Sandrine DE PAS

Née à Montréal en 1981, Sandrine de Pas est photographe et étudiante à l’Université Aix-Marseille en Arts plastiques. Son mémoire de recherche et création (photographies/textes) porte sur les questions de représentations du corps sexuel des hommes lié au désir des femmes (sous la direction de Christine Buignet). Elle est également certifiée de l’Université de Cergy-Pontoise en écriture créative et langages artistiques.

contact@sandrinedepas.com

Pour citer cet article : De Pas, Sandrine, « Bandés. Corps d’hommes. Désirs de femmes. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentation du désir féminin, entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur <permalien>.

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Résumé

Si le désir sexuel des femmes se trouve au centre de nombreuses recherches scientifiques, peu d’entre elles s’intéressent au lien qu’entretient celui-ci avec le corps des hommes. Plus problématique, instable et émotionnel, le désir des femmes est souvent traité comme une composante mystérieuse de la sexualité de celles-ci, éloigné de toute considération visuelle. En s’inscrivant dans une (dé)construction des genres sociaux liés aux sexes biologiques, la présente recherche/création propose, par une juxtaposition de textes et d’images, un certain renversement de contenu lié aux représentations de la sexualité des femmes. Des photographies d’hommes sexualisés associées à des paroles, des textes et des témoignages pour reconstruire, progressivement, une plus juste réalité.

Mots-clés : Corps d’hommes – art visuel – désir sexuel – féminisme – érotisme – texte/image.

Abstract

While women’s sexual desire is the center of many scientific research, few of them seem interested in its relation to men’s bodies. More problematic, unstable and emotional, women’s desire is often treated as a mysterious component of their sexuality, far from any visual consideration. By taking part in a large deconstruction of gender relations related to biological sexes, this research/creation proposes, through a juxtaposition of texts and images, a certain reversal of content related to women’s sexuality. Photographs of sexualized men combined with words, texts and record to gradually rebuild a more accurate reality.

Keywords: Men’s Bodies – Visual Art – Women’s Desire – Feminism – Erotism – Text and image relation.


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Sommaire

Introduction
1. La recherche-création : du personnel au collectif
2. Regards de femmes – enjeux féministes et artistiques
3. Démarche artistique
Notes
Bibliographie

Introduction

L’association d’images et de textes autour du désir des femmes est au centre de la recherche-création que je mène actuellement pour le Master Arts plastiques d’Aix Marseille Université et dont je présente un extrait ci-joint. Pour aborder la réflexion et le processus de création au cœur de ce projet, je m’attarderai ici sur quelques points : d’abord la raison de la recherche-création pour ce sujet, ensuite quelques-unes des pistes de recherches abordées, puis certaines modalités plus concrètes du projet artistique.

1. La recherche-création : du personnel au collectif

L’idée de construire des images d’hommes accompagnées d’une réflexion autour du désir sexuel – celui de femmes pour des hommes – est née de ma rencontre avec mon compagnon. Sa nuque, ses bras, ses épaules, son ventre, son dos, ses fesses, son sexe me ravissaient, m’excitaient intensément. Et la conscience aiguë de son corps semblait me détacher de moi-même ; je n’étais plus préoccupée par ma propre désirabilité.

Ainsi, malgré l’énorme fardeau de l’apparence posé sur le corps des femmes et qu’elles s’occupent à porter dès le plus jeune âge, elles auraient la possibilité de s’en alléger (osons rêver !) par un moyen simple : regarder plutôt qu’être vue, être désirantes, et pas seulement désirables. Si comme l’écrit Muriel Plana « celui qui regarde domine celui qui est vu[1] », une partie de l’équation entourant les enjeux de pouvoir entre les hommes et les femmes, cette fois dans la sphère de l’intimité, pourrait être résolue. En 2018, dans une sorte d’écho, l’écrivaine Belinda Cannone écrivait dans le journal Le Monde : « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies[2] ».

Mais comment les femmes expriment-elles ce désir sexuel pour les hommes ? Comment cette question est-elle traitée socialement et artistiquement ? Des images d’hommes sexualisés peuvent-elles réussir à témoigner de ce désir ? Et peuvent-elles, contrairement aux stéréotypes entourant la réponse sexuelle des femmes (connues pour être moins sensibles aux représentations visuelles), provoquer un certain émoi ?

