Aurélie Lacan
Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
lacan.aurelie/@/gmail.com

Pour citer cet article : Lacan, Aurélie, « Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : “House of no more” de Cadden Manson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

La pièce de théâtre « House of no more » de Cadden Manson et The Big Art Group permet d’interroger les interactions entre la dimension plastique des images et les processus sémiotiques. Malgré la diversité des dispositifs scéniques, la polymorphie et la polysémie des corps en présence, une continuité se crée grâce au regard du spectateur.

Mots-clés : arts plastiques – Big Art Group  – sémiotique – théâtre – arts vidéo

Abstract

The play “House of no more” of Cadden Manson and The Big Art Group, questions about the interactions between a plastic dimension of the images and semiotics processes.

In spite of the variety of the scenic devices, the polymorphy and the polysemy of bodies in presence, a continuity builds up itself through the spectator’s glance.

Key-words: visual arts – Big Art Group – semiotics – theatre – video art


Les pratiques théâtrales contemporaines à l’image de House of no more de Cadden Manson et The Big Art Group tendent à puiser dans des registres formels divers, générant de nombreuses interactions, notamment entre l’espace théâtral et un medium tel que la vidéo. Ainsi, cette proposition visuelle et scénique permet de s’interroger sur les enjeux plastiques et sémiotiques de la représentation. Au-delà de l’impression esthétique, qui mêle le burlesque au tragique, il s’agit de proposer un découpage opératoire afin de mettre en évidence des interactions.

Trois thèmes seront abordés dans une logique allant du global au local : en premier lieu la scène et son dispositif, puis les enjeux de l’image vidéo, et enfin les corps. Ces thématiques ont pour objectif de mettre en valeur dans cette pièce les enjeux matériels, plastiques de la représentation, sur lesquels repose l’interprétation du spectateur.

1. Voir et être vu

Le dispositif scénique accorde une place importante à la vidéo qui est diffusée sur des écrans placés en bord de scène. Il est relativement simple : trois écrans diffusent les images du récit, l’histoire de Julia, une mère hystérique qui parcourt les États-Unis en compagnie de son ami/amant à la recherche de sa fille.

Ces trois écrans ne projettent pas les mêmes images, il s’agit plutôt de triptyque, c’est-à-dire d’une même action visuellement fragmentée en trois parties. Ces écrans vidéo ne sont pas jointifs, c’est-à-dire qu’il y a un espace suffisant entre eux pour laisser voir un fond de scène assez dépouillé (fig. 3).

De par la position frontale de ce dispositif, le spectateur n’aura donc d’autre choix que de deviner ce qu’il se passe derrière les écrans. C’est alors un jeu de masques et de cadrages qui est mis en place : House of no more propose une représentation qui se déroule à deux niveaux. Premièrement, la vidéo qui accueille l’histoire et, deuxièmement, dans l’interstice de ces écrans, la scène qui montre le hors-champ, le « hors-image ».

Le dispositif donne donc à voir deux états simultanés de la représentation, la vidéo d’une part, et le reste de l’action sur scène d’autre part. Le spectateur se trouve face à une représentation qui additionne une image-récit et un hors champ. La représentation théâtrale impose donc la coexistence d’un récit vidéo et d’un hors-cadre.

Ce hors-cadre présente effectivement autre chose qu’un récit parallèle, car ce qui est visible, ce sont par exemple les déplacements des acteurs sans rapport systématique avec ce qui se déroule sur la vidéo, ou la mise en place des accessoires qui seront utilisés par la suite (fig. 1). Le hors-cadre est en fait un hors-champ de la caméra qui vient présenter ou peut-être re-présenter la fabrication de l’image.

Il y a donc dans ce dispositif  un paradoxe qui peut dérouter : d’un côté il propose bien une représentation, une action théâtrale qui passe par un récit, mais cette dernière est un écran, une image plane qui masque en partie les opérations des acteurs qui élaborent ce récit. L’image frontale de la vidéo devient donc le lieu du récit, tandis que la présence physique et réelle des acteurs devient une sorte d’accident du hors-champ. Ce qui est vu est donc déclinable en deux temps : voir le récit et donner à voir la fabrication de celui-ci.

