Matthieu DUPERREX
Matthieu Duperrex, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, enseigne en design à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Ses travaux procèdent d’enquêtes sur les milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels ou numériques. Publications : Shanghai Nø City Guide (Toulouse, 2012), Micromegapolis (Toulouse, 2013), Périphérique intérieur (Marseille, 2014), Sédiment(s) (Marseille, 2018).
Son site Internet : www.urbain-trop-urbain.fr
m.duperrex@urbain-trop-urbain.fr
Pour citer cet article : Duperrex, Matthieu, « Acosmies. Sur la frange d’un monde inhabitable », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/acosmies-sur-la-frange-dun-monde-inhabitable/>.
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Résumé
L’auteur propose de prendre à revers la thèse heideggérienne selon laquelle « l’animal est pauvre en monde ». Examinant la lettre de cette théorie, il montre comment elle est traversée d’un dualisme symptomatique de la Modernité. L’acosmie prêtée à l’animal devient alors un paradigme utile pour décrire le « cercle de désinhibition » qui régit cette Modernité, notamment avec l’avènement de l’anthropocène. Paradoxalement peut-être, c’est le « versant animal » qui survient alors comme donation d’un sol depuis lequel contrer les menaces de l’acosmie.
Mots-clés : acosmie – monde – terre – animal – finitude – Heidegger – anthropocène – écologie
Abstract
This paper criticise the Martin Heidegger’s thesis on the animal as “poor in the world” (weltarm). Actually, it’s merely the supposed “world-forming” human which is threatened by the acosmy. And, in the Anthropocene, the animals, specially the wild ones, give us chance for « re-earthing » our condition of being.
Keywords: anthropocene – world – Earth – animal – Heidegger – interspecies studies – ecology
Sommaire
Introduction
1. La « pauvreté en monde » de l’animal
2. La robinsonnade heideggerienne
3. Peut-on sortir du cercle de désinhibition ?
4. Redevenir terriens par le versant animal
Conclusion
Notes
Bibliographie
Sophie Calle recouvre le grand ours blanc d’Alaska (2,70 m de haut) d’un drap blanc, afin de lui donner une présence fantôme, ce qui est une autre façon de lui prêter vie et agentivité… Exposition « Beau doublé, Monsieur le marquis ! », Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, du 10 octobre 2017 au 11 février 2018. ©Matthieu Duperrex
Pierre Huyghe intègre la « créature », un pingouin albinos confectionné en fibre de verre et fourrure synthétique, déterritorialisé, la tête en bas dans le plafond technique de la Fondation Vuitton, où est présentée l’installation vidéo « A Journey That Wasn’t » (HD, 21’41’’, 2005). Exposition hommage à Pierre Huyghe, événement collatéral de la 57e Exposition internationale d’art – La Biennale de Venise, du 10 mai 2017 au 26 novembre 2017. ©Matthieu Duperrex
Gilles Delmas, « The Ferryman (Le Passeur des lieux) » (HD, 71’, 2016). Damien Jalet, chorégraphe-performeur, interprète un homme-cerf conjurant, à travers rituels et transes, l’exploitation de la nature. Exposition « Intuition », Palazzo Fortuny, Venise, du 13 mai 2017 au 26 novembre 2017. ©Courtesy Gilles Delmas/Lardux films
Il y a aujourd’hui une question animale. Plus précisément, la question animale ne se cantonne pas à l’inconfort moral croissant que provoque l’abattage industriel du bétail destiné à la consommation carnée, à cette « justification de la mise à mort, la mise à mort comme dénégation du meurtre.» L’étrangeté de la chosification des animaux, et à l’inverse l’ouverture suspensive de l’étonnement « qui sont les animaux ? », appelant à la rencontre d’individus dans leur diversité irréductible, l’orbe de cette question embrasse aussi le monde de l’art contemporain. Les corps animaux et le « devenir animal » peuplent la création artistique. Biennales et expositions internationales accueillent les œuvres « animalières » de Pierre Huyghe, Gloria Friedmann, Fritz Haeg ou Cai Guo-Qiang. Le Musée de la Chasse et de la Nature est régulièrement investi par des artistes de renom, de même que les collections « nécroésthétiques » des grands muséums d’Histoire naturelle. Depuis la performance « I like America and America likes me » que Joseph Beuys réalise en 1974 avec un coyote sauvage dans une galerie new-yorkaise, des animaux vivants sont aussi régulièrement parties prenantes du dispositif plastique. Dans le bio-art, on fait même « coopérer » des animaux plus modestes, telles que souris et fourmis, quand ce ne sont pas des bactéries… Plutôt que de commenter certaines de ces œuvres (nous laissons cela à un prochain travail), nous souhaitons ici discuter le socle métaphysique du regard contemporain sur les existences animales, leurs lieux.
