Marion LE TORRIVELLEC

Marion Le Torrivellec est artiste plasticienne diplômée de l’iSDAT et doctorante en arts plastiques au sein du laboratoire LLA Créatis (UT2J). Elle enseigne par ailleurs les arts plastiques dans le secondaire ainsi qu’au sein du département Arts plastiques-Design de l’université Toulouse Jean Jaurès. Intitulée « A cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse aborde les enjeux de la relation au cheval et ses analogies avec la sculpture.
marionletorrivellec@gmail.com

Pour citer cet article : Le Torrivellec, Marion, « Lieux et non-lieux : liens au sport », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-et-non-lieux-liens-au-sport/>.

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Résumé

Cet article propose une analyse de la pratique sportive depuis le champ de la philosophie. Les limites physiques sont envisagées comme un lieu dont le sportif souhaite s’extraire pour aller plus loin, vers un utopique terrain de la victoire. Les théories de Deleuze et Guattari sur le Corps sans Organe (CsO) sont confrontées à la pratique de la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) pour la quête de sensation inhérente à toute pratique sportive, mais aussi pour la fusion, soit le changement d’état, que cette pratique de couple induit.

Mots-clés : Sport – Concourt de saut d’obstacle – CSO – Corps sans Organe – CsO – Désir – Equitation – Sensation -Ouvert.

Abstract

This article proposes an analysis of sport practice from the philosophic field. Physical limits are contemplated as a place where the athlete wishes to extract himself in order to go further, towards an utopian ground of victory. The theories of Deleuze and Guattari on the body without organs (CsO) are confronted with the practice of the show jumping discipline for the quest of the inherent sensation in every sports practice, but also for the fusion wich is a change of state that this couple practice induces.

Keywords: Sport – Competition of show-jumping – Body without organs – CsO – Desire – Horse riding – Sensation – Open.


Sommaire

Introduction
1.L’effort, un élan contre nature ?
2. CSO/ CsO : un monde sensationnel
3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions
4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie
Table des illustrations

Introduction

Construit par l’assemblage du préfixe privatif u, et du nom grec topos qui veut dire lieu, le terme utopie désigne un non-lieu, un espace qui n’existe pas, où l’on ne peut se rendre. Depuis cette entrée étymologique, nous nous pencherons sur la pratique sportive pour la redéfinition perpétuelle des limites physiques qu’elle impose et donc le rapport mouvant de sa frontière à l’utopie.

Le premier sport interrogé sera la danse, pratique intense réputée pour sa rigueur et la difficulté de ses entraînements. Le danseur met à l’épreuve son corps dans l’absolu contrôle qu’il doit en avoir et la nécessité d’un équilibre poids/puissance constant. L’antagonisme plaisir/douleur propre à toute pratique sportive de haut niveau redéfinira certains liens au corps et nous amènera sur le terrain de la théorie deleuzo-guattarienne du Corps sans Organe1. Mais très vite les jambes du cheval remplaceront les ballerines et, jouant avec l’homonymie, c’est la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) qui se verra confrontée à cette autre pratique de la sensation, celle du Corps sans Organe (CsO). L’équitation nécessitant une fusion entre le cheval et son cavalier pour de bonnes performances, le changement d’état lié au Corps sans Organe nous renseignera sur l’impulsion d’un lâcher-prise permettant d’aller plus loin et plus haut, nous faisant entrevoir la pratique sportive équestre comme une pratique de couple soumise à l’altérité et ouverte au désir

Pour ce faire, des photographies d’une carrière de saut d’obstacle serviront de décor à notre réflexion. Les théories de Deleuze et Guattari sur le corps – Corps sans Organe puis machine désirante – viendront guider notre analyse de ces pratiques sportives, leur conférant une dimension existentielle à laquelle le travail de l’artiste Mounir Fatmi engageant le vocabulaire sculptural de la barre de saut d’obstacle viendra faire écho. Ainsi, par la pratique équestre « nous nous rendrons pleinement présents aux anomalies de l’existence tout en demeurant maître de sa vitesse2 ».