Toutes ces questions ont fait apparaître l’envie d’y répondre par le biais d’une recherche approfondie, allant bien au-delà de ma propre expérience. L’approche de recherche-création est ainsi devenue une réponse théorique et plastique évidente. Comme l’expliquent Izabella Pluta et Mireille Losco-Lena dans leur article Pour une topographie de la recherche-création :

La définition minimale que l’on peut donner à la recherche-création est qu’il s’agit d’un travail artistique qui n’a pas une simple finalité esthétique […]. Il y a recherche-création dès lors que d’autres praticiens, appartenant au champ de l’art comme à d’autres champs, tels ceux du savoir et des techniques, peuvent puiser dans les œuvres produites et les processus qui les ont façonnées des éléments susceptibles d’alimenter leurs propres activités[3].

Ainsi, « l’expérience esthétique n’est certes pas nécessairement évacuée, mais elle se double de dynamiques d’intéressements collectifs délibérés et explicités comme tels[4] ». Ici, l’envie modeste de travailler un sujet favorable à une plus grande libération sexuelle des femmes, certes en marge des violences au cœur de l’actualité et des préoccupations sociales, mais dans une même direction : celle du rééquilibrage des pouvoirs liés à la sexualité.

La recherche et la création permettent ce tissage de liens, de références, de réflexions circulant habituellement de manière parallèle et que l’on croise soudainement pour faire apparaître de nouvelles perspectives. Dans Langages de l’art, l’esthéticien Nelson Goodman explique cette possibilité d’ouverture :

Que, pour un spectateur, une image fasse presque, mais pas tout à fait, référence au mobilier banal du monde quotidien ; qu’elle s’inscrive dans une espèce courante d’image et s’en écarte toutefois ; elle pourra mettre à jour des ressemblances et des différences négligées, susciter des associations inaccoutumées, et jusqu’à un certain point refaire notre monde[5].

L’ambition de cette recherche-création n’est pas de « refaire notre monde », mais de travailler sur ce « mobilier banal » du désir, ces images érotiques courantes, ces « associations inaccoutumées » entre images d’hommes et points de vue de femmes – susceptibles de proposer une certaine mise à jour du monde.

2. Regards de femmes – enjeux féministes et artistiques

L’histoire de la femme est l’histoire de l’homme car l’homme a défini l’image de la femme auprès des hommes et auprès des femmes […]. Les hommes ont imposé leur image de la femme dans les médias, ils ont construit une femme qui correspond à ces modèles médiatiques et les femmes se sont construites de la même façon. Si la réalité est la construction sociale et les hommes ses ingénieurs, nous sommes donc face à une réalité masculine. […] La femme doit donc s’emparer de tous les médias, moyens de lutte et de progrès social, afin de libérer la culture des valeurs mâles. Elle le fera également dans le domaine de l’art. Les hommes ont réussi pendant des millénaires à exprimer leurs idées sur l’érotisme, le sexe, la beauté, leur mythologie du pouvoir, de la force et la sévérité dans des sculptures, des peintures, des romans, des films, des pièces de théâtre, des dessins, etc. et ont ainsi influencé nos consciences[6].
                                                                     VALIE EXPORT 

Cet extrait du manifeste de l’exposition « MAGNA » (ayant eu lieu à Vienne en 1972) figure trente-sept ans plus tard dans le catalogue de l’exposition elles@centrepompidou[7] et apparait comme un texte essentiel de l’Histoire de l’art des femmes. Artiste aux pratiques multiples, célèbre pour ses performances (dont la mythique Génitalpanik[8]),Valie Export pointait dans ce discours le fondement même de la structure sociale encore pérenne aujourd’hui : la prédominance du regard des hommes. Cinquante ans plus tard bien des choses ont changé, des droits ont été gagnés, mais le regard sur la sexualité et l’imagerie qui lui est dédiée semblent s’être peu modifiés. L’expression du désir des hommes, dans l’art et ailleurs, est restée la norme et continue « d’influencer nos consciences ». En 2014, pour preuve plus récente, le Musée d’Orsay organisait à Paris l’exposition Masculin / Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Cette rétrospective proposait de lever le tabou sur la nudité des hommes « [t]andis que le corps féminin s’expose ad nauseam sans réserve[9]». L’idée paraissait séduisante et aurait pu être l’occasion de renverser la norme en donnant cette fois la parole (ou le regard) aux femmes sur leur propre objet de désir. Or, sur les cent quarante-huit artistes exposés, elles étaient seulement cinq. Il s’agissait en fait de lever le voile sur la sensualité du nu masculin… d’un point de vue masculin. Ici encore, le regard des hommes prévalait sur celui des femmes.

