Marie-Élisa Franceschini
Doctorante ATER, Université Toulouse – Jean Jaurès
franceschini.elisa/@/gmail.com

Pour citer cet article : Franceschini, Marie-Élisa, « Utopie et contre-utopie dans “Missiles mélodiques” de José Sanchis Sinisterra. Tension entre les contraires, ou la frontière comme zone de questionnement. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Mots-clés : espace théâtral – utopie – théâtre espagnol – paradoxe

Key-words: theater space – utopia – spanish theater – paradox


Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir sur le thème de l’utopie et de la contre-utopie dans Misiles melódicos1 (Missiles Mélodiques) de José Sanchis Sinisterra. Le terme « utopie », littéralement u-topos, le « non-lieu », « lieu qui n’existe pas », peut être utilisé pour décrire une société parfaite, un pays imaginaire dans lequel un État idéal règne sur un peuple heureux. Par extension, il peut désigner une vision politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité et semble impossible à concrétiser.

Si dans Misiles melódicos, utopie et contre-utopie se font face (en des termes que je préciserai dans une première partie), cet affrontement débouche sur une alternative non résolue, ce qui nous amène à envisager, chez Sinisterra, l’idée d’un sens jamais clair et définitif. Deux idéologies contraires s’opposent, mais plutôt que de trancher pour l’une ou pour l’autre de façon explicite, l’auteur nous place plutôt à la frontière entre les deux, une zone de tension et de possibles interactions.

Cette importance stratégique de la frontière comme tension entre les contraires sera l’objet de la deuxième partie de notre réflexion. Il s’agira d’analyser la confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural. On constatera combien la tension entre les contraires frappe les personnages de l’œuvre, et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

Montrer que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, semble signifier que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Pour suggérer cela au niveau formel, rien de tel qu’un espace fragmenté, aux frontières instables et plus ou moins perméables. La frontière, tant au niveau spatial que thématique ou idéologique, est le terrain mouvant, la zone floue dans laquelle nous place le dramaturge. C’est le territoire du récepteur, le territoire des questionnements qui sont autant de franchissements possibles de la frontière.

1. Utopie ou contre-utopie ? Quand l’alternative reste irrésolue…

1.1. Résumé de la pièce et recentrage sur le thème

Javier, directeur de Defensystems Zulueta SA, une puissante entreprise multinationale spécialisée dans la fabrication et le trafic d’armes, constate un jour, à son réveil, une anomalie étrange : au lieu de parler, il chante. Du caractère absurde de la situation initiale découle une suite d’actions incongrues, à la faveur de comportements à la fois cohérents et extravagants. Ainsi, les membres de son conseil d’administration décident de se mettre à chanter, avec plus ou moins de réussite, pour que Javier se sente moins seul. On découvre alors les différents personnages qui l’entourent : Cleta, la secrétaire de Javier (une relation intime les a uni par le passé, mais elle est à présent terminée, ou fortement détériorée) ; les quatre collaborateurs de Javier, très impliqués dans le développement de l’entreprise ; et enfin Jessica, trafiquante d’armes très attirante, qui chante dans un cabaret à titre de couverture. La pièce dévoile progressivement l’implication de l’entreprise dans le trafic d’armes. Rien ne semble pouvoir arrêter Javier dans l’élaboration de stratégies commerciales d’envergure, pour le bien de sa société, et pour faire face au fléau que représente selon lui l’importance croissante des pacifistes. Il en a déjà croisé deux (un jeune homme et une jeune fille) sur une aire d’autoroute, un épisode fort désagréable que Javier partage avec ses collaborateurs lors d’une réunion, ce qui donne lieu à un flash-back. Mais ce qui ennuie surtout Javier c’est le mal dont il souffre : il ne peut s’exprimer que par le chant, toute tentative de prise de parole normale se soldant par un échec. Selon Liliana, sa psychothérapeute, la cause de ce mal se situerait dans un cauchemar mystérieux dont Javier n’arrive pas à se souvenir. Elle essaie donc de lui faire retrouver la mémoire. Mais lorsqu’elle met en cause le travail de Javier, celui-ci s’insurge et défend bec et ongles l’entreprise héritée de son père. Ambitieux et enthousiaste, il lance le plan Tirteo, campagne de valorisation par la musique et le chant, visant à donner à l’entreprise une image plus gaie, plus fraternelle : lien musical dans toute l’entreprise, chorales ouvrières, opéras et concerts… Et les affaires vont bon train. Envoyée par les États-Unis, Jessica propose à Javier de faire alliance. Les deux pourraient trouver des intérêts communs dans la détérioration des liens entre certains pays émergents. La relation professionnelle qui s’établit entre eux deux devient vite plus intime, et Cleta s’en rend compte. « Qui choisir entre les deux ? », se demande Javier. Son père, dont il invoque le souvenir, ne serait pas aussi hésitant. Lorsqu’il lui apparaît dans une vision, il lui reproche d’ailleurs ses doutes et affirme qu’il ne faut pas choisir entre deux choses mais faire les deux : sinon, on reste un perdant. Les choses suivent leur cours jusqu’à ce que Javier se souvienne de son cauchemar. La prise de conscience qui en résulte provoque un changement drastique dans son comportement. Alors que Cleta, Jessica et les collaborateurs présentent aux actionnaires les nouvelles « armes musicales », Javier fait irruption pour arrêter le Plan Tirteo. Une révélation soudaine lui a permis de réaliser le décalage entre sa sensibilité personnelle et son activité professionnelle. S’il a pris les rennes de l’entreprise, c’est pour montrer qu’il était capable d’être dur et fort comme son père, mais il ne peut l’assumer, d’où son cauchemar. Maintenant, il aspire plutôt à ce que son entreprise produise des biens d’usage civil. Malheureusement, personne ne l’écoute, et la cérémonie suit son cours. On entend galoper des chevaux, au son d’un cornet militaire : c’est le « Septième régiment de cavalerie ». Alors que Jessica manifeste sa joie, Javier continue à parler en vain. Le rideau tombe sans que l’on ne sache comment les choses vont évoluer.

