondeur féminine telle que la culture populaire la représente : une sensualité débridée. La féminité d’Ismène semble donc se jouer entre la conformité et l’écart : entre la potiche et la putain, entre une féminité standard et une féminité sensuelle et débordante, voire potentiellement perturbatrice.

La teinte de la féminité conventionnelle

La tradition picturale évoquée ci-dessus transpose au plan esthétique une opposition inscrite dans l’hypotexte sophocléen. Comme Chrysothémis, la sœur d’Électre (dont le nom, rappelle Steiner, signifie « celle qui est “illuminée”, “dorée” », mais connote aussi la « blondeur », voire la « pâleur[13] »), Ismène est le parent pauvre du couple contrasté qu’elle forme avec sa sœur. Elle figure une féminité docile et conventionnelle contre laquelle Antigone doit s’élever pour s’imposer en tant qu’héroïne tragique. Dans la longue réplique où, au cours du prologue, Ismène motive son refus d’accompagner sa sœur pour enterrer leur frère Polynice et tente de la faire renoncer à son dessein, elle rappelle la faiblesse « de nature » des femmes et prône leur soumission aux lois et aux hommes (Ant., v. 61-62[14]). Pour Ana Iriarte, Ismène incarne une féminité « politiquement intégrée » ; son éthos est en accord avec le rôle des femmes dans la cité : le mariage et la reproduction[15]. En effet, lorsqu’elle intercède auprès de Créon en faveur d’Antigone, elle lui rappelle les fiançailles de cette dernière avec son fils Hémon, soit, indirectement, la descendance que celle-ci est susceptible de lui apporter : « Quoi ! Tu mettrais à mort la femme de ton fils ? » (Ant., v. 568).

Antigone, à l’inverse, « pren[d] [ses] distances, à la fois par excès et par défaut, de cette fonction [féminine] stricte pour incarner l’aspect inquiétant de la féminité[16] ». Une prise de distance par défaut, d’une part, car si l’acte d’Antigone a souvent été interprété comme le fait de faire valoir les prérogatives féminines de la loyauté familiale contre les prétentions de l’État, de poser l’oikos contre la polis (c’est la lecture de Hegel), c’est aussi un acte de double transgression (du décret prohibant l’inhumation de Polynice et du confinement des femmes à la sphère privée[17]). Il y a plus : comme l’a montré Nicole Loraux[18], la rhétorique employée par Antigone pour le motiver reproduit un modèle viril. Face à la féminité transgressive d’Antigone, l’Ismène de Sophocle apparaît comme un personnage de femme lisse, un degré zéro de la femme.

Une prise de distance par excès, d’autre part, car Antigone surinvestit la philia au détriment de l’eros. Elle est incapable d’accomplir le destin “féminin” qui la verrait « se détacher des “siens” et de la philia familiale pour s’ouvrir à l’autre, accueillir Eros, et dans l’union avec un étranger, transmettre à son tour la vie[19] ». En plaçant le lien fraternel au-delà de ces deux liens « politiquement intégré[s] » (cf. supra), en se rêvant épouse et mère de son frère tout en restant vierge, Antigone n’est, dans les termes de Luce Irigaray « [j]amais devenue femme[20] ». « Vierge et “hyper-mèr[e]” à la fois », elle réunit « les deux paradigmes grecs de l’extrême féminité[21] ».

Alors la blondeur métaphorique d’Ismène rejoint le sens de « pâleur » : personnage repoussoir, « femme moyenne[22] », sa féminité du moyen-terme fait, littéralement, pâle figure à côté de celle, à la fois excessive et déficiente, d’Antigone. Sur le thème de la féminité conforme, « que la polis attend[23] », la réécriture de Vekemans brode une série de variations :

Moi je voulais simplement être heureuse
Je voulais des choses normales
Une maison
Une petite famille
Avec des choses bien claires
Comme lundi jour de lessive
Mercredi jour de hachis Parmentier
Et vendredi poisson
Ce genre de choses-là
(SD, p. 22).

Ces activités de tous les jours, qui scandent une temporalité à la fois linéaire et itérative, déplient la survie d’Ismène dans le temps long de la survie[24]. On aura par ailleurs remarqué qu’elles sont genrées : ce sont la cuisine, le ménage, et les soins donnés à la famille, soit les tâches de care de la femme au foyer. C’est encore le cas lorsqu’Ismène évoque « les travaux d’aiguille », comme ce qui lui a permis de survivre :

Et vous savez ce qui m’a aidée à tenir ?
Les hobbys
Les hobbys oui
[…]
Les travaux d’aiguille
J’étais bonne dans les travaux d’aiguille
Des petites figures sur un drap de lit ou une taie
Un cerf par exemple
Ou un cheval
Ça me rendait heureuse
De petits moments
Jouir des petits moments c’est aussi un art
(SD, p. 36).

Vekemans reprend donc de l’hypotexte sophocléen le caractère conforme de la féminité d’Ismène et l’ancre dans le prosaïque, l’ordinaire et le quotidien d’activités traditionnellement minorisées (« de petits moments », cf. supra). Il y a plus : l’Ismène de Vekemans semble accepter son assignation au quotidien d’une femme au foyer. La simplicité et l’ordinaire deviennent une aspiration, sans pour autant être revalorisés.

La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle

C’est le caractère relatif d’Ismène vis-à-vis d’Antigone qui donne au monologue de Lot Vekemans son titre. Sœur de fait en effet allusion aux entrées des dictionnaires mythographiques : Ismène y est « sœur d’Antigone, fille, comme elle, d’Œdipe et de Jocaste, sœur d’Antigone, Etéocle et Polynice[25] ».

Une petite note dans un livre
Ismène, deux points
Fille de
Sœur de
C’est tout ce qui est resté de moi
Un nom sans contenu
Un nom qui n’existe qu’en rapport avec
En rapport avec ma famille
(SD, p. 24).

« Nom sans contenu », « nom qui n’existe qu’en rapport avec ». Vekemans reprend à la tradition mythographique et tragique l’absence de caractérisation – la pâleur – de ce personnage de faire-valoir. Pourtant, c’est ici Ismène elle-même qui décrit cette position relative et non marquée, comme sans qualités. Elle prétend en effet « raconter [s]a version de l’histoire » (SD, p. 24), raconter « [s]on histoire / Exactement comme [elle] [l’a] vécue » (SD, p. 17). La forme du monologue est congruente avec ce geste énonciatif de ressaisie du récit. En particulier lorsqu’il est destiné à la scène et que le sujet se trouve seul en scène, le monologue confère en effet au sujet énonciateur une certaine autorité. À cet égard, il n’est pas indifférent que parmi les réécritures de classiques se présentant comme la réappropriation d’un récit canonique par un personnage jusqu’alors secondaire, nombreuses sont celles qui optent pour la narration ou le monologue[26]. Or la particularité de la prise de parole de l’Ismène de Vekemans est qu’elle semble hésiter à s’octroyer pleinement cette autorité[27]. Alors même qu’elle prend la parole dans une optique de réappropriation, elle demeure comme subordonnée aux attentes supposées de son auditoire : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ? » (SD, p. 12-13). Ismène oscille entre des moments de pleine assurance (« JE LA HAIS ! » SD, p. 26) et des moments où la pertinence même de son discours est remise en cause : « Je ne sais plus ce que je dois dire / […] / Vous savez tous ce qui arrivé » (SD, p. 32). Cette ambivalence a aussi des conséquences sur le plan stylistique. On relève en effet la récurrence de ce que la rhétorique appelle les figures d’auto-atténuation[28] : litotes, prétéritions, tournures négatives et interrogatives, soit des formes qui atténuent l’intensité du discours, voire minent l’autorité de leur énonciateurice au moment même de leur énonciation. J’en évoquerai deux : le truisme et l’épanorthose. Les truismes (par ex. « Finalement la vie continue / Qu’on le veuille ou non », SD p. 24) et les expressions figées (par ex. « simple comme bonjour », SD, p. 35) ancrent Ismène dans le prosaïque et l’oralité, reconduisant au plan stylistique des platitudes le caractère conforme du personnage évoqué plus haut. Mais il y a plus : si le truisme ne fait pas partie des figures d’atténuation au sens strict, il peut être considéré comme une forme extrême de frilosité énonciative : en disant ce qui a déjà été dit, ce qui appartient à tant de locuteurices avant soi, on se défait de toute responsabilité personnelle : « l’évidence est un refuge[29] », écrit Bernard Dupriez à son sujet, en précisant qu’« [o]n peut y tomber à force d’atténuation[30] ». Le discours par endroits très convenu d’Ismène peut donc être lu comme le signe, non seulement d’un certain conformisme, mais aussi de sa pâleur énonciative, voire de son effacement.

Au plan syntaxique, c’est l’épanorthose qui, de la façon la plus explicite, mime l’instabilité et le vacillement énonciatif de cette énonciatrice. L’épanorthose, soit la reprise et la correction de segments de phrase, figure une parole qui s’élabore au moment de se dire :

Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi
Ici
Maintenant
Ce qu’on attend de moi ici

Si je savais, je le ferais tout simplement
Je ne suis pas récalcitrante
Je suis très accommodante
[…]
Alors si vous voulez
Si vous voulez quelque chose de moi
Je veux dire vous voulez sans doute quelque chose
Ou bien… vous attendez quelque chose
——————
Tout homme[31] veut quelque chose
(SD, p. 9, je souligne)

Les épanorthoses (soulignées dans la citation) sont la marque formelle d’un souci de bien dire et de la réflexivité qui l’accompagne. Elles dénotent aussi une certaine disponibilité vis-à-vis de l’auditoire, dont Ismène cherche l’approbation, redoute l’ennui et à la disposition duquel elle se met entièrement. On retrouve alors aux plans énonciatif, syntaxique et stylistique, ce que saisissait le tableau de Teschendorff, soit à la fois une posture de retrait, d’effacement – voire, pour filer la métaphore, de pâlissement – et une posture toute d’attention inquiète et entièrement tournée vers l’autre (ici le public, là Antigone).

« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité

Cette relationnalité, cette mise à disposition de soi (« Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi […] Si je savais, je le ferais tout simplement », cf. supra), observable, on vient de le voir, au plan énonciatif et vis-à-vis de l’auditoire, informe aussi le niveau diégétique. En effet la réécriture de Vekemans a la particularité de renouer avec un épisode mythologique absent de Sophocle. Il s’agit de la plus ancienne mention d’Ismène à nous être parvenue : selon le poète élégiaque Mimnerme (VIIe siècle av. J.-C.), Ismène aurait été tuée par Tydée, l’un des « Sept » contre Thèbes, lors du siège de la ville, alors qu’elle était allée retrouver son amant, un Thébain du nom de Théoclymène ou Périclymène, hors des murs de la ville[32]. Selon certains commentateurs, le meurtre aurait été ordonné par Athéna elle-même, offensée par cette liaison, voire par le fait que le rendez-vous ait lieu dans le temple d’Athéna, dont Ismène aurait été une prêtresse[33]. Cet épisode n’apparaît nulle part ailleurs dans le corpus mythographique subsistant, mais il est représenté sur une amphore corinthienne datée de 560 av. J.-C. :

Fig.3 : Tydée et Ismène, face A d’une amphore corinthienne. Musée du Louvre, Département des antiquités grecques, étrusques et romaines, Collection Campana, E640. Domaine public, via Wikimedia Commons.

Antérieur à Antigone mais aussi à sa diégèse, cet épisode est aussi antérieur à l’intégration d’Ismène à la famille œdipienne : ce n’est en effet qu’au Ve siècle et avec l’avènement de la tragédie athénienne que le personnage d’Ismène y est rattaché[34]. Il existe donc une autre tradition, pré-tragique ou a-tragique, qui se souvient d’Ismène indépendamment d’Antigone et indépendamment de la famille des Labdacides. Qualifié de « tradition obscure » par Pierre Grimal[35], cet épisode qui l’imagine en femme dont la sexualité s’épanouit en dehors des murs de Thèbes et en dehors du corpus tragique, est le seul épisode nous étant parvenu qui concerne Ismène pour elle-même (soit ni comme pendant négatif à Antigone, ni même comme membre de la famille des Labdacides). Cette réputation de femme à la sexualité transgressive est à la fois ce qui cause sa mort et ce qui fait d’elle une protagoniste de plein droit. Selon la formule de Fortunato Salazar, « Ismène survit avec éclat grâce à la préservation de cet incident qui mêle sexe et mort[36] ».

Vekemans mobilise l’épisode mimnermien tout en maintenant Ismène dans le cadre de la tradition tragique, soit rattachée à la famille des Labdacides, et cette tension est significative :

Polynice
Périclymène
Hémon

Les hommes
Ce sont eux qui me manquent le plus

J’ai mené une vie agitée
Pendant un petit temps
Après la fin de toutes ces catastrophes familiales
Quand tout le monde était mort
Quand ça n’avait plus d’importance
Ce qu’on fait ou ce qu’on ne fait pas
J’ai fait toutes sortes de choses alors
Avec des hommes
Des choses démentes, très violentes
Tout m’était égal
Et à eux aussi, ces hommes
Ils trouvaient ça très bien
Plus c’était violent et mieux c’était
Hé oui
Là tout à coup on s’est mis à parler de moi
Surtout cette fois-là avec Périclymène dans le temple d’Athéna
Bien qu’on ait aussi raconté un tas de bêtises là-dessus
(SD, p. 16-17).

En revenant à cette tradition alternative, Vekemans attribue donc à Ismène une sexualité transgresssive, tant au sens propre (puisqu’elle s’épanouit dans le temple d’Athéna, soit en dehors des murs de la ville) qu’au sens figuré (« toutes sortes de choses », « des choses démentes, très violentes »). On remarque que la dramaturge amplifie l’épisode jusqu’à en faire une « fois » parmi d’autres (« cette fois-là »), démultipliant, ce faisant, la sexualité d’Ismène. Elle qui débordait des limites de la ville, la voilà qui s’étend à plusieurs hommes. Ainsi une Ismène banale de féminité, une Ismène de l’arrière-plan et de la relativité, coexiste dans la réécriture de Vekemans avec une autre Ismène dont la féminité est exubérance, et dont la sexualité vient déborder le cadre des convenances, voire de la tragédie. Pourtant, le recours à cet épisode n’est pas sans ambiguïté : Ismène n’y est pas pleinement maîtresse de sa conduite puisqu’elle paraît se plier de façon passive aux désirs des hommes – « Tout m’était égal / Et à eux aussi, ces hommes / Ils trouvaient ça très bien / Plus c’était violent et mieux c’était ». Cette sexualité effrénée, mais aussi indiscriminée, presque indifférente, rejoint un aspect du stéréotype de la blonde tel qu’il est construit dans le répertoire humoristique populaire contemporain. Dans leur étude de la figure de la blonde dans les « dumb-blonde jokes », Limor Shifman et Dafna Lemish notent que la sexualité dévergondée de la blonde diffusée par ces blagues est dénuée de tout érotisme et de tout plaisir :

La blonde aux mœurs débridées est plutôt dépeinte comme un automate sexuel – une machine à faire le sexe, technique, mécanique. [Pour elle,] le sexe ne s’inscrit jamais dans le cadre d’une relation continue et ne comporte pas la moindre touche de plaisir, de volonté, de subjectivité ou d’agentivité. La blonde n’est même pas décrite comme une nymphomane qui ne pourrait se passer de sexe parce qu’elle y prend trop de plaisir. Au contraire, c’est ce qu’elle fait, ce qu’elle est – une machine à sexe [a sex machine]. Nombreuses sont les blagues qui racontent qu’elle a tellement de relations sexuelles qu’elle n’est plus en mesure de refermer les jambes…[37]

Si les partenaires d’Ismène « trouv[ent] ça très bien », elle aussi semble, sans plus d’enthousiasme, « trouv[er] ça très bien ». Pour autant, il serait inexact de conclure qu’Ismène perd alors toute agentivité : si elle se plie sans états d’âme aux désirs des hommes, elle n’est pas dupe quant au type d’attention que cette conduite lui apporte. Tout en reconnaissant son faible pour les choses violentes qui plaisent bien aux « hommes », elle note qu’alors, et alors seulement, on se souvient d’elle : « Là tout à coup on s’est mis à parler de moi ». Dans une forme de métalepse caractéristique de sa prise de parole dans ce monologue (cf. supra : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ») émerge un commentaire d’ordre métadiscursif où le personnage, sortant de son rôle diégétique, se fait la commentatrice de la réception. En tant que commentatrice, en tant que personnage dont le caractère fictif est rendu évident, elle retrouve alors l’agentivité qu’elle semble avoir perdu au sein de la diégèse.

Ainsi, tant dans cet épisode que dans sa remarque lucide sur le fait que le public veut sans doute entendre parler de « [s]a sœur / Naturellement / [s]a sœur » (cf. supra), l’Ismène de Vekemans existe dans une tension entre une disposition à répondre, voire à se conformer aux désirs et aux besoins d’un.e autre (qu’il s’agisse du public ou des « hommes » dont il est question ici) et une conscience aiguë, et souveraine, de cet état de fait.

Conclusion : quelle revanche ?

Peut-on qualifier la réécriture de Vekemans de féministe ? Peut-on parler à son sujet de « revanche » ? Si le recours à l’épisode mimnermien peut être qualifié de subversif dans la mesure où il s’écarte de la tradition dominante, la façon dont cette réécriture se saisit des attributs de la féminité d’Ismène n’est absolument pas univoque. Alors que le texte propose, avec le choix du monologue, et par le fait même de lui donner la parole, une réhabilitation d’un personnage considéré comme mineur, comme « creux », il reconduit, voire exacerbe, le caractère relatif d’Ismène, en reprenant des éléments traditionnellement codés comme féminins et cristallisés de façon archétypale dans la figure de la blonde – l’effacement et la mise en avant de la relation, mais aussi une sexualité hétéronormée et envisagée comme un service aux hommes… Parmi les différentes réécritures contemporaines proposant, d’une façon ou d’une autre, une revalorisation de cette figure, il existe des Ismènes plus triomphantes, plus « revanchardes ». Certaines vivent leur sexualité de façon libre et défiante (Yánnis Rítsos, Ismène, 1972) ; certaines envisagent leur indépendance de la famille tragique – qui passe par le développement d’une vie amoureuse – comme une autoprotection (Henry Bauchau, Antigone, 1997) ; d’autres s’épanouissent comme héroïnes dans des genres mieux à même de figurer l’héroïsme féminin (Jeremy Menekseoglu, Ismene, 2005[38]). Certaines dénoncent avec force le silence où on les a reléguées ; d’autres brandissent leur féminité comme un étendard, tout en dénigrant Antigone qu’elles dénoncent comme masculine, sèche, ou frigide, et reproduisent ainsi un même schéma binaire dont elles ne font qu’inverser que la pondération (Rítsos). Dans la réécriture de Lot Vekemans, Ismène endosse des traits « féminins » sans qu’il n’y ait pour autant de revalorisation symbolique de ces traits. Ce qui pose la question suivante : faut-il que sa déconstruction du féminin soit éclatante ou renversante pour qu’un texte puisse être qualifié de féministe ? Faut-il qu’il y ait « revanche » ? Le propos de ce texte se situe à un autre niveau : au lieu de tenter un renversement qui ne serait qu’apparent, la réécriture de Vekemans exacerbe une forme de banalité, de « pâleur » et d’effacement qui traverse les plans thématique, discursif et stylistique. Si revanche il y a, elle se fait de façon prudente, et la force de cette réécriture est dans sa capacité à figurer la texture de cette voix – ses hésitations, ses vacillations – et à l’accueillir dans sa vulnérabilité même. Si revanche il y a, elle est à trouver dans la capacité de réflexion de ce personnage-narratrice et dans son usage du métadiscours. Ismène n’est pas dupe des mécanismes qui président à l’oubli ou, au contraire, à la réputation sulfureuse d’un personnage féminin – ou d’une femme. Elle sait que le public venu l’écouter veut surtout entendre parler de sa sœur et qu’on ne se « [met] à parler d’[elle] » que lorsqu’il est question de sexe. Et si sa parole de témoin, de « sœur de » se cherche, cette sœur pâle, restée à l’écart de l’action tragique, est aussi la seule à être en mesure de devenir narratrice, et de transmuer en récit réflexif ce que la tragédie épuisait en agôn destructeur. C’est là peut-être la plus belle revanche de la sœur pâle, de la survivante – et peut-être la seule possible.


Notes

[1]Anouilh Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946, p. 10 et 17 pour « ses bouclettes et ses rubans ». La réflexion présentée ici s’inscrit dans le cadre de mes recherches doctorales sur le personnage d’Ismène dans la littérature et le théâtre contemporains, menées à l’Université de Genève.

[2]Steiner George, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986 [1984], p. 160.

[3]« She’s the blond, hollow one » (Steiner George, Antigones. How the Antigone Legend has endured in Western Literature, Art and Thought, New Haven/London, Yale University Press, 1984, p. 144).

[4]O’Rourke Chris, « Ever the Bridesmaid », The Arts Review. [En ligne] 6 novembre 2019 [4 mai 2022]. https://www.theartsreview.com/single-post/2019/11/06/Pale-Sister

[5]La blondeur, que l’étymologie fait remonter au latin blandus (charmant), connote la pâleur, mais aussi la fadeur (blandus a aussi donné l’adjectif anglais bland : « fade », « sans goût », « insipide »). V. Warner Marina, From the Beast to the Blonde. On Fairy Tales and Their Tellers, Londres, Chatto & Windus, 1994, p. 362.

[6]Anouilh Jean, op. cit., p. 9.

[7]V., par exemple, Antigone de Marie Euphrosyne Spartali Stillman, peintre préraphaélite de la seconde moitié du 19e siècle (non daté), Antigone and Ismene, attribué à Thomas Armstrong (1835-1911), ou encore Ödipus verurteilt Polyneikes d’André-Marcel Baschet (1883).

[8]Pour une interprétation de la figure d’Ismène (tant dans l’hypotexte que dans les réécritures contemporaines) comme une figure de la relation, voire du care, v. Neeser Hever Cécile, « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », dans Gefen Alexandre & Oberhuber Andrea (sous la dir. de), Pour une littérature du care. Souci de l’autre, souci de soi et création, Fabula / Les colloques, [En ligne], 2022. http://www.fabula.org/colloques/document8271.php

[9]Pour un exemple récent, v. Nulle part en paix. Antigone (Nirgends in Friede. Antigone) de Darja Stocker (2015), une réécriture prenant pour toile de fond les Printemps arabes et la crise des réfugiés en Méditerranée. Trois « Antigones » y prennent la parole dans une énonciation chorale qui met en scène une sororité féministe et militante dont Ismène demeure exclue. Pour un survol des interprétations (théoriques) féministes de l’Antigone de Sophocle, v. Söderback Fanny (sous la dir. de), Feminist Readings of Antigone, Albany, State University of New York Press, 2010. L’ouvrage dirigé par Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), (Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010) fait quant à lui une place particulière aux réécritures d’écrivaines.

[10]C’est le titre de la dernière en date, le monologue de Colm Tóibín, Pale Sister, Oldcastle, The Gallery Press, 2019.

[11]Avec cette allusion au titre de la version française du film de Robert Luketic, La revanche d’une blonde (Legally Blonde, 2001), il s’agit de pointer vers les enjeux et les possibles de la réappropriation d’un stéréotype ou d’un récit enfermant dans une identité figée. Reese Witherspoon y incarne une jeune femme correspondant à première vue parfaitement au cliché de la blonde. Vêtue de rose des pieds à la tête, passionnée de cosmétique, elle prouve au cours du film, à la fois qu’elle peut être « autre chose » (en faisant de brillantes études de droit), mais aussi que la « blonde » détient un savoir spécifique qui ne devrait pas être méprisé (en résolvant un cas à l’aide de ses connaissances du processus chimique à l’œuvre dans une permanente). La « revanche » se situe ici entre réappropriation du cliché et émancipation.

[12]Vekemans Lot, Sœur de [Zus van], trad. du néerlandais par Alain Van Crugten, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions espaces 34, 2010 [2005]. Vekemans fait partie des dramaturges néerlandais.e.s contemporain.e.s les plus lu.e.s et joué.e.s à l’étranger. Zus van a notamment été traduit en allemand (trad. Eva Pieper), en français (trad. Alain Van Crugten), en afrikaans, (trad. Chrisna Beuke-Muir), en russe (trad. Irina Mikhaylova), en roumain (trad. Valentina Tírlea), en slovène (trad. Mateja Seliskar), et en anglais (Paul C. Evans). À ma connaissance, le monologue a été créé en français, en 2015 par le Krizo Théâtre d’Orléans, dans une mise en scène de Christophe Thébault, et avec la comédienne Ana Elle. La création s’est ensuite produite à Miami (2015) puis à New York (2016). Dans la suite du texte, les références à Sœur de seront indiquées dans le corps du texte, précédées de la mention SD.

[13]Steiner George, Les Antigones, op. cit., p. 161.

[14]Sophocle, Antigone, trad. Paul Mazon, introduction, notes et postface de Nicole Loraux, Paris, Les Belles-Lettres, 1997, p. 7. Les références à l’Antigone seront dorénavant indiquées entre parenthèses dans le corps du texte, précédées de la mention Ant.

[15]Iriarte Ana, « Ismène, Chrysothémis et leurs sœurs », dans Pirenne-Delforge Vinciane et Suárez de la Torre Emilio (sous la dir. de), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs, Liège, Presses universitaires de Liège, 2013, p. 4.

[16]Ibid., p. 5.

[17]Sur le comportement « peu féminin » d’Antigone, v. Winnington-Ingram R. P., « Sophocles and Women », Entretiens sur l’Antiquité classique, Sophocle, vol. 29, 1983, Genève, p. 233-257, notamment p. 241 sqq.

[18]Loraux Nicole, « La “belle mort” spartiate », dans Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 77-91.

[19]Vernant Jean-Pierre & Vidal-Naquet Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2005 [1988], p. 18. Sur cette question, v. aussi Johnson Patricia J., « Woman’s Third Face: A Psycho/Social Reconsideration of Sophocles’ Antigone », Arethusa, vol. 30, no 3, automne 1997, p. 369-398. DOI : https://doi.org/10.1353/are.1997.0016

[20]Irigaray Luce, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974, p. 272.

[21]Iriarte Ana, art. cit., p. 4.

[22]« Ismene is […] merely the average woman », écrit le classiciste britannique Richard Claverhouse Jebb (« Introduction », dans Sophocle, The Plays and Fragments. With Critical Notes, Commentary and Translation in English Prose, vol. 3 : The Antigone, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 [1888]. p. xxviii). Cette lecture d’Ismène comme incarnation d’une féminité conventionnelle est donc déjà ancienne.

[23]Ibid., p. 5.

[24]Ailleurs, Ismène raconte avoir, pendant des années, pris soin de Créon vieillissant, lui avoir « tenu compagnie », « apporté ses repas », et « souhaité la bonne nuit tous les soirs / jusqu’à sa mort » (SD, p. 42).

[25]Grimal Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, 6e éd, 1979, p. 238.

[26]À ce sujet, v. l’ouvrage fondamental de Jeremy Rosen, qui, à ma connaissance, est le premier à avoir identifié ces pratiques comme un genre distinct : Rosen Jeremy, Minor Characters Have Their Day, New York, Columbia University Press, 2017.

[27]J’ai proposé ailleurs une version synthétique de cette analyse discursive, afin de mettre en valeur une « stylistique du care » chez l’Ismène de Vekemans (Neeser Hever Cécile « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », art. cit.). Un article en anglais actuellement en cours d’élaboration l’envisage, à son tour, à travers le prisme de la minorité du personnage d’Ismène : Neeser Hever Cécile, « Minor Characters, Genre and Relationality : Antigone’s Sister in Contemporary Literature », dans Codina Núria & Vermeulen Pieter (sous la dir. de), Pluralizing the Minor : Forms, Figures, Circulation, Interventions (accepté sous réserve [en attente de l’acceptation du numéro spécial]), 2023.

[28]Dupriez Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, 10/18, 1984, p. 85.

[29]Ibid., p. 211.

[30]Ibid., p. 460.

[31]La traduction française d’Alain Van Crugten laisse entendre que la soumission à l’attente du spectateur/lecteur se formule en des termes genrés. Pourtant, l’original porte « ieder mens wil wat » (Vekemans Lot, Zus van, 2005, document transmis par l’auteure). Or en néerlandais « mens » n’a pas de connotation genrée. Comme l’allemand « Mensch », il désigne l’humain plutôt que l’homme et serait ici plus justement traduit par « tout le monde veut quelque chose ».

[32]Grimal Pierre, The Concise Dictionary of Classical Mythology, Pierre Grimal & Stephen Kershaw (sous la dir. de), Londres & New York, Penguin Books, 1991, p. 445.

[33]Salazar Fortunato, « Did Translators of Sophocles Silence Ismene Because of Her Sexual History ? », Electric Literature. [En ligne]. 31 juillet 2018 [consulté le 26 avril 2022]. https://electricliterature.com/did-translators-of-sophocles-silence-ismene-because-of-her-sexual-history/

[34]Harder Ruth Elisabeth, « Ismene », dans Cancik Hubert & Schneider Helmuth (sous la dir. de), Brill’s New Pauly, Antiquity volumes. [En ligne] 2006 [consulté le 16 mai 2022]. http://dx.doi.org/10.1163/1574-9347_bnp_e528040

[35]Grimal Pierre, op. cit., p. 238.

[36]« Ismene survives vividly thanks to the preservation of the incident that blends sex and death » (Salazar Fortunato, art. cit. [je traduis])

[37]« Rather, the promiscuous blonde is portrayed as engaging in sex as an automaton – a technical, automatic sex machine. Sex is never part of an ongoing relationship that includes any hint of pleasure, will, subjectivity, or agency. The blonde is not characterized even as a nymphomaniac who can’t get enough sex because she enjoys it so much. Rather, this is what she does and what she is – a sex machine. Many of the jokes characterize the blonde as having so much sex that she is incapable of closing her legs » (Shifman Limor & Lemish Dafna, « Virtually Blonde. Blonde Jokes in the Global Age and Postfeminist Discourse », dans Ross Karen (sous la dir. de), The Handbook of Gender, Sex, and Media, Chichester, Wiley Blackwell, 2012, p. 95 [je traduis et souligne]). Si le répertoire des « Dumb-Blonde Jokes » est particulièrement explicite – et répétitif – à ce sujet, « [l]’association de la blondeur à la sexualité débridée est […] ancienne. Au quatrième siècle avant J.-C., le dramaturge Ménandre déclarait : “Une femme chaste ne devrait pas teindre ses cheveux en jaune” » (« The association of blondness with promiscuous sexuality is […] ancient. In the fourth century b.c., the playwright Menander suggested that “A chaste woman ought not to dye her hair yellow” » (Oring, Elliott, « Blond Ambitions and Other Signs of the Times », dans Engaging Humor, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 2003, p. 64 [je traduis]).

[38]Pour une analyse du rejet du tragique et du recours à un modèle d’héroïsme proprement féminin inspiré des canons du film d’horreur dans Ismene de Jeremy Menekseoglu, v. Neeser Hever Cécile, « De-Marginalizing Antigone’s Sister: A Postmodern Take on Tragedy », dans Bollig Barbara (sous la dir. de), Mythos & Postmoderne. Mythostransformation & mythische Frauen in zeitgenössischen Texten, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2022, p. 103-118.


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Déconstruction d’Œdipe Roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien

Deconstruction of Oedipus Tyrannus and Construction of Identity: the Performative Speech of Michèle Fabien’s Jocasta

Présentation de l’autrice

Cassandre MARTIGNY

Cassandre Martigny est agrégée de Lettres classiques et doctorante contractuelle à Sorbonne Université en Littérature française et comparée (CRLC). Sa thèse, « Devenir Jocaste : naissances et renaissances du personnage, de l’Antiquité à nos jours », est codirigée par Véronique Gély et Marie-Pierre Noël.

cassandre.martigny@gmail.com

Pour citer cet article : Martigny, Cassandre, « Déconstruction d’Œdipe roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/26/deconstruction-doedipe-roi-et-construction-identitaire-la-parole-performative-de-la-jocaste-de-michele-fabien/

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Résumés

Le but de cet article est d’analyser la façon dont Jocaste, personnage dans l’ombre d’Œdipe dans la tragédie Œdipe roi de Sophocle, devient la protagoniste dans le monologue Jocaste de Michèle Fabien (1981). Ce changement de point de vue implique une relecture du texte antique et une réélaboration du mythe œdipien qui s’enrichit de nouvelles perspectives liées à la mutation des mentalités sur la condition féminine. Grâce à une parole performative, Jocaste déconstruit la tragédie antique pour s’affirmer en tant que sujet. Après avoir analysé les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude et des mouvements féministes, on montrera de quelle manière Jocaste remet en cause l’histoire véhiculée par Œdipe Roi et ses réécritures, en surmontant les épreuves qui ont marqué la destinée d’Œdipe. Sa quête identitaire fait advenir une Jocaste postmoderne qui affirme son désir et qui trouve dans le théâtre un espace de libération et de renouvellement.

The aim of this paper is to analyse in which way Jocasta, a character in the shadow of Oedipus in Sophocles’ tragedy Oedipus Tyrannus, becomes the protagonist in Michèle Fabien’s monologue Jocasta (1981). This change of viewpoint implies a rereading of the ancient text and a re-elaboration of the Oedipal myth, which is enriched by new prospects linked to the changing mentalities about women’s condition. Thanks to a performative speech, Jocasta deconstructs the ancient tragedy to assert herself as a subject. After analysing the issues at stake in Jocasta’s quest for identity in the age of Belgativity and feminist movements, we will show how Jocasta challenges the history conveyed by Oedipus Tyrannus and its rewritings, by overcoming the trials which left their mark on Oedipus’ destiny. Her quest for identity brings about a postmodern Jocasta who affirms her desire and finds in theatre a place for liberation and renewal.

Mots-clés

Littérature comparée – mythe – Jocaste – Œdipe Roi – réécriture – féminisme

Comparative Literature – Myth – Jocasta – Oedipus Tyrannus– Rewriting – Feminism


Sommaire

Introduction

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue
1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude
1.2 Sortir du silence : la quête de soi

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi
2.1 Le suicide pour renaître
2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir

Conclusion : Le théâtre comme utopie
Notes
Bibliographie

Introduction

Jocaste est longtemps restée muette, renvoyée au silence qui se referme sur elle à la fin de l’Œdipe Roi de Sophocle, tragédie représentée entre 429 et 425 avant notre ère. Sous l’impulsion des mouvements et critiques féministes qui s’épanouissent en France dans les années 1970-1980, elle devient la protagoniste d’œuvres qui remettent en cause les idées reçues sur l’histoire œdipienne et ses interprétations, véhiculées par la tradition littéraire et la psychanalyse[1]. C’est dans ce contexte que Michèle Fabien écrit sa première pièce, Jocaste, représentée le 29 septembre 1981 à Bruxelles par l’Ensemble Théâtral Mobile, dans une mise en scène de Marc Liebens.

Seul personnage de la pièce, Jocaste prend la parole dans un long monologue. La dramaturge explique ce choix :

[…] je n’ai jamais pu imaginer [Jocaste] en grande conversation avec qui que ce soit : il me semblait au contraire qu’ayant été lâchée par tout le monde, y compris les auteurs dramatiques qui après Sophocle ont écrit des Œdipe, mais pas des Jocaste, elle ne pouvait être que seule en scène[2].

Cette forme théâtrale, héritée des performances plasticiennes de militantes féministes, accompagne le renouvellement dramaturgique des années 1970-1980. Des femmes, se fondant sur le récit d’expériences singulières, s’approprient le monologue pour faire entendre des méditations intérieures et mettre en scène leur corps[3]. Ce faisant, elles cherchent à se redéfinir comme sujet en l’absence de l’autre. C’est également dans ce but que Jocaste doit se raconter : « le dialogue ne peut plus être qu’à l’intérieur d’elle-même, écrit Michèle Fabien, elle doit faire son théâtre à elle toute seule[4]. » En faisant d’elle l’unique protagoniste de la pièce, la dramaturge change de perspective par rapport aux autres réélaborations d’Œdipe Roi de Sophocle et propose ainsi une « révision » (« re-vision ») du texte antique[5] : elle réécrit la tragédie du point de vue du personnage féminin pour remettre en cause ses réinterprétations patriarcales[6]. Ce décentrement donne lieu à une relecture politique du mythe d’Œdipe.  « Jocaste se tait depuis si longtemps[7] » : cette exclamation du personnage dans la pièce est aussi celle de la dramaturge belge qui exprime la nécessité de redonner une voix à Jocaste, longtemps considérée « comme le symbole de la femme castratrice qui encourage Œdipe, le prototype de l’intellectuel, à abandonner sa quête de la vérité[8] ». En faisant entendre les voix de Jocaste, mais aussi de Déjanire ou de Cassandre dans ses pièces ultérieures[9], M. Fabien fait représenter d’autres versions possibles des mythes qui ne sont jamais figés mais qui se fabriquent et se réélaborent au sein des œuvres de fiction[10]. Le monologue de Jocaste réinterprète le mythe d’Œdipe pour réactualiser son sens et sa portée. Il se présente comme une véritable quête identitaire où le personnage affirme son existence. « Je m’appelle Jocaste[11] » : cette déclaration ouvre et referme la pièce. Entre-temps, le lectorat/public assiste à la transformation du personnage : « de l’antique à la moderne, de la mère à la femme, une autre Jocaste est advenue », selon M. Fabien[12]. La construction identitaire de Jocaste passe par une parole performative, une parole qui réalise une action par le fait même de son énonciation. En effet, la protagoniste, en s’appropriant Œdipe Roi, déconstruit les images véhiculées par la tragédie mais aussi par ses réécritures et réinterprétations, en littérature et en psychanalyse, pour faire advenir une Jocaste postmoderne, sujet de son désir et de sa destinée.

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue

« Qui est Jocaste[13] » : cette question sur laquelle s’ouvre le monologue de Jocaste constitue toute l’intrigue de la pièce. L’importance du nom révèle l’aliénation du personnage, dépossédé de lui-même par tous les discours qui ont forgé son identité. « Ni reine, ni veuve, ni épouse, ni mère[14] », Jocaste, qui ne peut au début de la pièce se penser que par la négative, tente de se redéfinir en dehors des images traditionnelles ou de ses statuts sociaux. Les notions d’altérité et d’identité sont au cœur de son discours et reflètent les problématiques contemporaines à la mise en scène de la pièce en 1981. Les années 1970-1980 sont marquées par les mouvements de la belgitude et de la libération des femmes, qui visent à faire entendre la voix des oublié(e)s de l’Histoire.

1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude

La question de l’« identité en creux » occupe une place importante dans la littérature belge qui, dès sa naissance, a vécu de manière problématique la confrontation avec le modèle français[15]. L’interrogation identitaire des Belges, conscients de participer et d’appartenir aux cultures européennes et de devoir sortir du monopole français, donne lieu au mouvement littéraire de la belgitude, proclamée par Pierre Mertens et Claude Javeau à la fin de l’année 1976. C’est dans l’écriture dramatique que s’exprime le plus cette volonté de trouver une identité propre[16]. Michèle Fabien joue un rôle majeur dans l’avènement d’un nouveau théâtre, à la croisée du littéraire et du politique, et entreprend un travail important d’adaptation d’œuvres[17]. Bien qu’elle ne propose pas une réflexion directe sur la situation politique de son pays dans son théâtre, elle pose la question de l’altérité. Sa pièce Jocaste répond aux enjeux de la belgitude, en montrant la nécessité de « dire le sujet barré par la tradition historique[18] » et de chercher des formes d’existence nouvelles.