Cette responsabilité serait toutefois à partager. Bien sûr, le musée d’Orsay aurait pu trouver plusieurs femmes artistes ayant représentés des hommes nus au moins depuis le début du XXe siècle. Or, ce sont des femmes qui figurent sur la majorité des images de corps réalisées par des femmes et connues de l’histoire de l’art. Dans le livre L’art et le corps[10]paru chez Phaidon en 2016, sur les quatre cent cinquante œuvres recensées, à peine 3% font figurer des hommes représentés par des femmes (alors qu’elles sont les créatrices d’environ 20% des œuvres reproduites[11]). On retrouve le même ratio dans une étude québécoise portant sur la représentation de la sexualité chez les femmes artistes de 1999 à 2009. Le recensement effectué sur une dizaine de magazines internationaux d’art contemporain portait sur cinq cents œuvres. Sur ce groupe d’images représentant des corps nus ou sexuels, 17% étaient des images d’hommes[12]. Même au XXIe siècle, à peine plus d’un sixième des représentations faites par des artistes femmes (diffusées dans le milieu de l’art contemporain) et traitant de sexualité impliquent des hommes.

Ainsi, Valie Export souhaitait avant tout dans les années soixante transformer l’image des femmes et leur objectivation récurrente (au cinéma, dans la publicité etc.) – sujet également abordé par beaucoup d’artistes féministes de l’après-guerre. L’idée était de replacer les femmes au centre des performances et des images non plus comme seul corps désirable, soumis aux regards masculins, mais comme être entier, comme sujet, construit par elles-mêmes[13]. Malgré cette prise de parole et de pouvoir nécessaire et émancipatrice, il n’en reste pas moins que le corps des femmes est resté central (et le seul à être regardé) dans les représentations de ces artistes. Si certaines, comme la peintre Sylvia Sleigh, ont toutefois joué d’un certain renversement en proposant des nus masculins, parfois lascifs, elles n’ont pas été nombreuses à placer les hommes en tant qu’objets de désir. Difficulté de diffusion ? Pudeur ? Les questions entourant la représentation du désir des femmes sont nombreuses et font encore débat aujourd’hui.

Paru en 2018, l’ouvrage collectif pluridisciplinaire Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences[14], montre à quel point il est difficile socialement d’aborder le désir des femmes d’un point de vue positif et émancipateur. Si l’ouvrage n’est pas explicitement orienté sur les dysfonctionnements sexuels, plus de la moitié des dix-sept articles de recherches abordent en effet la perte du désir. Il n’est presque jamais question de plaisir, de stimulations sensorielles, ou du rapport aux corps des partenaires. Pourtant, les intentions de départ semblaient différentes :

Partir du désir, c’est porter l’attention sur les normes et les formatages, mais aussi ouvrir une fenêtre sur l’utopie, sur la perspective d’une véritable « libération sexuelle ». À quelles conditions le désir peut-il représenter une force motrice, un véritable pouvoir entre les mains des femmes, un outil d’émancipation et d’autoréalisation[15].

Questionner le désir sexuel des femmes, et donc sa capacité à être écrit, dit ou représenté, pour en proposer de nouvelles lectures stimulantes : telles étaient également les ambitions de l’ouvrage Femmes désirantes. Art, littératures, représentations[16]. Questionnant cette fois la création artistique, les chercheuses ont eu des difficultés à aborder le sujet sans qu’il ne soit encore exclusivement question du corps des femmes – jusqu’au choix d’illustration de la couverture. Elles témoignent :

Que l’on inscrive « désir féminin » ou « désir masculin », les résultats demeurent sensiblement les mêmes. Ainsi obtiendrons-nous invariablement les images de ces corps de femmes dénudés […]. En aucun cas, nous semble-t-il, nous est-il possible d’entrevoir ce que les femmes regardent lorsqu’elles désirent. À l’inverse, la femme est plutôt destinée à incarner le désir, l’objet suprême du désir […], fonction qui traduit irrémédiablement la posture androcentrée du sujet désirant[17].