On peut considérer l’attitude finale de Javier comme utopique. Ses revendications ne sont pas entendues : elles ne font pas le poids face à l’imposante machinerie commerciale dans laquelle Defensystem Zulueta a investi jusqu’alors. De même, dans la réalité, il semble que les pacifistes échouent à faire triompher leur cause, puisqu’il y a toujours des guerres et des trafics d’armes. Cette fin suspendue invite le spectateur à s’interroger et à mettre en perspective les enjeux du positionnement idéologique. Que souhaiter ? Qu’est-ce qui est réalisable ? Jusqu’où va l’utopie ?

1.2. La question de l’alternative irrésolue

La confrontation entre utopie et contre-utopie ne débouche pas dans la pièce sur une fin qui trancherait entre l’une et l’autre. Ce qui nous amène à aborder l’idée selon laquelle chez Sinisterra, le sens n’est jamais clair et définitif. La confrontation des opposés, loin de nous imposer un choix pour l’un des deux termes de l’opposition, nous place plutôt face au constat d’une « vérité » qui doit s’inscrire dans la nuance. L’accent est mis sur la confrontation des opposés pour mettre en lumière la tension entre les deux, la relation d’attraction/répulsion, et l’interaction qui finalement s’opère entre eux, dans l’œuvre, mais aussi et surtout dans le cheminement du récepteur à travers l’œuvre. La circulation entre les éléments contraires, que potentialise le récepteur lui-même, va mettre en lumière les possibles interactions. Dès lors, si ce n’est pas l’un ou l’autre des opposés qui nous intéresse, c’est plutôt la frontière qui existe entre eux, une frontière floue, nuancée, perméable.

2. La frontière comme tension/interaction entre les contraires

2.1. La confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural

Certains passages de l’œuvre semblent excessifs dans les faits qu’ils dépeignent, mais les personnages frisent bien souvent la vraisemblance. Des suggestions minimales aux exagérations caricaturales, on est loin de voir se dessiner un message clair et explicite. En revanche, le récepteur est sans cesse amené à s’interroger.

Dans certains passages de l’œuvre se mêlent la suggestion minimale et la caricature.

C’est le cas dans une scène où les collaborateurs patientent en attendant Javier. Deux d’entre eux, Urrutia et Berroeta, jouent à la bataille navale. Les deux autres, Abengoa et Moscoso, discutent au sujet de Javier et de l’entreprise, tout en lançant des petits avions en papier. Ces deux échanges distincts se font en parallèle, ce qui donne lieu à une alternance entre les répliques de la première conversation et celles de la seconde. Parfois, les mots de ces conversations différentes s’entrechoquent de façon surprenante. A d’autres moments, il y a interaction entre les deux discussions : des bribes de conversation d’un groupe suscitent des réactions et de nouveaux thèmes de conversation dans l’autre groupe2 :

BERROETA.- ¡J – 10!

URRUTIA.- Ni por el forro.

BERROETA.- ¿Agua otra vez?

URRUTIA.- El mar Caspio enterito.

ABENGOA.- Y hablando del mar Caspio: ¿qué hay de los obuses para Azerbaiján?

MOSCOSO.- Olvídate: La Northrop Grumman nos birló el contrato.

ABENGOA.- Pero, ¿cómo? Si ya estaba casi firmado. Cuando fui con el Papa a Kazajistán, ¿te acuerdas?, alargué mi viaje para…

MOSCOSO.- La Northrop untó al Ministro de Industria, o como se llama allí, con cinco millones.

ABENGOA.- ¡Cinco millones! Qué escándalo…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Y nosotros, ¿cuánto?

MOSCOSO.- Sólo dos.

BERROETA.- Mierda: tocado.

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BERROETA.- J – 10 !

URRUTIA.- Pas le moins du monde.

BERROETA.- Encore à l’eau ?

URRUTIA.- La Mer Caspienne toute entière.

ABENGOA.- Et à propos de la Mer Caspienne : on en est où des obus pour l’Azerbaïdjan ?

MOSCOSO.- Oublie. La Northrop Grumman nous a piqué le contrat.

ABENGOA.- Mais, comment c’est possible ? Le contrat était quasi-signé. Quand je suis allé avec le Pape au Kazakhstan, tu te souviens ?… J’ai prolongé mon voyage pour…

MOSCOSO.- La Northrop a graissé la patte au Ministre de l’Industrie, je sais plus comment on l’appelle là-bas… avec cinq millions.

ABENGOA.- Cinq millions ! Quel scandale…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Et nous, combien ?

MOSCOSO.- Seulement deux.

BERROETA.- Merde : touché.

