Sophie MÉNARD
Docteure et chargée de cours au département d’études littéraires de l’UQAM, Sophie Ménard s’intéresse à la culture à l’œuvre dans diverses pratiques sémiotiques (roman, nouvelle, poésie, art). Elle a fait paraître plusieurs articles en ethnocritique de la littérature et des arts, de même que deux ouvrages sur Émile Zola.
Pour citer cet article : Ménard, Sophie, « Le « personnage liminaire » : une notion ethnocritique », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/24/le-personnage-liminaire-une-notion-ethnocritique/>.
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Résumé
Cet article expose l’apport ethnocritique à l’étude des chronotopes rituels où se noue et se dénoue l’existence (seuils, opercules, passages); retrace le parcours théorique menant à la découverte heuristique de la notion de « personnage liminaire » (M. Scarpa); propose une lecture ethnocritique de Nicolas, personnage liminaire de La Classe de neige de Carrère (1995); et enfin étaye et délimite cette notion ethnocritique en présentant quelques considérations définitoires.
Mots-clés : ethnocritique – personnage liminaire – rite – récit – Carrère.
Abstract
This article exposes the ethnocritical contribution to the study of ritual chronotopes in which existence is established and unraveled (thresholds, seals, passages) ; retraces the theoretical path leading to the heuristic discovery of the notion of « liminal character » (M. Scarpa); proposes an ethnocritical reading of Nicolas, liminal character of La Classe de neige de Carrère (1995); and finally, supports and delimits this ethnocritical notion by presenting some defining considerations.
Key-words : ethnocritic – liminal character – rite – story – Carrère
Sommaire
Introduction
La fabrique du « personnage liminaire »
– Rite et récit
– Les vies à l’envers
– De la phase de marge au PL
Un exemple de PL : La Classe de neige de Carrère
Quelques considérations générales sur le PL
Conclusion
Notes
Bibliographie
L’ethnocritique de la littérature et des arts réfléchit aux logiques culturelles et à la structure polyphonique qui architecturent les œuvres littéraires et artistiques (y compris les plus contemporaines) : elle cherche à y lire les signifiances et les métissages anthropologiques (culture orale, écrite, visuelle, folklorique, officielle, religieuse, profane, féminine et masculine, etc.). Elle étudie les multiples manières dont l’œuvre retraduit, dans sa langue et dans son système propres, les us et coutumes, les cosmologies plurielles, les destins. Depuis quelques années, elle s’intéresse, d’un point de vue formel, structurel, fonctionnel, existentiel et intertextuel, aux rapports qu’entretiennent le rite et le récit. Outre le fait que cette homologie (rite et récit) informe – on le verra – la narrativité moderne et contemporaine, elle forme et, parfois, conforme la trajectoire du personnel romanesque. Je voudrais présenter ici l’apport ethnocritique à l’étude de ces chronotopes rituels où se noue et se dénoue l’existence et où se joue les difficiles traversées des frontières, mobiles, labiles, entre les grandes catégories anthropologiques (des morts et des vivants, du féminin et du masculin, du sauvage et du civilisé). Un type singulier de personnages, qui se définit par ses ratés et ratages dans l’initiation et que l’ethnocritique appelle le « personnage liminaire », est précisément incapable de quitter ces seuils singuliers.
Dans un article fondateur, publié dans le numéro « Ethnocritique de la littérature » de la revue Romantisme en 2009, Marie Scarpa invente la notion de « personnage liminaire » (désormais désigné par PL) en reconfigurant en termes de poétique littéraire certaines des propositions et notions anthropologiques du folkloriste Arnold Van Gennep et de l’anthropologue Victor Turner. Refaisons ici, brièvement, le parcours théorique menant à la découverte heuristique du PL.
Le point de départ de la réflexion sur le PL repose sur la notion de rite de passage que Van Gennep a conceptualisé selon une séquence tripartite : phases de séparation, de marge et d’agrégation. En détail, la phase de séparation, où l’individu est séparé de son groupe (par une réclusion temporaire, un exil, un voyage, etc.), se caractérise par des rites marquant la rupture d’avec un état antérieur. Ensuite la phase de marge, où le sujet proprement liminaire change d’état et fait l’expérience de l’altérité, met en place des rites de transition (c’est un espace-temps du passage). Enfin, la phase d’agrégation, où l’initié est réintroduit dans sa communauté (ou dans une nouvelle communauté, comme c’est le cas lors d’un mariage), présente des rites d’intégration qui permettent aux initiés « d’acquérir définitivement un statut symbolique nouveau et de réintégrer (ou non) l’univers social après avoir traversé des épreuves qualifiantes (ou disqualifiantes). » Arnold Van Gennep souligne la fonction organisatrice du rite qui programme la vie sous la forme d’une succession de passages :
La vie individuelle consiste en une succession d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre : naissance, puberté sociale, mariage, paternité, progression de classe, spécialisation d’occupation, mort. Et à chacun de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet est identique : faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée.
