Diane de Camproger

Diane de Camproger est docteure en langue et littérature françaises, professeure de lettres modernes au sein de l’établissement secondaire St Michel, à Annecy et co-fondatrice du réseau de recherche « Cheval et Sciences Humaines et Sociales ».

Pour citer cet article : DE CAMPROGER Diane, « Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/du-cheval-eternel-a-la-mort-du-cheval-la-figure-equine-dans-les-recits-de-jean-giono-et-claude-simon-fuite-ou-revanche-du-temps//

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Résumé

Cet article s’intéresse à comparer la présence de la figure équine dans les œuvres de deux romanciers français du XXe siècle, Jean Giono et Claude Simon, à la fois dans leur rapport aux mythes (indo-européens ou gréco-romains), mais aussi au temps. En effet, Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant de faire surgir l’épique, chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, tout en représentant différentes figures et personnages qui se chevauchent et se fondent dans le récit. En plus d’influencer la temporalité diégétique, la figure équine joue un rôle dans la construction du récit parfois interrompu par des scènes, ou des réminiscences qui, avec l’apparition d’images, créent un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif. On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

Mots-clés : Cheval-espace-temps-littérature-roman-mythes-centaures-hybrides-animal-humain-contemporain

Abstract

This article compares how the horses’ presence is represented in the work of two French novelists of the 20th century, Jean Giono and Claude Simon, in its relation with mythology, but also with Time. Indeed, Jean Giono or Claude Simon are not only using horses as a reference of mythical equine figures (Pegasus, horses of the wind, Centaurs), but also to suspend Time, in the story, especially to evocate past characters, and in the writing. If Jean Giono’s horses are a vehicle for passions, a live tissue allowing for the epic to emerge, Claude Simon’s are the incarnation of a mythic martial cycle, as well as representing different characters and faces that are impressing and merging together inside of the narrative. More than a simple influence on the narrative temporality, the horses play a role in the story construction, sometimes stopping it during equine scenes, or allowing a complex construction sometimes confusing the reader. Is it that the death of the horse, in Giono’s or Simon’s novels should mean a final victory of Time among the animal, which corpse will turn and shape into the elements surrounding it, returning to his mortal status, as a way back to the original nature of which he is yet the representative, erasing his existence, and questioning ours.

Keywords : Horse-space-time-literature-novel-myths-centauros-hybrids-animal-human-modern


Sommaire

Introduction

1. Le cheval comme fuite du temps
1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono
1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit
2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration
2.2 De la chevauchée au chevauchement narratif

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?
3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage
3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

Notes
Bibliographie

Introduction

Le cheval symbolise la conquête à la fois de l’espace géographique – il permet d’aller plus loin, et reste indépassé durant presque quatre millénaires, jusqu’à l’invention du moteur – et du temps – il permet d’aller plus vite. Cette victoire sur l’espace-temps se trouve figurée dans de nombreuses représentations équines mythologiques, comme Pégase, les chevaux d’Eole, dieu du vent, réputés indomptables, ou la licorne, plus rapide que le vent. Cet imaginaire autour de la figure du cheval a été longuement étudié, particulièrement par Gilbert Durand dans son livre Les Structures anthropologiques de l’imaginaire qui y voit la représentation de « la fuite du temps[1] », en raison de ses capacités de mouvement et sa rapidité, mais aussi de sa symbolique mythique.

Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant l’insertion de l’épique (« L’amour, c’est toujours emporter quelqu’un sur un cheval[2]»), chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, une « innombrable engeance sortie toute armée et casquée selon la légende[3] ».

Mais, comme personnage singulier du récit, l’apparition du cheval signifie la rupture du temps de la narration, par la concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, ce qui définit la scène selon Gérard Genette[4]. Si Genette se focalise sur l’aspect temporel, il identifie aussi l’aspect fortement dramatique de la scène, « dont le rôle dans l’action est décisif[5] ». Nous pouvons ajouter que la scène obéit aussi à une concordance spatiale, dans le sens où elle se déroule souvent, dans la diégèse, en un seul endroit, ce qui contribue à sa dimension picturale ou cinématographique forte. Ce cadre spatio-temporel crée l’unité et l’effet d’ensemble de la scène, un « effet-scène[6] », aboutissant à son autonomie. Celle-ci apparait alors soit comme une pause dans le récit, dans une concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, soit comme l’objet d’un chevauchement dans la narration. Parce que la figure du cheval renvoie à tout un imaginaire, les scènes équestres sont en effet parfois interrompues par des réminiscences ou l’apparition d’images, créant un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif.

On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens – entre haruspice[7] et sacrifice[8] – ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

