Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : littérature

L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin

Sara Bédard-Goulet
Doctorante au Laboratoire LLA-CRÉATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et au Département de littératures de langue française de l’Université de Montréal
ichbinsara@googlemail.com

Pour citer cet article : Bédard-Goulet, Sara, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le présent article fait part d’un projet de recherche qui s’intéresse à la littérature et la psychose, et qui allie études théoriques et applicatives, sous la forme d’un atelier de lecture destiné aux patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse. Celui-ci se fonde sur certaines théories littéraires et pratiques d’art-thérapie et permet, en retour, d’analyser autrement les œuvres littéraires, dont celles de Nathalie Sarraute.

Mots-clés : littérature – psychiatrie – langage – art-thérapie – Nathalie Sarraute – dysfonctionnements langagiers

Abstract :

This article presents a research project interested in literature and psychosis, which mixes theoritical and applicative studies in reading sessions with the patients from Gérard-Marchant specialized hospital in Toulouse. The sessions are based on some literary theories and art-therapy practices which allows, in return, to analyze differently literary works, such as Natalie Sarraute’s.

Key-words: literature – psychiatry – language – art-therapy – Nathalie Sarraute –  language dysfunctions

1. Littérature et psychose

Nous avons choisi d’étudier les effets thérapeutique de la littérature, notamment afin d’aider les patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse sous la forme d’un atelier hebdomadaire. Nous nous sommes inspirés des théories de la littérature et des pratiques d’art-thérapie pour créer cet atelier qui, en retour, nous permet de poser un regard différent sur les œuvres et les études littéraires. À la suite de plusieurs théoriciens, nous avons considéré les fictions littéraires comme des mondes parallèles, actualisés par l’activité du lecteur, qui produit un modèle mental et symbolique à partir du texte. Nous pouvons comparer les mondes fictionnels à des simulateurs, au sens courant d’appareil qui permet de représenter artificiellement un fonctionnement réel ; ceux-ci permettent au lecteur d’engager une activité psychique semblable à celle employée dans la vie et explique son immersion fictionnelle parfois totale. La simulation nécessite une abstraction qui laisse des « espaces vides » dans ces mondes, mais qui fait aussi l’intérêt esthétique du texte selon leur agencement avec les « espaces pleins ». Elle permet également un investissement créatif de la part du lecteur allant à la rencontre de l’œuvre, qu’il peut choisir de s’approprier ou non mais qui, dans tous les cas, le pousse à se définir par rapport au texte. La psychose, quant à elle, est caractérisée selon Alain Manier, par « l’inscription du raté irrévocable d’une articulation (pensée-langage) qui n’a pas « pris » chez l’enfant »1. Rappelons que selon Saussure, le signe linguistique unit arbitrairement un concept (ou signifié) et une image acoustique (ou signifiant). Cette articulation entre la masse des idées (dans laquelle on inclut les percepts) et celle des mots n’existe pas ou peu chez le psychotique. Ces enfants, tributaires de la parole de l’Autre comme tout le monde, ne l’ont pas « reçue » ; bien qu’ils puissent parler, ils n’ont pas accès à l’usage social du langage. Ce dysfonctionnement langagier est, le dit Alain Manier, « une véritable « « catastrophe » : dénouement sans suite qui n’ouvre plus à aucune forme de vie, de relation, de maturation à advenir »2. Ainsi, nous ne pouvons pas dire qu’il existe une représentation qui serait de nature psychotique, mais uniquement « une présentation immédiate, totale, immuable et non langagière »3.

2. L’atelier de lecture

Il nous a semblé que la littérature, parce qu’elle met l’accent sur le langage et les percepts, qu’elle simule psychiquement les interactions de la vie sociale et intérieure, pouvait aider ces individus à s’approprier la fonction symbolique et à développer leurs aptitudes sociales et personnelles. En nous inscrivant à un D.U. de Psychiatrie et art-thérapie, nous avons pu appréhender les principes des psychothérapies médiatisées, qui cherchent d’abord à créer un espace où peut s’exprimer la créativité du patient au moyen de divers médias artistiques. L’atelier de lecture est pensé comme un cadre d’accompagnement rassurant et stable, délimité physiquement par l’espace qui lui est alloué, rythmé par son fonctionnement et animé par les mêmes soignants, dans ce cas une ergothérapeute de l’hôpital et nous-mêmes. Contrairement à d’autres médias, la lecture littéraire fait appel à une créativité intérieure de la part du lecteur, qui est difficilement quantifiable, mais dont on peut généralement observer des signes révélateurs. Notre atelier débute par la sélection, par chacun des participants et des soignants, d’un extrait parmi une vingtaine de livres posés sur la table. La lecture des passages à voix haute par chacun des participants permet de les partager avec le groupe et de profiter des sonorités et du rythme de l’œuvre. On s’aperçoit aussi des difficultés de lecture et d’investissement dans le texte, parfois causées par la forte médication qui provoque notamment des troubles de la vue et des tremblements. Chaque lecture est suivie d’un bref commentaire sur le choix de l’extrait et ce qu’il réveille : pensées, associations, souvenirs, émotions, images. Le texte devient un contenant de pensée qui donne des mots à mettre sur les ressentis exprimés, une difficulté majeure chez les patients. La fiction littéraire est conçue comme une médiatisation du langage incompréhensible et angoissant de l’Autre et sa fréquentation régulière sert à introduire le monde de manière indirecte et moins menaçante. La lecture est suivie par un moment d’écriture semi dirigé, seul ou à deux, qui permet de laisser une trace et de s’exprimer. On met là aussi l’accent sur les ressentis émotionnel et corporel, ainsi que sur la relation aux autres. Contrairement aux productions en ergothérapie récupérées par les patients à la fin de l’atelier, les écrits sont conservés à l’hôpital, car considérés comme des dépôts de souffrance. En raison des contraintes de la structure hospitalière et du public visé, l’évaluation de l’atelier se fait principalement par des observations et à l’aide d’un très bref questionnaire sur le vécu d’atelier à la fin de chaque séance.

