Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : sémiotique

Espace typographique, espace chorégraphique dans État d’Anne-Marie Albiach : le texte lu au miroir de la danse

Marion Clavilier
Doctorante allocataire monitrice en littérature comparée, CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique), Université Clermont – Auvergne
marion-charlotte.clavilier@laposte.net

Pour citer cet article : Clavilier, Marion, « Espace typographique, espace chorégraphique dans État d’Anne-Marie Albiach : le texte lu au miroir de la danse. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Nous nous proposons d’étudier l’écriture d’Anne-Marie Albiach dans État (1971) comme une chorégraphie afin de montrer que la danse est un outil utile pour l’analyse sémiotique du texte poétique. Poésie et danse au XXe siècle envisagent de la même façon l’espace en abolissant les lois de la perspective et en substituant un sens-direction à un sens-signification. Dans la mouvance de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Stéphane Mallarmé, la page apparaît comme une scène pour les énoncés textuels mis en mouvement à la lecture, comme un espace dynamique façonné par les interactions entre les caractères et le blanc. La notion de « territoire » nous permet d’envisager l’intermédialité sous l’angle d’une « co-présence » (Rémy Besson) paradoxale de la danse et de l’écriture et de concevoir la spatialisation et l’espacement du texte comme un dispositif chorégraphique dans État. Grâce à la « chora sémiotique » théorisée par Julia Kristeva, est établi un continuum entre le corps et le langage, qui justifie une étude du texte poétique au prisme de la danse.

Mots-clés : intermédialitéécriture – chorégraphie – spatialisation de la poésie – sémiotique

Abstract

We intend to study the writing of Anne-Marie Albiach in État (1971) as a choreography to show that dance is a useful tool for semiotic analysis of the poetic text. Poetry and dance in the XXth century consider in the same way space abolishing the laws of perspective and substituting a sense-direction to a sense-meaning. In the wake of Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) of Stéphane Mallarmé, the page appears as a stage for textual statements moved forward in the reading, as a dynamic space shaped by interactions between letters and the blank. The notion of « territory » allows us to consider intermediality in the perspective of a paradoxical « co-presence » (Rémy Besson) of dance and writing, and to perceive the spatialization and the spacing of the text as a choreographic device in État. With the concept of « semiotic chora » theorized by Julia Kristeva is established a continuum between body and language that justifies a study of the poetic text through the prism of dance.

Keywords: intermedialitywriting – choreography – spatialization of poetry – semiotics


Sommaire

Introduction
1. Pertinence d’une relation intermédiale danse / poésie
2. Une écriture chorégraphique : sémiotique de l’espace poétique albiacien
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Les notions « territoire » et « intermédialité » peuvent paraître antithétiques. En effet le territoire se définit en négatif par rapport à l’espace de l’autre, tandis que l’intermédialité fait signe vers une mise en relation d’au moins deux territoires – au sens large, « territoire » désignant ici une aire du savoir – distincts. La limitation dont est porteur le « territoire » semble incompatible avec la mise en relation sous-tendue par l’« intermédialité », le préfixe « inter » définissant une zone du milieu, de l’entre-deux. Selon Éric Méchoulan, l’approche intermédiale déconstruit la séparation des objets d’étude caractéristique de l’approche disciplinaire traditionnelle et invite à prendre en compte les relations qui unissent ces objets :

Le préfixe « inter » vise à mettre en évidence un rapport inaperçu ou occulté, ou, plus encore, à soutenir l’idée que la relation est par principe première : là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine insiste sur le fait que les objets sont avant tout des nœuds de relation, des mouvements de relation assez ralentis pour paraître immobiles.1

L’ « intermédialité » mettrait en péril le compartimentage disciplinaire induit par la notion de « territoire » en provoquant une circulation et un brouillage des frontières entre les champs du savoir.

Le territoire, c’est aussi une certaine portion d’espace, et en particulier, une portion d’espace textuel et chorégraphique : en jouant d’une analogie, on pourrait dire que la page conçue comme territoire pour un écrire a la fonction d’espace scénique pour les mots danseurs.

Nous aimerions envisager l’interaction de l’espace typographique et de l’espace chorégraphique, et avec elle, l’interaction entre deux territoires disciplinaires, celui de l’écrire et du danser. Avant même le transfert du poème en danse, le texte projeté sur la page produit une chorégraphie à laquelle assiste et participe le lecteur.

En parlant de territoire, on touche à la mise en espace et à la mise en mouvement du texte à la surface de la page. Si la chorégraphie désigne, au sens large du terme, « l’art de danser»2 , la « chorographie » est un terme vieilli désignant la « [p]artie de la géographie qui a pour objectif de décrire l’ensemble d’une contrée et d’en indiquer les lieux remarquables. »3 Si les deux termes issus du grec se ressemblent en français contemporain, ils ne sont pas issus de la même racine : le premier, orthographié avec un omicron, provient de choreia, la danse, le second, écrit avec un oméga, comporte le formant « choro », « pays, contrée » et signifie littéralement « description d’un pays ». La chorographie sera entendue ici comme l’analyse de la spatialisation du texte poétique dans l’espace en deux dimensions qu’est la page. Quant à la chorégraphie, elle servira à mesurer la mise en mouvement des unités textuelles enclenchée lors de la lecture, du fait de la spatialisation des énoncés poétiques. En confrontant ces deux notions à travers la question de l’espace, nous voudrions contribuer à développer une analyse de la poésie contemporaine au miroir de la danse.

C’est Mallarmé qui a impulsé le principe d’une poésie typographique. Auparavant Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit avait donné des injonctions à « M. le Metteur en pages » sur la disposition du texte poétique4. Dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, la nouveauté n’est pas la quantité de blanc utilisée5 mais le principe de « dispersion » du texte imprimé, selon le mot de Mallarmé dans la préface. L’écrivain révolutionne le traitement de la page ; grâce à l’alternance rythmique entre le blanc et le noir, le texte produit l’impression d’être mis en mouvement sur la page.

S’il n’a pas créé un « genre », Mallarmé a bel et bien montré, de façon décisive et virtuellement inépuisable, ce que pouvait être une page, dès lors que l’on commençait à lui conférer un statut poétique.6

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les auteurs de la modernité négative réinvestissent l’héritage mallarméen. Anne-Marie Albiach se situe dans une telle mouvance7. Or comme l’a montré Jean-Marie Gleize, il existe un saut qualitatif entre Mallarmé et la poésie albiacienne. La qualité dynamique du texte est désormais exacerbée : le « mouvement est suscité par variations de distance entre différents énoncés textuels » et « la distance est mobile, […] imprévisible, n’obéissant à aucune « règle » apparente ». Le « blanc [est] actif, dynamique » et l’on assiste au « mouvement des éléments dans l’espace (ou le vide). »8 Est prise en compte par Mallarmé et ses continuateurs la matérialité du support, indissociable de la spatialisation du texte poétique : le format de la page, l’emplacement des caractères, mais aussi le grain du papier et les dimensions du livre, qui influent sur la réception du texte.9

Sera envisagée dans cet article la relation intermédiale de la danse et du texte poétique dans État10 . Selon la classification de Rémy Besson11 l’intermédialité peut s’envisager sous trois angles : la co-présence, le transfert et l’émergence12. Le transfert, conçu comme passage d’un médium à un autre, ne concerne pas le cadre de notre étude car notre propos n’est pas d’étudier l’adaptation du poème en danse mais, en amont, quels éléments du texte participent d’une écriture chorégraphique13. La co-présence, second type de relation intermédiale, définit l’inscription d’un médium dans un autre ; sa forme la plus évidente est la citation. La co-présence atteint son stade ultime lorsque l’on assiste à une fusion des médiums14. Dans la poésie albiacienne, il y a lieu de déceler une co-présence des médiums danse et poésie dans le texte. Il ne s’agit pas d’analyser l’insertion de la danse dans le texte, ce qui reviendrait à étudier la danse comme un motif entretenant une relation d’externalité à l’écriture, mais la façon dont l’écriture se fait mode de composition chorégraphique. Il y a ainsi prise en compte de leur convergence, voire de leur chevauchement.

