Benoît Monginot
Doctorant, allocataire moniteur, Université Toulouse – Jean Jaurès
benoit.monginot/@/voila.fr
Pour citer cet article : Monginot, Benoît, « Babel ou la convergence comme mythe : quelle méthode pour une connaissance du sensé ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.
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Mots-clés : herméneutique – universel – sens – théorie de la littérature – transmission – linguistique
Key-words: hermeneutics – universal – meaning – literary theory – transmission – linguistics
Sommaire
1. Sémantique interprétative et contingence
2. Le dispositif rhétorique de la littérature
3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude
Conclusion
Notes
Bibliographie
Mon but est de définir ici un positionnement méthodologique concernant les sciences de la culture en général et les études littéraires en particulier. Nos objets d’étude partagent tous une même caractéristique : ils relèvent du sensé. D’une certaine manière, c’est un grave problème. Cela exclut le désintéressement. En même temps, la malédiction se retourne en bénédiction : il y a une responsabilité dans l’acte de s’approcher de la circulation du sens. Tout le problème est de penser spécifiquement la tâche qui nous incombe sans tomber dans les deux impasses de l’empathie et de l’objectivité. Il faut à la fois penser une science du texte et définir une responsabilité, une implication subjective. Penser en somme un universalisme de la singularité : nous y parviendrons peut-être à la fin de cette communication en évoquant l’histoire de la tour de Babel, où la question de l’universel donne lieu à une poétique de la traduction.
Partons pour l’instant de notre pratique : cette pratique c’est le commentaire. La reformulation. La traduction. À partir d’un énoncé, d’un corpus, ou d’un phénomène socio-culturel, d’un ensemble de discours, on écrit une thèse, un article, une conférence. Avec le plus souvent un impératif étrange : il y faut une cohérence ; entendons, un ordre, la réduction sous un concept, fût-il de type apophatique, du divers (multiple) ou de l’altérité (ce qui reste, en droit, inappréhendable). L’impératif de cohérence (tenu par certains linguistes pour une manière d’a priori de la réception discursive1) oriente en fait la critique vers deux errances : 1) l’errance sublime d’une théologie négative, 2) une errance de l’infidélité au phénomène commenté, qui revient à une violation dogmatique de l’objet.
Or, d’où procède radicalement cette double errance, d’où ce soi-disant impératif de cohérence, sinon d’une conception mythique du sens ? Laquelle soustrait tout phénomène signifiant à son événementialité, et se fait du sens une image arrêtée, intangible. Présacralisé, le sens ne dépend plus des discours et les actes de subjectivation auxquels il conduit sont effacés2. Dans le cas de l’étude des textes, le sens, devenu objectivable, peut être situé dans quelque arrière-monde, hors-champ, hors même de la langue dans laquelle il s’invente. De la sorte, le texte passe du statut de discours à celui de signe. Logique terroriste selon le mot de Paulhan : le texte, signifiant jugé inessentiel, est laissé pour mort. Un lecteur parfois le retrouve, spectral et pantelant, aux catacombes des notes de bas de page où le commentaire s’éreinte, en proie aux longs ennuis.
Nous voudrions proposer, par le montage de trois univers de pensée (la sémantique interprétative de François Rastier, la pensée de Jean Bessière, une réflexion sur le sens éthique de la spécificité du discours littéraire), une issue heureuse à cette récupération mythique du texte et de la littérature.
1. Sémantique interprétative et contingence
La question que nous nous poserons pour commencer est la suivante : qu’opposer à la conception mythifiante des phénomènes de la culture ?
À cette question, il semble qu’il faille répondre, sans hésiter : leur historicité. C’est à ce départ fondamental, dans la mesure même où il constitue un refus d’hypostasier tout fondement an-historique, que s’enracine le projet de François Rastier. De ce projet nous pourrions dire qu’il est une tentative d’inscrire les sciences de la culture dans une pensée non-nécessitante, dans une pensée de la contingence. Cela passe par trois thèmes incontournables : un anti-dogmatisme, un anti-transcendantalisme, et le thème anti-ontologique ou agnostique3.