1. Le cheval comme fuite du temps

1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono

Les chevaux de Giono ont une « beauté vive [qui] se prête aux images mythiques[9] ». Ils emplissent les récits par leurs hennissements et leur liberté affranchie, particulièrement les œuvres écrites entre 1936 et 1961 : Que ma Joie demeure (1936), Deux cavaliers de l’orage (1965), Les Récits de la demi-brigade (1972), Noé (1961). Ils sont une référence permanente aux mythes équestres gréco-romains, comme l’étalon de Que ma joie demeure, explicitement comparé à Pégase, dans une envolée prophétique de Bobi : « Ce qu’il a, ton cheval, […] c’est la graine des ailes. […] Il en sortira de grandes ailes blanches. Et ça sera un cheval avec des ailes, et il fera des enjambées comme d’ici au jas de l’Erable, et il galopera dix mètres au-dessus de terre et on ne pourra jamais plus l’atteler, ni lui, ni ses fils, ni les fils de ses fils[10]». Lorsque Bobi fait à Carle l’apologie de son cheval, il prend des allures de prédicateur, ou de Pythie antique, délivrant un oracle. L’homéotéleute « ra », provoquée par la répétition de verbes au futur simple, est un rappel inconscient de la divinité égyptienne solaire. L’oracle est à la fois une référence aux chevaux magiques et mythiques : Pégase évidemment, mais aussi les chevaux du soleil et des divinités (Apollon, Neptune), ou encore les chevaux du Ferghana, ces chevaux d’Asie centrale réputés plus rapides que le vent, aux couleurs flamboyantes, qu’on retrouve, peints, dans la chambre du narrateur de Noé[11]. Ces chevaux sont toujours des figures duelles, à la fois positives et négatives, rappelant tour à tour les chevaux mongols débonnaires ou ceux de l’Apocalypse, particulièrement par leurs couleurs (« le cheval rouge », « le cheval blanc », « le cheval noir »[12]).

Chez Giono, les chevaux, par leur nature libre et sauvage, permettent de reconstituer un « Éden » primitif. C’est la raison pour laquelle les personnages de Que ma joie demeure décident de les remettre en liberté, pendant la saison des amours (« j’ai une idée : si je lâchais mon étalon ? Et si vous lâchiez vos juments ? [13] »). Dans Deux cavaliers de l’Orage, Marceau est impressionné par le tableau à la fois pastoral et primitif qui s’offre à ses yeux, dans un haras de la Vallée du Rhône, où s’ébattent des chevaux en liberté :

On ne pouvait s’empêcher de jouir de tous les gestes des étalons flamboyants. Ils vivaient de frémissements, de voltes et de sauts dans les herbes luisantes. Le regard était saisi par une roue de jambes fines, de cuisses, de crinières qui tournaient sans cesse dans le vent et la frénésie de la joie à travers l’ombre et la lumière. Des éclairs pourpres clignotaient sur le doré des bêtes. Des poulains au poil encore collé allaient embarrasser leur tête de sauterelles et leurs pattes de fils dans les rocking-chairs et les robes. Les juments venaient les lécher jusqu’entre les mains des femmes, il y avait dans cette paix frénétique un fascinant repos[14].

L’isotopie de la lumière met en valeur l’aspect Ouranien et solaire du cheval (« flamboyants », « luisantes », « lumière », « éclairs », « doré »). L’animal est toujours en mouvement comme la vie elle-même, en proie à des « frémissements » ou à de la « frénésie » et exécutant des « voltes », des « sauts », des « roues ». Le mouvement cyclique, rappelant la forme ronde du soleil, est d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises par les noms (volte, roue) ou les verbes (tourner). L’oxymore, renforcé par la structure chiasmique de la dernière phrase – « paix frénétique » / « fascinant repos » – appuie la figure double du cheval, animal pacifique, herbivore, et pourtant animal de proie en mouvements, vif et rapide. De même, les mouvements décrits (frémissements, voltes, sauts, clignoter…) sont tous brusques et de courte intensité : ils ne s’inscrivent pas dans la durée. Ils accentuent la comparaison de l’animal avec la flamme ou l’éclat de lumière dansante. Cette mise en valeur de l’éphémère s’oppose à la valeur durative de l’imparfait (« sans cesse ») et inchoative des verbes de mouvement (allaient embarrasser / venaient lécher). L’utilisation du regard, du point de vue de Marceau, et l’alternance de détails triviaux (« poil encore collé ») et de métaphores (« tête de sauterelle ») permettent l’hypotypose. C’est une scène de vie et de fertilité : les étalons, poulains et juments forment un retour à la nature originelle. L’humanité et l’animalité se confondent, les poulains à peine nés embarrassent leurs pattes dans les pattes des chaises longues où sont assises les dames. Les juments elles-mêmes les lèchent « entre les mains des femmes ». Cette confusion des corps, humains et animaux, trouve son apogée dans l’utilisation équivoque du mot « robe », antanaclase implicite dont on ne sait s’il désigne les robes des femmes ou celles des animaux, les deux termes possédant un sens différent. Si chez l’humain, le substantif s’applique à désigner le vêtement, chez le cheval il désigne la couleur du pelage. Dans les deux cas on l’imagine chatoyante et pleine de vie à l’image de cette scène. Par effet de miroir, cette euphorie est un état auquel aspire Jason Marceau, lui dont le surnom est justement L’entier, expression utilisée pour désigner un étalon, c’est-à-dire un cheval non castré : « entier » car possesseur de ses parties génitales. Le récit nous transporte dans une scène pastorale d’inspiration mythique, déjà préfigurée par les noms des personnages inspirés par la mythologie. Abstraction faite des rocking-chairs, la scène pourrait aussi bien se dérouler dans un monde d’avant l’humanité, ou illustrer la création du monde. Car le cheval, par son renvoi aux images mythiques, acquiert une valeur atemporelle, représentant un temps éternel.

La figure équine chez Giono permet ainsi d’insérer du merveilleux dans le récit, qu’elle soit une représentation symbolique d’une idée de nature, dotée de pouvoirs ou de qualités surnaturelles, ou un rappel explicite d’une figure équine mythique ou légendaire. Cette présence du merveilleux, combinée à la figure de héros dont le cheval est le véhicule implicite, permet de caractériser le récit gionien comme profondément épique, et donc d’échapper à la prise du temps, puisque, comme le suggère Claude Simon, l’épopée équestre n’a-t-elle pas quelque chose d’intemporel ?