3. Résultats préliminaires

Bien qu’on souhaiterait voir des résultats significatifs et rapides, les ateliers d’art-thérapie en milieu psychiatrique sont un investissement à long terme, soumis aux aléas du parcours de soin et du fonctionnement de l’institution. Sur les 17 patients qui sont passés par l’atelier en un an (sur une base volontaire, mais sous prescription médicale), 8 ont aujourd’hui quitté l’hôpital pour rentrer chez eux ou pour être replacés dans une autre structure. Plusieurs sont arrivés en cours d’année et certains n’ont assisté qu’à une, deux ou trois séances. Bien que la plupart des patients soient schizophrènes, certains souffrent d’autres pathologies avec des problématiques différentes, notamment des troubles neurologiques et des troubles de l’humeur. Il est donc difficile d’évaluer quantitativement la portée de l’atelier sur une pathologie donnée, car il s’inscrit dans un parcours de soin institutionnel et concerne un petit groupe ouvert. Nous pouvons toutefois juger qualitativement de l’évolution des patients au cours des séances. Pour des patients en grande difficulté, se présenter à l’atelier régulièrement et y participer pendant une heure est déjà un effort significatif. Même si l’on ne peut constater d’amélioration visible, l’atelier peut contribuer à freiner la dégradation de leur état, surtout pour des patients en perte d’autonomie, hospitalisés sur une longue période. Pour la plupart des patients, l’atelier est un lieu d’expression où ils se confient ; ils font spontanément des liens entre leurs lectures et leurs expériences pour parler d’eux-mêmes. Ils échangent avec les soignants et les autres patients autour de problématiques personnelles ou de sujets variés, dont l’appréciation des œuvres et des textes rédigés. Certains d’entre eux prennent l’initiative d’apporter les livres qu’ils désirent partager avec le groupe et présentent un ou des passages qu’ils ont particulièrement appréciés. Au fil des séances, il s’établit une cohésion dans le groupe et les patients se préoccupent davantage des autres, s’interrogent sur leurs absences par exemple.

Pascal souffre de schizophrénie. Hospitalisé depuis plusieurs années, il a fait plusieurs longs séjours en institution et n’est pas autonome. Il assiste régulièrement à l’atelier ; même s’il dit s’ennuyer, il participe et échange de plus en plus avec les autres patients. Son timbre de voix très bas et sa tendance à marmonner (qu’il attribue à sa médication) rendent sa lecture fastidieuse à écouter, sauf les jours où, sans raison visible, il parle plus fort. Interrogé sur ses lectures, Pascal fait beaucoup de liens avec son enfance, parfois de manière ironique, comme s’il prenait une attitude moqueuse par rapport au traitement psychanalytique qu’il semble connaître et auquel il associe l’atelier. Il cherche aussi à provoquer avec des sujets controversés (nazisme, messes noires, cannibalisme, etc.), mais il a une culture étendue et une réflexion développée. Dans quelques ateliers où il semble être plus posé, il évoque la maladie, la trop lourde médication, l’enfermement, et le suicide. Dans son cas, l’atelier contribue à maintenir ses capacités déclinantes à cause de sa longue hospitalisation, de l’oisiveté et de la médication qui lui donne notamment des troubles de la vue et de l’élocution. Il lui permet aussi de s’exprimer sur ses préoccupations, ce qu’il fait en écrivant des textes montrant son imaginaire très riche et sa créativité langagière.

Retranscription du texte  de Pascal

Lorsque la mort fut venue

Lente lente ne l’attendit plus

Mort-vivant déjà, sans soucis ni amis

Seul seul au fond de son lit

Il gémissait alors languit

Il pleura pleura la vie la vie

Le déluge diminua puis il sécha

Les yeux humides brillaient au soleil

Il séchait il séchait

Bon sent le sport l’intéressait

Il se mit à marcher puis à courir

Jusqu’à parcourir le monde en entier

Il se prenait pour une vedette

Bon marché aux pieds aux pieds

Le pied le pied cette vie active

On aurait dit une fête sans fin

La fin engendre la fin

La fin sans détective

Amène

Cet exercice inspiré du renku4 japonais montre néanmoins l’attention qu’il porte au dialogue, aux images et au rythme du texte.

