Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : Andrea n°13

Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA)

Camille Le Gall

Camille Le Gall est doctorante à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Elle écrit sa thèse sur la transcription et la (re)traduction des voix marginales en français dans quatre romans du Sud des Etats-Unis. Ces voix marginales sont variées, allant des voix africaines américaines aux voix queer ou encore handicapées. Elle est dirigée par Nathalie Vincent-Arnaud et Aurélie Guillain (CAS).

camille.le-gall@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : LE GALL Camille, « Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/temp-traduction-et-retraduction-la-question-de-la-traduction-du-vernaculaire-africain-americain-vva/

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Résumé

Les dynamiques de traduction et de retraduction en littérature suivent-elles un schéma temporel prévisible et linéaire ? Selon Antoine Berman, qui a théorisé la retraduction en 1990, le modèle classique observé en traduction littéraire serait celui d’une domestication première, suivie par une étrangéisation plus grande à partir de la deuxième traduction. Le temps confèrerait au traducteur et à l’œuvre traduite une plus grande marge de créativité et d’expérimentation linguistique en langue cible, dans le but de se rapprocher des effets et des étrangetés produits par la langue, le style et la culture du texte source, alors que la première traduction aurait pour but d’introduire le texte source dans la culture cible, dans une optique de lisibilité et d’accessibilité. Il s’agira d’explorer cette théorie à partir de romans (et de leurs traductions) du Sud des États-Unis datant de la première moitié du xxe siècle, qui mettent en scène des personnages africains américains et font usage du sociolecte appelé Vernaculaire Africain Américain (VAA). Dans le cadre d’une étude sur la traduction de la voix « marginale » ou « minoritaire » en littérature, la théorie de la retraduction de Berman sera particulièrement intéressante à observer, mais également à nuancer. Il sera pertinent notamment d’interroger la chronologie des traductions et des retraductions pour explorer cette théorie : par exemple, quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix marginale ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

Abstract

Can we predict the patterns at play in the dynamics of literary translation and retranslation? According to Antoine Berman, who emitted the first retranslation theory in 1990, the common pattern in literary translation is that the first translation has domesticating undertones, while the retranslations then tend towards more and more foreignization. Time allows for more room for the translators to be creative with the characteristics of the target language, in the aim of reflecting the effects and specificities of the source text’s language, style and culture. On the other hand, the aim of a first translation is that of introducing and integrating the source text into a foreign culture, making it as accessible as possible. In this article I will explore this theory through the study of four novels (and their translations) from the South of the United States and from the first half of the 20th century, which stage Africain American characters and which use African American Vernacular English (AAVE). I will strive to prove the cogency of the association between the study of the translation of “minority voices” and Berman’s theory of retranslation, which I will also put into question. I will study the chronology of the translations and retranslations of the novels under scrutiny and ask questions like the following: when was the first translation published compared to the publication date of the source text? How is that potential discrepancy relevant when it comes to the poetic and political approach of minority voices in translation? What do you do with so-called « canonical” texts which have not been retranslated due to their status?

Mots-clés

Traductologie – Retraduction – Sociolecte – Vernaculaire Africaine Américain – Littérature du Sud des États-Unis – William Faulkner – Carson McCullers – Zora Neale Hurston

Sommaire

Introduction

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Bibliographie

Introduction

L’association entre les Retranslation Studies, ou théories de la retraduction, et la question de la traduction des sociolectes constitue une base théorique pertinente pour l’analyse de notre objet d’étude, à savoir la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VAA) tel qu’il apparaît dans trois romans d’auteurs·rices du Sud des États-Unis : The Sound and the Fury (1929) de William Faulkner, Their Eyes Were Watching God (1937) de Zora Neale Hurston, et The Heart Is a Lonely Hunter (1940) de Carson McCullers.

La notion de sociolecte a été définie par Annick Chapdelaine et Gillian Lane-Mercier :  

On peut […] considérer le terme de sociolecte comme un terme générique qui recouvre ceux, plus spécifiques car fondés sur un ensemble plus restreint de paramètres, de vernaculaire, qui désigne le parler d’un groupe ethnique en marge de la langue officielle comme des instances de pouvoir, de patois, qui renvoie au seul parler paysan, de pidgin et de créole, basés surtout sur des critères de formation linguistique et d’appartenance ethno-géographique, de dialecte, enfin, où les déterminations géographiques impliquent en règle générale des déterminations socio-culturelles[1].

Le Vernaculaire African Américain, bien qu’il contienne le terme de « vernaculaire » dans son acceptation, peut également entrer dans la catégorie du « dialecte » tel que l’entendent Chapdelaine et Lane-Mercier, puisqu’il s’est développé dans un contexte géographique bien particulier impliquant des déterminations socio-culturelles, à savoir les plantations de coton du Sud des États-Unis pratiquant l’esclavage. Ainsi, nous engloberons les caractéristiques de cette forme d’anglais non-standard sous l’appellation de « sociolecte ».

En France, le débat sur la traduction des sociolectes a émergé à l’époque où l’article mentionné plus haut fut publié, dans le volume 7 de la revue TTR (Traduction Terminologie Rédaction). Déjà, Bernard Vidal y étudiait la question de la traduction du VAA, les limites des traductions existantes et le besoin de développer de nouveaux outils de traduction afin de le retraduire sans occulter ses caractéristiques culturelles, historiques et avant tout politiques.

Nous pouvons associer ces considérations à la théorie de la retraduction d’Antoine Berman, qu’il a introduite dans le quatrième numéro de la revue Palimpsestes en 1990. Paul Bensimon résume le propos de Berman dans sa « Présentation » :

La première traduction procède souvent — a souvent procédé — à une naturalisation de l’œuvre étrangère ; elle tend à réduire l’altérité de cette œuvre afin de mieux l’intégrer à une culture autre. […] La première traduction ayant déjà introduit l’œuvre étrangère, le retraducteur ne cherche plus à atténuer la distance entre les deux cultures ; il ne refuse pas le dépaysement culturel : mieux, il s’efforce de le créer[2].

Aujourd’hui, les catégories de « naturalisation » et de « dépaysement culturel » sont plus souvent entendues comme « domestication » et « étrangéisation », deux stratégies de traduction définies par Lawrence Venuti dans The Translator’s Invisbility[3]. La notion de « décentrement » est également souvent associée à l’étrangéisation et fait référence à l’utilisation de procédés discursifs et linguistiques « non-standards » dans la culture et la langue cible, surtout dans une traduction dont la langue cible est une langue majoritaire imposée dans les institutions officielles sous une forme acceptée comme « standard », comme le français dans le cas de notre étude.

Berman établit également dans son article la définition d’une grande retraduction : celle-ci serait marquée par une certaine abondance linguistique et culturelle, et adviendrait à un « moment favorable » dans l’histoire de la traduction, qui « (re)vient lorsque, pour une culture, la traduction d’une œuvre devient vitale pour son être et son histoire[4] ». Cette notion de « moment favorable » nous sera utile pour considérer la chronologie des traductions des romans que nous étudierons.

Dans cette exploration des traductions et des retraductions des romans mentionnés plus haut, nous nous poserons les questions suivantes : quels sont les enjeux socio-idéologiques des différentes représentations du VAA dans les textes sources et comment les refléter dans les traductions ? Quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix africaine américaine ? Quelles stratégies ont été adoptées par les traducteurs·rices en fonction de l‘époque de traduction et quels en sont les effets sur le lectorat ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

Chacun des trois romans de notre corpus présente une transcription particulière du Vernaculaire Africain Américain et il est important de délimiter les enjeux socio-idéologiques liés à ces spécificités. Hurston et Faulkner représentent tous deux le VAA de manière très poussée et détaillée, dans les dialogues notamment, via les marqueurs qu’ils utilisent pour le retranscrire. Des marqueurs phonographologiques (en gras dans les extraits suivants) et grammaticaux (en italiques) sont notamment employés pour souligner les particularités syntaxiques et phonologiques du sociolecte. Le premier paragraphe est un extrait de Hurston, le second de Faulkner :

What she doin’ coming back here in dem overhalls? Can’t she find no dress to put on?—Where’s dat blue satin dress she left here in?—Where all dat money her husband took and died and left her?—What dat ole forty year ole ’oman doin’ wid her hair swingin’ down her back lak some young gal?[5]

Whut I want to waste my time foolin a man whut I don’t keer whether I sees him Sat’dy nighter not? I won’t try to fool you,” he says. “You too smart fer me. Yes, suh,” he says […][6].

Si Faulkner et Hurston n’avaient pas la même expérience du VAA, Faulkner étant blanc, Hurston africaine américaine, leurs transcriptions produisent un résultat similaire mettant en avant un parler bien spécifique (rehaussé notamment par son contraste avec l’anglais dit « standard » utilisé soit dans la narration, soit par d’autres personnages). Cependant, si nous prenons en compte les éléments diégétiques de chacun des deux romans, les enjeux socio-idéologiques propres à l’utilisation du VAA ne sont pas identiques.