1. L’effort, un élan contre nature

« Plus jeune, on est comme un pur sang lâché au galop. On maîtrise davantage son corps que son mental. En vieillissant, le mental prend le dessus. Il y a vraiment un décalage troublant. Quand arrive la maturité mentale, le physique commence à décliner : c’est le drame du danseur. Mais la période où les deux sont au même niveau, qui dure quatre ou cinq ans, donne des moments uniques, de grâce, quand tout à coup, tout se surpasse. Le corps prend le dessus de ce que la tête a décidé3 ».

L’effort est la mobilisation de son corps en réponse à la volonté de son esprit : c’est la soumission de l’un à l’autre. Pour Benjamin Pech, ancien danseur étoile à l’Opéra de Paris, habitué de l’effort et de sa pratique forcenée, la dualité corps et esprit s’exacerbe dans une pratique sportive à haut niveau. Cela réclame une rigueur physique comme mentale pour parvenir, car là est tout l’enjeu, à repousser des limites physiques préexistantes fixées par la nature4. Mais la relation corps/esprit n’est pas le seul antagonisme à prendre forme dans l’effort : on saisit l’ambivalence d’une pratique joignant la douleur au plaisir, nuance également perceptible dans l’emploi indifférencié du terme jeu ou sport pour une même activité5 : Sport vient de l’anglais disport, emprunté au vieux français déport, déverbal du verbe déporter. En latin, déporter se dit deportare et signifie s’amuser, se divertir. Si son étymologie nous amène du côté du divertissement, sa pratique est elle pourtant bien empreinte de douleur. Et il n’y a d’ailleurs qu’à réfléchir à la définition française courante du mot déporter pour comprendre que le mouvement ici impliqué est forcé, qu’il s’agit d’un transport de corps en dehors de ses limites spatiales originelles. Ce témoignage du danseur nous informe également sur la connaissance de soi que l’effort inculque. Si, selon les théories biraniennes6, la conscience de soi prend forme par l’effort, reste au sportif l’équilibrage nécessaire entre plaisir et douleur, mais aussi entre volonté mentale et limites physiques. Il semble pour cela qu’une pratique régulière de son corps autour d’une mobilisation totale et intense de ses facultés soit à appréhender. L’expérience en serait la clé, pour ce qu’elle sous-entend de pratique de la sensation mais aussi pour la notion de temps qu’elle convoque, comme travail pour devenir expérimenté et en supporter les stigmates : « La douleur, il faut l’accommoder. C’est une longue habitude. On développe une sorte de tolérance, presque une appétence à la douleur7 ». De cette souffrance découle un accès au savoir – et en ceci elle rejoint celle du religieux ascétique – et donc une certaine élévation au-dessus des autres hommes. On apprend à se connaître de l’intérieur, à voir ce qui est recouvert, charnu, invisible et dont la composition se fait pourtant ressentir jusqu’à devenir limpide. De violentes courbatures ne donnent-elles pas l’impression d’avoir de nouveaux muscles, ou plus exactement d’en découvrir subitement l’existence ? Benjamin Pech explique, par la pratique de la sensation, connaître son corps par cœur :

« Quand tu es dans la douleur, tu es tellement à l’écoute de ton corps que tu sais comment te faire moins mal. Je sais presque tout, je peux donner un cours sur le triceps. A la maison j’ai tellement de radios, d’IRM, d’échographies, je vois tout, je le connais de l’intérieur. Lorsqu’on se sent en pleine possession de ses moyens et de ses muscles, là il y a un risque de demander toujours plus, de mettre la barre un peu plus haut, trop haut. Et ça casse8 ».