Dans son cours professé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d’hiver 1929-1930, publié sous le titre des Concepts fondamentaux de la métaphysique, Martin Heidegger soutient que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm). Cette thèse de l’acosmie de l’animal est fameuse. « L’animal est pauvre en monde » : Heidegger prétend appuyer cet énoncé d’essence sur sa connaissance de la zoologie – il est informé de la zoologie de son temps et notamment des découvertes de Jakob von Uexküll sur les mondes ambiants (Umwelten) des animaux, dont il s’est servi dès la rédaction de Sein und Zeit. Mais Heidegger se défend d’en faire un énoncé scientifique à proprement parler, puisque selon lui, la science ne peut prétendre au « dévoilement » de l’être, à la vérité tant de la vie que de l’existence, que seule peut atteindre la philosophie. Si nous en restions aux sciences naturelles, nous ne pourrions approfondir et élucider la question du monde, bien que nous pourrions avancer de nombreux états de faits sur la biologie animale, le comportement et les milieux de vie des animaux dans leur grande diversité.
Pourquoi donc la carence de monde serait-elle le fait et la condition profonde de l’animal ? Heidegger soutient que l’essence du comportement (Benehmen) animal est l’accaparement (Benommenheit), d’après lequel il suit ses pulsions et tous ses processus organiques au sein d’un milieu ambiant, « mais jamais dans un monde ». L’accaparement signifie rien moins que la privation ou bien le retrait vis-à-vis de la capacité humaine à saisir quelque chose « en tant que » quelque chose (§ 59 b). La relation à quelque chose ou à l’autre est « mise de côté », du moins en ce que la relation, dans le milieu ambiant, pourrait mettre à jour de l’étant (sa manifesteté, Offenbarkeit). L’animal ne peut saisir l’étant puisqu’il ne peut penser celui-ci (ce que veut dire saisir quelque chose en tant que quelque chose, c’est justement penser).
Selon Heidegger, cette impossibilité d’essence tient à ce que le comportement animal est « encerclé » ; et si l’animal entre bien en relation avec tout un ensemble d’êtres à l’intérieur de son Umwelt, cette relation à l’autre au travers des schèmes pulsionnels est tout sauf une relation à l’étant qui se manifesterait comme tel à l’animal. L’ouverture de la relation est dans un cercle et elle n’en sort pas. Uexküll considérait que l’environnement de l’animal n’était pas un monde, mais un « entourage pessimal » qui rebrousse sur l’animal et le forclos dans son cercle comportemental : « le terme pessimal [caractérise] le monde extrêmement hostile dans lequel évoluent la plupart des animaux. Mais ce monde n’est pas leur milieu, il est leur entourage. Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Heidegger écrit en continuité que « la façon dont ce qui lui est autre est admis dans cette ouverture propre à l’animal nous la qualifions du nom de désinhibition ». Le cercle de désinhibition serait ainsi la seule figure approchée de quelque chose comme une « vie intérieure » de l’animal, si elle existe, et cela se résume à la zone de compulsion des pulsions comportementales selon les capacités intrinsèques de chaque animal. Vu depuis l’être humain, l’animal est donc pauvre en monde, c’est-à-dire que dans l’ouverture qui caractérise le fait d’être dans un cercle de désinhibition, il n’a pas de monde du tout, car pas de manifesteté de l’étant en tant qu’étant. L’affairement de l’homme, du Dasein humain « configurateur de monde », n’a donc rien à voir avec l’accaparement de l’animal, « pauvre en monde ». Cette acosmie des animaux, associée à la compréhension évolutionniste du vivant comme lutte pour la survie, débouche sur une définition de la nature comme un règne de l’être, ou mode d’existence radicalement différent du « fait d’être là » qui tient lieu de toile de fond à la quotidienneté du Dasein humain.