Hurston, en plus d’utiliser des marqueurs linguistiques propres au VAA, construit l’identité africaine américaine de ses personnages via un usage extensif de ce qu’elle a elle-même décrit comme la « volonté de parure » (« the will to adorn[7] ») propre à l’expressivité africaine américaine : une de ses particularités est l’usage de métaphores et de comparaisons, présentes en abondance dans le roman (« dey’s gone lak uh turkey through de corn[8] », « If you kin see de light at daybreak, you don’t keer if you die at dusk. It’s so many people never seen de light at all. Ah wuz fumblin’ round and God opened de door[9] »). On remarque également la présence de nombreuses références culturelles à des activités propres aux communautés africaines américaines, comme la mention du « ring shout[10] », une tradition religieuse chantée et dansée. Chez Hurston, la représentation de l’identité africaine américaine est enjouée, célébrant la richesse de cette culture qui s’exprime sans barrières imposées par des personnages blancs ; en effet, le roman décrit notamment la construction d’Eatonville en Floride, dans laquelle la communauté africaine américaine vivait en autonomie.

Au contraire, dans le roman de Faulkner, les relations entre la communauté africaine américaine et la société blanche sont au cœur de l’histoire, elle-même centrée sur la déchéance de la famille Compson. Les personnages africains américains travaillant pour la famille sont présentés comme témoins perspicaces et lucides de la descente aux enfers des Compson, ultime humiliation pour une famille désargentée du Sud qui tirait autrefois sa richesse de l’esclavage. Compte tenu de cet enjeu, le contraste entre le VAA des personnages africains américains et l’anglais relativement « standard » des personnages blancs est d’autant plus important à souligner. De plus, plusieurs personnages africains américains du roman sont capables de jouer avec leur identité et leur manière de s’exprimer dans le but d’évoluer au sein la société blanche. Le cas du révérend Shegog est particulièrement parlant : il s’agit d’un personnage vivant dans le nord du pays mais descendu dans le sud pour assurer la messe de Pâques. Ayant l’habitude de naviguer dans la société blanche et éduquée du Nord, le révérend commence la messe avec le ton d’un homme blanc, « une voix unie et froide[11] », utilisant une prononciation standard : « I got the recollection and the blood of the Lamb[12]! ». Il lui faudra cependant peu de temps pour s’adapter subtilement à son public, la congrégation africaine américaine, et pour passer à un parler reconnu par ses pairs : « ”I got de ricklickshun en de blood of de Lamb!” They did not mark just when his intonation, his pronunciation, became negroid[13] ». Les jeux de contraste établis dans le roman mettent en lumière la présence et l’importance du VAA dans la communauté africaine américaine du Sud, bien qu’elle se construise quasiment uniquement vis à vis de la société blanche dans laquelle elle est opprimée et discriminée, contrairement au roman de Hurston.

La représentation du Vernaculaire Africain Américain dans The Heart Is a Lonely Hunter de Carson McCullers se fait bien plus discrète que dans les deux romans mentionnés précédemment. Là où Hurston et Faulkner font usage de marqueurs à la fois grammaticaux et phonographologiques, donnant lieu à une transcription riche et déstabilisante pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard », McCullers n’utilise quasiment que des marqueurs grammaticaux, et dans une bien moindre mesure que les deux autres auteurs·rices. Par exemple, lorsque Portia, une femme africaine américaine travaillant au service de la famille Kelly, est introduite dans le roman, son identité africaine américaine nous est révélée dans du discours direct certes, mais de manière thématique plus que linguistique, puisque Portia mentionne elle-même sa couleur de peau : « ”And that is the various reason why I’m a whole lot more fortunate than most colored girls,” Portia said as she opened the door[14] ». Le seul indice de son usage d’un anglais « non-standard » est l’élision du pluriel dans le segment « the various reason why ». Par la suite, les marqueurs du VAA sont disséminés de manière assez parlante dans le discours direct des personnages africains américains pour faire comprendre au lectorat l’identité du personnage, mais cette transcription n’entrave pas la lecture pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard » : « It about our Willie. He been a bad boy and done got hisself in mighty bad trouble. And us got to do something[15] ». En effet, le texte de McCullers a pour ambition, entre autres, de mettre en lumière les injustices subies par la communauté africaine américaine au sein de la société blanche (arrestations injustifiées, violences physiques et psychologiques), et le roman n’adopte pas la visée enjouée et culturelle de celui de Hurston par exemple, mais une perspective bien plus sociale.

Chacun des romans de notre corpus contient des enjeux socio-idéologiques bien spécifiques quant à la représentation de l’identité africaine américaine via la transcription du VAA dans les textes. Il s’agit à présent de nous demander si ces enjeux ont été reflétés dans les choix opérés par les traducteurs·rices des romans, et si la dynamique de traduction/retraduction énoncée par Berman peut être observée ou nuancée dans le cas de notre corpus.

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

Il s’agit tout d’abord de dégager les principales tendances liées à la première traduction du sociolecte qu’est le VAA en fonction des époques. Si les premières traductions de Faulkner et de McCullers ont suivi leur publication originale de près (1938 pour la première traduction de The Sound and the Fury, 1947 pour celle de The Heart Is a Lonely Hunter), la première traduction de Their Eyes Were Watching God en France n’est apparue qu’en 1993, soit plus de cinquante ans après sa publication aux États-Unis. Nous verrons que ce décalage temporel entre les premières traductions de notre corpus n’est pas sans incidence sur les choix opérés par les traducteurs·rices.

Nous nous focaliserons dans un premier temps sur les traductions de Faulkner et de McCullers. En effet, bien qu’elles datent toutes deux de la première partie du xxe siècle, époque effervescente pour la popularité des auteurs·rices américain·e·s en France (avec Steinbeck et Faulkner comme figures de proue), les traducteurs·rices ont opté pour des stratégies de traduction bien différentes.

Dans le cas de The Sound and the Fury, la première traduction du texte a été réalisée par le traducteur phare des auteurs·rices américain·e·s en France à l’époque, Maurice-Edgar Coindreau. Le défi de la traduction du VAA dans le texte source s’est imposé d’emblée au traducteur, qui a abordé la question dans son introduction au texte de Faulkner : « J’ai […] résolument écarté toute tentative de faire passer dans mon texte la saveur du dialecte noir. Il y a là, à mon avis, un problème aussi insoluble que le serait, pour une traduction de langue anglaise, la reproduction du parler marseillais[16] ». Malgré cette prise de position, il n’a pas  complètement neutralisé la voix africaine américaine en lui attribuant un parler français « standard », mais il l’a domestiquée en lui substituant un parler rural francophone, qu’il justifie dans son article intitulé « On Translating Faulkner »:

On m’a souvent demandé : « Comment traduire un dialecte ? » Selon moi, c’est un détail de peu d’importance. Si les personnages ruraux de Faulkner parlent un dialecte issu du Mississippi, ils parlent avant tout comme des ruraux, et c’est là tout ce qui compte. On peut appliquer le même raisonnement aux personnages africains américains. Si Dilsey, l’admirable « nanny » de la famille Compson, retient notre attention, ce n’est pas pour la couleur de sa peau. Ce qui fait d’elle une grande figure de fiction sont sa noblesse de caractère, sa dévotion, son abnégation et sa résilience, qualités qui peuvent être reflétées dans n’importe quelle langue sans détourner notre attention de la grandeur du personnage. Tous les hommes de ma génération en France ont connu dans leurs familles des équivalents de Dilsey. Nous connaissons leur manière de parler, et c’est tout ce qui nous importe[17].

Voici un exemple de ce parler rural francophone mis en place dans la traduction du VAA dans Le Bruit et la fureur : « Je l’ai trouvée là où qu’on les trouve. Y en a encore des tas, là d’où elle vient[18] ». Pour reprendre les propos de Coindreau, s’il est vrai que le personnage de Dilsey retient l’attention du lecteur par sa grandeur d’âme et son abnégation, le contraste entre celle-ci et la laideur humaine de la famille Compson n’est que renforcé par l’ironie du renversement de situation entre les personnages blancs et africains américains dans le roman. Ce contraste est très spécifique à l’histoire sociale et politique du Sud des États-Unis, et ramener le VAA à un parler rural proche du patois francophone relève d’une domestication neutralisant toute trace des enjeux politiques et historiques contenus dans la représentation du VAA en littérature. Cependant, cela est longtemps resté une tendance tenace en traduction française comme le souligne Bernard Vidal dans son article sur la traduction du VAA[19]– une tendance qui a même dépassé les limites de la première moitié du xxe siècle, comme nous le verrons ci-après. Cette stratégie de domestication donnant lieu à une neutralisation de l’identité africaine américaine reste néanmoins la moins « risquée » quant à la représentation d’une identité vue comme « noire », puisqu’elle évite le choix d’une équivalence essentialisante relevant d’une potentielle vision caricaturale de la voix noire. Comparons en effet cette stratégie avec celle adoptée par Marie-Madeleine Fayet dans sa première traduction de The Heart Is a Lonely Hunter, datant de 1947. Dès la première apparition d’une voix africaine américaine dans le roman, la stratégie choisie par Marie-Madeleine Fayet se fait tristement notable :

Willie, le nègre de la cuisine, était devant lui, en toque blanche et long tablier blanc. L’émotion le faisait bégayer :

« Et il c-c-cognait son poing fe’mé cont’ le m-m-mu’ de b’iques[20]. »