Nous verrons d’abord en quoi il est pertinent d’analyser le texte albiacien au prisme de la danse, ce qui nous amènera à discerner les éléments d’une écriture chorégraphique à partir du traitement de l’espace dans État.

1. Pertinence d’une relation intermédiale danse / poésie

Il convient de se demander d’abord de quelle façon intervient l’intermédialité dans État et en quoi celle-ci implique une co-présence de la danse et de la poésie.

1.1. Un « théâtre du poème » ? (J.M. Gleize)

Il pourrait être pertinent d’analyser la poésie d’Anne-Marie Albiach au prisme de l’art théâtral dès lors que la page fonctionne comme un espace scénique où évoluent des personnages, les mots et les caractères d’imprimerie. C’est l’hypothèse que formule Jean-Marie Gleize, dans la lignée de Julia Kristeva qui traite de l’espace typographique de la poésie mallarméenne comme d’une scène théâtrale :

La disposition spatiale d’Un coup de dés vise à traduire sur une page le fait que le langage poétique est un volume dans lequel s’établissent des rapports inattendus (illogiques, méconnus par le discours) ; ou même une scène de théâtre « exigeant l’accord fidèle du geste extérieur au geste mental ». (préface à Igitur)15

L’usage des termes « monologue », « voix », « chœur » dans État est pointé par le critique pour étayer l’hypothèse d’une théâtralisation de l’écriture. Il y aurait une co-présence de la poésie et du théâtre dans le texte albiacien, par le biais de l’allusion, selon la taxinomie proposée par Rémy Besson. L’autre raison pour laquelle émerge une théâtralisation de l’écriture est que cette poésie articule le vécu d’un corps au langage, le geste à la geste poétique :

La théâtralité implique le corps. Sur la scène les voix sont liées aux gestes de leur corps. De même qu’il y a « l’espace », il y a « le » corps.16

Cependant, du fait que la « théâtralité » du poème touche à « une pratique, un mode de relation au texte, une façon de le réaliser, de le verticaliser, de se l’incorporer, de le respirer, de l’incarner »17, du fait même que l’écriture albiacienne engage le corps, il semble autant pertinent d’analyser cette œuvre à partir du médium danse qu’à partir du médium théâtre.

Jean-Marie Gleize applique une analogie théâtrale à la poésie d’Albiach en appréhendant les mots et les signes graphiques comme des personnages anonymes, sans épaisseur psychologique et à peine humains. Les héros en sont les catégories de la grammaire, noms et adjectifs, affectés par des changements d’état. Selon le critique, la poésie se donne à lire comme un combat agônistique entre des protagonistes abstraits relatifs à l’écriture : le noir et le blanc, la présence et l’absence, le tracé et le vide. Ainsi est perceptible « [t]oute une « scénographie » en somme, une théâtralité sans théâtre, réduite peut-être « à sa simple expression ». ».18 Or parler de « théâtralité sans théâtre » revient à mettre en doute la qualité dramaturgique d’une telle poésie. À la différence du théâtre, cette écriture ne met pas en jeu de véritables personnages aussi l’art chorégraphique nous semble-t-il un outil plus pertinent pour éclairer le texte albiacien que le théâtre.

En employant l’expression « théâtre du poème », le critique met l’accent sur la spatialisation du texte poétique. Dans État la page devient une scène métaphorique où s’accomplit une performance pour le lecteur. Or le théâtre comme la danse scénique impliquent un dispositif spectaculaire et un espace prévu pour la représentation. Au-delà des allusions explicites au théâtre, dans sa forme même, la poésie albiacienne apparaît davantage apparentée à la danse, en raison de la présence du corps et de l’usage d’une scénographie originale.

1. 2. La musicalité du texte

Le deuxième médium dont Jean-Marie Gleize relève la présence dans la poésie d’Anne-Marie Albiach est la musique19. Une analyse du lexique confirme cette observation. Ainsi le terme « mouvement », qui relève du domaine musical, est employé par Albiach20. Or il appartient également au champ sémantique de la danse qui partage une grande partie des termes servant à la désigner avec la musique. Ce constat nous conforte dans l’idée que la poésie albiacienne est empreinte d’une qualité non seulement musicale mais aussi chorégraphique.

Historiquement, en Occident, la musique a toujours détenu une suprématie sur la danse21. Elle possède par rapport à la danse « un statut institutionnel dominant, dominateur, et même hégémonique » :

En raison de sa structure mathématique, scripturaire, et par là, permanente et relativement objective, la musique a connu un essor théorique considérable que n’a malheureusement jamais manifesté la danse.22

La danse emprunte à la musique son vocabulaire : le nom « cadence »23, par exemple, dénote la « [m]esure qui règle le mouvement de celui qui danse » aussi bien que la « [s]uccession d’accords selon certaines règles harmoniques, terminant une phrase musicale».24 Dès lors, la musicalité de la poésie albiacienne semble être le corollaire de sa teneur chorégraphique. En effet, pour Anne-Marie Albiach, la musique marque de son empreinte le corps ; selon Jean-Marie Gleize la musique « est dans le corps, la mémoire. Elle est le corps – la mémoire. »25 Un passage d’État que nous reproduisons sans reproduire fidèlement la mise en espace du texte l’illustre bien : « Non la musique nous concerne / avenue elle offre / de sa poitrine à la taille / ceinte. »26 Au cours d’une procession rituelle, des jeunes filles forment un « CORTÈGE » rythmique, sans discrimination entre la musique et la danse. Un tel passage met au jour l’ « orchésalité »27de la poésie d’Anne-Marie Albiach, en d’autres termes, sa dimension syncrétique, à la fois musicale et chorégraphique.

S’il convient de souligner chez Anne-Marie Albiach l’importance de la musicalité, héritée des conceptions de Mallarmé sur l’écriture comme Musique, il semble qu’il faille néanmoins nuancer l’importance de cette dernière. En effet la vue prime sur le son dans la poésie post-mallarméenne et l’on assiste à la résorption des qualités musicales et sonores du verbe dans la disposition spatiale du poème. Comme le souligne Laurent Mattiussi, avec Mallarmé, la musique devient irréductible à la mélodie et à l’euphonie puisque c’est le texte qui se change in fine en musique :

Orphée est encore poète et musicien mais non comme aux temps premiers : pourquoi persister à chanter la poésie quand le poème est le chant même ? Mélodie, harmonie, rythme, rien de ce qui fait la musique n’est plus appelé à venir compléter la parole d’Orphée quand le verbe poétique est censé incorporer et mettre en jeu à lui seul tous les moyens de l’expression musicale. […] La grande, la vraie Musique, même si elle commence par là, ne se réduit pas au concert, qu’il soit de syllabes ou d’instruments.28

C’est aussi le cas pour Anne-Marie Albiach qui partage avec Mallarmé l’idée que la « musique » désignerait l’« Idée ou [le] rythme entre des rapports »29. Chez Mallarmé et Albiach le verbe poétique constitue pour ainsi dire une musique épurée de la musique. Si celle-ci les intéresse, c’est pour l’abstraction qu’elle renferme et parce que les processus de composition – musical aussi bien que chorégraphique – demeurent les horizons absolus de l’écriture30.