L’attitude du sportif qui s’impose un regard sur son entraînement tout en le vivant de l’intérieur semble un peu schizophrénique dans le sens où l’alerte de la douleur devrait l’arrêter dans l’effort, ne pas l’emmener au-delà d’un certain seuil. Or l’interview de Benjamin Pech nous offre l’exemple du passionné qui ne subit plus la hiérarchie des organes : le corps peut prendre le dessus sur l’esprit, et inverse donc le fonctionnement traditionnel que l’on impute à l’organisme. Le va et vient entre la production de plaisir et la douleur met en évidence la désorganisation du corps et la place du désir dans son fonctionnement : « Dans des grands ballets sur trois ou quatre actes, c’est épuisant, mais d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère9 ».

Le fonctionnement corporel du danseur semble régi par ses propres lois. L’agencement de tout son être semble se signifier par un contenu intensif, par ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari qualifient de « machine désirante10 ». Les limites corps/esprit, mais aussi celles entretenues à l’espace qui les accueille semblent se brouiller. Michel Foucault dans sa conférence « Le corps utopique11 » pointait le corps du danseur, se demandant s’il « n’est pas justement un corps dilaté selon un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois12 ? » Par l’effort et les sensations procurées nous pouvons entendre par là que la dimension proprement matérielle du corps n’est plus un endroit clos mais bien ouvert.

La théorie du Corps sans Organe se profile ici et nous y reviendrons pour le point de vue qu’elle propose sur un mode de conscience qui diffère du traditionnel cogito cartésien, au bénéfice d’un fonctionnement sensationnel de l’ordre de la pulsion. Pour étudier de près cette notion, nous allons poursuivre cette étude de l’effort sportif comme prise de conscience de soi à travers la discipline équestre du concours de saut d’obstacle. Ainsi l’animal fait corps avec l’humain et le corps de l’athlète se retrouve double. La dualité corps et esprit, mais aussi celle du plaisir et de la douleur désignée par Benjamin Pech subit ici une mise en abîme car le corps éprouvant n’est plus celui de l’humain, mais bien celui de l’animal. En effet, lorsqu’il y a rupture ligamentaire ou tendineuse en CSO, c’est le corps du cheval qui est éprouvé. La fusion au sein du couple permet-elle d’appliquer les mêmes processus de connaissance de soi prônés par le danseur ?

2. CSO / CsO : un monde sensationnel

Marion Le Torrivellec, Carrière, 2017, photographies couleur, triptyque, 200 x 300 cm chacune, © Marion Le Torrivellec.

Dans la série de photos Carrière c’est le terrain du sport qui est donné à voir. Le ciel est bleu, le sable est clair et fin et les volumes jalonnant un parcours ont l’aspect de gros jouets en bois. Les couleurs sont vives, les formes sont simples et semblent prêtes à s’accueillir l’une l’autre, à s’emboîter pour permettre de nouveaux volumes, comme un jeu de construction en cours, faisant appel à nos souvenirs d’enfant pour projeter sur l’endroit tout un tas de possibles. Nous sommes ici dans l’univers du jeu. Pour l’attrait des formes et leur apparence ludique certes mais aussi pour le jeu d’échelle : les images sont imprimées à échelle 1 sur un papier à tapisser et recouvrent une surface de plus ou moins 2 mètres sur 9. Mais ces jouets nous dépassent, et nous ne sommes pas de taille pour jouer avec ; ils ont visiblement été construits pour nous plaire, selon nos codes esthétiques du jeu mais à destination de quelqu’un, de quelque chose qui nous surpasse. Et enfin, le jeu de mot induit par le titre termine cette invitation sportive, cette invitation à l’amusement avec le transfert de tous ces obstacles à la vie d’adulte, celle qui est professionnelle et qui, pour faire carrière, réclame un nombre d’efforts et de peines parfois conséquents. Mais cette carrière vide aurait pu avoir un tout autre titre, elle aurait de façon tout aussi didactique pu s’appeler CSO – acronyme désignant la discipline équestre du Concours de Saut d’Obstacle – dont le décor est ici posé. Ce titre aurait de la même façon joué d’homonymie en convoquant les liens au corps sous-entendus par l’échelle du parcours en nous dirigeant vers la théorie du Corps sans Organe :