L’image vidéo devient donc l’enjeu d’un travail spécifique d’un point de vue plastique mais aussi du point de vue des processus qu’elle sollicite, afin de donner à la représentation une continuité.

2. Mise en abyme du processus de fabrication de l’image

L’image vidéo sera notre premier objet d’étude car c’est au sein de cet espace frontal que se déroule le récit. L’analyse portera dans un premier temps sur une analyse plastique, puis dans un second temps sur les enjeux sémiotiques du dispositif.

D’un point de vue plastique, l’aspect de cette vidéo est continu : couleurs saturées (bleus, rouges, roses, verts, renvoyant à une esthétique très peu naturaliste), cadrages assez serrés (gros plans ou cadrages américains).

Cependant une distinction entre les éléments qui constituent l’image s’instaure par la texture de ces images, qui montre des temporalités différentes liées au mode de création de l’image. En effet, la saturation de la couleur touche les fonds ou décors dans lesquels se trouvent les personnages. On notera aussi une pixellisation des découpes des objets ainsi qu’une pixellisation des ombres liées à de forts contrastes lumineux. Cette pixellisation transforme les contours de l’objet en faisant apparaître les petits carrés – ou pixels– constituant la matière de l’image numérique1 (fig. 1 et 4).

Cependant deux choses vont distinguer les formes des espaces qu’ils occupent dans l’image : d’une part leurs formes et découpes, d’autre part leur carnation.

Dans ces images saturées, on aura noté que la pixellisation apparaît dans les découpes, le contour des objets et les ombres. Or les contours des personnages sont pixellisés, mais les modelés lisses des volumes, des ombres, des visages ou des corps, ne comportent pas cette pixellisation. On peut donc distinguer deux espaces, plastiquement hétérogènes, celui des « décors » (le fond) et celui des personnages (les figures).

Cette distinction entre fond et figures est soutenue par la monstration de la fabrication de l’image : le savoir-faire est visible, il s’agit ici de composer avec une image préexistante, la vidéo résulte d’une action sur scène qui est simultanément incrustée dans l’écran vidéo. Il y a donc deux temps de fabrication de l’image qui correspondent à des effets plastiques distincts. Les fonds qui sont des séquences préalablement créés et l’incrustation de l’image des acteurs qui, elle, est immédiate lors de la représentation.

Au-delà de cette image plastiquement et temporellement composite, la simultanéité qui caractérise la relation entre l’action des acteurs et l’action dans la vidéo permet d’insister sur la dimension indiciaire de l’image. On entre ainsi dans une des interactions sémiotiques de la saisie plastique et esthétique de la pièce. La valeur indiciaire de l’image filmée est la même que celle de la photographie, c’est pourquoi je me réfèrerai à Roland Barthes pour expliciter ce point.

Pour Roland Barthes, la nature de la photographie est définie par un « ça-a-été2 », c’est à dire que « toute photographie est un certificat de présence3 ». Autrement dit, l’image matérialise une relation antérieure entre le sujet et le photographe, une co-présence physique, matérielle, réelle. Cette croyance fondamentale4 reliant l’image à la chose, cette attestation de l’existence de la chose permet le travail de mémoire, de reconstitution, de témoignage. C’est dans cette logique que la photo devient preuve ou témoignage. L’image filmée suit le même chemin : de par ses qualités techniques, elle atteste d’une co-présence entre l’appareil et le sujet. Ainsi, au titre d’anecdote illustrant ce phénomène, les extraits de films d’amateurs témoignant d’un fait divers dans nos journaux télévisés semblent receler un supplément d’authenticité car il y a eu une co-présence entre un sujet et un évènement, dont la qualité de l’image (souvent mauvaise) se porte garante. Ces images servent à attester de la véracité et de la réalité d’un phénomène, reléguant au second plan la question du choix de la séquence et les questions esthétiques. L’image devient un prolongement de l’œil humain du témoin, voire des émotions qu’il a ressenties sur le coup. Dans le cas présent , celui d’une pièce de théâtre, l’usage de la vidéo présuppose cette co-présence, laquelle est attestée par ce qui est visible dans le hors-champ.