– L’anti-dogmatisme entreprend de thématiser de façon critique la position du commentaire lui-même, sa situation historique, et conduit à prendre en compte la distance ou la proximité de ses objets.
– L’anti-transcendantalisme passe par un empirisme linguistique radical : a) on ne pensera plus le signe en tant que tel mais la multiplicité de ses occurrences dans des textes, eux-mêmes situés dans des corpus, dans une histoire ; le sens d’un texte ne dépend donc pas des données d’une sémiotique qui établirait par avance la compréhension et l’extension de signes atomisés ; b) on ne parlera plus de structures linguistiques immuables mais de normes jouant de façon non nécessaire dans l’engendrement et l’interprétation des textes. En effet, le signe considéré de façon atomique et la langue pensée comme structure sont des fictions.
– La dés-ontologisation de la recherche implique qu’on ne fera pas dépendre le sens d’un texte de réalités extra-linguistiques données pour déterminées hors-discours. C’est à ce prix qu’on peut poser des limites à l’interprétation. Cela passe d’abord, par trois cadrages : a) la réduction du problème de la référence à celui de l’impression référentielle ; b) on ne parlera plus d’énonciateur mais de foyer énonciatif tel qu’il est représenté dans le texte et/ou situé par les règles du genre ; c) on ne parle plus de destinataire mais de foyer interprétatif. Il y a donc un retour à la réalité du texte4. À partir de là, il faut abandonner deux modes du commentaire5 : premièrement, le commentaire par la cause. On n’a pas affaire, dans l’explication d’un texte, à des causes isolables qui se connaîtraient sans reste dans l’effet [ce qui est le postulat des approches psychanalytiques comme celui des cognitivistes : cela relève toujours d’une affirmation ontologique tonitruante mais refoulée, un déterminisme universel : tous les niveaux de la réalité seraient régis par les mêmes lois6]. L’explication causale d’un texte, outre le fait qu’elle relève d’un acte de foi, ne permet pas d’en saisir le sens. Deuxièmement, le commentaire par la fonction : il faut en effet abandonner une approche instrumentaliste du texte. Ce qui revient à critiquer les conceptions du langage comme communication : le langage n’est pas un simple outil de communication, secondaire par rapport au message transmis. Un texte ne se réduit pas à la communication de données qui seraient indépendantes de sa manière de les convoquer.
Conclusion :
Finalement ce qu’on abandonne en suivant ces propositions c’est une conception non problématique de la circulation du sens (celle par exemple qui semble être au cœur de l’opposition de Proust envers Mallarmé). Il faut abandonner le postulat de la clarté qui est au cœur du paradigme communicationnel et qui requiert :
– que le texte est complet, que ses lacunes sont des ellipses pouvant être suppléées par inférence (Wolfgang Iser)
– que le texte est uniforme et non contradictoire
– que ses difficultés sont appelées à être levées, parce qu’elles ne sont dues qu’à une ignorance temporaire de type philologique ou encyclopédique
– que l’explication la plus économique est la meilleure (Sperber et Wilson, principe de pertinence)7
« En ne reconnaissant aucune place à l’obscurité on risque fort un discret obscurantisme8. »
La multiplicité des sujets, des langues, des lieux et des époques, doit être reconnue. Le sens se tient dans l’élément contingent de la norme. Il y a donc un arbitraire du texte.
2. Le dispositif rhétorique de la littérature
Nous en sommes restés pour l’instant à un plan très général. Voyons maintenant : 1) s’il est possible de préciser la notion de littérature en mettant à jour un dispositif de normes qui lui seraient spécifiques ; 2) quels sont les enjeux d’un tel dispositif qui semble avoir une certaine permanence (ce second point fera l’objet de notre dernière partie).
Nous retraçons ici aussi brièvement et fidèlement que possible la pensée de Jean Bessière Elle traite du statut rhétorique de l’œuvre. La question d’adhérer ou non à ces thèses viendra ensuite. La littérature se définit, d’après le critique, comme une dialectique non résolutoire du quoi (les constituants informationnels et formels) et de la raison d’être (la finalité) de l’œuvre. Il est alors possible de caractériser l’œuvre comme contingence9, en signifiant par là que son rapport au contexte n’est jamais élucidé par des règles qui en établiraient de façon nécessaire la relève interprétative. Cette contingence n’est plus seulement historique comme chez Rastier. En tant qu’elle est constitutive de la notion d’œuvre, nous la dirons structurelle. Il y a œuvre dès qu’il y a un tel dispositif.