« Le CsO est une pratique en ce sens qu’il est une quête sans fin, et qu’en tant que conscience de la sensation son étendue est celle de toutes les sensations susceptibles d’être vécues par un corps. Et c’est justement parce que le CsO est toujours présent, et définit les vivants en tant qu’êtres sentant, mais qu’il nous échappe en tant que sujets rationnels, qu’il convient de faire des expériences que l’on pourrait qualifier d’extrêmes pour peut-être le voir émerger. En effet, lutter contre l’évidence du cogito cartésien afin d’accéder à cet autre niveau de conscience qu’est le CsO, implique, si l’on se réfère à Mille Plateaux, que « les drogués, les masochistes, les schizophrènes13” soient en quête du CsO14 ».

Je compléterai donc cette liste avec les sportifs qui, en quête d’endomorphine, passent par la douleur pour atteindre l’extase15, à la différence que contrairement aux drogués, masochistes et schizophrènes cités par Deleuze, le sportif dans l’effort est méritant, il bénéficie d’un regard favorable au sein de la société car il semble à travers l’effort se réaliser et s’accomplir.

Le CsO s’oppose au cogito et à l’idée de conscience de soi telle que l’a construite la modernité. L’effort répondant à la volonté, le sujet se jauge, se maîtrise, prend ses propres mesures : celle de sa volonté mais aussi celle de ses capacités. Il rencontre ainsi les limites de son organisme qui deviendront chez l’athlète l’objectif à atteindre, puis à dépasser. Cette appréhension du corps phénoménologique, s’ancre du côté de l’expérience et de la connaissance sensible. En ceci le CsO en est proche car là aussi il s’agit d’une pratique, donc d’une quête d’expérience sensible, la principale différence étant que le CsO n’est à aucun moment convoqué pour éclaircir sa conscience de soi, pour une subjectivation de soi, bien au contraire, cette pratique consiste à désorganiser voire défaire l’organisme pour ne plus l’appréhender sous l’angle de ses fonctions –« je pense donc je suis »– mais davantage comme lieu d’expression des sensations : « je sens donc je suis ». Ainsi les limites physiques se brouillent.

Les questions qui se posent dans notre contexte du concours de saut d’obstacle seraient alors : quel est le moteur ? Quel phénomène amène l’athlète vers ses limites ? La conscience de soi et l’entraînement assidu du corps dans un but prédéterminé ou le retournement voire l’éclatement de ce corps pour qu’il ne réponde plus qu’au désir pour sa récompense sensationnelle immédiate ? Autrement dit, mise-t-on sur l’effort volontaire ou sur la puissance du désir ? La force en jeu est-elle consciente ?

En effet la théorie du Corps sans Organe touche à l’organisation de l’organisme ; or l’équitation reste le seul sport qui mobilise un corps autre que celui du sportif. L’organisation classique de la volonté se trouve donc bousculée car la hiérarchie habituelle voulant que la tête commande le mouvement des membres n’est plus directement appliquée. Le cavalier est saisi par le désir de franchir les barrières et de s’élever mais ses propres jambes ne sautent pas. Aucun mouvement de flexion/extension ne sera commandé nerveusement si ce n’est chez le cheval lui-même. C’est donc sans avoir à bouger ses propres jambes que le cavalier provoquera l’extension nécessaire pour le franchissement des obstacles. Nous ne sommes alors pas loin de « marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre16 ». Une certaine fusion s’opère et le corps du cavalier s’apparente à deux corps : celui qui désire et celui qui saute, en une sorte de centaurisation schizophrénique volontaire.