La différence sociale entourant le désir, porté quasi exclusivement par le corps des femmes, fait en effet partie des inégalités encore tenaces. Il est en effet fréquent de lire, cette fois dans des ouvrages grands publics traitant du désir des femmes, des encouragements à « prendre soin d’elles », à « se faire belles » pour retrouver de l’appétit sexuel lorsque celui-ci vient à manquer[18]. Ainsi, le désir serait inévitablement lié aux corps des femmes, seul véritable support de toutes les projections érotiques. Mais il serait également lié – par une sorte d’obligation morale et sociale – à celui des hommes, toujours considéré comme plus grand, plus impétueux. Le sociologue Michel Bozon parle en ce sens du désir des femmes comme d’un désir subalterne. En référence aux travaux d’Isabelle Clair, il explique :

Il ne s’agit pas d’une simple différence, mais bien d’une hiérarchie qui ne place pas à égalité les partenaires d’une relation hétérosexuelle ; l’inégalité des désirs peut être vue comme l’une des conditions du maintien de l’ordre hétérosexuel[19].

Le fait de considérer le désir des hommes comme nécessairement plus important que celui des femmes, et pour lequel des iniquités permanentes (des violences sexuelles, à l’offre sexuelle marchande, en passant par la surreprésentation des femmes sexualisées dans la sphère médiatique) sont justifiées, ne serait donc qu’une construction sociale – dont les enjeux restent le pouvoir. Michel Bozon développe ainsi :

Nous nous sommes habitués à penser que beaucoup de nos comportements ordinaires s’expliquaient par un inconscient sexuel, alors qu’il conviendrait d’abord d’identifier l’inconscient social et culturel à l’œuvre dans notre activité sexuelle. Ainsi le primat persistant du désir des hommes et la tendance à minorer celui des femmes, à qui on ne prête souvent que des intérêts affectifs, ne découlent pas d’une logique intrinsèque de la sphère sexuelle, mais sont des aspects d’une socialisation de genre inégalitaire, qui n’affecte pas seulement la sexualité[20].

Or c’est précisément cette minoration du désir des femmes, et la difficulté à lui donner représentativité, que je souhaite questionner.

3. Démarche artistique

Mon projet de recherche-création Bandés se construit par une alliance de photographies d’hommes et de textes extraits soit de témoignages de femmes que j’ai recueillis, soit d’ouvrages littéraires ou théoriques. Le choix de l’image photographique est d’abord lié à ma propre pratique, mais il apparaît spécifiquement adapté pour ce type de représentation. Susan Sontag, essayiste américaine ayant travaillé dans les années soixante-dix sur notre rapport à la photographie, propose en effet qu’ « [e]n nous enseignant un nouveau code visuel, les photographies modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que nous avons le droit d’observer[21] ». Ainsi, les photographies, en tant que preuves du « réel » (comme l’est également la vidéo), peuvent servir à élaborer une réalité plus ample – non pas le monde tel que nous le voyons, mais comme nous pourrions le voir.

Des photographies d’hommes sexualisés – dans un contexte artistique – peuvent-elles alors participer à élargir notre vision des corps désirables, méritant d’être regardés ? Comme nous l’avons vu, le corps de l’homme étant socialement moins considéré et jugé comme tel, le projet suppose de construire des images sensuelles et sexuelles évidentes, brouillant parfois les limites entre « l’érotisme » et la « pornographie »[22]. Une manière également pour les femmes de se réapproprier des images explicitement sexuelles – les images suggestives étant les seules à leur être conventionnellement rattachées.

La mise en scène des sujets (leurs postures, notamment), lieux et accessoires permettent notamment l’exploration de ces lignes souvent diffuses liées aux catégories d’images sexuelles, pour mettre en lumière certaines interrogations. Christine Buignet, chercheuse en art, explique :

Ainsi la photographie mise en scène peut-elle être vue comme lieu d’une hétérogenèse, suggérant des configurations nouvelles, amenant le récepteur à éprouver paradoxalement à la fois sa singularité et l’oubli momentané de l’individuation – irruption d’un corps partageable dans une faille des codes[23].

Nous avons été sensible à cette idée de failles, d’anomalie ou de manque qui provoque de nouvelles significations. Cette analyse est également présente dans les écrits du philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la création artistique :

Il y a signification lorsque nous soumettons les données du monde à une déformation cohérente. Il suffit que, dans le plein des choses nous ménagions certains creux, certaines fissures […] pour faire venir au monde cela même qui lui est le plus étranger : un sens. Il y a style (et de là signification) dès qu’il y a des figures et des fonds, une norme et une déviation, un haut et un bas, c’est-à-dire dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions selon lesquelles désormais nous mesurons tout le reste, par rapport auxquelles nous indiquons tout le reste[24].