Une allusion géographique dans le jeu de bataille navale suscite une interrogation sur cette même zone, mais cette fois-ci dans la réalité des affaires de l’entreprise. Ce fonctionnement par association d’idée, qui nous permet de passer explicitement du jeu de guerre à la réalité du monde des armes, nous invite aussi peut-être à guetter d’éventuels échos, implicites cette fois-ci, entre l’un et l’autre ? Dans ce passage, nous apprenons que les entreprises donnent de l’argent aux gouvernements pour obtenir des contrats. Au moment-même où Abengoa et Moscoso évoquent cette corruption, interfère dans la conversation une réplique de Urrutia qui appartient à l’autre échange, celui de la bataille navale ; le personnage donne un effet la position d’un navire : G – 8. Entre le jeu de guerre et la réalité, le fonctionnement par association d’idées semble à nouveau opérer, mais cette fois-ci de façon implicite. Ce que G8 peut évoquer au récepteur, c’est la réunion des pays les plus riches du monde. Il se demande alors si l’apparition de ce terme, au moment où les personnages évoquent la corruption, relève de la coïncidence, ou s’il s’agit d’une allusion. Il n’y a pas ici d’accusation directe et explicite, mais le rapprochement invite forcément le récepteur à réfléchir.

A coté de ce genre d’élément qui serait de l’ordre de la suggestion minimale, on trouve des éléments beaucoup plus clairement exprimés, mais dont on peut aussi douter, car ils peuvent nous paraître exagérés, excessifs. Toujours dans ce même passage, Abengoa questionne Moscoso : qu’en est-il de la vente d’obus à l’Azerbaïdjan ? Nous apprenons alors qu’Abengoa a rencontré le Pape au Kazakhstan, et qu’il a prolongé son voyage pour s’occuper de l’accord. Ce qui nous est dépeint, c’est un Pape qui aurait, dans ses relations, un dirigeant d’entreprise d’armement. Certes, il semble exagéré de penser que des relations pourraient exister entre un Pape et des trafiquants d’armes, mais le spectateur s’interroge inévitablement…

Le récepteur est donc sans cesse amené à se poser des questions, suscitées soit par des éléments de sens infimes, subtils, difficiles à cerner, soit par des éléments plus marquants, plus forcés peut-être, mais qui peuvent dès lors être questionnés.

Face à la caricature, il se demande où est la vérité. Dans un passage de l’œuvre, les dirigeants de Defensystem Zulueta évoquent leur participation à la Feria des armes : Eurosatory. Dans ce type de foire, les entreprises font des propositions de nouveaux produits. La proposition d’Abengoa a un lien avec la situation des enfants soldats :

BERROETA.- Abengoa, vale: ¿cuál es tu propuesta?

ABENGOA.- (Consulta su ordenador.) Se trata del tema de los niños soldados… Dispongo de datos realmente impresionantes. Más de medio millón enrolados en ejércitos regulares de… ochenta y siete países. Sin hablar de los, digamos, irregulares… En cuarenta y uno participan en choques armados: Colombia, Sri Lanka, Uganda, Chechenia, Sierra Leona… ¿Se dan cuenta? Niños de diecisiete años, de catorce… hasta de diez. Y las cifras no paran de crecer…

CLETA.- […] Al grano, por favor…

ABENGOA.- ¿No rompe el corazón ver a esas criaturas, en general desnutridas, manejando unas armas que a menudo son más grandes… y hasta pesan más que ellas? Fusiles, ametralladoras, rifles de asalto, lanzagranadas… Pues bien: ¡fabriquemos tallas infantiles! Estamos ante un mercado emergente que no podemos ignorar.

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BERROETA.- Abengoa : quelle est ta proposition ?

ABENGOA.- (Il consulte son ordinateur.) C’est au sujet des enfants soldats. Je dispose de données réellement impressionnantes. Plus d’un demi-million sont enrôlés dans les armées régulières de… quatre-vingt-sept pays. Dans quarante-et-un d’entre eux, ils participent à la lutte armée : Colombie, Sri Lanka, Ouganda, Tchétchénie, Sierra Léone… Vous vous rendez compte ? Des enfants de dix-sept ans, de quatorze ans… voire de dix ans. Et les chiffres ne cessent d’augmenter.

CLETA.- […] Venez-en au fait, s’il vous plaît…

ABENGOA.- Ça ne vous brise pas le cœur de voir que ces petites créatures, en général sous-alimentées, manient des armes qui sont souvent plus grandes… voire plus lourdes qu’elles ? Des fusils, des mitraillettes, des fusils d’assaut, des lance-grenades… Et bien, fabriquons des tailles pour enfants ! Nous sommes là face à un marché émergent que l’on ne peut ignorer3.

Après une première réplique qui semble déplorer le destin de ces jeunes combattants, ainsi que le nombre d’enfants et de pays concernés, on se rend compte que, ce que dénonce Abengoa, ce n’est pas l’existence des enfants soldats ; ce qu’il déplore, c’est que ces enfants aient des armes trop grandes, d’où sa réplique : « Fabriquons des tailles pour enfants ! ». On est ici dans la caricature, et le récepteur se dit qu’une telle situation serait vraiment sordide. Mais il peut aussi se demander jusqu’à quel point cela est caricatural, et si des fabricants d’armes n’ont pas déjà pensé à une telle invention. Il existe déjà des armes pour femmes, avec un design et un poids adapté, alors, pourquoi pas pour les enfants ? On observe le même mécanisme quand Berroeta affirme que Defensystems Zulueta SA manque d’imagination prospective : il propose de se centrer sur un marché émergent, « les infirmes, les estropiés, les mutilés4, » et de fabriquer des armes pour eux, pour qu’ils puissent « défendre leur patrie, lutter pour leur cause, se venger de ceux qui les ont mutilés ». Cette proposition nous apparaît comme caricaturale.Par contre, la justification de cette invention, c’est-à-dire le fait de répondre au mal par le mal, est loin d’être une caricature. C’est plutôt une idée vielle comme le monde. Quant au choix de la lutte armée pour défendre une cause qui serait « pacifiste », cela existe, malgré le paradoxe.