1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

Claude Simon met en effet en scène, dès l’incipit du court texte Le Cheval[15], publié en 1958, la répétition d’un cycle guerrier mythique dont les chevaux sont l’incarnation : « Tout était noir. On ne pouvait pas voir la tête de la colonne. […] seulement entendre le monotone, l’infini et multiple piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots sur l’asphalte de la route[16] ». Cette mise en scène d’une colonne équestre sans début ni fin est une personnification de la guerre elle-même qui traverse les différentes œuvres de Claude Simon par la suite, de La Route des Flandres (1960) au Jardin des Plantes (1997), en passant par L’Acacia (1975). La réutilisation itérative de ce motif suggère que cette chevauchée se répète depuis la nuit des temps, depuis la création des mythes et les premiers récits historiques (« innombrable piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes[17] »). Ces chevaux noirs et lugubres sont un rappel aussi bien des chevaux funèbres mythiques[18], ceux, psychopompes, des divinités nordiques dans les croyances germaniques, ou de l’Apocalypse, que des chevaux réels morts au fil des siècles, dans les combats ou les guerres dans lesquelles les hommes les ont entraînés. Selon Simon, les chevaux sont indissociables du récit épique depuis les premiers textes, antiques ou bibliques : ils représentent tous les chevaux de toutes les guerres et de tous les récits avant eux. C’est pour cela qu’on trouve aussi de nombreuses références à l’Apocalypse dans Le Cheval ou La Route des Flandres, comme un retour à l’un des premiers textes épiques chrétiens. La tête du cheval mourant occupe le centre du récit. À chaque fois l’animal prend des dimensions effrayantes[19], s’allongeant à l’extrême comme si ce corps n’était que la continuation dans le temps des chevaux morts depuis les premiers récits. Cet allongement de la matière équestre se retrouve dans le rythme lui-même du récit, grâce à des assonances et des allitérations qui scandent le pas et allongent la phrase de la même façon que la succession d’adjectifs, avec un nombre de syllabes croissant (hochant ; balançant ; tristement) et l’homéotéleute (« en » / « an »).

Le cheval permet à l’écrivain de dresser un lien entre les vivants et les morts, aussi bien entre les personnages de la diégèse (« il permet de superposer différentes époques, différents membres de la famille, d’évoquer une lignée sans inscrire la temporalité successive de la généalogie[20] ») qu’entre les personnages de la vie de l’auteur : ses ancêtres, en particulier les figures omniprésentes dans le récit que sont Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel ou le propre père de l’écrivain, Louis Simon, mort dans la Grande guerre. En introduisant le cheval dans la fiction, Claude Simon interpelle les ressemblances et les liens qui existent entre les vivants et les morts. Le capitaine de Reixach, archétype de l’officier de cavalerie, est caractérisé par la fusion qui le lie à l’animal, devenant un « homme-cheval[21] ». Son origine aristocratique et son passif militaire l’ancrent lui aussi, comme l’auteur, dans une longue tradition familiale : « Se dessinant donc ainsi, […], et sans même que Georges ait eu besoin de les rencontrer, les de Reixach, la famille de Reixach, puis de Reixach lui-même, tout seul, avec, se pressant derrière lui, cette cohorte d’ancêtres, de fantômes[22] ». Le narrateur de La Route des Flandres n’est pas seulement marqué par la mort de son supérieur – à cheval – ou par la mort d’un cheval qui le renvoie à d’autres morts par chevauchements successifs, mais aussi par l’« interchangeabilité » qu’il ressent comme soldat, en raison de la désindividualisation causée par la guerre et illustrée par ses changements de monture successifs : il doit, plusieurs fois, monter les chevaux de soldats morts, comme si le cheval établissait alors une continuité entre ces morts et lui. Le cheval, porteur du soldat, est aussi celui par lequel la mort arrive, donnant au récit des allures de cycle infernal. Les chevaux de Claude Simon sont l’outil de la propagation du conflit depuis des siècles. Qualifiées d’ « immémoriales[23] » au sens latin du terme immemorialis, c’est-à-dire « sans mémoire », les « rosses » antiques évoquées par Simon semblent plus vieilles que le temps lui-même. La phrase est tout entière construite sur cette volonté de remonter le temps jusqu’à l’origine, en commençant par le sujet « les chevaux », répété aussitôt, amplifié par gradations successives (« les vieux chevaux d’armes »). Au fur et à mesure que la phrase se développe, elle semble ainsi remonter le temps, autant par la construction (les propositions s’allongeant progressivement) que par la gradation du vocabulaire utilisé (cheval/vieux cheval/rosse/animal héraldique) permettant au récit, grâce à l’atemporalité de la figure du cheval, de faire le lien entre le temps de l’histoire, passée et présente, et le temps de la narration.

Pourtant, paradoxalement, le cheval est à la fois le lien entre une temporalité passée et présente, ainsi qu’entre plusieurs niveaux de temporalité (temps de l’histoire et temps du récit), devenant une figure métadiégétique du temps, et une pause. Son apparition est en effet mise en scène et constitue à la fois une immobilisation de l’histoire dans le temps et l’espace, tout comme une pause dans le récit, qui s’interrompt pour permettre le surgissement de la figure animale et des représentations qui lui sont liées.

