Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : n°3

La représentation du travail dans l’art à travers le médium photographique, du début du siècle à aujourd’hui

Anne-Line Bessou
Doctorante, Université Toulouse – Jean Jaurès

Pour citer cet article : Bessou, Anne-Line, « La représentation du travail dans l’art à travers le médium photographique, du début du siècle à aujourd’hui. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La question de la représentation du travail dans l’art a toujours été présente. Ici, nous nous intéressons à l’évolution de cette représentation à travers le médium photographique. Nous verrons alors comment les photographes se sont approprié ce sujet, et ceci dès le début du siècle, en prenant comme exemple les pratiques de Lewis Hine, August Sander et Walker Evans, trois photographes dont l’engagement social et artistique ont permis de faire évoluer les modes de pensées mais également l’utilisation du médium photographique. Nous poursuivrons avec l’exemple de deux photographes contemporains, Valérie Couteron et Dominique Delpoux, qui à travers une pratique documentaire se sont intéressés aux travailleurs. Enfin, et pour clore cette analyse, nous nous arrêterons sur une démarche très contemporaine dans le sens où elle dénonce les conséquences du travail sur l’homme en termes de stress et de pression sociale.

Mots-clés : photographie documentaire – sociologie du travail – docu-fiction – photographie sociale

Abstract

The work representation in the art has always been a present question. Here, we are interested in the evolution of this representation through the photographic medium. We shall see then how the photographers appropriated this subject and that from the beginning of the century by taking as example the practices of Lewis Hine, August Sander and Walker Evans, three photographers whose social and artistic commitment allowed to develop the ways of thinking but also the use of the photographic medium. We shall continue with the example of two contemporary photographers, Valérie Couteron and Dominique Delpoux who, through a documentary practice, have focused on workers. Finally, and to close this analysis, we will stop on a very contemporary approach in the sense that it discloses the impact of work on the man in terms of stress and social pressure.

Key-words: documentary photography – sociology of work – fictional documentary – social photography


Sommaire

1. Le médium photographique et son rapport au travail – un sujet social de tout temps
2. Entre code et corps. L’image photographique pour traduire l’indicible
Notes
Bibliographie

Dès le début du siècle, la photographie, en raison de sa nature technique d’enregistrement, fait foi de l’authenticité des sujets qu’elle permet de rendre visible. L’image photographique est alors considérée comme un document, une preuve. Très vite, elle sera utilisée pour montrer, pour donner à voir au grand public une situation, et lui en faire ainsi prendre conscience. En sa qualité de document, elle sera une trace permettant la conservation d’une mémoire. Les photographes marquent leur intérêt pour les sujets sociaux et l’image documentaire devient un style à part entière, caractéristique des années 1930, dans le monde entier.

Nous nous intéresserons à l’engagement social que suscite ce médium, sur un thème précis, celui de la représentation du travail. À travers l’évolution de l’utilisation de la photographie, nous verrons comment ce sujet s’est développé à partir d’exemples de photographes comme Lewis Hine, August Sander et Walter Evans, puis avec des exemples plus contemporains, comme ceux de Valérie Couteron et Dominique Delpoux.

Nous poursuivrons cette traversée historique vers une représentation du monde du travail tel que nous pouvons le percevoir et l’analyser actuellement. Aujourd’hui plus que jamais, l’art est au service de l’homme, un art relationnel comme nous l’explique Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Esthétique relationnelle, publié en 2001. C’est en cette nouvelle forme d’art que s’inscrit ma recherche, à travers une pratique contemporaine de la photographie dont l’intérêt n’est plus de montrer les gens au travail mais d’aller au-delà en réfléchissant aux conséquences et aux répercussions des conditions de travail sur l’homme.

1. Le médium photographique et son rapport au travail – un sujet social de tout temps

La question de la place du travail dans la vie de l’homme a toujours été présente, ce n’est pas un sujet contemporain. Ceci étant, la société évolue et le regard que l’on pose sur elle change et s’adapte à ce qu’amène chaque époque à travers l’ensemble des contextes politique, économique, géographique, etc. Un sujet d’étude se réactualise sans cesse par toutes les différentes formes de pensées, toutes disciplines confondues. L’histoire de l’art compte parmi ces disciplines.