Le lectorat remarquera d’emblée l’utilisation d’un terme aujourd’hui dépassé[21] pour traduire l’expression plus neutre de « coloured boy » utilisée par McCullers[22] : il est intéressant de soulever ce décalage, puisque l’utilisation de « coloured boy » par McCullers apparaît comme un choix visant une certaine « neutralité idéologique » (le personnage de Portia revendique la dimension « correcte » de cette expression : « polite peoples – no matter what shade they is – always says coloured.[23] »). S’il est vrai que, dans le roman, le personnage africain américain du Dr Copeland utilise le terme de « Negro » dans la même dynamique de ré-appropriation identitaire que le mouvement des droits civiques dans les décennies suivantes, la voix narrative emploie l’expression plus « neutre », à l’époque, de « coloured » ; il semble alors que la traductrice n’ait pas identifié ce décalage, source de débats dans la société de l’époque et au sein même du roman, entre « neutralité idéologique » et « revendication identitaire » dans l’utilisation des différents termes par différentes voix dans le texte. En outre, Fayet a opté, pour retranscrire l’identité du personnage, pour la transcription d’un accent vu à l’époque comme la représentation stéréotypique de la voix « noire » arrivant notamment des territoires colonisés par la France. Pour ce faire, la traductrice a ôté les « r » dans les occurrences de discours direct de personnages africains américains dans le roman, nous faisant alors entendre un accent dit « noir » très présent dans l’imaginaire collectif en France à cette époque[24]. Il s’agit également de la stratégie adoptée par Pierre-François Caillé dans sa traduction des voix africaines américaines présentes dans le roman Gone With the Wind de Margaret Mitchell, dont la traduction française a été publiée en 1938. Sa traduction précédant celle de Fayet, il est possible que cette dernière s’en soit inspirée pour ses propres choix face au texte de McCullers, compte tenu de la popularité du texte traduit par Caillé en France à l’époque. Cependant, il reste important de préciser que les deux romans, celui de Mitchell et celui de McCullers, n’envisageaient pas du tout les mêmes enjeux quant à la présence des personnages africains américains dans l’histoire. Là où le texte de Mitchell affiche une position esclavagiste, présentant les personnages africains américains comme fidèles servants des Blancs, satisfaits de leur condition, McCullers n’avait pas du tout le même positionnement quant à sa représentation de l’identité africaine américaine, très réaliste au sujet de la réalité de la société du Sud à l’époque et ne glorifiant en aucun cas l’héritage de l’esclavage.

Ainsi, si la stratégie de Coindreau est discutable sur des aspects historiques et politiques, le choix de Fayet est encore plus problématique, en particulier aux yeux de lecteurs·rices contemporain·e·s. À l’époque de ces traductions, la question de la traduction des sociolectes n’était pas encore engagée dans les cercles académiques, et la réflexion autour de l’utilisation de formes linguistiques « non-standards » en traduction française n’était pas non plus encore entamée comme elle l’est depuis une trentaine d’années, rendant difficile l’expérimentation linguistique. On observe alors dans ces deux premières traductions une dynamique de domestication forte, comme prévue par la théorie de Berman, mais ayant deux résultats bien différents : la neutralisation chez Coindreau d’une part, et la représentation caricaturale chez Fayet d’autre part. Dans les deux cas, les choix d’équivalences des traducteurs·rices pour la voix africaine américaine (un parler rural francophone et un parler typique perçu comme « noir ») entrent dans une dynamique ethnocentrique d’intégration d’un texte étranger dans une culture cible, ce qui correspond aux propos de Berman quant aux premières traductions.

Cependant, serait-il possible d’attribuer les défauts de ces premières traductions à l’époque de leur production, et qu’en est-il alors de la première traduction du roman de Zora Neale Hurston ? Comme mentionné plus haut, celle-ci date de 1993, soit bien plus tard que les textes de Faulkner et McCullers. Hurston avait elle-même énormément perdu en popularité aux États-Unis, tombant presque dans l’oubli jusqu’aux années 1970-1980, époque à laquelle la tonalité féministe de son premier roman fut célébrée par une autrice féministe africaine américaine, Alice Walker. Ainsi, il fallut encore un peu de temps à ce texte pour faire son chemin jusqu’en France, traduit pour la première fois aux éditions de l’Aube, maison d’édition engagée pour l’introduction en France de textes dits « du monde[25] ». Françoise Brodsky, première traductrice de Their Eyes Were Watching God en France, a mené un travail poussé sur le texte pour essayer d’en rendre certaines particularités propres à l’expressivité africaine américaine. Elle a notamment publié un article peu après la publication de sa traduction, revenant sur ses méthodes et mettant en avant une connaissance des enjeux liés à la traduction du sociolecte : « Pour ce qui est des dialogues, écrits phonétiquement, il était bien entendu exclus (sic) de se rabattre sur un dialecte français genre berrichon ou auvergnat, petit-nègre ou argot parisien[26] ». Elle met ainsi de côté les stratégies de domestication les plus communes opérées en traduction française face aux voix « non-standards » en littérature. Elle a alors opté pour une certaine créativité musicale autour de la langue dans le but de refléter certains aspects linguistiques et grammaticaux du VAA ; par exemple, elle a souhaité reproduire la redondance grammaticale du sociolecte (présent par exemple dans les doubles participes passés : « They done ”heard” ’bout you just what they hope done happened[27] ») qui selon elle, « confère une sonorité insistante à la phrase[28] »; elle a pour ce faire inventé un système de doubles mots : « rien de c-que j’ai enduré-subi est de trop si tu te tiens sur les hautes terres ainsi que jl’ai rêvé[29] ». « Mais jcrois bien qu’elle était épuisée-fatiguée pasqu’elle m’a plus frappée[30] ». Bien qu’elle ait fait preuve de créativité linguistique et musicale par ce procédé (elle a par ailleurs traduit tous les chants rimés présents dans le texte), reflétant par là une certaine étrangeté propre à la dimension « non-standard » du sociolecte, le fait de disséminer ces doubles mots çà et là dans le texte ne permet pas vraiment d’en faire un système linguistique cohérent. De plus, si Brodsky a insisté dans son article sur sa volonté de reproduire une langue traînante, les contractions utilisées dans sa traduction (visibles dans les exemples cités plus haut) impliquent une certaine rapidité, voire une fragmentation dans l’expérience de lecture, alors que la lecture du VAA dans le texte source se veut plus fluide et lente[31]. Elle a également eu recours à plusieurs endroits à une syntaxe rappelant fortement le parler rural qu’elle souhaitait éviter (« où qu’elle est », « pourquoi qu’elle », « où qu’elle l’a laissé[32] »). Sa traduction apparaît alors comme représentative de son époque de production, affichant une certaine conscience des enjeux impliqués dans la traduction d’un sociolecte, tout en conservant une grande lisibilité linguistique dans ses choix de traduction, permise par une expérimentation langagière présente mais limitée.

Ainsi, il est évident que l’époque de traduction a une influence sur les stratégies adoptées par les traducteurs·rices : les questionnements formulés par Brodsky dans le cadre de sa traduction ont été permis par les débats traductologiques actifs dans la sphère académique depuis le tournant éthique de la traduction marqué par les travaux d’Antoine Berman et de Lawrence Venuti. La prise en considération de l’autre, de l’étranger, ancré dans un cadre culturel, historique et politique particulier, est ainsi devenu un des critères principaux à respecter en traduction ces dernières années. Un autre paramètre à prendre en compte est le cadre éditorial dans lequel la traduction est produite : traduire pour une maison d’édition « engagée » comme l’Aube, comme l’a fait Brodsky, ne recouvre pas les mêmes enjeux, en termes de créativité et d’expérimentation, mais également de diffusion et de réception, que le fait de traduire pour une maison à portée bien plus large comme Gallimard, dans le cas de The Sound and the Fury, ou Stock, pour The Heart Is a Lonely Hunter[33]. Pour revenir à la théorie de Berman, on observe bien dans le cas des deux premiers textes traduits une tendance à la domestication, bien moindre dans la tentative de traduction de Hurston par Brodsky, qui ne fait pourtant pas vraiment preuve d’étrangéisation ou de décentrement, mais plutôt de créativité stylistique. Il faut tout de même souligner que cette créativité stylistique permet de préserver la lisibilité du texte pour le lectorat cible, ce qui favorise, là encore, l’intégration de cette première traduction dans la culture cible.

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Dans cette partie, nous nous focaliserons sur les retraductions de McCullers et de Hurston, puisque, nous le verrons plus bas, le texte de Faulkner n’a jamais été retraduit mais simplement révisé pour l’édition de la Pléiade des romans de l’auteur.

La retraduction de The Heart Is a Lonely Hunter par Frédérique Nathan a été publiée en 1993, c’est-à-dire la même année que la première traduction de Hurston. Mais alors, la retraductrice de McCullers a-t-elle aussi été influencée par le tournant éthique traductologique ? Si la première traduction du VAA dans The Heart Is a Lonely Hunter était marquée par la reproduction d’un accent stéréotypique, poussant ainsi la représentation de l’identité noire jusqu’à la caricature, la retraduction du roman, peut-être par surcompensation et par peur de retomber dans les défauts de la première traduction, prend le chemin inverse et neutralise l’identité africaine américaine en appliquant la stratégie la plus commune déjà énoncée, à savoir l’utilisation d’un changement de registre dans le sens d’une certaine informalité et d’un parler rural : « Il vient et il s’arrête pour voir ce qui se passe. Et Mr. B-B-Blount le voit et commence à parler et à brailler. Pis d’un coup y tombe par terre[34] ». Ici, la polysyndète nous rappelle un parler simple et factuel, informel, voire enfantin, et le remplacement du pronom « il » par « y » relève d’un parler rural, comme l’utilisation de « pis » à la place de « puis ». Il est intéressant de noter que cette manipulation du registre est également la stratégie adoptée par la retraductrice de Gone With the Wind en 2020, Josette Chicheportiche, comme si le caractère problématique des premières traductions de ces textes avaient motivé cette rétrogradation vers une certaine neutralité, ou plutôt neutralisation. À cela s’ajoute l’argument de l’accessibilité des textes pour le lectorat cible, garantissant une plus large diffusion de l’œuvre retraduite (argument lourd d’implications, compte tenu du poids financier que représente la retraduction d’un texte pour une maison d’édition). Cette accessibilité se construit notamment en offrant au lectorat un texte à la fois « standard » (au contraire d’expérimental) et allant dans le sens des conventions morales de l’époque (l’impact des théories post coloniales et la diffusion des discussions sur la représentation des minorités, en France et aux États-Unis, proscrivent aujourd’hui les représentations stéréotypiques de ces minorités). En ce sens, les années 1990 représentaient un « moment favorable » pour une retraduction du roman bannissant le stéréotype raciste présent dans la première traduction.