La théorie cartésienne de l’animal-machine ne l’a défini que comme système organisé et en le privant de conscience lui a fait le mal que l’on connaît. Pouvoir envisager l’animal sous un angle contraire prend ici tout son sens. Pensons-le soumis à une autre conscience : celle de la sensation. Cela expliquerait bien des choses quant à son comportement. Le CsO est « un dispositif émancipatoire grâce auquel nous désirons17 », et le désir est l’unique mode régissant l’animal. Tout chez l’animal est manifestation d’intensité (accouplement, fuite, faim, contact…), l’animal n’est qu’un être sentant : il ne peut pas ne pas s’impliquer. Sous le mot allemand Benommeinheit, le philosophe Heidegger désigne cet accaparement et le défini comme étant « le fait d’être absorbé dans l’ensemble des pulsions compulsées les unes avec les autres. Pour l’animal, être soi-même c’est être propre à soi, sur le mode du tiraillement pulsionnel18 ».

3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions

Tel l’animal-machine, la machine désirante est l’allégorie d’un mode de fonctionnement, de réactions physiques. L’animal-machine est une théorie cartésienne : elle réduit le fonctionnement animal et son rapport au monde à une série de comportements mécaniques répondant à des stimuli. La machine désirante, elle, est issue des théories de Deleuze et Guattari et vise à expliquer la production du désir et la place que celui-ci occupe dans nos fonctionnements. Dans un cas comme dans l’autre, le corps est abordé dans sa dimension matérielle, loin de toute approche spiritualiste.

Selon Florence Andoka, le flux produit par le corps-machine est sexuel dans sa forme la plus large. « La sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont une affaire fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat19 ». A cette définition du désir semble s’accorder celle du pouvoir dans son acception foucaldienne, c’est-à-dire dans sa positivité, comme force qui produit, et non comme hiérarchie entre les êtres vivants, bien que le dernier exemple cité ci-dessus puisse laisser présager du contraire.

Cependant, notre observation du couple homme/cheval ne se fait pas ici depuis l’angle d’approche de la domination, bien au contraire. Nous aurons compris que la convocation des théories de Deleuze et Guattari a pour visée l’appréhension des corps fonctionnant en réseau, permettant une libre circulation des flux –flux énergétiques, flux sexuels, désirants– et donc un point de vue mélioratif sur la pratique d’un sport, et par ricochet, sur la place que le cheval y occupe. La nature sexuelle de la production du corps-machine est dans le domaine équestre du saut d’obstacle assez juste dans la mesure où le binôme cavalier/cheval ne procède à rien d’autre qu’à un accouplement, une pratique fusionnelle visant à s’envoyer en l’air20.

Nous avons pu observer que la pratique de l’effort engendrait une production successive de plaisir et de douleur, en cela l’image d’une batterie me semble à même d’illustrer notre démonstration : grâce à sa bipolarité, une énergie, une électricité est produite, alimentant les machines les plus complexes.

En résumé, en plaçant le désir comme moteur premier de tout mouvement, et par sa production même, l’ascendance de l’esprit sur le corps devient confuse et nous éloigne définitivement de tout cartésianisme. Le mécanisme est ici autoalimenté, dynamo du désir permettant au corps dans l’effort de s’émanciper de toutes directives : « d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère21 ».

4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation

Bernard Jeu dans Analyse du sport remarque la récurrence, depuis toujours des mêmes schèmes au sein des jeux, jalons fondamentaux de la vie de l’homme : «Les compétitions rituelles – initiatiques, matrimoniales, funéraires – […] faisaient fonction de rite de passage22 ». Les unités de lieu et d’instruments seraient également presque toujours les même, quels que soient le territoire et l’époque, on retrouve  un terrain délimité, une balle, un cheval et  une arme. La ligne du terrain de jeu délimiterait un autre monde offert aux projections de l’imaginaire.