1.1. Au fondement de l’histoire de la photographie sociale, l’exemple de trois « grands » photographes

Dès le début du siècle, les photographes portent leur attention sur l’homme et sur ses conditions de vie. Le travail devient alors un sujet inévitable. On montre l’homme sur son lieu de travail et le plus souvent il pose. L’homme s’expose à l’objectif du photographe dont l’intérêt est de dresser des portraits à travers une représentation des différents métiers. L’image photographique permet de montrer les conditions de travail mais elle a aussi pour but de faire prendre conscience, d’amener à s’interroger sur la place de ce dernier dans la société.

Lewis Hine, né en 1874 aux États-Unis, est un des premiers photographes à utiliser la photographie comme outil documentaire. Ce sociologue américain participera au Pittsburgh Survey publié entre 1909 et 1915 qui regroupe six volumes sur l’étude des conditions de travail, de logement et d’éducation des populations ouvrières et immigrées vivant dans la capitale sidérurgique du pays. Il s’intéressera également aux conditions de travail des enfants dans les usines, les mines ou encore les filatures de textiles. Il réalisera une série de photographies sur ce sujet qui sera à l’origine de l’adoption d’une loi concernant le travail des enfants. Lewis Hine, en précurseur de cette forme de documentaire social était « persuadé que l’appareil photo pouvait devenir un outil précieux pour révéler et réparer les injustices sociales1 ».

Par la suite, il réalisera une série de photographies de portraits d’ouvriers dans les années 1920, en pleine ère de l’industrialisation. Ce projet s’inscrit entre deux périodes importantes du développement de ce concept industriel, entre le Taylorisme qui est la théorie sur les méthodes de travail à la chaîne proposée par Taylor en 1911 et le Fordisme qui devient l’application de cette méthode dans les usines Ford en 1929. Ces temps « modernes », qui inspireront Charlie Chaplin pour son film satirique Les Temps modernes en 1936, seront pour les photographes une période de forte exaltation autour de la machine qui devient alors un sujet de contemplation, parfois au détriment de l’homme. Pour Hine, dans ce même temps, l’intérêt est de reconsidérer l’homme par rapport à la machine en le ramenant au cœur des préoccupations tout en montrant ce lien qui peut exister entre les deux.

HINE Lewis, Mécanicien au travail, 1920

En réalisant ces photographies presque une décennie avant l’application du Fordisme, Lewis Hine est un avant-gardiste, un visionnaire. Il propose de s’interroger, de prendre conscience des enjeux voire des conséquences engendrés par cette nouvelle méthode de travail mécanisé. Si le développement de l’industrialisation est le résultat du progrès humain, il est aussi la source de nouveaux facteurs sociologiques importants où la place et le rôle de l’homme sont interrogés quant à son devenir. Toutes les photographies de Lewis Hine sont ainsi porteuses d’un engagement et d’une volonté de donner accès à une réalité sociale. L’intérêt est aussi de faire accepter que l’image « parle » ou tout au moins qu’elle a le pouvoir de faire parler en réfléchissant à ce que révèle son contenu.

Avec Mécanicien au travail, Hine nous donne à voir un homme aux muscles saillants, courbé devant une machine sur laquelle il exerce une manœuvre à l’aide d’une clé. Le mécanicien est au premier plan, au centre de l’image. Le cadrage serré de la photographie a comme contour la structure de la machine qui devient d’autant plus imposante. La robustesse de celle-ci n’en est que plus renforcée alors que ses formes arrondies viennent contraster avec la lourdeur de sa mécanique et faire écho au dos en échine du mécanicien. Le contenu très esthétique de cette photographie vient apaiser ce rapport de force entre l’homme et la machine. La légende ne nous indique rien sur l’identité du mécanicien mais elle révèle une action, un homme au travail. Une image que Hine a sublimée volontairement.