Ainsi, l’évolution entre traduction et retraduction décrite dans le schéma de Berman n’est pas vraiment observable dans le cas des traductions de McCullers, qui vont d’une domestication particulièrement flagrante et caricaturale à une autre domestication, plus discrète mais neutralisant l’identité africaine américaine présente dans le VAA. En tout cas, la retraduction ne se veut pas vraiment « attentive […] à la lettre du texte source, à son relief linguistique et stylistique, à sa singularité[35] ». On notera également que la deuxième traduction a de nouveau été prise en charge par les éditions Stock, dont la portée est large et accessible dans le paysage littéraire français.

En comparaison, la retraduction de Hurston, datant de 2018, présente au lectorat français un travail linguistique accompli : publié chez Zulma, maison d’édition publiant de la « littérature du monde entier[36] », la retraduction a été produite par Sika Fakambi, traductrice franco-béninoise plusieurs fois récompensée pour sa traduction du roman en anglais « non-standard » de Nii Ayikwei Parkes, Tail of the Blue Bird. Fakambi a fait preuve de créativité linguistique pour élaborer un système langagier francophone « non-standard » (évitant ainsi de choisir une équivalence comme un créole bien particulier, qui serait tout à fait essentialisante), appliqué de manière cohérente tout au long de son texte traduit. Rejetant l’utilisation systématique d’un français métropolitain « standard » dans les dialogues, Fakambi fait œuvre de décentrement dans sa retraduction. Elle crée également des effets d’étrangéisation lorsqu’elle reproduit la grammaire redondante du VAA (« en-dans », « si tant », « faire ça que », « toi y’a pas personne qu’est ton paa ») et laisse même des termes voire des passages entiers en anglais, non-traduits, comme les chants qu’avait entrepris de traduire Brodsky par exemple. La stratégie adoptée par Fakambi tend vers une reproduction des effets d’étrangeté du texte source sur un·e lecteur·rice d’anglais « standard », déstabilisant de la même manière le lectorat d’un français « standard ». Voici par exemple sa traduction de la phrase suivante : « Betcha he off wid some gal so young she ain’t even got no hairs[37] » ; « Te parie ça qu’y a filé avec une de ces gal si tant jeunette qu’elle a même pas aucun poil[38] ? » Nous pouvons émettre l’hypothèse que cette retraduction de Hurston par Fakambi, proche de la lettre et soucieuse de recréer les effets d’étrangeté du texte source, est intervenue au « moment favorable » dont parlait Berman dans le cas des grandes traductions : nous nous trouvons en effet dans une époque sensible aux questions d’identités politiques, de ré-appropriations postcoloniales et d’expérimentations postmodernes, ce qui a probablement motivé et laissé place aux entreprises traductives comme celles de Fakambi.

Évidemment, il serait inenvisageable d’entreprendre une traduction du VAA d’une telle ampleur dans le cas du roman de McCullers, puisque comme nous l’avons montré dans la première partie de notre démonstration, la transcription du VAA dans le texte source lui-même n’est pas aussi poussée que chez Hurston et Faulkner, mais plutôt signalétique d’une certaine identité via des indices relativement discrets bien qu’immédiatement identifiables. Cependant, la retraduction de Fakambi laisse entrevoir de nouvelles possibilités pour la traduction et la retraduction du VAA. Certaines stratégies pourraient être retravaillées afin d’atteindre de manière appropriée les effets du texte source en langue cible, par exemple la redondance grammaticale du VAA, que l’on peut identifier dans le texte source de McCullers à travers des occurrences de doubles participes, et qui sont des éléments reproduits à la fois chez Brodsky et Fakambi. Dans une dynamique de rapprochement vers la lettre source, qui correspondrait à l’évolution décrite par Berman, il est possible de s’inspirer de stratégies déjà employées par d’autres traducteurs·rices et de les adapter aux effets et enjeux du texte source.

Ces considérations soulignent la potentialité de retraduction de certains textes identifiés comme faisant partie du canon littéraire dans le paysage littéraire francophone. C’est le cas de la traduction de The Sound and the Fury par Coindreau : ici, ce sont à la fois le roman et le traducteur lui-même qui ont acquis un statut canonique en France (c’est bien Coindreau qui a fait « naître » Faulkner en France[39]), si bien que le texte n’a pas été retraduit depuis 1938. Il a été révisé en 1977 par Michel Gresset, fidèle discipline de Coindreau, pour l’édition de la Pléiade des écrits de Faulkner, mais la portée des éditions de la Pléiade en France est particulièrement restreinte, de par leur prix d’achat notamment, par rapport à l’édition Stock du texte en format poche qui utilise toujours la première traduction.

Or, le concept même de retraduction, c’est-à-dire la remise en travail d’un texte dans le temps, laisse entrevoir la malléabilité du texte source, et la possibilité d’une mise en question des valeurs dans le temps (valeurs du texte source, valeurs admises en traductologie à un moment donné, valeurs de la culture cible, etc.) ainsi que du caractère intouchable d’un texte canonique. L’existence même d’une théorie de la retraduction nous laisse entrevoir un futur possible pour ces textes en France, la traduction étant envisagée comme un processus non fini, une traduction d’un texte pouvant être vue comme une étape parmi d’autres, le reflet d’un instant de traduction, dans l’existence de l’œuvre dans une culture cible[40]. La théorie de la retraduction de Berman, qui considère la traduction comme allant dans le sens d’une plus grande fidélité à la lettre et à l’étrangeté potentielle de celle-ci en ce qu’elle appartient à l’autre, à l’étranger, s’associe bien aux considérations éthiques sur la traduction des sociolectes, s’efforçant d’éviter à la fois la neutralisation et l’essentialisation linguistique et culturelle. Cependant, cette association théorique comme base d’étude de notre corpus nous permet également de nuancer le propos de Berman : si celui-ci considère la traduction et la retraduction en littérature comme objets culturels envisagés pour eux-mêmes en tant que textes, notre étude a permis d’identifier des facteurs forts pouvant influencer l’évolution du statut d’une œuvre dans une culture cible à travers ses traductions. Les enjeux stylistiques, culturels, historiques et politiques liés à la représentation d’un sociolecte comme le Vernaculaire Africain Américain posent des questions qui n’impliquent pas que l’auteur et le traducteur en tant que créateurs détachés d’un système littéraire, social et politique. L’évolution des traductions des textes de notre corpus dans le temps est marquée par des allers-retours, des hésitations et des expérimentations, qui rendent moins systématique le schéma temporel domestication/étrangéisation énoncé en 1990 par Berman.

Bibliographie

Sources primaires

Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 272p.

Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], 445p.

Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 219p.

Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], 340p.

Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, 305p.

McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 357p.

McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], 445p.

McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], 531p.

Sources secondaires

Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1-3.

Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 1‑7.

Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, 165‑77.

Chapdelaine Annick, et Gillian Lane-Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR: traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 7‑10.

Coindreau Maurice-Edgar, « On Translating Faulkner », The Princeton University Library Chronicle 18, no 3, 1957, 108‑13.

Coindreau Maurice Edgar (propos recueillis par Christian Giudicelli)(1971, mars), « Entretiens avec Maurice-Edgar Coindreau – William Faulkner 1/2 », France Culture, Radio France, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/maurice-edgar-coindreau-william-faulkner-est-l-auteur-dont-je-peux-revendiquer-la-naissance-en-france-8719758

Cunard Nancy, Negro: An Anthology, London, Whishart, 1934, 854p.

Mitchell Margaret, traduction de Pierre-François Caillé, Autant en emporte le vent, Paris, Gallimard, 2003, 1222p.

Mitchell Margaret, traduction de Josette Chicheportiche, Autant en emporte le vent. Tome 1. Paris, Gallmeister, 2020, 720p.

 Sapiro, Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, 125p.

Venuti Lawrence, The Translators Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995, 353p.

Vidal Bernard, « Le vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », TTR: traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 165‑207.


[1] Chapdelaine Annick et Gillian Lane Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, n°2, 1994, 8.

[2] Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1.

[3] Ci-après les définitions données par Venuti : « a domesticating method, an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values, bringing the author back home, and a foreignizing method, an ethnodeviant pressure on those values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad. » Venuti Lawrence, The Translators Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995, 20.

[4] Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 6.

[5] Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 2.

[6] Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 212.

[7] Neale Hurston Zora, « Characteristics of Negro Expression », dans CUNARD Nancy (sous la dir. de), Negro : An Anthology, London, Wishart, 1934, p. 39.