Il faut toutefois introduire ici une nuance car si, en théorie, l’image filmée est indiciaire, c’est parce que l’action qu’elle présente est révolue et impossible à reproduire. La valeur indiciaire est théorique, le ça-a-été est abstrait, lié à la technique de la photographie ou du film. Or dans House of no more, la valeur n’est pas liée exclusivement à la technique, mais bien au dispositif qui présente simultanément l’image et sa fabrication. Ici, la coprésence qui garantit le ça-a-été est effective, puisque le spectateur en est réellement témoin. Le statut de cette image vidéo se trouve donc modifié du fait de la mise en abyme de son processus de fabrication. Le récit ne sort pas indemne de la mise en scène de sa propre fabrication, il se trouve malmené par les fragments de corps acteurs qui prolongent le jeu hors du cadre de la vidéo.

C’est la représentation théâtrale dans sa globalité qu’il faut alors reconsidérer : elle est elle-même hétérogène, à la fois image numérique, frontale et présence réelle des acteurs, récit-vidéo et mise en scène de sa genèse. Le récit lié à l’image vidéo se voit engagé dans une étrange lutte avec sa conception. Il se voit déconstruit comme force unificatrice sémantique, narrative, par sa propre fabrication.

La représentation comporte donc plusieurs niveaux de lecture : elle est fragmentée par les medium qui la composent, l’histoire racontée n’est plus ce qui garantit l’unité de la représentation, elle n’est ici qu’un des paramètres de la représentation.

Dans une certaine tradition des Arts Plastiques, issue de la Renaissance, l’image est le résultat d’une succession d’étapes plastiques, d’une agrégation plastique qui contribue à former une histoire5. À plusieurs siècles d’écart, les images vidéographiques de House of no more résultent d’un procédé similaire, car on peut distinguer plusieurs espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres. Une totalité est élaborée à partir d’éléments divers, aux fonctions variées servant un même but, celui d’une représentation unique.

3. Corps fragmenté, travestissement et continuité

Dans ce troisième temps, nous traiterons des conséquences de la dimension indiciaire de la vidéo. Deux perspectives peuvent être dégagées : d’une part, l’image est l’indice simultané de ce qui se déroule sur scène ; d’autre part, les corps fragmentés par le dispositif peuvent à posteriori retrouver une unité. C’est sur ce corps fragmenté mais continu que je souhaite m’attarder.

Les acteurs ont, dans cette pièce, une place centrale aussi bien au sein du récit que du dispositif mis en place. Malgré une présence physique en partie masquée par le dispositif, le jeu, la mise en son du texte passe par la voix et par le reste de leur corps. La gestuelle, les attitudes des corps ont donc de l’importance dans ce qui est donné à voir.

La distribution des rôles nécessite plusieurs acteurs, trois hommes et trois femmes ; la même scène est retransmise à l’aide de trois caméras sur trois écrans. La scène est donc jouée simultanément par des acteurs différents d’un écran à l’autre. Chaque personnage se trouve donc incarné par plusieurs acteurs simultanément. Outre la fragmentation du jeu que cela implique, ce processus pose ici la question de l’incarnation du personnage au théâtre qui, avec la fin de l’usage du masque, est généralement incarné par un seul acteur au cours de la représentation. Ici, Cadden Manson et The Big Art Group ont manifestement choisi de cultiver l’ambiguïté dans l’incarnation des rôles.

En effet, les personnages masculins et féminins sont indifféremment incarnés par des hommes et des femmes. Cela engendre des modifications corporelles, même légères, et conduit à user du travestissement, d’un maquillage très coloré outrancier afin que chaque personnage puisse être à la fois incarné par différents acteurs tout en restant identifiable dans la continuité de la pièce (fig. 4).

La mise en scène de House of no more nous présente donc un personnage incarné par des acteurs ne pouvant tous occuper simultanément l’écran-lieu-du-récit. Au même instant les acteurs hors-lieu, hors-champ de l’écran sont présents sur scène et font office d’accessoiristes ou de doubleurs, participant à la mise en scène et à la création de l’image-récit.

Les acteurs présents sur scène ont donc plusieurs fonctions au cours de la représentation : d’une part celle d’incarner un personnage, de leur prêter un corps et une enveloppe charnelle – même si l’apparence d’un même personnage peut-être ambiguë – et, d’autre part de participer à l’élaboration de l’image.