Il s’ensuit deux remarques, l’une sur la nature, l’autre sur le Dasein humain. Quant à la nature, ce n’est pas parce que les animaux sont pauvres en monde qu’ils ne la peuplent pas, ils la peuplent de tout cet enchâssement prodigue des Umwelten. L’acosmie de l’animal n’a donc pas pour la nature la signification de cette forme de « démondanisation » (Entweltlichung) qui est celle du regard scientifique posé sur les choses, lequel nous dédouane d’une relation qualitative à l’environnement (selon la phénoménologie husserlienne par exemple). Seconde remarque, il y a aussi du côté du Dasein humain une forme d’effondrement du monde, pas une pauvreté ou une privation de monde, mais une dilution de tout ce qui fait signe dans le monde ambiant et quotidien. C’est bien ce que désigne le concept d’angoisse chez Heidegger. Dans l’angoisse, ce qui s’effondre, c’est le monde ambiant (Umwelt). Ce monde qui disparaît n’est pas le cosmos ou le grand tout, c’est une surface de projection des possibilités d’existence et d’accomplissement pratique du Dasein, des épreuves de vie intimement liées à la mort, à la destination de laquelle veut justement dire, avec toute sa charge, « être au monde ». Enfermé dans son cercle d’hébétude, l’animal n’est même pas être-pour-la-mort, comme le Dasein humain, il ne meurt pas, il finit. Vingt ans après le séminaire, Heidegger maintient dans son essai « La chose » que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde (die Welt als Welt) en y habitant ». Si l’animal est privé de la mort, il est privé de la privation en tant que telle, il est privé du deuil. Le Dasein a seul cette charge d’être au monde, ce que veut dire être-pour-la-mort, et par conséquent une confrontation continuelle au dehors.
« Le “souci” par lequel Heidegger caractérise l’“essence” du Dasein désigne justement le fait pour lui d’être toujours en avant de soi dans le monde, c’est-à-dire de se rapporter temporellement aux choses et à soi-même sur le mode de l’avenir. Cet avenir est borné par la mort, en sorte que l’on peut bien dire que la “fin du monde” est paradoxalement l’horizon du monde lui-même. »
Il n’y aurait ainsi pas de communauté métaphysique possible entre nous les humains, qui serions des configurateurs de monde, qui vivons cependant projetés dans la « fin du monde », et les animaux, qui composent la nature et sont privés de monde, comme de fin du monde d’ailleurs. Ce que Heidegger conteste aux animaux, c’est une intentionnalité, du moins celle qui signifierait que l’animal puisse se représenter quelque chose en tant que quelque chose. Heidegger présente l’Umwelt animal comme limitatif, circonscrivant un périmètre particulier à chaque animal, périmètre qui est une première thématisation de la pauvreté – par contraste, « le monde de l’homme est riche, il est plus grand en périmètre, va toujours plus loin en pénétration ». On peut objecter à cette acception du monde les « capacités » animales. Il est par exemple évident que l’odorat du chien est plus développé que celui de l’homme, ce dernier à un pouvoir de discrimination moindre et donc moins d’accès, moins de perfection en ce sens. Mais la pauvreté en monde n’est pas un « moindre », c’est une privation. En quel sens alors ? Pour répondre à cette question, Heidegger évalue la possibilité de se transposer dans un autre être (la pierre, l’animal) et d’expérimenter ce qu’il en est de lui, de ses états, en somme de faire « comme si ». À ce moment, nous les lecteurs contemporains, nous espérons une sortie hors du cercle de désinhibition. Car se transposer dans l’animal voudrait dire parvenir à l’accompagner dans ce qu’il ressent, dans ce qu’il voit et dans sa représentation du monde, s’il en a une, ne serait-ce que parce que nous lui en prêterions une. Pouvons-nous nous transposer de façon à savoir quel effet cela fait d’être tel animal et d’éprouver sa sphère d’accès au monde ? C’est une question que posera à son tour le philosophe cognitif Thomas Nagel en 1974, « What is it like to be a bat? » Mais la réponse d’Heidegger est étonnante (surtout si l’on connaît celle de Nagel, pour qui il y aurait une intersubjectivité propre à une espèce animale donnée qui nous empêche de nous situer « à la place » d’une conscience animale, c’est-à-dire selon la perspective qui est la sienne sur les qualia de l’expérience du monde). Selon lui en effet, cette transposition de l’homme dans l’animal, si elle induit quelques suppositions fallacieuses (dont l’animisme), est « possible en principe » bien qu’on puisse douter de sa mise en œuvre effective. Se transposer dans une pierre n’aurait pas de sens, mais dans un animal cela aurait un certain sens. Lequel ? On ne saura hélas jamais. Heidegger procède exactement comme Descartes dans les Méditations métaphysiques lorsque surgit l’hypothèse de la fiction du monde, « mais quoi, ce sont des fous », ceux qui s’imaginent le cul comme des amphores et le corps surmonté de têtes d’oiseaux !