La polyvalence des termes relatifs à la musique et à la danse montre que l’auteur d’État brouille la différenciation des territoires médiumniques. La présence de la musique dans le poème semble étayer l’hypothèse d’une écriture chorégraphique dès lors que, selon Michel Bernard, danse et musique procèdent d’une souche commune. En raison de sa filiation mallarméenne, la poésie albiacienne serait aussi bien chorégraphique que musicale.

1.3. Présence de la danse dans État

Pour Jean-Marie Gleize, l’écriture albiacienne recèle un potentiel chorégraphique mais la danse en est une composante intermédiale parmi d’autres :

de façon chorégraphique-abstraite, musicale-algébrique là (l’écriture albiacienne), c’est la poésie comme telle qui se trouve mise en cause, en question, durablement.31

Le critique décèle l’importance du mouvement32, pourtant il n’analyse pas à proprement parler la poésie albiacienne comme une « chorégraphie »33, se contentant d’affirmer qu’elle se rapproche de la danse : « Quelque chose s’accomplit là de l’ordre de la danse […] et d’un rituel dont le code nous échappe […]. » 34Nous estimons qu’il convient d’affirmer avec plus de fermeté cette proposition.

Paradoxalement, Albiach ne fait aucune allusion explicite au médium danse dans ses poèmes35. Il ne s’agit pas d’un phénomène de surface mais d’une irrigation souterraine, l’auteur n’ayant pas reconnu de son vivant de dette à l’égard de la danse alors qu’elle a emprunté consciemment les ressources du théâtre, pratique artistique marquante de son apprentissage36.

Des relevés lexicaux détaillés permettent de déceler l’importance du mouvement dans État. De tous les termes relatifs à cette notion, la fréquence du nom « mouvement » est la plus élevée37. D’autres termes du même paradigme sémantique sont employés : « vélocité » (p.37), « trajectoire » (p.59), « pas » (p.60), « élan » (p.83), « attitudes » (p.97-98), « MAINTIEN » (p.97), « descente » (p.97), « vitesse » (p.98). Parfois, l’énergie du mouvement est décrite, comme dans le passage suivant qui développe une interrogation sur la qualité du « déplacement » :

Quelle est la compacité du déplacement

(le mouvement)

(sa rébellion

opaque)38

Plus loin est fait mention d’un état de « compacité », « énergie / dont le mouvement ne nous concerne / rétractile».39 Dans un autre passage, comme en danse, la puissance poétique du geste passe par la « justesse » de son expression car « la justesse / du geste / nous forme infirme ».40 Le sujet poétique accomplit aussi une danse intérieure : « je bougeais donc en moi-même / à son rythme et refusait-il la déchirure ».41 Intervient de surcroît dans État une réécriture du motif de la descente d’Igitur, qui montre qu’Albiach réactive le principe de la spatialisation mallarméenne :

par la descente

ne peut

sans sensualité42

Se donne ici à voir une écriture en cours de tracé, tour à tour « descendance » et « courbe » : « en descendance et non irréductible / cette courbe qu’elle forme en gratuité ».43  La courbe est modulée sous la forme de la spirale : « des spirales / l’élément de / la parturition ».44 Le recueil met aussi en jeu une inclinaison de la lettre, avec la lettre E penchée du titre. Une continuité surgit entre les ordres du langage et ceux du corps : la lettre est pareille à un buste en torsion. Il existe dans le langage poétique une impulsion qui prend son départ et aboutit dans le corps en mouvement.

La convergence entre la corporéité et l’espace textuel est étayée par l’usage de termes référant aussi bien à la grammaire qu’au corps dansant, à l’écriture poétique qu’à l’écriture chorégraphique, tels la « coordination seconde »45 dénotant la syntaxe d’une poésie littérale et l’harmonisation des mouvements des différentes parties du corps, faculté nécessaire à tout danseur. Le mot « lapsus » issu d’un mot latin signifiant « action de trébucher, erreur »46 témoigne d’une même collusion entre le corps et le langage. Dans État, le lapsus se manifeste en son sens étymologique comme glissement :

j’ai commis envers toi

de par mon insuffisance

ce lapsus47

Le passage est ensuite repris à l’identique48 sur une autre page, entre guillemets. Les deux passages étant séparés par deux pages blanches, il s’agit pour le lecteur d’opérer un glissement, de franchir à grandes enjambées un seuil, le blanc matérialisant la distance à traverser. Ce faisant Anne-Marie Albiach redéfinit l’enjambement. Ce dernier n’est plus le « [r]ejet au début du vers suivant d’un ou plusieurs mots indispensables à la compréhension du sens du premier vers »49 car l’auteur recourt à une poésie qui récuse les formes traditionnelles que sont le vers et la strophe. À la qualité statique de l’ancien enjambement est préféré l’élan dynamique, la mobilité d’une enjambée physique à travers l’espace de la page50.

Ainsi l’intermédialité est au cœur de la poésie albiacienne qui possède une qualité théâtrale et musicale, néanmoins, la primauté du corps et le traitement de l’espace justifient que l’on examine en détail sa teneur chorégraphique.

2. Une écriture chorégraphique : sémiotique de l’espace poétique albiacien

Si la poésie albiacienne ne mentionne pas explicitement la danse, la disposition des caractères sur la page s’apparente à une écriture chorégraphique. Le texte conçu comme dispositif visuel statique est mis en mouvement lors de la lecture : l’œil du lecteur circule entre le blanc et les caractères imprimés, injectant du volume à un espace en deux dimensions. La chorographie, entendue comme l’analyse des mécanismes de la spatialisation du texte poétique sur une surface en deux dimensions, cède donc la place à une étude de la teneur chorégraphique du poème, à celle de sa dynamique et de ses rythmes spatiaux.

2.1. Chorégraphie de l’espace albiacien

Dans État, l’« espace graphique »51 a une fonction prépondérante parce qu’il produit du sens, jouant le rôle d’une scène. Les mots sont projetés sur la page et semblent danser sous l’œil du lecteur. C’est sans doute pourquoi Jean-Marie Gleize a relevé la qualité « théâtrale » de cette poésie : étymologiquement, le mot « théâtre » désigne le lieu de la représentation52. En fait la dimension spatiale de la poésie albiacienne peut être analysée au miroir de l’art chorégraphique car la danse comme le théâtre supposent un espace scénique.

Pour Julia Kristeva, la langue courante obéit au principe de linéarité du discours. Les unités sont déplaçables sans altération du sens. En revanche, la poésie, et plus précisément la poésie mallarméenne, est tributaire de la configuration spatiale choisie : « L’énoncé poétique n’est lisible dans sa totalité signifiante que comme une mise en espace des unités signifiantes ».53 De cette façon chez Mallarmé et ses successeurs la page acquiert un volume, ainsi pour Albiach fonctionne-t-elle comme un espace en quatre dimensions :

leur présent deux dimension

l’éternité quatre54

Le mouvement est suscité par des modulations de distance entre les différents énoncés poétiques : « la distance est mobile, […] imprévisible, n’obéissant à aucune « règle » apparente ».55 La variation de l’espacement entre les mots génère l’impression d’un mouvement. Ceux-ci semblent apparaître et disparaître dans le blanc, circuler à la surface de la page. La poésie d’Anne-Marie Albiach parachève donc les recherches mallarméennes sur la poésie comme dynamique spatiale.

