Ana CALVETE
Ana Calvete est doctorante en Littérature Comparée à l’université d’Helsinki et chargée de cours à l’université de Tampere, en Finlande. Elle a étudié à l’université du Sussex (Angleterre), à l’université du Massachusetts (USA) et a obtenu deux masters avec mentions à l’université Toulouse Jean-Jaurès, en Littérature Anglophone et en Lettres Modernes. Ses recherches portent actuellement sur la (dé)construction de l’identité et de l’authenticité dans la littérature de voyage anglophone et francophone contemporaine. En 2017, elle a coordonné l’organisation de la 7e conférence du Réseau Européen d’Études Littéraires Comparées à Helsinki.
Pour citer cet article : Calvete, Ana, « Entre objets et sujets : les statues comme figures liminaires dans « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/seuils-et-debordements-dans-travels-in-hyperreality-dumberto-eco/>.
Résumé
Entre l’animé et la matière, les statues et les automates qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco incarnent l’autonomie de l’objet. Au cœur de l’hyperréalité, Eco n’explore que des lieux saturés d’objets, et suggère que la postmodernité appartient non pas aux sujets, mais à leurs possessions matérielles. La perspective se décentre du sujet vers l’objet. La surcharge d’artefacts et de faux à laquelle est confronté le voyageur déclenche la désintégration dans son esprit du seuil entre artificialité et authenticité. Les statues servent de passeurs franchissant ce seuil. Cet article analyse ces figures transgressives dans leur dépassement de la dépendance au sujet, et interprète l’œuvre d’Umberto Eco à la lumière de la philosophie des objets.
Mots-clés : seuil – hybridité – automate – statue – simulacre – hyperréalité – ontologie des objets
Abstract
On the threshold between living and inert matter, the statues and automata crowding Umberto Eco’s « Travels in Hyperreality » embody the autonomy of objects. Immersed in hyperreality, Eco explores exclusively locations saturated with objects, thus suggesting that postmodernity belongs to them rather than to us. The focus shifts from the subject to the object. The overload of artefacts, copies and simulacra encountered by the traveller sparks the disintegration in his mind of the threshold between fake and authentic worlds. The statues act as a bridge carrying him across this divide. This article reads Eco’s work in the light of object-oriented ontology and analyses the statues as they exceed their boundaries and evolve from subjecthood to objecthood.
Keywords: threshold – hybridity – automata – statue – simulacra – hyperreality – object-oriented ontology
Sommaire
Introduction
1. Débordements transgressifs de l’objet
1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet
1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance
1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance
2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet
2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel
2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?
2.3. De différences en différences
Conclusion
Notes
Bibliographie
Introduction
L’écriture de voyage est traditionnellement caractérisée par la rencontre du narrateur avec les autochtones, guides et autres voyageurs. Dans « Voyage dans l’Hyperréalité », premier essai de La Guerre du Faux, l’autre prend les traits de statues et d’automates. Les statues servent de guides à Umberto Eco dans sa quête du « Faux Absolu1 » sur les chemins de l’hyperréalité. Publiée en 1973, l’édition italienne de La Guerre du Faux fut traduite en anglais et diffusée largement en 1986, année où Jean Baudrillard publia Amérique. Eco comme Baudrillard définissent l’hyperréalité comme une réalité simulée, construite et dépourvue d’origine qui se substitue à la réalité véritable et prétend la supplanter2. J’ajouterai que cette dimension de la postmodernité offre une version plus intense de la réalité. Corrélée à la mondialisation et à l’ère technologique et digitale, artificiellement construite au moyen de signes, de publicités, d’images télévisuelles, l’hyperréalité est marquée par la vitesse, les flux immatériels et l’abondance des biens matériels. Son ambition n’est pas d’imiter la réalité, mais de la remplacer. Si l’on considère les statues et les automates comme les habitants naturels de cette réalité, peut-on dire qu’ils cherchent à supplanter les sujets autrefois imités, en d’autres termes, à nous supplanter ? Cet article étudie la prise d’autonomie des objets dans l’hyperréalité, à travers la figure du simulacre. Le regard se décentre du sujet vers l’objet. Les statues de cire qui peuplent les musées traversés par Eco servent de médium privilégié, de passeurs franchissant le seuil entre sujets et objets.