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit

2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration

Les deux romans de Giono : Deux cavaliers de l’orage et Les Récits de la demi-brigade, nous offrent trois scènes équestres représentatives de cette influence du cheval sur les temporalités à la fois de l’histoire et du récit. Dans la première, construite comme une tragédie classique, les cinq scènes équestres, c’est-à-dire les passages « mettant en scène » des interactions précises entre chevaux et humains, et dans lesquels, tel que Gérard Genette le définit[24], le temps de l’histoire épouse le temps de la narration, sont autant de nœuds dramatiques menant au drame final : le fratricide. Ainsi, la première de ces interactions entre l’homme et le cheval[25] apparait dans le deuxième chapitre – le premier n’étant qu’un préambule racontant l’histoire des Jasons – et permet d’installer un décor pictural dont le texte s’éloigne ensuite, avec la mise en place progressive de la dimension tragique du texte. Comme l’indique le titre de l’œuvre, c’est un coup de tonnerre, un orage soudain qui s’abat sur les deux frères, par le biais d’un cheval, et surtout de sa mort, coup de théâtre précipitant la rencontre des protagonistes avec leur destin funeste.

En effet, au début de l’œuvre, Marceau décide de vendre des mulets à un propriétaire de haras sur les bords du fleuve, secondé d’Ange, son cadet. Le décor est verdoyant et pastoral, et permet d’installer une atmosphère de paix et de sérénité, à l’image de la relation unissant les deux frères en incipit. Les mulets y font figure de doubles des protagonistes, paysans endimanchés peu à leur place dans ce cadre riche et aisé, alors que des chevaux en liberté (étalons, juments et poulains) s’ébattent et renvoient une image de vie et de luxure, figurant les habitants oisifs du château. C’est dans ce même esprit de calme et de sérénité qu’Ange laisse apparaître ses qualités de cavalier, à la surprise de tous. Alors que le baron du château veut voir « ce jeune garçon monter cette mule folle », Ange fait « exécuter à sa bête, le plus naturellement du monde, un petit pas espagnol dont il avait le secret[26]», causant la surprise et l’admiration, non seulement du baron, mais de son propre frère. Cette scène d’apparente oisiveté, de repos, porte néanmoins une dimension plus prophétique, puisqu’elle permet de révéler un trait de la personnalité double d’Ange, qui était jusqu’alors encensé par son frère et érigé en symbole de pureté et d’innocence. Les manières du jeune garçon avec la mule, en plus de provoquer une pause dans l’histoire – puisque tous les personnages s’immobilisent pour l’observer – et dans le récit dans lequel le discours indirect surgit soudain, font naître le doute chez son frère aîné : « Marceau lui-même en était estomaqué ! Où diable ce garçon avait-il pris tout ça ? On ne pouvait pas savoir s’il s’arrangeait pour meurtrir la bête avec le mors ou s’il avait un sort pour dominer mais, monté sur la plus cabocharde des bêtes, il la fit papillonner et danser, et faire des grâces. » Cette pause du récit, permettant au lecteur de s’attarder sur le personnage d’Ange en épousant le point de vue de Marceau, exprimé au discours indirect libre, est aussi une révélation de l’aspect duel de la personnalité d’Ange, d’abord comparé à un dieu, puis renvoyé à la figure du diable (« où diable »). Sa propre technique équestre est interrogée de façon paradoxale, soit renvoyée à de la torture (« meurtrir la bête avec le mors »), soit à la magie (« un sort »), et devient, par glissement métonymique, une représentation du personnage lui-même dans toute son ambiguïté, car c’est Ange qui provoquera sa propre mort, en cherchant à affronter son frère à de multiples reprises, et en le battant, finalement, à la chute du récit.

La figure équine, en suspendant le temps de l’histoire et du récit, participe davantage, au fur et à mesure de la narration à la mise en place d’une tension dramatique. Dans une deuxième scène, très courte[27], narrant le départ des deux frères à la foire de Lachau où Marceau tuera un cheval, constituant l’élément déclencheur d’une série de péripéties conduisant au drame final, le récit s’arrête à nouveau, figeant ce départ dans le temps, comme une tentative du narrateur, en retardant l’action, de retarder la suite d’évènements conduisant à la mort des protagonistes.

Le départ des deux frères aux courses de Lachau, à cheval, est accompagné par l’inquiétude soudaine et incompréhensible d’Esther qui les observe par la fenêtre. Ce passage, au discours indirect libre, introduit une coupure dans le récit, marquée par l’emploi du présentatif « voilà », renvoyé à sa nature première de verbe défectif : « Et justement, voilà qu’on entend trotter des bêtes ». Le mot est en réalité, étymologiquement, une interjection verbale réduite à la forme unipersonnelle du présent de l’indicatif (« vois là »), interpellant l’interlocuteur. En l’utilisant, Esther attire l’attention sur la scène audible, qu’on pourrait qualifier de premier acte de la tragédie. Elle oblige aussi le lecteur à adopter sa focalisation en réutilisant le présentatif un peu plus loin (« les voilà là devant ») et à saisir l’objet scénique qui fait de cette scène un passage unique de l’histoire et annonciatrice du drame. Lorsqu’elle voit les deux cavaliers s’en aller, Esther développe un parallèle entre la violence de Marceau, qui transparaît dans sa façon de monter à cheval, et l’inquiétude qu’elle ressent. Derrière la scène émerge la vision prophétique, soulignée, à la fin de la scène, par une question au discours indirect libre à laquelle Marceau, qui ne l’entend pas, ne peut évidemment pas répondre : « qu’est-ce que tu veux donc faire avec tes bras ? [28] ».Ces bras sont les acteurs du drame, sans qu’elle le sache, puisque c’est grâce à eux que Marceau s’illustrera comme l’homme le plus fort du monde à la lutte ; c’est aussi eux qui tueront le cheval, à Lachau, et son propre frère, à la fin du récit. La scène s’achève sur cette question d’Esther, qui résonne dans le texte de manière forte, mise en exergue par le passage brutal au discours direct. L’inquiétude se trouve reflétée dans les éléments qui l’entourent et renforcent l’impression d’une suspension du temps : « Le jour ne se lève pas ce matin. Le jour se refuse à se lever[29] ».