Il ne serait pas possible de lire le texte albiacien avec une autre configuration spatiale. Ainsi plutôt qu’un sens-signification, il y aurait à chercher dans cette poésie un sens-orientation ou un « sens-direction ».56 La lecture est une affaire de parcours, de trajectoire à se frayer parmi les énoncés poétiques. Le lecteur a la possibilité d’aller et venir dans toutes les directions possibles. Selon le sens (direction) choisi, le texte acquiert un sens (signification) différent :

première énigme

brutale de toute57

En pareil cas, une lecture horizontale de gauche à droite « Première énigme brutale de toute » est possible, mais une lecture en colonnes « Première brutale énigme de toute » est tout aussi pertinente, de même qu’une lecture en diagonale. En l’absence de fléchage par le texte et du fait que chaque segment d’énoncé soit un constituant du groupe nominal, la lecture est multidirectionnelle. Une fois celle-ci terminée, il est nécessaire de la reprendre « en sens inverse ».58 Comme dans les chorégraphies de Merce Cunningham où le spectateur peut à sa guise fixer son attention sur tel ou tel danseur, la poésie albiacienne instaure une lecture in-sensée et décentrée. Les lois de la perspective sont bouleversées puisque chaque segment du texte constitue un centre possible de la page.

La spatialisation du texte poétique incite le lecteur à être actif dans sa réception du poème. Le décentrement de l’espace, l’abolition de la perspective et la substitution d’un sens-orientation à un sens-signification révèlent la proximité de la poésie dite « littérale » avec la danse contemporaine.

2.2. L’unité du sujet poétique grâce au continuum corps-langage

Le continuum entre le corps et le langage dont fait montre la poésie d’Anne-Marie Albiach est un dernier élément justifiant qu’on analyse celle-ci au miroir de l’art chorégraphique.

La poésie albiacienne fait voir une tension entre le charnel et l’abstraction59. L’identité humaine s’efface au profit d’un pur agir : « il s’est passé / quelconque chose / dont l’anonymité / monstrueuse / me fascine ».60 Comme un chorégraphe, la poétesse cherche à appréhender les catégories fondamentales de l’esprit humain, temps, espace, « substance »61 et nombre, en les incarnant dans le vécu du corps. Chacun de ses textes comporte une dimension métapoétique puisque ces paramètres interviennent dans tout processus de composition. L’abstraction ne se départit pas de l’expérience concrète : la mathématique issue d’un espace mental est « incorporée, « inhérée » au corps de celle qui écrit ».62 Cette poésie prend son départ dans le corps : « le corps qui prend / de savoir / les poses »63, mais les traits physiques sont gommés grâce à des termes au sémantisme imprécis et au présent générique. Le corps n’exclut pas l’épure comme on le voit dans le passage suivant : « ils s’allongent […] / dans le langage pratique mental / des images dimensionnelles / d’harmonie / et le blanc ».64 De même, dans l’énoncé « c’est encore le contact qui abstrait / le charnel de la terre »65, le toucher fonctionne paradoxalement comme un opérateur d’abstraction.

Ailleurs le sujet poétique se dédouble en deux instances, l’une corporelle et ignée, l’autre abstraite et « vide », désincarnation de la première présence : « tandis que / « je » persiste avec le feu, / mouvement / l’apparition est vide de moi ».66 Pour Anne-Marie Albiach il existe un conflit entre le corps et le langage dès lors que le mouvement, issu du corps, est antérieur à la parole poétique. Il demeure « un rythme muet, un mouvement antérieur à la voix, ou vide de voix […] ».67 Le risque consiste à le dénaturer en voulant s’en emparer par les mots « dans le mouvement / que tu oses dénommer […] ».68 À ce stade où le langage achoppe, dans la zone de l’indicible corporel, naît la qualité dansante du texte. La poésie est pour Anne-Marie Albiach tentative d’inscription de la corporéité du sujet dans le langage, c’est pourquoi elle peut dire : « en fait je vis le texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image ».69 Aussi peut-on appliquer à État les analyses de Julia Kristeva qui a théorisé la chora poétique en élaborant une sémanalyse70. Contre la théorie du sujet unaire de la psychanalyse lacanienne, Julia Kristeva a développé une théorie du sujet en procès71 « dont la représentation est un espace de la mobilité, la chora sémiotique », esquissé par les pulsions72. Or la chora affecte le texte poétique. En effet

Telle un « corps dansant » (le grec khoreia signifiant « danse »), la chora sémiotique est en perpétuel mouvement. Elle dynamise le signe (ainsi que le sujet) en disposant le rejet au cœur de sa structure. Tout comme la danse permet au danseur d’explorer une infinité de mouvements corporels, la chora sémiotique est un potentiel infini de mouvements signifiants réalisables.73

Dès lors la chora pourrait être cette matrice corporelle et dynamique que le poème ne fait qu’approcher en creux par les mots et par le détour de la spatialisation du texte. L’enjeu de l’écriture poétique post-mallarméenne serait d’essayer de reconstituer un mouvement que le langage élude.

Ainsi la théorie de la chora sémiotique de Julia Kristeva qui pose un continuum corps-langage et étudie le texte poétique comme un objet dynamisé étaye-t-elle l’hypothèse de l’écriture chorégraphique d’Anne-Marie Albiach.

Conclusion

Il semble qu’il faille prolonger les analyses de Jean-Marie Gleize sur la poésie albiacienne et affirmer avec plus de vigueur le postulat d’une écriture chorégraphique dans État. Le texte est informé par le théâtre et la musique, mais plus profondément il entretient une relation de co-présence avec la danse, comme le montrent la dimension corporelle de cette poésie et sa scénographie. La relation intermédiale poésie / danse est une co-présence paradoxale : le texte ne fait pas d’allusions explicites à la danse, il n’y a donc pas imbrication d’un médium dans un autre, mais concordance ou coïncidence.

Il y a lieu de parler d’une écriture chorégraphique dans la mesure où le mouvement est au cœur d’État. La torsion de la lettre à l’initiale du titre du recueil, la redéfinition de l’enjambement comme enjambée spatiale entre deux zones de blanc, enfin l’ambiguïté du mot « lapsus », pris au double sens de glissement physique et linguistique révèlent la poétique chorégraphique du recueil. La théorie de la chora sémiotique de Julia Kristeva est de surcroît pertinente pour l’analyse chorégraphique du texte albiacien, Julia Kristeva montrant que la corporéité du sujet est inscrite dans le langage et que le texte est un ensemble dynamique, ce qui concorde avec la vision albiacienne du texte comme corps.

La paronomase « chorégraphie » / « chorographie » est féconde pour une analyse de la spatialisation du poème au miroir de la danse. Par une chorographie des territoires du poème, en d’autres termes, en décrivant la disposition du texte dans l’espace en deux dimensions qu’est la page, nous avons vu comment l’espacement du texte poétique produit volume et mouvement lors de la lecture. De partition chorégraphique, le texte devient danse. L’espacement du texte poétique participe également à l’élaboration du sens. Le centre n’existe plus et l’espace est co-construit par l’auteur et par le lecteur-spectateur. Au sens-signification se substitue un sens-orientation ou un sens-direction. C’est au lecteur de se frayer un trajet parmi les unités textuelles, au gré des figures chorégraphiques tracées par l’alternance des caractères et des espacements et incorporées en son for intérieur. Au-delà d’un dispositif pictural, le texte poétique post-mallarméen peut donc être envisagé comme une danse.

Contre une cartographie des disciplines considérées isolément, en plaçant la réflexion sur l’intermédialité au centre de notre réflexion, nous avons tenté d’esquisser une étude du texte poétique contemporain au prisme de l’art chorégraphique, en considérant les interactions de ces deux territoires qui tendent actuellement à être redécouvertes par les chercheurs en littérature et en danse.


Notes

1 – Éric Méchoulan, « Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques », Literature and Technologies, n° 1, 2003, p. 9-27, p.4.

2 – Définition donnée par le site du T.L.F.I.

3Ibid.