Louis, lui, est diplômé de l’École nationale supérieure d’Arts et métiers et a aussi une licence d’histoire ; c’est un grand lecteur et il est très investi dans l’atelier. Il est hospitalisé d’office pour la première fois et il a plutôt l’habitude des cliniques privées ; il a eu des difficultés à s’adapter aux autres patients de son pavillon, généralement plus atteints que lui. Pendant les premières séances, son élocution est hésitante, il a des blancs de mémoire, puis il devient de plus en plus à l’aise. Il parle de sa famille, de ses origines pieds-noires et s’exprime, à travers ses textes et ses choix de lecture, sur ses rapports problématiques avec les femmes et sur ses angoisses. Il semble à l’aise avec les participants du groupe et les aide parfois dans leurs lectures. Ci-dessous un texte qu’il a écrit pendant la séance du 19 octobre 2010. Le thème de l’écrit était : « mon rêve familier », que nous avions introduit en lisant le poème de Verlaine du même titre. Le texte, par sa forme et son contenu, est particulièrement riche et touche à des éléments très personnels, ce que confirme le questionnaire de cette séance où Louis écrit se sentir honteux.

Retranscription du texte de Louis

Mon rêve familier

Maureen, 3 ans, émergeant de l’eau telle une ondine.

Maureen, 13 ans, pleine d’acné et le sourire barré par une ligne de fil de fer barbelé.

Maureen, 23 ans, toute ébranlée par l’aveu de ma secrète passion, elle qui ne voyait pas en moi un homme mais une relation presque asexuée de ses parents.

Maureen, 28 ans, qui se jette dans mes bras après un chagrin d’amour infligé par un petit con de son âge.

Maureen, 33 ans, qui m’annonce qu’elle me quitte afin d’avoir avec un autre les enfants que je me refuse à lui donner de peur de les laisser orphelin avant 20 ans.

Maureen, 38 ans, me recevant dans sa chambre à la maternité pour que je vienne voir sa dernière merveille, une fille, après deux garçons, et qui lui ressemblera.

Maureen, 43 ans, m’apprenant qu’on vient de lui détecter un cancer du sein et me demandant si elle partait la première, de veiller sur sa fille.

Maureen, 48 ans, assistant à mes obsèques très dignement, moi qui me suis éteint de mort naturelle à 78 ans.

Bien qu’on ne puisse évaluer quantitativement les bienfaits de l’atelier de lecture sur ces patients, il leur alloue clairement un espace d’expression dans lequel ils mettent des mots sur leurs ressentis. Il leur permet aussi d’échanger au sein du groupe et de respecter certaines règles de l’interaction sociale.

4. Sarraute et la psychose

L’atelier de lecture et la clinique de la psychose nous ont permis en retour d’analyser des textes littéraires sous un angle nouveau, notamment l’œuvre de Nathalie Sarraute. Celle-ci est portée par une méfiance originelle qu’éprouve l’auteure pour les mots, dont le traitement témoigne d’un effondrement sémiotique semblable à celui qu’on rencontre dans la psychose et dont Sarraute donne, involontairement, un aperçu frappant. Dans L’Usage de la parole, on retrouve une image de l’articulation entre idée et mot décrite par Saussure à propos de la réflexion d’un personnage :

Et aussitôt, comme toujours, son esprit alerté appelle, fait accourir, sélectionne, rassemble tout ce qu’il possède de plus habile, de mieux entraîné, de plus apte à attraper ce qu’on lui lance… une idée… par un bout il la saisit… Mais que lui arrive-t-il ? Elle lui échappe comme tirée en arrière… comme par un effet de boomerang elle revient à son point de départ… la voici là-bas, retrouvant son élément, s’animant, devenant un être vivant, [Puis plus loin…] impossible de s’en emparer, elle joue à cache-cache, se dissimule dans des dédales, se perd dans des méandres…

Et puis revient, se tend de nouveau, s’offre, se propose, veut s’imposer… [Puis plus loin…] Les mots qui la revêtent, à part quelques inversions seyantes, quelques brisures, sont disposées dans l’ordre qu’impose la raison, ils remplissent dûment leur fonction.5

Nous observons ici que les idées forment une masse distincte qui s’articule à la masse des mots compris dans la langue, pour éventuellement se transmettre à des interlocuteurs. Ce travail de maîtrise du langage, Natacha l’expérimente dans Enfance lorsqu’elle va au cours Brébant et qu’elle apprend à contrôler son écriture alors illisible : « petit à petit », dit-elle, « à force d’application, mon écriture s’assagit, se calme…»6 Au chapitre suivant, les idées incontrôlables qui s’emparaient d’elle jusqu’alors sans qu’elle puisse s’en débarrasser ne la tourmentent plus :

Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement « sorti de la tête ». […] Comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an, quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement… « mes idées » que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer… un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide…7

Natacha, comme la plupart des enfants, apprend à articuler les mots et les idées à partir d’un système symbolique de répétition du réel déjà en place. Le risque pour ceux qui n’y arrivent pas est de rester, comme elle le dit, « un pauvre enfant fou ». En repoussant les limites du langage, Sarraute expose des situations qui font ressortir l’ambiguïté de nos relations avec les mots. La structure psychotique, en raison de son immaturation langagière intrinsèque, se prête particulièrement à cette illustration. Sarraute semble d’ailleurs pressentir qu’à ce point de vue, tout se joue pendant l’enfance, bien que les symptômes évidents apparaissent souvent plus tard.