Cela implique l’aporéticité de l’œuvre : étant sa propre présentation10, l’œuvre se caractérise comme dualité. On indique par là qu’elle n’est qu’elle-même en même temps qu’elle se distingue de toute représentation propre à un contexte pragmatique ou communicationnel déterminé. Ainsi échappe-t-elle à toutes les invalidations comme à toutes les validations11. En ce sens, si elle se constitue bien par la reprise d’éléments de ses environnements formels et informationnels (dont elle est constituée), l’œuvre ne fonctionne pas, cependant, selon une dénotation qui serait celle du signe en contexte pragmatique. Cela exclut d’en faire une référence au réel ou à la pensée sur le mode de l’adéquation ou de l’inadéquation.
Jean Bessière peut alors préciser l’impossibilité de l’autarcie de l’œuvre : présentation, quantité12, l’œuvre est selon son évidence et peut être dite tautologique. Cependant cette tautologie appelle son dépassement : selon la quantité qui est figuration de la limite de l’œuvre, l’autonomie ne peut apparaître que comme une hétéronomie13. De fait, par la poïesis14 l’œuvre est toujours d’un certain rapport à ses environnements. En outre, alocale et achrone, elle est toujours susceptible d’être lue en cet autre temps, en cet autre lieu, l’hic et nunc du lecteur, coordonnées tout autres que celles de l’écriture. La tautologie, parce qu’elle est une action qui a lieu dans le réel (elle est reprise d’éléments des environnements informationnels et formels, elle s’installe dans une situation de communication) et face au réel (elle se distingue des éléments qu’elle reprend), implique son propre questionnement, l’interrogation de sa pertinence. Il faut affirmer alors qu’en aucun cas l’œuvre n’est autarcique, et qu’elle est la question de sa pertinence.
Donc, en tant qu’elle se distingue de la communication standard et implique une conscience sémiotique libre15, l’œuvre ne peut être dite selon le discours propositionnel, selon un argument ; en tant qu’elle est indication, passage hors d’elle-même, l’œuvre est cependant d’un intérêt communicationnel indubitable, en rien autarcique. Où apparaît la nécessité de penser la référence et la pertinence selon l’œuvre, selon sa présentation, selon sa quantité.
Les remarques de Jean Bessière, on le voit, limitent les prétentions du discours critique en l’invitant à reconnaître le primat de l’œuvre et les conditions de la question de la pertinence. La permanence de cette question fait selon lui le statut du discours littéraire16.
Conclusion :
À ce point de notre étude, nous définissons une méthodologie des études littéraires fondée sur deux principes : la reconnaissance et la thématisation d’une contingence relevant de l’historicité des normes ; la reconnaissance et la thématisation d’une contingence rhétorique constitutive de la littérature.
Remarque : il semble que, faute de noter la seconde contingence, une théorie des dispositifs en littérature court le risque de perdre de vue la spécificité de son objet. C’est la remarque de Bernard Vouilloux dans son article « Du dispositif »17 lorsqu’il note que le dispositif permet de porter le commentaire vers ce qui excède les œuvres, en effaçant la distinction du dedans et du dehors. Distinction fondamentale pour le maintien de la notion d’œuvre. Il faudrait, pour bien faire, situer les dispositifs dans le dispositif permanent de la rhétorique littéraire. On s’apercevrait que, peut-être, en un sens, un dispositif est une donnée proche des données génériques. Une sorte de donnée générique inconsciente.