1.2 Sortir du silence : la quête de soi

Comme le souligne Marc Quaghebeur, les problématiques identitaires auxquelles sont confrontés les autrices et auteurs de la belgitude rejoignent les revendications portées par les mouvements féministes[19]. Des femmes s’insurgent pour reprendre possession de leurs corps et devenir sujets de discours et d’actions[20]. Elles veulent parler en leur nom, de la même manière que Jocaste, dans le monologue de M. Fabien, cherche à retrouver celle qu’elle est en allant « chercher Jocaste qui n’est plus que son nom[21] ». La dissociation du « je » et du « elle », la fragmentation du « moi », est due aux nombreuses réélaborations de l’histoire antique qui ont dépossédé Jocaste de son être et de sa parole, en la maintenant dans l’ombre d’Œdipe ou en réinterprétant ses silences dans Œdipe Roi pour faire d’elle une figure monstrueuse[22] ou une énigme[23]. La protagoniste « étouffe dans ce silence[24] » auquel elle a longtemps été reléguée, en tant que personnage féminin uniquement pensé par des hommes. Or, elle est bien consciente du pouvoir performatif des mots : « il y a des mots qui tuent », pas seulement des mots mais aussi « des images qui sortent des mots, prennent des formes tortueuses, comme des goules[25] ». Jocaste subvertit ici une imaginaire masculin, celui de la goule, vampire féminin qui cristallise toutes les angoisses autour de la sexualité féminine et de la mort, pour mettre en exergue le caractère mortifère de la parole des hommes, une parole qui « tue », « enferme », et jamais « ne s’endigue[26] ». Après que Créon a révélé que la peste ne pouvait prendre fin qu’avec la vengeance du meurtre de Laïos, Jocaste, incapable de soutenir le discours du masculin, se tait : « une bouche se tord dont aucun cri ne s’échappe. La mienne[27] ». Le mutisme de la Jocaste antique entraîne une inaction que la Jocaste moderne ne comprend pas : « Que fait Jocaste[28] ». Elle porte alors un regard critique sur la Jocaste antique et questionne cette passivité imposée par l’histoire et le discours masculin. Marcelle Marini a montré le fondement patriarcal du mythe d’Œdipe dans son article « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent[29] ». Elle y dénonce la « métamorphose » systématique des femmes en mères[30] et les discours psychanalytiques de Freud et de Lacan qui ont entériné cette assignation[31]. « Le complexe d’Œdipe » renvoie Jocaste, l’épouse-mère, à ses liens au fils et au mari et nie le désir féminin. Jocaste « du temps du complexe tente de renouer avec la Jocaste d’avant le complexe[32] » à travers une parole performative qui déconstruise les interprétations présentes et passées qui ont forgé son histoire.

M. Fabien redonne alors une voix à celle qui s’est tue et qui meurt en silence pour qu’elle puisse directement interpeller les spectateurs et sans doute aussi les auteurs qui l’ont confinée à ses différents rôles : « Vas-y, maintenant, pose-la ta question » ; « Demande ! Aujourd’hui, Jocaste peut répondre[33] ».

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi

À travers un dialogue fictif avec le musicien sur scène, avec Œdipe, avec le public, mais aussi avec elle-même[34], Jocaste tente de se reconnaître. Elle fait référence à la longue tradition littéraire qui a forgé un mythe de Jocaste, dans un commentaire métalittéraire : « Viens, toi, viens près de moi, écoute, je suis Jocaste, je parle. Il m’a paru si long le chemin pour arriver ici, si difficile, aussi, pourtant je n’ai pas mal[35] ». « Écoute », « je parle » : ces deux verbes sont essentiels pour que Jocaste puisse affirmer un « je » qui témoigne de son emprise sur les événements. Il est significatif que sur les cinq scènes qui composent la pièce, quatre portent son nom : « 1- Jocaste la pendue », « 2- La peste de Jocaste », « 3- Jocaste : scène primitive et révélation », « 4- L’énigme de Jocaste ». Ces titres, dont on analysera la richesse sémantique, montrent que Jocaste se réapproprie les moments marquants de l’histoire d’Œdipe – la résolution de l’énigme de la Sphinx, la peste qui frappe le royaume de Thèbes et la révélation de son mariage incestueux – pour repenser sa propre histoire. Elle parcourt ainsi toutes les étapes de sa destinée pour s’affirmer en tant que sujet.

2.1 Le suicide pour renaître

À cause de la fatalité tragique, mais aussi de la tradition mythique, Jocaste est consciente qu’elle « doit se tuer[36] ». La familiarité populaire du titre de la première partie, « Jocaste la pendue », condamne le personnage au silence et le fige dans son destin tragique. C’est pourquoi, dans sa recherche d’elle-même, Jocaste commence paradoxalement par son suicide, comme Ophélie dans la pièce Die Hamletmaschine de l’écrivain allemand Heiner Müller, adaptée par M. Fabien en 1979 (Hamlet Machine), deux ans avant la mise en scène de Jocaste. Dans une lettre envoyée au critique théâtral Bernard Dort, elle propose de voir en Ophélie une figure paradigmatique du féminin, contrainte de lutter contre une représentation qui lui a été imposée au cours de l’Histoire[37]. Comme Ophélie, la Jocaste moderne ne peut plus jouer « la suicidée » et tente « de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer[38] ». Les paroles de Jocaste font écho à celles d’Ophélie[39] mais aussi à celles du messager d’Œdipe Roi de Sophocle. M. Fabien reprend la traduction de la tragédie attique par Robert Pignarre pour l’éditeur Garnier, tout en la modifiant pour ajouter un supplément de sens[40]. Par exemple, dans la traduction, l’apparition d’Œdipe fait oublier la mort de Jocaste parce que les spectateurs sont captivés par ses malheurs[41] ; dans le monologue de M. Fabien, c’est parce qu’Œdipe est un homme qu’il relègue dans l’ombre le personnage de l’épouse-mère. Jocaste se déclare alors « transparente […] pour cause d’apparition de Roi, de Mari, de Fils[42] ». Au moment de son énucléation, Œdipe « crie que ses yeux ne verront plus sa misère[43] » dans la traduction ; dans la réécriture de M. Fabien, c’est la mère que les prunelles du fils-époux ne veulent plus voir[44]. Par ce changement significatif, la dramaturge montre que la mère est annihilée par son fils. L’équivalence entre « misère » et « mère » fait également d’elle la responsable de tous les maux. Elle incarne les malheurs qui frappent Thèbes, la souillure qui doit être éradiquée, comme en témoigne le titre de la deuxième partie, « La peste de Jocaste ». « Transparente », la reine de Thèbes disparaît sans le regard d’autrui mais aussi dans cette image d’éternelle coupable. La voix et le corps de Jocaste, « refoulé[s][45] » par Œdipe, réapparaissent lorsqu’elle se regarde dans le miroir à la fin de la première partie. Rendue à elle-même, Jocaste se reconnaît comme sujet[46]. Elle prend alors le poignard, non pour renoncer à la vie mais pour renaître en anéantissant tout ce qui la définit :

Je vais tuer la reine de Thèbes.
Je vais tuer la mère qui exposa Œdipe.
Je vais tuer la Reine qui le fit Roi et père de ses sœurs, de ses frères[47].

À travers l’anaphore « je vais tuer », Jocaste vise la somme des réélaborations et réinterprétations d’Œdipe Roi qui ont fait d’elle l’éternelle mère coupable.

2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

Afin de (re)trouver son identité, Jocaste se réapproprie le discours mythique et surmonte les mêmes épreuves qui ont jalonné la quête identitaire d’Œdipe. Elle tente de résoudre la question de la peste en s’offrant comme victime sacrificielle, comme pharmakos (φαρμακός), pour expulser de Thèbes la souillure mais aussi, métaphoriquement, chasser d’elle-même tout ce qui la caractérise. Dans Œdipe Roi, c’est Œdipe qui intériorise le mal Thèbes : à la fin de la tragédie, son corps et ses yeux ensanglantés exhibent le nosos (νόσος), la maladie qu’il porte en lui et qui contamine l’ensemble de la cité[48], tandis que Jocaste disparaît dans la chambre nuptiale. Dans le monologue de Michèle Fabien, c’est elle, la reine de Thèbes, qui, à l’image de la cité qu’elle gouverne, est un « gigantesque bubon qui éclate[49] ». Durant toute cette séquence, Jocaste recourt au lexique de l’expulsion et de la parturition pour arracher d’elle-même la « terreur » et l’« horreur »[50]. La dimension maternelle du corps féminin est privilégiée pour rappeler le crime commis par Jocaste, l’inceste, et montrer sa sexualité monstrueuse. Le ventre de Jocaste « se crispe » et « se relâche » afin de « vomir » ce qui la meurtrit, de rejeter précisément par la bouche tous les discours aliénants et destructeurs dont elle a été l’objet. Ce n’est plus Œdipe mais elle qui passe alors par tous les affres de l’anéantissement pour reprendre vie[51].

Dans la quatrième partie, Jocaste parachève sa construction identitaire en donnant sa propre réponse à l’énigme de la Sphinx. La reine de Thèbes qui est objet de l’épreuve dans le mythe, la récompense promise au vainqueur du monstre et remportée par Œdipe, en devient le sujet dans le monologue de M. Fabien. La rencontre avec la Sphinx ne consacre plus la victoire d’Œdipe le conquérant[52] mais devient pour Jocaste une étape essentielle à sa conquête d’elle-même. Dans l’un de ses manuscrits, la dramaturge explique que cette épreuve, qui permet au héros de se révéler comme tel n’est jamais donnée aux femmes. Elle ajoute que Jocaste, en accédant enfin à la parole doit elle aussi accéder au Sphinx mais relativement puisque le rôle de la « bête chanteuse[53] » est tenu par un musicien, un homme qui reste muet car, comme l’explique la dramaturge, « c’est bien là le problème de Jocaste : personne ne lui pose d’énigme, elle ne bénéficie pas, elle d’un “révélateur”[54] ». C’est donc à elle seule dans ce monologue de formuler l’énigme et sa réponse. Les deux figures, marquées par la même horreur absolue, se superposent : Œdipe s’aveugle lorsqu’il découvre le corps de Jocaste pendue et s’enfuit de la chambre en criant ; il hurle la réponse à l’énigme et détourne les yeux du cadavre de la Sphinx[55]. Il refuse à ces deux figures toute forme d’échange, les renvoyant ainsi à leur altérité. « L’énigme de Jocaste », qui donne son nom à cette section, c’est aussi celle construite par les discours psychanalytiques, notamment ceux de Freud, qui ont contribué à l’essentialisation du féminin en l’associant constamment à un « continent noir[56] » ou à une « énigme » (Rätsel) à résoudre[57]. Pour lutter contre cette aliénation et cet effacement, Jocaste force un allocutaire fictif – Œdipe mais peut-être aussi le public, témoin et complice de cet anéantissement du personnage, aussi bien dans Œdipe Roi que dans ses réinterprétations – à la regarder et à l’entendre, en se réappropriant l’énigme de la Sphinx :

Toi, le vainqueur de la Sphinx, toi qui as répondu à la question… Quel est l’animal qui… C’est l’homme !
Eh bien moi, je suis la femme, la femme, tu entends, la femme du ventre de laquelle tu es sorti[58].

« Je m’appelle Jocaste », affirme alors pour la seconde fois le personnage, comme pour signifier la fin de sa quête identitaire, marquée par sa renaissance en tant que femme. Ce cri d’affirmation de soi ne signifie cependant pas la fin de l’aliénation. En revendiquant son « ventre », Jocaste détourne le stigmate, se libère du poids de la culpabilité, tout en réaffirmant sa condition maternelle comme essentielle : elle ne parvient pas à se redéfinir en dehors de l’assimilation femme / mère forgée par les discours psychanalytiques. Pour mettre fin à un langage qui tue, Jocaste doit elle-même faire advenir une langue libératrice.

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir[59]

En devenant sujet du discours, Jocaste cherche à trouver son propre langage, celui qui abolit la rhétorique humaniste classique pour exposer l’intime et la sexualité, se faisant ainsi la porte-parole des réflexions portées par des féministes qui, dans les années 1970, s’interrogent sur le pouvoir des mots pour mieux subvertir l’écriture traditionnelle. On perçoit notamment dans le monologue l’influence des théories d’Hélène Cixous dont l’opéra Le Nom d’Œdipe. Chant du corps interdit (1978) constitue l’une des sources possibles de Jocaste[60]. Celle-ci soutient « sans équivoque qu’il existe des écritures marquées » et que « l’écriture masculine », la plus couramment répandue, a produit « le refoulement de la femme », sa mise à mort symbolique[61]. Dans La Jeune Née[62] puis Le Rire de la Méduse[63], elle revendique une « écriture féminine » grâce à laquelle les femmes puissent reconquérir dans un même mouvement l’écriture et le corps, dont elles se sont vues dépossédées[64]. Cette écriture est revendiquée par les tenantes d’une tendance du féminisme rétrospectivement qualifiée de « différentialiste » et accusée d’essentialisme par les représentantes d’un féminisme « matérialiste[65] ». Elle vise à renégocier l’héritage psychanalytique freudien[66] et à subvertir un « système phallocentrique » en travaillant dans la langue une « différence » : celle du rapport du sujet écrivant à l’écriture mais aussi du rapport de l’écriture au corps dans sa dimension sexuée[67].

Comme l’explique Dominique Ninanne, la pièce de M. Fabien « fait surgir un lien entre la mise à mort de Jocaste par le “tu” masculin et celle qui est l’œuvre des mots et des images – mise à mort par un langage phallique[68] ». Jocaste, qui « n’a pas d’image[69] », est en quête d’elle-même, en quête aussi d’un langage qui puisse lui redonner un corps. Longtemps occulté, caché dans les silences d’Œdipe Roi, celui-ci est exhibé dans sa nudité à la fin de la pièce. Jocaste retire sa robe et son écharpe, une manière de faire oublier l’image de « la pendue », mais aussi de revendiquer une démarche transgressive, héritée de la performance plasticienne et reprise dans le théâtre féministe des années 1970-1980[70]. Dans un dialogue entre le politique et le poétique, les femmes prennent leur corps comme outil premier de création pour le libérer des représentations réductrices, notamment celles qui l’associent à une matrice reproductrice, et imposer leur vision propre. Traditionnellement au théâtre le corps des femmes est obscène : sa représentation sur la scène contemporaine permet à l’objet de devenir sujet, de subvertir les rôles et de dénoncer la norme dans la supposée nature[71]. Le corps de Jocaste est d’autant plus frappé d’interdit qu’il incarne le tabou de l’inceste. La protagoniste outrepasse ainsi toute règle morale en montrant le corps de l’épouse-mère qu’Œdipe n’a pas voulu voir : « Mes mains descendent le long de mon corps nu, car je suis nue, Œdipe, n’oublie pas[72] ». La situation a changé par rapport à la première partie de la pièce où Jocaste, reprenant les mots du messager d’Œdipe Roi, laissait dans l’ombre son corps pour n’évoquer que le geste de mutilation d’Œdipe et ses cris. Le personnage contemporain donne enfin à voir celle qui représentait la souillure et l’horreur pour sortir de cette identification. L’exhibition du corps interdit passe aussi par un langage du désir qui se fait entendre dès le début du monologue :

Mes cheveux, tant de fois caressés.
Mes pommettes, rougies par le désir.
Mes bras, qui s’accrochèrent aux épaules de Laïos.
Mes mains, qui caressèrent ses cuisses.
Mes seins, qui se gonflèrent du désir de son corps.
Mon ventre, qui porta les enfants de mon fils.
Mes cuisses, qui s’ouvrirent aux hanches de mon fils[73]

Grâce aux déterminants possessifs, le personnage se réapproprie son corps, un corps sujet de l’action qui possède bien plus qu’il n’est possédé. C’est une différence notable par rapport au discours idéologique qui réduit le corps du personnage à son rôle de matrice, et donc à l’« antre », au « trou » ou au « ventre[74] ». Toutefois, les verbes choisis par la protagoniste relativisent quelque peu cet apparent triomphe, en soulignant aussi sa vulnérabilité, sa passivité par rapport à l’homme (« caressés ») ou aux émotions qu’elle ressent (« rougies »). De plus, à travers cette énumération, le corps de Jocaste apparaît comme fragmenté, morcelé, comme dans les blasons de la poésie amoureuse du xvie siècle. En consacrant ainsi l’autonomie des parties les plus sexuelles de son anatomie, Jocaste ne se départit pas d’une vision classique du corps féminin.

Le personnage explore son désir et son plaisir, étouffés dans les silences d’Œdipe Roi, à travers un langage qui reconduit aussi des représentations traditionnelles de la sexualité féminine. C’est très visible dans la manière dont Jocaste associe constamment corps de la femme et corps de la mère, révélant ainsi l’influence des théories du féminisme dit différentialiste qui lie la spécificité d’une « autre langue » à la spécificité du corps « féminin ». Lorsque le personnage affirme qu’« on ne regarde pas sa mère quand elle est une femme » et qu’« on ne regarde plus sa femme quand elle est sa mère[75] », il ne se réfère pas seulement au tabou de l’inceste : le chiasme et le pronom impersonnel « on » soulignent l’exclusion générale de la féminité par la maternité. Pour lutter contre cette inévitable dissociation, la protagoniste réaffirme sans cesse sa condition de mère comme preuve de sa féminité. Dans la citation donnée plus haut, le dernier vers est ambigu, pouvant tout aussi bien renvoyer à un coït qu’à un accouchement. En effet, Jocaste refuse de séparer le corps de la mère et celui l’amante, quitte à clamer haut et fort son désir scandaleux pour son fils à la fin de la pièce[76]. Ce faisant, elle reconduit aussi l’assimilation femme / mère, consacrée par le discours psychanalytique. Le personnage ne parvient donc pas totalement à s’émanciper des mots et du regard d’autrui : lorsqu’elle donne l’ordre à Œdipe mais aussi au public de la regarder, elle, la femme[77], elle revendique son existence, tout en se définissant comme objet et non comme sujet qui voit et regarde.

Conclusion : Le théâtre comme utopie

L’espace théâtral est un espace de libération et de renouvellement où tous ceux « qui ont été condamnés au silence ou à l’oubli par l’Histoire – peuvent prendre la parole[78] », un espace utopique, selon le titre de la dernière scène de Jocaste, « Utopie au théâtre », un « non lieu » ou plutôt un « espace vide » dans lequel tout est possible. Dans le contexte d’une crise identitaire généralisée, mise en évidence par le mouvement de la belgitude et les revendications féministes, l’héroïne du monologue de M. Fabien fait advenir la Jocaste postmoderne en retrouvant celle qui est derrière son nom, celle qui est perdue dans le labyrinthe de ses représentations. Entre les deux affirmations « Je m’appelle Jocaste », la protagoniste s’est affirmée comme sujet de sa propre enquête et quête : en recomposant Œdipe Roi et son passé, elle s’est délivrée du poids de la culpabilité et s’est redéfinie comme femme grâce à un langage du corps et du désir qui admette l’existence d’un « nous[79] », de mots qui rassemblent au lieu de diviser et de détruire. Elle a tenté de s’affranchir de la logique patriarcale mais n’y est cependant pas totalement parvenue. Bien qu’elle s’affirme comme sujet au théâtre en agissant véritablement par la parole, elle reste aussi objet, objet des regards et de discours aliénants dont elle ne parvient pas à s’émanciper, en témoigne la façon dont elle définit sa féminité par sa maternité.


Notes

[1] En psychanalyse, voir Olivier Christiane, Les Enfants de Jocaste, Paris, Denoël/Gonthier, 1980 ; en littérature, Cixous Hélène, Le Nom d’Œdipe, chant du corps interdit, Paris, Éditions des femmes, 1978.

[2] Fabien Michèle, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 45.

[3] Robert Lucie, « Dire ses propres mots : le monologue au féminin », dans Françoise Dubord, Françoise Heulot-Petit (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, [En ligne] https://books.openedition.org/pur/64917?lang=fr (consulté le 13/12/2022).

[4] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 57.

[5] On s’appuie sur la définition de « Re-Vision » de Rich Adrienne, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », College English, vol. 34, n° 1, 1972, p. 18 : « the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction » ; « le fait de regarder en arrière, de voir avec un regard neuf, d’entrer dans un texte ancien à partir d’une nouvelle perspective critique ».

[6] Nous reprenons la définition de « patriarcat » donnée par Bereni Laure, Chauvin Sébastien et alii, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012, p. 31 : « Système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille. Les féministes insistent en particulier sur les aspects politiques – et non naturels – de cette oppression ».

[7] M. Fabien, Jocaste, Bruxelles, Espace nord, 2018, p. 40. Édition de référence.

[8] Fabien Michèle et Diaz Claire, « Jocaste parle, Jocaste naît, enfin déculpabilisée », La Nouvelle Libre Culture, 29 septembre 1995.

[9] Leontaridou Dora, « Réécriture des mythes par Michèle Fabien : la valorisation de l’élément féminin », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 94, fasc. 3, 2016, p. 737-754.

[10] Gély Véronique, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Bibliothèque comparatiste (SFLGC), 2006.

[11] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 7 et 43.

[12] M. Fabien, « Il n’y a pas que les vampires qui ne se reflètent pas dans les glaces », Alternatives théâtres, n° 51, 1999, p. 23.

[13] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 10.

[14] Ibid., p. 7.

[15] Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », Interfrancophonies, n° 10, 2019.

[16] Quaghebeur Marc, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », dans Chikhi Beïda (sous la dir. de), Passerelles francophones : pour un nouvel espace d’interprétation. Vol. I, Europe et Québec, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2000, p. 68 : « L’écriture dramatique moderne constitue un lieu où actualiser par excellence la sensation d’illusion, de non-lieu ou de hors-lieu qu’éprouvent les Belges à l’égard de l’Histoire et de leur histoire. »

[17] Avec Marc Liebens, elle est à l’origine d’un premier événement essentiel de l’histoire théâtrale des années 1970 en Belgique francophone : la réécriture de Conversation en Wallonie de Jean Louvet. Elle adapte également les Bons Offices de Pierre Mertens, le co-inventeur de la belgitude, et met en scène Œdipe sur la route de Henry Bauchau.

[18] M. Quaghebeur, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », op. cit., p. 75.

[19] M. Quaghebeur, « Au creuset du moderne, du politique et du soi : la belgitude », dans Quaghebeur Marc, Zbierska-Moscicka Judyta (sous la dir. de), Entre belgitude et postmodernité : textes, thèmes et styles, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 67 : « La position des femmes dans la société n’est pas, à différents égards, sans rapport métaphorique avec la situation littéraire francophone belge vis-à-vis de la France, à l’intériorisation d’un schéma de sujétion ou d’assimilation, mais aussi d’une autre façon d’inscrire et d’écrire l’Histoire. Les hommes de la génération de la belgitude durent à la fois la réinscrire et la démythifier à partir de leurs critères, là où les femmes partaient d’une autre perception initiale de cette Histoire qui les avait toujours marginalisées ».

[20] Voir par exemple Rochefort Florence, Histoire mondiale des féminismes, Paris, « Que sais-je ? », 2018 et Riot-Sarcey Michèle, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2008 [2002].

[21] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 11.

[22] On pense notamment aux représentations du personnage dans Œdipe de Sénèque (ier siècle), Oedipus: a Tragedy de John Dryden et Nathaniel Lee (1679) ou encore à Œdipe ou les Trois Fils de Jocaste de La Tournelle (1730).

[23] Pour le traitement psychanalytique du personnage, voir infra : « 2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx ».

[24] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 21.

[25] Ibid., p. 19.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p.  23.

[29]Marini Marcelle, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », Didascalies, n° 1, Bruxelles, 1981, p. 54-62.

[30] Ibid., p. 61 : « Car ce n’est pas d’être la Jocaste du petit garçon qui nous glace. C’est le geste accompli par tout amant – tout homme – rencontré : quand, nous renvoyant, jeune femme amante, nouvelle Eurydice, dans le domaine des ombres, ils nous métamorphosent en leur mère. »

[31] Ibid., p.  61 : « Quel bénéfice inavoué reçoivent-ils de se faire éternels Œdipe ? Qu’est-ce qui pousse Freud à donner complaisamment la relation entre le fils et sa mère pour idéal de toute relation amoureuse et érotique ? et Lacan à affirmer, sans humour, que ‘‘la femme n’entre dans le rapport sexuel que quod matrem” ? »

[32] Ibid., p. 59.

[33] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[34] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives Théâtrales, n° 45, 1994, p. 47 : M. Fabien considère son texte comme un dialogue, entre un « elle », Jocaste l’antique, « celle qui autrefois s’est jugée avec les yeux du monde antique » et un « je », Jocaste la moderne, qui tente de « nommer en elle la femme et la mère ». Elle conclut que son texte est « une pièce à trois personnages : le protagoniste (Jocaste l’ancienne), l’antagoniste (Jocaste la nouvelle qui demande réconciliation) et le juge-témoin, le public ».

[35] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9-10.

[36] Ibid., p. 12 : « Je sais : Jocaste doit se tuer » ; p. 16 : « Maintenant, on attend qu’elle se tue. / Qui attend ? / Toi ?… »

[37] Dort Bernard et Fabien Michèle, « Tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? », Alternatives théâtrales, n° 3, 1980 ; cité par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », European Drama and Performance Studies, n° 10, 2018, p. 144.

[38] Propos tenus par Michèle Fabien dans le tapuscrit pour le programme de la création de Hamlet Machine par l’Ensemble Théâtral Mobile en novembre 1978 au Théâtre Élémentaire, inséré dans ETM 2 (périodique trimestriel, n° 1, 1978) : « Quelle est cette femme qui ne joue pas le jeu de la honte et de la souillure proposé par l’homme ? C’est une femme moderne qui ne peut plus jouer Ophélie, la suicidée, mais qui tente, aujourd’hui, de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer ».

[39] Müller Heiner, Hamlet-Machine, épreuves d’imprimerie annotées par Michèle Fabien (collection Marc Quaghebeur), cité dans Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », art. cit., p. 69 : « Je suis Ophélie. Que la rivière n’a pas gardée. La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme à l’overdose sur les lèvres de la neige la femme à la tête dans la cuisinière à gaz. Hier j’ai cessé de me tuer. Je suis seule avec mes seins, mes cuisses, mon ventre. Je démolis les instruments de ma captivité, la chaise la table le lit ».

[40] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, Paris, Librairie Garnier frères, 1947, p. 246-335. Les lignes suivantes reprennent des arguments proposés par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », art. cit., p. 131-147.

[41] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1252-1254, p. 321 : ὑφ᾽ οὗ / οὐκ ἦν τὸ κείνης ἐκθεάσασθαι κακόν, / ἀλλ᾽ εἰς ἐκεῖνον περιπολοῦντ᾽ ἐλεύσσομεν. « Ce n’est plus elle, dès lors, c’est lui dont le désespoir a captivé nos regards. »

[42] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[43] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1271-1272, p. 321 : αὐδῶν τοιαῦθ᾽, ὁθούνεκ᾽ οὐκ ὄψοιντό νιν / οὔθ᾽ οἷ᾽ ἔπασχεν οὔθ᾽ ὁποῖ᾽ ἔδρα κακά « et il crie que ses yeux ne verront plus sa misère et ne verront plus son crime ».

[44] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9 : « Et il crie que ses prunelles ne verront plus sa mère, et qu’elles ne verront plus son crime ».

[45] Bajomée Danielle, « La reine déchirée ou le dé-lire de l’origine », Didascalies, n° 1, 1981, p. 69 et sq.

[46] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 12 : « Je me regarde dans le miroir et je vois un visage que je ne connais pas, un corps neuf, jamais vu ».

[47] Ibid., p. 12.

[48] Sophocle, Œdipe Roi, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1997 [1958], v. 1293, p. 119, v. 1369-1415, p. 122-123.

[49] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 17 : « J’attends d’éclater, moi aussi. Que ma peau se couvre de pustules, petits cratères venimeux qui me marqueront à tout jamais. »

[50] Ibid., p. 14 : « Mon ventre se crispe… / Et maintenant il se relâche. / Et voilà que je ne peux plus retenir ce corps qui m’échappe. / Vomir…Vomir la terreur et l’horreur » ; p. 15 : « Que sorte de mes entrailles creuses cette horreur qui s’y colle, s’y enroule, s’y agrippe. »

[51] Ibid., p. 17-18 : « Dans la charrette, au fond, s’y étendre la première […]. / Un corps lourd, un choc, un cadavre roule, puis un autre, puis un autre encore, ils s’empilent les uns sur les autres, sur moi, moi seule, témoin de leur agonie. J’étouffe, je hoquète, / […] je ferme les yeux, je suis morte. / Non. / Je vis. »

[52] Delcourt Marie, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, E. Droz, 1944, que M. Fabien cite dans les notes préparatoires de Jocaste.

[53] L’expression est utilisée dans Œdipe Roi pour désigner la Sphinx, au vers 391 : ἡ ῥαψῳδὸς.

[54] Fabien Michèle, « Jocaste [: genèse] », manuscrit, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, MLT 05174 / 0002/003, ([s. d.]).

[55] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 32 : « – L’homme, hurle celui qui se délivre de ce qu’il veut. Meurt la sphinx. […] L’homme Œdipe ne jettera pas un regard sur le cadavre. Je le sais, il me l’a dit puisque c’était un monstre, elle le savait bien, elle, qui elle était, puisque c’était elle-même qui le lui avait dit, qu’elle n’était pas une femme, et donc que ce n’était pas difficile à deviner qu’elle était un monstre que c’était d’ailleurs le nom qu’elle s’était donné pendant tout le temps qu’elle s’était entretenue avec lui, dont elle s’était entretenue, plutôt, lui étant là les yeux fermés, alors, pourquoi les aurait-il rouverts au moment de l’horreur. »

[56] Freud Sigmund, Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine, Traduit de l’allemand par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1968 [1950], p. 133 : « nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. ».

[57] Freud Sigmund, « Die Weiblichkeit », Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1933), Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1979, p. 120.

[58] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 42-43.

[59] Ce titre fait référence à l’ouvrage de Ninanne Dominique, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, Bruxelles, Peter Lang, « Documents pour l’Histoire des Francophonies : Europe », 2015.

[60] Fabien Michèle, Fonds Michèle Fabien, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, ISAD 00005 : « des Jocaste, à ma connaissance, il n’y en a que deux : Herman Teirlink et Hélène Cixous ». Pour une comparaison entre les deux pièces, voir Martigny Cassandre, « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD!, n° 12, 2022, [En ligne] http://journals.openedition.org/glad/4275 (consulté le 18/07/2022).

[61] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Préface de Frédéric Regard, Paris, Galilée, 2010, p. 43.

[62] Cixous Hélène et Clément Catherine, La Jeune Née, Paris, UGE, 1975.

[63] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit.

[64] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 37 : « Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel ».

[65] Pour un aperçu synthétique des points de divergences entre « matérialistes » et « différentialistes », voir Tomiche Anne, « Littérature et études de genre : un champ (de) polémique(s) », dans Thouret Clotilde (sous la dir. de), Littérature et polémiques, Paris, SFLGC, 2021, p. 115‑130. Voir aussi Turbiau Aurore qui aborde la question des divergences entre « matérialistes » et « différentialistes » pendant les années 1970 à partir de leur pensée du positionnement théorique : « Théories littéraires féministes des années 1970 : situer et engager l’écrit », Fabula-LhT, n° 26, 2021, [En ligne] http://www.fabula.org/lht/26/turbiau.html (consulté le 19/12/2022).

[66] Le nom du collectif créé par Antoinette Fouque, « Psychanalyse et Politique », qui revendique cette forme d’écriture, témoigne de cet héritage psychanalytique.

[67] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 43 : « [l’écriture a été jusqu’à présent] un lieu qui a charrié grossièrement tous les signes de l’opposition sexuelle (et non de la différence) et où la femme n’a jamais eu sa parole, cela étant d’autant plus grave et impardonnable que justement l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures sociales et culturelles ».

[68] D. Ninanne, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, op. cit., p. 345.

[69] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 19.

[70] Voir par exemple Ausina Anne-Julie, « La performance comme force de combat dans le féminisme », Recherches féministes, vol. 27, n° 2, 2014, p. 81–96.

[71] Plana Muriel, « Mises en scène au féminin ou l’obscène au présent », Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, « écritures », 2012, p. 235-255.

[72] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 43.

[73] Ibid., p. 12.

[74] M. Marini, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », art. cit., p. 66-67.

[75] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41.

[76] Ibid., p. 43 : « Mais d’abord, laisse-moi te dire que mes seins sont ceux d’une femme, d’une femme amoureuse, je les prends dans mes mains et les pointes durcissent, je tremble, moi aussi, autant que toi, et tout mon corps se tend […] Mes mains ensemble sur mon sexe, humide et gonflé tu te souviens, ce sexe dont tu as aimé le goût et l’odeur. Tout cela reste, Œdipe, rien n’a changé. Tu peux encore tout reconnaître en moi. »

[77] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41 : « Regarde, Œdipe, ta mère est une femme ».

[78] B. De Bonis, art. cit., p. 137.

[79] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 36 : « nous pouvons aussi décider que les mots restent là, qu’ils nous entourent […] ».


Bibliographie

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Quand Briséis raconte… une Iliade féministe sur la scène contemporaine

Anaïs TILLIER

Doctorante en Arts du spectacle à l’Université Grenoble Alpes, UMR LITT&ARTS, thèse en cours sur l’adaptation des épopées antiques dans le théâtre contemporain en France au XXIe siècle.

Pour citer cet article : Tillier Anaïs, « Quand Briséis raconte… une Iliade féministe sur la scène contemporaine », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/23/quand-briseis-raconte-une-iliade-feministe-sur-la-scene-contemporaine/.

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Résumé

Cet article vise à étudier les adaptations théâtrales des épopées homériques dans une perspective féministe, à travers l’exemple du spectacle Iliade/Brisée de Laurence Campet (2016). Briséis s’affranchit du regard masculin qui la conditionne dans L’Iliade, devenant sujet : elle prend la parole pour raconter le mythe selon son point de vue, mais surtout pour se raconter. La parole féminine et le corps de la comédienne occupent l’espace, comme une revanche sur la place secondaire de Briséis dans L’Iliade. La forme monologuée du récit de soi d’Iliade/Brisée permet de questionner l’identité du personnage féminin ré(é)crit, à la fois personnage mythique (re)connu par les spectateur·trice·s et figure théâtrale indéfinie qui porte des voix de femmes modernes, notamment celle de la créatrice, et son discours politique et féministe.

Mots clés : Études théâtrales – Iliade – féminisme – adaptation – réécriture – personnage féminin – seul en scène – récit de soi – Iliade/Brisée – Briséis

Abstract

This article aims to study adaptations of the Homeric epics on French stages from a feminist perspective, through the example of Iliade/Brisée, performed and directed by Laurence Campet (2016). Briseis frees herself from the male gaze that conditions her in the Iliad, becoming a subject: she speaks of herself myth from her point of view and, most important, she tells herself. The female voice and the body of the actress occupy the space, like a revenge on the secondary place of Briseis in the Iliad. The monologued form of the self-narrative of Iliade/Brisée questions the identity of the rewritten female character, both a mythical character recognized by the spectators and an indefinite theatrical figure who carries the voices of modern women, in particular that of the creator and her political and feminist discourse.

Key-words : Theatre studies – Iliad – feminism – adaptation – rewriting – female character – one woman show – self-narrative – Iliade/Brisée – Briseis


Sommaire

Introduction
1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée
2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée
3. Légitimation de la parole de l’artiste
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Après avoir longtemps inspiré les dramaturges qui les ont réécrites, les épopées homériques trouvent à présent leur place sur scène, directement adaptées aux exigences du plateau, sans réécriture dramatique préalablement éditée. En effet, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère ont servi de matériaux aux Tragiques au Ve siècle av. J.-C., comme Eschyle qui s’appuie sur les récits de la Guerre de Troie pour son Orestie, suite directe du cycle épique troyen. Ces épopées homériques sont aujourd’hui des classiques littéraires, dans le sens où leur intégration dans l’institution littéraire et scolaire1 et dans l’imaginaire collectif est indéniable. En revanche, elles sont beaucoup moins habituelles sur scène : la mise en scène d’épopées est une nouveauté de ce siècle. Parmi toutes les épopées mises en scène, celles d’Homère sont largement en tête, du fait de leur statut de « classiques » littéraires. Certains de ces spectacles ont récemment été salués par la critique, tels que le dyptique Iliade / Odyssée de Pauline Bayle (2015-2017), Ithaque, Notre Odyssée 1 de Christiane Jatahy (2018) et son deuxième volet Le Présent qui déborde (notre odyssée II) (2019), démontrant ainsi que les propositions des artistes ont su rencontrer le public contemporain, y compris des spectacles féministes, dans un contexte où les questions de genre font l’actualité politique et médiatique.

En tant qu’œuvres classiques, les épopées homériques peuvent participer à la légitimation de valeurs qui hiérarchisent les individus en fonction de leur genre, ce qui est d’autant plus visible que L’Iliade et L’Odyssée sont des récits de héros, qui prônent des valeurs guerrières et s’inscrivent dans des sociétés patriarcales. Ainsi, les mettre en scène en les décentrant est politique : jouer L’Iliade à partir du point de vue d’un personnage féminin, comme le fait Laurence Campet dans Iliade/Brisée (2016), est un geste que l’on peut qualifier de « féministe » car il permet de renverser la perspective masculine traditionnelle des épopées homériques. Depuis les années 2010, des personnages féminins épiques jusqu’alors relégués au second plan, tant dans les épopées que dans l’histoire de leur réception, sont aujourd’hui mis au premier plan. Pénélope est régulièrement mise en scène dans des spectacles aux genres et formes diverses, du monologue aux formes chorales en passant par des spectacles de marionnettes. Au début du XXe siècle, Pénélope est progressivement devenue une figure féministe, notamment en France avec la revue d’histoire et d’anthropologie des femmes née en 1979 sous le nom de Pénélope2 et, en 2005, la célèbre romancière Margaret Atwood publiait une réécriture féministe de L’Odyssée, du point de vue de Pénélope, The Penelopiad3. En parallèle, les artistes de théâtre s’intéressent aussi à Pénélope dès la fin du XXe siècle4, et son potentiel féministe se retrouve sur les scènes contemporaines françaises avec les spectacles de Christiane Jatahy (Ithaque, Notre odyssée 1, 20185), de Céline Chemin (Odyssée etc. Pénélope, 20196), de Katerini Antonakaki (Le voyage immobile de Pénélope, 20147) ou de Manon Crivellari (La nuit est tombée sur Ithaque, 20208), qui en font un personnage sujet, présentant sa propre histoire au public. Bien que des auteurs et metteurs en scène s’intéressent aussi à des personnages féminins épiques comme Pénélope ou Hélène, en particulier Simon Abkarian9, ces personnages sont principalement mis en scène par des artistes femmes, qui opèrent un décentrement épique en imaginant leur version de ces textes et mythes, produisant ainsi des contres-discours aux épopées. Toutefois, Pénélope ou Hélène sont relativement bien connues du grand public, au contraire d’autres personnages féminins épiques, comme Briséis, captive d’Achille dans L’Iliade, et dont la mise en scène revêt donc un caractère politique plus important.

À partir d’Iliade/Brisée, créé par Laurence Campet en novembre 2016 au Théâtre de l’Épée de Bois (Paris), et dont nous disposons d’une captation réalisée fin 2016 dans ce même théâtre, nous nous proposons d’étudier la portée féministe de la mise en scène d’un personnage féminin épique. Iliade/Brisée, à ce jour seul spectacle français construit autour de Briséis, en fait un personnage théâtral actualisé répondant aux attentes d’un public contemporain. Après avoir retracé l’histoire de la réception de Briséis, nous montrerons qu’elle est aujourd’hui un personnage féministe, qui prend la parole après avoir longtemps été silencié, grâce au format « seul en scène » du spectacle. Laurence Campet l’émancipe de sa position d’objet quasi muet chez Homère, pour en faire le sujet locuteur du spectacle. Enfin, nous verrons que cette parole du personnage laisse aussi entendre celle de la comédienne-metteuse en scène, qui ne disparaît jamais derrière Briséis. La comédienne expose la théâtralité du moment en interrompant le récit de Briséis pour apporter des éléments de contexte sur l’épopée homérique. Le récit du personnage, pourtant présenté comme sincère, est alors renvoyé à sa nature fictionnelle et mythique, au profit de la parole réelle de l’artiste, grâce à ce procédé traditionnel d’épicisation.

1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée

La mise en scène de Briséis relève d’un choix à portée symbolique et politique plus importante que celle de Pénélope, désormais habituelle. Sa place dans L’Iliade est bien moindre que celle de Pénélope dans L’Odyssée, ou celle des autres personnages féminins de L’Iliade, Andromaque, Hécube, Hélène ou Cassandre, devenues héroïnes tragiques au Ve siècle. Briséis reste avant tout un personnage de L’Iliade : c’est une alliée de Troie, dont l’époux et les fils ont été tués par les Grecs, qui devient la captive d’Achille, et dont Agamemnon s’empare au début de l’épopée, provoquant la colère d’Achille qui cesse alors les combats. Pourtant, dans L’Iliade, elle n’a la parole qu’au chant XIX, pour pleurer Patrocle, même si elle apparaît aussi aux chants I et IX. Briséis est pourtant une compagne de héros : Achille la qualifie de « chère épouse », ἄλοχον θυμαρέα, expression reprise à l’identique par Ulysse dans L’Odyssée pour désigner Pénélope (L’Iliade, IX, 336 ; L’Odyssée, XXIII, 232).