Pour lui, la vie individuelle et sociale progresse par oscillations et par étapes, par régressions et par progressions, par agrégation et désagrégation, par acquisition d’une identité et dépouillement d’une autre :
Pour les groupes comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître […] Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été ou de l’hiver, de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit; seuil de la naissance, de l’adolescence ou de l’âge mûr; seuil de la vieillesse; seuil de la mort; et seuil de l’autre vie – pour ceux qui y croient.
Les rites facilitent et conditionnent le franchissement de ces seuils (temporels, biologiques, sociaux) qui sont des morts symboliques.
À partir de cette idée, Marie Scarpa propose de penser une homologie entre logiques ritiques et logiques narratives, entre la séquentialisation du rite/d’une vie et la grammaire du récit, puisque, selon elle, le roman moderne et contemporain met toujours en place les processus d’individuation et de singularisation des personnages, car la construction et la déconstruction de l’identité, qui signalent l’appartenance des individus à une cosmologie, à une communauté, forment le point central du procès narratif. Avec elle, j’affirme que la narrativité n’est pas seulement, comme l’écrivent Greimas et Courtès, « le passage d’un état antérieur à un état ultérieur à l’aide d’un faire », mais qu’elle est – si on l’« anthropologise » un peu – l’instauration des différences de sexe, d’âge et d’état, comprises dans le strict sens anthropologique d’une socialisation de l’individu qui s’inscrit dans une succession de passages, voire de rites de passage.
Certains romans se caractérisent par une structure narrative en homologie avec le rite de passage. Cette grammaire ritique réunit les cinq traits fondamentaux suivants :
1. la séquentialisation : le récit est structuré par un enchaînement des trois phases du rite (séparation, marge, agrégation). Précisons toutefois que l’extension de l’étape de marge est une constance textuelle qu’on pourrait appeler la « liminarisation », et la dernière phase de l’agrégation est rarement atteinte dans le récit moderne et contemporain. D’où la production et prolifération de PL.
2. la spécularisation : l’emboitement de microrites met en abyme la séquence tripartite du rite. Ajoutons, à cet enchâssement, la sérialisation de « premières fois », des « entrées » et « sorties », qui agissent dans nos sociétés comme marqueurs des « rites invisibles » – ces corps diffus d’usages et de préceptes : premières menstruations, premières éjaculations, premières relations sexuelles ou entrée à l’école, retraite, etc.
3. la focalisation : le récit met l’accent sur des traits culturels spécifiques et des conflits de cosmologies, et la langue du texte surdétermine les logiques initiatiques.
4. la socialisation : l’enjeu principal du récit tout comme le rite est la socialisation de l’individu qui peut se traduire, pour le roman contemporain, en une quête de trouver sa (bonne) place dans le monde.
5. la matérialisation : la traduction concrète du déplacement symbolique, soit la matérialisation du seuil et du passage, est présente dans le récit, puisque le rite est identifié « à travers les diverses situations sociales au passage matériel, à l’entrée dans un village ou une maison, au passage d’une chambre à l’autre, ou à travers des rues et des places. »
Plus largement, l’étude des rites du récit aide à penser une lecture anthropologique des genres littéraires. L’ethnocritique fait sienne cette ébauche des distinctions entre mythe, conte et roman réalisée par l’ethnologue Yvonne Verdier dans l’essai, Coutume et Destin, qu’elle a consacré au romancier Thomas Hardy :
Elle [Y. Verdier] remarque d’abord que trois grandes formes narratives – le mythe, le conte, le roman – préservent une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et lui rapportent le cours de chaque vie, mais cette relation change de nature d’un genre à l’autre. Si l’on retient, avec elle, que les rituels remplissent « une double fonction qui est, d’une part, de représenter les termes et les conditions de l’existence sociale et, d’autre part, de les maintenir tels », il apparaît que le mythe entretient avec eux un « rapport fondateur », de façon directe ou détournée il les instaure […]. Avec les contes le lien ne se distend pas, comme on l’a souvent cru, il se transforme : il ne s’agit plus de remonter à la fondation, mais de donner à entendre « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent ». […]. Et c’est pour cela que les contes finissent bien. Avec le roman, tout change : la coutume et ses rites sont toujours là, mais il nous raconte « ce qui se passe quand on s’en écarte ».
Si, « tend[ant] à rendre compte des tensions – douloureuses – qui s’instaurent entre [l’individu] et la société », le roman est souvent « une mise en récit d’un ou plusieurs rite(s) de passage », il s’avère qu’il met surtout l’accent sur les ratés de la coutume et de la transition rituelle. Ces destins, en rupture « avec l’ordre des sociétés de la tradition et de la hiérarchie où le sujet n’est pas individualisé », incarnent, dans la majorité des cas, des vies à l’envers.