[8] Hurston, op.cit., p. 113.

[9] Ibidem., p. 159.

[10] Ibid., p. 157.

[11] Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], p. 343.

[12] Ibidem., p. 249

[13] Ibid.,  p. 250-51.

[14] McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 46.

[15] Ibidem., p. 133.

[16] Préface de Coindreau, op. cit., p. 17.

[17] « I have been asked, ”How can you translate dialect?” This is, in my opinion, a detail of slight importance. If the country people in Faulkner’s work speak a Mississippi dialect, they speak above all as country people do, and nothing else matters. The same reasoning may be applied to Negroes. If Dilsey, the admirable ”mammy” of the Compson family in The Sound and the Fury, retains our attention, it is not because of the color of her skin. What makes her a great figure of fiction is the nobility of her character, her qualities of devotion, abnegation, and endurance, all of them qualities which can be rendered in any language without detracting in the least from Dilsey’s greatness. All men of my generation in France have known in the homes of their parents and their grandparents white counterparts of Dilsey. We know how they spoke and this is the only thing that concerns us. » Coindreau Maurice Edgar, « On Translating Faulkner », The Princeton University Library Chronicle 18, no 3, 1957, p. 111-112.

[18] Faulkner, traduction de Coindreau, op. cit., p. 33.

[19] « […] face au vernaculaire noir américain (VNA) la plupart des traducteurs ne voient qu’une seule alternative: l’argot ou le patois. Et le petit scénario que nous venons d’imaginer, que d’aucuns pourraient juger farfelu, n’a en fait rien d’incongru. Il n’est pas même imaginaire. Que l’on remplace le titre Their Eyes Were Watching God par The Color Purple, et nous nous trouvons face à une situation identique, bien réelle, où le traducteur, une traductrice en l’occurrence, forcée à un parti pris a résolument opté pour celui de la neutralisation du dialecte noir en conformant ses ressources aux seules limites de l’Hexagone. Trop à l’écoute de sa culture, elle s’est condamnée à puiser uniquement dans ce fonds les possibilités envisageables, au risque de colorer ses personnages d’une autre teinte; de leur prêter une voix parisienne ou vendéenne chargée d’une autre ”nature”. » Vidal Bernard, « Le vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 168.

[20] McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], p. 41.

[21] L’utilisation du terme « nègre », introduit dans les dictionnaires de l’Ancien Régime, était encore répandue et acceptée à l’époque de la traduction de Fayet (et par ailleurs positivement ré-appropriée par le mouvement de la « négritude » dans les années 1930) pour faire référence aux personnes racisées « noires ». Elle serait aujourd’hui largement considérée comme offensante par la plupart des lecteurs·rices contemporain·e·s.

[22] McCullers, op. cit., p. 24.

[23] Ibidem., p. 77.

[24] Voir par exemple l’usage d’un parler perçu comme « noir » dans le slogan « Y’a bon Banania » des publicités Banania dans les années 1930, ou encore la transcription caricaturale de l’accent congolais dans « Tintin au Congo », bande dessinée publiée en 1931, très populaire dès sa sortie.

[25] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[26] Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, p. 171.

[27] Hurston, op. cit., p. 5.

[28]Brodsky, op. cit., p. 173.

[29] Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], p. 45.

[30] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 47.

[31] Claudine Raynaud a souligné cette contradiction lors de son intervention à la journée d’études « Traduire la couleur noire » à Lille en 2020.

[32] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 20-21.

[33] L’édition étant une institution parmi d’autres régissant la « vie littéraire », et donc déterminant le statut qu’acquerra une œuvre : « Le faible degré de codification du métier d’écrivain renforce leur importance en tant qu’instances régulatrices de la vie littéraire. » Sapiro Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, p.48.

[34] McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], p. 38.

[35] Bensimon, op. cit., p. 1.

[36] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[37] Hurston, op. cit., p. 2.

[38] Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, p. 10.

[39] Coindreau Maurice-Edgar (propos recueillis par Christian Giudicelli) (1971, mars), « Entretiens avec Maurice-Edgar Coindreau – William Faulkner 1/2 », France Culture, Radio France, [En ligne] Url : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/maurice-edgar-coindreau-william-faulkner-est-l-auteur-dont-je-peux-revendiquer-la-naissance-en-france-8719758

[40] Propos inspirés de ceux de Tiphaine Samoyault lors de sa conférence intitulée « Quelle éthique pour la traduction aujourd’hui ? », séminaire « Poéthiques », Toulouse, décembre 2022.

Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle

Lola Marcault-Derouard

Lola Marcault-Derouard est doctorante contractuelle en littérature française et études théâtrales sous la direction de Florence Lotterie et Muriel Plana, à l’Université de Paris Cité. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, elle est agrégée de lettres modernes. Ses recherches portent sur la représentation du vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle.

Pour citer cet article : MARCAULT-DEROUARD  Lola, « Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/20/fiction-et-retour-dage-la-difficile-mesure-de-la-vieillesse-feminine-dans-les-comedies-du-premier-xviiie-siecle/

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Sommaire

Introduction
1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique
2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu
Bibliographie

Résumé

Cet article se propose de montrer, à partir de l’étude du motif comique du calcul et de la contestation de l’âge des femmes dans une dizaine de comédies de Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps et Fagan, que ces pièces mobilisent les degrés des âges établis par la littérature médicale pour les interroger. La dynamisation de l’âge par la relation et le dispositif dramatiques le réduit à une construction discursive proprement mouvante qui permet à la scène comique du premier XVIIIe siècle de problématiser son expression chiffrée et de donner ainsi à voir non pas tant la vieillesse que l’expérience du vieillir, à travers la tension entre temps et durée.

Abstract

This article, based on a corpus of ten comedies written by Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps and Fagan, intends to show that these plays employ the medical stages of female aging in order to question them. Dramatic mechanism and characters relationships spur aging on stage, reducing it to a discursive and ever-changing object. This allows comedies of the early 18th century to problematize the quantitative expression of the age and to stage not so much old age as the experience of aging, through the tension between time and duration.

Mots-clés

Littérature – Théâtre – Comédie – XVIIIe siècle – Âge – Vieillesse – Vieillissement – Femmes

Key-words

Literature – Theatre – Comedy – 18th Century – Age – Old Age – Ageing – Women

Introduction

Alors que le dénombrement des populations va croissant depuis la Réforme1, les comédies du premier XVIIIe siècle se saisissent de l’âge des « baptistaires2 » et mettent en scène sa négociation. Aussi trouve-t-on dans les textes dramatiques de cette période de nombreuses occurrences d’âges mesurés en années, dont l’inventaire permet de formuler plusieurs hypothèses. D’abord, ces âges sont abondamment et, semble-t-il3, prioritairement attribués à des personnages de femmes4. Ensuite, la multiplication de leurs mentions ne s’assortit pas, loin s’en faut, d’une délimitation chiffrée et fixe de ce que peut être la vieillesse ou l’âge vieux des femmes au théâtre. Bien au contraire, la précision mathématique de l’âge semble aller de pair avec un assouplissement des frontières entre les classes d’âge et un réaménagement des catégories dramatiques auxquelles elles correspondaient, qui n’est sans doute pas sans lien avec l’irruption massive, sur la scène comique, de personnages féminins d’âge intermédiaire5. Enfin, la mesure de l’âge en années fait l’objet de négociations et plusieurs âges contradictoires sont souvent attribués aux mêmes personnages, ce qui en fait une donnée problématique, sujette à caution, voire polémique.

Nous nous proposons d’étudier les motifs comiques du calcul et de la contestation de l’âge des femmes vieillissantes et vieilles à partir d’un corpus d’une dizaine de pièces qui sont autant de coups de sonde dans le paysage dramatique du premier XVIIIe siècle6 : La Mère coquette de Quinault (1665), Le Baron d’Albikrac de T. Corneille (1667), Les Fonds perdus (1686) et L’Opérateur Barry (1702) de Dancourt, Les Ménechmes de Regnard (1705), L’Irrésolu (1713) de Destouches, Le Triomphe du temps (1713) et L’Aveugle clairvoyant de Legrand (1715), La Mère rivale de Godard de Beauchamps (1729) et Le Ridicule supposé de Fagan (1741). L’enjeu de cet article n’est pas d’établir de manière exhaustive l’ensemble des outils mobilisés par ces comédies pour dire et représenter la vieillesse féminine, qui est loin d’être une catégorie homogène. Nous tenterons plutôt de montrer que la problématisation du retour d’âge7 et de son expression en nombre d’années, dans « l’ici-maintenant de la représentation8 », constitue l’un des signes mobilisés par les dramaturges pour dire le cours du temps et son caractère relatif en donnant à voir non plus tant la vieillesse que l’expérience féminine du vieillir.

1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique

Les âges mentionnés par les comédies rappellent ceux enregistrés par les traités médicaux et les dictionnaires9 : ces intervalles nettement délimités attestent une « culture des âges » ancrée dans l’imaginaire du temps, qui distingue trois âges de la vie.