C’est au XVIIe siècle qu’elle devient un personnage dramatique, avec La Mort d’Achille et la dispute de ses armes d’Isaac de Benserade (1636), tragédie qui la dépeint en amoureuse d’Achille, tentant de le détourner de son amour naissant et non réciproque pour une des filles de Priam, Polyxène, avant de se tuer de désespoir. Elle est à nouveau sur scène en 1759 dans Briséis ou la colère d’Achille de Louis Poinsinet de Sivry10, alors épouse d’Achille. Bien que près de cent ans séparent ces tragédies, elles présentent toutes deux une Briséis éprise d’Achille qui se suicide – par amour chez Isaac de Benserade et par sens de l’honneur chez Louis Poinsinet de Sivry, qui en fait la sœur cachée d’Hector, qu’Achille vient de tuer. Cet intérêt des dramaturges classiques pour Briséis s’inscrit dans un courant d’écriture qui puise des sujets tragiques chez Homère, mais cette tradition des XVIIe-XVIIIe siècles est peu connue aujourd’hui – tout comme Briséis.

C’est par ailleurs en réaction à cet « oubli » que Laurence Campet se serait intéressée au personnage :

C’est une captive qui prend la parole, une princesse devenue butin de guerre, enjeu de l’Iliade elle-même, puis oubliée, effacée […]. De toutes les héroïnes de L’Iliade, Briséis est celle qui n’a pas inspiré les poètes ultérieurs […], mais aussi celle qui, au cœur même de l’épopée, passe d’indispensable à inutile, d’enjeu à néant11.

Elle cherche clairement à réhabiliter Briséis, et elle lui redonne une place majeure grâce à la parole, comme Ulysse, dans L’Odyssée, lorsqu’il raconte son histoire chez les Phéaciens : en prenant la parole, il n’est plus « personne » comme il l’avait dit à Polyphème12, mais il redevient le héros qui s’est illustré à Troie par la réappropriation de sa propre histoire. Laurence Campet imagine une Briséis qui, « contre l’oubli, prend la parole13 », et s’émanciperait de son statut de butin de guerre. Pour autant, le format du spectacle brouille les identités : Briséis s’efface parfois pour laisser place à d’autres personnages de L’Iliade, dont les apparitions ponctuent le récit principal pour l’illustrer. Elle est également très clairement mise à distance lorsque la comédienne interrompt le jeu pour demander au public si tout le monde a compris ce qui vient d’être raconté, pour donner des éléments sur L’Iliade, Homère et ses personnages. Bien qu’en apparence présent sur scène, dans un rapport direct et sincère avec le public, le personnage est sans arrêt rappelé à sa condition éphémère et inconsistante, tributaire de la bonne volonté de la comédienne. Briséis est bien le sujet du spectacle et un sujet de parole, capable de dire « je », mais elle n’en devient pas tout à fait un personnage émancipé.

2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée

2.1. Le récit de soi : une forme de théâtre militant

Le dispositif scénique d’Iliade/Brisée est sobre : sur scène, une femme évolue dans un espace scénique presque nu car ne contenant qu’un tabouret et un micro en pied, avec un musicien installé dans l’obscurité à jardin. Au lointain, projetées sur le fond de scène, quelques images vidéo de la même comédienne, vêtue d’une robe rouge légère contrastant avec l’austérité rock’n roll de son pantalon et blouson en cuir, tous deux noirs, permettent d’ouvrir l’espace sur un ailleurs simplement évoqué14. Quand Briséis a la parole, elle s’adresse directement au public. Elle raconte à la première personne ce qu’elle a vécu pendant le siège de Troie. Son histoire commence avant L’Iliade, au moment de sa capture par les Grecs, évènement antérieur à l’épopée, afin de se présenter et de contextualiser le récit qui suit. Pour raconter son histoire, Briséis dramatise son récit. Celui-ci est très littéraire et utilise les codes de la narration romanesque. Ainsi, après une sorte de prologue annonçant le parti-pris du spectacle par le biais d’une histoire de génie qui se venge d’avoir été enfermé et oublié, la comédienne incarne enfin Briséis, bien campé sur ses deux jambes, devant un micro sur pied. « Colère. Il faut commencer par la colère15 » dit-elle, évoquant ainsi la colère d’Achille qui ouvre L’Iliade mais aussi sa propre colère, puisqu’elle enchaine en présentant sa généalogie, et son enfance marquée par la Guerre de Troie, sur un fond musical dynamique. Briséis présente les rois grecs, et la guerre interminable, puis le siège de Lyrnessos et la victoire d’Achille. La musique s’interrompt au moment de la description de la prise de Lyrnessos, créant une intensité dramatique et une atmosphère pesante, qui ne s’arrêtera pas avant qu’elle annonce que « dans le partage du butin, j’ai été donnée à Achille16 », moment où la guitare électrique reprend, pendant que le personnage clame haut et fort « Je m’appelle Briséis ». Briséis soigne sa présentation et ménage le suspense : le public découvre sa famille et son enfance avant d’entendre son nom, et la première rencontre avec Achille, dans la violence de la guerre, est soulignée par la violence de la musique, alors très présente. La musique est au service de l’atmosphère mais elle a aussi un rôle d’illustration : après la capture de Briséis, elle emplit le plateau, faisant même disparaître la comédienne, qui se cache alors dans l’obscurité du plateau, et représente « la longue marche vers Troie » subie par la captive17. De même, lorsque Briséis raconte l’arrivée de la peste dans le camp grec, la musique devient grinçante, créant une ambiance glaciale et manifestant l’angoisse des Grecs18. Ainsi, cette Briséis narratrice dispose de moyens de théâtralisation et participe à la fictionnalisation de son histoire. La fictionnalisation se fait encore plus forte lorsque Briséis incarne les personnages de son histoire, à l’image d’Athéna, présentée de dos, dansant et chuchotant avec sensualité au moment de séparer Achille et Agamemnon19. Briséis existe en-dehors du texte épique, grâce au récit de sa vie avant sa capture, et sa façon de raconter, qui la rend extérieure à sa propre histoire, narratrice qui théâtralise certains passages de son récit. Ce récit reprend celui de L’Iliade, parfois au mot près (traduit) quand il s’agit de décrire des scènes de combats, par exemple l’aristie de Diomède20 (Iliade, V, 87-94), plaçant ainsi Briséis dans la suite directe des rhapsodes antiques, qui narraient les récits épiques en les modifiant à leur façon.

Au contraire de son personnage, la comédienne a un ton plus naturel, et un jeu presque naturaliste – voire une forme de non-jeu – lorsqu’elle commente l’épopée et le spectacle, du moins au début. La première rupture est très nette : Briséis avance depuis le fond de scène, laissant apparaître son double projeté, comme une ombre abandonnée et détachée de son corps, pendant que la comédienne s’avance vers le public, souriante et disant bonsoir, sur un plateau alors complétement éclairé, mettant à distance l’espace de la fiction et le personnage, laissés en arrière-plan21.

Malgré le ton de narrateur pris par le personnage, le spectacle utilise les codes des formats autobiographiques extrême-contemporains : Briséis se livre dans un récit de soi, intime et adressé et, en se racontant, elle redevient celle qui est « indispensable » à L’Iliade, en se situant elle-même au cœur de l’action. Or, le récit de soi est une pratique politique et militante d’autrices qui veulent se faire entendre et qui, pour cela, utilisent « la création littéraire pour lutter contre l’invisibilité et le silence22 », créant ainsi un espace qui peut être partagé par d’autres, qui forment une communauté d’individus qui se reconnaissent.

En outre, comme « seul en scène » féminin utilisant la forme monologuée, Iliade/Brisée s’inscrit directement dans l’héritage des théâtres féministes francophones et anglophones des années 1970-1980. Le monologue est en effet un format typique des théâtres féministes du XXe siècle, au point que « les pièces féministes des années 80 contiennent toutes des scènes en forme de monologue23 », de Sarah Daniels à Sarah Kane, en passant par Caryl Churchill, d’après Nicole Boireau. Et même si, comme Louise H. Forsyth, nous supposons que la pérennisation du monologue comme modèle d’un théâtre féminin peut « laisser penser que le répertoire au féminin reste encore plutôt mal outillé à cet égard, comme si les modèles dramaturgiques de paroles de femmes s’avéraient encore difficiles d’accès24 », le récit de soi adressé au public est aujourd’hui encore très utilisé par les metteuses en scène, pour des raisons économiques mais aussi pour s’inscrire dans cette filiation, et notamment lorsqu’elles se tournent vers des personnages mythiques privés de parole dans leur propre histoire, à l’image de Briséis. Théâtre militant, Iliade/Brisée est une « forme monologique (fermée) dans son sens » tout en étant « dialogique (ouverte) dans sa construction spectaculaire et dans son rapport au spectateur25 » : le spectacle ne laisse place à aucun doute sur son objectif et sur la teneur militante du discours. La figure de l’enseignante ou de la conférencière endossée ponctuellement par la comédienne parachève la construction de l’œuvre en théâtre militant, nécessitant clarté et didactisme, qui rappelle les esthétiques féministes des années 1970-1980, mais aussi le teatro-narrazione civique de Dario Fo26 dans les mêmes années. L’échange avec le public est ainsi au service de la distanciation – Briséis est renvoyée à son statut de personnage de fiction, qui disparaît lorsque la comédienne prend la parole et échange avec le public – et au service du discours de l’artiste, qui exprime un double souhait : faire connaître L’Iliade d’Homère, et réhabiliter un personnage féminin peu connu, voire maltraité par sa faible réception.

2.2. Se raconter pour exister

Pour la faire exister, l’autrice fait raconter les événements de L’Iliade par Briséis, selon son point de vue, pour offrir une version orientée et tronquée de l’épopée : le personnage ne raconte que les événements auxquels il a pu, ou aurait vraisemblablement pu, assister. Il y a là une forme de recherche de réalisme, qui se traduit par une lecture approfondie de l’œuvre homérique. Il ne s’agit pas de raconter toute L’Iliade, mais de faire entendre ce qu’a vécu Briséis, en tant que femme, veuve et esclave, dans un monde fait pour et par les guerriers. Nous distinguons alors deux régimes de paroles, typiques d’un théâtre « néo-dramatique » (Monfort27) qui renoue avec le récit, mis en évidence par les interruptions du récit de Briséis par les commentaires de l’exégète : l’un est intime, proche d’une forme de « vécuisme28 » mis en scène (l’histoire de Briséis) tandis que l’autre est présenté comme plus général (qu’est-ce que L’Iliade ?).

La forme monologuée met Briséis en avant, en lui donnant la parole, mais aussi physiquement, en invitant le corps féminin sur le devant de la scène. Le corps de la comédienne est de surcroît démultiplié par la projection en fond de scène, comme un écho à la polyphonie induite par la multiplication des personnages portés par Briséis, qui prend en charge les répliques d’Agamemnon, Achille ou Athéna, au sein de son récit. Le brouillage entre la fiction et la réalité est alors accentué, le personnage-narrateur se faisant comédien, prêtant corps et voix à ces personnages. Toutefois, tributaire de la bonne volonté de son interprète pour être, cette Briséis scénique reste une forme d’ombre du personnage qu’elle aurait pu devenir : certes, elle parle, mais on nous rappelle qu’elle ne peut pas raconter seule sa propre histoire, et le corps démultiplié de la comédienne, sur la projection, la fragilise en lui conférant un caractère éphémère et immatériel, irréel. Ainsi, la corporéité réelle de Briséis est assez faible, et c’est à travers la voix de la comédienne que le personnage est le plus concrètement présent. C’est également avec sa voix plutôt qu’avec son corps que la comédienne conclut le spectacle, avec l’évocation de cinquante-deux personnages antiques féminins, dont Hélène ou Pénélope, mais aussi Astyochée, Hippodamie ou Hypsipyle, moins connues du grand public. L’énumération de leur nom, face au public, dure trois minutes et monte en tension au fur et à mesure que la musique prend de l’ampleur, jusqu’à couvrir certains noms, avant de s’interrompre brusquement pour laisser entendre le dernier nom dans le silence : Briséis. Laurence Campet, avec sa voix, invoque tous ces autres personnages féminins, pour les faire exister le temps d’un instant sur scène, même sans corps ou voix propres.

3. Légitimation de la parole de l’artiste

En donnant une voix à Briséis, Laurence Campet lui permet de passer du statut d’objet qui la caractérise dans L’Iliade – objet de transaction, objet de dispute, objet du discours – à celui de sujet – sujet de la parole avec un monologue à la première personne, sujet de l’action puisqu’elle raconte sur scène (seule action scénique), et sujet de mémoire, puisque ce sont ses souvenirs de la guerre de Troie qui sont exposés au public. Par contamination avec la parole de la comédienne, présentée comme non-fictionnelle, celle de Briséis s’étoffe et prend, elle aussi, une apparence de vérité et de sincérité, malgré sa théâtralisation, grâce à la mise à distance de la fiction qui s’interrompt pour laisser place à l’artiste. Pour autant, le statut de sujet de reste fragile, son identité se brouillant avec celle de la comédienne qui, au fur et à mesure du spectacle, abolit la frontière entre jeu et je. Ce brouillage permet paradoxalement à Briséis de ne plus être « la captive », ou même l’« épouse », mais un individu complexe qui, bien que se racontant au public, reste insaisissable. En racontant son histoire, Briséis n’en est plus simplement un des personnages, mais une nouvelle narratrice de L’Iliade, aux côtés de la comédienne, également narratrice de l’épopée, comme un aède contemporain. La comédienne est ici un rhapsode complexe, résultat de la superposition de la voix rhapsodique des écritures contemporaines (Sarrazac29), la figure du rhapsode antique et du poète épique, ainsi que sa propre voix de créatrice. En effet, Laurence Campet, en plus d’être la comédienne d’Iliade/Brisée, en est aussi l’autrice et la metteuse en scène : elle est à la fois seule en scène et « seule en création ». La triple condition d’autrice, de metteuse en scène et de comédienne caractérise nombre de créations féministes contemporaines, alors même que les courants féministes des dernières années mettent l’accent sur la sororité et l’importance de la communauté et du collectif. Depuis les années 1970, les femmes artistes essayent de « couvrir tout le champ de la création, depuis l’ébauche d’un texte jusqu’à sa mise en scène30» pour assurer leur reconnaissance, ce qui semble toujours vrai aujourd’hui. Muriel Plana avance qu’il s’agit également de « tenir le discours qu’elles désirent, en tant qu’artistes et peut-être en tant que femmes, devant le public assemblé31». Dans Iliade/Brisée, Laurence Campet se met en scène : elle se montre au public dans son rôle de comédienne, mais aussi dans son rôle d’enseignante (elle est agrégée de Lettres classiques). Ce faisant, elle s’affirme comme une artiste qui présente son travail, un procédé d’épicisation très brechtien qui est doublé par un ancrage dans le réel (l’enseignement). C’est un phénomène désormais courant sur les scènes théâtrales : même dans des œuvres qui s’inscrivent dans un cadre fictionnel fort (l’épopée homérique), la fiction est mêlée à la réalité, ouverte sur le monde.

De plus, bien que nombreuses aujourd’hui, les metteuses en scène doivent toujours faire leurs preuves dans un monde théâtral encore largement marqué par les inégalités, en témoignent les derniers rapports de l’Observatoire de l’Égalité femmes/hommes. Le détour par des personnages antiques, comme Briséis ou Pénélope, renforce leurs discours et participe à leur légitimation, dans un monde théâtral toujours marqué par l’héritage antique et patriarcal. Œuvres valorisant les actions de héros qui incarnent des modèles de virilité et de masculinité, même si ces codes ont largement évolué depuis le VIIIe siècle avant notre ère, les épopées sont aujourd’hui régulièrement au service de discours genrés très stéréotypés32. Avec Iliade/Brisée, Laurence Campet renverse cette perspective masculine – voire masculiniste – montrant que ce n’est pas (uniquement) l’épopée homérique qui véhicule une vision du monde et des relations mais que l’œuvre, aussi ancienne soit-elle, ne dit que ce que l’on veut lui faire dire. Laurence Campet « brise » L’Iliade pour tenir son propre discours et, en charge de toutes les étapes de la création, elle met bien en scène son Iliade.

Conclusion

Phénomène littéraire avant d’être théâtral, d’abord anglophone, la réécriture de personnages féminins issus des épopées homériques permet aux metteuses en scène contemporaines de s’inscrire dans une tradition, de « jouer des classiques » tout en opérant un pas de côté par rapport à eux. L’Iliade est ainsi adaptée à la scène, mais aussi à des questionnements sur la place des personnages féminins, et plus largement sur le genre, tant des personnages que des artistes.

À travers le personnage de Briséis, la metteuse en scène propose une nouvelle version de L’Iliade, alors féminisée, et laisse entendre qu’il ne s’agit là que d’un premier pas et que nous pourrions imaginer des spectacles qui font une place à tous les autres personnages féminins nommés à la fin. Pour autant, Briséis n’est pas un simple un prétexte au discours militant féministe de Laurence Campet. La richesse du spectacle réside dans l’alliance entre actualité et recherche formelle autour de la transposition du récit épique à la scène, à travers une parole féminine. L’incarnation de cette parole met en relief la complexité de cette nouvelle Briséis, à la fois un personnage mythologique que les spectateur·trice·s peuvent reconnaître, et un personnage nouveau, qui semble presque être une personne réelle avec laquelle le public interagit. Iliade/Brisée s’inscrit dans les tendances théâtrales contemporaines qui laissent voir un intérêt pour ce qui est vrai, cohabitant avec le rappel constant de la théâtralité du plateau par le biais de procédés d’épicisation variés (distanciation, démultiplication des corps par l’image).

En guise d’ouverture, revenons sur l’appel à communications lancé par les doctorantes du laboratoire LLA-CRÉATIS en 2021, à l’occasion de leur journée d’étude « Les personnages ‘féminins’ dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », qui encourageait une « hétérogénéité des points de vue […], une richesse permettant d’éviter de circonscrire notre réflexion à un féminisme ‘blanc’33». Bien que cet article s’articule autour d’un spectacle créé par une femme française blanche, la mise en scène féministe de personnages féminins épiques ne se limite pas aux artistes européen·ne·s blanc·che·s, ni aux épopées homériques, perçues comme occidentales. Christiane Jatahy, artiste brésilienne, fait ainsi entendre Pénélope et Calypso à travers un dispositif choral et expose au public une violence insidieuse menée contre elles par Ulysse et les prétendants, évoquant clairement le contexte brésilien. De son côté, l’artiste malienne Rokia Traoré a choisi de ne réciter que le début de L’Épopée de Soundiata dans Dream Mandé – Djata (2017), faisant alors de Sogolon Kondé, la mère de Soundiata, le personnage principal de son spectacle, articulant enjeux féministes (valorisation de Sogolon Kondé, voix de poétesse) et valorisation d’un patrimoine à réhabiliter après le pillage culturel commencé pendant la colonisation du Mali. Les enjeux féministes de la représentation de ces personnages ou de leur incarnation par des femmes racisées ont une portée politique intersectionnelle plus marquée que la proposition de Laurence Campet dans Iliade/Brisée – et qu’il conviendrait d’étudier dans un prochain travail.


Notes

1 Viala Alain, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, automne 1993, n° 19 « Qu’est-ce qu’un classique ? », p. 11-31, p. 13.

2 Revue Pénélope, créée en 1980 par le Groupe de Recherche pour l’histoire et l’anthropologie des femmes. Voir Dauphin Cécile, « Pénélope : une expérience militante dans le monde académique », Les cahiers du CEDREF n°10, 2001.

3 Atwood Margaret, The Penelopiad, 2005 (Canada).

4 Pascual Itziar, Las voces de Penelope, 1996 (Espagne).

5 Jatahy Christiane, Ithaque, Notre Odyssée 1, créé en 2018 l’Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris).

6 Chemin Céline, Odyssée etc. Pénélope, créé en 2019 au Théâtre des Trois-Ponts (Castelnaudary).

7 Antonakaki Katerini, Le voyage immobile de Pénélope, créé en 2014 au centre d’art le Ramdam (Lyon).

8 Crivellari Manon, La nuit est tombée sur Ithaque, créé en 2020 au théâtre du Grand-Rond (Toulouse).

9 Abkarian Simon, Pénélope ô Pénélope (paru et mis en scène en 2008), Hélène après la Chute (mis en lecture en 2021).

10 Théâtre Classique, « Spectacles de la Comédie Française (1680-1792) par année ».

11 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, 2016, p. 4.

12 Homère, Odyssée, chant IX. Traduction par Jaccottet Philippe, Paris, La découverte, 2017.

13 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, op. cit., p. 4.

14 Photos d’Iliade/Brisée dans le dossier du spectacle, op. cit.

15 Campet Laurence, Iliade/Brisée, captation fournie par l’artiste, à 1min.37.

16 Ibid., à 3min.

17 Ibid., de 3min. à 10min.

18 Ibid., à 15min.

19 Ibid., à 20min50.

20 Ibid., à 33min.55.

21 Ibid., de 9min10 à 9min.27.

22 Descriptif de la MasterClass « Faire de l’écriture de soi un outil politique », Nouvelles Écoutes, 1er juillet 2020.

23 Boireau Nicole, « Le théâtre féministe des années 80 en Angleterre : une dramaturgie transgressive », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2005, n° 38, 216p., p.27-39, p. 32.

24 Forsyth Louise H., « La nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2009, n° 46, p. 33-56, p. 51.

25 Ibidem.

26 Bachelot Marine « Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique », Loxias, 2013.

27 Monfort Anne, « Après le postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau et théâtre néo-dramatique », Trajectoires, 2009, n° 3.

28 Plana Muriel, Fictions queer. Esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2018.

29 Sarrazac Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010, p. 183.

30 Plana Muriel, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, « Écritures », 2012, p. 323.

31 Ibid., p. 325.

32 Petersen Wolfgang, Troy, 2004.

33 Appel à communication « Les personnages « féminins » dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », 15e Journée d’Étude des doctorant·e·s du laboratoire LLA-CRÉATIS, p. 2.


Bibliographie

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Mamma Medea ou le mythe devenu drame : l’épuisement de la puissance de Médée dans une création belge contemporaine.

Mamma Medea or the myth turned into drama: the exhaustion of the power of Medea in a Belgian contemporary creation.

Présentation de l’autrice

Marie-Cécile HENRION

Après une première carrière d’enseignante et un master en études théâtrales à l’UCLouvain (Belgique), Marie-Cécile Henrion rédige une thèse de doctorat, co-dirigée par Jonathan Châtel et Sarah Sepulchre, sur les personnages féminins en état de crise et leur traitement par les dramaturgies et créations contemporaines en Belgique francophone.

mc.henrion@gmail.com

Pour citer cet article : Henrion, Marie-Cécile, « Mamma Medea ou le mythe devenu drame : l’épuisement de la puissance de Médée dans une création belge contemporaine »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/25/mamma-medea-ou-le-mythe-devenu-drame-lepuisement-de-la-puissance-de-medee-dans-une-creation-belge-contemporaine/

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Résumés

En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une réécriture théâtrale du mythe : Mamma Medea. La pièce est d’abord créée en néerlandais à Anvers, puis montée dans sa traduction française par Christophe Sermet, au Rideau de Bruxelles, en 2011. Mamma Medea raconte deux épisodes de l’histoire de Médée ­– le vol de la Toison d’Or en Colchide et la trahison de Jason à Corinthe – dans un univers composite entre des références mythologiques et la réalité contemporaine. L’évolution de la figure de Médée, Colchidienne « à côté » des codes de la féminité traditionnelle, magicienne experte qui, une fois exilée à Corinthe, est devenue une étrangère aux prises avec une norme aliénante, est donnée à voir par la focale posée sur le couple qu’elle forme avec Jason. Ce couple cis-hétérosexuel en crise trouve écho dans les oppositions entre le temps de l’épique en Colchide et le temps du drame à Corinthe ; entre le monde « barbare » de Médée et le monde « civilisé » de Jason, oppositions articulées par le texte et la mise en scène et matérialisées par le traitement des personnages, de leur corps, de leurs langages. Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en assassinant ses enfants avant de s’enfuir, Tom Lanoye fait partager l’infanticide aux deux époux et dépossède ainsi Médée de l’acte de transgression de la norme. Par le glissement de l’épique au drame, par la mise en présence du public et d’un mythe ramené à dimension humaine, Mamma Medea met en scène l’horreur qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.

In 2001, Tom Lanoye, a Flemish-Belgian author, took up the figure of Medea in a rewriting of the myth for the stage: Mamma Medea. The play was first performed in Dutch in Antwerp and then staged in its French translation in 2011 by Christophe Sermet at the Rideau de Bruxelles. Mamma Medea relates two episodes of the story of Medea: the theft of the Golden Fleece in Colchis and the betrayal of Jason in Corinth, in a composite universe between mythological references and contemporary reality. The evolution of the figure of Medea, a Colchidian woman « beside » the codes of traditional femininity, an expert magician who, once exiled to Corinth, has become a foreigner struggling with an alienating norm, is shown through the focus on the couple she forms with Jason. This cis-heterosexual couple in crisis is echoed in the oppositions, articulated by the text and the staging, between the time of the epic in Colchis and the time of the drama in Corinth; between the « barbaric » world of Medea and the « civilised » world of Jason, materialised by the treatment of the characters, their bodies, and their languages. But whereas Euripides’ Medea, omnipotent in the criminal act, overturned the established order by murdering her children before fleeing, Lanoye makes the two spouses share the infanticide and thus dispossesses Medea of the act of overturning the norm. By shifting from the epic to the dramatic, by bringing the audience into the presence of a myth reduced to human size, Mamma Medea stages the horror that smoulders in a cis-heterosexual couple that is fundamentally ordinary.

Mots-clés

Médée – Création belge – Personnage féminin – Puissance – Drame – Dissidence – Couple – Études théâtrales

Medea – Belgian stage – Feminine character – Power – Drama – Dissidence – Couple – Theatre Studies


Sommaire

Introduction
1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène
2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale
3. L’échec du couple
Conclusion : Médée ou la puissance étouffée
Notes
Bibliographie

Introduction

Parmi les grandes figures de la mythologie, Médée est incontournable. Initialement déesse généreuse auxiliaire de Jason dans le vol de la Toison d’or, elle est devenue l’archétype de la sorcière tueuse d’hommes et de la mère infanticide contre-nature, sous les traits que lui a imposés Euripide, en 431 av. J.-C. Personnage ambivalent, à la fois étrangère exilée victime d’une trahison amoureuse et criminelle triomphante, Médée sème le trouble sur la « nature féminine » et sur le rôle des femmes dans les sociétés antique et actuelle. Voir un personnage féministe dans la Médée d’Euripide est un raccourci simpliste. Cependant, elle est indéniablement une figure dissidente en tant que femme. Par son auto-attribution d’outils virils et guerriers, ce qui constitue une monstruosité aux yeux des Grecs antiques, elle subvertit l’image de la femme obéissante et déséquilibre de ce fait l’ordre familial patriarcal. Elle s’élève contre la norme qui l’aliène : par le meurtre et l’infanticide, elle renverse l’ordre établi et impose un ordre « autre », pour retrouver son identité propre[1].

Médée fascine, et les œuvres cinématographiques et théâtrales du xxe siècle l’ont associée à différentes causes, parmi lesquelles les luttes contre les inégalités socio-culturelles, contre le patriarcat, contre le colonialisme, entre autres[2]. Médée est devenue une figure « polyphonique » de la révolte, pour le dire avec Duarte Mimoso-Ruiz[3].

En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une pièce qu’il intitule Mamma Medea. Il choisit de raconter deux épisodes de l’histoire de la Colchidienne : la rencontre de Jason, le vol de la Toison d’or et la fuite du couple, d’une part, en puisant dans Les Argonautiques d’Appolonios de Rhodes (IIIe siècle av. J.-C.) ; la trahison de Jason et la vengeance meurtrière de Médée à Corinthe d’autre part, en prenant appui sur la tragédie d’Euripide. La pièce originale est créée en néerlandais par Gerardjan Rijnders au théâtre anversois Het Toneelhuis, avec l’acteur néerlandais Han Kerckhoffs (Jason) et l’actrice flamande Els Dottermans (Médée). Et pour cause, Tom Lanoye fait se confronter les mondes des deux héros à travers leurs langues : aux Grecs civilisés le néerlandais standard, aux Colchidiens barbares le néerlandais de Flandre – le flamand – en vers truffés d’expressions dialectales. Lanoye a ainsi recours au sens premier du terme grec barbaros, c’est-à-dire « personne dont on ne comprend pas la langue[4] ». Dans sa traduction française, Alain van Crugten a adapté cette différence de statuts : aux barbares le parler familier ou populaire, en vers, avec ici et là un belgicisme ; aux civilisés la prose, en français standard, parfois branché, avec quelques anglicismes.

Cette traduction a été commandée par le metteur en scène Christophe Sermet, qui la monte pour la saison 2011-2012 en tant qu’artiste associé au théâtre Le Rideau de Bruxelles. La Belgique, alors en proie à de vives tensions communautaires, est plongée dans la plus longue crise institutionnelle de son histoire. En juin 2010, des élections fédérales sont organisées suite à la chute du gouvernement Leterme ii, qui n’est pas parvenu à régler les désaccords communautaires au sujet de l’évolution institutionnelle du royaume. Les dissensions économiques, idéologiques et politiques très profondes entre le Nord et le Sud ressortent des résultats des votes : la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NV-A), parti séparatiste flamand de droite, domine en Flandre, tandis que le Parti Socialiste est majoritaire en Wallonie. Il faudra 541 jours à la classe politique pour enfin former un gouvernement, en décembre 2011, puis mettre en travaux la Sixième réforme de l’État belge.

Durant cette année et demi de guérilla politique, de nombreux artistes ont voulu marquer leur attachement à l’unité du pays. C’est dans ce contexte que Christophe Sermet choisit le texte d’un auteur flamand encore peu connu en francophonie, qui met en jeu un couple en crise et reflète l’état de la Belgique au bord d’un divorce communautaire. Le Rideau est alors itinérant[5] et il vient de quitter le Palais des Beaux-Arts. Le 11 octobre 2011, pour l’ouverture de la saison avec Mamma Medea, Christophe Sermet choisit De Kriekelaar, le Centre culturel flamand de Schaerbeek[6]. Le texte sera joué en français, avec sur-titrage en flamand.

En ce début de saison, Médée est partout à Bruxelles : à l’opéra, La Monnaie reprend la Médée de Cherubini mise en scène par Krzystof Warlikowski ; Bozar donne la pièce de butô Medea, de l’auteur Pascal Quignard, interprétée par Carlotta Ikeda ; le cinéma L’Aremberg, en partenariat avec La Monnaie, diffuse une projection unique du film Médée Miracle de Tonino De Bernardi, avec Isabelle Huppert (2007). Et pour clôturer la saison, le mois d’août 2012 verra la sortie du film de Joachim Lafosse, À perdre la raison, librement inspiré du quintuple infanticide perpétré par Geneviève Lhermitte à Nivelles, en février 2007.

On le voit, le choix du mythe de Médée est loin d’être anodin : outre son traitement du couple en crise, il met en jeu une figure féminine de la rage, de la fureur et de l’infanticide. Comment Tom Lanoye et Christophe Sermet ont-ils traité ce personnage et sa puissance dissidente, dans le couple qu’elle forme avec Jason ? Qu’expriment-ils alors comme vision du monde, du couple, du « féminin » et du « masculin » ?

1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène

La première partie de la pièce est consacrée aux épisodes du vol de la Toison d’or en Colchide et à la fuite du nouveau couple formé par Jason et Médée. À peine Jason et ses compagnons ont-ils débarqué sur l’île du roi Aiétès que Médée tombe amoureuse de Jason et l’aide à voler la Toison d’or, en échange de sa promesse de l’emmener avec lui dans sa ville natale, Iolkos[7]. Dans leur fuite, Médée piège son frère lancé à leur poursuite et le fait assassiner. Ils se rendent alors chez la tante de Médée, Circé, pour lui demander l’absolution. Celle-ci refuse de pardonner à sa nièce, mais consent à marier les deux fugitifs, pour empêcher Aiétès de réclamer Médée comme sa propriété. Ainsi, cette fuite soude le duo de manière définitive.

La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un résumé de la situation, raconté par « la femme de ménage » : après des années d’errance meurtrière, le duo s’est installé à Corinthe, où il vit avec ses deux enfants. Jason vient de se fiancer à Créuse, la fille du roi Créon, et répudie Médée. Celle-ci fera alors assassiner Créuse et Créon à l’aide d’une robe empoisonnée, avant de fomenter l’infanticide qui couronnera sa vengeance sur Jason.

Tom Lanoye a choisi l’hybridation entre des références antiques et contemporaines. Les personnages gardent leurs noms originaux, la toponymie originale est également conservée, les Argonautes voyagent en bateau ; enfin, Médée et Circé sont toutes deux des magiciennes redoutablement douées. En revanche, une fois que le récit prend place à Corinthe, les références contemporaines sont appuyées : la nourrice d’Euripide est remplacée par une femme de ménage et le pédagogue de la tragédie source se transforme ici en « prof de sport » ; lors de l’infanticide, ce sont des coups de feu qui résonnent. La langue fait alterner versification et prose, et le récit des exploits sanglants de Médée est porté par des personnages qui remplacent le chœur antique (les neveux Mélas et Frontis ; la femme de ménage ; le prof de sport).

La mise en scène de Christophe Sermet ancre davantage la réécriture dans nos références contemporaines, au moyen des costumes et accessoires. Des effets de déréalisation lui permettent d’éviter l’écueil du mimétisme réaliste : de la musique live sur le plateau, une scénographie qui laisse les murs du théâtre apparents, un jeu distancié et plusieurs rôles assumés par un·e même comédien·ne, à l’exception de Médée et de Jason, incarnés respectivement par Claire Bodson et Yannick Renier.

La première partie est jouée sur un ton épique, dans un rythme soutenu : les spectateur·ices sont emmené·es dans l’aventure, la trahison, le meurtre et le voyage. Outre de nombreuses adresses au public, des touches d’humour marquent la volonté de Christophe Sermet de créer un lien privilégié entre la scène et la salle : par exemple, on voit les trois Argonautes, coiffés de casques romains en plastique, sortir de scène en mimant la chorégraphie du morceau « Around The World » du groupe Daft Punk. La deuxième partie se resserre autour de la crise du couple formé par Jason et Médée : plus lente et plus intime, elle glisse de l’épopée vers le drame.

2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale

Le thème de la « fracture » fonde l’ensemble de la création, non seulement entre les deux régimes esthétiques et rythmiques, mais également entre les personnages. Médée et Jason forment un couple cis-hétérosexuel que tout sépare a priori, et cette fracture est transposée aux niveaux des espaces, des comportements, du langage – on l’a vu – et de la relation de couple.

Tom Lanoye a intitulé les deux parties de sa pièce « À la maison / À l’étranger » puis « À l’étranger / À la maison ». En effet, les deux protagonistes ne peuvent jamais être chez eux au même endroit : le foyer de Médée est un territoire lointain pour Jason, qu’il explore et pille dans la première partie ; le retour à la civilisation dans les terres de Jason condamne Médée à l’exil dans la deuxième partie. La fracture initiale entre les personnages se situe bien dans le fait que Jason est un Grec « civilisé » tandis que Médée est une « barbare ». Lanoye et Sermet ont tous deux appuyé cette hiérarchisation des mondes des deux protagonistes.

Ainsi, les costumes et les comportements des personnages marquent nettement leurs différences (cf.  fig. 1). Les Grecs sont sophistiqués, sûrs d’eux, paternalistes au possible dans leurs costumes chics-décontractés. L’Argonaute Idas souligne le jugement qu’il porte sur les Colchidiens : « Il ne s’agit pas seulement de ce sauvage [Aiétès], c’est tout cet endroit de malheur… Vous avez vu où ces ploucs habitent, et ce qu’ils bouffent ? Entendu comme ils parlent ? C’est à vous dégoûter[8]. » En effet, les Colchidiens relèvent plutôt de la classe populaire avec des manières bourrues, en témoigne Aiétès torse-nu qui préside un repas pris autour d’un assemblage de tables en formica, qu’il n’hésitera pas à renverser dans un accès de colère.

 

Fig.1 : Rencontre entre les Argonautes et les Colchidiens
Les Argonautes (en costumes gris) rencontrent Aiétès et sa famille. (© Marc Debelle)

Médée fait partie de cette famille de « ploucs », pour le dire avec Idas, et Christophe Sermet souligne cette appartenance « barbare » en faisant porter à Claire Bodson un accent wallon et une attitude bourrue, hors des cases de la féminité traditionnelle (cf. fig. 2).

Fig. 2 : Illustration de l’attitude de Médée
Médée, pensive, hésite à aider Jason. (© Marc Debelle)

À première vue, cependant, Médée n’a rien d’inquiétant. Les Argonautes ne la remarquent même pas lorsqu’ils interrompent le repas d’Aiétès pour réclamer la Toison. Ce sont les neveux Frontis et Mélas qui, en encourageant Jason à demander l’aide de leur tante, la dépeignent comme une magicienne redoutable, ce qui achève d’inquiéter les compagnons du héros qui, sous leurs airs décontractés, sont tout de même conscients d’être sur une terre « où tout est potentiellement hostile[9] ».

Mélas.
Elle connaît toutes les herbes qui possèdent le pouvoir
De rendre obéissants aux ordres qu’elle leur donne
Le feu et la rivière, les grands vents et la terre,
Les porcs, les ours, les hommes et les villes tout entières.

Frontis.
Elle peut rendre impuissant le souffle des volcans.

Mélas.
Et colmater une digue par une incantation.

Frontis.
Elle pousse un cri et hop ! les étoiles changent de place.

Mélas.
Elle peut changer la course de la lune dans le ciel[10].

C’est donc le verbe qui redéfinit Médée et la condamne à ne jamais pouvoir trouver sa place parmi les Grecs civilisés. Une fois arrivée à Corinthe, elle devra vivre avec la double étiquette de « barbare » : celle dont on ne comprend pas la langue et celle qui est « féroce, sauvage[11] ». Dès le début, Médée sait que rien de bon ne peut advenir d’une quelconque fraternisation avec l’étranger. Ses premiers mots dans la pièce sont les suivants :

À ce qu’on dit, on ne connait jamais un étranger,
Il y a un mur que jamais on ne parvient à abattre
Entre le familier et ce qui vient d’ailleurs…
Alors, pourquoi je pleure, à mon grand étonnement,
Pour quelqu’un que je savais même pas qu’il existait[12] ?

L’amour de Médée pour Jason agit comme un charme[13], contre lequel elle lutte ; c’est un amour exclusif qui va jusqu’à la faire mentir à sa sœur, trahir son père et assassiner son frère. Elle détaille le déchirement qu’elle subit :

Ma tête, mon cœur, mon corps, mon pays est malade.
Tout tourne et tout bouillonne, tout s’embrouille à présent.
Qu’il aille dans son pays chercher une fiancée.
Une mémère, une crapaude, une mégère de sa race !
Qu’il m’ignore, moi je reste attachée à ma terre.
Et vierge. (Elle pleure.) Non ! Que son œil se pose sur moi.
Jason ! Cruel, distant, mon effrayant Jason !…
J’aimerais que ton sans-gêne hautain me contamine
Comme la gale qui infecte une vieille chienne en rut
Et que l’amour te morde et te suce comme une tique,
Comme il fait avec moi, s’empiffrant de mon sang[14].

Dans cette scène, Christophe Sermet la fait tourner en rond, se jeter au sol, donner des coups de poings dans le vide, accentuant l’aspect passionnel voire animal de Médée torturée par son amour pour Jason.

De l’autre côté du lien, Jason est un stratège flatteur, opportuniste et paternaliste lorsqu’il rencontre Médée. Il est prêt à tout pour obtenir son aide dans le vol de la Toison d’or, même si elle la lui avait accordée avant qu’il la lui demande, pourvu qu’il lui garde une place dans sa mémoire et éventuellement à Iolkos. Pourtant, lorsqu’il faut fuir, il tient parole et l’emmène avec lui, tout opportuniste qu’il soit.

3. L’échec du couple

La relation entre Médée et Jason est donc fondée sur une fracture initiale, et c’est sur ce couple déséquilibré que la focale se pose dans la deuxième partie. Le récit de la femme de ménage résume les années d’errance du couple et la trahison de Jason.