Il s’agira d’abord d’examiner le désir de substitution que ces statues inspirent. La discussion portera sur les débordements transgressifs de ces corps plastiques et la manière dont ils excèdent leurs modèles. À travers le simulacre, nous éluciderons dans un second temps le dépassement de la référence à l’original, et initierons une réflexion sur la philosophie des objets.
1. Débordements transgressifs de l’objet
1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet
Les statues de cire rencontrées par Eco sont avant tout anthropomorphes, façonnées à l’image des hommes, et elles leur sont assujetties. En les construisant, l’homme tente à la fois d’accéder à la puissance divine et en créant la vie, et d’échapper à sa finitude en se prolongeant en elles. Selon la genèse abrahamique, la légende talmudique du Golem et le mythe ovidien de Galatée, seule la divinité peut créer la vie à partir de matière inerte. Contrairement à Adam, le Golem est sans volonté propre et obéit simplement au rabbin qui l’a créé, tandis que la statue d’ivoire créée par le sculpteur Pygmalion, Galatée, ne reçoit pas la vie de lui mais de la déesse Vénus. Ces deux statues illustrent le désir de l’homme d’être l’égal des dieux dans ses œuvres créatrices, et de maîtriser un processus de naissance qui aurait son origine non pas dans l’organique, mais dans la matière. L’organique, c’est la trahison du corps au moment de la mort, une fatalité avec laquelle les statues nous permettent de négocier. Elles font entrer les sujets dans un cycle de métempsychose. La réincarnation des sujets en objets implique un glissement transgressif, dans la mesure où le corps de ces statues remplace celui des hommes. En Californie, le cimetière de Forest Lawn-Glendale met cette substitution en lumière : les corps organiques se décomposent sous terre tandis que les statues prospèrent à la surface.
La philosophie de Forest Lawn est exposée par son fondateur Eaton sur de grandes pierres gravées dans chaque annexe : la mort est une nouvelle vie, les cimetières […] doivent contenir les reproductions des plus belles œuvres d’art de tous les temps, les souvenirs de l’histoire […]. L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello. L’éternité de l’art devient métaphore de l’éternité de l’âme […]3.
Les statues et les objets font le lien entre la vie et la mort de deux façons. D’abord, ils parasitent l’aura des œuvres originales et des personnages historiques qu’ils représentent. Leur capacité de conservation vient de l’immortalité de leurs modèles : « L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello4 ». Ensuite, une fois qu’elle s’est éteinte, ils conservent la vie sous formes d’images. Les objets laissés par des trépassés constituent un assemblage de vestiges et de fragments qui forme une image-objet des défunts. C’est la vie conservée, exposée dans la forteresse de la Solitude de Superman, ou encore dans le mausolée du président Lyndon Johnson. Eco consacre plusieurs pages à la description de la forteresse de la Solitude, grotte secrète dans laquelle Superman cache ses robots et ses souvenirs dans la bande-dessinée de 1938 : « La chose la plus incroyable était que Superman, pour se souvenir des événements passés, les reproduisait sous forme de statues de cire grandeur nature, comme dans le macabre musée Grévin5 ».
Bien que Superman vive toujours, son passé, lui, est mort. Cette grotte lui permet donc de stocker sous forme de statues des souvenirs « morts ». La forteresse de la Solitude réelle qu’Eco visite ensuite est aussi un mausolée rempli d’objets. Ces objets ne sont pas anthropomorphiques, mais anthropocentriques, étant donné qu’ils se rapportent à la vie du président Lyndon Johnson :
La plus étonnante forteresse de la Solitude a été édifiée à Austin au Texas par le président Johnson quand il était encore vivant, comme un monument, une pyramide, un mausolée personnel. […] Je parle plutôt de l’amas de souvenirs de la vie scolaire de l’homme, des photos de voyage de noces, d’une série de films continuellement projetés aux visiteurs, qui racontent les voyages à l’étranger du couple présidentiel, des statues de cire qui présentent les habits de noces de ses filles Lucy et Linda, de la reproduction en format réel du Bureau ovale, […] des chaussons rouges de la danseuse Maria Tallchef, de la signature du pianiste Van Clibrun sur une partition, du chapeau à plumes de Carol Channing dans Hello Dolly ! (la présence de ces reliques est justifiée par le fait que tous ces artistes s’étaient produits à la Maison Blanche)6.