Face à la caricature, le récepteur est amené à faire un retour sur lui-même et à se demander ce qui se passe dans le monde qui l’entoure. Où est la vérité ? Et ce questionnement est d’autant plus marquant quand deux caricatures se font face. C’est le cas dans un passage de l’œuvre5 où Javier décrit, en chantant (puisque, rappelons-le, depuis un mystérieux cauchemar, Javier chante au lieu de parler), le passé de l’entreprise. En ce temps-là, tout marchait très bien, puisqu’on pouvait sans encombre « acheter un sénateur », ou « donner une commission à un chef de brigade ». Las quatre dirigeants, timides au début, finissent par appuyer musicalement Javier en chantant et en frappant le rythme. On a donc une première caricature, celle de la contre-utopie, par la chanson guillerette de Javier qui vante l’habileté avec laquelle l’entreprise savait et pouvait, du temps de son père, jouer avec les rouages de la corruption. Puis, il évoque le problème qui le préoccupe aujourd’hui, c’est-à-dire les pacifistes, toujours plus nombreux (on observe un changement musical à ce moment-là). Il les compare à une hydre dont on n’arrive pas à couper les têtes (image grandiloquente). Face à ceux qui veulent leur coller une étiquette particulière, les pacifistes parlent d’utopie. Les quatre dirigeants se lancent alors dans des variations musicales sur le thème de l’utopie, et plus particulièrement à partir de l’« Alléluia » de Händel version jazz. Ce chant constitue en quelque sorte une caricature de l’utopie. On voit donc deux caricatures qui se font face, celle de l’utopie et celle de la contre-utopie. Entre ces deux extrêmes, le récepteur s’interroge. Jusqu’à quel point la description des rouages de la corruption dans l’entreprise paternelle est-elle caricaturale ? Peut-on assimiler l’utopie à un « alléluia » angélique et bêtement optimiste ? Quel chemin choisir entre ces deux extrêmes ?

Enfin, on peut remarquer que bien souvent, la caricature recourt à l’excès pour rendre visibles des mécanismes cachés qui permettent la manipulation. Par l’exagération, la caricature entend lever le voile sur des manœuvres habituellement occultes.

C’est ce que l’on constate quand Jessica délivre à Javier un message de la part des États-Unis, qu’elle nomme elle-même « El supremo Gendarme de Occidente6 ». Elle ajoute : « El victorioso imperio americano […] asegura la paz y el beneficio de quien tiene ya chollo vitalicio ». Jessica le dit avec emphase, louant d’une certaine manière cette attitude potentiellement condamnable, un contraste qui a pour effet de faire réagir le spectateur. Jessica présente le point de vue des États-Unis qui consiste à dire qu’il est injuste que le pétrole se trouve dans les pays « canailles et grossiers », chez des peuples « attardés, […] pervers et fainéants ». Les paroles extrêmes de Jessica invitent le récepteur à s’interroger. Est-ce vraiment le point de vue des Etats-Unis? Ce qui est intéressant ici, c’est que Jessica revendique de façon tonitruante la justification d’une action que les États-Unis dans la réalité auraient plutôt tendance à taire. Quelles sont les réelles motivations d’un pays puissant, quand il intervient dans des conflits qui concernent des pays sous-développés possédant des richesses non exploitées ?

Jessica soulève un autre problème. Trois puissances sont en train d’émerger (Russie, Chine, Inde) et si cela continue, elles voudront plus d’énergie, ce qui inquiète les États-Unis. Face à cette situation, Jessica entend détenir la solution : « Vengo […] a predicarte el novísimo evangelio7», dit-elle (« Je viens prêcher le nouvel évangile »). Mais sa proposition n’a rien d’évangélique. Le décalage est patent entre l’annonce et le contenu du message, ce qui invite à questionner d’autant plus la position des États-Unis dont elle entend rendre compte. Ce passage met en cause l’hypocrisie qui consiste à exprimer un puritanisme excessif, à se targuer d’être un modèle de vertu, tout en se livrant à des actes condamnables. Voici la solution que Jessica présente pour freiner ces trois pays émergents : il faut « créer entre eux un imbroglio problématique » :

JESSICA.- (Cantando.) Ravivando / cualquier pequeño fuego patriótico / que pueda vegetar por esas tierras / y convertirlo en odio patológico.

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JESSICA.- (En chantant.) Raviver / le moindre petit feu patriotique / présent dans ces terres de façon latente / et en faire une haine pathologique8.

Le stratagème n’est pas nouveau : il s’agit de diviser pour mieux régner. Une fois l’étincelle créée, il ne restera qu’à fournir les armes à « ceux qui en ont besoin », en prenant soin de les faire transiter par des pays « propres ». Le plan proposé par Jessica emporte l’adhésion de Javier qui, débordant d’enthousiasme, présente cette mission comme le rêve de son père. L’exagération dans la caricature accroît encore chez le récepteur la force du questionnement.

La mise en lumière, par la caricature, de stratégies généralement passées sous silence est également visible dans la scène finale, la réunion générale avec les actionnaires de l’entreprise9. Cleta et Jessica, moitié cadres, moitié danseuses de cabaret, présentent en compagnie des dirigeants les armes musicales, avec à chaque fois des images qui illustrent leur propos. Par l’ajout d’une dimension mélodique ou rythmique aux armes produites, l’entreprise entend revaloriser ces objets et leur utilisation, en ayant recours au plaisir musical pour séduire.