Médée et Jason, quant à eux, donnent rapidement le ton, dans une scène de dispute qui suit les menaces proférées par Médée à l’encontre de la famille royale et l’annonce de l’expulsion de la Colchidienne. Jason, impatient, tente de la convaincre de l’opportunité que son remariage représente pour toute la famille, tout en traitant Médée d’hystérique. Médée, elle, lui reproche de l’abandonner alors qu’elle a tout sacrifié pour lui, et lui rappelle les faits : ses actions criminelles, la trahison de sa famille et son exil forcé pour l’aider, lui.

Médée
Pas une seule bassesse existant sur la terre
Que je n’aie faite pour toi. Il n’y a aucune valeur
Que je n’aie abandonnée, pour quoi, pour qui ? Pour toi.
Et maintenant tu m’échanges ? Contre de la chair fraîche[15] ?

Jason ne veut plus entendre cette litanie, arguant que c’est plutôt lui qui s’est sacrifié pour elle.

Jason. Bon sang de bonsoir ! Je te fais une proposition honnête et toi, tout ce que tu fais, c’est me gueuler dessus comme une possédée. Tu ne trouves pas que tu gonfles un peu tes mérites ? Tu m’as aidé dans le temps, il y a très longtemps, personne ne le niera et je t’en reste reconnaissant. Mais mes copains et moi, on n’a pas pris une toute petite part dans tout ça ? Et je ne peux pas me targuer de ce minuscule mérite : celui de ne pas t’avoir larguée sur une de ces centaines d’îles que nous avons passées ? […] J’ai tenu parole, aussi bien et aussi mal que je l’ai pu. Mais écoute-nous un peu, ma vieille. Si ceci est un mariage, alors n’importe quelle guerre civile en est un. C’est une chose qu’on ne peut pas arranger en pleurnichant sans cesse sur le passé[16].

Ils s’expriment depuis deux planètes différentes sans parvenir à se rejoindre.

Dans la mise en scène de Christophe Sermet, cette sortie de crise impossible est signifiée par le traitement de l’espace : dans la première partie, le dégagement de la scène, libre d’accessoires et d’éléments de décor sur la moitié du plateau, permettait l’action et le mouvement propres à l’esthétique épique.

Dans la deuxième partie, en revanche, l’espace est soit resserré par la tente de tulle blanc qui confine les personnages au nez de scène côté jardin, soit miné par les jouets d’enfants et autres accessoires parsemés côté cour : l’espace de jeu contraint ainsi les personnages dans l’impossibilité de se mouvoir ou de se révolter. En effet, les corps ne se retrouvent plus : éloignés ou se défiant l’un l’autre, ils sont portés dans des sens opposés.

Par ailleurs, les corps contraints par l’espace au nez de scène renforcent l’adresse au public. Au début de la dispute, les deux personnages sont assis devant leur maison, face au public, comme un couple en thérapie.

Une fois que la conversation s’envenime, Jason, resté assis entre la tente et le bord de scène, fait face au public dans une posture légitime de l’homme harassé par les excès d’une épouse devenue encombrante. À l’autre bout de la scène, Médée, présentée par Jason comme une étrangère inadaptée et hystérique, tourne le dos à la salle. Ainsi, le dispositif fonctionne comme une triangulation dans cette histoire de couple.

Claire Bodson campe une Médée puissante, qui tient tête à Jason dans une posture solide et ancrée. Sa rage est intérieure, jusqu’aux moments où elle explose en gestes brusques accompagnés d’éclats de voix, rauques, qui ajoutent encore à la virilité du personnage. Mais sa puissance commence à se craqueler, notamment lorsqu’elle rencontre Créuse, dans la scène suivante.

La princesse est venue tenter de convaincre Médée de rester à Corinthe et de laisser les enfants vivre avec Jason et elle. Si le texte de Lanoye pouvait faire penser à une Créuse terrorisée face à Médée l’imprévisible, la mise en scène de Christophe Sermet en prend le contrepied. Bien vite, on se rend compte que Médée ne fait pas peur à Créuse. Une fois terminé son discours sur la condition féminine, adressé autant au public qu’à la jeune femme, Médée devient un personnage un peu pathétique, dont les poses « tribales » censées impressionner Créuse la rendent plus ridicule qu’imposante (cf. fig. 3).

Fig. 3 : Médée et Créuse
Médée tente d’impressionner Créuse. (© Tiziana Tomasulo)

À nouveau, les corps sont opposés : face à une Créuse menue, qui revêt tous les marqueurs de genre de la féminité traditionnelle, se dresse Médée, solide mais fatiguée et de plus en plus ridicule. Pour Créuse, Médée n’est pas dangereuse, elle est folle et il ne faut pas lui laisser ses enfants : « Mon Dieu, ce n’est même pas vrai tout ce qu’on raconte de vous. Je m’étais attendue à une sorcière imprévisible. Et qu’est-ce que je trouve ? Une harengère fatiguée et larmoyante[17]. » Ce nouveau coup porté à Médée par celle qui lui a déjà pris son mari sert d’élément déclencheur à la mise en place de la vengeance de Médée.

Le meurtre des enfants revêt une double fonction : il permet à Médée de se venger de Jason, mais aussi d’épargner aux enfants une vie de souffrance, après que Médée aura assassiné la famille royale. Si l’infanticide fait partie du plan macabre de Médée, il est l’objet de nombreux débats intérieurs au personnage. Ce n’est pas un acte qu’elle commet dans un accès de rage incontrôlée sans en percevoir par avance la souffrance qu’elle en tirera :

Pas de faiblesse maintenant. Allez, mords sur ta chique !
Étrangle ta raison même si ton cœur panique.
Un seul instant. Un coup ! Et tu auras toute ta vie
Pour ressasser ton deuil dans une longue agonie[18].

Elle est loin d’une criminelle sanguinaire triomphante.

Après le récit du meurtre de la famille royale par le prof de sport, tout porte à croire que Médée va finalement passer à l’acte : elle entre dans la tente, réveille les deux garçons qui y sont étendus et les emmène hors scène, par une porte dans le mur du fond.

La scène suivante s’ouvre alors sur le dernier mouvement de la pièce et l’ultime confrontation entre Médée et Jason. Dans des postures épuisées, telle une poupée de chiffon au t-shirt taché de sang (cf. fig. 4), Médée se laisse maltraiter et insulter par Jason, furieux à l’idée qu’elle ait assassiné leurs enfants, et prononce pour toute explication : « Je veux seulement que tu m’aimes[19]. »

Fig. 4 : La dernière confrontation entre Médée et Jason
Médée se laisse maltraiter par Jason. (© Marc Debelle)

Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en tuant ses fils avant de s’enfuir, Lanoye tord le mythe : les enfants, bien vivants, sortent de leur chambre pour dire à leur papa que le bruit de la dispute les empêche de dormir. Stupeur. Une fois les garçons remis au lit par leur père, Médée propose à Jason un nouveau départ : c’est l’occasion, pour toute la famille, de repartir à l’aventure. Il est trop tard ; Jason repousse Médée, il veut définitivement passer à autre chose. La dispute repart de plus belle, les deux protagonistes hurlent les sacrifices auxquels ils ont chacun consenti. Lorsque Jason traite Médée de « malade qui fait de son infirmier un prisonnier[20] », elle quitte la scène par la porte du fond et abat le premier enfant d’un coup de pistolet. Comme sur un coup de tête, comme on claque une porte pour prendre la main dans une dispute qui s’enlise. Elle revient sur scène en criant des phrases culpabilisantes à Jason, mais cette action ne produit toujours pas l’effet escompté. Jason n’est pas anéanti par ce qui vient de se produire, ni même déboussolé : il s’empare de l’arme, entre dans la pièce du fond et vide le chargeur sur son deuxième fils.

L’histoire de Médée racontée par Tom Lanoye et Christophe Sermet est l’histoire du couple qu’elle forme avec Jason. C’est le mur d’incompréhension entre les deux amants qui fait de Médée un être passionnel : elle n’est reconnue ni n’existe nulle part pour elle-même, alors, quand elle ne peut plus exister dans le cœur de celui pour qui elle est devenue une criminelle exilée, elle n’a pas d’autre issue que de tout lui reprendre. Mais si Jason ne la laisse finalement pas commettre l’acte seule, c’est qu’il n’a plus d’autre issue, lui non plus. Le geste de l’infanticide fige le couple dans un instant T[21] : il n’y a plus de point de fuite possible, il ne reste qu’une relation détruite, figée dans le souvenir de son origine. C’est d’ailleurs de leur première rencontre qu’ils parlent, enfin calmés – ou sous le choc – en partageant une cigarette qui fait office de dernier moment, « la dernière baise d’un couple qui sait que tout est fini[22] », dans les termes de Christophe Sermet. À travers le dernier acte de la pièce, Jason et Médée sont passés des corps antagonistes de la dispute aux corps épuisés, évidés, fourbus et irrémédiablement humains. En prenant la salle pour témoin de leur état, ils nous ramènent à notre commune humanité.

Conclusion : Médée ou la puissance étouffée

Tant dans la réécriture de Tom Lanoye que dans la mise en scène de Christophe Sermet, Médée est une figure de la dissidence autodestructrice. Tout au long de l’histoire, elle est le moteur de l’action : elle agit tandis que Jason suit puis profite des bénéfices d’une série d’actes criminels. Une fois abandonnée à Corinthe, Médée aura beau se débattre, elle ne sera pas reconnue dans son expérience propre, dans sa souffrance de femme exilée, trompée et répudiée. Si elle met à mal l’ordre établi en assassinant Créon et Créuse, il reste que l’infanticide, acte dissident et radical qui doit consacrer sa vengeance contre Jason, manque son objectif en étant commis à deux. En faisant partager l’infanticide aux deux époux, Lanoye dépossède Médée de l’acte de renversement de la norme et anéantit sa puissance d’agir. Ainsi, en glissant du tragique au drame contemporain, Mamma Medea met en scène l’horreur en puissance qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.

Enfin, dans le figement qui suit l’infanticide, c’est une parole de culpabilité de Médée qui clôt la pièce : lorsqu’elle a conseillé à Jason de se boucher les oreilles de cire pour atteindre la Toison d’or sans être hypnotisé par son chant destiné à charmer le gardien-serpent, elle voulait le protéger d’elle. La révolte de Médée ne tient pas. Elle a beau dire que « la femme n’a pas besoin de mots pour exister[23] », elle ne parvient pas à exister sans l’amour de Jason qu’elle recherche avant tout, jusque dans la dernière scène. À l’instar des Médée du siècle précédent qui « disparaissent sans mourir[24] », elle s’anéantit, elle s’affaisse dans sa culpabilité. Sa flamme dissidente s’est éteinte face à Jason qui continue à l’éblouir et, finalement, à la vaincre en même temps que leur couple expire définitivement. Plutôt ironique, quand on pense au sous-titre de la pièce : « Pour toi, j’irai jusqu’à éteindre le soleil. »

Si Tom Lanoye et Christophe Sermet questionnent les rapports homme-femme, il est peu probable qu’ils le fassent avec une intention féministe[25]. Par ailleurs, le contexte socio-culturel dans lequel cette création a vu le jour impose presque automatiquement une interprétation de la pièce comme un reflet de différends communautaires avant tout. En revanche, l’œuvre elle-même montre et souligne l’oppression que subit Médée en tant que femme et en tant que femme étrangère, et en cela, tout·e spectateur·rice peut lire un geste féministe. Cependant, le traitement de Médée est ambivalent : le choix d’en faire un personnage finalement affaissé souligne ce que le couple cis-hétérosexuel fait à ses protagonistes, et particulièrement aux femmes, en même temps qu’il condamne la puissance dissidente du personnage féminin.


Notes

[1] Mimoso-Ruiz Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, p. 155-156.

[2] Fix Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, p. 17.

[3] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 188.

[4][4] F. Fix, op. cit., p. 37.

[5] Le Rideau de Bruxelles a été itinérant de 2006 à 2019, année où le théâtre a finalement pu s’installer rue Goffart, dans des locaux fraichement rénovés en « maison de théâtre », appartenant à la commune bruxelloise d’Ixelles.

[6] Schaerbeek est une des dix-neuf communes bruxelloises, officiellement bilingue.

[7] La graphie utilisée dans cet article est celle qu’emploie Tom Lanoye.

[8] Lanoye Tom, Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, p. 105.

[9] F. Fix, op. cit., p. 24.

[10] T. Lanoye, op. cit., p. 106.

[11] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.

[12] T. Lanoye, op. cit., p. 104.

[13] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.

[14] T. Lanoye, op. cit., p. 109.

[15] Ibid., p. 145.

[16] Ibid., p. 145-146.

[17] Ibid., p. 154.

[18] Ibid., p. 167.

[19] Ibid., p. 168.

[20] Ibid. p. 171.

[21] F. Fix, op. cit., p. 160.

[22] Sermet Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.

[23] T. Lanoye, op. cit., p. 153.

[24] Dancourt Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 1289.

[25] L’intention féministe est, en tous cas, absente de tout le paratexte que j’ai pu recenser.


Bibliographie

DANCOURT Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, 2124 p.

FIX Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, 180 p.

LANOYE Tom, Sang & Roses suivi de Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, 176 p.

MIMOSO-RUIZ Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, 248 p.

SERMET Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.

Comme un rêve de pierre… Le personnage d’Ahalyā, de l’épopée à la scène contemporaine : étude d’une pièce d’Arupa Lahiry dans le style Bharata-nāṭyam (théâtre dansé – Inde du sud)

Géraldine-Nalini MARGNAC

Auteure d’une thèse sur les figures du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam (théâtre dansé – Inde du Sud), Géraldine-Nalini Margnac se consacre à l’esthétique de la scène à travers des articles scientifiques et des cours à l’université Bordeaux Montaigne (Études théâtrales et Études de genres). Artiste de Bharata-nāṭyam, elle mène également une carrière artistique internationale.

Pour citer cet article : Margnac, Géraldine-Nalini, « Comme un rêve de pierre… Le personnage d’Ahalyā, de l’épopée à la scène contemporaine : étude d’une pièce d’Arupa Lahiry dans le style Bharata-nāṭyam (théâtre dansé-Inde du sud) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/24/comme-un-reve-de-pierre-le-personnage-dahalya-de-lepopee-a-la-scene-contemporaine-etude-dune-piece-darupa-lahiry-dans-le-style-bharata-na%e1%b9%adyam-t/

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Résumé

Lorsque l’actrice-danseuse Arupa Lahiry met en scène Ahalyā, figure féminine de l’épouse dans l’antique épopée du Rāmāyaṇa, elle en propose une réécriture contemporaine à travers les procédés esthétiques, dramaturgiques et scéniques du style Bharata-nāṭyam1.

Selon l’épopée de Vālmīki, Ahalyā est présentée comme la plus belle femme au monde, mariée à l’ascète Gautam. Ses charmes ont également éveillé le désir du roi des dieux Indra qui prend l’aspect de son époux pour passer une nuit avec elle. Surprise par son mari, elle est maudite et transformée en pierre. Ahalyā sera délivrée par le divin Rāma qui l’effleurant de son pied, la libère de sa malédiction. Pour l’actrice-danseuse Arupa Lahiry, la jeune épouse choisit délibérément son sort : « Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente ». Une telle réécriture donne l’occasion de questionner un fait de société à travers la mise en scène. Comment l’artiste utilise-t-elle les codes classiques du Bharata-nāṭyam pour montrer à la fois la sculpturale beauté de l’héroïne et son humaine vitalité ? Comment exprime-t-elle la sensibilité d’une figure féminine au prisme de questions contemporaines ? Nous montrerons quels subtils décalages entre les choix musicaux, les mudrā (gestes des mains), les placements et déplacements de l’actrice-danseuse, remettent en question une certaine « performativité du genre », l’ancienne figure figée du « rêve de pierre » cédant le pas à une nouvelle héroïne.

Mots clés : Bharata-nāṭyam – Théâtre – Danse – Ahalyā – Héroïne – Réécriture – Féminisme – Corps – Inde – Rāmāyaṇa.

Abstract

When the actress-dancer Arupa Lahiry stages Ahalyā, the female character of spouse in the ancient epic of the Rāmāyaṇa, she proposes a contemporary rewriting through the aesthetic, dramatic and scenic processes of the Bharata-nātyam style.

According to the epic of Vālmīki, Ahalyā is presented as the most beautiful woman in the world, married to the ascetic Gautam. Her charms have also awakened the desire of the king of the gods Indra who takes the appearance of her husband to spend a night with her. Surprised by her husband, she is cursed and turned into stone. Ahalyā will be delivered by the divine Rāma who by touching her with his foot, frees her from her curse. For the actress-dancer Arupa Lahiry, the young wife deliberately chose her fate: « My Ahalyā is not the one who was duped [by Indra’s disguise] but the one who made [a] conscious decision. » Such a rewriting gives the opportunity to question a fact of society through the staging. How does the artist use the classical codes of Bharata-nātyam to show both the sculptural beauty of the heroine and her human vitality? How does she express the sensitivity of a female figure through the illumination of contemporary questions? We will show which subtle differences between the musical choices, the mudrā (gestures of the hands), the postures and the movements of the actress-dancer, question a certain « gender performativity », the old frozen figure of the « dream carved in stone » giving way to a new heroine.

Keywords : Bharata-nāṭyam – Theatre – Dance – Ahalyā – Heroin – Rewriting – Feminism -Body – India – Rāmāyana.


Sommaire

Introduction : contexte de création
1. Ahalyā, une figure centrale
2. Un idéal figé ?
3. Séquence amoureuse
4. Ultime libération
Conclusion
Bibliographie
Notes

Introduction : contexte de création

La pièce Āhārya varṇam a été créée à New Delhi le 25 février 20152 à l’occasion d’un festival où les héroïnes des épopées indiennes sont mises en avant : « Paatra Parichaya », organisé par l’artiste organisatrice d’événements Mme Usha RK. L’actrice-danseuse Arupa Lahiry la considère comme la « mentor3 » qui a fait d’elle une artiste indépendante de renom. Nous proposons dans cet article d’étudier la pièce à partir de la captation vidéo de cette pièce interprétée en février 2017 au « Dehradun Literature Festival ». Lors de cette représentation, le curriculum vitae de l’artiste de Bharata-nāṭyam est projeté en fond de scène, soulignant ses connaissances et l’inscrivant en toute légitimité dans le cadre d’un festival littéraire4. À cette occasion, Arupa Lahiry prend la parole à la première personne en anglais, en amont de la pièce dans un monologue fictionnel où Ahalyā s’exprime : cette intervention est originale par rapport aux codes du Bharata-nāṭyam où la langue anglaise n’a pas sa place dans les œuvres et où le discours de l’héroïne s’inscrit habituellement dans le registre amoureux. Dans ce monologue, « Ahalyā se décrit comme étant créée par un homme (Brahmā), nourrie par un autre homme (ṛṣi Gautama5) et séduite par un autre homme6 ! » Il est étonnant que soient mis sur le même plan le dieu de la création Brahmā, le mortel Gautam et le roi des dieux Indra, présentés tous trois comme des hommes. Est-ce pour attirer l’attention du public sur la place de la femme, incarnée par Ahalyā, dans un monde exclusivement masculin ? Bien qu’il la libère finalement, le dieu Rāma n’est pas évoqué dans ce prologue : cette omission le place-t-elle sur un autre plan ? Quoi qu’il en soit, Arupa Lahiry souhaite participer à de nouvelles réflexions sociales, comme le montre son commentaire dans The Hindu en 2018, où elle précise que la jeune épouse choisit délibérément son sort : « je n’ai pas pu m’empêcher de remettre en question le patriarcat. Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente7 ».

Selon nous, choisir Ahalyā s’inscrit dans un contexte nouveau où des héroïnes considérées a priori comme « classiques » sont remises à l’honneur8 pour interroger certaines valeurs sociales contemporaines. De fait, les critiques de la scène ont remarqué un changement dans le choix des thèmes et des personnages des pièces, nouveauté soulignée récemment par Ranee Kumar, une journaliste artistique du Hindu :

Les personnages féminins de notre mythologie sont souvent des choix de prédilection pour un artiste interprète adoptant le point de vue du XXIe siècle. Il en est ainsi avec Ahalyā, la femme du rishi Gautam[a]. Les puristes l’ont placée dans une prière en première position de la liste des Panchakanya, les cinq jeunes filles qui doivent être vénérées ; les féministes l’ont dénichée et ont dénoncé un cas d’injustice flagrante ; les plus modérés l’ont présentée comme une femme condamnée injustement pour son délit mineur. Quoi qu’il en soit, Ahalyā a suscité beaucoup d’intérêt, [qu’il s’agisse] d’explorer son personnage et de le présenter, à chaque fois avec une perspective nouvelle9.

Émergeant de nouvelles lectures du mythe d’Ahalyā, ces questions participent à la confrontation des points de vue et permettent de dépasser une lecture univoque. Ainsi Arupa Lahary s’éloigne-t-elle des normes genrées considérées traditionnellement comme légitimes, comme elle le revendique : « Le genre est selon moi une performance que la société drape autour du corps, et c’est cette performativité du genre qui devrait être de plus en plus remise en question dans notre langage de la danse10 ». Ahalyā représente une femme face à un système « patriarcal11 », pour reprendre ses propres termes, dont le rôle est porté par une femme, à l’initiative d’une autre femme. Engagée dans une volonté de donner une nouvelle visibilité aux femmes, Arupa Lahiry se produit en solo et se saisit d’un sujet brûlant de la mythologie, celui d’Ahalyā, l’épouse qui a trompé son mari avec un dieu. Mais c’est à travers une proposition scénique qu’elle choisit de partager son point de vue, en donnant toute son importance au corps. Comment cette proposition scénique mise en scène dans le style Bharata-nāṭyam déplace-t-elle dès lors des représentations figées ?

1. Ahalyā, une figure centrale

Dans cette pièce, Ahalyā de personnage secondaire devient le premier rôle d’un genre majeur du style Bharata-nāṭyam : le varṇam. Ce genre classique musical et scénique de plus de vingt minutes décline le plus souvent les sentiments amoureux d’une nāyikā ou héroïne. Il vise ainsi à transmettre au public le rasa ou « saveur esthétique » comparable au ravissement spirituel. En alternant parties narratives (sur des paroles en sanskrit12) et parties purement techniques (sur des syllabes rythmiques et des notes de musique), Arupa Lahiry reprend les codes du genre. Mais son héroïne diffère des nāyikā de la littérature classique qui peuvent être classées selon le schéma suivant :

Selon ce tableau synthétique, la nāyikā apparaît dans son rapport à son bien-aimé, comme une partie d’un tout. Or dans la composition d’Arupa Lahiry, Ahalyā est d’emblée présentée comme une figure féminine autonome à travers les vers sanskrits célébrant les pañcakanyā, c’est-à-dire les cinq jeunes femmes13 à l’honneur :

Ahalyā Draupadī Kunti Tārā Mandodarī tathā
pañcakanyāḥ smarennityaṃ mahāpātakanāśinīḥ

Prononcés à l’aurore, ces vers permettraient selon une tradition brahmane d’effacer les fautes de ceux qui les chantent14. Mais la représentation des pañcakanyā a évolué, notamment depuis les publications de l’écrivain bengali Pradip Battacharya15 qui déclenchent des débats sur ces figures de « jeunes filles idéales ». Ce docteur en littérature comparée spécialiste du Mahābhārata soulève en effet quelques paradoxes : pourquoi ces cinq figures de femmes sont-elles désignées comme « jeunes filles » alors qu’elles sont mariées et soumises à des relations polyandres ? Comment forment-elles des modèles de sainteté permettant d’effacer les fautes alors qu’elles ont trompé leur mari ? Dans son dernier article sur le sujet en 2004, il exhorte ses lecteurs à réharmoniser les forces masculines et féminines, « c’est pourquoi le rappel de ces cinq vierges est si pertinent aujourd’hui16 », conclut-il. Ahalyā, la première des kanya, partage avec les autres une force prête à bousculer les normes sociales qui leur sont imposées.

Ces jeune filles sont évoquées au tout début de la mise en scène à travers des mudrā (gestes des mains) et des poses17 : toutes les postures suggèrent le lien entre la femme et la fleur, grâce à la katakamukha mudrā qui caractérise chacune des cinq héroïnes. Cette mudrā est fréquemment utilisée pour montrer une jeune fille, suggérant par la métaphore de la fleur l’épanouissement à venir18.

2. Un idéal figé ?

Dans la deuxième séquence19 de la pièce, les postures relèvent du nṛtta ou danse purement technique, au son des instruments mélodiques. Elles suggèrent l’idéale beauté d’Ahalyā car elles font référence aux sculptures des temples, donc à des canons visant un harmonieux équilibre des formes et des placements. L’allusion à des statues fonctionne également comme les prémices du motif de la transformation de l’héroïne en pierre.

Observons une autre séquence avec des jati, c’est-à-dire des combinaisons rythmiques20 entraînant cette fois de dynamiques mouvements. Ils se déploient dans l’espace scénique au son des syllabes mnémoniques appelées les sollukattu :

Tha      ri        ta        ta        ka       ta         .

Tha      ri         ta        ta        ka       dim     .

Tha       ri         ta        ta        ka        tom     .

Tha       ri          ta        ta        ka        nam      .

Arupa Lahiry explique ainsi son choix : « J’ai sélectionné des jatis [combinaisons rythmiques] avec des mnémoniques plus énergiques comme Tha-Dhit, etc. contrairement aux syllabes plus arrondies comme Tarikita-Ta21 ». Nous reconnaissons ici l’énergie Tāṇḍava (ou « vigoureuse »), régulièrement associée sur la scène aux dieux masculins tandis que l’autre énergie, Lāsya (ou « gracieuse »), est plus souvent l’apanage des déesses féminines. Pourtant, dans la pratique comme dans la mythologie, aucune ligne de démarcation n’empêche de recourir à ces deux énergies, quel que soit le genre de l’artiste : ici, Arupa Lahiry renoue volontairement avec l’aspect Tāṇḍava pour dépasser une image iconique de la femme douce et gracieuse.

Cette énergie vigoureuse est renforcée par une accélération des pas à la fin de chaque séquence de jati. Dans la conclusion du second jati22 notamment, la séquence tisse, selon nous, une trame annonçant la libération de la jeune femme23. En effet, le choix de pas du naṭṭaḍavu où les bras se tendent vers le bas, encadrant une jambe tendue au pied flexe, met en valeur le pied de l’actrice-danseuse à trois reprises. Or l’épisode mythique d’Ahalyā se termine par une fin heureuse puisqu’après avoir été transformée en pierre, elle échappe enfin à la malédiction grâce au contact du pied de Rāma. Cette issue semble suggérée par les choix chorégraphiques de la séquence qui se termine d’ailleurs24 selon un pas appelé muktāya aḍavu signifiant au sens littéral « libération ».

3. Séquence amoureuse

Le second refrain chanté25 est l’occasion pour Arupa Lahiry de montrer une Ahalyā mariée, et sa rencontre avec Indra, roi des dieux, qui a pris l’apparence du mari. La séquence qui met en scène leur union forme une « métaphore scénique26 » puisqu’aucun texte n’est audible à ce moment-là, mais les gestes codifiés du Bharata-nāṭyam montrent une abeille qui ne peut se détacher d’une fleur27. À l’instar de la métaphore poétique, la métaphore scénique crée un rapprochement entre plusieurs éléments. Cette image poétique porte alors des sèmes supplémentaires : ici, le jeu de l’actrice suggère l’attirance réciproque entre l’insecte et la fleur et valorise la grâce de l’héroïne. Ainsi sont suggérés son délicat parfum, sa beauté, sa délicatesse et la promesse de son épanouissement. Une telle métaphore est ici motivée également par le contexte amoureux qui rappelle la nature complémentaire des deux entités. Enfin28, soulignons que les gestes d’Arupa Lahiry interpellent esthétiquement le public puisque les cinq sens sont en jeu :

    • la vue, avec les mudrā
    • l’ouïe, sollicitée par les paroles du chant
    • l’odorat, suggéré par la figure de la fleur29.

Les sens du toucher et du goût sont seulement évoqués puisque les mains ne se touchent pas : le public est invité à les imaginer grâce au mouvement qui se termine comme la promesse d’un baiser. Comme les devadāsī30 autrefois qui mettaient en scène des séquences amoureuses parfois empreintes de sensualité pour évoquer l’union mystique avec la divinité, Arupa Lahiry suggère la montée du désir de la femme puis l’union entre les deux amants. Parler du désir physique de l’héroïne qui choisit elle-même sa destinée permet de revendiquer une libération. La séquence permet aussi de faire évoluer les représentations des actrices-danseuses autrefois mises au ban : en mettant en avant le désir féminin et son épanouissement, Arupa Lahiry affirme le point de vue du personnage féminin pour qui la sensualité n’a rien de honteux. Elle renoue avec certains codes sensuels du répertoire des devadāsī et épouse l’expérience d’Ahalyā, proposant ainsi une nouvelle version de l’épisode mythique à travers un « female gaze31 ». Ce varṇam présente un point de vue qui pourrait passer pour transgressif sur certaines scènes du Tamil Nadu, mais il n’a pas été joué devant tous les publics : l’artiste l’a donné à New Delhi, Bangalore et à l’international, pour la majorité dans des villes où les formes contemporaines des arts de la scène sont nombreuses et régulières32.

Lorsque le mari découvre les amants33, Ahalyā est transformée en pierre comme dans la plupart des versions du mythe. Mais le choix de ce varṇam place l’héroïne comme personnage principal et comme sujet. À travers le réseau sémantique de la fleur, la pensée, le corps et l’imaginaire se rejoignent et mettent en valeur le corps d’Ahalyā, mais aussi celui des personnes présentes qui font appel à leurs sens et à leur imagination, participant ainsi à l’esthétique de l’œuvre.

4. Ultime libération

Une fois pétrifiée, Ahalyā est représentée au sol dans une posture regroupée34. Mais sa transformation en pierre n’a rien de tragique pour deux raisons : elle est montrée par une actrice qui, elle-aussi, ne cesse de jouer avec les formes et les métamorphoses dans sa pratique de jeu et dans ce récit en particulier. De plus, la forme de pierre n’est qu’un état temporaire pour l’héroïne. Cette posture regroupée qui pourrait évoquer le fœtus suggère l’imminence d’une seconde naissance. Or c’est à nouveau par le sens du toucher qu’advient sa libération dans le récit, grâce au contact des « pieds de lotus35 » de Rāma. En quittant sa forme de pierre, Ahalyā est aussi en quelque sorte libérée des liens de mariage. Comme la poétesse mystique Ānṭāl le chantait au VIIIe siècle, le fait de ne pas être mariée apparaît comme une liberté permettant de révérer les dieux selon ses propres codes. Par ses propres choix où le corps a toute sa place, Ahalyā accède à un épanouissement ultime, celui de la dévotion. Elle se trouve à genou à la fin du varṇam, mais ses mudrā forment le geste de la méditation, haṃsasya mudrā, qui consiste à rejoindre le pouce et l’index. Cette mudrā, connue en Occident par les représentations de Buddha méditant, symbolise la réunion. Ainsi le varṇam montre-t-il une progression dans l’expression de l’union, de celle des amants à celle symbolisant l’union du corps et de l’âme.

Conclusion

En somme, l’ensemble du varṇam mis en scène par Arupa Lahiry propose une réécriture féministe du personnage d’Ahalyā. Grâce aux textes poétiques qui l’ont inspirée, elle s’éloigne de la version la plus célèbre de Vālmīki. Grâce à la poétique du Bharata-nāṭyam, elle interroge le corps idéal, le corps sculpté, le corps féminin, amenant une libération de la femme objet devenue sujet. La performativité du discours artistique contribue à mettre la figure de l’héroïne au centre du propos de l’œuvre et de la scène, à travers un art de la suggestion poétique empêchant toute interprétation univoque. L’originalité de la démarche d’Arupa Lahiry consiste selon nous à proposer une réécriture féministe de cette héroïne à partir des codes classiques du Bharata-nāṭyam. Ce style dans son ensemble a été marqué par l’influence de Rukmini Devi Arundale36 qui fonda l’académie artistique de la Kalakshetra et modifia le répertoire du Bharata-nāṭyam pour le rendre « respectable ». Mais plusieurs artistes ont choisi de bousculer de tels choix : « Chandralekha est l’une des premières chorégraphes à résister face à cette forme », rappelle Nancy Boissel37, mais comme les actrices-danseuses de sa lignée, elle se détourne du style Bharata-nāṭyam pour s’exprimer à travers un style contemporain38.

La création de l’Ahalyā varṇam à New Delhi était l’occasion de bousculer les représentations de personnages secondaires dans les épopées indiennes comme Ahalyā, Draupadi, Soorpanakha et Karna, mais grâce au style Bharata-nāṭyam. Cette démarche n’est pas isolée en Inde car des artistes comme Rama Vaidyanathan et Vidhya Subramanian notamment développent des pièces de Bharata-nāṭyam où la part féminine de la divinité occupe une place centrale39. Le choix d’Arupa Lahiry n’est donc pas unique, mais il propose selon nous une réécriture scénique où la femme, et non la déesse, prend la première place et remet en question le patriarcat sans revendiquer un message explicitement féministe. L’œuvre scénique invite à participer aux questionnements par l’esthétique qui se déploie. Le plaisir, lié aux sens et à la forme extérieure, participe à cette réflexion en dépassant l’opposition entre saveur et savoir. Si la femme idéale a été pétrifiée dans le mythe d’Ahalyā, elle n’en est pas moins vivante et puissante, prête à s’épanouir, telle une fleur ou un cakra, lotus métaphorisant l’élévation spirituelle.


Bibliographie

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Kumar Ranee, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece.

Légeret Katia, Manuel traditionnel du Bharata-Nâtyam: le danseur cosmographe (Paris, France: P. Geuthner, 1999).

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Vālmīki, Le Rāmāya a, trad. par Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher, Bibliothèque de la Pléiade 458 (Paris: Gallimard, 1999).

Notes

1 Une captation vidéo du varṇam représenté à New Delhi en février 2017 est consultable à l’adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=vR7V4AF9f4A.

2 Cf. Shoma A. Chatterji, « The Unsung », One India One People Foundation (blog), 1 mai 2017, https://oneindiaonepeople.com/the-unsung/ [Document en ligne, consulté le 10/09/2022].

3 « Meeting my mentor, Dr. Usha RK at this juncture gave birth to the independent artist. Under her vision, I went on to create solo critically acclaimed productions like Ahalyā », dans : « Arupa Lahiry », arupalahiry, consulté le 2 mai 2022, https://www.arupalahiry.com, section : « Dancer / Birth of the artist ».

4 À notre connaissance, cette pièce a été interprétée le plus souvent dans des festivals d’arts de la scène comme Insight au National Theatre Fest de Kozhikode, Patra Parichaya au Malleswaram Seva Sadan de Bangalore en 2015, et Samarpan à Mangaluru en février 2016 notamment. Elle forme parfois la pièce centrale d’un récital d’Arupa Lahiry comme au Sangeet Shyamla de New Delhi en février 2018 par exemple.

5 Un ṛṣi désigne un poète devin de l’époque védique. D’après : Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Bouquins (Paris: R. Laffont, 1987), p. 928.

6 Les paroles sont citées dans un article sur le varṇam d’Arupa Lahiry : Ranee Kumar, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece. : « The prelude to Varnam in English is a first person narrative where Ahalyā describes herself as being created by a man (Brahma), nurtured by another man (rishi Gautama) and seduced by yet another man ! ».

7 Jafa, « Beyond the Idea of Gender », op. cit. : « I couldn’t help but question patriarchy. My Ahalyā was not one who was deceived but one who took a conscious decision ». Traduction personnelle, d’après : Jafa.

8 Cf. Ketu H. Katrak, éd., Voyages of Body and Soul: Selected Female Icons of India and Beyond, 1. publ (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2014), en particulier le chapitre 22, « The power of performance and human agency : re-assessing feminist evaluations of epic women » où Kalpana Ram présente des relectures de personnages mythiques à travers des études comme « Three Hundred Ramayanas » de A. K. Ramanujan (1992) et des performances comme « Epic women » à Chennai (2012). Concernant le personnage d’Ahalyā en particulier, cf. Mythili Anoop et Varun Gulati, éd., Scripting dance in contemporary India (Lanham, Maryland: Lexington Books, 2016), notamment le chapitre 8 « Dancing Narratives. Performing Mythology in Globalized Spaces » où Maratt Mythili Anoop présente différentes interprétations scéniques : personnage secondaire effacé derrière du héros masculin dans le varṇam du style Mohiniyattam interprété en 2008 par Leelamma selon le répertoire Kalamandalam, Ahalyā apparaît en revanche comme l’héroïne interprétée dans le style Bharata-nāṭyam par Shobhana, qui chorégraphie l’épisode selon le point de vue central du personnage féminin.

9 Ranee Kumar , ‘A convincing portrayal of Ahalyā’, The Hindu, 25 May 2018, section Dance https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece (Traduction personnelle).

10 « Gender according to me is a performance society drapes around the body and it’s this performativity of gender that should be challenged more and more in our language of dance » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

11 « I couldn’t help but question patriarchy » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

12 Les paroles ou sāhitya peuvent également être dans des langues locales comme le tamoul, le telugu ou le kannada.

13 Au sens littéral, pañcakanyā signifie en sanskrit les « cinq » (« pañca ») « jeunes filles » (« kanyā »).

14 Pratapaditya Pal, Aspects of Indian Art: Papers Presented in a Symposium at the Los Angeles County Museum of Art, October, 1970 (Brill Archive, 1972), p. 90.

15 Pradip Battacharya publie un article qui suscite un renouveau d’intérêt et des débats sur les figures des cinq « vierges sacrées » qui ont pourtant toutes connu un ou plusieurs partenaires dans leur vie : Pradip Battacharya, « Five Holy Virgins, Five Sacred Myths – Part I », MANUSHI, numéro 141 (2004): 1-9.

16 Pradip Battacharya, « Living by Their Own Norms Unique Powers of the Panchkanyas », MANUSHI, numéro 145 (2004).

17 Cette séquence se déroule de 00:00 à 00:30 de la captation vidéo citée en note 1.

18 Ce motif dépasse, à notre avis, la suggestion esthétique et forme un réseau poétique particulièrement puissant dans la mise en scène du varṇam.

19 De 00 :30 à 01 :50, les postures s’enchaînent au son mélodique de la flûte et de l’instrument à cordes la veena.

20 De 06 :33 à 07 :57 de la captation vidéo citée en note 1.

21 « I also selected jathis (rhythmic pieces) with more forcible mnemonics like “Tha-Dhit” etc unlike the more rounded syllables like “Tarikita-Ta” », dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

22 De 13 : 24 à 13 : 28 de la captation vidéo citée en note 1.

23 L’artiste de Bharata-nāṭyam semble jouer avec la forme classique qui présente des séquences de nṛtta sans aucune signification : sachant que le théâtre indien présente en général des sujets bien connus de son auditoire, il est fréquent que les artistes jouent avec les attentes de l’auditoire, lequel connaît déjà l’issue de l’histoire. L’intérêt des spectateurs porte sur le récit, mais surtout sur la façon dont il est amené à travers des propositions mélodiques, dansées et jouées.

24 De 13 :28 à 13 :39 de la captation vidéo citée en note 1.

25 Ibid. à partir de 18 :36.

26 L’expression de « métaphore scénique » à propos du style Bharata-nāṭyam a été analysée et développée dans la thèse de doctorat de l’auteure : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020. » (Paris 8, 2022), p. 260-261 notamment.

27 Ibid. de 21 :38 à 21 :50.

28 Ibid. à partir de 21 :51.

29 D’autant que dans l’épisode mythologique, Ahalyā devine qu’il s’agit d’un dieu grâce à sa fragrance divine.

30 Les devadāsī regroupaient les actrices-danseuses héréditaires rattachées à un temple ou à une cour, jusqu’à l’abolition de leur statut au début du XXe siècle.

31 Dans son ouvrage de critique du cinéma, la spécialiste des représentations de genres Iris Brey théorise le regard féminin ou « female gaze » selon plusieurs critères, dont l’adoption du « point de vue du personnage féminin pour épouser son expérience » : Iris Brey, Le regard féminin: une révolution à l’écran, Les feux (Paris (France): Éditions de l’Olivier, 2020).

32 Cf. note 5 de cet article.

33 À partir de 21 : 50 de la captation vidéo citée en note 1.

34 Ibid. 30 :36.

35 Ibid. 31 :54.

36 Le critique indien d’arts de la scène Sunil Kothari expose que le style Kalakshetra a joué un rôle important en affirmant des « normes de haut niveau ». (« Kalakshetra as an institution has set high standards »). Cf . Sunil Kothari, « Institutionalization of Classical Dances- Kalakshetra », in Urmimala Sarkar Munsi et al., éd., Traversing tradition: celebrating dance in India, Celebrating dance in Asia and the Pacific (New Delhi: Routledge, 2011), p. 34.