Seule l’image de Lyndon Johnson échappe à la décomposition dans ce mausolée. Nous pouvons imaginer son moi post-mortem incarné dans une statue aussi virtuelle que monumentale composée des petits objets cités dans cet extrait : photographies, films, images des enfants, souvenirs d’artistes. Dans ces forteresses de la Solitude nous remarquons que la vie des imitations se superpose à la vie de leurs modèles vivants (qu’il s’agisse de personnages de fiction comme Superman ou de personnes réelles comme Lyndon Johnson). Le sujet partage sa temporalité avec ses statues, qui risquent de le parasiter, puisque si l’on en croit Eco, l’hyperréalité est marquée par « la consommation vorace du présent et […] la “passéisation” constante que la civilisation américaine effectue7 ». L’expression « consommation vorace » suggère une vampirisation, une anthropophagie susceptible de se manifester à travers les statues. Ériger une statue à la mémoire d’un défunt permet aux deux durées de vie (celle de l’objet et celle du sujet) de s’étendre sans se faire ombrage. Ériger la même statue du vivant de l’homme engendre une coexistence menaçante. Il est en effet possible que les imitations et simulacres éclipsent le sujet, puisque selon Victor Stoichita, « [p]our qu’il y ait triomphe du simulacre il est nécessaire qu’il y ait mort du modèle8 ».
1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance
Loin d’admettre avoir des défauts, les statues et objets qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » sont conçus comme le perfectionnement de leurs modèles, comme des copies non seulement meilleures que l’homme auquel elles survivent, mais également meilleures que l’original qu’elles remplacent. Dans le Palace of Living Arts, les artisans qui façonnent les statues de cire entendent passer outre l’original qui les a inspirées, et accéder directement au modèle humain premier. Aussi y trouve-t-on un David de Michel-Ange en couleurs et vêtu d’un linge, et une Vénus de Milo avec des bras, qui prétendent, selon la légende qui les accompagne, correspondre parfaitement aux modèles vivants :
Le David est un loubard aux bouclettes noires, avec sur son petit ventre rose sa fronde et une feuille verte. La légende prévient que la cire représente le modèle tel qu’il devait être lorsqu’il fut copié par Michel-Ange. Un peut plus loin, la Vénus de Milo, appuyée contre une colonne ionienne devant un mur peint en rouge comme les vases antiques. Je dis appuyée : en effet, la malheureuse, polychrome, a ses deux bras. La légende précise : « Vénus de Milo portée à la vie comme elle l’était du temps où elle posa pour le sculpteur inconnu en Grèce, à peu près deux cent ans avant J.-C9. »
La légende prétend atteindre une parfaite ressemblance et n’admet pas d’alternatives, bien qu’il ne soit pas possible de déterminer avec certitude son degré de ressemblance par rapport à un modèle depuis longtemps décédé. Cette Vénus et le David qui la précède escamotent les œuvres d’art intermédiaires, à savoir le David et la Vénus d’origine. En prétendant accéder au modèle vivant, ils nient l’existence de sa représentation première dans l’original. Cependant, en cherchant à représenter un modèle vivant, ils imitent le processus créateur propre à l’original. Ils réécrivent néanmoins ce processus à l’encre de l’hyperréalité ; ils ne cherchent pas à représenter le modèle, ils cherchent à adhérer à ses traits, à le reproduire. Eco tourne cet excès de ressemblance en dérision. Par sa description humoristique du David appelé « loubard » et par son usage de l’adjectif « malheureuse », Eco nous informe de la nature pathétique de ces statues. Selon Eco, les musées sont paradoxalement plus authentiques quand ils avouent leur inaptitude à l’être. Il favorise en effet les copies qui admettent d’autres interprétations, comme le ferait une représentation artistique, et ne cèdent pas à l’hybris de l’adhérence parfaite. Parmi ces copies se trouve la villa du musée J. Paul Getty :
Nous avons traversé la villa des Papyrus d’Herculanum, intégralement reconstruite, avec colonnes, peintures pompéiennes aux murs, intègres et éclatantes […]. Nous avons traversé quelque chose qui est plus que la villa des Papyrus, parce que celle-ci, incomplète, à moitié sous terre, est une supposition de villa romaine, tandis que celle de Malibu est complète : les archéologues de Paul Getty ont travaillé sur les dessins, des modèles d’autres villas romaines, sur de doctes hypothèses, sur des syllogismes archéologiques et l’ont reconstruite comme elle était ou plutôt comme elle aurait dû être10.