La première arme décrite est le « fusil MP-5 », qui permet d’écouter de la musique tout en faisant sa mission. On remarquera la touche d’humour due à l’affinité avec le MP-3, format sous lequel on peut écouter de la musique.

BERROETA.- (Se pone en pie, cantando.) Es el caso, por ejemplo, / de nuestro viejo y querido / subfusil MP – 5 / tan funcional y ergonómico, / que con el supresor sónico / amortigua el estampido / de los disparos, y ofrece / al tirador el deleite / de escuchar tranquilamente / su música favorita / mientras cumple su misión…

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BERROETA.- (Il se lève et chante.) Et c’est le cas par exemple / de notre arme tant aimée / le fusil MP-5 / si pratique, ergonomique / qui avec le suppresseur sonique / amortit la détonation / des coups de feu et octroie / au tireur le doux plaisir / d’écouter tranquillement / sa musique préférée / tout en faisant sa mission.

Les dirigeants présentent ensuite le « tank stéréophonique », sur fond de musique symphonique, ce qui n’est pas sans rappeler les images de la seconde Guerre mondiale.

URRUTIA.- (Se pone en pie, cantando.) El fragor de las batallas / en los desiertos remotos, / podrá ser pronto endulzado / por el rugido armonioso / de este tanque estereofónico, / dotado de altavoces / en su torreta de mando, / que lanza a los cuatro vientos / la música apabullante / del ejército glorioso / en plena marcha triunfal.

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URRUTIA.- (Il se lève et chante.) Le grondement des batailles / dans les déserts si lointains / sera bientôt adouci / par le beau rugissement / de ce tank stéréophonique / qui avec ses haut-parleurs / sur sa tour de commandement / lancera aux quatre vents / la musique renversante / de l’armée toute glorieuse / dans sa marche triomphale.

Vient le tour des « missiles mélodiques », dont les images sont associées à une douce musique.

MOSCOSO.- (Se pone en pie, cantando.) También los cielos merecen / ser caminos de armonía, / cuando por ellos navegan / los alados proyectiles / en busca del enemigo, / y con tal fin ofrecemos / estos misiles melódicos/ que, con sus voces angélicas, / dejan una estela acústica / con ribetes melancólicos / y con efectos benéficos.

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MOSCOSO.- (Il se lève et chante.) Les cieux eux aussi méritent / d’être chemins d’harmonie / quand à travers eux naviguent / les projectiles ailés / qui recherchent l’ennemi / c’est pour ça que nous offrons / ces missiles mélodiques / qui de leurs voix angéliques / laissent un sillage acoustique / aux accents mélancoliques / et aux effets bénéfiques.

Les images suivantes présentent la mitrailleuse « rafale en rythme » dont les tirs rappellent le début du Boléro de Ravel.

CLETA.- (Cantando.) La noble ametralladora, / tan robusta y eficaz, / con su cadencia de fuego / de mil balas por minuto, / presenta el inconveniente / de su ritmo machacón, / tan sin orden ni concierto / que no se puede aguantar. / Pero con nuestro modelo / de ráfagas con compás, / disparar es un placer.

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CLETA.- (En chantant.) La célèbre mitrailleuse / si robuste et efficace / avec sa cadence de feu / de mille balles par minute / présente l’inconvénient / de son rythme saccadé / si confus et assommant / qu’on ne peut le supporter. / Mais avec notre modèle / qui fait les rafales en rythme / tirer devient un plaisir.

Enfin, les mines antipersonnel émettent des chansonnettes enfantines.

JESSICA.- (Cantando.) Con las bombas de racimo / tenemos igual problema: / las doscientas minibombas / que salen del cascarón / cuando revienta la grande, / explotan sin ton ni son. / Qué ritmo tan diferente, / qué ritmo tan sabrosón / va a escucharse por ahí / cuando caigan nuestras bombas / con redobles de tambor.

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JESSICA.- (En chantant.) Les mines anti-personnelles / on ne peut les fabriquer / une campagne mondiale / entend nous en empêcher / mais avec tous ces pays / qui n’ont pas voulu signer / Russie et États-Unis / Inde, Israël, Pakistan / Finlande, Chine et Égypte / qui sait combien d’autres encore / il ne faut pas s’endormir.

Ici la caricature tourne au sordide et met en lumière une pratique de manipulation qui consiste à édulcorer l’horreur par des processus d’embellissement tels que l’image, la musique, ou tout autre moyen détourné.

Nous venons de voir comment dans certains passages de l’œuvre, se mêlent l’exagération caricaturale et la suggestion, présente en creux, et qui prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Si l’on poursuit notre analyse de la tension entre les contraires, on constate combien elle frappe les personnages de l’œuvre et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

2.2. Le paradoxe et les figures de la duplicité, ou l’humain comme siège emblématique de la tension entre les contraires

Cette œuvre nous invite à regarder en face le paradoxe (parfois teinté d’hypocrisie) qui fait partie de l’humain.