37 Nancy Boissel, « Etre artiste femme en Inde, à Chennai : Les nouvelles scènes du bharata-nâtyam de 2003 à 2016. » (Paris 8, 2017), http://www.theses.fr/s112760.

38 Sur cette artiste qui « faisait partie d’un premier mouvement féministe en Inde » d’après Nancy Boissel, nous renvoyons aux études suivantes : Rustom Bharucha, Chandralekha: woman, dance, resistance (New Delhi: Indus, 1995), Ananya Chatterjea, Butting out : reading resistive choregraphies through works by Jawole Willa Jo Zollar and Chandralekha (Middletown (Conn.), Etats-Unis d’Amérique: Wesleyan University Press, 2004) et « Chandralekha: Negotiating the Female Body and Movement in Cultural/Political Signification », Dance Research Journal, 1998, p. 25-33.

39 Nous renvoyons à ce propos à la troisième partie de notre thèse de doctorat : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nātyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020 », en particulier sur la déesse Durgā (p. 491 sq) et sur l’androgyne divin Ardhanārīśvara (p. 533 sq.).

La revendication d’Ismène dans Antigone (2014) de la compagnie Ulrike Quade : une lecture subversive

Charitini TSIKOURA

Docteure en Études Théâtrales (Université Paris Nanterre), chercheuse et danseuse-chorégraphe. Ses recherches portent sur les problématiques esthétiques et conceptuelles genrées liées à la mise en scène et la réception des tragédies antiques. Elle enseigne à Paris 8, Clermont-Auvergne et Strasbourg et elle encadre des workshops de danse et de théâtre à l’ISBAS à Sousse (Tunisie).

Pour citer cet article : Tsikoura, Charitini, « La revendication d’Ismène dans Antigone (2014) de la compagnie Ulrike Quade : une lecture subversive », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/15/la-revendication-dismene-dans-antigone-2014-de-la-compagnie-ulrike-quade-une-lecture-subversive-2/

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Résumé

Antigone d’Ulrike Quade (2014) revisite la tragédie sophocléenne en associant danse, théâtre et marionnette et axe la performance littéralement et métaphoriquement autour  des personnages féminins. Les créatrices, Ulrike Quade et Nicole Beutler, proposent une réécriture qui soulève la question du libre arbitre, de l’héroïsme (féminin) et des rapports de pouvoir entre individus en utilisant des marionnettes pour les trois personnages principaux : Polynice le frère déchu, Antigone la rebelle par excellence et Ismène la sœur docile et réservée. Toutefois, l’Ismène d’Ulrike Quade ne reste pas dans l’ombre et n’hésite pas à revendiquer son statut héroïque. Elle nous incite à explorer une nouvelle perspective sans doute genrée : la discrimination que subit Ismène en étant classée malgré elle dans la catégorie des lâches et, de ce fait, marginalisée par sa sœur et parfois par les critiques, les créateurs et les chercheurs. Cette revendication de femme est-elle aussi, par sa dimension intersectionnelle, féministe voire indicative d’un empowerment féminin qui transcende l’intrigue sophocléenne ? En tout état de cause, les dispositifs scéniques et dramaturgiques proposés par les créatrices, le texte revisité par la dramaturge, la fusion entre manipulateur et marionnette et le vocabulaire physique fascinant de leur danse harmonieuse et équilibrée, renforcent la prise de parole d’Ismène qui nous raconte sa vision de la légende d’Antigone tout en consolidant sa place parmi les héroïnes de l’Antiquité.

Mots clés : danse – théâtre – genre – féminisme – marionnettes – tragédie – Ismène – Antigone – Ulrike Quade.

Abstract

The company Ulrike Quade’s Antigone (2014) revisits the sophoclean tragedy by combining dance, theatre and puppetry and centres the performance literally and metaphorically on the female characters. The creators, Ulrike Quade and Nicole Beutler propose a rewriting that raises questions about free will, women’s heroism and power relations between individuals. In this subversive version of Antigone, dancers are the co-stars and puppets hold the parts of the three main characters: Polynices the fallen brother, Antigone the rebel, and Ismene the docile and reserved sister. However, Ulrike Quade’s Ismene does not stay in the shadow and does not hesitate to (re)claim her heroic status. Thus, the production suggests a new and without a doubt gendered perspective. Despite herself, Ismene has been labelled a coward not only by her own sister Antigone, but also (through time) by critics, creators and researchers resulting in her marginalisation. Considering this social discrimination in terms of intersectionality could Ismene’s claim also be, a feminist one or even indicative of a female empowerment that transcends the Sophoclean plot? In any case, the staging and dramaturgical devices proposed by the creators, the playwright’s revisited text, the fusion between manipulator and puppet and the fascinating physical vocabulary of their harmonious and balanced dance, strengthen Ismene’s voice who takes the floor to defend her vision of Antigone’s story and consolidate her place among the heroines of Antiquity.

Key-words : dance – theatre – gender – feminism – puppets – tragedy – Ismene – Antigone – Ulrike Quade.


Sommaire

Introduction
1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir
2. La revendication d’Ismène
Conclusion
Bibliographie
Notes

Introduction

Antigone1 de Ulrike Quade et Nicole Beutler est une adaptation visuelle et minutieusement chorégraphiée de la tragédie homonyme de Sophocle (442 avant notre ère). Les créatrices actualisent les thèmes de la pièce d’origine en associant danse, théâtre et marionnette et revisitent la tragédie sophocléenne en axant la performance autour des personnages féminins. Elles proposent une lecture subversive d’Antigone favorisant la perspective d’Ismène, pour dénoncer les stéréotypes sociaux établis à son égard. En passant par l’expression corporelle et le jeu de manipulation entre interprètes et marionnettes, la pièce met en balance les idées et les motivations internes des deux sœurs (Antigone et Ismène). En prenant appui sur le contexte dramaturgique et esthétique de la pièce ainsi que sur la prise de parole d’Ismène, nous allons explorer comment la mise à jour du personnage d’Ismène sert à souligner des questions sociales notamment les rapports de pouvoir entre individus, le libre arbitre et l’héroïsme féminin.

1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir

« Nous avons fait des marionnettes et des artistes notre matière brute. Les interprètes sont des ombres humaines dans une similitude avec les marionnettes2 » affirment les créatrices qui, en centrant la partition chorégraphique sur les marionnettes, attestent de l’importance de ces dernières dans leur travail. De surcroît, alors que les marionnettistes se soumettent à une restriction de mouvements considérable afin de s’accorder avec les marionnettes, c’est grâce à leur maitrise technique et leurs manipulations ingénieuses que les mouvements des marionnettes deviennent réalistes et rendent le tragique tangible. La bande sonore aux sons de musique techno lancinante attise le suspense et met en valeur la synchronisation parfaite des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s, attirant subtilement notre attention sur les jeux de pouvoir qui se produisent – dans Antigone – entre marionnettes et marionnettistes.

1.1 La fluctuation du pouvoir

L’adaptation d’Antigone proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler retient seulement les épisodes de violence, de conflit intérieur et de douleur. Les créatrices respectent ainsi indirectement la tradition du théâtre de marionnettes Bunraku qui, à l’origine, mettait en scène aussi bien des légendes de samouraïs que des histoires tragiques – des faits divers, des tragédies domestiques – dépeignant les sentiments des personnages, refoulés en raison de leurs obligations sociales, mais surtout en raison de leur loyauté3. Alors que le Bunraku était principalement narratif, les similitudes avec la tragédie de l’Antiquité classique me semblent évidentes, d’autant plus que, dans les deux cas, la représentation est codifiée par une typologie de personnages identifiables dès leur apparition sur scène. En effet, les masques et les costumes du théâtre antique sont classés par genre (tragédie, comédie) et par type de personnages faisant penser au classement des têtes des marionnettes Bunraku par genre (homme/femme), par âge mais aussi en héros et vilains4.

Dans ce contexte, l’adaptation d’Antigone par Ulrike Quade et Nicole Beutler tourne littéralement autour des marionnettes Bunraku qui tiennent les rôles principaux – en l’occurrence, Antigone, Ismène et Polynice – mais aussi métaphoriquement car cette distribution révèle un jeu de pouvoir entre inanimé∙e et animé∙e : la marionnette (inanimé∙e) est le∙a protagoniste, alors que le∙a manipulateur∙rice (animé∙e) sert d’auxiliaire facilitant son évolution sur scène. Le pouvoir serait du côté des marionnettes si les rôles manipulateur∙rice/manipulé∙e n’étaient pas indissociables : certes, les marionnettes tiennent les rôles principaux mais le∙a manipulateur∙rice est essentiellement celui∙le qui donne vie à la marionnette. Par conséquent, l’évolution fluide et vraisemblable de tous les participant∙e∙s sur scène – trois marionnettes et trois marionnettistes – et leur cohabitation harmonieuse combinant animation et danse mettent en question leurs rôles. Qui manipule qui ? La collaboration surprenante des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s transcende le statut d’objet inanimé des marionnettes qui sont traitées comme des acteur∙rice∙s humain∙e∙s. Par ailleurs, chaque marionnette a un∙e manipulteur∙rice assigné∙e dont le visage est visible – alors que celui des deux autres est couvert d’une cagoule qui est conforme à la tradition du Bunraku5 mais aussi renvoie subtilement à l’accessoire stéréotype des terroristes.  La chorégraphie minutieuse ne cache pas la manipulation ; au contraire, elle souligne le transfert constant du pouvoir entre être humain et marionnette suggérant une alternance ou un transfert de pouvoir sans antagonisme entre manipulateur∙rice et manipulé∙e. Le travail en équipe signale aussi une complicité, dans laquelle les marionnettistes font corps avec les marionnettes brouillant la frontière du pouvoir entre les deux et convoyant un message d’égalité puissant. À ce titre, l’échange de pouvoir mène à une confusion intentionnelle des identités et des rapports de pouvoir, poussant le∙a spectateur∙rice à réinterroger ses certitudes concernant les rapports sociaux de pouvoir. À mon sens, la fluctuation des forces de manipulation atteste de l’inconstance du pouvoir (politique ou social) et la fragilité des rapports de pouvoir qui en dérivent. En soulignant cette évolution et/ou mutation continue à travers le jeu de manipulation entre interprète et marionnette, les créatrices transcendent la perception sophocléenne du pouvoir et renvoient indirectement et subtilement aux jeux de pouvoir de l’actualité sociopolitique.

1.2 La domination des personnages féminins 

J’ai déjà mentionné que la réécriture d’Antigone par la compagnie Ulrike Quade met l’accent sur l’aspect social de la pièce et, plus spécifiquement, sur les personnages féminins. En effet, les créatrices bannissent de leur création les personnages masculins possédant un pouvoir dans l’œuvre sophocléenne, ce qui constitue un hommage silencieux et une mise en valeur du pouvoir des femmes : Créon, le garde, Tirésias, le messager n’apparaissent jamais ni ne sont mentionnés. Toutefois, il est intéressant de souligner qu’à travers la réécriture, la chorégraphie et la mise en scène choisies, les créatrices à la fois incluent et excluent Polynice, qui, par ailleurs, ne figure pas dans la distribution sophocléenne. Certes, l’introduction ou mise en situation (tel un flashback) ajoutée par Ulrike Quade et Nicole Beutler au début de leur adaptation, dépeint une scène de bataille violente – accentuée par la bande son. Les spectateur∙rice∙s qui sont familier∙e∙s avec la tragédie de Sophocle et le mythe des Labdacides reconnaissent dans la partition chorégraphique une illustration de la parodos du chœur, à savoir le récit de la bataille entre Argiens et Thébains6. Mais alors que le public est témoin de la mort d’un soldat, son nom et l’armée à laquelle il appartient ne sont pas précisés : Étéocle ou Polynice ?  Héros ou traître7 ? Si l’on se fie au texte sophocléen, il s’agit de Polynice mais, concrètement, l’identité du personnage marionnettique sur scène n’est pas renseignée ; le public s’apercevra que le corps du soldat de l’introduction est Polynice, lors de la scène d’enterrement8. Dans ce contexte, chez Ulrike Quade et Nicole Beutler, Polynice devient une figure masculine mise à l’écart, marginalisée, dépouillée de son identité et, somme toute, dépouillée de son pouvoir. En revanche, Antigone et Ismène sont clairement identifiables9 ; placées au centre de la création, elles deviennent deux parties d’un équilibre car les créatrices accordent à chaque sœur un long solo et un monologue, prolongeant la pièce d’un épilogue réservé à Ismène. Ainsi, Ulrike Quade et Nicole Beutler actualisent la tragédie sophocléenne en mettant l’accent à égalité sur deux personnages féminins – certes, très différents entre eux – dont la force de caractère et, par extension, le pouvoir sont incontestables. Les choix esthétiques et dramaturgiques des créatrices valorisent sans doute Ismène en lui laissant le dernier mot dans le spectacle et la hissent au rang de protagoniste en présentant leur Antigone comme un récit personnel, le témoignage d’une sœur négligée qui revendique son statut héroïque.

2. La revendication d’Ismène

Au-delà des rapports de pouvoir illustrés à travers la métaphore du jeu de pouvoir entre manipulateur∙rice et manipulé∙e, Ulrike Quade et Nicole Beutler ajoutent l’épilogue à leur version pour donner la parole à la seule survivante de la tragédie sophocléenne : Ismène. Ainsi, non seulement elles proposent une perspective genrée du mythe – en valorisant les personnages féminins, mais aussi confirment leur lecture et adaptation subversives du texte antique.

2.1 Le statut héroïque et le libre arbitre

Dans ce contexte, dans l’épilogue d’Antigone, Ismène se transforme devant les yeux du public en une élégante chercheuse érudite. Son attitude change et la fille qui apparaissait auparavant soumise et docile ayant souvent la tête inclinée et le regard baissé, devient une femme érudite, adoptant désormais un air hautain et confiant : elle s’assoit confortablement sur les genoux de sa manipulatrice, redresse son torse, croise les jambes, relève la tête balayant d’un regard défiant le public et n’hésite pas à allumer une cigarette sur scène, avant d’entamer son discours en s’adressant directement et calmement aux spectateur∙rice∙s. Elle raconte sommairement ses derniers moments avec sa sœur, puis elle se pose la question :

Je me demande qui elle serait [Antigone] aujourd’hui. Avec son audace. Dévouée à ses idéaux et prête à mourir pour eux. Un∙e informateur∙rice anonyme, une figure solitaire […] un∙e pilote kamikaze sans visage10 ?

Son interrogation à première vue personnelle et intime à propos de l’identité d’Antigone de nos jours, reste sans réponse car Ismène passe à un sujet qui lui tient plus à cœur : la définition de l’héroïsme. Elle est indignée par l’accusation injurieuse de sa sœur d’être restée inactive et elle en résume la conséquence : « Cette petite fille brune. La fanatique. […] La militante fougueuse. Ma sœur. […] Elle m’a envoyé dans l’histoire éternelle accompagnée du mot… lâche11 ». Pour réfuter le qualificatif, Ismène justifie ses actions : sa réaction à l’édit de Créon était tout simplement différente de celle d’Antigone ; elle a choisi de (sur)vivre parce qu’elle pensait qu’elle avait le droit de choisir en exerçant son libre arbitre12. Elle réitère alors sa déception d’avoir été considérée comme une lâche et d’être jugée suivant un double standard qu’elle ne comprend pas et qu’elle refuse d’accepter : « Tout le monde connaît son nom. Antigone. Une inspiration. Mais nos noms ont été oubliés… Ismène… Polynice…13 ». Elle semble (encore) tourmentée par cette réflexion et, secouant la tête, elle suspend son discours sur cette interrogation personnelle, intime et quitte la scène.

En laissant le dernier mot à Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler rétablissent, à mon sens, son statut héroïque. Leur adaptation ramène Ismène au premier plan et, à la fois, révèle comment les stéréotypes peuvent porter préjudice à un individu. En l’occurrence, la lâcheté présupposée d’Ismène évoque un stéréotype social relatif à la perception de l’héroïsme : le choix de sacrifier sa propre vie accorde automatiquement le statut héroïque à l’individu qui se sacrifie. Les créatrices dénoncent cette perception – selon laquelle un individu est qualifié d’héroïque en fonction du « bruit » que fait sa révolte – comme superficielle et erronée. Dans ce contexte, la classification est discriminante et porteuse de jugement parce qu’elle sous-entend que le sacrifice équivaut l’héroïsme, alors que le choix de (sur)vivre et de continuer à se battre est signe de lâcheté ; par conséquent, cette discrimination prive, indirectement, Ismène de son libre arbitre. Manifestement, à travers le monologue d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler dénoncent la catégorisation et la perception d’autrui en fonction d’une performance sociale stéréotypique et soulignent l’importance du libre arbitre en proposant d’autres voix et de nouvelles perspectives éliminant les discriminations relatives au statut social de l’individu et à ses choix. En donnant la parole à Ismène, elles remettent en cause les classifications sclérosées qui bannissent la sœur d’Antigone dans la catégorie des lâches.

Toutefois, la discrimination que subit Ismène transcende son genre féminin et la pensée sexuée et généralisée opposant les hommes aux femmes manifeste dans la pièce sophocléenne. Dans Antigone, les créatrices se préoccupent de l’opposition au sein du féminisme entre femme forte et femme faible. En effet, la revendication d’Ismène est, à la fois, sociale et sexuelle : étant qualifiée comme lâche, elle est réduite au stéréotype de la femme faible. Par conséquent, l’héroïsme de son choix n’est pas reconnu comme tel, d’autant plus que son libre arbitre est ignoré. Ainsi, en prenant la parole, Ismène s’assume comme femme sans adjectif qualificatif, dénonce la discrimination et souligne qu’elle mérite la gloire dont elle a été privée au même titre qu’Antigone car malgré leurs réactions différentes la démarche des deux sœurs est irrépréhensible et courageuse. À mon sens, en rétablissant le statut héroïque d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler montrent qu’elle est perçue comme une femme impuissante et lâche de façon préétablie et patriarcale. Elles formulent un contre-discours qui imbrique féminisme et concept de genre sur un registre social révélant la dimension intersectionnelle14 de leur lecture subversive.

2.2 Ismène comme alternative (elle aussi) féministe ?

Dans Antigone, la prise de position des deux sœurs est mise en balance.  Les choix esthétiques et dramaturgiques d’Ulrike Quade et Nicole Beutler valorisent les deux protagonistes féminins d’autant plus que les personnages masculins sont quasiment absents. Elles mettent l’accent sur Antigone et Ismène en augmentant considérablement le rôle d’Ismène, en accordant aux deux sœurs un temps équitable sur scène et en leur prêtant des discours féministes. Sans aucun doute, la place essentielle (peut-être la plus importante) accordée par les créatrices à Ismène lui restitue son statut héroïque et critique indirectement les normes et le patriarcat. Si Antigone est connue comme la femme rebelle et dissidente, Ulrike Quade et Nicole Beutler nous rappellent qu’Ismène est la femme réfléchie et prudente ; l’une est, certes, une activiste militante (Antigone) et l’autre est une érudite (Ismène), mais toutes les deux sont des femmes fortes. Les créatrices transcendent les critères de discrimination sociale en décidant de ne pas favoriser une des deux sœurs. Par ailleurs, Ulrike Quade et Nicole Beutler précisent dans le programme du spectacle15 que leur univers théâtral refuse d’identifier et de spécifier un centre d’autorité (ce qui justifie aussi l’absence de Créon) et que leur mise en scène vise à mettre l’accent sur des personnages qui cherchent leur place dans la société, comme Ismène. Dans ce contexte, elles dépeignent la sœur d’Antigone comme une alternative de femme moins agressive mais pour autant indubitablement puissante, qui s’assume et qui n’hésite pas à prendre la parole et à formuler un discours dénonçant les injustices sociales relatives à sa liberté de choisir l’action ou l’inaction, injustices dont elle a été victime.

Conclusion

Certes, Ulrike Quade et Nicole Beutler proposent une version d’Antigone qui conserve la structure narrative de la tragédie classique. Cependant, elles actualisent le mythe en enrichissant leur création par des arguments discrets et indirects qui rendent visible leur perspective genrée. D’une part, la partition chorégraphique qui est centrée sur les capacités et aptitudes des marionnettes et fusionne deux styles de danse à savoir la danse contemporaine avec la culture urbaine du hip hop ; d’ailleurs, leur aspect révolutionnaire et non-académique serait peut-être une référence au caractère d’Antigone. D’autre part, l’ajout de scènes supplémentaires comme l’arrestation violente d’Antigone16 qui sont axées autour des rapports de pouvoir entre les interprètes et les marionnettes et le traitement de ces dernières comme des partenaires de jeu réels.

Dans Antigone, manipulé∙e∙s et manipulateur∙rice∙s, dieux marionnettistes et individus pantins, performers maître∙sse∙s de leurs marionnettes mais fasciné∙e∙s et guidé∙e∙s par elles se posent une question essentielle : quelle marge pour l’exercice de la liberté et quelle place pour le libre arbitre ? La classiciste Helen P. Foley affirme que « les pièces tragiques visent à répondre aux réalités sociales et psychologiques mais aussi à aborder un ensemble plus large de problèmes sociaux et politiques17 ». Si la tragédie dépeint l’altérité, l’otherness dans le sens où elle est souvent axée autour d’une personne non-conventionnelle, alors Ismène et Antigone justifient cette qualification en tant que personnes singulières, uniques et spéciales. L’appartenance d’Antigone à un sexe spécifique – en l’occurrence, féminin – ne met plus en question sa capacité de réflexion et d’action : le doute est transposé vers ses choix, contestables parce qu’ils ne sont pas conformes à la norme. De même, Ismène exprime son opinion et ses réflexions en s’adressant directement aux spectateur∙rices∙s et transcende son rôle secondaire en clôturant la pièce par un monologue final où elle rectifie son image et revendique son statut héroïque et son identité de femme. La dialectique de l’inanimé∙e et de l’animé∙e proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler confirme que leur lecture genrée est originale alors que les interrogations d’Ismène et sa revendication de femme soulignent la dimension intersectionnelle de l’exploration des créatrices et leur lecture féministe de la pièce sophocléene.


Bibliographie

Bereni Laure et Trachman Mathieu, Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

Beutler Nicole, Antigone, Vimeo. [En ligne]. Nicole Beutler Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.

Butler Judith, Antigone: la parenté entre vie et mort, Le Gaufey Guy (trad.), Paris, Epel, 2013.

Collins Patricia Hill et Bilge Sirma, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016.

David-Jougneau Maryvonne, Antigone ou l’aube de la dissidence, Paris, L’Harmattan, 2000.

Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002.

Keene Donald, Nō and Bunraku: two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990.

Marquié Hélène, Non, la danse n’est pas un truc de filles! : essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.

Roca I Escoda Marta, Fassa Farinaz et Lépinard Éléonore, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016.

Sophocle, Antigone, Florence Dupont (trad.), Paris, L’Arche, 2007.

Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, Antigone, dossier de presse, 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, 22/4/2014.

Notes

1 Beutler Nicole, Antigone, teaser du spectacle, Vimeo. [En ligne] Nicole Beulter Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.

2 Propos d’Ulrike Quade et Nicole Beutler, cités dans le dossier de presse du spectacle lors de la 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, 22/4/2014, p. 6.

3 Selon l’historien et spécialiste de la culture japonaise Donald Keene, la notion de loyauté est essentielle dans la tradition japonaise. Pour plus d’informations sur l’histoire du théâtre Bunraku voir Keene Donald, Nō and Bunraku : two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990, pp. 119-189.

4 Donald Keene précise que les marionnettes Bunraku s’alignent sur la version japonaise élaborée des marionnettes à contrôle : leurs mains, tête et pieds sont en bois, leur visage est façonné et peint en fonction du texte et leur costume, couvrant le mécanisme de contrôle, permet une grande ampleur de mouvements. Elles sont manipulées par un∙e à trois marionnettistes selon les besoins et chaque pièce/histoire a ses personnages types. L’utilisation de trois opérateurs a été établie au Bunraku en 1734 par Tatsumatsu Hachirobei permettant dès lors « une subtilité de performance inégalée ». Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.

5 Cette pratique n’étant pas une règle de représentation, elle n’était pas toujours appliquée. Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.

6 En l’occurrence, les créatrices substituent toutes les parties chorales de la pièce sophocléenne par des intermèdes dansés par les interprètes et/ou par des projections de traductions libres de la parodos et des stasima du texte original appelés « chants/songs ».

7 Dans l’œuvre sophocléenne, l’édit de Créon déclare Polynice un traître, alors qu’il était censé partager le trône de Thèbes avec son frère Étéocle. Voir Sophocle, Antigone, Dupont Florence (trad.), Paris, L’Arche, 2007.

8 Cette scène est également ajoutée par les créatrices et ne figure pas dans la tragédie sophocléenne.

9 D’autant plus que leur physique est conforme aux stéréotypes à savoir Antigone représentée comme une femme brune aux traits durs et Ismène comme une femme blonde aux traits plus doux.

10 « I wonder who she would have been today. With the same audacity. Her devotion to ideals and her willingness to die for them. An anonymous whistle-blower? A lone figure […] a faceless kamikaze pilot? ». Extrait du spectacle Antigone. Le texte est en hollandais, surtitré en anglais. Traduction (de l’anglais) personnelle.

11 « That little dark-haired girl. The fanatic. […] The spirited militant. My sister. […] She has sent me into history everlasting with the word…coward ». (c’est l’auteure qui souligne) Idem.

12 « We both did what we were able to do. We acted freely. That’s what we called it. She chose death because she thought she could. I chose life because I thought I could » (Nous avons fait, toutes les deux, ce que nous pouvions faire. Nous avons agi librement. C’est ainsi que nous l’avons appelé. Elle a choisi la mort parce qu’elle pensait qu’elle le pouvait. J’ai choisi la vie parce que je pensais que je pouvais le faire). Idem.

13 « Everyone knows her name. Antigone. Idealist. An inspiration. But our names have been forgotten… Ismene… Polynices… ». Idem.

14 La notion d’intersectionnalité est définie – entre autres – par les chercheur∙se∙s Patricia Hill Collins, Hélène Marquié, Laure Bereni et Mathieu Trachman qui soulignent que l’entrecroisement et indissociabilité des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité implique voire impose leur étude concomitante. Voir Bereni Laure et Trachman Mathieu Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014 ; Marta Roca I Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016 ; Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016; Hélène Marquié Non, la danse n’est pas un truc de filles! Essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.

15 Dossier de presse du spectacle lors de la 10e

16 La scène de l’arrestation d’Antigone est une longue déclaration acérée contre la violence. Dès qu’Antigone s’éloigne du corps de son frère, le manipulateur se détache de la marionnette (morte)  et lorsque les deux autres le rejoignent nous assistons à l’interaction de quatre interprètes. Les agresseur∙se∙s attrapent l’héroïne par derrière et saisissent ses bras et ses épaules pour l’empêcher de s’enfuir, la tirent et la poussent dans tous les sens pour la restreindre alors qu’elle se débat par des coups de pieds et de poings ; de toute évidence maltraitée par ses agresseur∙se∙s, elle soupire alors qu’iels accompagnent leurs gestes de grondements. Iels arrivent à l’immobiliser au sol donnant un moment de répit à leurs efforts puis se lancent à nouveau (tou∙te∙s ensemble) dans un enchaînement aussi violent que le précédent : l’un d’entre elleux met sa main sur la bouche de la marionnette pour l’empêcher de crier et la scène s’achève quand l’héroïne se résigne, attrapée par la gorge.

17 Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002, p. 59.







Ré-inventer le vrai : le cinéma contemporain de non-fiction entre réalisme et hybridation

Luigi STORTO

Luigi Storto est doctorant en cotutelle entre l’Université de Toulouse Jean Jaurès et l’Université d’Udine. Sa recherche est focalisée sur la représentation de la réalité dans le cinéma contemporain de non-fiction, notamment ce cinéma à mi-chemin entre documentaire canonique et narration pure qui a été defini comme hybride.

Pour citer cet article : STORTO, Luigi, « Ré-inventer le vrai : le cinéma contemporain de non-fiction entre réalisme et hybridation », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « « L’oeuvre comme enquête / l’enquête dans l’oeuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/re-inventer-le-vrai-le-cinema-contemporain-de-non-fiction-entre-realisme-et-hybridation/>.

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Résumé

Ces dernières années, la vocation narrative déclarée par un ensemble hétérogène de films à mi-chemin entre observation directe et fictionnalisation a mené à parler d’hybridation. L’objectivité est supprimée en faveur d’une foi retrouvée dans la recherche esthétique, dans la valeur de l’expérimentation et du mélange des langages. Le documentaire contemporain pousse les limites de la représentativité jusqu’à défier le concept même de réel.

Mots-clés : Cinéma documentaire – Non-fiction – Postmodernité – Fictionnalisation – Fictionnel – Cinéma hybride – Hybridation – Performance – Performativité – Réalisme – Réalité – Réel – Narration – Hyperréalisme.

Abstract

In the last years contemporary documentary has shown a strong narrative vocation. This new way of narrating the reality has been defined as hybrid, for its recours to a fusion between direct observation and fictional aesthethic. Its main characteristic seems to be the awarness of renouncing objectivity. Contemporary documentary is trying to break all this limits in order to provide new perspectives to the very idea of real.

Keywords: Documentary – Non-fiction film – Postmodernity – Fictionalisation – Fictional – Hybrid cinema – Hybridization – Performativity – Realism – Reality – Real – Narrative – Hyperrealism.


Sommaire

Introduction
1. Poétiques de l’hybridation
2. L’Histoire (im)possible
2.1. Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008)
2.2 Kurt Cobain: Montage of Heck (Brett Morgen, 2015)
3. Entre performativité et narration
3.1 Le cœur battant (Roberto Minervini, 2013)
3.2 All these sleepless nights (Michal Marczak, 2016)
Conclusion
Notes
Bibliographie

Si l’artiste, en effet, à toute manifestation nouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré cette clarté, demeure obscure encore, l’homme théorique se rassasie au spectacle de l’obscurité vaincue et trouve sa joie la plus haute à l’avènement d’une vérité nouvelle, sans cesse victorieuse et s’imposant par sa propre force.

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie

Introduction

Vouloir tracer un parcours esthétique désignant les trajectoires à travers lesquelles le documentaire contemporain est en train d’évoluer signifie en premier lieu reconsidérer la fonction sociale et culturelle historiquement accordée à cette forme filmique : dans l’optique d’une opposition idéologique entre narration et document, pendant longtemps le documentaire a été considéré comme un genre qui ne devait pas s’occuper des histoires mais de l’histoire, c’est à dire des faits humains et sociaux certifiés, démontrés – un heritage idéologique de nature positiviste qui a chargé le documentaire de la tâche de certifier ses dicours au nom de la vérité1. D’où le recourt à une logique de nature assertive, qui se sert d’éléments probants en soutien à ses discours. Cette logique de type assertif/informatif peut être perçue comme une forme d’autolégitimation, entendant que le film expose sa vérité à travers des procédés standardisés et « codifiés » immédiatement identifiables en tant qu’appartenant à ce qui s’inscrit conventionellement dans le régime du vrai ; parmi ceux-ci on pourrait citer le recourt à l’interview pour la valeur de témoignage, aux images d’archive qui constituent un document, à l’usage du direct en tant que restitution d’une réalité « non altérée » et aussi, à un niveau de réception immédiate, la grain spécifique, la texture de l’image vidéo qui caractérise souvent le documentaire et qui renvoie à un style de reportage télévisé, donc non manipulé, « vrai ».

Dans le paradigme « classique » du cinéma documentaire le niveau de réalisme et d’authenticité est souvent proportionnel au facteur d’enquête/témoignage mis en oeuvre par le film à travers des moyens standardisés comme le direct et l’interview, héritage linguistique du cinéma-vérité qu’ensuite la télévision s’est approprié. En effet, plusieurs modalités de production typiques de ce genre ont été intégrées dans le système des formats télévisuels (par exemple l’utilisation de la voix off, l’expression d’une approche didactique qui dans un premier temps a caractérisé le documentaire dans sa première phase pour devenir ensuite un des traits distinctifs de nombreuses productions sériales ; ou encore, les modalités du cinéma direct qui aujourd’hui sont typiques des programmes d’actualité ou d’enquête).

Déjà, en 1995, Jean-Louis Comolli insistait sur la nécessité d’un cinéma libéré de cette approche où la pratique documentaire se retrouva banalisée par la diffusion des caméscopes, par l’assimilation du langage du cinéma direct opéré par la télévision et par l’insistence de considérer un « effet de réalité » l’enregistrement d’un geste dans sa durée réelle (« en temps synchrone »), l’illusion d’assister à quelque chose qui se passe devant nos yeux à travers ce qu’il définit comme inscription vraie, c’est-à-dire « l’épreuve de modestie du cinéaste »2.

Ce que le théoricien a voulu remettre en cause est l’idée de transparence qui, d’après lui, est une utopie devenue ensuite une tromperie, une illusion, « une aspiration à réduire les outils de la médiation technique, perçus comme faisant écran à l’accès à la chose même »3.

Comolli souligne que :

Le spectateur de documentaire s’appuie à juste titre sur l’assurance d’un lien puissant entre le réel et le représenté. Mais il a besoin de plus : que cette relation certaine soit validée par toutes les apparences d’une adéquation formelle, d’une transparence, d’une conformité de l’un à l’autre4.

Exactement ce lien fort, cette forme de garantie, est l’élément qui commencera à devenir de plus en plus faible jusqu’à disparaître : les limites entre réel et fictif, vie réelle et mise en scène ne seront plus un critère valable pour opérer une distinction entre documentaire et fiction. À mi-chemin entre réalisme et fictionnalisation, le cinéma de non-fiction qui couvre les vingt-cinq dernières années – significativement le passage entre le XXème siècle et le XXIème siècle – sera défini comme cinéma hybride pour indiquer le mélange entre pure mise en scène et observation directe5.

1. Poétiques de l’hybridation

C’est surtout après le début du nouveau millénaire que le cinéma documentaire manifeste une vocation narrative probablement inattendue car en sommeil depuis trop longtemps. La relation entre réel objectif et profilmique se déplace d’un niveau purement mécanique/reproductif (enregistrement d’une donnée immédiate, d’un événement pendant son contexte naturel) à un niveau performatif entendu comme reconstruction – ou plutôt re-création – du même événement, issue de mise en scène voire de récit, dans le refus explicite d’une objectivité de plus en plus mise en crise par l’univers médiatique et par la circulation frénétique des images. L’objectivité est supprimée en faveur d’une foi « retrouvée » dans la recherche esthétique, la valeur de l’expérimentation et du mélange linguistique ; il n’y a pas d’usage de l’interview et l’aspect formel revêt une importance inattendue, surtout après les années de l’esthétique vidéo-tape. Ce cinéma vise à « immerger » le spectateur dans une atmosphère de récit plus confortable, fluide, en quelque sorte « familiale », parce qu’elle donne effectivement l’impression que l’histoire procède par elle-même.

D’après Stella Bruzzi, le cinéma de non fiction a bénéficié d’une grande liberté expressive juqu’à la moitié du XXe siècle, c’est-à-dire quand la théorie a commencé à s’interroger sur la relation entre le film et le réel. La révolution du cinéma direct, avec l’emploi d’un équipement plus léger et moins intrusif, avait donnée l’idée de pouvoir annuler la distance entre réalité et répresentation, de restituer l’authenticité du monde réel au-delà du filtre de la caméra. La théoricienne anglaise remarque que le documentaire contemporain est retourné à sa désinvolture originelle (more relaxed roots), en ce qui concerne l’usage de la fictionnalisation et surtout l’aspect performatif qui constitue à son avis la question centrale de la pratique du cinéma contemporain de nonfiction et aussi la déclaration de l’impossibilité à accéder à une répresentation authentique :

Within such a realistic aestethic, the role of performance is, paradoxically, to draw the audience into the reality of the situations being dramatised, to authenticate the fictionalisation. In contrast to this, the performative documentary uses performance within a non-fiction context to draw attention to the impossibilities of authentic documentary representation6.

D’autre part, comme l’a remarqué Susan Sontag, « To possess the world in the form of images is, precisely, to reexperience the unreality and remoteness of the real »7, un concept que nous pouvons étendre du domaine de la photographie au système entier des médias : l’époque contemporaine est celle où, si d’un côté il est possible de réaliser une histoire universelle grâce au niveau de médiatisation, cette prolifération l’a rendue impossible8.

S’il est donc impossible de saisir le monde réel tel qu’il est, alors une approche subjective est la seule en mesure de satisfaire ce besoin inné de répresenter celle alterité irréductible constituée par ce qui nous apparaît comme la réalité. À cette fin le cinéma documentaire a dû premièrement se dépouiller de l’exigence de « certifier » ce qu’il dit et ensuite se réapproprier ses moyens expressifs.

À travers un aperçu sur quelques uns des titres les plus éloquents de ces dernières années, cet essai propose un parcours d’évolution linguistique – quoique non exempt de paradoxes ou dérives, comme l’on verra – où les formes adoptées diffèrent de plus en plus considérablement des critères esthétiques traditionnels de ce genre.

Le cinéma contemporain de non-fiction s’inscrit de plein droit dans la logique postmoderne du refus d’un réel supposé a priori. Au contraire, il montre comme dénominateur commun l’interrogation constante sur la restitution d’une réalité non considérée comme acquise mais ouverte à l’expérimentation et au mélange linguistique, ce qui implique une redéfinition des catégories de « vrai » et « fictif » dans lesquelles la théorie filmique a souvent contraint œuvres et auteurs.

Il ne faut pas oublier que le cinéma hybride n’est pas l’expression d’une école, d’un mouvement ou d’une avant-garde ; il s’agit d’une approche partagée par plusieurs cinéastes, avec des formations et inclinations esthétiques différentes.

L’analyse proposée se focalisera donc sur la mise en relation entre des matériaux ayant à la fois statut de réel et statut de fiction afin d’identifier de quelle manière cette relation contribue au discours filmique. À cet égard, je considère particulièrement important la réflexion conduite par Pietro Montani sur la relation entre la valeur de témoignage, le monde visible et les formes du documentaire et de la fiction :

[…] en opposition avec l’idée d’une prise directe de l’image sur le monde (idée déjà invalidée par l’haut niveau de médialisation présente dans le monde), et aussi avec la thèse « postmoderne » selon laquelle le monde réel risque de se faire absorber totalement par son simulacre, le paradigme audivisuel auquel je pense repose sur le principe d’une comparaison active entre les différents formats techniques de l’image (optique et numérique, par exemple) et entre ses différentes formes de discours (fictif et documentaire, par exemple) ; je pense que dans ces conditions on peut rendre justice à l’altérité irréductible du monde réel et au témoignage des faits, médiatiques ou non, qui s’y produisent9.

>L’analyse des films prendra aussi en considération deux éléments essentiels du cinéma hybride : le récit de l’histoire et l’aspect performatif.

2. L’Histoire (im)possible

La fictionnalisation d’événements historiques est une pratique typiquement postmoderne ; le croisement entre Histoire et fiction est un moyen de souligner la liberté créative de l’auteur mais aussi la partialité, les limites de l’Histoire en tant que science exacte, objective. L’analyse des titres proposés s’appuie sur la pensée de Paul Ricœur et examine deux procédés : en premier, pour Valse avec Bachir, le croisement (et la fusion, comme l’on verra) entre mémoire personnelle, mémoire collective, autobiographie et Histoire ; ensuite, pour la biographie de Kurt Cobain, la refiguration du « contexte de vie […], le monde qui, aujourd’hui, manque […] »10.

2.1. Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008)

Ce film autobiographique est la narration du parcours à travers lequel Ari Folman a rassemblé ses mémoires de guerre avec l’aide de ses camarades. Chacun d’eux contribue avec ses souvenirs à reconstituer ceux du protagoniste. Ce qui en sort est la reconstruction dramatique des événements qui en septembre 1982 ont conduit au massacre de Sabra et Chatila pendant la première guerre du Liban, massacre dont Ari Folman a été témoin mais qu’il a supprimé au cours des années.

Folman a donc travaillé sur une double voie : autobiographie et histoire, d’un côté expérience personnelle/mémoire subjective, de l’autre côté mémoire historique, « objective ».

L’animation est un genre qui traditionnellement ne concernait nullement tout ce qui appartient au domaine de l’enquête, du témoignage et en général du document, au moins jusqu’à la sortie de ce film, qui a utilisé l’animation dans le but de renforcer la narration, constamment au bord du gouffre entre témoignage et hallucination.