Pour dénoncer les mots comme des masques vides, Sarraute les montre sous diverses figures matérialisées parfois violentes et étouffantes, personnifiées ou non, et qui s’érigent comme des écrans. « Car la parole mutilée est le plus souvent une parole8 » rappelle Arnaud Rykner. Pour un fils de L’Usage de la parole, les paroles de sa mère, comme une gifle, « l’ont frappée au passage avec une telle force9… » Un peu plus loin, ses mots « glacés et durs10… », elle « les lui promène sur le visage11… » comme si elle lui (im)posait un masque formé de mots. Ailleurs, les paroles étouffent les personnages comme des masques d’anesthésie, les remplissent d’une substance fausse qui dérobe la pensée authentique. Dans Tropismes, un petit garçon est gavé de ces paroles par son grand-père, comme si elles étaient plaquées sur son visage :

Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l’engourdissait. Une masse molle et étouffante, qu’on lui faisait absorber inexorablement, en exerçant sur lui une douce et ferme contrainte, en lui pinçant légèrement le nez pour le faire avaler, sans qu’il pût résister – le pénétrait.12

Dans un autre tropisme, des paroles d’adultes se mêlent à l’air et se posent sur le visage d’un autre garçon comme une matière :

Leurs paroles, mêlées aux inquiétants parfums de ce printemps chétif, pleines d’ombres où s’agitaient des formes confuses, l’enveloppaient. L’air dense, comme gluant de poussière mouillée et de sèves, se collait à lui, adhérait à sa peau, à ses yeux.13

La conversation des parents hébète l’enfant, il refuse d’aller jouer avec les autres dans le pré et reste auprès d’eux à absorber ce qu’ils disent. Les paroles fausses, plutôt que de créer des liens, s’interposent et mettent le personnage à distance. Ces évocations rappellent étrangement les difficultés langagières du psychotique, pour qui les mots, désarticulés de la pensée, sont des choses et composent, dit Alain Manier, une « construction qui dépasse le locuteur et l’envahit14 », ce qui génère angoisse et isolement.

Même s’ils permettent d’échanger plus clairement, les mots comportent toujours le danger d’édulcorer l’expression jusqu’à la faire mourir. Le caractère mortifère du mot est bien marqué dans la première partie de L’Usage de la parole. On assiste à la mort de l’écrivain russe Anton Tchekhov, qu’il annonce lui-même par les mots « Ich sterbe » avant de retomber sur son lit. Le lecteur saisit néanmoins la complexité du passage de la vie à la mort réduite à ces deux mots dans cette description :

Ce qui en moi flotte… flageole… vacille… tremble… palpite… frémit… se délite… se défait… se désintègre… Non, pas cela… rien de tout cela… Qu’est-ce que c’est ? Ah voilà, c’est ici, ça vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S’immobilise. Se fige. S’assagit. S’apaise. Ich sterbe.15

La vie s’arrête dans ces deux mots qui font office de masque mortuaire pour l’écrivain. Or, la catastrophe langagière qui frappe le psychotique dans son développement le rapproche du personnage de Tchekhov, en ce qu’il devient alors un enfant mort (vivant). Sans accès au langage, il est privé de subjectivité, de vie intérieure et extérieure, puisqu’il ne peut pas réellement échanger avec son entourage16. Si les mots peuvent marquer la mort, comme c’est le cas pour le personnage de Tchekhov, leur absence peut également causer la mort d’un sujet en devenir, néanmoins condamné à « vivre ».

L’entreprise de Sarraute a pour effet de faire ressortir le côté brut du langage, le non-dit qui, selon Arnaud Rykner, « fait revenir à la surface du texte un regard […] le regard de la représentation sur celui qui la regarde17. Lorsque l’écrivain cesse de maîtriser les objets représentés par un langage normatif, ceux-ci apparaissent dans toute leur matérialité et, dans une impression d’inquiétante étrangeté, semblent observer à leur tour le lecteur. Le scopique, en devenant opérationnel à la surface des choses, prête des yeux au texte, qui devient alors sujet derrière son masque de papier. Comme ce personnage de Tropismes qui rêve de sortir du cadre des convenances, le texte échappe à l’emprise des mots alors que la représentation se déchire :

[…] non, c’était trop tôt, elle n’allait pas se lever déjà, partir, elle n’allait pas se séparer d’eux, elle allait rester là, près d’eux, […] oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand’mère se dresser et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne le coin de la rue, leur regard.18

Le trou évacue la représentation qui ne peut plus s’inscrire dans un espace représentable et laisse le hors-code apparaître à la surface du texte, regarder le lecteur par ce trou transformé en œil. Celui-ci est redoublé par la bouche du personnage, qui hurle des mots insensés (échappant aux règles de la langue et du sens), et qui forme un autre œil par lequel le réel sous le masque du texte regarde le lecteur. En fracassant l’ordre de la représentation, l’expérience panique du cri précipite l’effondrement sémiotique. Les maisons et les maris semblent, eux, appartenir à la représentation contrôlée, leurs regards appuyés au dos de la jeune fille précipitant sa fuite qui perturbe la représentation, comme si elle dérangeait la structure en place en exprimant son angoisse déchirante. Cette image de l’aliénation rappelle la situation du psychotique, contraint dans un système langagier auquel il est parfaitement étranger et qui génère chez lui incompréhension, angoisse et sentiment d’étrangeté. On peut rapprocher les « mots sans suite » hurlés par le personnage aux constructions sonores produites dans la psychose, qui nous paraissent insensées puisqu’elles sont produites hors des signes et de toute représentation. De la même manière, la structure psychotique fait « un trou énorme » dans notre société codée. Celle-ci répond par des dispositifs de contrôle supplémentaires (décrits par Michel Foucault) qui guettent aussi l’écart à la norme. Malgré ces dispositifs, la psychose continue de percer la surface lisse du système social et d’interroger sa légitimité. La société se retrouve inconfortablement devant un regard autre qui, comme pour le lecteur du texte sarrautien, le place devant un sujet qu’elle considérait jusqu’alors comme un objet. Le génie de Sarraute réside dans sa capacité à montrer ce phénomène de résistance sous la forme littéraire, en laissant au lecteur la liberté de se l’approprier ou non. Elle rappelle aussi que la parole vraie est l’unique protection contre l’aliénation. C’est vraisemblablement en raison du conflit viscéral entre l’univers langagier et elle-même19que l’auteure a pu donner un aperçu si juste de la structure psychotique, également fondée sur un rapport problématique au langage.