Si on retrouve aussi ce jeu de mise en arrêt du temps chez Claude Simon autour de la figure équine, comme lors d’une scène de pause à l’abreuvoir dans La Route des Flandres, le cheval favorise aussi le chevauchement à la fois des temporalités et des voix de l’énonciation.

2.2. De la chevauchée au chevauchement narratif

Le chevauchement des motifs équestres chez Claude Simon permet de brouiller la limite entre présent et passé, réel et imaginaire. Par un renvoi à d’autres images, d’autres scènes ou visions qui se superposent, le narrateur se perd dans le récit et emmêle les différents niveaux de perception et d’imagination. Le « crépitement monotone des sabots », par exemple, se superposant au bruit de la pluie sur le toit de la grange, provoque d’autres visions[30], de même que l’image des courses de chevaux surgissant au sein des scènes de guerre. Lors de l’attaque allemande qui cause la mort de Wack, le narrateur superpose à la vision des cavaliers et des chevaux fuyant pour sauver leurs vies, « les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne[31]». Pour dépeindre l’événement le narrateur renvoie aux jeux d’échec ou de domino grâce à la multiplicité des références liées aux chevaux (réels, mais aussi les petits chevaux du jeu de plateau). Les « chevaux-jupons » ou « à bascule » sont une référence aux jeux d’enfants dont parle Dumézil[32] dans son analyse du mythe du centaure, consistant à se déguiser en cheval, le corps de l’animal étant représenté par une jupe autour de la taille, parfois avec un autre camarade en dessous de la jupe pour figurer la longueur de l’animal et les membres postérieurs. C’est sur l’hippodrome que cette comparaison apparaît d’abord au narrateur[33], créant le lien entre les deux scènes, celle de la course hippique et celle de la course devant le feu allemand. La superposition des deux scènes met en exergue l’aspect tragi-comique de la guerre, « jeu » des hommes, et le peu de valeur de la vie des soldats, comparés à des pions d’échec ou à des pièces de domino. Le chevauchement de motifs a un fort pouvoir évocateur chez Simon, fonctionnant par la juxtaposition d’images qui sembleraient éloignées de prime abord mais dont la juxtaposition permet de saisir le sens de la scène à différents niveaux de lecture.

L’histoire de la nouvelle Le Cheval, racontant la mort d’un cheval dans l’étable d’une auberge où les cavaliers font étape, réapparaît dans La Route des Flandres mais aussi dans LAcacia. Il en est de même pour la scène représentant le brigadier aux prises avec une jument qui refuse de sauter, présente dans La Route des Flandres, L’Acacia et le Jardin des Plantes. Le malmenage d’un cheval de main par un cavalier terrorisé est aussi un motif récurrent du Cheval, de La Route des Flandres, ou du Jardin des Plantes, malgré des changements de noms propres ou de personnages (Iglésia devient, dans La Route des Flandres, un conducteur de chevaux anonyme). Les scènes équestres sont ainsi, chez Claude Simon, l’objet de superpositions du réel et de l’onirique, comme dans le cas de la mort de Reixach, introduite dès le début de La Route des Flandres et leitmotiv récurrent. Celle-ci n’apparaît, dès le départ, que comme le récit d’une action déjà passée, puisque la mort de Reixach, à cheval, est présentée tout de suite comme un fait établi. L’incipit de La Route des Flandres débute par la première rencontre entre le narrateur et Reixach, son capitaine. La scène de sa mort est annoncée : « par la suite » indique une succession dans le temps, ou l’alternance du présent, passé composé et plus-que-parfait. La scène est introduite par deux points, renforcée par le groupe nominal « un moment », qui provoque une pause de la durée. En obligeant la narration à s’interrompre, et en adoptant une énonciation à la première personne du singulier, le romancier attire l’attention du lecteur sur ce moment précis de l’histoire qui est la scène de la mort de Reixach. Là encore, la mort du capitaine semble le seul référent véritable dans un monde qui se désagrège, comme un fait auquel le narrateur se rattache pour se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Au fur et à mesure que le récit avance, la précision de la narration s’estompe et des digressions apparaissent dans une phrase qui n’en finit pas. Le narrateur s’interroge sur la réalité du cadre diégétique, « le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit[34]», blâmant le manque de sommeil et le fait de ne pas avoir dormi depuis dix jours, sauf à cheval. Cette référence au manque de sommeil et ces sauts temporels mettent en doute la réalité de l’expérience vécue, dans laquelle la mort de Reixach semble la seule certitude parmi les souvenirs de l’événement, un point fixe autour duquel s’articule la mémoire. Tous les souvenirs de la guerre semblent se ramener à cette scène absurde, mais factuelle, de suicide équestre. L’analepse, par le biais du souvenir et de la remémoration de faits réels ou de visions, donne à la scène équestre la forme d’une superposition de différentes époques, passé et présent, engendrant parfois la confusion au sein de la diégèse.