La séquence analysée est le final du film où l’animation cède la place à une courte séquence vidéo : du gros plan de Ari (en animation) une coupe de montage nous montre des images filmées, donc réelles, ou qui appartiennent au moins à ce qui conventionnellement fait partie du statut de réel. Il s’agit des images tournées juste après le massacre, des images vidéo, « pixelisées », un exemple typique de reportage télévisé :

Le protagoniste a terminé son parcours, a accompli sa « mission »11, en reconstruisant sa mémoire personnelle qui, par ailleurs, coïncide avec un événement enregistré et diffusé par les médias et qui donc fait partie d’une vérité historique rendue objective par le fait même d’être devenu un document.

À ce propos Paul Ricœur nous rappelle que :

Dans la notion de document, l’accent n’est plus mis aujourd’hui sur la fonction d’enseignement […] mais sur celle d’appui, de garant, apporté à une histoire, un récit, un débat. Ce rôle de garant constitue la preuve matérielle, ce qu’en anglais on appelle « evidence », de la relation qui est faite d’un cours d’événements. Si l’histoire est un récit vrai, les documents constituent son ultime moyen de preuve ; celle-ci nourrit la prétention de l’histoire a être basée sur des faits12.

C’est la raison de l’usage de ces images vidéo, non par opposition mais plutôt en complément d’une narration qui jusqu’à la fin s’est basée essentiellement sur la dimension fictive de l’animation – une « non-réalité », simulacre par excellence – pour raconter une histoire personnelle, subjective.

Valse avec Bachir parle de ce « plan intérmediaire […] où s’opèrent concretement les échanges entre la mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique »13 ; les dimensions subjective et objective trouvent dans ce film un point de contact surprenant, dans l’esprit de l’hybridation stylistique et idéologiquement très proche du scepticisme postmoderne par rapport à l’exactitude présumée de l’histoire. On dirait en effet que ce film déclare l’impossibilité d’une objectivité historique : la seule façon de parvenir à une « vérité » est sa recomposition, un remembrement collectif rendu possible par la participation de plusieurs individus. À la fin, quand ce travail de reconstitution est terminé, la mémoire pourra revêtir une valeur historique, objective, et devenir réelle dans les images vidéo d’un reportage.

2.2 Kurt Cobain: Montage of Heck (Brett Morgen, 2015)

« Ce film est basé sur l’art, la musique, les carnets, les films et les montages audio fournis par la famille de Kurt Cobain » : ce documentaire a été réalisé à partir du matériel audio du même musicien, un véritable journal qu’il a enregistré sur des cassettes.

Une voix à laquelle manque par contre un corps. L’image de Cobain pourrait nous être restitué tout simplement à travers du matériel d’archive et de témoignages de son entourage, sinon en osant la mise en scène de ce qu’il a enregistré sur ses cassettes, des épisodes spécifiques de son adolescence ; l’animation est donc le moyen utilisé pour donner corps à cette voix.

La mise en scène du point de vue de Cobain est réalisée à travers ce qui peut être considéré comme un double écart : en premier lieu la voix, que nous savons être la sienne, la voix véritable de Cobain, mais surtout l’animation qui fait de ce film la biographie définitive de ce personnage.

Une courte introduction réalisée à travers le témoignage de Wendy O’Connor nous montre des films en Super 8 tournés pendant les premières années de vie de son fils, Kurt. Elle lui demande :

« Qui es-tu ?»

« Je suis Kurt Cobain »

Voici le premier écart : le film, presque aussitôt, pose Cobain comme sujet énonciateur et non comme simple objet du discours ; les différents témoignages, qu’ils soient de ses parents, de sa femme ou de Krist Novoselic ne sont pas suffisants, ou plutôt sont le point de vue de tiers, et bien que pendant toute sa durée le film fera recours à plusieurs entretiens filmés, ce documentaire trouve sa raison d’être dans la volonté de nous restituer Kurt Cobain comme le protagoniste véritable, celui dans lequel le spectateur devra s’identifier. En effet quelques minutes plus tard nous entendons pour la première fois une de ses cassettes enregistrées où il raconte sa frustration, l’angoisse et ce sens d’inadéquation qui seront centraux dans ses chansons.

Cette séquence, introduite par une série de photos de Cobain adolescent, cède la place à l’animation, qui constitue le deuxième écart : la dimension fictive de l’animation, simulacre par excellence, donne finalement corps à sa voix.

À partir de ce moment il sera beaucoup plus facile de nous identifier à un sujet dont nous reconnaissons la voix – une voix qui par ailleurs s’adresse directement à nous spectateurs – mais surtout dont nous voyons la figure bouger, image vivante d’un homme que nous savons disparu en 1994.

Pour paraphraser à la fois Roland Barthes et Jean-Louis Comolli, on pourrait dire que devant les photos de Cobain nous savons qu’il a été et qu’il n’est plus14, mais en regardant son image animée nous assistons, littéralement, à une « résurgence, réinstallation, retour. L’homme mort fait retour à l’écran »15.

Le film d’Ari Folman et le film de Brett Morgen utilisent la relation entre animation et matériel appartenant au statut de réel en faveur de la logique narrative mais dans des directions opposées. Si dans Valse avec Bachir l’animation cède la place à la séquence vidéo pour marquer le passage de la sphère subjective à la sphère historico-objective, dans le film sur Cobain le procédé est inversé : nous passons d’une série d’interviews (des « inscriptions vraies », pour reprendre Comolli) à une séquence qui nous montre des photos d’un Cobain adolescent (séquence commentée par sa voix), jusqu’à arriver à son point de vue, c’est-à-dire une séquence animée toujours avec sa voix off.

Ces deux films suggèrent un point de contact remarquable entre l’acte de témoignage et la narration pure, en accord avec la pensée de Paul Ricoeur : alors que le conte historique doit respecter une reconstruction véritable des faits, la fiction narrative n’est pas soumise à cet engagement. Cependant l’historien est de quelque manière forcé à utiliser des artifices narratifs fournis par l’univers de la fiction. Dans le troisième volume de Temps et récit, Ricoeur mentionne explicitement l’engagement éthique qui oblige l’historien dans la reconstructions des faits, ce que lui définit comme dette16. Ces films accomplissent les tâches d’une reconstruction véridique avec un effort ultérieur : le choix du point de vue. Dans Valse avec Bachir c’est Folman lui-même (en tant qu’auteur, personnage agent et narrateur) qui met en jeu son point de vue sur son histoire personnelle qui coïncide avec un épisode de l’Histoire collective17. Dans la biographie de Kurt Cobain le réalisateur ne se contente pas des témoignages présents pendant toute la durée du film mais décide de « fair parler » le protagoniste, de mettre en scène sa voix et son point de vue avec son simulacre animé – imitation de la réalité, sûrement, mais probablement la seule façon de conférer de l’authenticité à la mémoire du musicien.

3. Entre performativité et narration

Dans sa forme traditionnelle, le documentaire se rend immédiatement reconnaissable au spectateur à travers la relation que l’acteur social établit avec la caméra pendant l’acte même de témoignage. L’absence de cet acte implique une reformulation du discours filmique en termes éminemment narratifs. Cet élément introduit les deux prochains films, dans lesquels n’importe quel moyen lié à l’idée d’épreuve ou d’inscription vraie (interviews, images d’archives ou documents en général) est totalement absent. Étant donné ce refus, les enjeux changent radicalement et le résultat esthétique ramène de plus en plus considérablement au potentiel que ce genre a exprimé pendant sa phase « primitive ».

Stella Bruzzi nous rappelle que :

[…] the new performative documentaries herald a different notion of documentary ‘truth’ that acknowledges the construction and artificiality of even the non-fiction film18.

3.1 Le cœur battant (Roberto Minervini, 2013)

Ce film révèle une âme double, en tant que conte de formation intime et délicat sur les premiers troubles d’adolescence de Sara et dans le même temps observation d’inspiration anthropologique par la façon d’exposer les contradictions de l’Amérique rurale au milieu de ce que l’on appelle Bible Belt (dans laquelle vit un nombre élevé de personnes qui se déclarent d’un «protestantisme rigoriste», terme recevant la désignation de fondamentalisme chrétien dans la sphère américaine).

Le travail des familles paysannes, la religiosité archaïque et dans le même temps naïve, la virilité des hommes démontrée à travers le rodéo et l’omniprésence des armes à feu : tels sont les éléments à travers lesquels se déroule ce film, qui est surtout un des meilleurs portraits sur l’adolescence vues sur l’écran.

Le tournage s’est étalé sur deux mois pendant lesquels le réalisateur a travaillé sur un simple brouillon, pas même un véritable scénario, en demandant à ses personnages de jouer eux-mêmes. Le film – caractérisé par une attention particulière réservée à la photographie et au montage – ne renonce pas à des moments lyriques qui renvoient au cinéma de Terrence Malick et à Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975).

La structure narrative est simple et linéaire et le discours filmique est tellement naturel et fluide qu’il est facile oublier que, « derrière », il y a un metteur en scène. Cela est dû au fait que, contrairement à ce qui se passe normalement dans les documentaires traditionnels, ce film ne recourt presque pas au dialogue en mettant l’accent sur les images : le style filmique de Roberto Minervini se caractérise par l’utilisation constante de la caméra à l’épaule – jamais intrusive bien que toujours très près des personnages – et par un regard non seulement respectueux et impliqué, voire « de rêve ».

À un tiers du film il y a la séquence d’une petite fête paysanne avec une compétition de rodéo. La caméra commence à « vagabonder » parmi la foule jusqu’à s’arrêter sur un homme qui parle avec son fils. C’est maintenant que la troupe déclare sa présence : le garçon se rapproche de la caméra dans un « jeu » qui associe simultanément les acteurs sociaux, l’auteur et le spectateur, qui à ce point est directement mis en cause.

À travers cette séquence dans le style du cinéma direct, Minervini précise sa pratique de cinéaste : il se rend finalement « visible » (avec ses collaborateurs) en brisant donc la magie d’une « fausse fiction », c’est-à-dire l’atmosphère suspendue de la partie précédente, qui par ailleurs sera reprise dans les séquences successives. Le regard en caméra des deux garçons, la voix de leur père qui les encourage à parler directement à la caméra (à nous spectateurs) constituent l’écart entre les deux niveaux auxquels ce film travaille : le premier, prédominant, relatif au monde intime de Sara et marqué par ce regard « de rêve », plus proche aux formes de la fiction, presque un degré zéro où l’auteur prétend de se cacher en se mettant sur le même plan des personnages ; le deuxième niveau, à caractère anthropologique, est lié aux rituels du rodéo, à la vie fermière et à la culture réactionnaire du Texas, caractérisé par des choix formels plus typiques du cinéma-vérité et du direct, où paradoxalement (surtout si mises à côté de celles relatives à l’intimité de Sara) par contraste font « sentir » la présence de la caméra, comme dans la séquence mentionnée.

Il s’agit d’une approche qui bouleverse l’utopie de la transparence au nom de laquelle le direct s’est développé (avant d’être dépouillé par la télé-réalité) ; en acceptant le fait que le monde réel, en tant que autre, est probablement insaisissable à travers les moyens dont nous disposons, un film comme Le cœur battant nous propose des séquences où les stratégies de fictionnalisation servent à rendre poétique ainsi que véridique la confusion d’adolescent de la protagoniste et nous montre comment peut être interprété le genre non-fiction en termes d’auctorialité, en outre sans renoncer à une approche esthétique remarquable à travers une pratique qui renvoie à l’idée de jeu proposée par Comolli, peut-être la seule possibilité d’un compromis entre les deux instances du cinéma, sa nature mécanique et reproductive (visée à la transparence) et l’aspiration humaine à l’expression personnelle ; une approche grâce auquel les deux natures opposées de machine et d’être humain peuvent coexister créativement19. Dans cette optique la définition de documentaire donnée par John Grierson – the creative interpretation of actuality – semble acquérir à nouveau sa valeur et nous aide à reconsidérer le statut, les prérogatives ainsi que le rôle du cinéma de non-fiction.

3.2 All these sleepless nights (Michal Marczak, 2016)

Le dernier film analysé est basé sur une expérience réelle des deux protagonistes qui ont vécu un été entier entre rave parties, discothèques et boîtes de nuit au nom de l’hédonisme et à la recherche d’eux-mêmes.

Ce film a gagné au Sundance Festival 2016 le prix pour la meilleure mise en scène. En effet, c’est exactement la mise en scène qui surprend si on pense assister à un documentaire « normal » ; on pourrait penser qu’il s’agit plutôt d’une dérive, d’un excès d’expérimentation dans l’espoir d’imprégner un documentaire d’éléments même incompatibles avec le cinéma du réel, au nom d’une sorte d’hyperrealisme de la simulation. Le réalisateur n’accorde rien au langage canonique du genre documentaire. Nous ne parlons plus du refus de l’interview ou de caméra à l’épaule, nous parlons de mettre en scène une histoire que l’on suppose être vraie avec le langage le plus effrontément esthétisant qu’on puisse imaginer – un langage arty, pour utiliser un terme à la mode – avec un usage copieux et peut-être exagéré d’évolutions vertueuses de la caméra, non plus une idée de cinéma performatif mais une véritable chorégraphie, par exemple dans la séquence du rave party sur la plage. Si d’un côté il est indiscutable que cette séquence est le résultat d’un tournage effectué pendant une situation réelle, de l’autre côté on peut difficilement nier que l’interaction entre les protagonistes et la caméra a été recherchée méticuleusement afin d’obtenir ce sens d’harmonie et de fluidité. Il est légitime de penser que rien n’a été laissé au hasard, au point de remettre en question la nature véritablement documentaire de ce film qui va bien au-delà (et peut-être détruit) la démarcation entre réel et fictif, en se servant d’une esthétique appartenant même pas au cinéma traditionnel narratif mais plutôt un langage que l’on dirait typique de la publicité et du vidéoclip20.

Avec ce film, un renversement total semble être franchi : si le cinéma fictif se sert depuis longtemps d’une esthétique proche des territoires du documentaire et du reportage pour donner une empreinte de crédibilité à la narration, et si le documentaire à son tour s’est approprié le langage de la fiction, il est fort probable que les formes traditionnelles de fictionnalisation ne soient plus suffisantes. Ainsi le film de Marczak fait une utilisation continue, voire fatigante, de la musique et se sert d’une steadycam pour rendre « invisible » le travail de la caméra (glissement remarquable si aujourd’hui la transparence est poursuivie avec un moyen esthétisant comme la steadycam, qui permet de ne pas sentir la présence de la caméra).

Avec ce film nous arrivons à une étape où non seulement la réalité imite la fiction (Augé21) et redouble ses discours avec « un effet de réalité » (Baudrillard22) ; désormais on voit comme possible une évolution du documentaire (si d’évolution on peut parler) vers une phase hyper-réelle, c’est-à-dire une étape où le naturel est tellement fasciné par l’artificiel jusqu’au point de vouloir lui ressembler, même au prix de définir « documentaire » un long – ainsi qu’un peu monotone – vidéoclip.

Conclusion

Avec ce bref aperçu j’ai essayé de donner une idée la plus claire possible du fait que la désignation même de documentaire pourrait bientôt ne plus être suffisante à définir ce langage, ainsi que le genre non-fiction semble en train de devenir une macro-catégorie prête à englober une infnité de sous-genres constamment en évolution, bien sûr avec la complicité des langages virtuels, d’internet, du numérique.

Malgré le fait que cela puisse justement créer de la perplexité ou même un refus catégorique des puristes, il faudrait être conscient que la condition sine qua non pour l’évolution de tout langage en tant que formes de création est l’expérimentation continuelle, la mise à l’épreuve voire la torsion des formes ; le cinéma hybride, dans ses expressions les meilleures, montre d’avoir absorbé tout signal culturel, politique et social de notre époque avec toutes ses contradictions, et d’avoir eu la capacité de les reformuler de manière remarquablement critique. Dans ce sens, Pietro Montani a souligné que pendant longtemps une des tâches principales des langages artistiques a été celui de nous aider à comprendre ce qui se passait dans le relation entre les images et le monde ; à ce propos il nous invite à considérer l’art selon sa déclinaison originaire, c’est-à-dire comme une techne, une technique de l’imagination23.

En essayant de lire en filigrane les titres proposés dans cette analyse, au-delà des différences substantielles des thèmes et de style, nous pouvons entrevoir une interrogation implicite portée directement à nous qui regardons : c’est un appel à participer activement, à prendre position là où le film se refuse de trop montrer, de tout expliquer.

Libérer le regard et restituer à la vision ce potentiel d’inachèvement trop souvent mortifié par les dogmes de la narration conventionnelle : en définitive cela semble être le but du cinéma hybride.


Notes

1 « C’est au dix-neuvième siècle que l’historiographie a défini son orthodoxie actuelle. En évacuant la poétique au nom de la vérité, l’historiographie basa sa méthode scientifique sur la stricte relation des faits dans l’ordre de leur occurrence, avec la conviction que la vérité émergerait de cette représentation “fidèle” de la réalité des phénomènes. Les historiens abandonnèrent scrupuleusement, en les considérant comme techniques de fiction, les procédés et les figures de la réthorique classique, que l’histoire comme art avait longtemps partagés avec la littérature d’imagination. Ils cherchèrent à les remplacer par un langage sans artifice – un médium de représentation transparent, par lequel le discours historique pourrait transformer le phénoménal en verbal sans perte ni distorsion. […] L’invention de la photographie et a fortiori de la cinématographie porte témoignage du goût qu’a la civilisation occidentale pour le réel (apparent), de sa prédilection pour l’évidence documentaire, exempte de subjectivité humaine. La transparence supposée de l’image cinématographique a le notable avantage d’effacer, plus qu’il ne serait jamais possible dans un texte écrit, ce qu’André Bazin reconnaît être « l’intervention créatrice de l’homme » ». GUYNN, William. Un cinéma de Non-Fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie. Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2001, p. 15-16.

2 COMOLLI, Jean. Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004, p. 256-262.

3 Ibid, p. 256

4 Ibid, p. 287.

5 Roger Odin avait indiqué comme hybrides les films « à l’intersection de deux (ou plusieurs) ensembles cinématographiques, des films qui entrelacent deux (ou plusieurs) consignes de lecture » ; cf. ODIN, Roger (dir.). Cinémas et Réalités, Saint-Etienne, CIEREC, 1984, p. 274. Plus recemment la presse anglosaxonne a repris ce terme pour indiquer le mélange de réalité et fiction. Pour un aperçu sur le cinéma hybride voir : MOODY, Luke. Act normal: hybrid tendencies indocumentary film, 11polaroids [en ligne]. Disponible sur : https://11polaroids.com/2013/07/02/act-normal-,hybrid-tendencies-in-documentary-film/ (consulté le 09/03/2019) ;  SVETVILAS, Chuleenan. Hybrid Reality: When Documentary and Fiction Breed to Create a Better Truth, documentary.org [en ligne]. Disponible sur : http://www.documentary.org/feature/hybrid-reality-when-documentary-and-fiction-breed-create-better-truth (consulté le 09/03/2019) ; LIM, Dennis Lim. It’s Actual Life. No, It’s Drama. No, It’s Both, New York Times [en ligne]. Disponible sur : http://www.nytimes.com/2010/08/22/movies/22hybrid.html?_r=0 (consulté le 09/03/2019) ; ROBERTSON, Zoë. Hybrid Film. Blending fact and fiction, and the act of memory as authenticity, povmagazine [en ligne]. Disponible sur : http://povmagazine.com/articles/view/hybrid-film (consulté le 09/03/2019).

6  BRUZZI, Stella.New Documentary. 2ème éd. New York : Routledge, 2006, p. 185.

7 SONTAG, Susan Sontag. On photography.  New York : RosettaBooks, 2005, p. 128.

8 À ce propos je renvoie au concept de fin de l’histoire proposé par Gianni Vattimo  dans l’introduction à son ouvrage La fine della modernità (Milano : Garzanti, 1985) et à son analyse de la société de la communication dans le premier chapitre de La società trasparente (Milano : Garzanti, 1989).

9 MONTANI, Pietro. L’immaginazione intermediale. Perlustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile. Roma-Bari : Laterza, 2010, p. XIII [traduction du redacteur].

10 RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome III : Le Temps raconté. Paris : Points, 1991, p. 334-335 [1re édition Paris : Seuil, 1985].

11 J’utilise le terme « mission » dans l’acception fournie par Christopher Vogler dans The Writer’s Journey: Mythic Structure For Writers, 3ème éd, San Francisco, Michael Wiese Productions, 2007.

12 RICŒUR, Paul. Op cit., p. 213-214.

13 RICŒUR, Paul. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Points, 2003, p. 161 [1re édition Paris,Seuil, 2000].

14 BARTHES, Roland.  La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Gallimard, 1980, p. 133.

15 COMOLLI,Jean-Louis. Op cit., p. 600.

16 « […] à la différence du roman, les constructions de l’historien visent à être des reconstructions du passé. A travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l’historien est soumis à ce qui, un jour, fut. Il a une dette à l’égard du passé, une dette de reconnaissance à l’égard des morts […] » in RICŒUR, Paul. Op Cit., p. 253.

17 « Autant la notion de mémoire collective doit être tenue pour une notion difficile, dénuée de toute évidence propre, autant son rejet annoncerait, à terme, le suicide de l’histoire » in RICŒUR, Paul. Op Cit., p. 216.

18 BRUZZI, Stella. Op Cit., p. 186.

19 « Jouer avec la figure humaine telle que le « réalisme ontologique » du cinéma la représente, tenir l’image du corps pour identique au corps réel et, mieux, avec lui confondue, jouer avec l’effet de réel du corps filmé, voilà ce qui est en promesse dans l’utopie cinématographique » dans  Jean-Louis Comolli, Op Cit., p. 599.

20 À ce propos je renvoie à JULLIER, Laurent, PEQUIGNOT, Julien Péquignot. L’effet-clip au cinéma. Kinephanos [en ligne], 2013, Vol. 4, No. 1, p. 64-80. Disponible sur : https://www.kinephanos.ca/2013/effet-clip/ (Consulté le 14/03/2019).

21 AUGE, Marc. La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction. Paris : Seuil, 1997, p. 16.

22 BAUDRILLARD, Jean Baudrillard.  L’Echange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976, p. 112.

23 MONTANI, Pietro. Op Cit., p. 63.

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Bibliographie

AUGÉ, Marc. La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction. Paris : Seuil, 1997, 180 p.
BARTHES, Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Gallimard, 1980, 195 p.
BAUDRILLARD, Jean. L’échange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976, 351 p.
BRUZZI, Stella. New Documentary. 2ème éd. New York : Routledge, 2006, 275 p.
COMOLLI, Jean-Louis. Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire. Paris : Verdier, 2004, 761 p.
COMOLLI, Jean-Louis. Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique. Paris : Verdier, 2012, 600 p.
GUYNN, William. Un cinéma de non-fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie. Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001, 257 p.
JULLIER, Laurent., PÉQUIGNOT, Julien. L’effet-clip au cinéma. Kinephanos. 2013, Vol. 4, No. 1, p. 64-80. URL : https://www.kinephanos.ca/2013/effet-clip/
LIM, DENNIS. It’s Actual Life. No, It’s Drama. No, It’s Both. New York Times. URL : http://www.nytimes.com/2010/08/22/movies/22hybrid.html?_r=0
MONTANI, Pietro. L’immaginazione Intermediale. Perlustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile. Roma-Bari : Laterza, 2010, 97 p.
MOODY, LUKE. Act normal: hybrid tendencies in documentary film. 11polaroids. URL : https://11polaroids.com/2013/07/02/act-normal-hybrid-tendencies-in-documentary-film/
ODIN, Roger (dir.). Cinémas et Réalités. Saint-Etienne, CIEREC, 1984, 304 p.
RICOEUR, Paul. Temps et récit. Tome III : Le Temps raconté. Paris : Seuil, 1985, 533 p.
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, 736 p.
ROBERTSON, ZOË. Hybrid Film. Blending fact and fiction, and the act of memory as authenticity. povmagazine. URL : http://povmagazine.com/articles/view/hybrid-film
SONTAG, Susan. On photography. London : Penguin Books, 1979, 224 p.
SVETVILAS, CHULEENAN. Hybrid Reality: When Documentary and Fiction Breed to Create a Better Truth. documentary.org. URL : http://www.documentary.org/feature/hybridreality-when-documentary-and-fiction-breed-create-better-truth
VATTIMO, Gianni. La fine della modernità. Milano : Garzanti, 1985, 192 p.
VATTIMO, Gianni. La società trasparente. Milano : Garzanti, 1989, 121 p.
VOGLER, Christopher. The Writer’s Journey: Mythic Structure for Writers. 3ème éd. San Francisco : Michael Wiese Productions, 2007, 407 p.

« Archivé jusqu’aux dents » – By the Skin of our Teeth : l’enquête archivistique dans le projet Forced Walks de Lorna Brunstein et Richard White

Bridget SHERIDAN

Bridget Sheridan est docteure en arts plastiques, qualifiée aux fonctions de Maître de conférences et membre du laboratoire LLA CREATIS, à l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle s’intéresse à la marche comme pratique esthétique, mais aussi aux dispositifs mémoriels dans l’art contemporain.

bridgetsheridan@hotmail.fr

Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « « Archivé jusqu’aux dents » – By the Skin of our Teeth : l’enquête archivistique dans le projet Forced Walks de Lorna Brunstein et Richard White », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11, « L’oeuvre comme enquête / l’enquête dans l’oeuvre : création et réception » », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/archive-jusquaux-dents-by-the-skin-of-our-teeth-lenquete-archivistique-dans-le-projet-forced-walks-de-lorna-brunstein-et-richard-white/>.

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Résumé

Cet article prend comme objet d’étude le projet artistique de Mark White et de Lorna Brunstein, intitulé Forced Walks. L’œuvre s’appuie essentiellement sur le témoignage d’Esther Brunstein, une rescapée d’Auschwitz ayant également survécu aux marches de la mort. Il s’agit de questionner le dispositif de création qui mêle une pratique de la marche à l’enquête historiographique et à un usage artistique des réseaux de publication sur internet. Ce dispositif tisse des liens entre les archives traditionnels et les réseaux numériques tout en facilitant l’émergence de nouveaux contenus et en sensibilisant le public aux différentes formes d’archives.

Mots-clés : art en marche – archive – Bergen Belsen – installation – mémoire – Derrida – De Baecque – Brunstein – Didi-Huberman

Abstract

This paper deals with Mark White and Lorna Brunstein’s art project, Forced Walks, a piece of work which stems from Esther Brunstein’s testimony, an elderly lady having survived both Auschwitz and the death marches. The creation process shall be discussed, noting that it involves art walking, historiographical investigation and the use of digital networks. This process consists in intertwining the traditional use of the archives with more a contemporary use of the internet, facilitating the creation of new data whilst increasing awareness of different forms of archives.

Keywords: art walking – archive – Bergen Belsen – installation – memory – Derrida – De Baecque – Brunstein – Didi-Huberman


Sommaire

Introduction
1. Histoire et enquête préliminaire
2. L’archive vivante et ambulante
3. La mise en scène de l’enquête
Notes
Bibliographie

Introduction 

I survived by the skin of my teeth[1]

Il s’en est fallu de peu pour les survivants des marches forcées, évacués des camps de la mort en Allemagne[2]. Nombreuses ont été les victimes laissées au bord de la route, assassinées lâchement par les Nazis. Si le souvenir des marches forcées a survécu, il s’en est fallu d’un cheveu, puisque ceux qui ont perpétué ce crime ont tenté de l’enfouir à jamais en bord de chemin. Et pourtant, malgré l’effort des Nazis d’ensevelir toute trace de ces marches monstrueuses, le passage pénible de ces femmes, fantômes d’elles-mêmes, a survécu à cette tentative d’obscurcissement, et leur misère a marqué de nombreux témoins ayant croisé la colonne de marcheuses formée par l’intolérable entreprise hitlérienne. Pour ce qui est des quelques traces que ces femmes se sont résolu à laisser, elles font partie intégrante de l’archive artistique dont nous allons discuter. À cet égard, grâce aux artistes Richard White et Lorna Brunstein ayant travaillé sur les marches forcées, cette archive survit et s’enrichit de témoignages, d’images, de documents et de reliques, chaque pièce ayant une valeur et un intérêt considérable. L’ensemble constitue une constellation en mouvement – une archive qui s’est formé grâce à la marche et qui se modifie au gré des expositions – qui, semble-t-il, fait écho aussi bien à la mémoire des marches forcées qu’aux migrations contemporaines.

Lors du projet Forced Walks, le couple de plasticiens White et Brunstein mène une enquête archivistique autour de la mémoire personnelle d’Esther Brunstein, survivante des camps de la mort et mère de l’artiste Lorna Brunstein. Il s’agit non seulement de rendre hommage à cette dame qui a lutté pour les droits de l’homme[3], mais aussi de réactiver la mémoire des marches forcées – une mémoire que les Nazis avaient tenté de taire et qui, lors de la période de l’après-guerre, était délibérément tombée dans l’oubli. Ayant pris comme pivot central de leur recherche artistique l’expérience d’Esther

Brunstein, White et Lorna Brunstein s’appuient tant sur les archives personnelles de cette dame que sur les archives collectives glanées sur le terrain, et les archives officielles enfermées dans des lieux dédiés à celles-ci. À partir de cette exploration des archives, la pratique créative de White et Lornstein consiste ainsi à développer des stratégies afin de sensibiliser le public aux contenus traditionnels des archives. Le travail artistique de White s’appuie d’ailleurs toujours sur les archives historiques d’un lieu ou d’une période en particulier – en l’occurrence, sur l’histoire nazie pour ce projet. Par ailleurs, le processus de cette  œuvre facilite l’émergence de nouveaux contenus. Enfin, le dispositif mis en œuvre dans Forced Walks permet de faire le lien entre les archives traditionnels et les réseaux de mémoire numérique en ce que la visibilité de ce travail passe par l’utilisation d’un blog, d’outils internet et d’expositions traditionnelles en galerie reprenant une scénographie des archives, ces diverses formes de monstration étant étroitement imbriquées.

En premier lieu, il s’agira d’expliciter l’Histoire et l’enquête préliminaire qu’ils effectuent afin de démontrer le parallèle qu’établissent les deux artistes entre l’enquête historiographique et  une forme d’itinérance au sein même des archives. En d’autres termes, écouter ou lire les témoignages de notre mémoire collective, serait-ce d’une certaine manière, marcher en compagnie des témoins, les accompagner par l’imaginaire ? Il conviendra ensuite d’éclaircir la manière dont les artistes ont conçu les deux marches artistiques et commémoratives du projet comme une forme d’enquête archivistique vivante. La première marche est effectuée dans le sud de l’Angleterre, en 2015, et la seconde, suivant le tracé originel de la marche forcée, est réalisée en Allemagne, en 2016. Enfin, il sera essentiel de porter un regard sur la forme finale de l’exposition qui ne met pas seulement en scène l’enquête puisque, de surcroît, le dispositif de monstration semble poursuivre la recherche de traces liées à la mémoire des marches forcées.

1. Histoire et enquête préliminaire

Marcher à la mort, marcher à la vie : voilà le titre qu’a choisi Antoine de Baecque pour l’un des chapitres de son ouvrage, Histoire de la marche[4]. Effectivement, il s’agit là d’un passage qui dévoile la fragilité de la vie lors des « marches forcées ». Comment garder l’espoir de survivre alors que la mort est si présente et que ses proches tombent à terre lors de cette marche funeste ?  Lorsqu’il illustre la cruelle réalité de ces déplacements, Antoine de Baecque note que :

La marche peut également s’apparenter à une expérience extrême de la mort, la frôlant sans cesse en tentant de la conjurer. La plupart du temps, d’ailleurs, la mort est au bout du chemin, et seuls les survivants en témoignent. Ces « marches forcées » jalonnent les périodes les plus sombres de l’Histoire, des obligations de marcher se transformant en injonction à survivre, des marches malgré tout[5].

Dans ce passage, de Baecque fait référence aux « marches de la mort » imposées par les SS alors que les alliés se rapprochaient des camps de concentration. Alors que l’étau se resserrait sur eux, les Nazis ont décidé d’évacuer les camps dans des conditions extrêmes, orchestrant  de longues marches épuisantes, « pour mettre à mort sans donner la mort[6] », dit-il. Sans surprise, l’horreur d’une telle idéologie ne peut qu’engendrer de tels événements horrifiques. Pleinement conscient de l’atrocité d’une telle manœuvre, de Baecque rappelle que survivre à ces marches forcées, c’est survivre à deux reprises à une mort – survivre aux camps, puis survivre à la marche.

Esther Brunstein, qui occupe la place centrale de ce recherche artistique, a fait la douloureuse expérience des marches de la mort. Tout d’abord, elle a réussi à survivre à Auschwitz où elle avait été déportée avec sa mère, décédée quant à elle au camp. En 1945, alors qu’elle est détenue au camp de travail Waldeslust, situé à Hambuhren-Ovelgonne, et qui signifie en français – et cela avec une déchirante ironie – « les joies de la forêt », les prisonniers entameront une marche exténuante vers le camp de concentration de Bergen Belsen. Alors qu’elle avait déjà apporté son témoignage pour enrichir les archives du Imperial War Museum de Londres, c’est un récit plus personnel, délivré à sa propre fille, qui devient l’élément instigateur de Forced Walks.

En revanche, pour Mark White, qui s’intéresse aussi bien aux histoires contestées qu’aux narrations à strates multiples – des narrations où différentes strates temporelles ou plusieurs énonciateurs se succèdent et/ou s’emboîtent -, il s’agit de créer un espace pour accueillir les cauchemars vécus par Esther Brunstein. Par conséquent, avec Lorna Brunstein, il souhaite trouver des stratégies créatives interrogeant les notions d’enquête et d’archive dans le but d’aller plus loin que les procédés et les dispositifs habituels et formels d’enquête et d’archivage. L’objectif est de révéler la mémoire des marches de la mort tout en travaillant sur l’empathie. Lors de l’ébauche du projet, le couple d’artistes s’accorde sur le fait que celui-ci comportera donc un caractère performatif, une dimension sociale engagée et qu’il sera collaboratif – d’autres personnes prenant part aux marches participatives et à l’enquête – dès que cela serait possible.

Malgré le fait que White et Brunstein projettent d’élargir l’enquête grâce à une recherche active de témoins et d’éléments en fouillant les archives historiques et en se rendant sur le terrain, la collecte des données d’archives, des reliques et des témoignages débute avec l’histoire personnelle d’Esther. Celle-ci fournit volontiers des documents d’archive personnelle au couple d’artistes. De surcroît, Esther suit le déroulement du projet avec le plus grand intérêt. C’est ainsi que l’œuvre subjective le processus d’archivage. En effet, les objets ou les photographies-reliques d’Esther qui forment sa memorabilia personnelle, déclenchent la réactivation du passage douloureux que fut la marche qu’elle a endurée en 1945. En ce sens, les archives personnelles prennent la forme d’éléments catalyseurs éveillant chaque impression, chaque sensation, et, en somme, la mémoire personnelle et intime. Cela équivaut à une déambulation sur les chemins de la mémoire individuelle qui s’effectue grâce aux lectures des documents, et au regard qu’elle porte sur les images et les objets. Pour le couple d’artistes, cette enquête ressemble déjà à une forme d’itinérance. Dès lors, White et Brunstein s’apprêtent, eux aussi, à emprunter les cheminements de la mémoire d’Esther Brunstein en découvrant, à ses côtés, les archives personnelles, cette exploration faisant écho au chemin suivi par tant d’autres survivants de la Shoah.

Cette approche artistique qui consiste à cheminer à travers et parmi les écrits et les témoignages ressemble étrangement à la démarche de l’historien qui progresse dans les archives lors de son enquête. En effet, Antoine de Baecque s’interroge sur le rapport entre la marche et l’historien qu’il est :

Qu’est-ce que penser la marche en historien, penser historien grâce à la marche ? La « démarche historiographique », de fait, possède un rapport avec la progression du marcheur, qui fait l’expérience sensible d’une remontée dans le passé par le chemin arpentant la nature ou par la rue sillonnant la ville, à travers les paysages, le tissu urbain et les traces d’autrefois qu’il traverse et qu’il croise[7].

Ces quelques lignes soulignent de manière limpide le parallèle qu’établit de Baecque entre la marche et l’enquête historique. Aussi, il semble imaginable d’enchérir la proposition de de Baecque et, dès lors, de définir l’historien comme un chercheur de l’itinérance dont l’enquête ressemble à une aventure durant laquelle il emprunte de multiples chemins, ceux-ci étant aussi bien des chemins réels, tracés à même le sol, que des chemins imagés se faufilant entre les pages et sur les lignes d’écriture des nombreux documents, sur et entre les lignes cartographiques, mais encore, sur les traits d’une variété de visages photographiés conservés dans les archives. Dans le cas de l’intention artistique de White et Brunstein, il est tout à fait possible d’établir un lien entre la démarche d’artiste-marcheur et celle d’artiste-enquêteur. Si les deux figures se confondent ici, c’est que chacun, que ce soit l’artiste-marcheur ou l’artiste-enquêteur, pratique une forme d’itinérance perceptible tant au niveau de l’enquête et que du déplacement.

2. L’archive vivante et ambulante

L’enquête qu’ont poursuivie White et Brunstein au départ du projet a naturellement progressé vers une collecte plus large des informations concernant l’histoire des marches forcées puisqu’ils ont tissé des liens avec des professionnels du patrimoine et de l’Histoire issus de toute l’Europe. Ainsi, l’expansion de la constellation d’archives qu’ils ont constituée résulte d’une exploration plus large et plus approfondie autour de l’histoire d’Esther. Dès lors, la plasticité de la constellation des diverses recherches des artistes se distingue dans l’œuvre, celle-ci prenant forme au sein de l’espace de la marche et au niveau des réseaux de recherche et d’échange numériques.

Grâce à la collecte d’éléments cartographiques, les artistes espèrent établir un tracé qui puisse accueillir une marche artistique[8], à la fois commémorative et collaborative. L’enquête préliminaire a été élaborée sur fond d’anciennes cartes trouvées dans les archives et à partir d’un court texte, écrit et publié par une enseignante ayant fait référence au camp de travail de Bergen Belsen. Ces éléments ont permis aux artistes d’élaborer le tracé de la marche de 1945.

Dès lors, White et Brunstein sont enfin prêts à réaliser deux marches commémoratives de celle d’Esther : l’une qui est effectuée en Angleterre et l’autre en Allemagne.

Le tracé de la marche forcée est tout d’abord transposé sur le sol anglais, dans le Sud du pays, en 2015. Il s’agit de rapprocher cette marche de chez soi, selon White, tout en gardant l’orientation et l’échelle du tracé. Les artistes prennent la ville de Frome comme point de départ de la marche, cette dernière s’achevant dans un ancien cimetière juif à Bath. En outre, faudrait-il noter que la date d’arrivée coïncide avec le 70e anniversaire de la libération du camp de Belsen ? Cette première marche prend la forme d’une archive vivante nourrie tant par les choix de White et de Brunstein que par les traces historiques rendues visibles ou interprétées le long du chemin. Tout d’abord, chaque jour, le groupe de marcheurs fait l’expérience de plusieurs lectures de textes d’Esther, de récitals de poésies et de musiques choisis en relation à l’histoire des marches forcées. Si ces quelques actes performatifs font étrangement écho à l’histoire locale, c’est qu’ils créent en effet des points de rupture et des connexions avec celle-ci. En effet, White établit un rapport avec cette marche initiale et les premières images de réfugiés syriens, ce qui a pour effet de refléter de manière singulière le contexte actuel en Palestine, en Lybie ou en Syrie.

L’ensemble de ces actes, de ces performances et, de manière plus large, de la marche en elle-même, sont documentés par les artistes et les marcheurs qui les accompagnent que ce soit par des traces sonores, écrites ou bien virtuelles, via des partages sur les réseaux en ligne d’images de notre contemporanéité. Par ailleurs, il est possible de considérer cette forme comme archive ambulante puisqu’elle voyage au sein même de l’œuvre : à la fois sur le chemin emprunté par les marcheurs et dans les espaces d’exposition (la galerie et internet).