Pour Eco, la Vénus de Milo avec des bras et cette villa des Papyrus diffèrent fondamentalement. Selon lui, les intentions de la villa sont honorables et moralement acceptables pour trois raisons. Elle s’appuie sur des preuves archéologiques, elle propose une interprétation de la villa des Papyrus, pas une reproduction, et elle n’est pas l’image d’une image, puisqu’elle ne reproduit pas une œuvre d’art. À l’inverse, la Vénus est vue comme la dégradation d’un chef-d’œuvre dans un but sensationnaliste et commercial. Elle relève d’une soif de connaissance faustienne. Elle fait partie des statues qui servent de passeurs entre le visible et l’invisible, et tendent leurs bras au-delà du monde connu. L’invisible est dévoilé : les bras de la Vénus de Milo, les jambes de Mona Lisa, l’arrière-train de Peter Stuyvesant. Dans le Palace of Living Arts, on croise « Léonard de Vinci qui peint une dame assise en face de lui : c’est la Joconde, en entier avec chaise, pieds et dos11 ». Dans le musée de la ville de New York, une reproduction de Peter Stuyvesant, objet d’un tableau du XVIIIème siècle, le montre « tout entier, et on voit même son derrière12 ». Ces statues prétendent révéler la dimension jusqu’alors cachée de l’art et « satisfaire un désir ancestral […] regarder au-delà du cadre, voir aussi les pieds du buste13 ». Dans la course à la représentation hyperréaliste, la dimension visuelle passe avant tout. Selon les principes artistiques de l’hyperréalité, la Mona Lisa de cire est plus perfectionnée que le tableau original, du fait de ses trois dimensions. Nous pouvons nous demander si les dimensions visuelles ajoutées par les copies (la couleur, les bras, la troisième dimension gagnée dans le passage du tableau à la statue) ne représentent pas un monde de surfaces sans profondeur. Paradoxalement, Eco explique que « le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur », ce qui implique que le Faux soit une quête de l’épaisseur ou de la profondeur14. Or, en niant l’existence d’une dimension cachée de l’art, les statues construisent un présent sans profondeur.
1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance
Ce désir d’exhaustivité est corrélé à une incapacité à saisir les objets dans leur intégralité. Les objets saturent les musées, collections et châteaux visités par Eco. Eco retranscrit l’incommensurabilité de ces objets à travers des listes et inventaires enveloppés dans des phrases qui s’étendent sur une demi-douzaine de lignes. Comme les objets débordent son regard par leur présence physique mais aussi par ce qu’ils évoquent, il diffère la conclusion de ses phrases au moyen de nombreuses incises et parenthèses. Comme le montre Baudrillard dans Le Système des Objets, le catalogue des propriétés des objets semble être la seule façon de les circonscrire15. Nous pourrions d’une part considérer qu’Eco annonce une ère marquée par leur accumulation incontrôlée (le domaine de l’avoir) plutôt que par un développement du sujet (le domaine de l’être). Il serait aussi possible de voir dans cette ère une redéfinition de l’être, de l’ontologie, qui ne serait plus basée sur le sujet comme équivalent de l’être, mais sur l’existence. Tout ce qui existe appartiendrait ainsi à un même plan ontologique, comme le soutient la philosophie des objets, dont nous aborderons les principes plus bas.
Le château de William Randolph Hearst, le magnat américain de la presse qui servit de modèle au Citizen Kane d’Orson Welles, rend compte de cette accumulation et des processus narratifs utilisés par Eco pour la retranscrire. Il s’agit d’un palais monumental chargé d’objets d’art vrais et faux, de curiosités et d’animaux sauvages:
La chambre à coucher héberge le vrai lit de Richelieu, la salle du billard a une tapisserie gothique, la salle de cinéma (où Hearst obligeait ses invités à regarder tous les soirs les films qu’il avait produits tandis qu’il était assis au premier rang avec un téléphone à portée de main qui le reliait au monde entier) est en faux style égyptien avec des clins d’oeil style Empire, la bibliothèque est gothique et les cheminées des différentes salles sont en vrai style gothique. La piscine couverte est un mélange d’Alhambra, de métro de Paris et de pissotière de calife, mais avec plus de majesté16.