C’est ici qu’éclate une splendide manifestation de la « robinsonnade » de Heidegger : « cette possibilité [pour un être humain de se transposer dans un autre être humain] fait déjà originellement partie de l’essence propre de l’homme. Dans la mesure où un homme existe, il est, en tant qu’existant, déjà transposé en d’autres humains, même lorsqu’il n’y a en fait aucun autre être humain à proximité ». Car, explique Heidegger, la définition-même du Dasein de l’homme, de son être-là, enveloppe un être-ensemble, de sorte que se transposer, pour un humain, dans un autre être humain, c’est superflu, voire « absurde ». On devine que cette superfluité, qui tient à ce que jamais l’homme n’est d’abord un être isolé pour-soi, repose en dernière instance sur le logos. On se doute que c’est l’emprise du logos sur le monde qui incite à nous faire penser que nous pouvons a priori nous transposer dans l’animal, mais que c’est la privation de monde dans sa sphère propre qui fait que l’animal refuse en toute logique cet accompagnement par l’humain. Car il est pauvre en monde au sens où il n’en a pas besoin ; et ce dont il n’a pas besoin, qu’est-ce sinon la forme symbolique d’expression du monde ? L’animal n’a pas ce fond originaire de l’être-ensemble qui prédisposerait à l’accueil de l’humain en lui. Privé de l’en tant que tel, privé du monde, l’animal serait aussi (à la différence de l’humain) privé de l’altérité de l’autre comme autre. « En fin de compte, ce que nous appelons là configuration de monde est aussi, est précisément le fondement de la possibilité interne du logos ». Et cela parce que le monde est la manifesté de l’étant en tant que tel, parce qu’il est la manifesteté prélogique à quoi renvoie, originairement, le logos.
Dans ce périple métaphysique, l’homme est insularisé comme aucun autre être dans son vis-à-vis au monde. La confiance que Heidegger place en cette relation privilégiée de l’homme avec la mort est troublante. De même, que Heidegger utilise cette généralité qui est une réduction empirique, « l’animal », tout type d’animal serait « pauvre en monde ». Comme si cela existait, « l’animal » ! Heidegger est comptable du même « mysticisme » de l’abstraction spéculative dont le jeune Marx accusait Hegel parce que ce dernier (dans l’Encyclopédie, § 8) prenait l’abstraction du fruit (LE fruit) pour une réalité existant hors de nous et placée comme essence vraie à côté des fruits, une pomme, une cerise noire, etc. Enfin, cette logique qui voudrait qu’il y ait davantage de différence (un « abîme », même) entre le Dasein humain et les animaux qu’entre tous les animaux entre-eux, cela ressemble fort au dualisme que la phénoménologie prétendait avoir dépassé. Un monde « configuré » dans les limites étroites d’un anthropocentrisme dualiste, n’est-ce pas justement ce dont il eût fallu s’affranchir pour penser ? Cette limitation à laquelle l’abstraction spéculative et l’anthropocentrisme de Heidegger assigne les animaux, cela ressemble beaucoup, nous dit Jacques Derrida,
« aux rivages, au contour d’une île dans laquelle un homme robinsonnien ne se rapporte à l’animal que pour lui-même, en vue de lui-même, de son point de vue, dans son pour-soi. C’est ainsi qu’il se reporte à l’animal qu’il mange, qu’il domestique, qu’il maîtrise, asservit ou exploite comme une chose pauvre en monde, qu’il fait parler comme un perroquet, dont il redoute la voracité carnassière qui le dévorerait vivant et sans reste, voire à l’animal qu’il aime, etc. Telles seraient les limites structurelles d’un contour insulaire, en un mot, les limites d’un homo robinsonniensis qui percevrait, qui interpréterait, qui projetterait tout, en particulier l’animal, solitairement, solipsistiquement, en fonction de l’insularité de son intérêt ou de son besoin, voire de son désir, en tout cas de son fantasme anthropocentrique et robinsinocentré ».