L’absence de l’athlète sur le terrain de CSO permet dans Carrière l’ambivalence décrite précédemment avec l’imagerie d’un jeu de construction : le lieu habituellement habité, foulé, mesuré littéralement au compas23 perd toute fonctionnalité. La barre n’est obstacle que si elle suscite un effort pour être franchie, et sans rien ni personne pour le faire, la carrière, malgré ses multiples éléments, demeure vide. Seules les traces de pas au sol, marquées sur le sable donnent à imaginer un moment autre, celui où se déchaînent les passions et les corps pour le franchissement des barres. Ainsi relève-t-on des « lignes de désir24 » témoignant de l’énergie des corps sportifs et de la répétition de leur entraînement. Les passages créent l’érosion, et si, par définition, la « ligne de désir » contourne l’obstacle, il me semble intéressant de convoquer sa figure pour témoigner du fait que les corps centaurisés, désirants et fusionnels ont un comportement contraire : ils foncent droit sur la barre à franchir, allant par l’impulsion chercher la sensation25.

L’artiste marocain Mounir Fatmi utilise la barre de saut d’obstacle dans ses installations depuis le début des années 2000 et la série Next Flag (2003). Convoquées pour leurs qualités graphiques et leurs couleurs vives26 ou encore pour leur poids symbolique, les barres de CSO font partie intégrante et récurrente du vocabulaire de l’artiste.

Les œuvres se dressent dans le lieu d’exposition, parois amovibles et précaires, qui jouent d’ambivalence entre un format imposant (chaque barre mesure 4 mètres) et la place importante qu’y occupe le vide. L’installation Pièges (2004-2005) intervient de la même façon dans l’espace et on comprend par le titre qu’une certaine méfiance est de mise. Qu’il s’agisse d’éviter la chute éventuelle d’un des modules qui semble instable, ou encore par le changement d’itinéraire forcé qui s’impose au spectateur, Mounir Fatmi nous conseille ici de garder l’œil ouvert. Le rapport au corps est criant, frontal, l’obstacle nous impose un certain recul, sur l’installation certes pour en embrasser les enjeux et en faire le tour, mais également de manière plus métaphorique sur :

« la vision d’une humanité nécessairement inachevée, pour laquelle seul un état permanent de précarité permet de déconstruire les certitudes, une existence humaine dans laquelle la constitution de son identité, la coïncidence avec soi-même, la saisie de l’altérité, la liberté exige de s’affranchir de bien des déterminismes27 ».

 

Fatmi, Pièges, 2005, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, © Studio Fatmi.

Et c’est en cette dernière analyse que l’écho aux théories deleuzienne se fait le plus clair. « S’affranchir des déterminismes » sous-entend une mise à plat de toute hiérarchie, l’ouverture à un autre fonctionnement, à l’altérité, à une autre réalité. Ainsi, le cavalier se confie entièrement au cheval, laissant l’animal et son fonctionnement pulsionnel l’emmener hors de ses frontières.

L’installation Pièges sonne comme une alerte, nous rappelant de conserver notre liberté, liberté de mouvement comme de pensée. En regard du triptyque Carrière, il apparaît que dans un cas l’obstacle est franchi (les traces dans le sable au sol en témoignent) et la perspective est ouverte sur un horizon au ciel bien bleu tandis que Pièges ne s’annonce qu’à travers un titre menaçant et une oppression physique dans l’espace d’exposition. Grâce à la fusion qui s’opère avec le corps du cavalier et la force supplémentaire qui lui est alors allouée, le cheval semble être la condition siné qua non pour foncer droit dans le mur et s’en sortir victorieux. « La force, affirme Deleuze est la condition de la sensation28 » : et c’est sans doute en ceci que la théorie du corps sans organe gagne à se confronter à la pratique sportive et au report perpétuel des limites qu’elle induit. Dans ce paysage mouvant aux contours sans cesse redessinés, aux frontières repoussées, la précarité prônée par le travail de Mounir Fatmi dans le but de « déconstruire les certitudes » résonne comme un adage. Le devenir-autre est en route et l’animal nous guide, nous rend plus fort, plus libre.