Nul « vide calculé », cette « respiration luxueuse » que Baudrillard estimait nécessaire à la mise en valeur d’un objet17. Les visiteurs du château de Hearst se voient refuser la possibilité d’interpréter, de lire les signes autour d’eux, de prendre de la distance par rapport aux objets et de s’interroger sur leur sens et leur valeur. Les lecteurs d’Eco n’ont pas non plus le temps d’imaginer la splendeur de chaque élément, tous exceptionnels, que l’auteur passe déjà au suivant. Cette absence de distance se lit également dans les lignes consacrées au musée de New York, qui n’indique que discrètement, sur les panneaux explicatifs, la distinction entre œuvre authentique et œuvre reconstruite, de telle sorte que « la reconstruction, l’objet original, le mannequin de cire se fondent dans un continuum que le visiteur n’est pas invité à déchiffrer18. » Si les visiteurs ne peuvent pas « déchiffrer » les signes qui se présentent, alors le but qu’Eco s’était fixé dans la Préface à l’édition américaine est compromis :
Je considère de mon devoir en tant que chercheur et citoyen de montrer que nous sommes entourés de “messages”, produits du pouvoir politique, du pouvoir économique, de l’industrie du divertissement et de la révolution industrielle, et de déclarer que nous devons savoir les analyser et les critiquer19.
L’absence de distance entre le sujet et l’objet évoque la théorie de l’ontologie des objets. Les philosophes de ce courant, tels que Timothy Morton, Graham Harman et Levi Bryant, postulent que l’humanité ne se situe pas dans une sphère détachée du reste des objets, qu’ils soient naturels ou artificiels, vivants ou inertes20. Au contraire, selon les mots de Levi Bryant « toutes les entités appartiennent au même plan ontologique », soit « quelque chose est, soit quelque chose n’est pas21 ». L’être humain a certes des capacités différentes des autres êtres, mais il ne leur est pas supérieur. Son expérience du monde n’est pas la seule qui existe : un arbre sera appréhendé différemment par le sol, l’oxygène ou les abeilles ; toutes les expériences sont égales. Selon cette philosophie, nous sommes des objets au même niveau ontologique que les autres, car, comme nous, ils existent. En outre, Timothy Morton développe une théorie des hyper-objets qui implique que nous évoluerions à l’intérieur de certains objets auxquels nous serions constamment collés et par lesquels nous serions influencés. Les hyper-objets sont « distribués de façon massive à travers le temps et l’espace relativement aux humains22 ». Il peut s’agir d’un trou noir, d’une nappe de pétrole, du plutonium, du plastique, du système solaire, du polystyrène, des forêts millénaires ou encore de la mondialisation. Ces objets ont pour propriété d’être « non-locaux », c’est-à-dire qu’on ne peut les appréhender dans leur intégralité, car ils sont trop étendus dans l’espace et dans le temps (ainsi, le polystyrène nous survivra plusieurs centaines d’années)23. La propriété qui s’applique ici aux objets d’Umberto Eco est la « viscosité ». Les hyper-objets sont « visqueux », car ils « collent » aux objets (hommes inclus) qui interagissent avec eux24. Il est impossible de s’en séparer. Timothy Morton illustre son propos en utilisant la scène du film Matrix dans laquelle le héros, Néo, touche un miroir après avoir ingéré une pilule rouge censée lui montrer la vraie nature des choses25. Au lieu de rester séparé de lui, le miroir colle à sa peau. Le sujet n’est plus distinct de l’objet qu’il touche.
2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet
2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel
Les objets s’influencent les uns les autres et influencent également les sujets. Un des effets de l’interaction de ces objets est la désintégration du seuil entre l’authentique et l’inauthentique, une désintégration causée par le continuum et l’accumulation d’objets. Placés côte à côte, les personnages fictionnels et historiques sont traités comme égaux par les musées de cire, ce qui affecte à la fois les connotations liées à l’original, et la perception des visiteurs :
Quand vous voyez Tom Sawyer après Mozart ou quand vous entrez dans la Planète des Singes après avoir assisté au Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise. Même si un bon musée, qui aligne en moyenne soixante à soixante-dix scènes pour un ensemble de deux à trois cents personnages, sépare ses différentes zones en distinguant le monde du cinéma de celui de la religion ou de l’histoire, à la fin du voyage, les sens sont surchargés de façon a-critique, Lincoln et le docteur Faust vous sont apparus reconstruits dans le même style de réalisme socialiste chinois, et le Petit Poucet et Fidel Castro appartiennent définitivement à la même zone ontologique26.