3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude
S’il faut s’abstenir de répondre définitivement à la question du sens d’une œuvre, ne peut-on, ou plutôt ne doit-on tenter une interprétation du fait littéraire lui-même et de sa permanence ? L’enjeu du dispositif littéraire est peut-être insuffisamment thématisé par Jean Bessière. Sans doute celui-ci ne cesse-t-il de montrer que la littérature est une invention toujours renouvelée de la problématicité, une perpétuelle interrogation des normes de partage du sens, la littérature posant la question éthique et politique du lieu commun. Mais ce qui fonde cette éthique semble être une conception libérale de la société fondée sur l’entre-limitation des libertés individuelles18 et la reconnaissance tactique de la pluralité des points de vue. Or, le problème est le suivant : une éthique libérale ne permet pas de penser la notion d’altérité. L’altérité d’autrui y est définie à partir de ses répercussions communicationnelles comme limitation de mon droit ou de mon pouvoir d’agir et de parler. Elle court le risque d’apparaître selon une négativité, ce qui joue finalement contre la problématicité de l’œuvre19. Car, si l’œuvre est une limitation critique des prétentions du discours à se dire soi-même ou à dire le monde, elle l’est en vertu d’une affirmation fondamentale : la transcendance inaliénable d’un commandement. Qu’elle en hérite ou qu’elle l’institue dans sa fiction, ce commandement fonde la rhétorique littéraire.
La position que nous allons tenter de défendre à présent tient en un faisceau de thèses métaphysiques dans le sens où elles excèdent le domaine de l’ontologie et de la gestion des conflits. Ces thèses sont les suivantes : la littérature est la transmission d’une pensée positive de l’autre ; elle est du coup une pensée de la transmission et du commandement ; mais une pensée qui ne se tient pas au-delà de la parole. Plutôt devant la parole pour reprendre un titre prophétique de Valère Novarina.
Commenter, nous l’avons dit, c’est transmettre. C’est traduire. La littérature, en tant qu’elle est la tradition d’un dispositif problématisant, témoigne réflexivement pour une éthique du commentaire. L’éthique du commentaire quant à elle est une éthique de la distance et de la singularité, mais aussi de la filiation et de l’héritage.
Rastier écrit quelque part que :
« La jouissance de l’héritage suppose une connaissance et une réappropriation du passé. S’approprier une œuvre ancienne, c’est la maintenir pensable, mais aussi transformer ses interprétations. Mais dans l’effort même de l’appropriation, une création a lieu qui témoigne de la distance et de l’impossibilité de la combler20. »
Le commentaire est à la fois subjectivation (responsabilité) et distance. Distance parce que subjectivation. La littérature, en signalant la problématicité du sens, fait œuvre pour le maintien d’une telle possibilité.
On ne sera pas surpris de retrouver, dans le travail de Rastier, associé à une critique de la métaphysique de la présence, le thème lévinassien de la trace. Le terme de trace nomme la condition du texte. Dont ne s’accommodent ni le positivisme logique, ni les herméneutiques du dévoilement, subjugués qu’ils sont par l’évidence, respectivement, de l’objet ou du sujet21. Mais si la réflexion sur la trace chez Rastier est l’occasion d’une réflexion sur la distance éthique, sur l’égard, ce thème, selon nous fondamental, n’est présenté que comme une contrainte interprétative parmi d’autres22. Pourtant, lui seul peut donner sens aux contraintes de l’interprétation critique. L’originalité de la pensée de Rastier est de substituer une déontologie à une ontologie des textes, de replacer l’activité de l’interprète dans l’espace des normes de partage du sens en remplaçant le besoin de comprendre par le désir d’interpréter23. Or, c’est en ce désir que s’enracine toute la démarche critique : rien, sinon ne l’appellerait.
Si, chez le sémioticien, ce thème n’est pas suffisamment développé, si ses implications ne sont pas assez précisées, il nous faut essayer d’y pallier, à l’aide des concepts de la pensée de Lévinas. Nous rappellerons d’abord que la trace est une rupture dans la phénoménalité, une rupture avec ce qui se montre, et se thématise dans un discours de savoir. C’est le surgissement positif de ce qui ne relève pas du monde. La trace est l’exposition du sujet à la dimension de la parole, cette dimension qui n’est pas en son pouvoir, et qui relève de l’expérience bouleversante du commandement et de l’assignation.