On l’observe par exemple dans la scène (déjà évoquée plus haut) où les quatre collaborateurs attendent le directeur, Javier, tout en se livrant à des activités quelque peu inattendues : certains jouent à la bataille navale, d’autres font des petits avions, l’un d’eux prie le rosaire. Au-delà de l’aspect comique de la situation, on observe un contraste signifiant dans ces activités. Les deux premières sont liées à la guerre, ce qui cadre avec l’activité de cette entreprise d’armement. En revanche, la dernière activité (prier le rosaire) est une activité religieuse et non guerrière. La religion est censée conduire à une élévation spirituelle, en prônant le bien, la paix, le respect de la vie humaine, des valeurs qui sont en opposition totale avec la guerre qui sème la mort, la haine, la destruction. Ici, la juxtaposition de ces activités contradictoires peut dans un premier temps surprendre, mais s’avère en fait très suggestive. Le lien entre guerre et religion est certes paradoxal, mais il fait partie de notre histoire et de notre réalité. La religion a bien souvent servi de prétexte à la guerre, pour asseoir un pouvoir politique sous couvert de motivations spirituelles. Cette attitude concerne toutes les civilisations, même (et peut-être surtout) celles qui se targuent d’être à un niveau avancé d’évolution. On a donc ici, de façon indirecte, détournée et suggestive, la grinçante mise en lumière d’un paradoxe de l’être humain, attiré d’un côté par l’élévation spirituelle, et animé de l’autre par une force destructrice. L’humain est complexe, contradictoire, paradoxal.

Dans cet extrait, Berroeta propose une cigarette, mais quand il sort le paquet, trois avertisseurs se déclenchent : une sonnerie agressive, un signal lumineux « Il est interdit de fumer » et une voix off « Fumer porte atteinte au droit à la vie ». Ce passage est une caricature de l’attitude paradoxale et hypocrite de l’entreprise dans sa façon d’envisager la vie et la mort : elle élude le poids de la mort quand il faut vendre des armes, mais elle défend le droit à la vie quant il s’agit de la cigarette. On a l’impression que ce zèle excessif dans interdiction de fumer a pour but de dévier l’attention et de laisser dans l’ombre le commerce criminel des armes auquel elle se livre. C’est l’hypocrisie générale de la société qui est questionnée ici de façon détournée, cette hypocrisie qui fait que chacun de nous peut dire une chose et son contraire selon l’intérêt que l’on y trouve à un moment donné.

Enfin, si l’humain est contradictoire, il l’est surtout dans ses aspirations. Bien souvent tiraillé entre deux attitudes opposées, les nécessités immédiates l’incitent à faire telle chose plutôt que son contraire. Mais l’aspiration réprimée n’en est pas pour autant réduite à néant. Elle est plutôt refoulée. Et ce que l’on a refoulé peut à tout moment refaire surface, par exemple dans les rêves. Selon Liliana, la psychothérapeute, la cause du mal de Javier se trouve dans le cauchemar dont il ne peut ou ne veut pas de souvenir. Son père lui conseillait de faire les choses sans se soucier des aspirations contraires et des doutes qui pouvaient en découler. Mais peut-être Javier n’y parvient-il pas ? Peut-être a-t-il des scrupules par rapport à son activité, scrupules qu’il n’ose pas exprimer pour ne pas aller à l’encontre du souvenir de son père ? Et si c’était cela la cause de son mal ? Il semble que le cauchemar de Javier lui ait fait prendre conscience qu’il avait au fond de lui des aspirations complètement différentes des activités menées dans son entreprise. Ce qu’il faisait apparemment par choix était en fait l’inverse de ses aspirations profondes. Celles-ci se sont exprimées dans le territoire mystérieux qu’est le rêve, zone dans laquelle s’exprime la part d’inconnu de l’être humain, son inconscient. Pour souligner ce mystère, Liliana emploie d’ailleurs un langage assez obscur, qui reflète la complexité des rêves10. Selon elle, l’analyse ne garantit pas la rémission, mais l’accès au matériel réprimé. Elle l’ « explicite » avec une phrase en allemand, autrement dit, là encore, un message que tout le monde ne peut pas comprendre. Rien de tel qu’un langage complexe pour qualifier ce lieu trouble où les tensions de l’humain affleurent.

Nous avons vu, jusqu’ici, que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, signe que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Une dimension que l’on retrouve dans l’espace théâtral.

3. L’espace théâtral comme vision du monde ou le franchissement des frontières

3.1. La fragmentation au niveau spatial

Deux phénomènes sont à observer. D’une part, l’espace est morcelé, fragmenté. D’autre part, les frontières spatiales sont plus ou moins perméables.

C’est à la faveur d’une rupture temporelle que s’effectue la fragmentation de l’espace. Javier raconte sa rencontre avec les pacifistes par le biais d’un flash back qu’il annonce lui-même, au lieu de simplement raconter l’événement : « Si vous le permettez nous ferons un flash back11 ». Il est intéressant que le saut temporel soit annoncé par l’un des personnages : la rupture de la linéarité est ainsi exhibée. Cette volonté de forcer le trait est à rapprocher des processus d’exagération déjà évoqués dans la deuxième partie. Le flash back nous fait passer du niveau spatio-temporel de la salle de réunion d’où Javier raconte, au niveau spatio-temporel de la rencontre avec les pacifistes, la cafétéria d’une aire d’autoroute. L’enchaînement s’opère de la façon suivante. La lumière s’éteint dans la salle de réunion ce qui conduit à la disparition de cet espace. Une partie du mur s’ouvre et apparaît un coin de la cafétéria d’une aire d’autoroute.Cette partie du mur qui se retire et qui laisse apparaître un nouvel espace marque aussi physiquement la rupture, par la cassure matérielle qui a lieu sur scène (un pan de mur est enlevé).