Les altérations subies par les objets et par l’esprit du visiteur font encore une fois écho à la philosophie des objets, ou ontologie plate, dans la mesure où elle postule que l’humanité n’est ni séparée des objets ni imperméable à leur existence. Levi Bryant soutient que l’être est caractérisé par la différence : « “être” c’est faire ou produire une différence27 ». Il en découle que, pour la philosophie des objets, une part de notre être est crée de façon relationnelle. Dans l’exemple ci-dessus, la valeur intrinsèque des modèles est effacée. Les statues n’acquièrent de signification qu’à travers leur relation aux statues qui les entourent. Placer Lincoln et le docteur Faust côte à côte condense les idées de pouvoir, de châtiment, et de démesure ; mettre sur le même plan la caverne de La Planète des Singes, un décor de science-fiction, et le Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, une scène religieuse non avérée, prive cette dernière de réalité, tout en dotant la première d’une aura prophétique. De la même façon, Fidel Castro n’apparaît plus comme le porteur d’une utopie, il n’est plus une figure historique, mais un mythe dégradé, ni tout à fait héraut de « mondes possibles » ni d’un monde « réel ». Il est reclassé parmi les personnages de contes de fée, aux côtés du Petit Poucet, ce qui suggère au visiteur que ses idées n’auraient jamais pu devenir réalité. Associer un personnage historique et un personnage fictionnel dans le même espace souligne également le processus de reconstruction et de mythification à l’œuvre dans l’Histoire. En un mot, l’autorité et la légitimité de l’authentique sont présentées comme aussi discutables que celles de la copie. La cohabitation des statues désintègre aussi une seconde hiérarchie dans l’esprit du visiteur : « la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise28 ». Ce ne sont plus seulement les objets qui sont affectés, mais aussi l’esprit du visiteur, qui conserve l’impact de cette destruction après avoir franchi les portes du musée. L’objet apparaît donc comme s’émancipant du contrôle que le sujet avait sur lui.
2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?
Comment les objets peuvent-ils gagner leur indépendance en tant que simulacres ? Si l’on observe la genèse de la mimésis, elle décrit déjà une distanciation progressive. Dans l’Antiquité grecque et latine, l’art figuratif avait pour but de représenter un original, dont il variait. Les représentations admettaient des possibilités alternatives et l’art naissait de la distance introduite entre le modèle et l’œuvre par la vision de l’artiste. Puis apparurent les copies industrielles, qui dupliquaient l’original et lui étaient inférieures en valeur. Ensuite, la distance artistique et interprétative fut abolie par les représentations photo-réalistes et tri-dimensionnelles telles que les statues de cire et les hologrammes qu’Eco croise pendant son voyage. À présent, des théoriciens tels que Baudrillard et Eco avancent l’idée d’une disparition de l’acte mimétique et de la notion de copie et d’original au profit du simulacre. La hiérarchie des images remonte en vérité au mythe de la caverne de Platon. Immobilisés dans une caverne, les hommes ne peuvent observer que des simulacres ; l’ombre de figures qui sont elles-mêmes des représentations du monde extérieur. Il existe donc deux distinctions : la première entre le monde réel et sa représentation, la seconde entre cette représentation et son ombre, ou image. Le simulacre est plus éloigné de la réalité que la copie. Foucault, Deleuze et Baudrillard nous disent qu’il en est si éloigné qu’il crée une toute autre réalité29. Un réflexe platonicien de suspicion morale s’oppose à la destruction de la hiérarchie des images. Deleuze transcrit en ces termes l’importance et la valeur morale accordées par Platon au simulacre : « [c]e qui est condamné dans le simulacre c’est […] toute cette malignité qui conteste et la notion de modèle et celle de copie », une condamnation qui serait héritée de la croyance en une « origine morale du monde de la représentation », qui veut que l’original soit synonyme de Vrai et de Bon30. Nous pouvons y lire l’origine du jugement moral porté par Eco sur la Vénus dotée de bras. Celle-ci, ainsi que la statue de Mona Lisa, constituent des exemples de simulacres pour deux raisons : d’abord elles se basent sur une sculpture et un tableau, ce qui fait d’elles des images d’images. Ensuite, elles s’inspirent si librement de l’original que ce dernier n’est plus reconnaissable. Elles créent une autre réalité, indépendante.