Cette façon de vivre, de se transposer toujours déjà après la fin du monde – le titre de l’ouvrage de Michael Fœssel est significatif – singularise notre Modernité. Il semble que la robinsonnade que nous venons de décrire dans le texte de Heidegger, cette insularité du fantasme anthropocentriste et dualiste, forme de cette époque une définition assez juste. Aussi, la traduction topologique de la différence entre humains et non-humains ne devrait pas nous dispenser d’analyser les soustractions dont est comptable la « fabrique » du monde humain dans la pensée occidentale. À quel prix l’homme, ce « configurateur de monde », peut-il s’attribuer ce qu’il refuse à l’animal, à savoir la relation au monde ? On devine ce coût aujourd’hui, et il ne s’agit pas seulement des soixante milliards de mammifères et d’oiseaux qui sont tués dans le monde chaque année afin d’être mangés. L’aventure métaphysique de l’anthropisation comme construction de monde a signé une « acosmie » radicale et toxique, déployant une « sphère » de désinhibition de telle échelle – globale, celle du globe de la globalisation et de la mondialisation – que ses incidences écologiques nous paraissent criantes. Il y a bien un cercle de désinhibition propre à cette « fin du monde » et à l’anthropocène, qui est un autre nom pour un monde devenant tendanciellement inhabitable. Il faut que de grands médias diffusent les résultats d’une étude sur la disparition de 70 % de la biomasse des insectes pour que nous concédions un regard hors de l’habitacle de notre voiture, et encore !, nous oublions vite que nos essuie-glaces ne balayent plus tant d’invertébrés écrasés sur le pare-brise. Selon l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, les Modernes ont cette façon très singulière de « passer outre » le danger et l’imminence de la catastrophe que leur réflexivité leur permet pourtant d’anticiper. Pour que la flèche du progrès et du profit poursuive son essor, « il a fallu produire de manière calculée, sur chaque point stratégique et conflictuel de la modernité, de l’ignorance et/ou de la connaissance désinhibitrice ». On n’a eu de cesse de produire politiquement, normativement une inconscience qui permet de poursuivre la robinsonnade dans notre cercle de désinhibition. Parce que nous cultivons cette négligence nous pouvons vivre « après la fin du monde » et donc, ne pas nous préoccuper de la catastrophe qui vient. Pas étonnant, souligne Bruno Latour dans Face à Gaïa, que d’être responsable de la sixième extinction du vivant ne nous arrache guère qu’un bâillement ostensible : on s’en fiche. L’acosmie, c’est précisément notre mode d’existence.
On peut s’interroger sur la genèse de ce mode d’existence. Pour Bruno Latour, il faut en chercher la racine dans un tour de passe-passe théologique qui a transposé l’au-delà de la promesse religieuse dans le plan d’immanence de l’histoire, le « front de modernisation », de sorte que les Modernes se situent après le « temps de la fin », celui de l’Apocalypse. Pour Augustin Berque, le dualisme provoqué par l’adoption et la généralisation du paradigme occidental moderne classique (POMC) – qui s’est imposé à l’âge classique en Europe, avec la science de Descartes et Galilée – est justement ce qui a abouti à une acosmie, une perte de toute cosmicité. D’autres ont pu parler de « désenchantement du monde » alors qu’il s’agissait justement d’une certaine cosmophanie, celle des Modernes. La toxicité de cette cosmologie tiendrait à sa prétention universelle (mathesis universalis), à son totalitarisme (en tautologie réaliste, particulièrement prisée en doctrine économique : le monde est ce qu’il est) là où il y avait des mondes divers, et à son hégémonie au travers d’une économie mondialisée. La mondialisation prédatrice débouche logiquement sur cette acosmie.