Notes

1 –  Manier Alain, Le Jour où l’espace a coupé le temps, Plancoët, Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, p. 46

2 –  Ibid.

3–  Ibid., p. 120.

4 –  Sur l’utilisation thérapeutique de cet exercice de poésie japonaise, voir Tamura, Hiroshi, « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) », The Arts in psychotherapy, vol. 28, 2001, p. 319-328.

5 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 144.

6 –  Sarraute Nathalie, Enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 134.

7 –  Ibid., p. 135.

8 –  Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, p. 26.

9 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, p. 50.

10 –  Ibid., p. 59.

11 –  Ibid.

12 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, Paris, Minuit, 1957 [1939], p. 53.

13 –  Ibid., p. 104.

14 –  Manier, Alain, p. 60.

15 –  Ibid., p. 13.

16 –  Manier Alain, p. 97.

17 –  Rykner Arnaud, Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, José Corti, coll. « Les essais », 2004, p. 170.

18 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, p. 122-123.

19 –  Rykner Arnaud, « Narcisse et les mots-miroirs », The Romanic review, vol. 83(1), 1992, p. 88.


Bibliographie

MANIER Alain. Le Jour où l’espace a coupé le temps. Plancoët : Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, 189p.

RYKNER Arnaud. Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte. Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2004, 218p.

RYKNER Arnaud. « Narcisse et les mots-miroirs ». The Romanic review. 1992, vol. 83(1), p. 81-93.

RYKNER Arnaud. Nathalie Sarraute. Paris : Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, 205p.

SARRAUTE Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1983, 276p.

SARRAUTE Nathalie. L’Usage de la parole. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1980, 149p.

SARRAUTE Nathalie. Tropismes. 1939. Paris : Minuit, 1957, 144p.

TAMURA Hiroshi. « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) ». The Arts in psychotherapy. 2001, vol. 28, p. 319-328.


Pour citer cet article :

Sara Bédard-Goulet, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 8, mis en ligne le 03/10/2012.
URL : http://e-revues.pum.univ-tlse2.fr/sdx2/littera-incognita/article.xsp?numero=4&id_article=art-SBG-809.

Mémoire et transmission de l’événement concentrationnaire : la médiologie à l’épreuve des camps

Yannik Malgouzou
Doctorant, allocataire moniteur,  Université Toulouse – Jean Jaurès
malgouzou_yannick/@/yahoo.fr

Pour citer cet article : Malgouzou, Yannik, « Mémoire et transmission de l’événement concentrationnaire : la médiologie à l’épreuve des camps. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°1 « Commencements », 2005, mis en ligne en 2005, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Précisons d’emblée que les quelques pages que vous allez lire (ou pas !) ne prétendent en aucun cas résoudre un quelconque problème critique, ou disons plutôt que les seules réponses que vous y trouverez seront elles-mêmes à l’origine de nouvelles interrogations, devenues ossature de cet horrible objet du désir qu’est la problématique générale de recherche ! Loin de livrer certaines conclusions qui demandent encore à être vérifiées, il nous semble plus opportun de vous faire partager l’esprit et les cadres méthodologiques de notre démarche. L’enjeu serait double : montrer comment certaines notions et problématiques extérieures aux études littéraires peuvent enrichir notre appréhension et notre définition du fait littéraire (et par là même de notre propre activité critique) et parallèlement, comment, adaptées à cet objet de recherche particulier qu’est la mémoire des camps nazis, elles peuvent fournir un parfait appui théorique pour saisir l’impact d’un événement historique sur les débats littéraires et esthétiques qui constituent l’histoire littéraire.

Mais, pour plagier Roland Barthes, « par où commencer ? », comment débuter un travail de recherche sur un sujet qui fait aujourd’hui couler beaucoup d’encre et passionne de plus en plus de chercheurs ? Comment s’emparer de cet objet sans courir le risque de la redite critique ? Questions d’une banalité à toute épreuve mais qui permettent de répéter cette évidence : ce seront la problématisation, la méthode et les outils de recherche choisis qui détermineront la nature et les enjeux de l’objet de recherche.

Ainsi, c’est par un chemin de traverse philosophique que s’est initiée notre réflexion, la lecture de L’événement et le temps de Claude Romano venant fournir un cadre théorique satisfaisant à cette intuition qui voulait que l’expérience des camps devait se penser avant tout sous l’angle de la rupture et de la perturbation. Sa définition phénoménologique de l’événement permettait ainsi de donner un contenu conceptuel à l’expérience des camps désormais définie comme « événement concentrationnaire », appellation qui transformait le moment historique en objet de recherche, en une notion à déplier et à parcourir.

Justement, quel est le contenu de cette notion d’événement ? L’événement se pense dans un premier temps par opposition au fait qui, lui, s’inscrit toujours dans une continuité causale et temporelle au point de ne jamais faire rupture puisqu’il se rattache à l’horizon d’un sens commun et normé. Sa caractéristique première sera donc naturellement son imprévisibilité : en survenant, il ouvre dans le possible la faille de la surprise1.