2.3. De différences en différences
Ce refus du concept d’un original qui serait premier et donnerait son sens à la série est développé par le post-structuralisme et l’ontologie des objets. Ces courants déconstruisent la définition traditionnelle de l’identité et ouvrent de nouvelles modalités d’existence. Ils attaquent l’idée d’un système sous-jacent qui comprendrait et engloberait tous les autres éléments (qu’ils soient hommes ou signes) et leur donnerait du sens. À la place, ils proposent l’existence d’infinies séries de différences, « sans commencement ni fin, qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, qui n’obéissent à aucune hiérarchie, mais se propagent de petites différences en petites différences31 ». L’ontologie qu’ils construisent se base non sur l’identité, qui selon Levi Bryant comme Deleuze, est seconde, mais sur le différent32. Au moyen du tableau de Magritte « La Trahison des images », qui représente une pipe, en dessous de laquelle est inscrit « ceci n’est pas une pipe », Foucault explique la même idée :
[P]eu à peu s’esquisse un réseau ouvert de similitudes. Ouvert, non pas sur la pipe « réelle », absente de tous ces dessins et de tous ces mots, mais ouvert sur tous les autres éléments similaires (y compris toutes les pipes « réelles », de terre, d’écume, de bois, etc.) qui une fois pris dans ce réseau auraient place et fonction de simulacre33.
Dans le texte d’Eco, le tournant post-structuraliste est amorcé mais non complet. Il s’exprime bien à travers un réseau de copies qui existent avant tout par leur relation les unes aux autres, mais il est atténué par la présence persistante de la « ressemblance ». Ce réseau de copies se donne à voir lorsque Eco contemple « sept reproductions en cire de la Cène de Léonard », entourées de copies mineures :
Chacune est présentée à côté de l’exemple « original ». […][L]a copie tri-dimensionnelle pourrait souffrir d’une comparaison avec l’original. Et voilà que, suivant le cas, on oppose à la cire une reproduction réduite en bois sculpté, une gravure du XIXème siècle, une tapisserie moderne, un bronze. La voix du commentaire insiste pour qu’on remarque la ressemblance de la cire, et, comparé à un modèle si nul, la cire l’emporte sans problèmes34.
Autour de ces sept versions en cire gravite une ceinture de copies qui tirent leur identité de leur rapport à ces versions de cire. Ces copies mineures, utilisées comme écrin mettant en valeur la statue de cire, existent par leur relation avec elle plutôt qu’avec le tableau original. Cet extrait représente par métonymie « Voyage dans l’Hyperréalité », puisque les reproductions occupent l’essentiel de l’espace dans les deux. Le voyage d’Eco aurait pu débuter par une escale européenne, afin de commencer par décrire les originaux avant de passer aux copies. À la place, Eco a choisit de se concentrer sur les nombreuses copies et la manière dont elles diffèrent : leur taille, la matière dont elles sont faites, l’époque de leur création. Elles existent les unes par rapport aux autres, et expriment leur existence à travers leurs différences. Cependant, bien qu’Eco ne soit pas guidé par une préoccupation pour l’original, les conservateurs des musées le sont, et c’est pourquoi on trouve encore la notion de « ressemblance » dans le texte, et l’idée que la valeur de l’objet découle d’une hiérarchie. Cette idée est néanmoins sapée par la libération de la copie, et, à travers elle, de l’objet, qui n’est plus soumis à une signification unique mais en adopte de nouvelles selon son environnement. Il n’est plus non plus soumis au dictat d’un original, et cesse d’être un simple arrière plan des activités humaines.
Conclusion
Les statues permettent un dépassement de la finitude humaine qui a pour condition la réification du sujet, réincarné en objet. Ces objets vampirisent leurs modèles, que ceux-ci soient de chair ou de marbre. L’homme s’efface ainsi au profit des objets qu’il a laissés derrière lui, et les œuvres d’art originales sont concurrencées par leurs copies « hyper-réelles ». L’excès d’adhérence au modèle s’accompagne d’une mise en valeur de la dimension visuelle, aux dépens de la distance interprétative. Si le sujet ne peut plus prendre de la distance et déchiffrer les œuvres, alors il ne peut plus être pleinement un sujet. En tant que simulacres, les statues échappent à la fois au dictat de l’original et aux significations que leur conféraient les hommes. Elles existent et signifient de façon indépendante. Depuis la relecture de Heidegger par Graham Harman35, philosophe de l’ontologie plate, s’est effectué un glissement dans la place accordée aux objets. Ils ne sont plus des « outils » disponibles existant par et pour l’être humain. Ils existent en dehors de lui, lui échappent, et partagent son plan d’existence. Ils ne sont plus là pour être utilisés ou pour signifier ; ils sont, tout simplement.