Dans ce nouvel espace, une jeune fille attirante, habillée à la mode de la dernière tribu urbaine, est en train de rouler un joint. Javier s’assoit à coté d’elle ; il veut la séduire, lui dit qu’il a des usines, qu’il voyage beaucoup et qu’il a une BMW. La jeune fille ne l’écoute pas vraiment. Quand elle lui demande du feu, Javier lui lance le fameux slogan : « Fumer peut tuer ». On peut ici faire les mêmes remarques que précédemment sur l’hypocrisie. On apprend finalement que la jeune fille se rend à Copenhague, lorsque, de façon désinvolte, elle dit à Javier qu’elle compterait bien sur lui pour l’y conduire. C’est alors qu’un jeune homme arrive, disant que « c’est le moment ». La jeune fille passe le joint à Javier et, en s’accompagnant à la guitare, chante une chanson avec son ami qui a déroulé une pancarte pacifiste. Javier se retrouve au milieu de cette scène, confus. En plus d’avoir franchi la frontière temporelle du flash back, il a franchi la frontière anti-pacifistes/pacifistes, c’est-à-dire la frontière contre-utopie/utopie. La chanson dénonce en effet le contraste entre riches et pauvres, le modèle américain, le modèle occidental, l’attitude des gouvernements démocratiques qui augmentent les budgets militaires. La scène est interrompue par un coup de sifflet qui fait fuir les jeunes gens, laissant Javier seul avec le joint et la pancarte. Le retour au niveau spatio-temporel de la salle de réunion s’opère grâce à un changement d’éclairage. L’obscurité se fait autour de Javier qui jette le joint et chasse la fumée avec sa main. Cette fumée semble représenter un écran translucide qui sert de transition d’un niveau spatio-temporel à l’autre. (Nous verrons plus loin combien cette « translucidité » peut être signifiante au niveau esthétique.)

Dans la salle de réunion, les quatre dirigeants interpellent le fauteuil vide de Javier. Celui-ci est toujours « dans son flash-back » qu’il poursuivra d’ailleurs ensuite. La lumière a donc éclairé alternativement les deux espaces juxtaposés dans lesquels Javier est présent simultanément. Pour nous spectateurs, le flash back est visible, comme en direct. Les dirigeants, eux, doivent se l’imaginer à partir du récit que Javier fait dans l’espace de la salle de réunion (récit d’ailleurs auquel nous n’avons pas accès). Ils voient Javier dans son fauteuil en train de raconter son flash back. Le spectateur, lui, voit Javier dans l’espace du flash back. Ceci nous fait penser à un procédé cinématographique. Les personnages ont accès à un récit ; le spectateur a accès directement à la scène. Mais ici, il y a quelque chose en plus, un élément lié aux spécificités de l’espace théâtral. Pour le spectateur de théâtre, le saut temporel du flash-back implique la circulation du personnage (donc du comédien) d’un espace à l’autre. Quand la lumière cadre un niveau spatio-temporel, le personnage commun aux deux niveaux doit être présent. Or ici, lorsque la lumière permet un retour dans la salle de réunion, les collaborateurs voient Javier dans son fauteuil (niveau de la fiction), alors que le spectateur voit le fauteuil vide (l’acteur qui joue Javier n’est pas assis dans le fauteuil). L’interprétation de ce procédé peut se faire à deux niveaux. A un premier niveau, d’ordre technique, l’absence de l’acteur s’explique par le fait que le personnage va poursuivre son flash-back et va donc réapparaître juste après dans un autre espace. La simulation de la présence de Javier dans la salle de réunion, alors même que l’acteur est absent, serait un artifice théâtral destiné à parer les contraintes techniques de l’enchaînement d’un espace à l’autre. La mise à nu de cet artifice serait à mettre au compte de la tendance à exhiber les faux-semblants, déjà évoquée dans la deuxième partie de l’article. Mais si l’on se place à un autre niveau de réflexion, esthétique cette fois, on observe, selon le point de vue, une tension fluctuante entre perméabilité et imperméabilité des frontières spatiales, mais aussi une tension fluctuante entre présence et absence, comme pour mieux suggérer l’instabilité qui caractérise notre appréhension des choses, selon le point de vue que l’on adopte. Fragmentation, discontinuité, instabilité, tension entre les contraires… Autant d’éléments caractéristiques de « l’esthétique du translucide », que José Sanchis Sinisterra revendique pour ses pièces écrites depuis le début des années 9012.

Et c’est justement la fragmentation et la discontinuité qui opèrent dans la suite du flash-back. L’enchaînement entre les deux espaces se fait de la façon suivante : Cleta regarde l’invisible Javier et devine qu’il n’a pas terminé. La lumière du bureau s’éteint, alors qu’à l’avant-scène apparaissent les deux jeunes qui font du stop. La didascalie indique :

Se abre parte de una pared y aparece Javier al volante de su coche. Por su actitud se adivina que los ve, que frena con brusquedad y que arrima el coche al arcén. En el diálogo subsiguiente, los jóvenes hablan con Javier como si estuviera ante ellos, en el proscenio.

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Une partie du mur s’ouvre et Javier apparaît au volant de sa voiture. À son attitude, on devine qu’il les voit, qu’il freine brusquement et qu’il gare sa voiture sur le bas-côté. Pendant le dialogue suivant, les jeunes parlent à Javier comme s’il était devant eux, à l’avant-scène13.

L’espace en question, le bas-côté d’une autoroute, se voit ainsi fragmenté et plus exactement coupé en deux sur scène. Les deux fragments se trouvent éloignés l’un de l’autre, d’un coté Javier, de l’autre les jeunes. On ne sait pas si les deux fragments se font face ou s’il y a changement de direction, c’est-à-dire rotation de l’un des deux fragments. Tout ce que l’on sait, c’est que dans chaque « morceau » d’espace, le (ou les) personnage(s) présent(s) s’adresse(nt) au (ou aux) personnage(s) manquant(s) comme s’il (ou ils) étai(en)t là. La fragmentation n’intervient donc pas seulement pour couper l’espace de la scène en deux niveaux spatio-temporels distincts. Elle intervient aussi au sein même de l’espace du flash-back qui se trouve disloqué.