Les ingénues du corpus de cette étude ont, conformément à ce qui s’observe dans l’ensemble des comédies de la période, entre quinze et dix-sept ans. L’Angélique du Baron d’Albikrac [IV, 4 ; 414, 1244] et la jeune Léonor de L’Aveugle clairvoyant [5 ; 9] ont quinze ans, l’Isabelle de La Mère coquette [II, 2 ; 23] et l’Henriette de La Mère rivale [I, 3 ; 17] en ont seize, et Dancourt fait dire à l’Isabelle de L’Opérateur Barry dans le divertissement final :

Jeune fillette à quinze ans
Doit savoir plus d’un langage.
Pour tromper les surveillants
On peut tout mettre en usage
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

L’ingénue est donc inscrite dans une catégorie peu ou prou homogène orientée vers le mariage : elle est caractérisée par ce que Furetière10 nomme l’« âge de raison » ou « âge nubile » qui coïncide, à en croire les traités médicaux, avec celui des premières règles. Jean Liebault – qui traduit en fait les conclusions de l’Italien Marinello – écrit ainsi au trentième chapitre de son deuxième livre consacré aux « maladies des femmes » :

[…] ce sang menstruel ne commence à s’apparaître aux femmes, que lorsqu’elles sont capables d’être mariées et porter enfants, qui est en l’âge de quatorze, quinze à seize ans […] et ce sang superflu cesse en elles quand elles approchent l’âge de quarante-cinq à cinquante ans.11

Il précise néanmoins plus loin que la puberté « est définie aux femelles à douze ans et aux mâles à quatorze ». Aussi les médecins hésitent-ils eux-mêmes quant à la borne liminaire de cette catégorie de jeunes filles nubiles. La comédie se saisit de ce jeu autour du début de la puberté, mettant en scène des ingénues de plus en plus précoces. Cette précocité est thématisée dans la dernière scène du Triomphe du Temps futur, dans laquelle Lolotte, déjà engagée auprès du « petit Clitandre », se décrit comme une « morveuse » pour dégoûter le baron qui veut l’épouser. Elle est aussi signalée par la Tante du Baron d’Albikrac :

LA TANTE
Mais il semble qu’Oronte et ma nièce…
LISETTE
Madame.
LA TANTE
Tout de bon, à l’oreille il aime à lui parler.
LISETTE
Croyez qu’il ne lui dit que des contes en l’air.
Elle est si jeune encor…
LA TANTE
Défions-nous de l’âge,
Il en est dès douze ans que la fleurette engage,
Et le cœur… [I, 5, 226 ; 341 ; nous soulignons]

La scène comique mobilise ainsi des âges qui ne semblent pas attribués au hasard mais qui circulent au contraire, de la littérature médicale à la fiction dramatique12. Il en va de même à l’extrémité de cette destinée féminine inaugurée par les jeunes filles nubiles, pour les femmes ménopausées ou en passe de l’être. Les Ménechmes de Regnard assortissent ainsi la mention des « cinquante ans » d’Araminte à son incapacité à avoir des enfants :

ARAMINTE
[…]
L’âge, comme je crois, peut encor me permettre
D’aspirer à l’Hymen, et d’avoir des enfants.
DÉMOPHON
Vous moquez-vous, ma sœur ? Vous avez cinquante ans. [I, 5, 553-555 ; 423]

L’âge fait état, à première vue, d’une réalité physiologique à laquelle le personnage féminin ne pourrait échapper et sanctionne son incapacité à procréer. L’adverbe « encor », dans la réplique d’Araminte, construit bien la cinquantaine comme un seuil qui, une fois dépassé, entraîne l’exclusion de la femme vieille du dispositif d’alliance13 : il s’agit d’être « en âge de » ou « hors d’âge » de se marier et de procréer. Sans doute est-ce ce même seuil que matérialise l’expression « sur le retour », utilisée par Démophon quelques vers auparavant [ibid., v. 546], qui se dit, d’après Furetière, d’une femme qui a quarante ans, et qui signifie, d’après le dictionnaire de l’Académie de 1694, « commencer à déchoir, à vieillir, à décliner, à perdre de sa vigueur, de son éclat ». À cet égard la métaphore reprend l’image de la courbe des degrés des âges14, et matérialise bien le palier à partir duquel commence le déclin que constitue la vieillesse.

Le seuil de la nubilité, de la jeunesse, du bel âge ou de la fleur de l’âge, met plus ou moins d’accord médecins, lexicographes et dramaturges. Tous s’accordent également à faire coïncider le seuil de la vieillesse, qui s’étend elle-même de la verte vieillesse à la caducité puis à la décrépitude, avec la ménopause, c’est-à-dire à le placer entre quarante et cinquante ans. Ces âges, entre douze et dix-sept ans et entre quarante et cinquante ans, fonctionnent comme des balises physiologiques et morales des normes sexuelles de la société d’Ancien Régime. Entre chacune de ces bornes, la comédie se saisit d’un troisième seuil, qui sépare le « bel âge » de l’« âge mûr » ou « viril », placé entre trente et trente-cinq ans. Aussi trouve-t-on dans les pièces du corpus des mentions des âges de trente [MC, I, 2, 388 ; 570 et MR, I, 3 ; 16], trente-deux [MR, ibidem], trente-six ans [MR,I, 1 ; 8], et quarante ans [I, II, 6, 606 ; 498]. Zerbinette, « une petite vieille Italienne [qui] en sait beaucoup » [OB, 3 ; 6], chante dans le divertissement final à la suite du couplet attribué à Isabelle :

Au sortir de son printemps
Femme de joli visage,
Quoiqu’elle ait passé trente ans
Est encore dans le bel âge,
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

La concessive introduite par « quoique » trouble la fonction de démarcation attribuée au seuil et invite à penser que cet âge intermédiaire, entre trente et quarante ans, est moins nettement circonscrit que celui des ingénues et des femmes vieilles.

Le couplet reprend néanmoins une formule topique qui associe au verbe passer un âge chiffré construit comme point de bascule, plaçant ainsi le personnage féminin toujours en amont ou en aval d’un seuil identifié comme tel dans l’imaginaire du public. L’âge n’est plus une donnée mathématique absolue puisqu’il renvoie à l’âge que le personnage n’a plus, et donc à autre chose qu’à lui-même. Lysimon déplore ainsi au cinquième acte de L’Irrésolu l’extravagant projet de son fils qui « osait […]/Épouser une folle à cinquante ans passés ! » [V, 13, 1933 ; 13] La Tante du Baron d’Albikrac dresse quant à elle le portrait in absentia d’une Marquise construite comme son double puisqu’il s’agit d’« une sempiternelle/Qui passe soixante ans et fait encor la belle » [I, 8, 338-339 ; 351]. L’expression n’est pas propre aux textes dramatiques : on la trouve par exemple chez Marivaux, dans La Vie de Marianne, dont la narratrice avoue au début du roman avoir « cinquante ans passés15 » et dans la dix-septième feuille du Spectateur français – présentant les mémoires d’une dame âgée qui déclare au début de son récit : « J’ai soixante et quatorze ans passés quand j’écris ceci16 ». Le verbe passer apparaît également au deuxième acte de La Mère coquette, lorsqu’Ismène évoque « la beauté naturelle » de sa fille, « qui vient de la jeunesse, et qui passe avec elle » [II, 2 ; 23 ; nous soulignons]. Cette dernière occurrence rappelle la polysémie du verbe et le lien étroit qu’il entretient avec l’expression de la temporalité. La formule qui associe l’âge au verbe passer a en effet ceci d’intéressant qu’elle exploite l’idée du passage dans son double sens, de franchissement d’une part – d’un seuil qui fractionne le cours de la vie en différents âges – et d’écoulement – du temps – d’autre part. L’expression attire finalement moins l’attention du public sur la donnée chiffrée à proprement parler que sur le fait d’avoir passé un âge, donc franchi un seuil identifié et construit comme significatif.

À première vue, la fonction des mentions de l’âge en nombre d’années pourrait se réduire à la médiatisation de trois seuils qui séparent en principe l’enfance de la jeunesse d’abord, la jeunesse de l’âge mûr ou viril ensuite, l’âge mûr de la vieillesse enfin. La comédie mobilise certes ces seuils, précisément délimités par les écrits médicaux et les dictionnaires du temps, mais elle s’en empare surtout pour les confronter et mettre en question le caractère absolu de la donnée chiffrée. En attribuant à un même individu fictif plusieurs âges contradictoires, elle invite en effet à se demander qui détermine l’âge ou la vieillesse d’un personnage, dont l’évaluation chiffrée est rendue suspecte par la confrontation des discours. Le motif de la contestation des âges civils ou calendaires, qui renvoient à une donnée biologique construite comme véritable ou naturelle, invite de fait le public à questionner la légitimité et la valeur de cette mesure du temps.