4 – « Règle générale – Blanchir comme si le texte était de la poésie. L’ouvrage est divisé en six livres, et chaque livre contient un plus ou moins grand nombre de pièces. M. le Metteur en pages remarquera que chaque pièce est divisée en quatre, cinq, six et sept alinéas ou couplets. Il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers. » Aloysius Bertrand, « Instructions à M. le Metteur en pages», Œuvres complètes, Helen Hart Poggenburg (éd.), Champion, 2000, p.373.

5 – Mallarmé observe qu’« un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : [il] ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. » Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p.455. Ainsi « D’un point de vue quantitatif, l’emploi des blancs ne met pas en cause la tradition typographique (un tiers d’imprimé pour deux tiers de blanc) » Ildikó Szilágyi, « Significatif silence » : le blanc typographique en écriture poétique », Écritures du silence, 5, 2009, 105-118, p.107.

6 – Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème : vers Anne-Marie Albiach, Paris, Belin, 1995, p.87.

7 – « La poésie d’Anne-Marie Albiach appartiendrait à la descendance mallarméenne. » Ibid, p.86.

8Ibid, p.57.

9 – La matérialité du support différencie l’intermédialité de l’interartialité : « l’intermédialité est, en quelque sorte, une approche culturaliste et « matérialiste » de l’interartialité », Rémy Besson, Op. cit.

10 – La publication du recueil en 1971 a été précédée par celle de trois textes poétiques Haie interne (n°1 de la revue « Nothing doing in London », Londres, 1966), Flammigère (éditions de la revue « Siècle à mains », Londres, 1967) et delà En dépit (n°4/5 de la revue « Le temps des loups », Paris, 1969).

11 – Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », rapport de recherche publié sur l’archive ouverte HAL-UTM, juillet 2014.

12 – La dernière modalité envisagée par Rémy Besson, l’émergence, est définie comme un phénomène où « des séries culturelles se fédèrent pour donner lieu à un média à un moment donné », Ibid. Elle ne touche pas au cadre de notre étude.

13 – En fait, l’œuvre d’Anne-Marie Albiach n’a pas été encore adaptée en danse, ce qui excluait une telle investigation.

14 – « L’extension maximale de la notion de coprésence est lui atteint, quand le niveau d’hétérogénéité maintenu entre les formes qui sont associées conduit, à ce que l’artefact produit ne soit plus assignable à un média en particulier. », Rémy Besson, Op.cit.

15 – Julia Kristeva, « Poésie et négativité », L’Homme, 1968, tome 8 n°2. p. 36-63.

16 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.100.

17Ibid, p.27.

18Ibid, p.69.

19 – Sa poésie a été adaptée musicalement par les compositeurs Jean-Pascal Chaigne, Walter Feldmann et Franck Yeznikian. On se situe cette fois du côté de l’adaptation, sous-catégorie de transfert intermédial selon Rémy Besson. Outre le fait que les textes d’Anne-Marie Albiach aient été adaptés par des compositeurs, ils mettent en jeu une vocalité. État a d’ailleurs été composé sur magnétophone, la disposition spatiale du texte traduisant par le passage de la sphère sonore à la sphère visuelle, du temps à l’espace, la respiration et les silences entre les énoncés prononcés à haute voix. (Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.91). Le titre du recueil Mezza voce [1984] dévoile également l’importance de la musicalité dans la poésie d’Anne-Marie Albiach.

20 – Le mot désigne d’après le TLFI « Chacun des morceaux composant certaines œuvres musicales. » (définition du terme « mouvement »).

21 – Le philosophe de la danse Michel Bernard relève ainsi : « au cours de l’histoire, la danse et la musique ont été enchaînés inexorablement comme les partenaires d’un couple sado-masochiste », Michel Bernard, « Danse et musicalité – Les jeux de la temporalisation corporelle », De la création chorégraphique, Paris, éditions du Centre national de la danse, 2001, cité in Gérard Mayen, « Repentirs d’un spectateur de danse », Accents online.

22Ibid.

23 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.55.

24 – Définition de « cadence », dictionnaire du TLFI.

25 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.91.

26 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.71.

27 – Alors que le terme « danséité », qui pourrait servir à pointer la spécificité d’un mouvement de danse, n’existe pas, on parle couramment de « musicalité » du geste. La danse demeure tributaire de la musique pour son vocabulaire. En réaction à l’assujettissement de la danse à la musique, Michel Bernard a créé le néologisme « orchésalité » pour mettre en avant les soubassements communs à la musique et à la danse et délivrer cette dernière de l’ombre de la musique. « Orchésalité » vient du mot grec « orchesis » (la danse). Voir Michel Bernard, Op.cit.

28 – Laurent Mattiussi, « La Musique sans musique : Mallarmé, Valéry », in Jean-Louis Backès, Claude Coste, Danièle Pistone (dir.), Musique et littérature dans la France du XXe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, p.199-207, p.199.

29 – Stéphane Mallarmé, Lettre à Edmund Gosse du 10 janvier 1893, Correspondance 1862-1871. Lettres sur la poésie, Bertrand Marchal (éd.), Gallimard, coll. « Folio classique », 1995, p. 614.

30 – Comme l’affirme Pierre Brunel « La musique, la littérature commencent à partir du moment où l’enchaînement des sons, l’enchaînement des mots ne sont pas laissés au hasard. À partir du moment où il y a composition. » Pierre Brunel, Les Arpèges composés, musique et littérature, Paris, Klincksieck, 1997, p.12.

31 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.36.

32 – « (ces livres sont des gestes, chaque énoncé est un mouvement du corps, d’une partie du corps, ou bien un mouvement interne, un mouvement immobile, dans la chambre nue, dans la cage mentale, dans la boîte thoracique) » Ibid, p.39.

33 – Jean-Marie Gleize dit seulement qu’on y observe une « alternance choré-graphique du masculin et du féminin » Ibid, p.92.

34Ibid, p.101.

35 – Elle consacre pourtant une section d’Anawratha à évoquer une adaptation théâtrale des Noces d’Hérodiade de Mallarmé, drame dédié à l’une des figures de danseuse les plus fameuses de la culture occidentale. Voir « Le jeu divisé : miroir » (Les Noces d’Hérodiade par Gilbert Bourson), Anawratha [1984], in Anne-Marie Albiach : Cinq le chœur 1966-2012, Paris, Flammarion, 2014, p.323-325.

36 – Anne-Marie Albiach a étudié le théâtre au cours Simon à Paris et a lu les dramaturges classiques, Racine et Corneille, dès l’adolescence.

37 – On compte une occurrence du substantif « dynamique », une de « rythme » au singulier, une du verbe « bouger » à l’infinitif, deux occurrences du nom « déplacement » et du verbe « déplacer » en emploi verbal, participial, conjugué ou à l’infinitif. Les termes « corps » et « geste » sont usités chacun à quatre reprises. Le terme « mouvement » est employé à trois reprises au pluriel, et à treize reprises au singulier à l’intérieur du texte. On compte en outre dans la table des matières trois occurrences de « mouvement » uniquement au singulier, soit un total de dix-neuf occurrences de ce terme.

38 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.36.

39Ibid, p.75.

40Ibid, p.83.

41Ibid, p.95.

42Ibid, p.97.

43Ibid, p.128.

44Ibid, p.134.

45Ibid, p.129.

46 – Définition donnée par le site du T.L.F.I. Un « lapsus linguae » est la substitution fautive d’un mot à la place d’un autre. Pour Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne, le lapsus est la manifestation inconsciente d’un contenu latent. Le mot « lapsus » est issu d’un verbe latin signifiant « glisser ».

47 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.56.

48Ibid, p.59.

49 – Définition donnée par le site du T.L.F.I.