Bakhtine utilise l’expression « vie à l’envers » pour définir l’existence en carnaval, c’est-à-dire la façon dont le groupe en fête mène « une existence de carnaval » qui précisément « se situe en dehors des ornières habituelles ». Hors du temps quotidien et hors de la loi écrite, la vie à l’envers est une manière de faire pleinement l’expérience de l’altérité (sauvage, féminin, hiérarchique) par l’accomplissement d’une série d’actes carnavalesques, de conduites et de langages particuliers comme l’abolition des clivages sociaux, l’effervescence et l’exubérance sexuelle, l’union des contraires, la monstration de corps déguisés et masqués. Or, ce « monde à l’envers » – temporaire, réglé et codifié par le rite et le calendrier –, s’achève toujours par une remise en ordre du désordre. Formée par un ensemble d’exigences et d’obligations, la coutume fait naître un ordre durable : les garçons et les filles, par exemple, des sociétés traditionnelles, doivent se conformer à un modèle de vie dans lequel ils se marient, prennent charge une maison, deviennent parents. Mais qu’en est-il de ceux qui ne passent pas? De ceux qui restent dans les marges territoriales (forêts, bois), sociales (retards dans les rôles successifs que les jeunes gens doivent tenir), comportementales (ensauvagement, débauche)? Selon D. Fabre, « s’écarter de cette trajectoire commune installe en soi non la folie temporaire du carnaval, mais celle, définitive, qui signifie aux yeux de tous qu’une des limites de la jeunesse n’a pas été parcourue. »
Ce complexe des vies à l’envers participe à sa manière singulière des problématiques fondamentales du roman, à savoir les porosités des frontières et des seuils entre les grandes catégories anthropologiques de la mort et de la vie, de l’animalité et de l’humain, du sauvage et du domestique, du féminin et du masculin. La vie à l’envers est la matrice des désordres dans la sphère du symbolique; elle synthétise les anomalies culturelles qu’archive le roman moderne. Tout se passe comme si le trouble, la limite, l’exception à la règle, constitutives du destin de certains personnages, composait le matériau privilégié de la fiction. Ne s’intéresse-t-elle pas à ces moments où l’individu traverse un gué dangereux et plus précisément aux brisures du destin qui crée « l’être de travers dans la coutume »? C’est ce que Bakhtine appelle le « chronotope du seuil » qui est le « chronotope de la crise, du tournant d’une vie » :
Le terme même du « seuil » a déjà acquis, dans la vie du langage (en même temps que son sens réel) un sens métaphorique; il a été associé au moment de changement brusque, de crise, de décision modifiant le cours de l’existence (ou d’indécision, de crainte de « passer le seuil »). En littérature, le chronotope du seuil est toujours métaphorique et symbolique, parfois sous une forme explicite, mais plus souvent implicite.
Avant lui, mais dans un autre contexte, Van Gennep avait souligné l’importance des seuils spatialisés à l’œuvre dans les rites de passage : porte, fenêtre, escalier, couloir, rue sont, par exemple, des lieux de transition et d’entre-deux surdéterminant et iconisant les passages biologiques et sociaux qui modifient la trajectoire d’une vie; passages qui eux-mêmes s’inscrivent dans la langue : le seuil de la vie, être au seuil d’une nouvelle vie ou au seuil de la mort. On peut faire l’hypothèse que certains personnages demeurent prisonniers d’un « chronotope de la crise » qui correspond, dans les rites de passage, à ce que les ethnologues appellent la « phase de marge ».
Il y a de plus en plus dans la société moderne et contemporaine une autonomisation de la phase de marge. Déjà en 1909, Van Gennep souligne que certaines marges « acquièrent comme une certaine autonomie : noviciat, fiançailles. » Les travaux de l’ethnologue américain Victor Turner vont conceptualiser cette phase qu’il nomme « liminaire » (parfois « liminale ») et expliciter les caractéristiques des individus en « situation liminaire » :
Les attributs de la liminarité ou des personnes en situation liminaire (« les gens du seuil ») sont nécessairement ambigus, puisque cette situation et ces personnes échappent ou passent au travers des classifications qui déterminent les états et les positions dans l’espace culturel. Les entités liminaires ne sont ni ici ni là; elles sont dans l’entre-deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. […] Ainsi, la liminarité est-elle fréquemment assimilée à la mort, au fait d’être dans les entrailles, à l’invisibilité, à l’obscurité, à la bi-sexualité, aux vastes étendues désertiques et à une éclipse du soleil ou de la lune.