En d’autres termes, l’événement bouleverse le cours du monde dans lequel il advient et en libère des virtualités insoupçonnées. Or, nous retrouvons justement cette surprise, cette sidération à travers le topos communément répandu de la naissance de la barbarie au cœur de la civilisation allemande. Cet étonnement, ce paradoxe indiquent bien qu’il y a rupture à la fois d’un point de vue historique mais aussi intellectuel puisque l’événement vient se loger dans un monde socioculturel jusque là rassurant mais qui, du fait de l’imprévisibilité de l’événement, s’opacifie, devient énigmatique car en désaccord avec l’univers de sens qui lui était jusqu’alors rattaché.

De l’imprévisibilité à l’idée de bouleversement, il n’y a donc qu’un pas et poursuivant notre marche pas à pas, nous arrivons très rapidement à l’idée d’un traumatisme événementiel dont on pourra essayer de prendre la mesure. L’image de l’onde de choc en décline le sens et devient ce concept heuristique, cette boussole théorique que l’on peut suivre en toute confiance : l’événement résonne, se propage et c’est cette propagation et ses conséquences qu’il faut essayer de suivre, de mesurer. L’onde de choc parvient-elle à « secouer » le petit monde des Lettres ? Cette secousse a-t-elle un impact sur les débats esthétiques et littéraires de l’après guerre ? La notion d’événement ouvre un ensemble d’interrogations qui font échos à sa définition préalable…

Autre caractéristique importante de l’événement : il a une structure résultative, close et achevée, il se conjugue au parfait : il est ce qui est déjà arrivé, advenu au moment de sa découverte et de sa publicité. La question récurrente du « que savait-on ? », les différentes interrogations sur la non-intervention de la Résistance ou des alliés sont la preuve de ce retard à l’événement concentrationnaire : ces interrogations naissent de l’impossible retour en arrière, de la difficulté à accepter une impossible réparation du tort infligé. En ce sens, rappelons qu’il n’y a pas eu à proprement parler de libération des camps comme on n’a cessé de le répéter durant les célébrations mais bien plutôt leur découverte fortuite puisque ce qu’on découvre, ce sont des camps laissés à l’abandon, images périmées d’un événement achevé dont on ne peut que constater les dégâts et l’horreur.

Or, cette clôture de l’événement est d’une importance capitale puisqu’elle revient à condamner l’idée de vérité intégrale au sens d’une capacité à re-présenter de manière transparente l’événement, d’en donner une répétition pure et simple (fantasme qui traverse certains discours historiques et certains témoignages). Cette clôture nous oblige également à réfléchir sur le statut et la définition de la réalité qui ne peut dés lors plus se penser comme objective et indépendante des moyens de sa saisie : chaque medium va produire ses propres critères de réalité et de croyance, chaque tentative de re-présentation sera une médiation, une redite imparfaite de l’événement.

En ce sens, l’événement concentrationnaire se détermine sous l’angle de la perte et du manque : on ne pourra jamais le rejoindre complètement et en donner un équivalent purement mimétique et c’est justement ce manque, cette question d’une impossible saisie du référent qui est au centre des débats littéraires ouverts par l’expérience des camps. L’histoire des camps est cet imprévisible qui met en défaut les capacités traditionnelles de représentation littéraire et verbale.

1. De l’événement à la médiologie, il n’y a qu’un pas…

Si l’événement concentrationnaire n’advient au public que par le truchement de médiations, la médiologie peut alors nous proposer de bons appuis méthodologiques puisque dans sa définition la plus simple, elle est l’étude des médiations c’est-à-dire l’étude de l’ensemble des moyens de communication et de transmission aptes à donner corps et existence à une mémoire (rappelons cette évidence : un événement ne peut exister dans l’espace social que par la mémoire qu’il initie).

Mais qu’entend-t-on par médiations ? Elles sont tous les véhicules qui permettent le transport d’une information et la formation d’une mémoire. On peut ainsi citer :

– les différents types de médias (cinéma, écrit, radio etc.) qui donnent forme à l’événement,

– bien évidemment les témoignages écrits ou oraux mais également les témoins en tant que personnes et corps vivants,

– également, toutes les institutions qui implantent la mémoire et la font exister (cf. CDJC, les amicales d’anciens déportés, etc.),

– mais aussi tous les descendants de déportés (transmission d’une mémoire familiale comme chez Perec, dans W ou le souvenir d’enfance) ou tous les individus qui ont une expérience intime de cette histoire (on peut citer Duras, compagne de Robert Antelme, déporté à Buchenwald et qui en ramena ce chef-d’œuvre qu’est L’espèce humaine).

À ce niveau, la problématique et l’enjeu de notre recherche seraient de remonter de ces supports, de ces médiations et en particulier de certaines déterminations techniques aux discours qui catégorisent et font entrer cet événement dans certains schémas d’intelligibilité et plus particulièrement dans certains débats éthiques et esthétiques.