Le retour à la salle de réunion conclut le flash-back sur un constat de perméabilité des frontières entre les deux niveaux spatio-temporels. Javier, qui est de nouveau dans son fauteuil de bureau, porte son blouson, et arbore la pancarte pacifiste, des éléments qui appartiennent au niveau spatio-temporel du flash-back.

Cette analyse nous a permis faire le constat d’un espace fragmenté à plusieurs niveaux, un espace aux frontières tour à tour perméables et imperméables, un espace instable et discontinu. Ces mécanismes semblent suggérer (par des procédés formels) que la réalité n’est pas simple mais morcelée, mouvante, voire multiforme. On en a donc toujours une vision partielle, tronquée.

Face à cette réalité fragmentée, le regard du spectateur réaliserait-il le franchissement des frontières ?

3.2. Le regard du spectateur comme franchissement des frontières

Si la fragmentation et le morcellement sont déconcertants, déroutants, sources de trouble, le regard du spectateur est comme une lumière qui traverse le flou. Sa vision est « translucide14 ». Cela est valable tout d’abord au niveau spatial. Face à l’espace fragmenté, morcelé, le spectateur relie par son regard les éléments dispersés. La discontinuité au niveau spatial l’oblige donc à porter un regard plus large sur la scène, un regard attentif, apte à progresser à travers le brouillage de l’instabilité spatio-temporelle. Son cheminement est aussi « translucide » lorsqu’il tente de donner un sens à l’œuvre. Au niveau des processus de signification, la tension / interaction entre l’exagération caricaturale et la suggestion minimale, présente en creux dans le texte, prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Un questionnement « translucide », puisque n’obtenant pas de réponse définitivement éclairante qui dévoilerait un sens transparent. Enfin, le « translucide » opère au niveau idéologique, quand il s’agit d’étudier la dialectique utopie / contre-utopie. Revenons, en effet, à notre thème et à notre alternative non résolue dans la pièce. D’une part, l’utopie en tant que société idéale ne peut exister par définition. D’autre part, l’utopie au sens ou certains l’entendraient, pourrait représenter, pour d’autres, l’inverse de l’utopie. L’idée de la prééminence d’un idéal semble toute relative. En tout cas, l’espace de la pièce ne semble pas être le lieu où s’impose un idéal, mais plutôt un lieu où les idéaux s’affrontent sans qu’une vérité définitive ne se dessine de façon explicite.

Nous dirons, pour conclure, que la pièce nous offre la tension entre une utopie d’une part (un lieu idéal qui n’existe pas), et le contraire de l’utopie d’autre part (un lieu considéré comme idéal par d’autres dans la mesure où il représenterait l’aboutissement parfait des paradigmes inverses de l’utopie). Mais entre ces deux opposés extrêmes, la scène n’est pas le lieu du choix. La « vérité » est relative et il serait bien présomptueux de vouloir livrer sur la scène ce lieu de « vérité ». Si le lieu de « vérité » semble impossible à atteindre, c’est dès lors le territoire des questionnements qui devient éminemment stratégique. Et ce territoire des questionnements, c’est la salle, ou plus largement le lieu du récepteur. Par son regard, celui-ci traverse la pièce. Et si celle-ci ne livre pas un lieu de « vérité », c’est en lui que va s’opérer cette recherche, par le questionnement perpétuel qui accompagne son regard. Face à une réalité où toute « vérité » est relative, une réalité brouillée par la tension entre les opposés, un monde complexe ou tout et son contraire pourraient potentiellement arriver, le récepteur chemine dans l’œuvre en éclairant cette réalité floue. Mais, d’interrogation en interrogation, cet éclairage ne conduit qu’à un dévoilement partiel. Un lieu de « vérité » uniforme ne pourra jamais être atteint ; la « vérité » est multiple, fluctuante, et son appréhension nécessite de la part du récepteur, une grande faculté d’adaptation et une participation inventive. Le lieu à rechercher se trouve en lui, c’est le lieu de l’interrogation. Si engagement il y a dans cette œuvre, il ne réside pas dans la défense explicite d’un parti pris bien défini, une utopie par exemple. L’engagement réside plutôt dans le défi lancé au récepteur d’avancer en ayant toujours à l’esprit l’existence de cette réalité « multi-facettes ». Le lieu à rechercher, c’est celui de la remise en question, le territoire de la nuance qui nous sauve des totalitarismes.


Notes

1 –  SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005. Les citations de la pièce seront extraites de cette édition et traduites en français par nos soins.

2 –  Ibid, p. 42-43.

3 –  Ibid, p. 44-45.

4 –  Ibid, p. 47-48 : « […] ¿quién contabiliza a los tullidos, a los lisiados, a los mutilados […]? ».

5 –  Ibid, p. 49-50.

6 –  Ibid, p. 72.

7 –  Ibid.

8 –  Ibid p. 73.

9 –  Ibid, p. 91-93.

10 – Ibid, p. 60.

11 –  Ibid, p. 50.

12 –  FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès, 2009.

13 –  SANCHIS SINISTERRA José, op. cit., p. 53.

14 –  Est « translucide » ce qui est perméable à la lumière, la laisse passer, mais ne permet pas de distinguer nettement les objets (Le petit Robert, Paris, Le Robert, 2003, p. 2663).


Bibliographie

FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse – Jean Jaurès, 24 septembre 2009, 651p.

SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005, 96p.

Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2003.