Pour ce numéro 13, nous nous sommes demandé, avec saint Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus[1] ». Ainsi est le temps, impalpable et fugace, qui nous contient et nous contraint, nous échappe ou nous poursuit, voire nous effraie. Source de controverses philosophiques et de désaccords scientifiques, la notion de temps passionne autant qu’elle divise. Si, pour les sciences naturelles, le temps se mesure, certain·e·s, comme Henri Bergson, s’appliqueront à démontrer que le temps physique et le temps vécu ne désignent pas la même chose. Pour Bergson, il nous faut, pour penser le temps de l’humain, l’extraire de la donnée spatiale dans laquelle la science physique l’a enfermé. Son travail de conceptualisation du temps hors de la notion d’espace le conduit notamment à définir ce qu’il nomme la « durée », c’est-à-dire le temps intime, subjectif, celui de la conscience.

Si l’objet « temps » donne lieu à tant de postures différentes, voire radicalement opposées, c’est bien parce que, précisément, il n’est pas objectivable. Il est à la fois le contenant et le contenu – grande est la tentation de confondre le temps avec ce qu’il se passe dans le temps ou ce qui passe avec le temps. Il est la mesure et l’intime, l’indicible et l’évidence. Nous le passons, le tuons, le cherchons, le recherchons, nous en manquons parfois : notre langue regorge d’expressions, plus ou moins imagées, qui mettent en scène notre relation au temps. Infiltrant les jours et le langage, ces nombreuses métaphores prouvent à quel point l’humain est un être à cycles, à rythmes, à Histoire et à mémoire.

Le joug des jours qui passent – avec, en toile de fond, le spectre de la finitude – conduit à un désir de dépassement de cette contrainte implacable. Ainsi, naissent les fictions les plus troublantes qui tentent de dépasser ou de déformer la loi du temps, « à la recherche » d’un passé qui n’est plus ou d’un demain qui n’est pas encore.

Au sein de ce numéro, Lola Marcault, Marie-Claude Garneau, Julia Stockhausen et Karine Bayeul déploient des réflexions croisées sur les corps et les âges au théâtre : l’expérience du devenir côtoie celle du vieillir, engendrant des échos fertiles entre leurs différentes approches.

Si Eve Tayac nous propose d’entrer dans son geste de recherche-création par le prisme du cinéma d’animation pour mieux saisir la « mise en formes du temps », Leslie Cassagne, quant à elle, met « les ruines en mouvement » à travers l’écoute d’archives mises en danse(s).

Avec Mafalda Sofia Borges Soares, Isadora Fichou, François Chanteloup et Célestine Dibor Sarr, nous sommes invité·e·s à repenser les concepts d’éphémère, d’instantané, de brièveté et d’éternité à travers le geste d’écriture, qu’il soit épistolaire, romanesque ou habité par l’urgence. Au cours d’une chevauchée dans les univers de Jean Giono et de Claude Simon, Diane de Camproger nous propose une réflexion sur les apparitions équines au sein de leurs œuvres et sur ce qu’elles provoquent dans le temps narratif et fictionnel.

La contribution de Camille Le Gall nous permet d’aborder le texte sous un autre temps, celui de la traduction et de la retraduction du Vernaculaire Africain Américain et des « voix marginales ».

Claude Patricia Tardif choisit d’étudier la morphologie et la matérialité du texte, pour une approche visuelle des mots, de leur(s) rythme(s) et de leur partition. La partition musicale n’est pas en reste puisque Nicolas Bonichot, en explorant l’œuvre de György Ligeti, se penche sur la conception et la perception du temps musical.

Enfin, Nawel Belghith nous offre un voyage dans le temps – ou dans l’atemporalité – grâce à une analyse de scénographies événementielles.

Au sein de ce numéro pluridisciplinaire, nous nous proposons de traverser, sinon le temps, du moins ses vertiges en termes de représentations temporelles, ainsi que d’interroger les contextes de création mais aussi d’explorer les effets du temps sur le corps ou sur la matière.

Aurélie Barré, Lucas Bassuet, Pauline Boschiero, Camille Dekeyser, Lucie Dumas, Andréa Leri, Camille Migeon-Lambert et Eva Touron pour le Comité de rédaction de Litter@ Incognita.

Notes

[1]saint Augustin, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1964.