Le spectateur se trouve alors face à une multiplicité de corps exposés sur scène et à l’image, parmi lesquels il peut se perdre. Pour redonner une continuité aux corps en présence, le spectateur passe par le lien indiciaire entre vidéo et réalité. Malgré les changements d’échelle, de couleur, voire les montages qui sont effectués, le corps est recomposé, unifié car la relation image-réalité est un préalable technique de vidéo, une croyance fondamentale6 et préalable, en cette co-présence de l’image et de la réalité, pour reprendre les termes de Barthes.

Par conséquent, on voit se juxtaposer dans la représentation théâtrale des personnages polymorphes, hybrides, les corps des acteurs ayant différentes fonctions ; acteurs-personnages et acteurs-fabricants. Ces fonctions se situant toutes deux sur scène c’est-à-dire appartenant à la même représentation, deviennent sujettes à la perception et à l’interprétation par le spectateur ; ces corps acteurs sont à la fois polymorphes dans le récit et polysémiques dans la représentation. Le sens même de la pièce  – l’émergence de la folie de Julia –  se nourrit de cette multiplicité des apparences et des fonctions.

Cette expérience du pluriel, du travestissement, de la polysémie d’un même corps est générée par le dispositif et la mise en scène. Le corps fragmenté n’est pas pour autant laissé à sa déconstruction scénique. En effet, les ressources indiciaires de l’image vidéo, la relation de cause à effet et la simultanéité, permettent au spectateur de saisir un lien, une continuité entre l’image plane et la réalité physique des acteurs. Ainsi, malgré la mise en abyme des dispositifs qui tendent à fragmenter le corps et le récit, la mise en scène permet au spectateur de disposer des moyens nécessaires pour créer une continuité des corps et de la représentation.

4. De la saisie esthétique à la continuité sémiotique

Chacune de ces activités visibles sur scène, chaque mode de représentation – image vidéo, jeu théâtral – sont présentés comme appartenant à la représentation. C’est donc en un sens la présence simultanée de ces éléments hétérogènes sur scène qui incite le spectateur à considérer ce qu’il voit comme un tout.

Le spectateur est donc amené, par la mise en scène de ce qui est visible, à concevoir des transitions et des continuités entre les différentes formes et fonctions des corps afin de maintenir la cohésion de la représentation. La constitution de transitions est prise en charge au niveau formel et plastique par la mise en scène, et c’est alors au public de constituer les transitions sémantiques, c’est-à-dire de trouver les continuités et de combler les ruptures au sein de la représentation.

Le récit du road-movie de Julia, à lui seul, ne peut donc garantir cette unité puisque ses éléments constitutifs sont tantôt dans le récit c’est-à-dire dans la vidéo, tantôt hors récit c’est-à-dire hors champ de la vidéo. Le matériau premier de la représentation théâtrale qu’est le comédien – son corps, sa voix – devient polysémique, tantôt incarnation d’un personnage, tantôt fabricant de l’image.

On a donc une série d’espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres, travaillés les uns par les autres. Les éléments plastiques de la pièce conduisent à un éclatement de sa structure visuelle, proposant un récit dont la continuité est conditionnelle. Cette condition est assimilable au rôle du spectateur : celui-ci produit les liens entre les éléments qu’il perçoit, autrement dit il passe d’une saisie esthétique de l’instant à la fabrication d’une continuité.

Pour générer cette continuité, il va mettre en œuvre des hypothèses que l’expérience, le mouvement sur scène vont vérifier. On est donc dans ce que la sémiotique appelle une induction, c’est-à-dire :

[…] une lecture dans un contexte immédiatement étranger (extérieur ou antérieur) au savoir de l’interprète (…). Id2 [l’induction] est donc une lecture dans le contexte social (extérieur) ou historique (antérieur) ou les deux [de l’existence – étrangère à l’interprète – d’une relation du signe avec son objet7].