50 – L’ « enjambée » est par métonymie l’ « Écart entre les deux jambes, pris comme mesure. » (Définition d’ « enjambée », Ibid).

51 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.69.

52 – Le mot « théâtre » est issu du latin « theatrum » venant du grec « theatron » (θέατρον) formé à partir du verbe grec theaomai qui signifie « regarder, contempler ». Apparu au XIIIe siècle, le mot a d’abord désigné le lieu de la représentation puis à partir du XIVe siècle, l’art théâtral.

53 – Julia Kristeva, Op.cit., p.51.

54 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.37.

55 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.57.

56 – Voir le commentaire par Jean Tortel d’un poème d’Alain Veinstein où il parle du « sens (direction-signification) de la poésie qui se fait ». Cité in Ibid, p.39.

57 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.98.

58 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.103.

59 – Cette remarque n’est pas de notre fait, elle émane de Jean-Marie Gleize : « Il s’agit d’une poésie musicale sans musicalité, personnelle-impersonnelle, lyrique-non lyrique, ou d’une poésie qui parviendrait à quelque chose comme une neutralité ou une objectivité lyrique. ». Op.cit., p.25.

60 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.47.

61Ibid, p.112.

62Ibid, p.44.

63Ibid, p.53.

64Ibid, p.140.

65Ibid, p.91.

66Ibid, p.107.

67Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.52.

68 – Anne-Marie Albiach, État, p.43.

69 – Anne-Marie Albiach, cité par Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.72.

70 – La sémanalyse est l’inscription du sujet dans un système de signes.

71 – « Le sujet en procès s’attaque à toutes les strates d’un sujet « unaire ». Il s’attaque à toutes les structures qui disent « Non » (censure) aux pulsions et à la complexification du sujet et l’érigent en tant qu’unité. » (Lyne Légaré, Johanne Prud’homme, « Le sujet en procès », dans Louis Hébert (dir.), Signo, Rimouski (Québec), 2006.)

72Ibid.

73Ibid.


Bibliographie

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Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : « House of no more » de Cadden Manson

Aurélie Lacan
Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
lacan.aurelie/@/gmail.com

Pour citer cet article : Lacan, Aurélie, « Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : “House of no more” de Cadden Manson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La pièce de théâtre « House of no more » de Cadden Manson et The Big Art Group permet d’interroger les interactions entre la dimension plastique des images et les processus sémiotiques. Malgré la diversité des dispositifs scéniques, la polymorphie et la polysémie des corps en présence, une continuité se crée grâce au regard du spectateur.

Mots-clés : arts plastiques – Big Art Group  – sémiotique – théâtre – arts vidéo

Abstract

The play “House of no more” of Cadden Manson and The Big Art Group, questions about the interactions between a plastic dimension of the images and semiotics processes.

In spite of the variety of the scenic devices, the polymorphy and the polysemy of bodies in presence, a continuity builds up itself through the spectator’s glance.

Key-words: visual arts – Big Art Group – semiotics – theatre – video art


Les pratiques théâtrales contemporaines à l’image de House of no more de Cadden Manson et The Big Art Group tendent à puiser dans des registres formels divers, générant de nombreuses interactions, notamment entre l’espace théâtral et un medium tel que la vidéo. Ainsi, cette proposition visuelle et scénique permet de s’interroger sur les enjeux plastiques et sémiotiques de la représentation. Au-delà de l’impression esthétique, qui mêle le burlesque au tragique, il s’agit de proposer un découpage opératoire afin de mettre en évidence des interactions.

Trois thèmes seront abordés dans une logique allant du global au local : en premier lieu la scène et son dispositif, puis les enjeux de l’image vidéo, et enfin les corps. Ces thématiques ont pour objectif de mettre en valeur dans cette pièce les enjeux matériels, plastiques de la représentation, sur lesquels repose l’interprétation du spectateur.

1. Voir et être vu

Le dispositif scénique accorde une place importante à la vidéo qui est diffusée sur des écrans placés en bord de scène. Il est relativement simple : trois écrans diffusent les images du récit, l’histoire de Julia, une mère hystérique qui parcourt les États-Unis en compagnie de son ami/amant à la recherche de sa fille.

Ces trois écrans ne projettent pas les mêmes images, il s’agit plutôt de triptyque, c’est-à-dire d’une même action visuellement fragmentée en trois parties. Ces écrans vidéo ne sont pas jointifs, c’est-à-dire qu’il y a un espace suffisant entre eux pour laisser voir un fond de scène assez dépouillé (fig. 3).

De par la position frontale de ce dispositif, le spectateur n’aura donc d’autre choix que de deviner ce qu’il se passe derrière les écrans. C’est alors un jeu de masques et de cadrages qui est mis en place : House of no more propose une représentation qui se déroule à deux niveaux. Premièrement, la vidéo qui accueille l’histoire et, deuxièmement, dans l’interstice de ces écrans, la scène qui montre le hors-champ, le « hors-image ».

Le dispositif donne donc à voir deux états simultanés de la représentation, la vidéo d’une part, et le reste de l’action sur scène d’autre part. Le spectateur se trouve face à une représentation qui additionne une image-récit et un hors champ. La représentation théâtrale impose donc la coexistence d’un récit vidéo et d’un hors-cadre.

Ce hors-cadre présente effectivement autre chose qu’un récit parallèle, car ce qui est visible, ce sont par exemple les déplacements des acteurs sans rapport systématique avec ce qui se déroule sur la vidéo, ou la mise en place des accessoires qui seront utilisés par la suite (fig. 1). Le hors-cadre est en fait un hors-champ de la caméra qui vient présenter ou peut-être re-présenter la fabrication de l’image.

Il y a donc dans ce dispositif  un paradoxe qui peut dérouter : d’un côté il propose bien une représentation, une action théâtrale qui passe par un récit, mais cette dernière est un écran, une image plane qui masque en partie les opérations des acteurs qui élaborent ce récit. L’image frontale de la vidéo devient donc le lieu du récit, tandis que la présence physique et réelle des acteurs devient une sorte d’accident du hors-champ. Ce qui est vu est donc déclinable en deux temps : voir le récit et donner à voir la fabrication de celui-ci.

L’image vidéo devient donc l’enjeu d’un travail spécifique d’un point de vue plastique mais aussi du point de vue des processus qu’elle sollicite, afin de donner à la représentation une continuité.

2. Mise en abyme du processus de fabrication de l’image

L’image vidéo sera notre premier objet d’étude car c’est au sein de cet espace frontal que se déroule le récit. L’analyse portera dans un premier temps sur une analyse plastique, puis dans un second temps sur les enjeux sémiotiques du dispositif.

D’un point de vue plastique, l’aspect de cette vidéo est continu : couleurs saturées (bleus, rouges, roses, verts, renvoyant à une esthétique très peu naturaliste), cadrages assez serrés (gros plans ou cadrages américains).

Cependant une distinction entre les éléments qui constituent l’image s’instaure par la texture de ces images, qui montre des temporalités différentes liées au mode de création de l’image. En effet, la saturation de la couleur touche les fonds ou décors dans lesquels se trouvent les personnages. On notera aussi une pixellisation des découpes des objets ainsi qu’une pixellisation des ombres liées à de forts contrastes lumineux. Cette pixellisation transforme les contours de l’objet en faisant apparaître les petits carrés – ou pixels– constituant la matière de l’image numérique1 (fig. 1 et 4).

Cependant deux choses vont distinguer les formes des espaces qu’ils occupent dans l’image : d’une part leurs formes et découpes, d’autre part leur carnation.