Comme Bruno Latour qui oriente à présent son enquête sur le rattachement au sol, Augustin Berque se demande si l’on peut aujourd’hui « recosmiser » notre relation à la terre, c’est-à-dire cultiver à nouveau un lien avec une « terre habitée », un écoumène ? Pour dire que « le monde c’est la terre », il faudrait pouvoir incarner dans l’existence humaine cette relation de prédication. Puisque la Modernité a fait du monde « un univers neutre et objectal » il s’est produit une décosmisation par laquelle tout prédicat humain ou, plus généralement, vivant était nié du donné environnemental, ou bien frappé – ce qui revient au même – d’irrationalité et de superstition. Dans la mésologie d’Augustin Berque, on ne peut recosmiser qu’en procédant avant toute chose à partir du corps, et en reconnaissant plus particulièrement une triade du corps : le corps animal (biologique et individuel), le corps social (techno-symbolique et collectif) et le corps médial (éco-techno-symbolique), lequel constitue notre milieu. Le topos ontologique moderne (TOM) hérité du dualisme sujet-objet est une abstraction de la médiance, du milieu qui co-suscite le sujet et l’objet au travers de l’existence du corps médial. La privation du monde est donc une négation du corps médial. On note que pour Augustin Berque, l’écologisme – respect de l’environnement, éthique de la nature, etc. – ne suffit pas à « recosmiser » puisque l’écologie héritée de la science des écosystèmes s’accommode après tout parfaitement de l’élision du corps médial. Pour recosmiser, sans pour autant nier le legs historique de la Modernité, Augustin Berque suggère de partir des franges, des seuils, du limes de certaines démarcations admises, comme espace sauvage/espace cultivé ou bien monde/immonde ou encore la clairière (lichtung) heideggérienne… Ces seuils sont potentiellement riches en métaphores et en occasion de cosmophanies, bien que le changement de paradigme recherché par Berque ne puisse déboucher finalement que sur des cosmophanies naturalistes (au sens de Philippe Descola), la mésologie étant rétive à d’autres schèmes ontologiques. La « recosmisation » reviendrait alors à célébrer de nouveau un emboitement logique des sphères : la Terre, puis la biosphère, puis la noosphère.
Le fait est que la mésologie demeure un gradualisme (la trajection va du physique au sémantique). L’expression est empruntée à l’anthropologue Tim Ingold, qui place dos à dos les différentialistes (qui défendent l’idée d’une différence spécifique et d’une supériorité du genre humain) et les gradualistes (qui contestent la théorie des premiers en faisant valoir une progression sans rupture des capacités entre l’homme et l’animal). Or, Tim Ingold suggère de considérer l’homme et l’animal non comme s’il s’agissait de formes pronominales (Eduardo Kohn défend par exemple l’idée qu’un animal est un soi), mais comme des verbes : « humans are humaning, baboons are babooning ». Dans cette optique, Ingold nous invite à son tour à récuser l’imagerie dualiste et à changer de conception de la conscience, celle-ci étant moins capacité mentale que processus inscrit dans le mouvement dynamique de la vie (que Ingold définit comme seité). Il n’y aurait donc aucune opposition à considérer les animaux comme des personnes, encore faut-il se méfier du risque de projection anthropomorphique. Bien évidemment, on peut considérer l’humanité et l’animalité, le sauvage et le domestique – ou bien le concept de nature – comme des constructions « culturelles ». Beaucoup d’anthropologues ont soutenu ainsi que les êtres humains sont des configurateurs/constructeurs de leur environnement, imposant leur puissance symbolique au monde extérieur. Toutefois, pour Ingold, la singularité des humains ne fait certes pas question, simplement, toutes les autres espèces partagent cette singularité d’avoir quelque chose qui manque aux autres. Mais – nouvelle réserve – l’approche phénoménologique que consacre Ingold dans de nombreux textes offre-t-elle pour autant une voie de sortie du cercle de désinhibition ? Son « écologie sensible » (sentient ecology) qui explore sans solution de continuité toute manifestation de la vie, humaine et non humaine, ne fournit guère qu’une éthique vitaliste à l’intérieur d’un flux homogène de matérialités et d’horizons de possibilité, qu’il s’agisse in fine de penser la technique et les artefacts ou bien le vivant. Habiter vraiment le monde (dwelling) serait ainsi être en mouvement avec ce flux, épouser des chemins, dessiner des lignes, toutes métaphores certes esthétiques mais assez pauvres en définitive pour nous aider à vivre notre « fin du monde » qu’est l’anthropocène.