Comme pour Nelson Goodman, c’est encore l’écart entre le banal et le « presque » banal, la norme et la déviation qui fait prendre son sens à la proposition artistique. Dans la thématique qui nous occupe, le corps des femmes et leur multiples représentations prennent valeur de référence et de norme du « désir », selon lesquelles nous mesurons le reste ; les images d’hommes sexualisés par le regard (désirant) d’une femme deviennent alors par défaut une déviation.

Ainsi, la dimension plastique de Bandés se construit depuis plus d’un an sur ces quelques invariables : des photographies mises en scènes sur lesquelles figurent exclusivement des hommes ; des lieux variés évoquant l’idée d’intimité ou de fantasmes ; des corps sexualisés de manière plus ou moins évidente, susceptibles, pour certaines, de faire émerger physiquement la question de l’excitation et du désir.

La difficulté à trouver des modèles masculins a certes limité la diversité des corps photographiés, mais la préoccupation d’avoir en images des corps et des sexes variés, pour ne pas les ancrer dans une représentation trop stéréotypée, deviendra plus importante. Il s’agit en effet de travailler sur une certaine quotidienneté. Cet aspect de l’élaboration des images est primordial – et explique le choix d’utiliser des éclairages naturels, plutôt qu’artificiels, ainsi que des modèles « normaux » plutôt que professionnels. C’est également pour cela que les clichés sont réalisés hors studio, dans des espaces habituels, conformes à leur configuration originale. Une part d’improvisation importante s’ajoute à ces critères.

S’est ensuite posée la question de l’érotisation des corps et des facteurs pouvant l’influencer. Si l’on se réfère aux images de femmes, les vêtements et les postures sont les principaux vecteurs de désirabilité (lingerie, talons hauts, positions allongées ou assises, souvent jambes écartées, voir relevées, mise en valeur des fesses, de la poitrine ou de l’entre-jambe). Cet ajout est moins évident sur les hommes ; étant traditionnellement ceux qui regardent et non objets du regard, les normes d’érotisation de leur corps par des vêtements ou des positions sont moindres. Pourtant, selon Paul Ardenne, cette mise en scène des corps ne serait pas anodine dans l’image sexuelle : elle « (ferait) l’image érotique, (elle) en serait même le principal vecteur [25]». La construction de nos images se fait donc en collaboration avec les modèles, ainsi qu’en relation à certains témoignages de femmes recueillis en amont. Une tension peut être créée (autant dans la séance de prise de vue que dans la proposition plastique), par des photographies en « étape » et en progression, en partant d’un corps partiellement habillé, jusqu’à un corps nu, puis en érection. Les photographies sont tantôt suggérées, tantôt explicites – le sexe en érection restant la façon la plus évidente de sexualiser le corps masculin.

Or, si comme l’écrit Bernard Darras « le sens d’une chose est dans les habitudes qu’elle implique[26]»,  il est possible que ces images seules soient analysées de manière inappropriées. Mais de quelle habitude pouvons-nous certifier dans la consommation d’images, à part (peut-être) celles dans l’espace médiatique et publicitaire ? De quelle(s) habitude(s) peuvent parler des images d’hommes nus ?

Jacques Aumont explique cette relation entre connaissance et capacité d’interprétation :

Si l’image contient du sens, celui-ci est donc à « lire » par son destinataire, par son spectateur. C’est tout le problème de l’interprétation de l’image. Chacun sait, par expérience directe, que les images ne sont pas visibles de manière unique, entièrement déterminée par l’appareil perceptif, et que nous n’y voyons, au sens plein du terme, que ce que nous sommes capables de comprendre. Les images produites dans un contexte spatial ou temporel éloigné du nôtre sont ainsi celles qui nécessitent le plus d’interprétation[27].