Seule la mort – celle du cheval, celle de Reixach – semble un point fixe et immuable autour duquel s’articule le récit, lui donnant une matérialité au sein même d’un processus de désagrégation de la matière, celle des corps, en lambeaux, qui se fondent dans la boue, et du récit lui-même, dans une phrase qui n’en finit pas de se dérouler.

C’est dans la mort que le temps prend sa revanche sur le cheval et sa valeur atemporelle. L’animal est en effet détaché peu à peu de toute la matière mythique qu’il véhicule et renvoyé à sa matérialité, et donc à sa finitude.

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?

3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage

Le chapitre central des Deux cavaliers de l’orage, construit autour des foires de Lachau et de la mort d’un cheval « fou » est en réalité une démythification progressive de l’animal qui devient le support du rituel et prend une dimension symbolique forte, proleptique, puisqu’il représente à la fois la naissance et la mort, un double du personnage et aussi sa mort annoncée. En cela le corps du cheval représente à la fois le passé et le présent de Marceau, alors même qu’il constitue une rupture, un coup de théâtre, dans le récit. On sait que le meurtre d’un cheval est quelque chose « d’impensable » chez Giono[35]. Le narrateur des Récits entame d’ailleurs la première nouvelle par cette mention : « je n’aime pas qu’on tue les chevaux[36]». On sait que l’œuvre de Giono comporte des résonnances narratives. D’un texte à l’autre, les personnages font retour. On retrouve des scènes communes dans différents récits. Or ce meurtre du cheval est un événement suffisamment important dans son univers fictif pour faire l’objet de deux récits identiques : un premier épisode radiophonique intitulé « Le cheval de Carpentras », enregistré en 1954, c’est-à-dire dix ans plus tôt[37] que celui des Deux cavaliers de l’orage, y fait déjà allusion. Cette permanence du cheval sacrifié en renforce encore la symbolique. Dans Deux cavaliers, Martial et Mon Cadet ne vont pas à Carpentras mais à Lachau ; un événement auquel, d’ailleurs, le lecteur n’a pas le droit d’assister puisqu’il ne lui sera délivré, ensuite, que par le discours rapporté des deux frères. Lorsque l’aîné revient, il ramène avec lui « un long fardeau sur son épaule. Un gros poids, quelque chose qui est dans un long sac, une chose molle et lourde qui pend de chaque côté de son épaule et qu’il porte en bombant le dos[38]». Alors que les personnages s’inquiètent de ne pas voir le cadet, cette peur préfigurant déjà la peur inconsciente, mais pourtant fondée, d’un fratricide constituant la seule issue possible de la relation fusionnelle des deux frères, Marceau révèle progressivement le contenu du sac sous le mode d’une devinette : « Ouvre-moi le sac et regarde-moi le beau tour de force qui est dedans[39]», « cette chose pleine de sang[40]», « la chose sanglante[41]», « un énorme morceau de viande de bête[42]». Au fur et à mesure du récit, le cadavre gagne en substance, « il doit y en avoir au moins cinquante kilos », « il y a encore la peau », « le poil est beau, lustré », et pourtant, jusqu’à la fin, personne ne comprend que ce sac contient un cheval mort. Comme si l’introduction de son corps, par des attributs triviaux, sanglants, propres à n’importe quelle bête de consommation humaine, empêchait les auditeurs – l’assemblée des quatre femmes, mais aussi le lecteur – d’associer l’image du cheval et cette chose sanguinolente au pied de Marceau. Il leur faut attendre les différentes allusions de Marceau, pourtant très explicites : « Viens manger une bonne tranche de cheval rôti[43]»; « il devrait venir un peu ici, manger du cheval rôti. » ; « tu vas prendre une poêle d’un mètre et tu vas nous frire cette viande de cheval[44]», sauf que ses propos paraissent si incohérents à l’assemblée, qu’il est accusé d’avoir trop bu et de délirer : « Quand tu iras à Lachau, ne bois plus le même vin Marceau, celui-là a l’air de te rester sur l’estomac. Qu’est-ce que c’est que cette viande de cheval dont tu parles tout le temps ? Et quel cheval ?[45]». L’esprit de l’auditeur/lecteur est partagé, par dissociation cognitive, entre l’image du cheval vivant et celle du cheval mort réduit à l’état de viande. Le processus naturel de dissolution du corps vivant en matière morte et sanglante est inversé, puisque la narration commence par un contact avec la matière. Il s’agit pour Marceau de provoquer d’abord un contact physique et matériel avec le cadavre, d’abord par la vue (« regarde ») puis par le toucher, en prenant conscience de son poids et de la douceur de son poil (« lustré »). Le sang est toujours chez Giono lié à un acte d’amour, et à une fascination similaire à celle que l’homme éprouve pour le feu. D’ailleurs l’adjectif « beau » est répété de nombreuses fois, comme si le cadavre était un objet esthétique. C’est parce que le sang induit d’autres représentations, esthétiques, symboliques, qu’il est difficile de superposer à l’image de la viande sanguinolente, signe de mort – mais aussi de vie, puisqu’elle permet la consommation, et donc la survie de l’homme – la vision de l’animal vivant, choyé, dans l’imaginaire collectif. Toute la description faite par Marceau semble une transfiguration du corps du cheval, qui transite du statut de chose sanguinolente à celui de bête, pour revêtir peau, poils, et enfin redevenir la « plus belle bête du monde ». Le fait de la manger devient alors extrêmement symbolique[46]. C’est un renvoi au mythe de la transsubstantiation – repris par l’Église catholique avec la pratique de l’Eucharistie – qui veut que la consommation permette à celui qui mange le corps de s’approprier les propriétés de l’être consommé : sa beauté, sa force, son âme, et peut-être ici sa fonction éternelle, comme le suppose Anne Simon en introduisant l’hypothèse de l’hybridité et la fusion de ce qu’elle appelle le « corps temps[47] ». Cet acte marque en effet le commencement de la renommée de Marceau comme homme le plus fort du monde, et la venue de multiples combattants pour l’affronter : il est vrai que les Jason sont destinés à rester dans les mémoires bien après leur mort. Marceau s’inscrit donc à partir de cet acte sacrificiel, tel Œdipe, dans une voie inéluctable et tragique, dont seuls la mort et le sang pourront le délivrer.