On comprend que la littérature s’intéresse davantage à cette phase dont la raison d’être est, comme l’écrit Elsbree, « the drama of emergent identity. From the story-teller’s point of view (in film, plays or fiction), liminality is the phase during which values are tested, issues are clarified, choices begin to have consequences. » Marie Scarpa relève l’importance de la phase de marge à l’œuvre dans le texte littéraire; étape qu’elle définit comme « une phase de maturation qui leur [aux individus] permet de devenir homme ou femme, au sens sexué et social du terme. » Elle propose d’appeler « personnage liminaire » cette catégorie particulière de « personnages arrêtés sur les seuils, restés dans la marge et plus précisément encore “inachevés” du point de vue » de la socialisation des sexes et des âges : « entreraient dans cette catégorie, par exemple, l’idiot, l’enfant/homme sauvage, le fou, le criminel, l’illuminé… et la jeune fille éternelle […] », l’ermite, le saint, etc. Ces figures constituent une cristallisation des ratés dans l’ordre symbolique du langage et de la reproduction sociale : « Le personnage liminaire, qui ne revient pas de la phase d’altérité et qui est, selon les circonstances et les contextes, un non ou mal initié et parfois un sur-initié, se révèle donc particulièrement “problématique”. » Ces personnages « arrêtés sur les seuils, restés dans la marge et plus précisément encore “inachevés” du point de vue [de la socialisation] » s’apparentent aux « personnages ambivalents » dont parle Pierre Bourdieu :
Au nombre des protections magiques que l’on met en œuvre dans toutes les occasions où la reproduction de l’ordre vital exige la transgression des limites qui sont au fondement même de cet ordre, et en particulier toutes les fois qu’il faut couper, tuer, bref interrompre le cours normal de la vie, il y a d’abord les personnages ambivalents, tous également méprisés et redoutés, agents de la violence qui, comme les instruments de violence qu’ils utilisent, le couteau, la faucille, etc., peuvent aussi écarter le mal et protéger contre la violence, noirs, forgerons, bouchers, mesureurs de grains, vieilles femmes qui, participant par nature des forces maléfiques qu’il s’agit d’affronter ou de neutraliser, sont prédisposés à jouer le rôle d’écrans magiques, en s’interposant entre le groupe et les forces dangereuses qu’engendrent la division (coupure) ou la réunion (croisement) contre-nature […].
Mal initié, sur-initié, non-initié, le PL, comme les « personnages ambivalents », cumule des compétences liées au seuil : médiateur, protecteur, préposé aux passages, gardien des limites. Comme l’écrit Marie Scarpa, « le personnage liminaire, spécialiste du cumul des décumuls, est en quelque sorte un personnage-témoin, placé simplement sur le degré ultime d’une échelle, celle du ratage initiatique, qu’emprunte à des degrés divers l’ensemble du personnel romanesque »; et les récits qui le mettent en scène ne cessent de raconter son impossible agrégation à la communauté.
Les PL commettent des entorses à la coutume, soit par émancipation d’une conscience individuelle, soit par ignorance des pratiques symboliques, soit par une forme de malédiction (hérédité familiale, malheur, mauvais sort). Parfois, ils ont à subir les effets des défaillances rituelles qui ont eu lieu à leur égard (le destin de l’enfant qui devient idiot se dessine lors de son baptême; le mort qui revient est motivé par un règlement de comptes et dénonce un déficit ritique à l’égard de son destin posthume qui l’immobilise dans un entre-deux-mondes). Inachevées dans leur développement initiatique, biologique et/ou mental, ces existences à rebours mobilisent un ensemble de ratés dans la socialisation des sexes et des âges. Caractérisées souvent par des déséquilibres ambulatoires (le clochard, le boiteux), physiques (la femme à barbe, l’homme efféminé ou trop fort), psychologiques et comportementaux (l’idiot, l’hystérique, le sauvage), elles sont investies d’un imaginaire culturel qui en fait des êtres du seuil, des passeurs ou des « étrangers du dedans ». Créant un brouillage culturel, elles se définissent aussi par une fluctuation et une porosité des statuts ontologiques des identités. Si la dualité générique constitue, pour Françoise Héritier, le fondement essentiel de l’ordre social et hiérarchisé, le PL, troublant les frontières, notamment entre le masculin et le féminin (l’homme enceint, l’hommasse, la vieille fille virile, la femme « qui porte les culottes », etc.), s’érige dès lors comme une figure du désordre. Le texte joue, dans de nombreuses occasions, sur les (ambi)valences de ces personnages qui font coexister l’envers et l’endroit d’un même état. La destinée excentrique se particularise aussi par ses démesures et ses lacunes dans chacune de ces catégories culturelles.
Un exemple de PL : La Classe de neige de Carrère
Sans doute ces propos s’éclaireront-ils davantage avec quelques illustrations concrètes que j’étayerai en étudiant un roman, La Classe de neige d’Emmanuel Carrère, publié en 1995, qui narre le voyage du petit Nicolas, âgé de treize ans, sur lequel plane une menace qui se concrétise à la toute fin du récit lorsque son père kidnappe et assassine un petit garçon. On peut faire l’hypothèse que le roman de Carrère invente une trajectoire du personnage modélisée sur une refonte et une conversion des matrices initiatiques. Il raconte ce qui se passe quand on s’écarte de la coutume et de la voie tracée par les rites.