Il faut alors répéter la question cruciale de Lévinas :
« Le langage est-il transmission et écoute des messages qui seraient pensés indépendamment de la communication […] ? Ou, au contraire, le langage comporterait-il un événement positif préalable de la communication qui serait approche et contact du prochain et où résiderait le secret de la naissance de la pensée elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte ?24 »
Ce qui se transmet, c’est à côté des normes, la transmissibilité elle-même. On pourrait nous objecter que Lévinas tient un discours universel sur le langage, et qu’il y a là une contradiction avec les thèses que nous avions précédemment exposées, notamment avec les propositions de Rastier : mais il ne s’agit plus ici de l’universel englobant et impersonnel du concept. L’universel de Lévinas est un universel de l’assignation. Il relève d’une pensée du Nom propre. Il faut rappeler avec Benny Lévy que « Le langage des noms est à proprement parler celui de la transcendance, celui qui passe la « capacité » du concept25.
La littérature transmet une pensée de l’autre et de la distance ; elle est en elle-même la tradition d’une telle transmission. Comme toute tradition elle vit de sa fragilité. Conscience du fait qu’à tout moment le miracle du sens pourrait s’effacer ou s’oublier, elle se déploie sur l’abîme d’une contingence radicale : cela explique qu’elle puisse aussi bien se croire absolue que redouter son essoufflement.
La littérature comme tout discours relève d’une contingence historique ; elle réfléchit et radicalise cette première contingence en la signalant par la mise en place d’une contingence rhétorique ; pourtant, la littérature et son étude ainsi définies restent mécomprises tant qu’on ne les définit pas également comme exposition de soi et inquiétude quant à la fragilité du domaine du sensé : en quoi elles rejoignent une préoccupation métaphysique majeure dont l’Europe aura hérité de par sa source juive et son origine platonicienne :
« Ce qui a fait la philosophie grecque ce qu’elle est, disait Patocka, le fondement de la vie européenne tout entière, c’est d’avoir déduit de la détresse la plus fondamentale, un projet de vie, quelque chose qui transforme la malédiction en grandeur26. ».
Conclusion
Nous lirons à présent l’épisode de la Tour de Babel27. Comme un écho, car au défaut des langues s’ente [s’entend ?] la littérature.
La tradition juive interprète parfois l’épisode de Babel de la façon suivante : les hommes se méfient de Dieu, mettent en doute sa promesse de ne plus les anéantir (cf. l’alliance noahique). La concentration en un seul lieu est alors une revendication d’autonomie. Il y a là une révolte de la créature (la créaturialité est cette relation singulière avec quelque chose qui n’est pas en mon pouvoir : c’est Dieu ou l’être jeté), révolte qui se traduit en même temps par l’instauration d’une universalité qui gomme les différences. Les hommes ont confondu la langue Une (la langue de l’exposition à autre chose, celle de l’assignation) et la langue de l’universel, de l’impérialisme.
Quel est alors le sens de la réaction divine ? Un midrach nous dit que D. plonge les hommes dans l’oubli de la langue Une. Celle-ci subsiste alors, à travers l’éparpillement des langues, dans l’oubli. Se souvenir d’elle serait risquer de réitérer Babel. L’oublier c’est peut-être apprendre à l’écouter. La langue n’est Une que si l’unité peut s’y oublier, ne pas s’intégrer dans l’ordre d’un dit qui identifie, d’une revendication thématique de l’Un, ne venir à la conscience que sous la forme d’une communication de l’ignorance (selon le propre terme de Bessière, orienté dans un sens vers où il n’irait peut-être pas lui-même)28. L’Unité n’est pas présence. L’universel englobant du concept s’oppose à l’universel rayonnant de l’assignation29, comme la centralisation du sens s’oppose au travail du commentaire et de la traduction.