Notes
1 UMBERTO Eco, La Guerre du Faux, traduit de l’italien par Myriam Tanant avec la collaboraion de Piero Caracciolo, Paris, Grasset, collection « Biblio essais », 2016, p. 52.
2 HOLLAND Patrick et Graham HUGGAN, Tourists with Typewriters, Critical Reflections on Contemporary Travel Writing, États-Unis, Ann Harbor, The University of Michigan Press, 1998, p. 24.
3 UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.
4 UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.
5 Ibid. p. 19.
6 Ibid. p. 20.
7 Ibid. p. 25.
8 STOICHITA Victor I., L’effet Pygmalion, pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008, p. 16.
9 UMBERTO Eco, op. cit., p. 38.
10 Ibid.p. 25.
11 Ibid.p. 36.
12 Ibid.p. 24.
13 Ibid.p. 39.
14 Ibid.p. 51.
15 BAUDRILLARD Jean, Le Système des Objets, Domont, Gallimard, collection « Tel », 2016, Op. cit. p. 8
16 UMBERTO Eco, op. cit., p. 41-42.
17 BAUDRILLARD Jean, op. cit., p. 86.
18 UMBERTO Eco, op. cit., p. 24.
19 « I believe it is my job […] to show how we are surrounded by “messages,” products of political power, of economic power, of the entertainment industry and the revolution industry, and to say that we must know how to analyse and criticize them.» ma traduction, UMBERTO Eco, Travels in Hyperreality, traduit de l’italien par William Weaver, New York, Harcourt, Inc., 1986, xi.
20 « Dasein est non seulement pris dans le tissu du monde – mais toutes les parties du monde sont amalgamées dans un colossal réseau de signification à l’intérieur duquel chaque élément fait écho à tous les autres. » ma traduction. « Not only is Dasein woven together with the world – all parts of the world are fused into a colossal web of meaning in which everything refers to everything else. » HARMAN Graham, Heidegger Explained, Open Court, 2011, p. 63.
La « viscosité » des hyper-objets implique qu’il nous est impossible de nous détacher d’eux totalement : « Ce n’est pas la réalité mais le sujet qui se dissous, la capacité même à “ refléter ” les choses, à être séapré du monde comme quelqu’un qui regarde le reflet d’un miroir – séparé du reflet par une enveloppe de verre réflechissant », ma traduction. « It’s not reality but the subject that dissolves, the very capacity to “mirror” things, to be separate from the world like someone looking at a reflection in a mirror—removed from it by an ontological sheath of reflective glass. » MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p.35.
21 « all entities are on equal ontological footing », « either is or is not», ma traduction, BRYANT Levi, The Democracy of Objects, University of Michigan Library, Ann Arbor, 2011, p. 245-247.
22 « I coined the term hyperobjects to refer to things that are massively distributed in time and space relative to humans. » ma traduction, MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p. 1.
23 Ibid.p. 38.
24 Ibid.p. 23.
25 Ibid.p. 28.
26 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.
27 « The claim is that ‘to be’ is to make or produce a difference », ma traduction, BRYANT Levi, « The Ontic Principle: Outline of an Object-Oriented Ontology » dans BRYANT Levi, SRNICEK Nick, HARMAN Graham (sous la dir. de), The Speculative Turn: Continental Materialism and Realism, Melbourne, re.press, 2011, p. 263-264.
28 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.
29 FOUCAULT Michel, Ceci n’est pas une pipe, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1973.
DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, collection « Epiméthée », 2011.
BAUDRILLARD, Jean, Amérique, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, Le livre de Poche, collection « Biblio essais », 2016.
30 DELEUZE Gilles, op. cit., p. 341.
31 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 61.
32 DELEUZE Gilles, op.cit., p.59, BRYANT Levi, op.cit., p. 263-270.
33 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 67.
34 UMBERTO Eco, op. cit., p. 34-35.
35 HARMAN Graham, op. cit., p. 130.
Bibliographie
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