Pour le philosophe Dominic Lopes également, une « tentative erronée d’interprétation[28]» survient lorsque l’on analyse une image avec le mauvais système de lecture – mais elle peut être résolue par un apport d’information, donné de manière verbale ou par écrit. Plusieurs artistes ont ainsi accompagné leurs œuvres de légendes, citations ou commentaires écrits afin de diminuer l’écart entre leurs intentions et la réception de leurs œuvres. L’artiste et critique d’art Sally Bonn en propose l’analyse dans Les mots et les œuvres :

Chez Buren, mais aussi chez Pistoletto ou Moris, les textes occasionnent ce que Hans Robert Jauss nomme « une perception guidée », c’est-à-dire une perception « qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux que l’on peut découvrir », plus ou moins directement associé aux œuvres. Ils ne constituent pas un ensemble cohérent qui prédispose à une compréhension unifiée, linéaire et évolutive, mais développent une pratique de la lecture, fragmentaire et active, qui modifie autant la lisibilité des textes que la perception des œuvres[29].

Au-delà de la réception sensible et spontanée de leurs travaux, ces artistes ont donc choisi d’utiliser des textes pour en faciliter la lecture – et construire un processus de réflexion par des allers-retours analytiques entre les deux médiums. Les textes n’expliquent pas nécessairement  les œuvres, mais étayent la réflexion, pour amener peut-être à voir et comprendre les représentations autrement.

Les artistes veulent renverser le primat du visuel, remettre en cause ce que Morris nomme la tyrannie de l’optique. Il n’est plus seulement question de rendre visible mais d’étendre cette visibilité, de l’augmenter, de l’élargir. Soit du côté de la perception, soit de manière discursive. Ne pas réduire à l’œil, comme l’écrit Buren, et faire de l’œuvre d’art l’occasion d’une expérience corporelle et d’une expérience cognitive[30].

Bien que l’art conceptuel ou minimal des années soixante ne soit pas mon objet d’étude ni ma source d’inspiration, il me semble que l’enjeu de mon travail nécessite de guider l’interprétation des images en proposant un aller-retour de lecture entre textes et photographies.

Regarder ces photographies à l’aune de témoignages de femmes qui parlent de leur désir, de ce qui les anime ou de la relation qu’elles entretiennent au corps d’un homme, permet en effet d’orienter la réception. Sous forme d’enregistrements audio proposés à l’écoute ou de retranscriptions narratives, la parole de femmes est ainsi restituée ; d’objets de regard, les femmes deviennent sujets du discours : ce n’est pas leur image qui est pour une fois utilisée, mais leurs analyses et leurs expériences. De plus, les textes viennent à la fois révéler l’expression de désirs réels de femmes, preuve de cet appétit sexuel commun, tourné vers l’autre, commun à tous les genres – et par là-même rappeler que l’expression de ce désir est historiquement invisibilisé. Les photographies sont alors réalisées pour illustrer les témoignages, mais surtout, comme un questionnement, pour engendrer la réflexion et proposer aux femmes de s’approprier leur propre regard désirant.

Cette recherche-création sera poursuivie encore quelques années, guidée toujours par une analyse sociologique, féministe et artistique questionnant l’iniquité dans la représentativité du désir. Concernant la présentation plastique du projet, plusieurs voies sont envisagées : exposition avec des tirages grands formats, livre d’artiste, montage vidéo. Ce qui est présenté ici est une des formes possibles de la création, encore en construction. Par une approche du texte plus narratif et littéraire, juxtaposé aux images, je tente un mélange des genres : le frottement entre des images à la fois mises en scène et documentaires, entre des corps d’hommes et des voix de femmes, entre des expériences réelles et fabriquées.

Notes

[1] PLANA, Muriel. « ‘L’instant juste avant le meurtre’ : la séquence du ‘tableau vivant’ dans Généalogies d’un crime de Raoul Ruiz. » In  BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. Pau : Figures de l’art, Puppa, 2012.

[2] CANNONCE Belinda. 09/01/2018. « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies », Le Monde. Consulté sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/le-jour-ou-les-femmes-se-sentiront-autorisees-a-exprimer-leur-desir-elles-ne-seront-plus-des-proies_5239102_3232.html.

[3] PLUTA, Izabella et LOSCO-LENA, Mireille. « Pour une topographie de la recherche-création ». Ligeia. 2015/1 (N° 137-140), p. 39-46. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-ligeia-2015-1-page-39.htm.

[4] Ibidem.

[5] GOODMAN, Nelson. Langages de l’art. Paris : Hachette, 1990, p. 58.

[6] EXPORT, Valie. « ‘Woman’s Art’ (1972). Manifeste de l’exposition « MAGNA ». Vienne : 1972. » In elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du musée national d’art moderne, centre de création industrielle, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, 2009, p. 355.