La seconde partie du projet, c’est-à-dire la seconde marche, est quant à elle réalisée en Allemagne, en 2016, pour le 71e anniversaire de la libération de Belsen. Lors de cette marche commémorative, les participants suivent le tracé hypothétique de la marche forcée. Ainsi, aucune transposition n’a lieu, contrairement à la première marche. Au cours de cet événement artistique, certains descendants de survivants ou de témoins suivent symboliquement les pas de quatre cents femmes juives ayant été contraintes à poursuivre leur route sous une pluie battante et glaciale. En somme, l’intention de White et de Brunstein est de retrouver des résonances avec la mémoire de la marche, tout en sachant que celles-ci seront impossibles à prévoir et qu’elles vont enrichir la mémoire fragile des marches de la mort tout en élargissant l’archive ambulante qu’est leur œuvre, Forced Walks.

Au départ, les marcheurs se donnent rendez-vous sur un parking qui avait servi de base pour les gardes SS – un lieu symbolique qui convoque dès lors une certaine imagerie à l’esprit. En outre, tout au long du chemin, on assiste à des quelques témoignages de personnes rencontrées au gré de la marche. Ces témoins inattendus racontent de manière spontanée leurs souvenirs liés aux marches forcées, ajoutant quelques bribes de mémoire à cette histoire en marche et habillant la constellation de nouvelles images mentales créées par le récit oral. Si, grâce à cette œuvre, la mémoire survit malgré tout, il faut garder à l’esprit que l’on a tenté d’enterrer celle-ci. Tout d’abord, les SS eux-mêmes avaient ordonné aux témoins de ces longues colonnes de personnes affamées et épuisées de garder le silence. Par la suite, ce fut au tour de la génération de l’après-guerre de taire délibérément cette mémoire bien trop douloureuse. Cependant, la mémoire a survécu malgré tout. Antoine de Baecque cite ces faits avec justesse :

De ces deux morts de marche, celle de ne plus pouvoir avancer et celle d’en agoniser, naît pourtant la vie, la survie. Car c’est dans le fait même de pouvoir encore malgré tout que repose le « petit espoir de vie, si minime soit-il ». La dernière volonté de vie consiste à faire un pas, un demi-pas, le dernier peut-être, sans doute, mais qui n’est de fait que l’avant-dernier, lui-même suivi d’un nouveau pas, encore et encore […][9].

En effet, la marche est survie : un pas et puis le pas suivant font que la survie est possible. Il en va de même avec la mémoire : un souvenir devient une parole, celle-ci forme un témoignage, ce dernier s’ajoute à d’autres souvenirs, d’autres paroles, puis d’autres témoignages. C’est ainsi que se forme une constellation de récits, celle-ci devenant une véritable archive en mouvement. Grâce à ce besoin ou à ce désir de transmettre survit la mémoire. Selon Derrida, ce phénomène a un nom : il s’agit de la pulsion d’archive :

Ce mouvement irrésistible pour non seulement garder les traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter […] La pulsion d’archive, c’est une pulsion irrésistible pour interpréter les traces, pour leur donner du sens et pour préférer une trace à une autre[10].

Esther Brunstein, hantée chaque jour par le souvenir précis de son déplacement vers Belsen, savait pertinemment que cette mémoire-là devait être transmise. Dès lors, la nécessité d’en parler, de témoigner, allait de pair avec le sens de l’histoire. En de tels cas, le désir de transmettre qui habite chaque être se transforme en devoir.

Si la recherche de White et Brunstein relève d’une enquête engagée, c’est que les témoignages qu’ils ont récoltés le long du chemin et tout au long du projet révèlent l’atrocité de cette épisode et participent à la transmission de la mémoire. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que le dispositif artistique choisi pour ce travail permet d’accompagner un processus vital, celui de la transmission du souvenir qui donne lieu ici à une forme d’accueil d’événements douloureux. « La mise en mots en une mise en sens[11] », souligne David Le Breton. Selon l’anthropologue, tout processus de deuil nécessite un accompagnement qui consiste à accueillir la peine de la personne endeuillée et « à cheminer avec elle dans sa mémoire personnelle[12]. »

3. La mise en scène de l’enquête

 En temps réel, des témoignages et des images choisis par les artistes alimentent les réseaux  numériques ajoutant de nouvelles strates à l’histoire de la marche forcée entre les camps de Waldeslust et de Bergen-Belsen. C’est ainsi qu’ils constituent leur archive ambulante, en tant qu’enquêteurs, traversant physiquement les traces invisibles des marches forcées. De ce fait, la visibilité du projet passe autant par le net que par l’installation de l’œuvre en lieu d’exposition. Il est alors évident que les réseaux en ligne et le blog donnent accès de manière claire au déroulement du processus – un dispositif numérique et interactif permettant de nourrir l’archive de Forced Walks à travers la collecte de divers témoignages ou documents sur le terrain. Il s’ensuit un véritable va-et-vient entre l’espace réel et virtuel, ce qui donne une certaine profondeur à l’œuvre en ce qu’il est possible de creuser certaines pistes grâce aux hyperliens, aux banques de données, etc. D’une certaine manière, la mise-en-forme adoptée par les deux plasticiens ressemble à la mémoire avec ses multiples strates et connexions.

La dynamique du projet qui prend différentes directions sur Flickr, sur viewranger[13] (un site de carte interactive) et sur le blog[14], entre autres, ainsi que l’adjonction de données sur ces réseaux alimente les expositions qui ont lieu à la suite de chaque marche commémorative puisque que chaque exposition fait référence aux sites internet et vice versa. Par ailleurs, ce dispositif prolonge encore la visibilité de l’exposition tout en apportant une nouvelle matière issue du renouvellement de commentaires et d’images. En ce qui concerne les deux expositions, intitulées Honouring Esther, la première exposition, qui a lieu en 2015 à la galerie 44AD à Bath, met en scène la marche transposée au Royaume-Uni. Une première salle est dédiée à la collecte réalisée durant la marche, les artistes ayant rassemblé ici les notes de terrain, des prises de vue et les carnets de marche des participants, tandis qu’une autre salle s’éloignant du dispositif muséal propose une installation plus immersive à partir d’un travail sonore, de vidéos et d’une installation d’objets. Ici, dans une salle plongée dans l’obscurité, des veilleuses et des bougies relèvent du dispositif mémoriel, rappelant les offrandes placées dans certains lieux de mémoire. Ainsi, le spectateur est invité à commémorer en présence de certains objets-reliques faisant directement référence à Esther Brunstein, telles qu’une valise, une orchidée symbolisant la ferme aux orchidées implantée au camp de travail de Waldeslust ainsi que des photographies appartenant à Esther.

D’une part, dans la première salle, les carnets de marche où figurent des notes et des impressions rédigées en chemin par les participants, les vidéos filmées lors du trajet, ainsi que le montage sonore fait à partir des chants d’oiseaux, de bruits de pas et de sons environnants répondent de manière déroutante aux archives personnelles et collectives. D’autre part, l’ambiance sonore de l’exposition est interrompue une fois par heure pour laisser place au Shofar, cet instrument à vent que l’on utilise dans la tradition israélite – cette intermission créant un espace-temps autre, une interstice au sein même de la mise en scène de Honouring Esther. De cette manière, White et Brunstein ajoutent une dimension supplémentaire au dispositif labyrinthique où les cheminements de chacun, sur le net, pendant la marche ou dans l’espace d’exposition font écho au processus mémoriel lui-même.

En 2017, lors de la seconde exposition, dans la même galerie, et cette fois suite à la marche  effectuée en Allemagne, le couple d’artistes repense leur dispositif en le rendant encore plus complexe, le nombre de documents et d’objets exposés étant plus important. Encore une fois, l’archive personnelle d’Esther Brunstein trouve sa place puisque sa valise est identifiable. Cette dernière est entrouverte, exposant de nombreux portraits noir et blancs. Répétée des dizaines de fois sur un long voile blanc rappelant un linceul, le leitmotiv d’Esther, By the skin of my teeth, est visible sous forme de manuscriture : il s’agit d’une phrase ressassant son désir de survie, et dont la plasticité – une écriture à l’encre noire qui reflète une rapidité du geste et une répétition de la même ligne d’écriture sur toute la longueur du tissu –  traduit son acharnement à résister par la marche. Celle-ci est suspendue dans l’espace comme une pièce centrale de l’archive ambulante.

Ailleurs, des bocaux de terre, récoltés à chaque station significative de la marche font écho à la voix d’Esther, c’est-à-dire à la réitération de son leitmotiv. Des étiquettes apposées aux échantillons de terre rejoignent plastiquement les prélèvements scientifiques, comme si White et Brunstein tentaient d’investir la mémoire contenue dans ces échantillons ramassés en bord de chemin. Faudrait-il rappeler que la poétique de la terre est essentielle dans la mise en scène choisie, la terre symbolisant et contenant la mémoire ? Il suffit d’écouter un passage de Georges Didi-Huberman :

Les sols nous parlent, précisément dans la mesure où ils survivent, et ils survivent dans la mesure où on les tient pour neutres, insignifiants, sans conséquences. Mais c’est justement pour cela qu’ils méritent notre attention. Ils sont eux-mêmes comme l’écorce de l’histoire[15].

Ajoutons que cette conception de la terre, comme porteuse de mémoire, a été reprise par de nombreux artistes. La série photographique de Valère Coste, Les agents orange, mais encore la série Surfaces de Liza Nguyen reprennent un dispositif scientifique semblable à celui mis en place dans l’œuvre Forced Walks. Chez Coste et Nguyen, la terre contient réellement des traces de la guerre que ce soit les produits chimiques utilisés ou les nombreux ossements, les débris et les restes en décomposition. Ces mises en scène proches de dispositifs scientifiques sont proposés dans le but de rappeler que la terre restera contaminée par l’atrocité de l’Histoire.

White et Brunstein ont endossé un rôle d’enquêteur ou de chercheur puisque ces échantillons de terre ont été prélevés le long du chemin en Allemagne. En outre, des photographies publiées sur les réseaux internet du projet participent à la mise en scène de la terre dans Forced Walks. Par conséquent, l’agencement des bocaux de terre et les photographies de la collecte prennent une part active dans le dispositif d’enquête et dans la mise en scène de l’archive du couple d’artistes.

En somme, c’est la dimension interactive qui témoigne d’une réactualisation de l’Histoire et de la volonté d’éveiller la sensibilité du public en l’invitant à participer à la marche artistique et commémorative et à déambuler dans l’espace virtuel mis en ligne et/ou dans la galerie où le visiteur interagit dès lors avec les éléments du dispositif (tels que la vidéo-projection, les carnets de marche, etc.). La prolifération des méthodes de recherche mises en place dans ce dispositif complexe démontre l’investissement artistique intense de ces deux plasticiens autour de cette épisode historique.

L’exposition cristallise, de fait, la rencontre entre le virtuel et le réel dont parle White lorsqu’il fait référence à ce travail. L’espace des archives rencontre à la fois celui de la marche commémorative et celui du net, la galerie étant un point de convergence et un lien entre ces différents moments de mémoire et de commémoration des marches forcées.

Parce qu’il est riche en éléments aussi bien historiques que poétiques, cette œuvre mérite que l’on s’y attarde. La démarche d’enquête de ces deux artistes s’inscrit à la fois dans le domaine de la recherche historiographique et dans celui du sensible, et le public est invité à (re)découvrir cette mémoire – et à réfléchir à notre époque contemporaine, la mémoire faisant écho à l’actualité des questions migratoires.

Notes

[1] « Je m’en suis sortie d’un cheveu ». Leitmotiv d’Esther Brunstein utilisé dans l’exposition Honouring Esther à la Galerie 44AD, Bath, Royaume-Uni. (2015, 2016).

[2] Les marches de la mort ont eu lieu, pour la plupart, entre 1944 et 1945, en Allemagne et en Autriche, lorsque les forces alliés se rapprochaient des camps de concentration. Afin de poursuivre leur entreprise d’extermination et de concentration, les prisonniers ont été transférés d’un camp à un autre. Affaiblis par les maladies et le manque d’alimentation, il existait un risque élevé de mourir en chemin.

[3] Esther Brunstein s’est investi dans le combat pour les droits de l’homme en intervenant lors de nombreuses manifestations anti-racistes. Par ailleurs, en 1998, à New York, elle a fait une communication pour l’O.N.U lors de la 50ème commémoration de la déclaration universelle des droits de l’homme.

[4] DE BAECQUE, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Ed. Perrin, France Culture, 2016.

[5] Idem, p299.

[6] Ibid.

[7] Id., p18.

[8] La marche fait partie intégrante du projet artistique de White et Brunstein. À la manière de Serge Pey qui, en 2014, a réalisé une poésie d’action, La boîte aux lettres du cimetière, rendant hommage à Antonio Machado à travers une série de lectures, d’actions, et cela en réalisant une marche participative de Toulouse à Collioure, White et Brunstein intègrent, eux aussi, une dimension artistique à la marche en lui conférant une dimension esthétique et poétique à travers une performance participative ayant une forme protocolaire et rythmée.

[9] Id., p302.

[10] DERRIDA, Jacques, Trace et archive, image et art, Bry-sur-Marne, INA Ed., 2014, p400.

[11] LE BRETON, David, Du silence, Paris, Ed. Métailié, 2015, p282.

[12] Id.

[13] https://my.viewranger.com/track/details/MjMzNDI3MA==, consulté le 8 janvier, 2019.

[14] https://forcedwalks.wordpress.com, consulté le 9 janvier, 2019.

[15] DIDI-HUBERMAN, Georges, Écorces, Paris, Ed. de Minuit, 2011, p59.


Bibliographie

DE BAECQUE, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Ed. Perrin, France Culture, 2016.

DERRIDA, Jacques, Trace et archive, image et art, Bry-sur-Marne, INA Ed., 2014.

DIDI-HUBERMAN, Georges, Écorces, Paris, Ed. de Minuit, 2011.

GIBBONS, Joan, Contemporary Art and Memory, Images of Recollection and Remembrance, Londres, I.B. Tauris & Co Ltd, 2013.

LE BRETON, David, Du silence, Paris, Ed. Métailié, 2015.

SOLNIT, Rebecca, L’art de marcher, Arles, Actes Sud, 2002.

NORA, Pierre (sous la direction de), Les lieux de mémoire, III. Les France, 1. Conflits et partages, Paris, Ed. Gallimard, 1984.

L’enquête policière et ses ramifications sociopolitiques dans la fiction noire

Mohamed-Amine SAIDANI

Doctorant en langue et littérature françaises au sein du laboratoire LLACREATIS de l’école doctorale ALLPHA, Mohamed-Amine Saidani mène une recherche pluridisciplinaire sur le roman noir français contemporain en se référant à la sociologie, à l’histoire et à la politique françaises qui donnent à ce genre de littérature ses couleurs sombres et hyperréalistes.

aminsaidani1989@hotmail.com

Pour citer cet article : Saidani, Mohamed-Amine, «L’enquête policière et ses ramifications sociopolitiques dans la fiction noire », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lenquete-policiere-et-ses-ramifications-sociopolitiques-dans-la-fiction-noire/>.

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Résumé

Un récit d’enquête n’est pas systématiquement un roman policier, nonobstant, un roman policier est obligatoirement le récit d’une enquête. Dans ce genre de roman, l’infraction de l’ordre, quelle qu’en soit la nature, n’est qu’un prétexte pour la mise en place d’un cadre procédural où le chercheur de la vérité s’embarque dans une aventure qui vise à résoudre le crime et à dissiper le mystère qui s’y rapporte. L’enquête policière incarne à son tour, dans des sous genres plus récents du roman policier comme le roman noir américain ou le polar français, une signification politique et philosophique de la société mise en scène.

Mots-clés : enquête – méthode – détective – criminel – roman policier – roman noir – polar – énigme – vérité -critique sociopolitique

Abstract

The socio-political interest of the investigation in crime novel and its critical effects.

Keywords : investigation – process – detective – criminal – crime novel – hardboiled fiction – enigma – truth – sociopolitical criticism


Sommaire

Introduction
1. L’imaginaire de l’enquête
1.1. Un phénomène culturel
1.2. La scène du crime : un cadre ad hoc d’investigation
2. L’enquête policière et la problématisation de la réalité
2.1 L’enquête du roman noir américain et la subversion des codes
2.2 L’enquête du polar : un mariage réussi entre le judiciaire et le politique
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Persuadé que c’est à lui seul qu’incombe la responsabilité de découvrir et de construire la réalité de son univers, l’homo sapiens est l’éternel enquêteur du sens de l’existence et de sa propre essence. Du mystère de l’incommensurable cosmos, à la multitude des univers connus et d’autres possiblement parallèles, l’enquête l’appelle à son inéluctable destin : l’errance perpétuelle à la recherche de La Vérité.

Une mission atemporelle où l’insatiable ego de l’être humain, n’admettant pas ses limites, continue de le hanter avec le mystère du secret, des choses cachées, des phénomènes étranges et de tout ce qui a trait à l’énigme et présente un défi pour ses facultés cognitives. Oracle, prescience ou prévoyance ont été les premiers secours auxquels nos ancêtres faisaient appel, désarmés qu’ils étaient face à la réalité. Naturellement sceptique et désireux d’être le maître de son propre destin, l’homme ne compte plus seulement sur le soutien de l’au-delà et prend tôt les choses en main. Conscient que la vérité est bien plus complexe pour être exposée, l’homme s’adonne à l’enquête pour pénétrer la réalité des choses. Il invente ainsi ses méthodes, multiplie ses moyens et expérimente le terrain pour apprendre à tout soumettre à la raison.

L’enquête est un doute méthodique ou, selon le Trésor de la Langue Française, une « recherche systématique de la vérité par l’interrogation de témoins et la réunion d’éléments d’information1 ».L’ensemble des définitions et approches qui la prennent en compte s’attardent globalement sur la systématicité de la démarche entreprise pour la résolution d’un problème, quelle qu’en soit la nature. Sa consubstantialité aux différents domaines du savoir avait de quoi solliciter l’attention des esprits éclairés qui se sont penchés à travers le temps à sa codification et à sa classification.

1. L’imaginaire de l’enquête 

1.1.Un phénomène culturel 

À la croisée des sciences humaines, sociales et exactes, l’enquête se dresse donc comme un phénomène transversal, de plus en plus sollicitée dans nos quotidiens – sous ses différentes formes de questionnaires, sondages, prospections, etc.- et normalisée par la voie d’une médiatisation massive qui donne lieu, depuis le XIXe siècle, à ce que l’historien Dominique Kalifa appelle la « culture de l’enquête2 ».

Les germes de cette culture viennent en réalité, toujours selon le même historien qui se réfère à Michel Foucault (« La vérité et les formes juridiques », 1974) dans sa contextualisation de ce phénomène, de la Grèce ancienne. Récits antiques et mythologie déploient ainsi l’imaginaire de l’enquête pour monter les premiers scénarios qui exploitent le potentiel narratif de ce mécanisme intellectuel. L’histoire d’Œdipe n’en est qu’un des multiples exemples populaires qui célèbrent l’heureuse complicité entre l’aspect ludique et réfléchi de ce processus mental. Kalifa enchaîne ensuite sur l’évolution de la pratique de l’enquête en ces mots : « La démarche d’Œdipe, fondée sur la construction de la vérité par fragments susceptibles de s’ajuster pour retracer une histoire […], marquait une première étape, majeure en ce qu’elle déplaçait l’énonciation de la vérité d’un discours prophétique à un récit rétrospectif. Les pratiques administratives de l’État carolingien et surtout celles, secrètes et écrites, de l’inquisitio pontificale constituèrent au Moyen Âge une seconde et décisive étape d’où allaient surgir non seulement les procédures modernes de l’investigation judiciaire, progressivement sécularisées par les États monarchistes et rationalisées par les philosophies des Lumières, mais aussi les savoirs empiriques et les sciences de la nature, dont la logique inquisitoriale constitue une évidente matrice3 ». L’enquête, ses instances, ses méthodes, ses discours et ses objectifs se sont donc ajustés, à travers l’histoire humaine, à l’esprit et aux connaissances de leurs époques, marquant ainsi l’intérêt et la souplesse (capacité d’adaptation) de cette pratique.

De la mythologie antique à la littérature moderne, l’enquête conserve une place de choix dans le domaine de la fiction. Les belles-lettres, conciliant le rêve et la raison, se sont vues même accorder les attributs de l’enquête. Elles tentent ainsi d’exhiber la réalité telle qu’elle est (le réalisme), de recourir aux différents savoirs de l’époque pour la déchiffrer et l’objectiver (le naturalisme), de montrer son ambigüité et parfois son insignifiance (l’absurde), ou même de la problématiser pour en saisir la logique et la finalité (l’existentialisme)… Portée à son comble dans la littérature naturaliste, l’enquête devient fond et forme, matière et moyen en même temps. L’écrivain se rend d’ores et déjà sur les lieux de la fiction pour inspecter le terrain et examiner de plus près ses futurs personnages. Et à Zola, l’auteur-enquêteur, de préciser : « le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme4 ».

1.2. La scène du crime : un cadre ad hoc d’investigation

Particulièrement convoitée dans l’univers romanesque – et surtout celui de la littérature policière qui lui donne ses lettres de noblesse et s’y réfère comme sa pierre angulaire –, l’enquête structure ce genre de récit et lui confère le ton et le tempo. L’intrigue policière est en effet une mise en scène d’une enquête criminelle. L’élément déclencheur, le crime, étant restreint dans le temps et dans l’espace, cède à la mise en place d’un cadre procédural, plus développé, qui vise à déterminer ses circonstances et ses auteurs. L’élément perturbateur, la tension, les rebondissements, le dénouement se définissent tous par rapport à ce processus.

Voyant officiellement le jour sous la plume d’Edgar Allan Poe avec son Assassinat dans la rue Morgueparu en 1841, ce genre de littérature ne cesse de s’adapter au goût du jour en ajustant le fond et la forme de sa structure sur les dernières méthodes employées dans les enquêtes policières, journalistiques et sociologiques. Se laissant porter par les courants des découvertes scientifiques, médicales et psychologiques, l’enquête policière embrasse, à travers l’histoire du genre, des formes et des méthodes plus acclimatées à son époque.

Ainsi, on passe de l’enquête archéologique qui marie observation, examen des traces et déduction, à l’exemple de celle de l’excentrique Chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe dans Double assassinat dans la rue morgue (1841), aux premiers exploits de la police judiciaire avec l’inspecteur Lecoq dans L’Affaire Lerouge (1866)  d’Émile Gaboriau, puis aux énigmes résolues grâce aux « cellules grises » d’Hercule Poirot qui fait sa première apparition dans La Mystérieuse Affaire de Styles (1920) de la reine du crime, Agatha Christie, pour en arriver aux interventions musclées du détective privé américain à l’instar du Continental Op dans La Moisson rouge (1929) de Dashiell Hammett.

2. L’enquête policière et la problématisation de la réalité

2.1 L’enquête du roman noir américain et la subversion des codes

La mise en scène de l’enquête dans le roman policier diffère à son tour d’un sous-genre à un autre : le cadre d’investigation dans le roman à énigme classique5du XIXesiècle, par exemple, n’est pas celui du roman noir6paru aux États-Unis dans les années 1920. Quoique toujours soumise à la raison, l’enquête dans ce dernier genre se soustrait aux règles de la bienséance du roman policier classique. Né dans la crise, le hard-boiled, selon la désignation anglaise, prend ses distances avec les anciens codes et clichés des histoires de détection. Produit de la prohibition et de ses ravages sur l’organisme sociopolitique aux États-Unis, ce genre recrute des enquêteurs privés d’ores et déjà baptisés, pour des raisons évidentes, « durs-à-cuirs ». Ne faisant pas dans la dentelle comme ses prédécesseurs, ce type de détective privé serait même, pour Boileau-Narcejac, « une réplique de l’assassin, une sorte de criminel à l’envers7 ».

Toujours prêt à soutenir la parole par l’action et à répondre à la violence par le même principe, le chasseur dans le roman noir ressemble plus que jamais à son gibier. «  Il ne lui est donc plus possible de s’enfermer dans un bureau pour y examiner à loisir des indices ambigus. Il doit aller sur le terrain, payer de sa personne, recevoir des coups et en donner. Le voilà à la limite de la légalité, en butte aux tracasseries de la police officielle, toujours prête à lui faire sauter sa licence. Qu’on ne lui demande pas d’être aimable, courtois, souriant. Il est bien obligé d’être rugueux, hargneux, agressif8 ».

Le roman noir débarrasse l’enquêteur de ses habits d’exorciste. La mission qui lui est confiée ne consiste plus à délivrer le corps social des maux qui l’habitent, ou à permettre à l’ordre de se rétablir, mais bien plutôt à divulguer le dysfonctionnement de la machine sociopolitique et à dénoncer ceux qui en sont responsables. L’enquête du roman noir n’est donc pas la version laïque de la loi du talion et le détective dans ce genre de roman n’a le plus souvent rien de la gloire et du prestige des anciens chevaliers de la Justice. Toujours insatisfait et anxieux, le nouveau détenteur de la parole rationnelle dans la fiction noire s’approche plus de l’image du fils du peuple. Aliéné, épuisé, ruiné, transgressif, parfois traumatisé et souvent marginal, il n’est plus le héros doué des vertus de la pensée positiviste. Observateur désabusé de la société, il fait preuve de cynisme et de pessimisme.

À Personville – une petite ville minière également nommée par ses habitants Poisonville en raison de la fréquence du crime et de ses ravages sur le tissu social − où se tient l’intrigue de La Moisson rouge, le détective privé de Dashiell Hammett, le Continental Op, s’engage dans une enquête qui dévoile l’enchevêtrement des intérêts de la police locale et des gangsters. Une enquête qui, au lieu de résoudre le conflit que l’assassinat d’un journaliste local, Donald Willson, avait attisé, nourrit la tension entre les quatre gangs qui terrorisent la ville et les incite à se massacrer. L’enquête, devenant ainsi conquête, vire à une opération de « nettoyage » d’une ville gangrenée par le crime organisé et la corruption de tous ceux qui détiennent le pouvoir. En « conspirationniste », le détective hammettien fait preuve, tout au long de sa descente aux enfers, d’un pragmatisme inouï.

L’ordre intellectuel de la mission dans ce genre de fiction se heurte à une violence qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis la fin de « la Der des Ders ». Gangrenée par la déliquescence et la corruption, la société moderne, à l’image de celle des États-Unis, fait donc appel aux services de ce nouveau type de détective privé dont les méthodes et les combines peu orthodoxes ne reconnaissent comme préceptes que ceux du machiavélisme. L’enquête retire ici les gants des bonnes manières et sent désormais l’odeur du cigare, du whisky et du sexe, trois éléments qui font du bad boyaméricain ce qu’il est, le séducteur viril et l’aventureux téméraire. De nombreux risques et dangers se dressent alors sur le chemin périlleux de la recherche de la vérité et l’enquête demeure tout aussi menaçante que le crime perpétré.

Hanté par l’apparition du détective dans sa vie, le criminel s’emploie à lui rendre impraticable le terrain de l’enquête. Il commence alors à multiplier les fausses pistes, à falsifier les indices ou à les effacer, et si cela s’avère insuffisant pour entraver l’enquête, c’est sur la personne de l’enquêteur lui-même que les coups seront dorénavant portés. L’enquête met donc deux vies en jeu : celles du criminel et de son détracteur.

Cependant, aux États-Unis, le criminel n’est plus l’électron libre poussé par le courant des mauvaises circonstances en dehors du cercle de l’obéissance et de la régularité. La criminalité est en effet l’un des fléaux qui dévaste l’ensemble de la société moderne et rares sont ceux qui en sortent indemnes. De ses manifestations qui défrayent quotidiennement la chronique, depuis la corruption, le harcèlement, la violence verbale et physique, jusqu’à ses formes extrêmes de meurtres et de viol, la criminalité n’est plus une anomalie dans la société du fait divers mais bien un phénomène de masse.

La chasse à l’homme dans ce genre de roman n’est plus un objectif en soi comme c’est le cas dans le roman policier classique où l’enquête n’est qu’une recherche procédurale qui repose sur un jeu de questions-réponses permettant de dévoiler une réalité latente ou de consolider simplement une hypothèse de départ. Bien plus qu’une simple méthode de recherche d’information sur la victime et son bourreau, où prime l’accumulation des indices et des preuves incriminantes de ce dernier, l’enquête dans le roman noir est un état des lieux sociopolitique.

Afin d’élucider l’énigme et le mystère qui s’y rapporte dans la fiction policière en général, la question sur l’identité du coupable s’accompagne d’autres interrogations qui concernent le temps, l’espace, les moyens du crime, le mode opératoire et les mobiles. À cela s’ajoutent, dans le roman noir, des questions plus focalisées sur les conditions sociopolitiques qui avaient poussé le criminel à l’infraction de l’ordre. Mais en multipliant les hypothèses et les présomptions, ce n’est pas tant la maîtrise de la réalité qui compte dans le roman noir que sa problématisation. Ce qui distingue ce genre de roman du policier classique, c’est que l’enquête n’est plus une exposition, dans l’acception spectaculaire du terme, des capacités mentales d’un homme hors du commun. Ce qui fait la particularité de l’enquête dans le noir, c’est qu’elle débarrasse la réalité de son absolutisme, de ses évidences et de ses préétablis.

Dans la société moderne, l’enquête ne se focalise pas seulement sur le crime en tant que phénomène apparent, mais fouille dans les profondeurs de la scène pour y trouver les origines du désordre. Les questions posées se multiplient et se diversifient, touchant ainsi des éléments qui peuvent sembler au premier regard sans rapport direct avec le délit mais qui lui sont en réalité essentiels, notamment pour sa contextualisation. L’élargissement du cercle des suspects est également une caractéristique de la nouvelle enquête qui ne débouche pas sur une conclusion manichéenne dressant deux camps nettement opposés de bourreaux et de victimes. Moins dualiste, l’enquête dans le roman noir conclut sur une responsabilité collective où tout le monde se trouve, de près ou de loin, impliqué dans la dégénérescence collective.

Cette suspicion généralisée trouve ses origines dans l’un des aspects psychologiques marquants des deux derniers siècles : « Le développement du roman policier, comme le fait remarquer Luc Boltanski, est concomitant avec une innovation importante qui intervient […] dans le domaine de la psychiatrie. Il s’agit de l’invention et de la description, en 1899 par le psychiatre allemand Emil Kraeplin, d’une nouvelle maladie mentale appelée paranoïa. Or, d’après Kraepelin, l’une des caractéristiques morbides que présentent les sujets atteints par cette maladie est précisément de prolonger, dans les circonstances ordinaires de la vie, l’enquête au-delà du raisonnable, comme si les contours et la teneur de la réalité présentaient toujours, à leurs yeux, un caractère problématique. L’enquêteur des romans policiers agit donc comme un paranoïaque, à cette différence qu’il est sain d’esprit9 ».

L’angoisse du crime et le désordre, pour ne pas dire le chaos, qu’il sème non seulement dans la vie des proches de la victime mais aussi de l’enquêteur, attisent la susceptibilité de ce dernier et sa défiance, l’incitent à se méfier des apparences dans un monde où le simulacre et les conspirations sont monnaies courantes. Pour l’enquêteur, comme pour le lecteur, le doute qui plane au début sur la plupart des personnages demeure, dans ce genre d’intrigue qui repose sur la pratique du scepticisme, une condition sine qua nonpour la bonne résolution de l’énigme. Cependant, à la différence du paranoïaque, c’est un doute cartésien, méthodique, qui caractérise la recherche de l’enquêteur. Butant toujours contre peu ou trop d’indices, celui-ci ressemble malgré tout au paranoïaque dans son adoption d’une logique hypothétique. Dans l’absence de la preuve et de l’évidence, c’est le « si » de l’hypothèse qui lui révèle les premières lueurs de la vérité.

C’est aussi bien la dialectisation du rapport de la vérité à la réalité qu’instaure ce genre d’enquête. Une enquête qui naît des cendres de l’incertitude, de « l’ère du soupçon » pour emprunter la fameuse expression à Nathalie Sarraute ou encore du « malaise de la civilisation » pour parler comme Freud. Le roman noir ne surgit-il pas d’ailleurs suite à la crise du roman policier classique, jugé trop confiné dans une forme épuisée par les clichés et les stéréotypes ? Bien plus qu’un moyen d’investigation, le soupçon dans la fiction noire est un contexte sociohistorique et littéraire. À bien des égards, cette littérature de la crise sociopolitique représente une remise en question non seulement du positivisme du policier classique mais aussi et surtout de la façon d’être de l’homme et de la société moderne. Précurseur pour certains critiques du roman existentialiste et du roman de l’absurde10, le roman noir, à l’image du Faucon maltais (1930) de Dashiell Hammett, développe des pensées pessimistes, mais pas défaitistes, sur l’avenir de la société capitaliste, criminogène et corruptrice par définition. La mort de Dieu, la fin des spiritualités et l’invasion de la relativité à l’aube du XXsiècle mettent donc un terme à l’enquête positiviste et naturaliste de l’ère précédente.

L’enquête du roman noir n’est plus là pour taper sur le dos du lecteur jusqu’à ce qu’il ferme les yeux, rassuré par la stabilité du monde et le retour cyclique de l’histoire qui signifie, in extenso, la remise en ordre de tout ce qui avait provisoirement l’air d’être en désordre. Ce genred’enquête annonce la transition du jeu, propre à l’enquête classique, à l’enjeu qui définit la nouvelle identité de l’enquête moderne. Si, dans le roman policier classique, l’enquête a le plus souvent tendance à être conservatrice, voire réactionnaire, puisque la raison d’État parvient au bout de l’histoire à triompher sans conteste11, elle demeure, dans la fiction noire, plus ouverte, structuralement aussi bien que thématiquement, aux scénarios les plus intrigants.

Les techniques investigatrices et les modes opératoires du private eye débordent les contours de l’ancien champ d’action institutionnel, s’affranchissent des restrictions de la loi et de l’écrasante tutelle étatique avec ses mots d’ordres, débarrassant ainsi l’enquête d’un uniforme préfabriqué et usé. Plus libre, voire occasionnellement anarchique, l’enquête du roman noir précipite le lecteur dans les eaux troubles des milieux du pouvoir où se trouvent les nouveaux damnés de la Cité.

Dans cette fiction, les criminels quittent l’ombre des bas-fonds de la société pour les lumières d’une vie plus exposée et plus ouverte sur ses règles du jeu : ils font désormais partie de sa vie politique12. Policiers fripouilles, avocats malhonnêtes et politiciens corrompus se consacrent à la défense des intérêts du nouveau royaume de la criminalité dans un État plus soumis à la peur qu’à la loi.

D’entrée de jeu, l’enquête s’attaque à la zone du drame13 qui s’élargit au fur et à mesure que l’affaire progresse. Le drame, qui se rapporte classiquement au spectacle sinistre du corps cadavérique évoquant la souffrance de la victime et les tourments de ses proches, perd de sa charge émotionnelle. Dans un genre qui cultive l’écriture comportementaliste ou béhavioriste selon les désignations, le détachement de la narration et l’économie stylistique font de ce genre d’incident l’occasion d’une description le plus souvent clinique. La primauté du technique sur l’esthétique14 dans cette littérature nous renvoie à ses soucis sociopolitiques. Ce qui compte dans l’enquête, c’est sa capacité à introduire la réalité telle qu’elle est, sans fioritures.

2.2 L’enquête du polar : un mariage réussi entre le judiciaire et le politique

L’enchevêtrement du pouvoir et du crime fera ensuite l’intérêt de l’enquête dans un nouveau genre encore plus politisé qui verra le jour sur le territoire français, secoué par le séisme de mai 1968. Le polar15 politise l’enquête et en fait le lieu d’un investissement herméneutique. Dans cette littérature, le mal préexiste au moment du crime. Le délit perpétré n’est pas donc plus responsable de la déchéance sociopolitique que des facteurs externes dévoilés par l’enquête. Le cheminement de l’investigation révèle ensuite que derrière le crime initial se dissimulent d’autres violations plus graves parce qu’elles touchent souvent à des questions d’ordre public et sont commises par ceux qui se réclament défenseurs de cet ordre.

L’enquête du polar est encore plus sceptique que sa version classique positiviste. Elle tend certes à élucider le crime mais certaines questions demeurent irrésolues et la réalité qu’elle dévoile est à interpréter et non pas à applaudir. Fortement référentielle, l’enquête laisse le lecteur sur sa soif de découverte pour l’inciter à continuer sa recherche sur ce qui a été délibérément passé sous silence.

Figure de proue du néopolar français, Didier Daeninckx revisite avec son deuxième titre ‒ Meurtres pour mémoire ‒, les méandresde l’histoire française contemporaine pour en restituer les pièces manquantes. Publié à la Série noire en 1983, ce roman interroge le non-dit de l’histoire, s’emploie à combler les trous de la mémoire collective pour exposer au grand jour un crime ayant l’oubli et l’indifférence pour complices.

Menée par l’inspecteur Cadin, l’enquête ressuscite le drame du 17 octobre 1961, celui où les lumières de la capitale française ont été éclipsées par la brutalité des forces de l’ordre contre des milliers de manifestants algériens. Conduit par le Front de Libération nationale, le défilé contestant pacifiquement le couvre-feu décrété contre leur communauté se fracassa, sur les ordres du préfet de la police parisienne durant cette période, Maurice Papon, contre une répression meurtrière dont les victimes sont encore aujourd’hui réduites à des chiffres aléatoires. Sans compter les blessés, certaines enquêtes estiment les exécutés entre 150 et 200 personnes.

Certes, l’enquête de Meurtres pour mémoirene résout pas l’énigme des disparus, mais en revenant sur les lieux du crime, elle représente une conciliation symbolique pour leurs proches. L’investigation de l’inspecteur Cadin permet in finede pointer du doigt les bourreaux et de contester le silence assourdissant des politiciens, la démission de l’intelligentsia française de cette période et le dysfonctionnement de la machine médiatique.

À l’instar de Daeninckx, Dominique Manotti, historienne de formation et ancienne syndicaliste, met les atouts de ses expériences militantes et professionnelles au profit de son aventure littéraire. Enquêter avant d’écrire demeure, pour Manotti, une tâche indissociable de la création de son œuvre. Ses trames qui renvoient à des évènements réels sont tissées à partir de recherches méthodiques et de collectes d’informations sur le sujet traité. L’écrivaine, en enquêtrice, se déplace sur le terrain, fouille les archives et les journaux de la période concernée et n’écrit qu’à partir d’un plan détaillé.

Son premier exercice romanesque,Sombre Sentier, n’est autre qu’une projection fictive des éléments constitutifs de sa lutte syndicale des années 1980 dans le Sentier parisien de la confection. Quinze ans plus tard, l’histoire de la régularisation d’un bon nombre de travailleurs turcs clandestins prend, sous sa plume, la forme d’un polar où l’enquête policière détermine le tempo et fixe le décor noir de cette quête socioprofessionnelle.

En représentant un support narratif qui concorde avec la nature de ce mouvement social émaillé de part et d’autre de conflits, de tensions, mais aussi de solidarité et de sacrifices, l’enquête qui vise une filière de drogue dans le Sentier parisien emprunte tour à tour à l’ethnographie, la sociologie, la géopolitique et l’Histoire. Manotti braque ainsi ses projecteurs sur la communauté turque de cette période en France. En suivant le parcours de Soleiman Keyder, un jeune syndicaliste homosexuel en dilemme intérieur, la romancière, tout en explorant la vie de la clandestinité, dresse une sorte de portrait-robot psychosocial et culturel de cette communauté. Le tempérament emporté et la mentalité masculine du turc expatrié dans un pays culturellement différent du sien, les traits caractéristiques de sa physionomie, son mode de vie réservé et quelque peu marginal, certaines de ses pratiques et traditions culturelles nous sont transmis selon la tradition comportementaliste qui privilégie la focalisation externe, ce qui donne souvent à la voix narrative dans ce roman un ton objectif et à la description plus de crédibilité.

En outre, dans l’œuvre de Manotti, l’enquêtequitte le local pour le transversal et s’approprie les qualités de la globalisation. L’enquête étend alors son réseau et ses horizons et pousse les frontières du crime au-delà du territoire national. De fil en aiguille, l’investigation sur le meurtre d’une jeune prostituée thaïlandaise dans le Sentier parisien s’enfonce peu à peu dans les sables mouvants du trafic de drogue, de la contrebande, de la prostitution de mineurs, du terrorisme, de l’espionnage de la CIA, et bien sûr de la corruption de l’institution policière.

Nous sommes ainsi transportés, à partir d’un cadavre abandonné, au Moyen-Orient, à la zone du Croissant d’Or pour atterrir en Amérique du Nord. Traversés sur le chemin de l’enquête, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, les États-Unis, et d’autres pays accordent au premier roman de Dominique Manotti une portée documentaire qui permet de comprendre quelques fragments de l’histoire des années 1980.