La thèse qui suit procède d’un étonnement. Curieusement, Sloterdijk, Latour ou Berque, qui tous abordent le problème philosophique de l’acosmie n’ont guère entrepris de revenir sur le versant animal pour thématiser l’opposition de la Terre et du Monde et initier un mouvement de reterrestrialisation. Or, depuis les lieux animaux, au cœur des inscriptions corporelles des non-humains, notamment dans des territoires rendus « inhabitables » mais où ne demeurent pas moins des enchevêtrements inouïs de trajectoires de vie, il y a des « sentinelles » qui s’adressent à nous… ou pas, dont l’absence et l’invisibilité sont signifiantes aussi. Avec ces sentinelles, c’est une métaphysique de la Terre qui promet de s’énoncer, sur la frange évanescente d’un monde en cours d’effondrement. Être sur la frange, au seuil de séparation, sur le limes de certaines démarcations admises, « par-delà nature et culture », pour paraphraser Philippe Descola, cela implique une ontologie, mais aussi une topologie, et puis une politique, voire une certaine diplomatie. Entre sauvagerie et civilisation, il y a une condition intermédiaire, qui nous offre une perspective inverse au mouvement de domestication, c’est la condition férale. Un chat féral, c’est un chat qui est « retourné » (qu’est-ce que ce retourner veut dire, en même temps ?) à l’état sauvage tout en restant dans les parages de la civilisation, dans une position de mitoyenneté. Si l’homme est bien, comme le soutient Heidegger, « configurateur de monde » (weltbildend), l’aboutissement de l’anthropisation ne nous amène-t-il pas à une frontière, une lisière (lichtung) de l’existence où ce qui peut rendre le monde à l’homme, lui tendre un miroir de reconnaissance, c’est justement l’animal, la perspective du soi animal ? Qu’il y ait effectivement un soi animal faisant face, c’est ce que l’irréductibilité du sauvage permet d’agencer, de sorte qu’il faut au moins savoir compter jusqu’à deux pour vivre et négocier ce vis-à-vis intersubjectif. Pourrions-nous nous figurer que le monde, notre monde a besoin de ce mouvement de réversion qui est celui d’une « diplomatie férale » ? Dans cette expression topologique du mouvement de réversion, il y aurait à la fois de la cosmologie, de l’ontologie et de la politique. Rappelons que le cours de Heidegger était sous-titré « Monde, finitude, solitude ».
Qu’est-ce qu’un soi perspectiviste plutôt que substantialiste, que dit-il du corps ? Celui de l’homme, celui de l’animal, des lieux des « animés », sans que nous devions abolir les frontières entre nous et eux, mais les « irréduire », comme dit Bruno Latour, « Que se passe-t-il lorsque le classifié devient classificateur ? Que se passe-t-il lorsqu’il ne s’agit plus d’ordonner les espèces dans lesquelles se divise la nature, mais de savoir comment ces espèces elles-mêmes entreprennent cette tâche ? »
Y a-t-il quelque chose comme une instance animale – un soi autre – au-delà de la frange d’hébétude à l’égard de la mondanité (weltlichkeit), dont la corporéité ouvre enfin à une expérience du monde ? Dans son ouvrage magistral intitulé Comment pensent les forêts, Eduardo Kohn décrit un pidgin trans-espèces fondé sur signes iconiques, non symboliques. S’appuyant sur Charles Sanders Pierce, Kohn fait sortir la sémiose du domaine saussurien du symbolisme classique. On note dans ce livre l’utilisation récurrente du mot anglais self > pluriel selves > les sois : des êtres qui sont pluriels en vertu de leur capacité d’interpréter des signes. Le puma, le chien, le macaque laineux ont de ce fait d’authentiques représentations du monde. Et il ne s’agit pas d’unifier ces représentations dans l’unité d’un référent de connaissance, mais au contraire de multiplier les agentivités qui peuplent le monde. Ainsi que le dit encore Bruno Latour en critiquant le postulat phénoménologique de l’oubli de l’être par la métaphysique occidentale, « il faut racheter l’Être avec la petite monnaie des délégués que l’on méprise : machines, anges, instruments, contrats, figures et figurines. Ils n’ont l’air de rien mais à eux tous ils pèsent exactement le poids de ce fameux Être en tant qu’Être ». Il manque les vivants (ou les « animés ») à cette énumération. La reterrestrialisation passe en ce