Nous proposerons pour finir l’énigme de deux citations, l’une commentant l’autre, dans la distance d’une traduction à reprendre, sans cesse :
Walter Benjamin dans La tâche du traducteur écrit :
« Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire30. »
Jacques Derrida commentant Benjamin :
« À travers chaque langue quelque chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut atteindre séparément. Elles ne peuvent prétendre l’atteindre, et se le promettre, qu’en co-employant ou co-déployant leurs visées intentionnelles, « le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ». Ce co-déploiement vers le tout est un reploiement, car ce qu’il vise à atteindre, c’est « le langage pur » (die reine Sprache) ou la pure langue. Ce qui est alors visé par cette co-opération des langues et des visées intentionnelles n’est pas transcendant à la langue, ce n’est pas un réel qu’elles investiraient de tous côtés comme une tour dont elles tenteraient de faire le tour. Non, ce qu’elles visent intentionnellement chacune et ensemble dans la traduction, c’est la langue même comme événement babélien, une langue qui n’est pas la langue universelle au sens leibnizien, une langue qui n’est pas davantage la langue naturelle que chacune reste de son côté, c’est l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues et que ce sont des langues31. »
Notes
1– CHAROLLES Michel, « Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années 1960 », colloque « Texts and text processing », Poitiers, 1986.
2 – Cf. MESCHONNIC Henri, « La poésie et les livres saints », L’Utopie du Juif, Desclée de Brower, 2001.
3 – RASTIER François, Arts et sciences du texte, P.U.F, 2001, p. 100.
4 – Op. cit. p. 18.
5 – Op. cit. pp. 15-16.
6 – Ibid.
7 – Op. cit. p. 115.
8 – Op. cit. p. 119.
9 – Jean Bessière, Principes de la théorie littéraire, op. cit., pp. 67 et 115.
10 – « La présentation est pour l’auteur et le lecteur la caractéristique minimale qui assure l’identification de l’œuvre », op. cit. p. 20.
11 – Op. cit. p. 33.
12 – Jean Bessière appelle « quantité » une certaine valeur absolue de l’œuvre, grâce à laquelle celle-ci s’impose à la conscience. La quantité relève ainsi d’une totalité constitutive de l’œuvre ainsi que d’une unicité.
13 – Elle relève donc d’une règle qu’elle instaure expressément comme l’autre des principes pragmatiques régulant l’échange informationnel courant tout en se référant à eux.
14 – Par poiesis il faut entendre le fait que l’œuvre est toujours la reprise des données des environnements formels et informationnels. À la fois reprise et action de cette reprise, la poiesis est tautologie et dépassement, actualisation des structures de ces environnements, et singularisation.
15 – Le rapport rhétorique que l’œuvre institue avec son lecteur est étranger au jeu de la persuasion : Jean Bessière le nomme « adhésion » (op. cit. p. 39), c’est ce que nous entendons ici par « conscience sémiotique libre ».
16 – Une telle permanence n’empêche d’ailleurs pas la notation d’une historicité de l’œuvre. Cette historicité n’est pas la place de telle œuvre dans une histoire de la littérature, ni même dans une histoire des formes. On doit entendre par historicité la manière d’aménager le lieu du questionnable. En tant que cette manière n’est pas interprétable par une simple description, en tant que son fait redouble le fait de l’œuvre, elle engendre la question du comment de la question de la pertinence, et du pourquoi de ce comment. En ce sens, l’historicité n’est pas la seule singularité, le seul jeu de l’occurrence et du type : il en va plutôt d’un rapport au sens entendu comme interrogativité.
17 – VOUILLOUX Bernard, « Du dispositif », DANS Ortel, Philippe, Rykner, Arnaud et Centre de recherche La Scène, Discours, image, dispositif, L’Harmattan, 2008, pp. 15-31.
18 – Cf. BESSIÈRE Jean, « Petite terminologie », dans Krysinski, Wladimir, éd. Canadian review of comparative literature – Jean Bessière : Literature and Comparative Literature revisited, Toronto, Published by University of Toronto Press for the Canadian Comparative Literature Association, 2005, p. 21: « l’œuvre littéraire figure le fait d’autrui selon le jeu de la dualité du consensus et du disensus – ce que la critique contemporaine a noté par les termes d’interdiscursivité et de dialogisme ».