[7] Exposition organisée en 2009 au Centre Pompidou, entièrement dédiée aux artistes femmes présentes dans les collections du musée.

[8]Voir à ce propos l’article très complet de Rose-Anne Gush, « VALIE EXPORT : Image et espace du corps » In Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 6 novembre 2017, consulté le 3 mai 2019. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/valie-export-image-espace-corps/.

[9] Masculin / masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay. Paris : Flammarion, 2013.

[10] L’Art et le corps. Paris : Phaidon, 2016, 439 p.

[11] Les chiffres sont donnés à titre indicatif. Les images ont été comptabilisées et séparées par genre selon les auteur·es et les corps représentés, sachant que plusieurs corps de sexes différents sont parfois présents sur une même image et que plusieurs œuvres sont d’artistes inconnu·es.

[12] LAVIGNE, Julie, LAURIN Audrey et MAIORANO Sabrina. « Images du désir des femmes : agentivité sexuelle par la subversion de la norme érotique ou pornographique objectivante ». In Femmes désirantes. Art, littérature et représentations, BOISCLAIR, Isabelle et DUSSAULT FRENETTE, Catherine (dir). Montréal : éditions du Remue-ménage, 2013, p.35-55.

[13] Pour plus de détails sur l’art féministe anglais et américain, voir : RECKITT, Helena et PHELAN, Peggy (dir.). Art et féminisme. Londres : Phaidon, 2005, 204 p.

[14] Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, GARDEY, Delphine et VUILLE, Marilène (dir.). Paris : Le bord de l’Eau, 2018, 334 p.

[15] GARDEY, Delphine. « Savoirs du sexe, politiques du désir. Les sciences, la médecine et la sexualité des femmes (XIXe-XXIe siècles) ». In Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.

[16] BOISCLAIR, Isabelle et DUSSAULT FRENETTE, Catherine (dir.). Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. 2013, op. cit.

[17] Idem, p.12.

[18] Le livre Les Femmes, le sexe et l’amour. 3 000 femmes témoignent de Philippe Brenot est un bon exemple. Pour dresser un portrait de la sexualité des femmes aujourd’hui, l’auteur a recueilli trois mille témoignages par écrit. Son livre est une compilation de ces réponses fermées et ouvertes accompagnées d’analyses. Dans la section Désir du questionnaire (consultable à la fin du livre), la première question est « Vous trouvez-vous belle ? ».

[19] BOZON, Michel. « Ni trop ni trop peu. Médecine, âge et désir des femmes » in Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.

[20] BOZON, Michel. Sociologie de la sexualité, 2e édition. Paris : Armand Colin, 2009, p.8.

[21] SONTAG, Susan. Sur la photographie. Paris : Ed. Christian Bourgeois, 2008, 280 p.

[22] De nombreux auteurs ont tenté de faire la distinction entre érotisme et pornographie dans l’art, dont Dominique Baqué, Paul Ardenne, Ramon Tio Bellido, Patrick Baudry etc. Il semble que le sens et l’usage des mots se soient transformés avec les époques. Le mot pornographie se serait en quelque sorte substitué au mot érotisme, beaucoup plus sulfureux au début du XXe siècle. L’analyse de l’historienne de l’art Julie Lavigne, qui ne les sépare pas mais inclut plutôt la pornographie comme un sous-ensemble restreint de l’érotisme, me semble la plus pertinente.

[23] BUIGNET, Christine. « Irréels réalisés, réalités exacerbées ? La photographie mise en scène comme dispositif de détournement ». In BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. op. cit. p. 251.

[24] MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde. Paris : Gallimard, 1969, p.85-86.

[25] ARDENNE, Paul. L’Image Corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 2010, 507 p.

[26] Cité in, BEYAERT-GESLIN, Anne. « Faire la différence. » In L’Image entre sens et signification. Paris : Publications de la Sorbonne, 2006.

[27] AUMONT, Jacques. L’Image. Paris : Armand Colin, 3e édition, 2011, p.236.

[28] MCIVER LOPES, Dominic. Comprendre les images, une théorie de la représentation iconique. Rennes : Presse universitaire de Rennes, 2014, 298 p.

[29] BONN, Sally. Les Mots et les œuvres. Paris : Fiction et Cie, Le Seuil, 2017, p.51.

[30] Idem, p.63.


Bibliographie

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