sens nécessairement par une décolonisation de la pensée et une provincialisation du langage, qui devient une partie seulement d’une pensée plus vaste que lui, la « pensée des forêts », dans le cadre d’un animisme. Dans l’anthropologie au-delà de l’humain d’Eduardo Kohn, l’animisme n’est pas simplement un système de croyance humain, une « ontologie » ethnographique (selon les termes de Descola). L’animisme s’étend aux représentations qui sont « au-delà de l’humain », aux représentation du monde que se font les animaux. Les sois non-humains pensent. Par cette inversion de la lettre de la philosophie heideggérienne, on ne gomme pas les discontinuités (comme chez Ingold), on les met en évidence signifiante à l’intérieur d’une « écologie des sois ». On ne peut finalement souscrire à l’idéalisme de Uexküll qui fait du monde (Umwelt) l’espace tendanciel d’une seule espèce, au contraire :
« le monde est l’espace qui ne se laisse jamais réduire à une maison, au propre, au chez-soi, à l’immédiat. Être-au-monde signifie donc exercer des influences surtout en dehors du chez-soi, en dehors de son propre habitat, en dehors de sa propre niche. C’est toujours la totalité du monde qu’on habite, qui est et sera toujours infesté par les autres ».
L’information animale infuse le monde et nous « interpelle en sujets ». Donna Haraway reprend cette célèbre expression althussérienne dans son Manifeste des espèces de compagnie (2010) : « Aujourd’hui, ce sont les animaux qui, à travers les récits saturés d’idéologie que nous en faisons, nous “interpellent” pour demander des comptes quant aux régimes dans lesquels eux comme nous devons vivre ».
Les âmes sauvages de l’ethnologue Nasstassja Martin débute avec la description de ce renne d’Alaska dont le ventre est « pourri », et dont la découverte signifie aux indigènes le bouleversement de leur monde par le réchauffement climatique et les pluies acides sur la toundra. Leur monde est encore saturé d’animaux invisibles et sentinelles, tel ce renard que l’on entend non pas crier mais « pleurer » la tragédie du vivant au sein du territoire. On peut évoquer aussi les punaises des zones radioactives, que peint sans relâche Cornelia Hesse Honegger. La contamination est instanciée par les insectes, par leurs déformations monstrueuses qui ne sont pas génétiques et héréditaires mais somatiques et liées à l’habitat contaminé. L’étonnement étant que ce patient relevé de sémiologie radioactive déjoue toute loi générale. Au contraire, « chaque territoire, avec ses propres caractéristiques météorologiques et ses propres conditions topographique, réagit de manière singulière ». Les diplomates du philosophe Baptiste Morizot décrit pour sa part de manière très convaincante comment le retour du loup en France vient « interpeler » notre capacité à coexister avec la biodiversité « sauvage ». L’auteur définit ainsi la géopolitique inter-espèces à l’ère de l’anthropocène : « le sauvage à l’ère actuelle, déparé des oripeaux de la sauvagerie et de l’isolement, émerge ainsi comme un parmi nous par soi-même. Tout ce qui est parmi nous par soi-même est féral, et appelle de notre part un autre regard et d’autres dispositifs de relations. C’est ce que j’appelle la diplomatie ».
Que signifie prendre en considération l’éthogramme du loup dans notre cosmogramme ? Cela renoue bien sûr avec une entreprise métaphysique, en grande partie devant nous. Ce qu’on découvre par exemple, c’est que notre pastoralisme, notre manière d’élever les brebis sans le loup revenait à croire que les vallées étaient sans montagnes (d’où vient aujourd’hui le danger de prédation). Si le berger entre dans la « diplomatie garou », son regard sur le monde en devient métamorphosé : littéralement, le loup lui restitue les montagnes. Cette illustration résonne forcément lorsque revient en même temps en mémoire le célèbre passage de Descartes : « de ce que je ne puis concevoir une montagne sans une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, sont inséparables l’une de l’autre ».
Rétrospectivement, cette phrase dit peut-être mieux qu’aucune autre le vertige solipsiste dans lequel la Modernité acosmique s’est engagée, perdant toute attache à la terre.
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