3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

La mort du cheval constitue aussi le nœud dramatique du Cheval de Claude Simon, et même de La Route des Flandres, dont la narration s’articule, de manière cyclique, par un mouvement de continuel retour à la figure d’un cheval mort vu par le narrateur sur la route et presque couvert de boue au point de ne pas être reconnaissable. Les chevaux sont matière à l’hybridation autant comme lien entre les différents personnages – au point que le narrateur imagine des parents « équins », comme c’est le cas à la lecture d’écrits d’ancêtres conservés par Sabine, sa mère (« il n’y a qu’un cheval qui a pu écrire ça[48]») – que dans leur rapport au corps et à la matière. Corps-fusionnant avec celui du cavalier, corps-dissolu se fondant dans la terre et la boue environnante, comme l’exprime cette phrase de La Route des Flandres : « les chiens ont mangé la boue[49]». La boue est alors à la fois la matière de la naissance permettant à la vision de surgir et celle de l’anéantissement annonçant la mort du « nous » polyphonique, dans lequel se fondent et se dissolvent les soldats de la garnison et leurs montures, dont le narrateur est l’un des seuls survivants. La phrase simonienne est aussi, à l’image de la boue, une phrase sans début ni fin. À peine une capitale vient-elle marquer le début d’une pensée et quelques virgules permettent-elles de respirer. C’est une phrase qui englue la lecture comme la boue, projetant sans cesse de nouvelles particules. Le lecteur a beau essayer de se dégager pour poursuivre l’histoire, il est immobilisé par le poids de la matière narrée. C’est la volonté d’une narration toujours plus précise et exacte des faits, épuisant toutes les possibilités herméneutiques des mots par l’énumération et l’addition de références, jusqu’à en délivrer le sens profond. La première phrase de La Route des Flandres s’étend sur une page entière, ne trouvant le point final qu’à la dernière ligne. Mais la boue gèle aussi parfois et retrouve alors la dureté de la terre et des pierres du sol, laissant la place à des « mondes morts, éteints et couverts de glace[50]». La boue fige alors les empreintes, tout comme elle fige et ensevelit les hommes et les chevaux dans l’Histoire, tous ensembles gris et méconnaissables dans cet immense bourbier qu’est la guerre. Cette boue est aussi la glaise originelle, celle dont est fabriquée l’homme et qui reprend son dû à la fin ; c’est le Memento, homo : quia pulvis es, et in pulverem reverteris[51]. Sauf que ce n’est ni un homme ni un dieu mais un cheval qui incarne cette destinée dans le récit. Georges est hanté par le cadavre d’un cheval sur la route, ou plutôt de « ce qui avait été un cheval[52] » : le corps se dissout ne faisant plus qu’un avec la boue qui l’entoure. Georges découvre que le cadavre « n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue[53]». Ce cheval devient une métonymie du vivant représentant à la fois l’être humain dont il partage les souffrances, mais aussi l’être vivant de manière plus universelle en perpétuelle métamorphose.

ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle […] et était destinée à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, […] pourtant (quoiqu’il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses pattes de devant repliées dans une posture fœtale d’agenouillement et de prière […])[54].

Avec la boue, on revient à l’origine du monde. La boue glaise, dont le règne animal est issu, et à laquelle il retourne, est d’abord une matière cosmique qui rappelle la figure du reptile, évoquant le serpent de la Genèse. En effet, comme lui, elle est fuyante et n’a ni début ni fin. C’est elle qui fait chuter l’homme. La boue est ensuite une mère protectrice qui « recouvre » ou « enveloppe » son enfant placé en position fœtale. On retrouve le sein maternel, et jusqu’au « bruit de succion » de la tétée, alors que la situation est inversée, puisque c’est ici la mère qui mange son enfant. Mais c’est l’étape nécessaire pour retrouver le grand tout, un espace qui réduit à néant toute individualité – on ne sait même plus à quelle espèce l’embourbé appartient (animal, végétal, fossile ?). La boue est cette matrice originelle, cette divinité terrible de la mythologie : une terre-mère qui avale ses enfants et les fait disparaître. Pourtant la terre en elle-même est peu évoquée dans La Route des Flandres. La matière qui s’oppose à la boue est le macadam de la route sur laquelle résonnent les sabots des chevaux. La seule allusion à cette terre-mère apparaît dans l’acte d’enterrer le cheval[55]. La figure du cheval offre alors aux soldats un retour aux rites funéraires qu’il ne leur est pas permis de pratiquer en temps de guerre. Lorsqu’on sait que le père de Claude Simon, tombé au cours de la Première Guerre mondiale, n’a pas été enterré, on peut se demander jusqu’où le texte participe, pour l’auteur, à un travail cathartique de deuil.