Nicolas est bien, à ce titre, un PL au sens où l’entend Marie Scarpa. Il est figé dans un entre-deux constitutif, il ne franchit pas correctement les étapes menant à l’apprentissage de la différence des sexes et des âges. Nicolas est un personnage qu’on pourrait qualifier de mal-initié : il occupe une place marginale au sein de la communauté enfantine, car il n’a jamais réellement socialisé avec les garçons de sa classe : à l’école, par exemple, il ne déjeune pas à la cantine, là où tous les « liens les plus forts entre ses camarades s’établissaient » et où toutes les « choses [se] passaient ». Il fait, par ailleurs, encore à l’âge de treize ans pipi au lit, il est « craintif et trop couvé », et enfin il est le « plus petit » du groupe (26). Il ne participe pas à une sociabilité de l’enfance.
Comme c’est souvent le cas dans la littérature contemporaine, le récit ne thématise pas explicitement de rite de passage; il dramatise toutefois l’expérience de la classe de neige comme un passage et met l’accent sur des logiques du liminaire – soit de l’entre-deux, du seuil, de between and betwixt (comme le définit V. Turner) – qui apparaissent dans les hypotextes qui mettent en scène des êtres inachevés du point de vue de la socialisation (les contes merveilleux, les récits d’horreur, les romans pour la jeunesse qui constituent la bibliothèque du jeune lecteur qu’est Nicolas), mais aussi dans les espaces et temporalités textuels qui surdéterminent les difficiles transits. Le roman, précisément, scénarise des temps et des lieux qui véhiculent cet imaginaire du passage. Il insiste en effet sur le crépuscule (35), la « tombée de la nuit » (15), l’aube, l’hiver tout autant que sur les zones de transition spatiales que sont le « seuil », le « couloir », la « porte ». Ces passages matériels ponctuent les entrées et sorties du personnage. L’insistance sur l’entre-deux, spatio-temporel et biographique, suggère que le texte problématise dans le grain de sa narration les traits de logiques « liminaires ». Cette dramatisation rituelle, on la constate également à travers une sorte de formalisation structurelle des étapes constituant la scénaristique du rite de passage, tel que l’a défini A. Van Gennep, à savoir :
• la phase de séparation, où le futur initié est séparé de son groupe, correspond précisément au premier chapitre du roman de Carrère retraçant le trajet de 400 km qui mène l’enfant à la classe de neige : celui-ci quitte pour la première fois le nid maternel;
• ensuite, la phase de marge, dynamisée par la métamorphose et par l’expérimentation de l’altérité, s’accorde ici avec le chronotope de la classe de neige (chapitres 3 à 29);
• et enfin la phase d’agrégation, qui marque le moment de la réintégration de l’initié dans sa collectivité, coïncide, structuralement, avec le retour de Nicolas à la maison familiale (dans les deux derniers chapitres du livre) : ce retour fait en sens inverse la route initiale.
On a donc une progression linéaire de la narration où les trois grandes phases du rite sont construites chronologiquement : tout le récit est ainsi configuré par l’emboîtement de séquences de séparation – marginalisation – agrégation.
On le comprend en effet, le roman propose une extension de la liminarité qui recouvre presque l’intégralité de la narration puisque la classe de neige est cet espace-temps où se déroulent toutes les actions du récit. Qu’est-ce qu’une classe de neige d’un point de vue anthropologique? Il s’agit d’un espace clos (r)enfermant une communauté masculine (une classe d’âge et de sexe) où les jeunes font l’expérimentation de leur virilité, passage que Van Gennep appelle la « puberté sociale ». La classe de neige relève d’un script culturel scolaire du XXe siècle organisant des séquences d’actions rituelles et mettant en place des sociabilités juvéniles. Elle reforme également une nouvelle communauté, celle des enfants avec sa hiérarchie (le chef et ses acolytes, les souffre-douleurs). Eu égard à ce qu’elle est dans le roman de Carrère, elle peut être définie comme une hétérotopie, pour reprendre cette notion anthropologique proposée en 1966 par Michel Foucault. Les hétérotopies sont ces « espaces autres », ces « utopies localisées », hors de tous les lieux. Espaces de la mise à l’écart, ce sont tous des lieux autres « par rapport aux espaces culturels ordinaires ». Et Foucault d’évoquer, en fonction des types de sociétés ou d’hétérotopies (de crise, de déviance, etc.), la hutte initiatique, la cabane enfantine, le collège, le service militaire, etc. Il précise que l’hétérotopie juxtapose « en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles », comme