2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu

Les comédies du corpus mettent toutes en scène le motif de la négociation de l’âge, fondé sur la discordance entre l’âge déclaré, prétendu, par la femme vieillissante ou vieille et celui qui lui est attribué. Le Baron d’Albikrac joue particulièrement avec ce topos en faisant de l’âge de la Tante, à trois reprises, un objet de discussion et de contestation. Philippin, valet d’Oronte, fâché que la Tante fasse obstacle à l’amour de son maître pour sa nièce, l’évoque en ces termes au début de la pièce : « À soixante et dix ans ! L’agréable mignonne ! » Il est immédiatement contredit par Lisette – « Dis soixante. » – à qui il rétorque : « Et bien soit, la différence est bonne. » [I, 3, 53-54 ; 330] Le portrait in praesentia supposé présenter d’emblée la Tante comme un caractère – une coquette extravagante dont la vieillesse n’est pas sujette à caution – obéit lui-même à un mouvement de correction : l’âge gonflé que Philipin lui prête est rétabli par Lisette. Cette « différence » entre une première hypothèse de l’âge de la femme vieille et sa rectification est reprise, dans une symétrie inversée, lors du dialogue entre la Tante et Léandre, chargé de la distraire et de la flatter pour que les jeunes premiers puissent s’entretenir en sa présence :

LA TANTE, à Léandre
Quel âge croyez-vous qu’on me puisse donner ?
LÉANDRE
Vous n’êtes qu’une fille, et sans votre veuvage
Je vous croirais trop jeune encor pour le ménage.
Vingt et un an au plus.
LISETTE, bas
Où les va-t-il chercher ?
LA TANTE
Non, j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher.
LÉANDRE
Quoi, trente, et dans cet âge un brillant de jeunesse… [I, 7, 284-289 ; 347]

L’exagération n’est plus de l’ordre du vieillissement de la femme vieille, qui passait de soixante à soixante-dix ans, mais de son rajeunissement, puisqu’elle s’attribue trente ans au lieu des vingt-et-un que Léandre lui prêtait. Cet échange, en présence de la Tante cette fois, modifie le contexte d’attribution de l’âge et la nature de sa dénégation. La fonction d’exposition du dialogue entre les domestiques éclaire cette scène, puisque les âges qui y apparaissent ne coïncident pas avec ceux d’abord attribués au personnage. Le comique naît du mouvement qui remplace, entre la réplique de Léandre et celle de la Tante, une hyperbole par une autre, donnant ainsi au mensonge « j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher » la valeur d’un démenti. Il est renforcé par le dispositif à trois voix qui confronte celle du flatteur Léandre, de la coquette Tante, et de la raisonnable Lisette, dont l’aparté construit une communauté complice entre la domestique et le public pour tourner la femme vieille en ridicule et exhiber l’écart entre âge véritable et âge prétendu. Ces scènes de contradiction ne sont absolument comiques que si l’on postule qu’au personnage de la femme vieille est attribué, dans la fiction, un âge « vrai », de référence, à partir duquel l’écart peut être évalué, et dont Lisette se ferait ici la garante. Sa fonction de caution de l’âge civil de la Tante est néanmoins brouillée par une ultime confrontation, qui oppose cette fois la servante à La Montagne, valet de Léandre travesti en baron d’Albikrac pour séduire la vieille coquette. Après que cette dernière a refusé ses avances car elle espère épouser Oronte – qualifié de « mignon » dans l’échange ci-dessous –, le faux baron l’invective ainsi :

LA MONTAGNE
Ah, la laide Guenon qui jase à soixante ans.
LA TANTE
Quoi joindre impudemment le mensonge à l’injure,
Soixante ans !
LA MONTAGNE
Oui, soixante, à fort bonne mesure,
Et je le maintiendrai devant votre mignon,
Je le connais.
LISETTE
Voyez le joli compagnon
Qui nous donne des ans, elle n’en a pas trente. [IV, 7, 1520-1525 ; 433]

La domestique prend elle-même en charge le démenti des soixante ans que le valet travesti prête à la Tante, à travers une énallage de personne d’autant plus comique qu’elle postule une solidarité entre elle et sa maîtresse, alors même que la servante ne cesse d’agir contre les intérêts de la femme vieille depuis le début de la comédie, conformément à sa fonction traditionnelle d’adjuvante de la quête amoureuse des jeunes gens. La contradiction entre le discours de la domestique et ses interventions précédentes invite à entendre sa dernière réplique comme une antiphrase. Peut-être l’usage du pronom « nous » construit-il néanmoins une communauté féminine unie par la singularité de son expérience du vieillir et du rapport aux seuils successifs qui jalonnent la durée de la vie. Que la servante, avertie de l’identité du faux baron, reprenne à son compte l’allégation de jeunesse trouble la répartition du personnel dramatique entre domestiques trompeurs et maîtresse dupée : le ridicule de la femme vieille est ainsi nuancé, et la voix de Lisette introduit une hésitation entre les âges contradictoires prêtés à la Tante. En semant le doute sur l’instance de détermination de l’âge véritable, naturel, biologique des baptistaires, puisque la domestique n’en est plus la garante infaillible, la comédie problématise ainsi l’articulation entre âge, vérité et mensonge et la difficile reconnaissance de la vieillesse et du temps écoulé. Le dispositif dramatique confronte en effet deux appréhensions discordantes du nombre d’années écoulées depuis la naissance de l’individu, ce que Beauvoir explicite dans son essai sur la vieillesse :

Toute parole dite sur nous peut être récusée au nom d’un jugement différent. En ce cas-ci, nulle contestation n’est permise ; les mots « un sexagénaire » traduisent pour tous un même fait. Ils correspondent à des phénomènes biologiques qu’un examen détecterait. Cependant, notre expérience personnelle ne nous indique pas le nombre de nos années. Aucune impression cénesthésique ne nous révèle les involutions de la sénescence. […] La vieillesse apparaît plus clairement aux autres qu’au sujet lui-même […].17

Dès lors, l’intérêt de ces scènes de contradiction est moins dans une supériorité informationnelle du public qui pourrait avec certitude définir l’âge véritable de la femme vieille, que dans la mise en scène du refus du vieillir – donné aussi à voir par la tension entre les discours et le corps de la comédienne incarnant la Tante18. Ce topos de la confrontation des âges refuse finalement à la vieillesse des frontières étanches, fixes et chiffrées pour mettre en question le « piège de la précision mathématique19 » qui ferait primer le seuil numérique de la vieillesse sur l’expérience du vieillir, à la fois biologique et sociale.

Le topos de la confrontation des âges, à deux ou à trois voix, permet à la scène théâtrale de distinguer la vieillesse physiologique de sa reconnaissance par le personnage de la femme vieille, et de se demander qui détermine ou diagnostique la vieillesse et quel est le degré de légitimité de cette instance d’évaluation. La contradiction des mentions chiffrées manifeste ainsi la dualité entre la perception subjective de la durée, par la femme devenue vieille, et le déroulement objectif et physique du temps20. Ce motif comique constitue l’un des signes permettant aux dramaturges de médiatiser le temps long au sein même de la représentation. Dans la première scène du Triomphe du temps passé, qui dresse le portrait in absentia de Madame Roquentin, la dialectique entre la durée et le temps s’articule à celle de l’être et du paraître, c’est-à-dire à la question de la manifestation ou de la dissimulation des effets du temps sur le corps.

ISABELLE : Mais à quoi songe ma mère, de vouloir se remarier à soixante et cinq ans, et, surtout, après le mauvais ménage qu’elle a fait avec mon père, et tous les chagrins qu’ils se sont donnés l’un à l’autre ? pour moi je t’avouerai que c’est ce qui m’a fait naître tant d’aversion pour le mariage.
DORINETTE : Il faut vous expliquer tout ceci, qu’elle m’avait caché jusqu’à présent, et qu’elle vient enfin de me découvrir : écoutez-moi. Il y a quarante ans que votre mère en avait vingt-cinq, et elle veut n’en avoir aujourd’hui que trente : on n’ a, dit-elle, que l’âge qu’on paraît. [sc. 1 ; 14 ; nous soulignons]

Le dévoiement du calcul mathématique du temps écoulé dans la réplique de Dorinette met en évidence l’inadéquation entre la vieillesse physiologique de Madame Roquentin et la jeunesse à laquelle elle n’a pas cessé de prétendre. Le glissement, du tour unipersonnel « il y a quarante ans » – qui traduit comme une donnée objective, observable, le temps du premier mariage de la veuve, dont la fille a été le témoin – au groupe verbal « elle veut », donne à la conjonction « et » une valeur d’opposition puisqu’elle confronte le temps historique, partagé par tous, à la perception personnelle de la durée, par définition individuelle. Le sens du verbe « vouloir » oscille entre conviction et désir, et peut traduire soit une forme d’illusion de la femme vieille persuadée de renvoyer l’image d’une trentenaire, soit sa résolution de se redonner artificiellement cette apparence. On retrouve cette polysémie dans L’Irrésolu, chez Madame Argante qui, comme la soixantenaire de la pièce de Legrand, est une veuve désireuse de se remarier à un jeune homme :

NÉRINE
En vain vous disputez contre le baptistaire
Par vos ajustements, par le désir de plaire,
[…]
MADAME ARGANTE
Nérine, je prétends
Être comme j’étais à l’âge de vingt ans.
NÉRINE
Voilà, je vous l’avoue, une belle vieillesse.
MADAME ARGANTE
Non, non, crois-moi, je suis encor dans ma jeunesse.
NÉRINE
Oui, par les actions, et par les sentiments ;
Mais cela suffit-il pour fasciner les gens ? [II, 6, 577-578 et 595-600 ; 496-497]