Bien plus qu’un simple relevé de traces et d’indices, l’enquête, pour emprunter l’expression de Manotti sur les raisons de son passage du syndicalisme à la littérature, consiste à « laisser une trace écrite16 » de ce qui risque l’effacement sous la tutelle de l’Histoire officielle. L’enquête demeure alors un travail archéologique qui déterre les vestiges oubliés de la société pour les exposer au grand jour. Tout en permettant de remonter aux origines du mal, le mouvement rétrospectif de l’investigation constitue un vrai travail d’archivage où l’on procède, par la collecte des données, à leur classement et enfin à leur stockage.

Conclusion

Au terme de cette réflexion sur la portée de l’enquête dans la littérature policière, il convient de souligner la richesse et la transversalité de ce paradigme narratif qui ne cesse de se réinventer à travers les siècles. Cette « culture », selon l’expression de Dominique Kalifa, se dresse curieusement comme une contre-culture dans le domaine de la fiction noire. Ses enjeux sociologiques, historiques et politiques lui valent ainsi l’intérêt d’écrivains soucieux de divulguer le dysfonctionnement social et d’étaler au grand jour des connaissances généralement inaccessibles à l’ensemble des citoyens comme celles des coulisses de la zone du pouvoir.

De ce point de vue, l’enquête, comme l’atteste l’analyse de Laurent Demanze, représente une nouvelle forme d’engagement littéraire[17]. Puisqu’elle permet de repenser la doxa et d’aborder, souvent sur une assise idéologique, des questions d’ordre moral et culturel, l’enquête accorde symboliquement à l’écrivain de la fiction noire une responsabilité éthico-philosophique.


2 KALIFA, Dominique. Enquête et « culture de l’enquête » au XIXe siècle. Romantisme. Vol. 3, n° 149, 2010, p. 3-23. DOI : 10.3917/rom.149.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-3-page-3.htm

3 Ibidem.

4 ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris : Éditions du Sandre, p. 43.

5 « Dans le roman policier à énigme, on passe de l’énigme à la solution par le moyen d’une enquête ». De ce fait, il existe un consensus pour définir ce type de roman par sa structure duelle et la nature de l’enquête menée. La structure du roman à énigme suppose en effet deux histoires. La première est celle du crime et de ce qui y a mené ; elle est terminée avant que ne commence la seconde et elle est en général absente du récit. Il faut conséquemment passer par la seconde histoire, celle de l’enquête, pour la reconstituer. Dans la forme  »pure », il y a rupture entre ces deux histoires, l’avancée dans le temps de l’enquête correspondant à une remontée dans le temps de la première histoire. C’est dans ce sens que l’on a pu parler de structure régressive ». REUTER, Yves. Le Roman policier. Paris : Armand Colin, 2èmeédition, 2009, p. 41.

6 Dans le roman noir, selon Tzvetan Todorov, « il n’y a pas d’histoire à deviner ; et il n’y a pas de mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme. Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant : on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes. La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à partir d’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause (le coupable et ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (des gangsters qui préparent des mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme car ses personnages principaux (le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition, immunisés : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir : tout est possible, et le détective risque sa santé, si non sa vie ». TODOROV, Tzvetan. Poétique de la prose. Paris : Éditions du Seuil, 1971. Cité par REUTER, Yves. in Le Roman policier, p. 56.

7 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier. Paris : PUF, 1975, p. 75.

8 Idem., p. 76.

9 BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012, p. 37-38.

10 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier,  p. 80.

11 BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots, p.50.

12 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier, p. 77.

13 « Événement ou situation grave et tragique, présentant souvent un caractère violent, mortel » http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?27;s=2389801095;r=2;nat=;sol=1;

14 MANCHETTEm Jean-Patrick. Chroniques. Paris : Rivages/noir, 1996, p. 271-272.

15 Il est intéressent en effet de noter la double instrumentalisation du mot polar qui désigne, dans son emploi familier, l’ensemble de la littérature policière avec ses différents sous-genres, et qui, dans un langage technique, académique, renvoie plus précisément à la version française du roman noir américain. Le polar, dans notre contexte, relève donc de ce deuxième cas de figure qui fait allusion à l’école du détective privé français que le fameux Nestor Burma de Léo Malet incarne au mieux dans Les Nouveaux mystères de Paris.

16 FROMMER, Franck, OBERTI, Marco. Dominique Manotti : du militantisme à l’écriture tout en parlant de politique, Mouvements. vol. 3, n15-16, 2001, p. 41-47. DOI : 10.3917/mouv.015.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-41.htm

17 https://journals.openedition.org/contextes/6893


Bibliographie

BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012, 461 p.

DAENINCKX, Didier. Meurtres pour mémoire. Paris : Série Noire, 1983, 215 p.

DEMANZE, Laurent. Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction, COnTEXTES [En ligne], 22 | 2019, mis en ligne le 20 février 2019, consulté le 01 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/contextes/6893; DOI : 10.4000/contextes.6893

KALIFA, Dominique. Enquête et « culture de l’enquête » au XIXsiècle, Romantisme,  vol. 3, n° 149, 2010, p. 3-23. DOI : 10.3917/rom.149.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-3-page-3.htm

MANOTTI, Dominique. Sombre Sentier. Paris : Éditions du Seuil, 1995, 404 p.

TADIÉ, Benoît. Le Polar américain, la modernité et le mal : 1920-1960. Paris : PUF, 2006, 233 p.

ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris : Éditions du Sandre, 2005, 58 p.

L’enfance et l’animal chez Françoise Pétrovitch : Traversée entre deux mondes

Marion LE TORRIVELLEC

Diplômée de l’école des beaux-arts de Toulouse, Marion Le Torrivellec est aujourd’hui artiste plasticienne et doctorante en arts plastiques à l’université Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle enseigne cette discipline dans le secondaire ainsi qu’au sein du département arts plastiques / design de son université. Intitulée « À cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse explore la relation au cheval et ses analogies avec la pratique de la sculpture.

marionletorrivellec@gmail.com

Pour citer cet article : Le Torrivellec, Marion, « L’enfance et l’animal chez Françoise Pétrovitch : Traversée entre deux mondes », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n° 11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2020, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lenfance-et-lanimal-chez-francoise-petrovitch-traversee-entre-deux-mondes/>.

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Résumé

Cet article vise à définir la relation existant entre les figures de l’animal et celles de l’enfant dans la peinture de Françoise Pétrovitch. Pour ce faire, nous élargissons notre focus à d’autres artistes, depuis la renaissance italienne, pour collecter différents exemples d’œuvres et tenter d’échafauder un certain nombre d’hypothèses pour interpréter ces portraits.

Mots-clés : animal – enfance – portrait – peinture – Renaissance – Françoise Petrovitch – Balthus

Abstract

This article aims to define the relashionship between animals and children in Françoise Petrovitch’s paintings. Within article, the reader will studies other artists since the Renaissance, to collect différent examples of artworks to try to construct a spectrum of notions to interpret these portraits.

Keywords : animal – childness – portrait – painting – Renaissance – Françoise Petrovitch – Balthus


Sommaire

Introduction
1. Enfants témoins d’un monde cruel
2. Les épreuves de l’enfance
3. Adolescence : état d’entre deux mondes
4. Balthus : ses animaux et ses jeunes filles
5. L’animal dans les portraits classiques des XVIe et XVIIe siècles
6. Le vêtement chez Françoise Pétrovitch, une seconde peau 
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Nous allons aborder la peinture de Françoise Pétrovitch comme une fenêtre ouverte sur un questionnement intime, sur une fiction floue dont les contours, familiers, demeurent durs à saisir. Le traitement énigmatique qu’elle réserve aux figures de l’enfance et à celles de l’animal va particulièrement nous intéresser car la mise en scène de cette relation singulière, où le dialogue est réduit au silence, semble intimer à qui l’observe de remonter une piste et de trouver les clés de lecture de ces images. Comme Daniel Arasse qui nous a bercé de ses analyses du détail1, déchiffrant les toiles de maîtres, nous les présentant « non comme un texte à dérouler mais comme un nœud à défaire2 » pour nous convaincre que l’image a des choses à nous dire bien au-delà des mots qu’elle n’a pas ; ce présent article questionne la réception des peintures de Françoise Pétrovitch et le cheminement analytique qu’elles suscitent, entre observation, interrogations et suppositions. Dans cet élan ludique, nous croiserons ses œuvres avec celles d’autres peintres, toutes possédant ce même pouvoir d’intriguer, d’éveiller le désir de percer à jour leur genèse. Remontant la piste d’une histoire de l’art qui nous fera cheminer jusqu’à la Renaissance italienne, nous tenterons d’échafauder un certain nombre d’hypothèses visant à interpréter ces images et à les décrypter, pour enfin restituer sous la forme d’une progression par étape, jusqu’au dénouement, l’enquête qui se mène mentalement, lorsque l’on est seul, assourdi, face au silence d’une œuvre.

Lien vers les visuels des œuvres : http://www.francoisepetrovitch.com/

1. Enfants témoins d’un monde cruel

L’univers de Françoise Pétrovitch est celui de la fable. Elle y convoque un vocabulaire récurrent, entremêlant figures humaines en devenir, monde animal et coulures colorées. Il est plus précisément question de l’enfance, de l’adolescence, mais aussi d’une expression de la féminité qui pourrait laisser supposer le caractère autobiographique de son travail. L’artiste est avant tout dessinatrice et le traitement de ses formes en couleur passe par l’encre et l’aquarelle, laissant apparaître ce qui se joue au moment où la couleur prend possession de l’espace. Une certaine temporalité est alors apparente et cela sert au plus près son sujet : enfant ou adolescent, l’être en devenir est représenté effacé, envahi et flottant. Il se confond avec son environnement et parfois ne fait plus qu’un avec le fond, nous faisant ainsi penser qu’il se laisse voguer à une rêverie légère, dans un monde affranchi de toute apesanteur.

Dans son article Après, Nancy Huston insiste sur la référence permanente à la figure de la poupée : « La poupée joue à être une petite fille qui joue à être une femme qui joue à être une poupée3. » Effectivement, il pourrait s’agir d’un jeu car les œuvres de Françoise Pétrovitch sont jalonnées de déguisement, de masques, de bonhommes de neige, de cordes à sauter. Pourtant, aucun rire n’en émane, aucune joie apparente. Les enfants sont bien grimés mais l’impression qui s’en dégage n’est pas joyeuse. Elle met en lumière un certain malaise, celui de ne jamais être au bon endroit au bon moment. Ces enfants chaussées des talons hauts trop grands de leur mère, ou ces adolescentes qui jouent aux petites filles, nous renvoient l’image d’une temporalité sans sens bien défini, d’un temps qui passerait à rebours ou faisant du sur place.

2. Les épreuves de l’enfance

L’enfant de Je te tiens étrangle une forme rouge sur talons hauts. En a-t-elle assez des femmes autoritaires de son entourage ? Maman l’étoufferait-elle ? Est-ce l’âge adulte et sa propre féminité qu’elle souhaite anéantir ?

Dans une série d’encre sur papier, Sans titre, nous pouvons distinguer plusieurs petites filles qui se font brosser les cheveux. Leur a-t-on intimé l’ordre de rester tranquille ? Le coiffage relève-t-il du désir d’une figure féminine supérieure, probablement maternelle qui se trouve hors champ et dont on ne voit que les mains s’affairer ?

Les différentes épreuves que semble devoir surmonter l’enfant nous amènent du côté du conte initiatique. Une des principales références de l’artiste est d’ailleurs Lewis Caroll et son œuvre Alice au pays des merveilles. En effet, cette fiction retrace le parcours ponctué d’épreuves d’une fillette qui se lance à la poursuite d’un lapin blanc un jour où elle s’ennuie et qui, s’engageant dans son terrier, se retrouvera de l’autre côté du miroir4, dans un autre monde où les animaux parlent et où les adultes sont fous et/ou cruels.

Sans doute est-ce pour cela que l’enfant occupe le premier plan et que, lorsque l’adulte apparaît, il est morcelé, fractionné, hors champ. Quand l’enfant est accompagné, c’est souvent l’animal qui lui tient compagnie. Ce dernier semble d’ailleurs davantage présent pour son image de peluche, compagnon rassurant et protecteur que pour sa dimension sauvage. Il se confond avec la figure de la poupée dans sa série d’encres sur papier, Présentation, lorsque l’artiste le représente ainsi, affublé de petits chaussons en laine.

Cette objetisation, qui dépasse toute domestication, se retrouve également dans la série Nocturne, et notamment dans les œuvres Nocturne et Dans mes mains, où nous voyons des enfants jouer à la poupée avec des oiseaux. Dans mes mains illustre cette expérience si caractéristique de l’enfance où le jeune être humain veut guérir le plus faible et recueille pour lui redonner vie un oiseau sur le point de mourir. Le cadrage est intéressant car c’est littéralement entre ses mains que l’enfant appréhende, saisit et embrasse le monde animal. L’épreuve est initiatique et l’amène à comprendre le principe vital régissant même le plus petit des êtres. La seconde peinture de cette série montre une jeune fille de dos dans une robe rouge qui lève un bras dont la main tient un oiseau, comme une marionnette, sa gestuelle mime l’envol. Une autre huile sur toile de cette même année fait cohabiter le visage d’une fillette avec un oiseau visiblement blessé qu’elle porte dans ses mains. L’animal est ramené contre son visage et le rouge s’échappant du noir plumage se confond avec la couleur de ses lèvres. Les yeux fermés, rouges eux aussi, elle semble se recueillir avec solennité devant l’oiseau défunt, communiant en ce qui semble être un baiser, à moins qu’elle ne s’apprête à le dévorer. Le va-et-vient entre rêve et cauchemar semble être ici un des ressorts de cette série. L’enfant oscille entre la figure d’une candeur passée et celle d’une cruauté à peine dissimulée. Garçon avec la poupée, toujours dans ces mêmes teintes, digère l’image d’un garçonnet dans l’arrière-plan du tableau. La petite poupée qu’il tient entre ses mains nous apparaît plus animée que lui et, bien que ses yeux soient ouverts, l’enfant semble somnambule, hors de son propre corps, hors de son esprit, comme un zombi ou une sorte d’apparition nocturne relevant d’un cauchemar. Les couleurs utilisées par l’artiste vont du moins en ce sens. La série Nocturne n’est pas la seule à jouer sur ce tableau : nombre des dessins et lavis à l’encre nimbent les enfants représentés de coulures rouge sang.

Mais de quelle sorte de crime s’agit-il ? Sont-ils enfants d’une autre époque ? D’un Après, comme l’intitulé du texte de Nancy Huston nous incite à le croire ? Sont-ils les survivants d’une apocalypse, ou le monde dont il est question ne serait ici que l’autre face du nôtre ? Un autre côté du miroir pour reprendre Lewis Caroll, où la prétendue innocence et légèreté associées à l’enfance ne seraient qu’une légende urbaine ?

Dans le monde de ces enfants-là tout se fait sans un bruit. Les jeux sont silencieux, les déambulations masquées et c’est comme happés par ce monde aquatique, où le lavis met sur un même plan fond et forme, que les êtres évoluent. Enfants soldats d’une armée souterraine prise dans les nuages épais d’un humide brouillard, reliquats de souvenirs d’un âge où la morale se définit tout juste : les représentations que l’artiste nous livre de cette enfance sont empreintes de douleur. Corps blessés, masqués, ils sont inatteignables dans leur unité et semblent nous indiquer qu’il rôde non loin de là, une force du mal dont il faut se défendre. Cela serait-il une explication à la façon qu’ils ont de tenir l’animal ? Encore une fois, l’artiste joue sur le flou de l’enfance. Dans Présentation, l’animal est mis au premier plan : est-il montré et porté dans les bras parce qu’on l’aime et que l’on en est fier ou est-ce par soucis de protection que l’on s’efface derrière lui ? Il est un être déjà fini, un être appartenant à un monde défini, à une espèce qui le reconnaît. Dans les fables de la peintre il n’a pas la parole et, comme dans Alice aux pays des merveilles, il incarne le pont entre l’imaginaire du monde de l’enfance et le fantasme d’un état naturel et originel à tout jamais perdu.

3. Adolescence : état d’entre deux mondes

Chez Françoise Pétrovitch, l’adolescent est effacé, hors sol, il semble en lévitation. Dans sa gravure de 2011, S’envoler, de la série Les Sommeils, une adolescente est étendue sur le sol, la tête relevée, elle regarde ses pieds et les petits talons qui la chaussent. Les ombres qui parcourent son corps mettent en évidence une poitrine naissante et donc le départ de l’enfance pour la vie de femme adulte. Peut-être porte-t-elle sa première paire de talons ? Quoi qu’il en soit, elle semble être l’objet de son attention et par le titre S’envoler, nous comprenons que le sujet de cette image est le fantasme d’un autre mode de déplacement, d’un moyen de prendre la fuite. La moitié supérieure de la feuille est d’ailleurs occupée par un oiseau en plein vol, tête haute, qui ne semble pas prêter attention à cette jeune fille étendue sous lui. Son couloir de vol ne semble en aucun cas pouvoir interférer avec le monde terrestre et l’apesanteur que subit l’adolescente. Contrairement à la proximité qui ralliait l’enfant à l’animal dans la représentation que l’artiste fait de ce jeune âge, ces derniers ne semblent plus rien avoir à faire ensemble quelques années plus tard. Là où l’animal était objetisé par l’enfant, nous n’en percevons plus que la dimension sauvage dans sa cohabitation avec l’adolescent.

Pourtant, tout ceci pourrait être nuancé dans la mesure où l’espace de la feuille demeure partagé. Dans son dessin à l’encre sur papier, Sans titre, de 2013, l’animal accompagne la jeune fille mais le réconfort que semblait procurer à l’enfant la présence animale n’est plus ici d’actualité. Ils cohabitent à peine, comme juxtaposés en deux dimensions parallèles. En effet, dans cette œuvre, nous pouvons distinguer une fille que nous imaginons adolescente, étendue avec les yeux fermés et les jambes croisées, paraissant s’abandonner à un autre état, celui que l’on traverse pour arriver au sommeil. Le traitement du dessin estompé par le lavis place la jeune fille à un second plan fantomatique, comme engloutie par l’espace sans profondeur du papier qui l’accueille. Au-dessus d’elle, constituant la moitié supérieure de l’œuvre, une pie se tient farouchement campée sur ses pattes, ses plumes sombres contrastent avec la clarté du fond beige.

L’animal s’est-il ici élevé au-dessus du corps pour veiller sur lui ? Les deux êtres pourraient sembler connectés dans le sens où les yeux fermés de l’adolescente nous poussent à croire qu’elle regarde un ailleurs, un en-dedans du monde des esprits. L’oiseau serait alors une sorte d’animal totem guidant l’adolescente vers son identité.

4. Balthus : ses animaux et ses jeunes filles

Cette lecture pourrait s’appliquer également à la peinture de Balthus qui, tout au long de sa carrière, s’employa à l’utilisation d’un même vocabulaire pictural visant à mettre en lien la figure animale et celle d’adolescentes, se revendiquant lui aussi fasciné par le monde de Lewis Caroll et l’impétueux désir d’aller voir de l’autre côté du miroir. De façon systématique, le peintre réunira donc, durant   les soixante-dix années qu’il consacrera à son œuvre, des figures de jeunes filles, de chats et l’objet miroir. Commençons par la fin et observons son dernier tableau, La Jeune fille à la mandoline, laissé inachevé à sa mort en 2001.

On y voit une jeune fille à peine pubère, étendue nue sur une méridienne dans une position évoquant l’abandon à un état physique délectable. Ses jambes sont écartées, sa tête est basculée en arrière et elle passe sa main gauche dans ses cheveux, semblant savourer un récent orgasme. Non loin du lit, un chat sur une chaise regarde dans une direction opposée, comme montant la garde.

Deuxième sentinelle du tableau, un grand chien blanc aux oreilles noires, portant un collier rouge, est debout sur ses pattes arrière, la tête passée par la fenêtre ouverte, semblant guetter un visiteur. En arrière-plan, un chemin serpente sur la montagne et s’enfonce dans les bois, créant un pont entre la nature sylvestre (impénétrable ? Vierge ?) et l’univers reclus de la pièce.

Les différents éléments du tableau sont également formellement connectés : la fenêtre ouverte sur une vue dégagée et le rideau tiré qui dévoile cette fenêtre font écho à la position de la jeune fille. Ses jambes écartées, dont la gauche repose lourdement sur le matelas, sont, à la manière du rideau, un élément massif qui sut ici se contenir, se décaler pour accepter d’offrir aux regards un lieu de passage du dedans au dehors : d’un côté une fenêtre ouverte sur la nature, de l’autre le sexe fendu de la jeune fille. Pour Balthus, « la fente qui prolonge le croisement de ses cuisses est comme la brèche qui fait passer de l’autre côté du miroir5 ». Dans un cas comme dans l’autre, le dévoilement constitue une ouverture sur le mythe et la question des origines du monde, mais aussi sur la nature de celui que nous peuplons : avons-nous accès à toutes ses dimensions ?

Les animaux présents dans cette toile nous apparaissent comme des veilleurs, gardiens autorisant ce passage au visible et la révélation d’un mystère. Ils apparaissent complices, connectés, voire au service des abandons de la jeune fille. Comme le peintre, l’animal régit cette sempiternelle interdiction du voir. C’est ici que la comparaison avec le travail de Françoise Pétrovitch trouve ses limites. Balthus dénude ses modèles et les inonde de lumière comme pour lutter contre une angoisse qui serait propre à sa fonction de peintre : celle de ne pas tout montrer. La présence du chien dans cette scène nous rappelle d’ailleurs la mythique scène du bain de Diane, lorsqu’un chasseur égaré ou trop curieux, tombe nez à nez dans la forêt avec la déesse nue se baignant dans une rivière. Courroucée par le regard de l’inconnu sur son intimité, cette dernière le change en cerf et il se fait dévorer par ses propres chiens. À la fin de la scène, il ne reste donc plus que la femme nue et les chiens6.

La Chambre est une huile sur toile peinte entre 1952 et 1954 qui joue sur cette même triangulation. Là encore, une jeune fille s’abandonne dans les bras d’un fauteuil, la tête révulsée et les cheveux tombant. Elle ne porte qu’une paire de chaussettes hautes et des souliers qui, tout comme sa poitrine visiblement naissante, nous la présentent comme une écolière à peine pubère. La position de la jeune fille est identique à celle du tableau précédent. Les yeux clos et la bouche entrouverte du sujet évoquent aussi un état d’abandon succédant à la jouissance. Le dévoilement de cette impudeur se fait également face à un rideau tiré mais ici c’est directement la lumière qui rentre par la fenêtre baigner le jeune corps nu et nous permettre de le distinguer. Non loin de là, un chat assis sur une commode veille. Il détourne le regard du corps et fixe le petit personnage, sorte de gnome qui s’affaire à tirer le rideau. Le chat semble faire autorité et veiller à ce que le dévoilement opère, que la mise en lumière ait lieu selon les règles dictées par une autorité suprême : le peintre.

Dans la trilogie Le Chat au miroir, le dévoilement est symbolisé par le miroir. Balthus le rapprochera des figures du chat et du peintre car l’un comme l’autre entraînent le regard dans « l’invisible des choses7 ». Ils sont tous trois une « voie de passage8 », « un outil de la traversée9 ».

Chez Françoise Pétrovitch en revanche, on voile, on laisse la technique employée recouvrir les sujets, les mettre en forme mais aussi, s’il le faut, les faire se confondre et s’effacer. Sa peinture ne semble pas figée comme celle de Balthus qui nous renvoie l’impression d’un instantané. Chez Pétrovitch le temps s’écoule, doucement, silencieusement, à l’étouffée, mais les éléments semblent soumis au mouvement, tout semble graviter.

5. L’animal dans les portraits classiques des XVIe et XVIIe siècles

Dans les portraits de la peinture italienne de la Renaissance, les enfants accompagnés de chiens semblent se comporter envers eux comme ils le feraient avec une poupée. Portrait de Clarissa Strozzi du Titien, datant de 1542, représente la fille d’une importante famille florentine âgée de deux ans. Elle est peinte de pied, à taille réelle, accompagnée d’un chiot épagneul. Les traits de ce dernier au front bombé, aux grands yeux et au museau court, ne sont pas sans nous rappeler les proportions du visage d’un bébé, le reléguant au statut de poupon. L’enfant l’enlace, protectrice, presque maternelle, tandis que le chiot semble presser sa tête contre son épaule. Nous pouvons alors imaginer que nous assistons aux projections des qualités fécondes et maternelles de la fillette qui seront des atouts certains pour sa famille, commanditaire de la toile. Suivant ce même procédé, Véronèse réalise une vingtaine d’années plus tard Les Pèlerins d’Emmaüs, toile qui lui valut d’être accusé d’hérésie car il y faisait cohabiter Jésus Christ ressuscité et la famille du commanditaire autour d’une même table. Au pied de cette table, une fillette semble s’amuser à toiletter un chien, lui imposant une position singulière, couché sur ses genoux, une patte avant dans chacune de ses mains, contrôlant ses gestes comme avec une marionnette. Il est intéressant de relever ici la dimension genrée de cette pratique à la Renaissance mais aussi chez Françoise Pétrovitch, dans Présentation ou Nocturne, où seules les fillettes jouent à la poupée avec les animaux. Une fois adultes, les femmes, contrairement aux hommes, continuent à être représentées aux côtés de races miniatures dont le XVIIIe siècle voit fleurir le commerce à la cour, en véritables accessoires de mode. Les portraits de madame De Porcin par Greuze en 1770 ou celui de la marquise De Pontejos par Goya en 1786 en témoignent, tous deux représentant Madame accompagnée d’un petit chien, coiffés respectivement d’une couronne de fleurs et d’un collier de tulle et de grelots. Cela contraste en tous points avec le portrait masculin où l’on peut voir que le chien évolue en même temps que son maître, voire plus vite que lui… Par exemple, les portraits successifs de Charles II par Anthoon Van Dick nous montrent un enfant d’environ deux ans avec un King Charles, puis, aux alentours de cinq ans avec un épagneul et c’est dès sept ans que l’on pourra le voir, trônant fièrement, la main reposant sur la tête d’un gros mastiff. À l’instar du cheval, le chien est un symbole de virilité, ratifiant la capacité de l’homme à exercer le pouvoir. Le Portrait de Charles Quint comprend lui aussi un grand chien aux côtés de l’empereur. Notons que dans sa version de 1532 par Jakob Seisenegger, le lévrier l’accompagnant est une femelle aux mamelles ostensiblement gonflées, tandis que Le Titien, en 1533, représente Charles Quint avec un chien plus épais, très probablement un mâle. Ce détail change sensiblement le caractère de l’homme portraitisé, représenté tour à tour veillant sur les plus vulnérables, femmes et enfants, puis dominant les plus féroces, les soumettant à lui. Cependant, la présence du chien sur un portrait n’a pas toujours pour fonction de « materniser » sa maîtresse ou « viriliser » son maître. Sur un portrait féminin, cela diffère dès lors qu’il est empreint d’érotisme. C’est un thème récurrent dans l’histoire de l’art que de voir la femme nue, Vénus ou odalisque, s’offrir aux regards, accompagnée d’un animal, chien ou chat. Les notions de pudeur et d’intrusion jouent alors directement avec la place du spectateur. Dans le tableau de Manet, L’Olympia, nous relevons la présence d’un chat noir sur le lit qui fixe le spectateur, avec autant d’intensité que sa maîtresse, comme pour lui signifier son intrusion. Référence directe de Manet pour ce tableau, c’est chez Titien que nous retrouvons aussi cette triangulation. La Vénus d’Urbin, de 1538, adresse également un franc regard au spectateur tandis qu’un petit chien dort sur son lit. Elle suggère cependant tout autre chose car sa main gauche caresse son sexe. La représentation de la masturbation nous pousse à nous tourner à nouveau vers Balthus, même si le voyeur ne surprend plus une scène interdite mais qu’elle lui est offerte, destinée. En effet, il s’agit chez Titien d’une invitation au rapport charnel, le chien se faisant symbole de la luxure comme dans un autre tableau du peintre, Danaé de 1553, dont la scène retrace la transformation de Zeus en pluie d’or pour posséder la jeune femme. Lorsque le portrait est celui d’un couple, nous pensons ici aux fameux Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, le petit chien aux pieds de la femme enceinte est présent pour le caractère fidèle qui lui est attribué, scellant, d’une certaine façon, le pacte des jeunes mariés. Quelques-uns de ces exemples sont rassemblés par l’historien de l’art Daniel Arasse dans son livre On n’y voit rien qu’il présente comme une « enquête sur une évidence du visible10 ». Il met en lumière le lien entre peinture et miroir qui, appréhendé à travers les traits de Narcisse, impose une distance à la condition du voir. En effet, qu’il s’agisse de peinture, d’un reflet sur l’eau ou dans un miroir, on ne peut ni toucher, ni embrasser la figure. Il faut s’imposer un certain recul pour en saisir les contours, les enjeux, et, à l’instar de Daniel Arasse, en déjouer l’intrigue.

6. Le vêtement chez Françoise Pétrovitch, une seconde peau 

Aucun nu chez Françoise Pétrovitch, au contraire, le vêtement est un élément central de sa représentation de la figure de l’adolescent. Dans les séries Supporters et Paysages à l’estomac, ce qu’affiche le vêtement, son motif, sa marque, est un élément central du portrait, comme si ce dernier donnait les clés de lecture pour ces mystérieux êtres en devenir. Dans la série Supporters, l’adolescent est reconnaissable par sa silhouette et l’allure générale propre à cet âge que lui donne son vêtement. Affublé d’une inscription en anglais, tour à tour dreams, love, slow, fun… ce qui semble être une marque vestimentaire lui confère un caractère propre que le seul visuel du portrait n’aurait pas permis. Cela vient remplacer, d’une certaine façon, les codes véhiculés par la présence de l’animal. Il n’y a plus de chien/poupée, fidèle ou virilisant. La peintre opte cette fois pour une série de mots qualificatifs, semblant aller à l’encontre de la représentation de la silhouette, dénuée de tout ancrage. Les figures adolescentes semblent être ce qu’elles portent, ce qu’elles affichent, et la représentation de leur corps nous semble plus que jamais fantomatique. L’alignement des silhouettes pousse d’ailleurs à effacer l’individualité au profit de la série, pour représenter un âge où l’on se sent différent alors même que l’on aspire à la normalité.

La série Paysages à l’estomac retranscrit également la jeunesse à travers une sorte d’atmosphère brumeuse et saturée, comme ostensiblement absente. La surface de la toile est marquée horizontalement par ce qui semble être d’épaisses nappes de brouillard, faisant le lien, à la façon des lavis que l’artiste affectionne, entre la figure dessinée et le fond du tableau. Ici encore, tout est silencieux, en suspens. Le titre nous amène à regarder plus en détail le t-shirt du jeune homme. Il porte un paysage, motif assez classique du vêtement sportwear mais qui, mis en lien avec l’organe estomac, apparaît comme une fenêtre ouverte sur un monde qui lui appartient, pour lequel il a de l’appétit et qu’il s’apprête à conquérir. Ses passions nous apparaissent alors en incubation, soumises à un sommeil qui ne permettra qu’une révélation plus vive de ces dernières. Mais pour le moment rien ne bouge, le jeune homme est assis, les yeux baissés tandis que sa position paraît presque méditative.

Nous pourrions ici faire le lien avec le travail de Mohamed Bourouissa et sa photographie « Le cercle imaginaire » de la série Périphérique11. Une personne qui semble être un jeune homme se tient debout un milieu d’un cercle de feu. Il porte une veste à capuche floquée du dessin d’un squelette, même motif que l’on retrouve sur le jeune garçon avec un masque dans Nocturne, l’huile sur toile de Françoise Pétrovitch. La capuche fonctionne là aussi comme un masque, elle semble se refermer devant car le visage de l’homme est recouvert d’une tête de mort, faisant de son vêtement un déguisement, rendant impossible son identification. On reconnaît une dalle en béton, quelques tags, une bouche d’égout : nous sommes dans une zone urbaine plus ou moins abandonnée, où les jeunes semblent se retrouver et vivre leur adolescence dans de petits jeux en marge de la légalité, des jeux où l’adrénaline est la seule récompense. L’épreuve est initiatique, le vêtement un costume de combat. L’adolescent cherche ses limites, arborant le dessin d’un squelette comme pour défier la mort, nous rappelant qu’à cet âge la vie se trouve devant soi, vaste étendue à conquérir. Le titre de l’image pointe précisément la place de l’imaginaire dans un monde bien tangible, cet entre-deux qui rend floues certaines frontières, ces territoires urbains mais pourtant désertés qui se sont vus traiter par Pétrovitch en dessin sous un titre similaire Périphéries12. Les flammes de Bourouissa renforcent l’apparente immortalité du modèle, prenant la place de l’animal, le virilisant, plus dangereux encore qu’un puissant mastiff de monarque. De plus, d’un point de vue graphique, elles fonctionnent tels les lavis de la peintre : elles viennent engloutir la forme, la faire disparaître dans un second plan où les jeunes semblent se préparer là aussi à être soldat d’une armée souterraine. Animé par ce même désir de tout montrer, le photographe place son modèle au centre des flammes, éclairé au milieu d’un cercle. C’est donc là où les regards convergent que le personnage mis en scène semble s’absenter, happé dans un autre monde, souterrain, nous jouant une descente – ou une simple entrée ? – aux Enfers. Tout comme le miroir ou la surface de l’eau accueillant le reflet de Narcisse, le feu ne permet pas d’embrasser la figure. Il la désigne, tout autant qu’il l’éclaire, comme une apparition nous imposant, là aussi, un certain recul pour en saisir les traits. De la même façon que Pétrovitch compose ses toiles, Mohamed Bourouissa met en scène ses photographies, invitant la fiction au sein d’une technique ayant valeur de témoin. Il nous offre alors par un jeu de filtres – modèle au visage dissimulé, photographie semblant témoigner du réel alors qu’il s’agit d’une mise en scène, cercle de feu qui éclaire autant qu’il éloigne – l’image d’un double qui convoque là encore les questions du voir et, plus précisément dans notre cas, les problématiques de représentation liées à l’âge de l’adolescence. En effet, c’est lorsqu’il existe un décalage entre un corps qui grandit, qui devient adulte, et un esprit invisible qui, lui, demeure enfant – ou le contraire, car les enfants représentés par Pétrovitch semblent avoir des jeux de grands – qu’un écart se crée, qu’une brèche s’ouvre et qu’une ambiguïté vient flouter le sujet, le rendre insaisissable. Chez Balthus, c’est précisément la projection d’un érotisme sur ces corps d’enfants, voire d’une activité sexuelle réservée aux corps pubères, qui dérange. C’est cette inadaptation avec leur monde qui place les portraits de Françoise Pétrovitch dans une dimension spectrale. Le titre de la série de photos de Mohamed Bourouissa, Périphérique, nous renvoie également à cette même piste : il existe un monde et ce qui nous est ici donné à voir n’est que sa périphérie, ce qui gravite autour, au-devant, en dessous.

Conclusion

On ne sait pas vraiment, chez Françoise Pétrovitch, si un âge est enclin au bonheur. L’enfance est choyée, regrettée par l’adulte et ses références au monde du conte témoignent de la richesse de l’imaginaire à ce jeune âge. Pourtant, l’enfant est sombre et se grime pour jouer à être plus vieux.

Sage comme une image13 est une nouvelle d’Éric Pessan, créée en collaboration avec Françoise Pétrovitch qui a accompagné le texte de ses œuvres. Le récit nous propose le point de vue interne de la narratrice, et cela devient une ligne de lecture limpide sur l’œuvre de la peintre : une petite fille raconte qu’elle a perdu sa sœur, disparue, métamorphosée et dissoute dans le monde animal, et qu’elles continuent à communiquer car elle-même est encline à la métamorphose. La narratrice raconte avec dégoût sa vie d’enfant d’humains au cœur de sa cellule familiale : papa et maman sont hypocrites et font comme s’ils n’avaient jamais eu de fille aînée, les grands-parents sont chasseurs et amateurs de gibier et ils hébergent leur fils, l’oncle de la petite fille dont les penchants pédophiles sont plus que sous-entendus. Ce dernier serait d’ailleurs, selon l’enfant, responsable de l’absence de sa sœur. Hélas, chaque week-end est passé chez les grands-parents et le même scénario se reproduit, rythmé par les repas carnassiers, l’ivresse que leur procurent le vin et la bêtise simultanément croissante de leurs propos.

Le monde de l’enfant est ici binaire : la nature l’éveille, l’orée de la forêt qu’elle peut apercevoir au bout du jardin de ses grands-parents excite ses sens : elle se sent femelle avec des poils dans les oreilles et un flair surdéveloppé. Son corps lui semble agile, rapide et l’herbe l’attire comme une gourmandise. En revanche, la cellule familiale l’effraye et la dégoûte. Elle se sent comme une proie face aux grandes mains moites et poisseuses de son oncle. Comme Alice au pays des merveilles, le comportement des adultes lui apparaît absurde, cruel et immoral. Elle préfère s’évader dans un monde bien à elle où les animaux sont des référents protecteurs.

Par ce conte, nous définissons le statut de l’animal comme adjuvant d’une enfance bancale. Il est référent, guide, esprit supérieur connecté à une autre réalité. Il est omniprésent et s’illustre comme une valeur sûre vers qui l’enfant peut se tourner à n’importe quel moment, surtout quand les adultes deviennent menaçants. À cette lumière, la lecture des dessins et des peintures de l’artiste s’éclaircit, ils se font décors d’un univers mental singulier où la porte vers l’autre côté du miroir serait, ou du moins a été, en chacun de nous. Les sculptures en céramique de l’artiste vont aussi dans ce sens : la figure animale est chaque fois morcelée, explicitant l’importance de la tête pour cette connexion inter-espèce. Le lapin dresse bien haut ses oreilles pour que rien ne lui échappe et, silencieusement, les Sentinelles veillent sur notre monde. Avec leurs couleurs toutes proches de celle des tapisseries du lieu d’exposition, l’animal reste pourvu de son arme secrète : le camouflage. Un jeu de cache-cache s’instaure et vient renforcer l’idée selon laquelle l’enfant a accès à un monde différent de celui de l’adulte, un monde où le dialogue avec l’animal lui serait réservé.

En cela une plongée au cœur du travail de Françoise Pétrovitch nous ramènerait à nos origines et ouvrirait nos sens à une autre dimension, nous invitant à garder l’œil ouvert et le souvenir vivace.


Notes

1 – À ce sujet, il est l’auteur de l’ouvrage Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1998.

2 – G. Wajcman, « Transverbération de Daniel Arasse », in B. Lafargue (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau, Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.

3 – N. Huston, « Après » in B.Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris, Sémiose éditions, 2014.

4 – De l’autre côté du miroir est la suite du premier volet Alice au pays des merveilles de l’auteur anglais Lewis Caroll, paru en 1865 chez l’éditeur Macmillan and Co. La première édition en français parut chez le même éditeur quatre années plus tard.

5 – A. Vircondelet, Les Chats de Balthus, Paris, Flammarion, 2013, p. 35.

6 – Nous noterons ici que Le Bain de Diane est le titre d’un roman de Pierre Klossowski, frère du peintre, paru en 1980 chez Gallimard.

7 – Ibid, p. 15.

8 – Ibid.

9 – Ibid.

10 – D. Arasse, « La femme dans le coffre », On n’y voit rien, Paris, Editions Denoël, 2000.

11 – Mohamed Bourouissa, Périphérique, série de photographies couleur, 2007-2009.

12 – En effet, l’artiste a publié un recueil de 24 dessins de paysages urbains sous le titre Périphéries, Paris, Sémiose éditions, 2003.

13 – F. Pétrovitch, E. Pessan, Sage comme une image, Montreuil


Bibliographie

ARASSE, Daniel, « La femme dans le coffre », On n’y voit rien, Paris : Editions Denoël, 2000.

ARASSE, Daniel, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris : Flammarion,1998.

HUSTON, Nancy, « Après » in B. Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris : Sémiose éditions, 2014.

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LANEYRIE-DAGEN, Nadeije, Animaux cachésanimaux secrets, Paris : Citadelles et Mazenod, 2016.

LAFARGUE, Bernard (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau : Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.

PÉTROVITCH, Françoise, Périphéries, Paris : Sémiose éditions, 2003.

PESSAN, Eric, PÉTROVITCH, Françoise, Sage comme une image, Montreuil : Éditons Pérégrines, 2006.

VIRCONDELET, Alain, Les Chats de Balthus, Paris : Flammarion, 2013.

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