ici la classe de neige superpose à la fois les aspects caractéristiques de la maison (on y dort), de l’école (on y apprend), de la forêt (on explore la nature), de la montagne (on pratique des sports) : elle est en somme tout à la fois classe, donc liée à la scolarisation, à la réglementation de l’écrit et de l’apprentissage (donc lié au domaine de l’esprit), mais en même temps « neige », c’est-à-dire connotant un univers des vacances, de l’activité sportive, de la liberté du plein air et du loisir (ski, cinéma) où le jeune fait l’épreuve et l’expérimentation du corps. C’est aussi une colonie (ne dit-on pas des colonies de vacances?) où la vie quotidienne est hyper-réglée : le réveil et le coucher sont fixés pour tous les enfants à la même heure, tous dorment dans les mêmes types de lits, mangent aux mêmes heures (sauf précisément le petit Nicolas qui déroge à toutes les règles de cette hétérotopie). Comme l’« hétérotopie de crise », la classe de neige est un « chronotope du seuil » que Bakhtine appelle également le « chronotope de la crise, du tournant d’une vie » dont on a déjà parlé. Mobilisant des traits anthropologiques hétérogènes, la classe de neige est un espace-temps par définition transitoire et ambivalent : elle inclut le dedans et le dehors, le sauvage et le civilisé, le mort et le vivant, le monde de l’enfance, de la préadolescence et de l’adulte. Ce qui intéresse l’ethnocritique, c’est la dimension proprement « liminaire » qui se dessine en creux dans l’hétérotopie. Il me semble que la classe de neige apparaît comme une hétérotopie initiatique, comme un chronotope où s’expérimente l’altérité identitaire. C’est donc une grande phase liminaire qui architecture le récit de Carrère. On y retrouve d’ailleurs des péripéties et des aventures qualifiantes que doit surmonter le néophyte : « la classe de neige allait être une épreuve terrible » (20) pense Nicolas. Ces épreuves prennent ici la forme d’une série de premières fois : première fois que l’enfant est à l’extérieur de son voisinage; premier coucher en dehors de son lit; première fois qu’il peut s’asseoir, comme un grand, sur le siège avant dans une voiture (47); première éjaculation. Je mentionne que, pour Foucault, l’hétérotopie de crise est pour les jeunes garçons ce lieu des « premières manifestations de la sexualité virile » qui devaient avoir lieu « précisément “ailleurs” que dans la famille. »
Au niveau macro-narratif, on a donc un large segment organisé sur une liminarisation progressive. Au niveau micro-narratif, on retrouve des processus spéculaires qui emboîtent des rites mettant en abyme une sérialité de phases duales de séparation et de liminarisation. Toute la trajectoire du petit Nicolas est constituée d’une série de mises à l’écart qui le séparent du groupe et qui contribuent à l’ensauvager, à le marginaliser, à le liminariser. Un exemple parmi d’autres suffira à montrer le processus de spécularisation : Nicolas arrive au chalet « peu avant la tombée de la nuit » (temps d’entre-deux) avec son père alors que les « autres [arrivés la veille] avait pris le matin leur première leçon de ski […]. » Déjà, il y a décalage dans la phase de séparation puisque le jeune garçon ne s’est pas séparé de sa communauté familiale au même moment et par la même voie que les autres enfants (soit en prenant l’autobus), son père ayant exigé d’aller le reconduire :
[O]n interrompit la projection pour accueillir les nouveaux venus. […] les enfants dans la salle se mirent à chahuter. Nicolas, sur le seuil, les regardait sans oser les rejoindre. […] En franchissant le seuil derrière [l’institutrice], il ressentait les pénibles impressions du nouveau à qui rien n’est familier, dont on va certainement se moquer. […] [E]lle annonça sur un ton de plaisanterie que Nicolas, comme toujours dans la lune, avait oublié son sac. Qui voulait lui prêter un pyjama? (15-17. Je souligne.)
Outre le fait que ce « chahut » fait d’« hostilité », de « railleries » et d’un « éclat de rire général » est une référence au célèbre incipit charivarique de Madame Bovary, le texte surdétermine le figement sur le seuil du nouveau venu, qui est par définition à l’extérieur du groupe qu’il n’ose rejoindre. On peut affirmer que Nicolas présente les traits spécifiques de l’individu en position liminaire, à savoir qu’il est dans « une situation d’entre-deux » et qu’il se caractérise par une « invisibilité sociale » marquée, entre autres, « par l’enlèvement [de ses] vêtements, insignes et autres signes » de son statut préliminaire (il a oublié son sac de vêtements). Son arrivée tardive renforce sa place marginale au sein de cette communauté juvénile.