Par la disparition et l’hybridation finale du corps-cheval avec la matière (mangé chez Jean Giono, enfoui dans la terre chez Claude Simon), le temps prend enfin sa revanche sur l’animal dont le corps, dissolu, absorbé, disparait enfin. Le cheval continue néanmoins d’endosser un aspect double, à la fois matière vivante et tangible mais aussi support de la rêverie, permettant la superposition d’images oniriques et de projections transcendant sa réalité. Cette façon de confier l’être aimé (humain ou animal) à la terre ou à son propre ventre revient à le rendre à la matière originelle, source de vie. En ce sens, l’enterrement du cheval chez Simon peut aussi s’apparenter à l’acte d’hippophagie évoqué plus tôt chez Giono. Il viserait là aussi à inclure l’autre dans la matière, qu’il s’agisse de la terre ou du propre corps de Marceau, pour ne former qu’un tout, selon ce même principe de transsubstantiation créant une continuité entre la matière des corps et les éléments. Cette continuité pourrait alors être vue aussi comme un allongement du corps du cheval faisant partie du processus de transformation, après la mort de l’animal diffusant la matière jusqu’à sa fusion avec l’espace extérieur et sa disparition totale.

Notes

[1] Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1984, 12è éd., Paris, Dunod, 2016, p. 57.

[2] Giono Jean, Le Chant du Monde, Gallimard, 1934, p. 173.

[3] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960), p. 46-47.

[4] Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, p. 175.

[5] Ibid., p. 193.

[6] Vincent Jouve, « pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n°85, 1992. Forme, difforme, informe, p. 103-111.

[7] Simon Anne, « Hybridité animale et végétale dans Deux Cavaliers de l’orage (Giono) », Nouvelles Francographies, septembre 2007, vol. 1, n° 1, p. 205-216.

[8] Samoyault Tiphaine, « Achever le cheval : un problème historique et un problème poétique dans L’Acacia de Claude Simon », journées d’études consacrées au nouveau programme d’agrégation de littérature comparée, Université Paris Diderot, 25-26 janvier 2018.

[9] Arnaud-Toulouse Marie-Anne, « Cheval », in Sacotte Mireille et Laurichesse Jean-Yves (sous la dir. de), Dictionnaire Giono, Paris, Garnier, 2016, p. 199.

[10] Giono Jean, Que ma joie demeure (1936), in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1972, p. 448.

[11] Giono Jean, Noé, Paris, Gallimard, 1961, p. 12.

[12] Ibid., p. 14 et 18.

[13] Giono Jean, Que ma joie demeure, op. cit., p. 635-636.

[14] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, Paris, Gallimard, 1965, p. 24-25.

[15] Simon Claude, Le Cheval, Paris, Les éditions du Chemin de Fer, 2015 (1ère éd. 1958).

[16] Ibid., p. 7.

[17] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960) p. 46-47.

[18] Wagner Marc-André , Le Cheval dans les croyances germaniques : paganisme, christianisme et traditions, vol. 73 de Nouvelle bibliothèque du moyen âge, Champion, 2005 ; Wagner Marc-André,  Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Éditions du Rocher, coll. « Cheval chevaux », 2006.

[19] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 145-146.

[20] Samoyault Tiphaine, op. cit., p. 2.

[21] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 242.

[22] Ibid., p. 231.

[23] Ibid., p. 34.

[24] Genette Gérard, op.cit., p. 175.

[25] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 23-30.

[26] Ibid., p. 27.

[27] Ibid., p. 66-67.

[28] Ibid., p. 67.

[29] Ibid.

[30] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 46-47.

[31] Ibid., p. 174.

[32]

Voir Dumézil Georges, Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Librairie orientaliste P. Geuthner (programme ReLIRE), « Annales du Musée Guimet », 1929, p. 42.

[33] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 173.

[34] Ibid., p. 18.

[35] Giono Jean, Les Récits de demi-brigade, Paris, Gallimard, 1972, p. 168.

[36] Ibid., p. 12.

[37] « Le cheval de Carpentras »,  Entretiens avec Taos Amroche (1954), CD 1, Editeur : Patrick Frémeaux / Editorialisation : Lola Caul-Futy Frémeaux, Frémeaux & Associés, 2017.

[38] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 136.

[39] Ibid., p. 139.

[40] Ibid., p. 139.

[41] Ibid., p. 142.

[42] Ibid., p. 142.

[43] Ibid., p. 137.

[44] Ibid., p. 146.

[45] Ibid., p. 147.

[46] Si le bœuf a aussi été l’objet de sacrifices, il est important de rappeler que l’hippophagie, même légalisée depuis le XIXe siècle, ne représente que 3% de la viande consommée en France. Elle a toujours été une viande tabou réservée aux plus pauvres et à une consommation de famines et de guerres. Le symbolisme de son sacrifice, même dans un milieu rural, s’en trouve amplifié. Voir les travaux récents de Leteux Sylvain, « L’hippophagie en France : la difficile acceptation d’une viande honteuse », Terrains et Travaux : Revue de Sciences Sociales, ENS Cachan, 2005, p. 143-158 et de Maillard Ninon, « Manger ou ne pas manger le cheval (sacrifié) ? Telle est la question pour le chrétien. Mode d’abattage et consommation de viande chevaline dans l’occident chrétien », Revue Semestrielle de Droit Animalier – RSDA, 2/2010, p. 291-301.

[47] Simon Anne, op. cit., p. 1.

[48] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 63.

[49] Ibid., p. 9.

[50] Ibid., p. 34.

[51] Genèse, 3, 19.

[52] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 29.

[53] Ibid., p. 29.

[54] Ibid., p. 30.

[55] Simon Claude, Le Cheval, p. 46.

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