Conclusion

De l’allemand Ursprung on traduit origine, sprung voulant dire saut : c’est par le bond que tout commence. La conscience de soi par l’ouverture sensationnelle au monde animal prend forme dans l’activité équestre et nous amène sur le chemin d’un « devenir-animal29 », autre figure deleuzo-guattarienne, semblant succéder à toute pratique CsO. Être multiple – multiplicité moléculaire, pour paraphraser les deux philosophes – éveillerait une conscience de la sensation plus fine, un devenir-autre élargissant notre umwelt. Deleuze et Guattari mettent en évidence que « l’organisme emprisonne le corps et que l’impératif d’attacher à la corporéité des formes spatiales mesurables et déterminées lui ôte proprement la vie30 » , c’est entendre par là que l’ouverture du corps à la libre circulation des énergies est vitale, et que si le désir met en mouvement, pourvu que celui-ci ait la marge de son amplitude.

Exister du latin ex-sistere veut dire se tenir hors de soi, et c’est appuyée par l’étymologie de cette langue morte que notre démonstration prend tout son sens : le repousser ses limites propre au corps phénoménologique vient rejoindre le repousser ses limites de toute quête sensationnelle. Drogué, masochiste, schizophrène ou sportif dans l’effort flirtent alors avec une autre dimension au frontière du vivable. En quête d’une petite mort, ils s’offrent le déport nécessaire pour qu’ait lieu cette posture délicate, cette aventureuse promenade en terre d’utopie, loin de leurs propres limites, pour se tenir hors de soi, et par cette conscience de soi, mobilisés par et pour le désir, exister.


Notes

1 – Le Corps sans Organe est une théorie que Gilles Deleuze emprunte à Antonin Artaud qui en fait mention pour la première fois dans son œuvre « Pour en finir avec le jugement de dieu » en 1947. Le poète annonce vouloir « faire danser l’anatomie humaine », et repenser la hiérarchie des organes dans un désir de liberté, au bénéfice de la perception, remettant en question le concept traditionnel de la conscience de soi.

2 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie n° 222, mis en ligne le 30 septembre 2009, URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

3 – « Le cœur à corps de Benjamin Pech », entretien réalisé par E. Favereau, Libération, 15 décembre 2015, in I. Queval, Philosophie de l’effort, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2016, p. 54.

4 – L’héritage aristotélicien qui définit le monde comme cosmos, espace ordonné et bien fini sera la vision qu’adoptera l’église, reléguant le corps à une création de la nature, lui aussi ordonné et bien fini. Descartes, au XVIIème siècle viendra remettre en question ces principes par son cogito ergo sum : je pense donc je suis étant la seule certitude de l’homme sur cette terre. Ainsi le sujet devient le centre de toute réflexion et par la conscience de soi, par le je, l’homme prend la mesure de sa propre volonté.

5 – Je pense ici à la plus grande compétition sportive internationale : les jeux olympiques.

6 – Selon Maine de Biran, un siècle après Descartes, c’est par l’effort que la conscience de soi émerge. Apparaissant fin XVIIIème, en lien direct avec la modernité, le rapport au corps dans l’exercice physique peut être conçu comme expression d’une liberté, celle de transgresser par l’effort des limites physiques naturelles et donc de bouleverser celles établies par une nature bien ordonnée.

7 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

8 – Ibid.

9 – Ibid.

10 – Terme qui apparaît dans G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti Œdipe,Capitalisme et schizophrénie, Tome I, Paris, Les éditions de Minuit, 1972.

11 – M. Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique sur France Culture, 1966, PDF [En ligne], mis en ligne le 19 juin 2009, URL :https://www.editions-lignes.com/LES-HETEROTOPIES-LE-CORPS-UTOPIQUE.html, consulté le 24 juin 2017.

12 – Ibid.

13 – G.. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p.191.