Dans ces images saturées, on aura noté que la pixellisation apparaît dans les découpes, le contour des objets et les ombres. Or les contours des personnages sont pixellisés, mais les modelés lisses des volumes, des ombres, des visages ou des corps, ne comportent pas cette pixellisation. On peut donc distinguer deux espaces, plastiquement hétérogènes, celui des « décors » (le fond) et celui des personnages (les figures).

Cette distinction entre fond et figures est soutenue par la monstration de la fabrication de l’image : le savoir-faire est visible, il s’agit ici de composer avec une image préexistante, la vidéo résulte d’une action sur scène qui est simultanément incrustée dans l’écran vidéo. Il y a donc deux temps de fabrication de l’image qui correspondent à des effets plastiques distincts. Les fonds qui sont des séquences préalablement créés et l’incrustation de l’image des acteurs qui, elle, est immédiate lors de la représentation.

Au-delà de cette image plastiquement et temporellement composite, la simultanéité qui caractérise la relation entre l’action des acteurs et l’action dans la vidéo permet d’insister sur la dimension indiciaire de l’image. On entre ainsi dans une des interactions sémiotiques de la saisie plastique et esthétique de la pièce. La valeur indiciaire de l’image filmée est la même que celle de la photographie, c’est pourquoi je me réfèrerai à Roland Barthes pour expliciter ce point.

Pour Roland Barthes, la nature de la photographie est définie par un « ça-a-été2 », c’est à dire que « toute photographie est un certificat de présence3 ». Autrement dit, l’image matérialise une relation antérieure entre le sujet et le photographe, une co-présence physique, matérielle, réelle. Cette croyance fondamentale4 reliant l’image à la chose, cette attestation de l’existence de la chose permet le travail de mémoire, de reconstitution, de témoignage. C’est dans cette logique que la photo devient preuve ou témoignage. L’image filmée suit le même chemin : de par ses qualités techniques, elle atteste d’une co-présence entre l’appareil et le sujet. Ainsi, au titre d’anecdote illustrant ce phénomène, les extraits de films d’amateurs témoignant d’un fait divers dans nos journaux télévisés semblent receler un supplément d’authenticité car il y a eu une co-présence entre un sujet et un évènement, dont la qualité de l’image (souvent mauvaise) se porte garante. Ces images servent à attester de la véracité et de la réalité d’un phénomène, reléguant au second plan la question du choix de la séquence et les questions esthétiques. L’image devient un prolongement de l’œil humain du témoin, voire des émotions qu’il a ressenties sur le coup. Dans le cas présent , celui d’une pièce de théâtre, l’usage de la vidéo présuppose cette co-présence, laquelle est attestée par ce qui est visible dans le hors-champ.

Il faut toutefois introduire ici une nuance car si, en théorie, l’image filmée est indiciaire, c’est parce que l’action qu’elle présente est révolue et impossible à reproduire. La valeur indiciaire est théorique, le ça-a-été est abstrait, lié à la technique de la photographie ou du film. Or dans House of no more, la valeur n’est pas liée exclusivement à la technique, mais bien au dispositif qui présente simultanément l’image et sa fabrication. Ici, la coprésence qui garantit le ça-a-été est effective, puisque le spectateur en est réellement témoin. Le statut de cette image vidéo se trouve donc modifié du fait de la mise en abyme de son processus de fabrication. Le récit ne sort pas indemne de la mise en scène de sa propre fabrication, il se trouve malmené par les fragments de corps acteurs qui prolongent le jeu hors du cadre de la vidéo.

C’est la représentation théâtrale dans sa globalité qu’il faut alors reconsidérer : elle est elle-même hétérogène, à la fois image numérique, frontale et présence réelle des acteurs, récit-vidéo et mise en scène de sa genèse. Le récit lié à l’image vidéo se voit engagé dans une étrange lutte avec sa conception. Il se voit déconstruit comme force unificatrice sémantique, narrative, par sa propre fabrication.

La représentation comporte donc plusieurs niveaux de lecture : elle est fragmentée par les medium qui la composent, l’histoire racontée n’est plus ce qui garantit l’unité de la représentation, elle n’est ici qu’un des paramètres de la représentation.

Dans une certaine tradition des Arts Plastiques, issue de la Renaissance, l’image est le résultat d’une succession d’étapes plastiques, d’une agrégation plastique qui contribue à former une histoire5. À plusieurs siècles d’écart, les images vidéographiques de House of no more résultent d’un procédé similaire, car on peut distinguer plusieurs espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres. Une totalité est élaborée à partir d’éléments divers, aux fonctions variées servant un même but, celui d’une représentation unique.

3. Corps fragmenté, travestissement et continuité

Dans ce troisième temps, nous traiterons des conséquences de la dimension indiciaire de la vidéo. Deux perspectives peuvent être dégagées : d’une part, l’image est l’indice simultané de ce qui se déroule sur scène ; d’autre part, les corps fragmentés par le dispositif peuvent à posteriori retrouver une unité. C’est sur ce corps fragmenté mais continu que je souhaite m’attarder.

Les acteurs ont, dans cette pièce, une place centrale aussi bien au sein du récit que du dispositif mis en place. Malgré une présence physique en partie masquée par le dispositif, le jeu, la mise en son du texte passe par la voix et par le reste de leur corps. La gestuelle, les attitudes des corps ont donc de l’importance dans ce qui est donné à voir.

La distribution des rôles nécessite plusieurs acteurs, trois hommes et trois femmes ; la même scène est retransmise à l’aide de trois caméras sur trois écrans. La scène est donc jouée simultanément par des acteurs différents d’un écran à l’autre. Chaque personnage se trouve donc incarné par plusieurs acteurs simultanément. Outre la fragmentation du jeu que cela implique, ce processus pose ici la question de l’incarnation du personnage au théâtre qui, avec la fin de l’usage du masque, est généralement incarné par un seul acteur au cours de la représentation. Ici, Cadden Manson et The Big Art Group ont manifestement choisi de cultiver l’ambiguïté dans l’incarnation des rôles.

En effet, les personnages masculins et féminins sont indifféremment incarnés par des hommes et des femmes. Cela engendre des modifications corporelles, même légères, et conduit à user du travestissement, d’un maquillage très coloré outrancier afin que chaque personnage puisse être à la fois incarné par différents acteurs tout en restant identifiable dans la continuité de la pièce (fig. 4).

La mise en scène de House of no more nous présente donc un personnage incarné par des acteurs ne pouvant tous occuper simultanément l’écran-lieu-du-récit. Au même instant les acteurs hors-lieu, hors-champ de l’écran sont présents sur scène et font office d’accessoiristes ou de doubleurs, participant à la mise en scène et à la création de l’image-récit.

Les acteurs présents sur scène ont donc plusieurs fonctions au cours de la représentation : d’une part celle d’incarner un personnage, de leur prêter un corps et une enveloppe charnelle – même si l’apparence d’un même personnage peut-être ambiguë – et, d’autre part de participer à l’élaboration de l’image.

Le spectateur se trouve alors face à une multiplicité de corps exposés sur scène et à l’image, parmi lesquels il peut se perdre. Pour redonner une continuité aux corps en présence, le spectateur passe par le lien indiciaire entre vidéo et réalité. Malgré les changements d’échelle, de couleur, voire les montages qui sont effectués, le corps est recomposé, unifié car la relation image-réalité est un préalable technique de vidéo, une croyance fondamentale6 et préalable, en cette co-présence de l’image et de la réalité, pour reprendre les termes de Barthes.