19 – En réalité, la question est plus complexe. Dans Quel statut pour la littérature ? Jean Bessière présente bien l’altérité comme l’enjeu de la littérature. Dans cet ouvrage le concept d’altérité oscille entre une détermination communicationnelle et la notation d’une transcendance : « L’œuvre littéraire est par la reconnaissance de la proximité et de la transcendance des autres discours, et par le commun que constituent ces autres discours. La littérature se constitue par un jeu d’alternative ; elle tient son droit des autres, des autres discours qui font de leur indécidable commun la convention de l’en-commun, selon le jeu de l’autre sans autre. » (p.60.) Communicationnelle, l’altérité engage des pratiques communes du discours caractérisables comme anti-dogmatiques, et non-auto-fondées : la littérature par l’inachèvement du sens que porte ses œuvres invite à une pragmatique de l’altérité (p.90). Transcendante, l’altérité est ce qui n’étant justifiable par aucune finalité pratique produit sans s’y réduire le jeu irrésolu du consensus et du dissensus.
20 – RASTIER François, « Communication ou transmission ? », Césure, n° 8, 1995, p. 181.
21 – Idem, Arts et sciences du texte, op. cit., p. 122: « En revanche, le mode de l’absence reste celui de la trace, toujours problématique, et de la distance historique que la philologie réfléchit. Le texte écrit, constitutivement privé de présence, instaure une distance qui récuse ce mode compulsif et non réfléchi d’interprétation que nous appelons la clarté ».
22 – Rastier mentionne des contraintes critiques (explicitation de la méthodologie), herméneutiques (enrichissement et aménagement d’un espace pour les interprétations à venir), et historiques : op. cit.,p. 128.
23 – Ibid.
24 – LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949, Vrin, 2006, pp. 327-328.
25 – LÉVY Benny , Visage continu – La pensée du retour chez Emmanuel Levinas, Verdier, 1998, p. 78.
26 – PATOCKA Jan, Platon et l’Europe, 1973, Verdier, 1983, trad. Erika Abrams, p. 43. Cf. aussi pp. 68-69.
27 – Nous renvoyons à la traduction de Henri Meschonnic : Au commencement, traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
28 – On pourrait soutenir une thèse proche mais différente : l’épisode de Babel serait oubli de la Torah noahique, de la Torah donnée à l’humanité (ha-adam). La Torah sinaïtique serait alors le rappel des mitsvot enjointes à l’ensemble des nations du monde : l’universel serait ainsi à penser comme rapport des nations du monde à la nation d’Israël, pensée elle-même comme rappel de la Torah adamique, universelle. Sur cette interprétation, cf. Gilles Hanus, L’un et l’universel – Lire Lévinas avec Benny Lévy, Verdier, 2007, p. 60.
29 – Cf. DERRIDA Jacques, Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, 1997.
30 – BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur » (1923), Œuvres I, trad. M. de Gandillac, Gallimard, 2000, p. 248.
31 – DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel », dans Psyché – Inventions de l’autre, Galilée, 1987/1998, p. 232.
Bibliographie
BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur » (1923) dans Œuvres – Tome I. Traduit par Maurice De Gandillac et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, 400p.
BESSIÈRE Jean, Principes de la théorie littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation philosophique », 2005, 268p.
BESSIÈRE Jean, Quel statut pour la littérature ?, Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation philosophique », 2001, 259p.
DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel » dans Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée, La Philosophie en effet, 1987, 656p.
HANUS Gilles, L’un et l’universel : lire Lévinas avec Benny Lévy, Lagrasse, Verdier, « Verdier philosophie », 2007, 90p.
HELLER-ROAZEN Daniel, Écholalies : essai sur l’oubli des langues, Traduit par Justine Landau, Paris, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2007, 292p.
KRYSINSKI Wladimir, Ed. Canadian review of comparative literature – Jean Bessière : Literature and Comparative Literature revisited, Toronto, University of Toronto Press for the Canadian Comparative Literature Association, 2005.
LEVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1978, 233p.
LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, édition suivie d’Essais nouveaux, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, 330p.
LEVY Benny, Le meurtre du pasteur : critique de la vision politique du monde, Paris, Le livre de poche, « Biblio Essais », 2004, 318p.
LEVY Benny, Visage continu : la pensée du retour chez Emmanuel Lévinas, Lagrasse, Verdier, « Verdier philosophie » 1998, 138p.
MESCHONNIC Henri (trad.), Au commencement : traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, 370p.
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