Prenons un exemple concret : c’est la défaillance des capacités traditionnelles de représentation (mais aussi d’intelligibilité…) face à l’intensité de l’événement qui font qu’on l’a catégorisé sous l’angle de l’inimaginable et de l’indicible. Pourtant, il existe des images des camps (photographies de journalistes, de l’armée, films des actualités françaises) et des centaines de témoignages oraux ou écrits. Dés lors, pourquoi ces notions persistent-elles quand on aborde cette expérience ? L’impossibilité de la représentation, l’indicible (vulgate des études littéraires sur la question qui a, entre autres, été remise en question par Karla Grierson dans son imposant Discours d’Auschwitz et dans un article important « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation » paru dans la revue La licorne, numéro intitulé « Les camps et la littérature ») ne cachent-ils pas d’autres enjeux (éthiques, mémoriels) que celui apparemment simpliste du compte-rendu, du reportage ?

Ce qui prime, c’est donc la manière et les moyens employés pour informer le public de l’existence des camps : c’est là précisément que naît la mémoire représentationnelle de l’événement et c’est à partir de là que s’ouvrent les débats autour de l’indicible et de l’inimaginable. Il ne s’agit plus de postuler a priori un indicible ou un irreprésentable mais plutôt d’examiner la valeur de ces notions lorsqu’on les confronte à une réalité « médiologique » (que Debray nous pardonne cette audace lexicale…)

Le recours à la ligne de partage qu’établit la médiologie entre communication et transmission devient alors essentiel pour saisir la naissance et la formation d’une mémoire concentrationnaire. Rappelons brièvement les définitions et champs d’application de ces deux termes.

La communication est du côté de l’information, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le contexte précis de la révélation de l’événement. Elle privilégie par conséquent les notions d’espace (comment faire circuler l’information et la faire partager par le plus grand nombre ?) et parallèlement la notion de performance (quel est le medium le mieux adapté pour jouer ce rôle de diffusion, mais aussi et plus particulièrement pour les camps, quel est le medium le plus approprié pour faire taire le scepticisme initial et surtout restituer la réalité de l’existence de l’événement ?). Notons au passage que l’événement concentrationnaire marque la rencontre de la photographie avec une expérience qui bouleverse le rapport à l’image que peut avoir l’homme envers lui-même.

La transmission doit quant à elle se penser par opposition à la logique de la communication. Son domaine : l’histoire, la dimension temporelle ; son interrogation : comment faire exister l’événement dans le temps ? Ici, il ne s’agit plus de se cantonner à un contexte particulier, mais de prendre en considération des contextes particuliers et évolutifs, déterminés par des variantes idéologiques (l’illustration la plus probante de ces variations est bien entendu l’émergence du génocide dans l’espace public français des années 70, émergence qui succède à une longue période de silence et de refoulement). La transmission impliquant des variations idéologiques, l’usage des références aux camps sera en retour des plus variables (rappelons le passage progressif du paradigme politique symbolisé par Buchenwald au paradigme racial symbolisé par Auschwitz).

Or, l’un des impensés de la médiologie demeure la place de la littérature (Debray le reconnaît lui-même dans colloque de Cerisy consacré à la transmission) dans les faits de transmission. Dans les deux cas (communication et transmission), il nous faudra nous interroger sur la place de la littérature et plus largement des discours esthétiques dans l’élaboration de la mémoire des camps mais aussi dans la création d’un topique représentationnel et théorique.

2. À mi-chemin, une petite pause en guise de bilan…

Ce rapide parcours méthodologique nous invite à recenser quatre ensembles de questions :

1 – Quel rôle peut jouer la littérature dans la logique de communication et de transmission ?

2 – Comment peut-on prouver le point de départ de notre recherche à savoir que l’expérience des camps a un rôle prépondérant dans les préoccupations esthétiques et littéraires de la seconde moitié du siècle ? Autrement dit, par quels relais et quelles médiations cet événement a-t-il pu pénétrer la sphère littéraire ? L’exemple de Perec est sans doute le plus éloquent. Dans ses articles critiques de La Ligne Générale, il fait en effet une référence constante à L’espèce humaine d’Antelme comme exemple d’une forme et d’une fonction nouvelle de la littérature. C’est donc un texte qui fait lien avec l’événement et c’est par ce truchement qu’on peut parler de son impact (indirect) sur l’esthétique de Perec et plus largement sur le fait littéraire.

3 – De même, comment les problématiques posées par l’événement (en particulier les problématiques testimoniales et d’interprétation) et les différents discours portés sur celui-ci se sont-ils transposés dans le discours littéraire ? Ces interrogations présupposent une croyance, un acte de foi pourrait-on dire, qui consiste à affirmer la capacité de la littérature à synthétiser et à intégrer dans sa propre démarche différents régimes discursifs (éthique, historique et idéologique…) et différents débats ouverts par l’événement. Il n’ y a qu’à citer le nom de Blanchot qui, durant les années 1980, fait un usage abondant de la référence à Auschwitz pour théoriser l’idée d’une « écriture du désastre ».

Nous suivons là l’idée maîtresse et fondatrice de Claude Romano :

Inexplicable à partir de possibilités préalablement données à l’intérieur du monde qui rendraient compte de son surgissement, [l’événement] apporte avec soi l’horizon de possibilités interprétatives à la lumière duquel son sens se dessine et se décide2.

Il existe donc bien une tension entre ceux pour qui cet événement peut être signifiant, explicable selon des grilles d’interprétation traditionnelles, et ceux pour qui son unicité absolue ne peut que faire rupture avec tous les schémas d’explication (citons une nouvelle fois Blanchot). Notre intérêt doit donc se porter sur la manière dont on cherche à résoudre la forte charge herméneutique de l’événement concentrationnaire.