Le rite est formalisé par le texte qui lui-même thématise un trajet initiatique discret et invisible. Le personnage principal fait l’expérience de l’altérité et passe au travers des frontières entre sauvage et domestique, vivant et mort, masculin et féminin nécessaires à son initiation. Il fait également « l’apprentissage de la maraude, l’épreuve de la nuit, de la violence, de la peur, le parcours de territoires inconnus [qui] sont le lot des jeunes garçons », mais il accomplit cette traversée des gués dangereux du destin adolescent sur le mode de la rêverie, de la lecture. Nicolas ne s’engage pas, comme se l’imagine Hodkann, « à la recherche de René sur le sentir du mystère, […] [pour] découv[rir] avec lui des passages secrets, explorant des souterrains humides, jonchés d’ossements » (98) comme le font les jeunes garçons. La chasse au (méchant) voleur d’organes n’a lieu qu’imaginairement. L’errance est ici mentale, mais elle demeure toutefois un moyen d’ensauvagement : l’expérience de la lecture transpose « dans d’imaginaires aventures » les initiations qui sont habituellement très concrètes et qui conduisent « à la maîtrise des marges foraines, à l’épreuve de la peur, à la subtile connaissance des chasseurs » et qui « fonde et dessine plus complètement encore l’identité d’homme ». Pourtant, Nicolas reste incomplet, car le ratage se situe sur le plan de la socialisation. Il franchit ces étapes en solitaire, à l’écart du groupe, comme un héros de conte, et non pas comme les « vrais » jeunes garçons : en effet, les pratiques juvéniles de la culture française prescrivent un vivre-ensemble et une expérimentation collective de l’altérité. Nicolas, lui, joue à se faire peur tout seul. S’il est mal-initié à la sociabilité juvénile, à la distinction entre le réel et la fiction, et si, à la fin, l’échec de sa rencontre avec l’autre sexe confirme l’impossible entrée dans l’âge adolescent (il ne quitte pas le monde de l’enfance : la femme étant toujours pour lui une « fée »), son altérité l’autorise d’une compétence pour laquelle il est sur-initié : en effet, son aptitude à la lecture, à la fabulation, à la fantaisie et au rêve le met dans une relation privilégiée avec l’imaginaire, l’invisible, l’au-delà.
Le ratage initiatique de Nicolas est surtout le fait que la phase de marge s’ouvre non pas sur une agrégation, mais sur une liminarité constitutive. Contrairement au conte qui organise des séquences d’actions rituelles accomplies et réussies, et à rebours du rite dont la finalité est l’agrégation à la communauté, le récit de Carrère narre une succession de passages allant d’un état liminaire à un autre : Nicolas passe d’une liminarité communautaire, instituée, scolarisée et fermée (celle de la classe de neige qui est programmée pour agréger et civiliser) à une liminarité publique et médiatique (celle d’être le fils d’un meurtrier pédophile). Le roman raconte en somme la mise en marge définitive de l’enfant : « on changerait encore de ville, on changerait peut-être de nom » (146). L’ensauvagement du père met le fils, déjà en marge, dans une classe à part où la « honte » est désormais son « lot ». Tout à la fois ici et là-bas, mort et vivant, mobile et immobile, endormi et réveillé, Nicolas cumule les signes d’une altérité liminaire, qui est la marque de l’inachèvement et d’une trajectoire de vie arc-boutée sur des ratés initiatiques.
Mais entre le liminaire initiatique qu’est la classe de neige et le liminaire public et constitutif qu’est l’état de fils d’assassin, on retrouve une zone de transition, une phase liminaire de résistance, qui est un temps matriciel de l’ignorance (ce qui est l’inverse de l’initiation dont le propre est l’acquisition d’un savoir) et qui correspond ici à une revendication de la liminarité, une nécessité et un appel à l’entre-deux :
Il [Nicolas] aurait donné sa vie pour que cette minute dure éternellement, pour que la chenille [le manège] ne s’arrête plus. Ce qui venait de se passer, ce qui était en train de se passer en bas n’existerait pas [c’est-à-dire le petit frère en train de se faire kidnapper]. Ils ne l’apprendraient jamais. Il n’y aurait plus que cela dans la vie, la chenille qui tournait de plus en plus vite […]. (66)
Chez Carrère, le déni du réel – qui n’est pas nécessairement une liminarité par état, mais, dans certains cas, par choix ou désir (le dernier face au néant) – est récurrent : « Le bonheur, c’est de se mettre hors d’atteinte. » La liminarité de résistance se trouverait chez certains sujets sociaux qui refusent, craignent, regimbent l’irréversible de la distinction qu’impose le rite. Elle se voit aussi dans le refus de la transformation et de la métamorphose, qui correspond dans La Classe de neige au refus de passer à l’âge adolescent et de quitter le monde enchanté de l’enfance. Comme Peter Pan, cet « enfant qui ne voulait pas grandir », Nicolas veut rester dans cet entre-deux, avant « cet instant, cet endroit terribles où tout d’un coup on basculait de l’autre côté » (64), ce « seuil du vide » (64), ce moment d’avant la connaissance