14 – F. Andoka, « Qu’est-ce qu’un corps sans organe? », Philosophique, 16 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2016, PDF [en ligne], URL : http://philosophique.revues.org/838, consulté le 19 décembre 2016.

15 – G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit. p.192. « Le plaisir n’est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir. » On comprend donc ici que l’enjeu des pratiques autodestructrices du masochiste ou du drogué repose sur la production du désir, sur la quête en elle-même plus que sur un but précis.

16 – G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit, p.188.

17 – G. F. Duportail, « Autopsie du corps sans organes », Essaim, 2011/1 (n° 26), mis en ligne le 1er février 2011, URL : http://www.cairn.info/revue-essaim-2011-1-page-91.htm, consulté le 22 juin 2017.

18 – F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, Louvain-la neuve, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 2003, p.53.

19 – G.. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Tome I, op.cit. p. 348 cité in F.Andoka, « Machine désirante et subjectivité dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari », Philosophique, n°15/2012, mis en ligne le 6 avril 2012, URL: https://philosophique.revues.org/659, consulté le 22 juin 2017.

20 – Il est intéressant de relever que la relation cavalier/cheval est l’exemple que Deleuze et Guattari utilisent dans Mille Plateaux pour expliquer le CsO du masochiste. « Résultat à obtenir : que je sois dans l’attente continuelle de tes gestes et de tes ordres, et que peu à peu toute opposition fasse place à la fusion de ma personne avec la tienne ». R. Dupouy, Du masochisme, Annales médico-psychologiques, 1929, pp. 397-405. cité par G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op.cit., p. 193.

21 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

22 – B .Jeu, Analyse du sport, Paris, PUF, 1987, p 188.

23 – C’est-à-dire selon les racines latines du mot compas (compasare) mesuré par le pas, car c’est ici le nombre de foulées de galop que le cheval peut placer entre chaque élément qui importe.

24 – Une ligne de désir est un concept urbanistique désignant un sentier créé par le passage répété de piétons voulant simplifier l’itinéraire prévu par l’aménagement urbain.

25 – Et par l’image de cette fuite, de cette échappée, nous pouvons repenser aux « drogués », « masochistes » et « schizophrènes » cités par Deleuze dans Mille Plateaux et qui incarnent des comportements en quête d’un Corps sans Organe pour foncer droit dans le mur.

26 – Nous verrons par exemple les barres de saut d’obstacle photographiées dans la série d’images Obstacles qui se veut proposition de regard sur l’art minimaliste, jeu pictural et référence au travail de l’artiste Piet Mondrian.

27 – M. Deparis, Pièges, Paris, 2007, sur le site de l’artiste, URL : http://www.mounirfatmi.com/work-283-13.html, consulté le 5 octobre 2017.

28 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie, 2002/4 (n° 222), URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

29 – Le « devenir-animal » est un concept qui apparaît dans Mille Plateaux et qui qualifie un changement presque imperceptible qui intervient au niveau « moléculaire ». C’est « laisser advenir en soi l’animal que je deviens » in D. Viennet, « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, mis en ligne le 28 septembre 2011, URL : http://leportique.revues.org/2454, consulté le 23 octobre 2017.

30 – R. Arsenie- Zamfir, Pourquoi le corps sans organes est-il « plein » ?, PDF [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2007, URL:http://erraphis.univtlse2.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1317125365827, consulté le 22 juin 2017.


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Webographie

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VAN REETH, Adèle, Les chemins de la philosophie, 25 novembre 2016, France Culture.

SITES INTERNET

Site en ligne de l’artiste Mounir Fatmi, URL :http://www.mounirfatmi.com/ , site consulté le 5 octobre 2017.

Table des illustrations

Page 5 : LE TORRIVELLEC, Marion, Carrière, photographie couleur, triptyque, 200 x 300 cm chaque, 2017.

Page 9 : FATMI, Mounir , Pièges, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, 2004/2005. Vue de l’exposition « Africa remix », centre Georges Pompidou, Paris, 2005.