Les différents niveaux de la représentation, les mises en abyme du processus de fabrication, vont accomplir une sorte de fonction relais les unes envers les autres afin de donner une cohérence globale à l’œuvre. Pour expliciter cette idée de fonction relais, je ferai à nouveau appel à Barthes qui définit la fonction relais au travers de l’analyse de cas issus de la bande dessinée et du cinéma :

Ici la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l’image sont dans un rapport complémentaire ; les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire, de l’anecdote, de la diégèse8 […]

Je retiendrai deux idées de cet extrait : d’une part celle du rapport complémentaire entre les éléments de la représentation, ici ce sont donc des éléments visuels qui assurent cette fonction relais ; et d’autre part celle que l’unité se fait à un niveau supérieur, celui de la représentation théâtrale et non plus du seul récit. En d’autres termes, malgré les actions diverses qui se déroulent sur scène, les différents modes de représentation qui y co-existent, la représentation est « une » parce qu’inscrite dans cet espace physique qu’est la scène.

House of no more est donc une représentation délibérément hétérogène dans sa forme, et Cadden Manson et la compagnie The Big Art Group semblent avoir cherché à créer un univers plastique, un contexte visuel et sonore dans lequel vont exister des amorces, des ébauches de structure narratives, une pluralité d’espaces plastiques et sémantiques.

Ces espaces viennent se compléter pour proposer une représentation où ce qui est « raconté » est la constitution et l’émergence de la représentation dans sa forme, la genèse d’une interaction entre éléments plastiques et sémantiques. Métaphoriquement, cette représentation disparate semble relater davantage le passage de l’anxiété à la folie de Julia que le récit d’une épopée.

C’est donc en un sens la question de la signification qui nous est posée ici, c’est cette dernière qui va assurer la continuité entre les formes et donner une logique au dispositif. Or House of no more ne propose pas une signification univoque, mais laisse de nombreuses possibilités d’interprétation, tant en termes de forme que de contenu. La signification assure bien ici une continuité, mais cette dernière est relative, assujettie à l’expérience esthétique de chaque spectateur.

Conclusion

La représentation à laquelle on assiste alors n’est pas une représentation qui a une cohérence préalable, mais bien une représentation qui n’a de signification qu’au regard d’une expérience sensible singulière. C’est donc bien une matière de la représentation qui est travaillée, qui situe l’action du spectateur dans une interaction entre expérience plastique et processus sémiotique en vue de produire une signification.

Le spectateur devient le producteur de ce sens, localement sur des évènements plastiques et globalement sur l’ensemble de la représentation. Cette variabilité de la signification viendrait questionner alors le rapport entretenu depuis Platon à une représentation transparente, c’est-à-dire pour laquelle le sens est une évidence qui ne fait pas cas de la matière même qui constitue la représentation.

Cette proposition théâtrale comporte donc plusieurs degrés de processus sémiotiques qui correspondent à des temps d’interprétation différents. Si l’approche plastique et visuelle est traitée sur le vif, le sens global de la pièce peut être perçu dans un après-coup de la représentation. On perçoit alors le rôle dynamique du spectateur dont on sollicite un tant soit peu l’esprit critique.

À l’heure où nos médias célèbrent cette transparence de l’image à son sens, où l’image dans son immédiate profusion se voit nettoyée de ses défauts, des ficelles de sa confection, on peut alors saluer ces propositions qui affirment la représentation comme matière vivante, qui poussent le sujet à prendre conscience de son opacité et des processus qui se jouent à travers elle.


Notes

1 – L’image numérique est constituée d’un codage informatique restitué visuellement sous forme de pixels de couleurs. La quantité de pixels déterminera la qualité de l’image.

2 – BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard, « Cahiers du cinéma », 1980, p.120.

3Ibid, p. 135.

4Ibid, p. 120.

5 – Le De Pictura d’Alberti est révélateur sur ce point d’une conception de la représentation picturale comme un agrégat d’étapes successives. La cohérence se voit ainsi assurée par un point de vue unique, la perspective. ALBERTI Léon Battista, De Pictura, Paris, Macula, Dédale – La littérature artistique, 1992, (1435), p.159. Pour la clarté du propos, nous avons pris la liberté de corriger cette citation pour ce qui semble être une erreur de frappe dans l’édition de référence.

6 – BARTHES Roland, op.cit., p.120.

7 – DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Payot, Paris, 1979, p. 120.

8 – BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992 (1982), p. 31-33.


Bibliographie

ALBERTI Léon Battista, De Pictura. Paris, Macula, Dédale, « La littérature artistique », 1992, (1435), 256p.

BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992, 282p.

BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, 192p.

DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Paris, Payot, 1979, 215p.