et d’avant la confrontation au monde (violent, traumatisant) des adultes : il ne cesse de rêver qu’il reste là, figé dans l’ambivalence : « La nuit n’aurait pas de fin. Peut-être qu’ils ne sortiraient jamais » (40) espère-t-il, et ce, jusqu’au retour à la maison, où encore une fois il imagine que la cabine d’ascenseur « s’arrêterait entre deux étages et qu’ils y resteraient toujours » (147). Ne jamais sortir de ce « creux du mur », de « cet espace étroit, sombre, un vrai trou à rats » (41), ne pas vouloir rentrer à la maison, c’est ne pas vouloir affronter la réalité (ici du père meurtrier), mais pour le dire autrement, en termes anthropologiques, c’est faire du lieu transitoire une forme de domus rénovée, c’est tenter la domestication de la frontière, du seuil, du saltus. La marge devient un lieu de protection. Or, comme l’écrit Marie Scarpa, « pour vivre il faut sortir un jour du ventre et affronter au grand jour la communauté; être initié c’est quitter l’indistinction et trouver sa place. » Parler de la marge en ces termes permet de penser un certain nombre de personnages qui habitent (et abritent en eux) la marge, qui la domestiquent, et pour qui elle est existentielle, définitoire de leur identité (sa spatialisation n’est qu’un de ses aspects qui sont aussi temporels, sociaux, culturels). Nicolas, comme le dit le texte, est « à l’écart des autres enfants, définitivement installé […] dans le rôle du problème à résoudre. » (46) Il est bien dans une classe à part.
Que le roman contemporain ne cesse de raconter des virtualisations, des dématérialisations, des disparitions est un fait. Mais force est de constater que ces phénomènes et processus, lorsque le désordre de la socialisation de l’individu est au cœur de la narration, peuvent être regroupés à l’enseigne des liminarisations, tout en restreignant la notion de PL aux personnages qui vivent (mal) des moments fondateurs de l’existence (souvent tributaires de passages rituels). Car si la littérature contemporaine voit une formidable extension et prolifération des seuils, limites, opercules, tous les passages ratés et toutes les marges n’engendrent pas un PL. Certaines conditions sont nécessaires. Je voudrais ici en dénombrer quelques-unes. Il faut que le « passage » dont il est question soit lié à une forme de ritualité (qui est, souvent, dans le récit contemporain, éclatée, dévoyée et/ou invisible), bref que ce schème du passage soit organisé autour du double sens du mot, à la fois un pas compris comme une marche, une errance, un déplacement, et une transformation d’état, d’un statut, d’une classe d’âge (et à ce titre, j’insiste surtout sur le second volet de la définition). Le rite peut être raté… ou pas. Précisons : le rite « modèle » n’existe pas, les circonstances l’entourant varient avec le temps, l’espace, les individus. À ce titre, un léger dysfonctionnement est plutôt la preuve que le rite est vivant, dynamique, non folklorisé, dès lors il ne produit pas nécessairement un PL. Deuxième critère relatif au précédent : il faut que le processus de la socialisation entendu dans son sens anthropologique d’acquisition des différences de sexes, de statuts et d’âges soit au cœur de la trame narrative. Autre précision : toute trajectoire biosociologique n’est pas une ligne droite; et des écarts surviennent à des moments ou à d’autres, d’où le fait que – troisième nécessité –, mis à l’écart et « hors d’atteinte », le PL doit avoir une incomplétude constitutive, une marginalité durable et une invisibilité structurale. Ainsi, il est, pour reprendre autrement Lotman, incapable de « traverser les frontières structurelles de son espace culturel ». N’étant plus classé (ou étant mal classé) dans une catégorie d’âge et/ou de sexe, cumulant souvent les désordres et les excès, il a de la difficulté à définir sa place à l’intérieur du système social qu’il ne cesse de déranger, de désordonner. Mais, en contrepartie, l’abolition de ses insignes qui font l’identité peuvent lui permettre de refonder un ordre nouveau. En résumé, au PL correspondent des chronotopes (le seuil, la crise), des compétences (gardien du seuil, opérateur de médiations, créateur de lien), des actions (le passage, la traversée) et des buts (la socialisation, l’initiation) particuliers.
Ainsi, le roman contemporain voit le déploiement d’une narrativité motivée par des cosmologies hétérogènes et par des schèmes culturels. Ce sont bel et bien des ethno-logiques – celles de l’invisible initiation, de la liminarisation, de l’ensauvagement, de la socialisation – qui peuvent organiser les composantes textuelles que sont les intertextualités, la langue, la temporalité, la spatialité et le personnage. Sans doute l’intérêt de la notion du PL, outre le fait qu’elle prolonge les analyses narratologiques et sémiotiques sur le personnage, est qu’elle opère une véritable resémantisation socioculturelle des textes et qu’elle prend en compte les manières anthropologiques de faire, de dire et de lire les trajectoires de vie.
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