4 – Enfin, dernier ensemble d’interrogations : comment d’autres médias et support techniques ont-ils poussé à une redéfinition du geste littéraire : que reste-il à la littérature quand d’autres médias prennent en charge sa prétention réaliste ? Comment l’institution littéraire se redéfinit-elle par rapport à l’événement ? Ce moment historique est alors l’occasion de renouveler l’interrogation de Genette dans son ouvrage Fiction et diction sur l’opposition entre constitutif et conditionnel (qu’appelle-t-on littérature ?) à travers le problème de la réception littéraire de certains témoignages (en particulier Antelme et Delbo) tout comme il sera l’occasion de repenser le lien entre fiction et réalité : cette opposition suffit-elle à opposer témoignage et littérature ?

3. Quelques applications pratiques

Pour ce qui est de la communication de l’événement, nous avons pu remarquer que le support étalon de référence pour le témoignage était la photographie (mention chez Antelme, Rousset, réflexion sur l’image chez Delbo). Comment expliquer cette mise en avant du medium photographique ? Par sa force ontologique, sa capacité à attester une réalité, il était le medium le mieux adapté à une logique de la preuve et de l’existence. Le geste littéraire doit donc se repositionner par rapport à celui-ci en explorant sa propre spécificité ou ses propres limites. L’image devient également centrale dans les discussions sur la représentation de la Shoah (problématique autour de l’image absente de l’intérieur des chambres à gaz, qui est également au cœur de certains discours négationnistes) mais aussi dans les discussions sur le rôle et l’utilité de l’écrit par rapport à l’image. Citons quelques phrases de Régis Debray, père fondateur de la médiologie et qui nous livre ici des pistes de réflexions fécondes :

Ce qui paraît constant et inévitable c’est que l’enrichissement d’une faculté porte à son envers l’appauvrissement de l’autre. Un medium n’est pas bon ou mauvais en soi. Il est bon à quelque-chose et à quelques-uns, mauvais pour le reste3.

Ou encore :

Le progrès technique signifie aussi l’incessant rajeunissement de l’ancien par le nouveau4.

Le medium le plus performant dynamise et recadre ceux qui le sont moins5.

Autrement dit, chaque medium pousse les médias concurrents à se définir dans leur spécificité. Il existe une interaction des médias qui nous pousse à nous interroger sur la place de la littérature au milieu de médias concurrents.

Pour ce qui est de la transmission, nous pourrons étudier le passage du statut de fait historique à celui de symbole : pourquoi et à quoi sert la référence à Auschwitz et à la déportation ? Auschwitz, Buchenwald ne sont-ils pas des signifiants dont le signifié est en perpétuelle élaboration ? Quels usages en fait la littérature ? On rencontre en effet la référence à Auschwitz chez Simon et Duras, le motif concentrationnaire est par exemple utilisé par François Bon dans Le crime de Buzon ou plus récemment par Amélie Nothomb dans Acide sulfurique… Pourquoi ces références et comment fonctionnent-elles ?

4. En guise de conclusion, le chemin est encore long …

Nous sommes conscients du caractère abstrait voire opaque de cette rapide présentation. De même, nous regrettons de ne pas avoir évoqué la question si importante de l’existence de deux paradigmes sous l’étiquette d’événement concentrationnaire, puisqu’on n’abordera pas de la même manière le paradigme politique (déportation en camp de concentration) et le paradigme racial (déportation en camp d’extermination). Néanmoins, nous espérons avoir suffisamment illustré la possibilité de nous servir de l’événement et de l’onde de choc qu’il produit comme d’un outil herméneutique apte à éclairer notre lecture de certains textes et de certains enjeux implicites. Nous parlions un peu plus haut d’un acte de foi, de cette croyance que le littéraire est un réceptacle unique et particulier des secousses historiques et des différents discours qui y trouvent une origine, et c’est sur cette même idée que nous voudrions achever ces quelques pages. À l’heure où nous éprouvons de plus en plus de mal à justifier notre existence scientifique, où le livre cherche sa place dans un environnement culturel, médiatique et technique inédit, il est peut-être temps de recréer du lien entre littérature et contextes historique et sociologique pour démontrer à l’instar de Perec que « la littérature est, indissolublement, liée à la vie, le prolongement nécessaire de l’expérience, son aboutissement évident, son complément indispensable », qu’en somme, la littérature occupe encore et toujours cette place privilégiée dans la connaissance de l’homme, de son monde et de son histoire.


Notes

1 –  ROMANO Claude, L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999, p. 164.

2 –  Ibid., p. 162.

3 – DEBRAY Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001, p. 286.

4 –  Ibid, p. 116.

5 –  DEBRAY Régis, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 46.


Bibliographie

ANTELME Robert, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, « TEL », cop. 1957, impr. en 1978, 306p.

BON François, Le crime de Buzon, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 208p.

DEBRAY Régis, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, 223p.

DEBRAY Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 2001, 555p.

DURAS Marguerite, La douleur, Paris, POL, « Folio », 1985, 217p.

GRIERSON Karla, Discours d’Auschwitz. Littérarité, représentation, symbolisation, Paris, Honoré Champion, 2003, 526p.

NOTHOMB Amélie, Acide Sulfurique, Paris, Albin Michel, 2005, 192p.

ROMANO Claude, L’événement et le temps, Paris, PUF, « Épiméthée », 1999, 313p.

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