En distinguant le déclin physiologique – suggéré par la mention du « baptistaire » – des « actions » et « sentiments » de Madame Argante, Nérine devenue moraliste met au jour l’inadéquation entre vieillesse et coquetterie, c’est-à-dire la non-coïncidence entre l’âge calendaire et ce que les sociologues contemporains appellent l’âge statutaire. Le mouvement, dans les répliques de Madame Argante, du syntagme « je prétends être comme j’étais » à « je suis », distingue d’abord présent et passé avant de les superposer l’un à l’autre. Il traduit ainsi une difficulté à exprimer l’expérience de la durée et donne à voir le rapport problématique de la femme vieille à son propre vieillir. En n’invalidant pas absolument la prétention de la femme âgée à être au présent « comme » elle était dans sa jeunesse, cette scène et celle de la comédie de Legrand révèlent donc une forme d’originalité du traitement de la vieillesse féminine. En effet, tout en mobilisant le motif traditionnel du mariage mal assorti qui tend à faire de la vieille coquette un personnage comique fortement codifié, elles la dotent d’une épaisseur temporelle qui l’individualise et montrent sa difficulté à mesurer sa propre sénescence. Elles dramatisent, en somme, la stupéfaction de la découverte de la vieillesse que Beauvoir synthétise ainsi : « Que le déroulement du temps universel ait abouti à une métamorphose personnelle, voilà ce qui nous déconcerte.21 »

C’est finalement la représentation de l’appréhension double, universelle et singulière, du temps écoulé, qui met en scène la différence de l’évaluation et de la mesure du temps selon les âges. La suite de la scène de L’Irrésolu complète ainsi la déclaration de la veuve Madame Argante par la réplique de sa domestique :

MADAME ARGANTE
Sans ces friponnes-là,
Je n’aurais pas trente ans.
NÉRINE
Oh ! Je crois bien cela,
Mais malheureusement, on vous en croit cinquante.
Combien vous donnez-vous ?
MADAME ARGANTE
Je suis sur les quarante.
NÉRINE
Oui, mais depuis longtemps. [II, 6, 603-607 ; 498 ; nous soulignons]

Cet hyperbate comique de Nérine fait évidemment signe vers la temporalité longue, et inscrit la femme vieille dans un devenir qui n’est pas, ou pas encore, parvenu à sa conscience. On le retrouve dans La Mère rivale – « Lisette : […] on plaît sans y songer ; vous n’avez pas trente ans./Bélise : J’en ai trente-deux./Lisette : Et le reste. » [MR,I, 3 ; 16 ; nous soulignons] – et Le Baron d’Albikrac :

LÉANDRE
Au moins dans ce martyre
Grâce à sa prompte mort peu de temps s’écoula ?
LA TANTE
Quinze ans s’y sont passés.
LISETTE, bas
Et quinze par-delà.
LÉANDRE
Quel supplice ! Et vos yeux après quinze ans de larmes
Ont trouvé le secret de conserver leurs charmes ?
Que de jaloux débats vont causer vos attraits ! [I, 7, 294-299 ; 347-348 ; nous soulignons]

Ces scènes représentent l’âge ou la durée du mariage comme le produit d’une somme et répartissent les termes de cette somme entre plusieurs personnages. Le complément comique qui clôt les extraits cités allonge certes l’indication temporelle mais distingue surtout l’appréhension objective du temps écoulé par la domestique lucide et extérieure au processus de sénescence d’une part, de celle de la femme vieille, directement concernée et aliénée par le vieillissement d’autre part. Ce topos non seulement temporalise le vieillissement en inscrivant la femme vieille dans un devenir, mais il montre que l’évaluation du temps est variable. Peut-être le ridicule des vieilles coquettes est-il ainsi nuancé par la singularisation de leur rapport au passé, dont Beauvoir montre que « l’impression spontanée » est irréductible à un « calcul » :

Il y a plus d’une raison à ce changement que subit de la jeunesse à la vieillesse l’évaluation du temps. D’abord, il faut remarquer qu’on a toujours sa vie entière derrière soi, réduite, à tout âge, au même format ; en perspective, vingt années s’égalent à soixante, ce qui donne aux unités une dimension variable. Si l’année est égale au cinquième de notre âge, elle nous paraît dix fois plus longue que si elle ne représente que sa cinquantième partie22.

*

L’abondance des mentions chiffrées de l’âge de personnages féminins dans le corpus de cette étude s’insère finalement dans un dispositif de contestation de cette mesure de la durée de vie et du temps historique, qui nuance le ridicule de la femme vieille. La mobilisation, par la comédie, de ces valeurs numériques qui s’étendent de trente à soixante-cinq ans, loin de définir des bornes incontestables de la vieillesse considérée comme une catégorie fixe et codée, individualise les personnages féminins en donnant à voir une expérience singulière et personnelle du vieillir. La représentation théâtrale médiatise ainsi une temporalité longue qui hybride le rire suscité par les femmes vieilles : d’abord ridicules, elles sont, par la mise en scène d’une dialectique entre temps et durée, susceptibles d’inspirer une forme d’empathie.


Bibliographie

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Regnard Jean-François, Les Ménechmes [M] [1705], dans Théâtre français, t. ii, éd. établie et annotée par Sabine Chaouche, Noémie Courtès, Sylvie Requemora-Gros, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 365-506

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Le Goff Jacques et Schmitt Jean-Claude (dir.), Le Charivari, actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977), Paris, EHESS, 1981, 444 p.

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Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, 605 p.

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1 Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, p. 389. Voir également Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35.

2 Il s’agit du décompte des années qui se sont déroulées depuis que la naissance de l’individu a été enregistrée par l’extrait de baptême. Sur la multidimensionnalité de la variable de l’âge et la distinction entre âge civil, calendaire ou chronologique d’une part, et âge statutaire d’autre part, voir les travaux de Michel Bozon et de Juliette Rennes, qui signe l’article « Âge » de l’Encyclopédie critique du genre dans lequel elle définit ces deux concepts : « Alors que l’âge civil ou “calendaire” d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge statutaire renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une “tranche d’âge” dont la perception peut varier selon les situations. » (Paris, La Découverte, 2021, p. 48)

3 Nous nous devons de préciser qu’il ne s’agit là que d’un constat empirique, puisque nous n’avons pu procéder à une analyse quantitative de ces mentions à l’aide d’outils numériques de statistiques. Cela serait possible si l’ensemble des textes des comédies de notre corpus était disponible en version OCR, ce qui est évidemment loin d’être le cas. Aussi doit-on pour l’instant s’en tenir à notre relevé manuel, certes non exhaustif, de ces occurrences.

4 L’âge des personnages masculins n’est pas pour autant absent des pièces, et le motif topique du calcul mathématique de l’âge peut convoquer des barbons ou des vieillards, comme l’atteste la discussion entre le Cadi et Aboulifar dans la première scène du Fâcheux veuvage de Piron [1725], dans Œuvres complètes d’Alexis Piron, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q. Les âges des personnages masculins semblent toutefois moins fréquemment précisés et moins diversifiés que pour les personnages féminins, sans doute parce que les enjeux culturels, biologiques et moraux du vieillissement sont fortement genrés. Nous ne pouvons démontrer ici ce que nous identifions dans les pièces comme un vieillissement à deux vitesses – ou asynchrone – et avons choisi, dans le cadre de cette étude circonscrite du traitement comique de l’âge calendaire, de nous concentrer sur les mentions concernant des personnages féminins.

5 Il s’agit de celles qui ne sont ni ingénues, ni duègnes, quoique cette contextualisation rapide omette certains enjeux de la « féminisation » du personnel dramatique des comédies au tournant des XVII-XVIIIe siècles. Voir, sur cette question, Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, et Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », dans Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

6 Les éditions de chacune de ces pièces sont référencées dans la bibliographie. Nous y avons signalé entre crochets les dates de création lorsqu’elles diffèrent de l’année de publication. Nous indiquerons dans le corps du texte de cet article la localisation des citations dans les pièces en énumérant dans l’ordre, entre crochets, le titre abrégé (signalé dans la bibliographie entre crochets, après la mention du titre intégral), l’acte, la scène, le ou les vers lorsqu’ils sont numérotés dans l’édition, et la ou les pages dont elles sont extraites. Nous avons modernisé l’orthographe des éditions du XVIIIe siècle en conservant les majuscules et la ponctuation, susceptibles de jouer un rôle dans la prononciation des répliques.

7 Pour la définition du retour d’âge au XVIIIe siècle, voir infra.

8 Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, p. 159.

9 Nous ne pouvons, faute de place, établir une typologie détaillée des âges de la vie proposés par chaque lexicographe. Pour une rapide synthèse du lexique propre à la vieillesse, voir Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm.

10 Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, éd. de 1727 corrigée et augmentée par Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, La Haye, chez P. Husson et al.

11 Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, p. 321, disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273.

12 Pour une étude de la porosité entre médecine et littérature au XVIIIe siècle, voir Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336.

13 Les exemples proposés par Féraud pour illustrer l’expression « à l’âge de » sont à cet égard significatif : « À l’âge se dit de la mort : Il est mort à l’âge de 60 ans, ou de certains événements remarquables ; elle a eu un enfant à l’âge de 50. » (Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy, 1787, p. 61)

14 Voir l’étude, par Caroline Schuster Cordone, de la tradition iconographique des Degrés des âges, apparue au XVIe siècle, dans son ouvrage Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, pp. 25-39.

15 Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 74.

16 Marivaux, Le Spectateur français, partie II, « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 207.

17 Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 400.

18 Bien que la distribution de la pièce soit inconnue, les rôles des caractères étaient traditionnellement attribués à des comédiennes vieillissantes, à partir de leurs quarante ans environ.

19 L’expression est de David Troyansky, dans son ouvrage Miroirs de la vieillesse… en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, p. 19.

20 Sur la distinction entre temps objectif ou quantitatif, et temps subjectif ou qualitatif, c’est-à-dire, durée, voir Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013.

21 Beauvoir Simone de, op. cit., p. 399.

22 Idem, p. 530.

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