Par conséquent, on voit se juxtaposer dans la représentation théâtrale des personnages polymorphes, hybrides, les corps des acteurs ayant différentes fonctions ; acteurs-personnages et acteurs-fabricants. Ces fonctions se situant toutes deux sur scène c’est-à-dire appartenant à la même représentation, deviennent sujettes à la perception et à l’interprétation par le spectateur ; ces corps acteurs sont à la fois polymorphes dans le récit et polysémiques dans la représentation. Le sens même de la pièce  – l’émergence de la folie de Julia –  se nourrit de cette multiplicité des apparences et des fonctions.

Cette expérience du pluriel, du travestissement, de la polysémie d’un même corps est générée par le dispositif et la mise en scène. Le corps fragmenté n’est pas pour autant laissé à sa déconstruction scénique. En effet, les ressources indiciaires de l’image vidéo, la relation de cause à effet et la simultanéité, permettent au spectateur de saisir un lien, une continuité entre l’image plane et la réalité physique des acteurs. Ainsi, malgré la mise en abyme des dispositifs qui tendent à fragmenter le corps et le récit, la mise en scène permet au spectateur de disposer des moyens nécessaires pour créer une continuité des corps et de la représentation.

4. De la saisie esthétique à la continuité sémiotique

Chacune de ces activités visibles sur scène, chaque mode de représentation – image vidéo, jeu théâtral – sont présentés comme appartenant à la représentation. C’est donc en un sens la présence simultanée de ces éléments hétérogènes sur scène qui incite le spectateur à considérer ce qu’il voit comme un tout.

Le spectateur est donc amené, par la mise en scène de ce qui est visible, à concevoir des transitions et des continuités entre les différentes formes et fonctions des corps afin de maintenir la cohésion de la représentation. La constitution de transitions est prise en charge au niveau formel et plastique par la mise en scène, et c’est alors au public de constituer les transitions sémantiques, c’est-à-dire de trouver les continuités et de combler les ruptures au sein de la représentation.

Le récit du road-movie de Julia, à lui seul, ne peut donc garantir cette unité puisque ses éléments constitutifs sont tantôt dans le récit c’est-à-dire dans la vidéo, tantôt hors récit c’est-à-dire hors champ de la vidéo. Le matériau premier de la représentation théâtrale qu’est le comédien – son corps, sa voix – devient polysémique, tantôt incarnation d’un personnage, tantôt fabricant de l’image.

On a donc une série d’espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres, travaillés les uns par les autres. Les éléments plastiques de la pièce conduisent à un éclatement de sa structure visuelle, proposant un récit dont la continuité est conditionnelle. Cette condition est assimilable au rôle du spectateur : celui-ci produit les liens entre les éléments qu’il perçoit, autrement dit il passe d’une saisie esthétique de l’instant à la fabrication d’une continuité.

Pour générer cette continuité, il va mettre en œuvre des hypothèses que l’expérience, le mouvement sur scène vont vérifier. On est donc dans ce que la sémiotique appelle une induction, c’est-à-dire :

[…] une lecture dans un contexte immédiatement étranger (extérieur ou antérieur) au savoir de l’interprète (…). Id2 [l’induction] est donc une lecture dans le contexte social (extérieur) ou historique (antérieur) ou les deux [de l’existence – étrangère à l’interprète – d’une relation du signe avec son objet7].

Les différents niveaux de la représentation, les mises en abyme du processus de fabrication, vont accomplir une sorte de fonction relais les unes envers les autres afin de donner une cohérence globale à l’œuvre. Pour expliciter cette idée de fonction relais, je ferai à nouveau appel à Barthes qui définit la fonction relais au travers de l’analyse de cas issus de la bande dessinée et du cinéma :

Ici la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l’image sont dans un rapport complémentaire ; les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire, de l’anecdote, de la diégèse8 […]

Je retiendrai deux idées de cet extrait : d’une part celle du rapport complémentaire entre les éléments de la représentation, ici ce sont donc des éléments visuels qui assurent cette fonction relais ; et d’autre part celle que l’unité se fait à un niveau supérieur, celui de la représentation théâtrale et non plus du seul récit. En d’autres termes, malgré les actions diverses qui se déroulent sur scène, les différents modes de représentation qui y co-existent, la représentation est « une » parce qu’inscrite dans cet espace physique qu’est la scène.

House of no more est donc une représentation délibérément hétérogène dans sa forme, et Cadden Manson et la compagnie The Big Art Group semblent avoir cherché à créer un univers plastique, un contexte visuel et sonore dans lequel vont exister des amorces, des ébauches de structure narratives, une pluralité d’espaces plastiques et sémantiques.

Ces espaces viennent se compléter pour proposer une représentation où ce qui est « raconté » est la constitution et l’émergence de la représentation dans sa forme, la genèse d’une interaction entre éléments plastiques et sémantiques. Métaphoriquement, cette représentation disparate semble relater davantage le passage de l’anxiété à la folie de Julia que le récit d’une épopée.

C’est donc en un sens la question de la signification qui nous est posée ici, c’est cette dernière qui va assurer la continuité entre les formes et donner une logique au dispositif. Or House of no more ne propose pas une signification univoque, mais laisse de nombreuses possibilités d’interprétation, tant en termes de forme que de contenu. La signification assure bien ici une continuité, mais cette dernière est relative, assujettie à l’expérience esthétique de chaque spectateur.

Conclusion

La représentation à laquelle on assiste alors n’est pas une représentation qui a une cohérence préalable, mais bien une représentation qui n’a de signification qu’au regard d’une expérience sensible singulière. C’est donc bien une matière de la représentation qui est travaillée, qui situe l’action du spectateur dans une interaction entre expérience plastique et processus sémiotique en vue de produire une signification.

Le spectateur devient le producteur de ce sens, localement sur des évènements plastiques et globalement sur l’ensemble de la représentation. Cette variabilité de la signification viendrait questionner alors le rapport entretenu depuis Platon à une représentation transparente, c’est-à-dire pour laquelle le sens est une évidence qui ne fait pas cas de la matière même qui constitue la représentation.

Cette proposition théâtrale comporte donc plusieurs degrés de processus sémiotiques qui correspondent à des temps d’interprétation différents. Si l’approche plastique et visuelle est traitée sur le vif, le sens global de la pièce peut être perçu dans un après-coup de la représentation. On perçoit alors le rôle dynamique du spectateur dont on sollicite un tant soit peu l’esprit critique.

À l’heure où nos médias célèbrent cette transparence de l’image à son sens, où l’image dans son immédiate profusion se voit nettoyée de ses défauts, des ficelles de sa confection, on peut alors saluer ces propositions qui affirment la représentation comme matière vivante, qui poussent le sujet à prendre conscience de son opacité et des processus qui se jouent à travers elle.


Notes

1 – L’image numérique est constituée d’un codage informatique restitué visuellement sous forme de pixels de couleurs. La quantité de pixels déterminera la qualité de l’image.

2 – BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard, « Cahiers du cinéma », 1980, p.120.

3Ibid, p. 135.

4Ibid, p. 120.

5 – Le De Pictura d’Alberti est révélateur sur ce point d’une conception de la représentation picturale comme un agrégat d’étapes successives. La cohérence se voit ainsi assurée par un point de vue unique, la perspective. ALBERTI Léon Battista, De Pictura, Paris, Macula, Dédale – La littérature artistique, 1992, (1435), p.159. Pour la clarté du propos, nous avons pris la liberté de corriger cette citation pour ce qui semble être une erreur de frappe dans l’édition de référence.

6 – BARTHES Roland, op.cit., p.120.

7 – DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Payot, Paris, 1979, p. 120.

8 – BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992 (1982), p. 31-33.


Bibliographie

ALBERTI Léon Battista, De Pictura. Paris, Macula, Dédale, « La littérature artistique », 1992, (1435), 256p.

BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992, 282p.

BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, 192p.

DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Paris, Payot, 1979, 215p.

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