Si Lewis Hine, en tant que sociologue, utilisait le médium photographique pour faire évoluer les modes de pensées quant à la place de l’homme dans la société par rapport au travail, cette action engagée ne s’est pas traduite sous une forme revendicative pour tous les photographes de ce début du siècle. Le cadre, le contexte, et les outils qui s’apparentent au travail s’ajoutent au portrait dans un souci d’apporter aux spectateurs suffisamment d’éléments qui leur permettront d’identifier chaque activité. La photographie comme document, c’est-à-dire qui sert de preuve ou de source de renseignements, est celle qu’August Sander a développée à travers un projet sociologique où l’intérêt était de présenter les métiers et non de mettre en avant des hommes au travail. Bien loin des revendications et des dénonciations de Lewis Hine, August Sander s’attachait à dresser des portraits, à les archiver, sans chercher à donner un autre sens que celui-ci à sa démarche documentaire. La rigueur avec laquelle il a réalisé ses portraits est d’ailleurs très significative de ce parti pris. Voici donc une approche différente de la représentation du travail dans l’art qui a contribué à l’évolution de l’objet photographique jusqu’à en devenir un style, celui de la photographie documentaire.

SANDER August, Maître pâtissier, vers 1928

August Sander est un photographe allemand né en 1876 dont l’œuvre est plus que jamais présente dans le monde de l’art. Il laisse derrière lui un travail monumental sous forme d’un recueil intitulé Les Hommes du XXe siècle. Ce projet de photographie documentaire qu’il débute en 1920 avait pour ambition de faire un classement typologique de la société allemande de la république de Weimar. Il commencera ce projet devenu une utopie, tant la démarche était colossale, par des portraits de paysans du Westerwald. À partir de ces premiers portraits, Visages de ce temps, il poursuit son intérêt pour l’archivage en divisant son travail en sept groupes : « Le paysan », « L’artisan », « La femme », « Les catégories socioprofessionnelles », « Les artistes », « La grande ville » et « Les derniers des hommes » dont la vieillesse, la maladie et la mort sont les thèmes. L’originalité de ce projet était de proposer une autre forme de l’utilisation du portrait qui puisse répondre à cette quête sociologique. À ce titre, ses photographies allaient au-delà d’une simple représentation de l’état physique de l’homme car leur caractère engagé proposait une évolution des modes de pensées. C’est en s’ouvrant ainsi au monde que le portrait est devenu un sujet documentaire, quant au photographe il adopta un nouveau statut, celui d’artiste.

Nous pouvons dire que ses partis pris photographiques ont été ceux de la Nouvelle Objectivité des années 1920. Il revendiquait donc une photographie exacte, exempte d’effets de flou, de retouches ou autres interventions2. » La pose devait être naturelle, ce qui est paradoxal lorsque l’on sait que Sander préparait minutieusement le temps de pose et que le modèle participait à sa mise en scène. Son passé de photographe portraitiste pour la bourgeoisie a influencé son choix pour la pose. Alors qu’il photographiait à présent les classes populaires, il continuait de préférer la pose habituellement attribuée à la classe bourgeoise. Ce parti pris pourrait être celui de faire abstraction d’une élite sociale afin de rester dans un objectif typologique qui ne pouvait tenir compte du jugement de valeur. Sander tendait à rendre une image fidèle à la réalité à travers une présentation du sujet où le photographié jouait le rôle de sa propre vie.

S’il y a mise en scène cela se produit donc au moment de la préparation car l’on décide d’un jour et d’un lieu de rendez-vous, mais à travers son choix de laisser la personne se présenter comme elle le souhaite, le photographe ne contrôle plus la pose. La photographie en devient, à ce titre, documentaire.

Sander donnera une explication très claire de ce qui a motivé son projet d’inventaire de la société allemande : « Voir, observer, penser, et vous avez la réponse. Donner à travers la photographie une image parfaitement fidèle de notre époque, voilà qui m’apparaissait comme la meilleure chose à faire3. » Ses propos tiennent compte d’une volonté de s’ouvrir au monde en lui offrant une vision très large mais aussi très précise de l’état social de son époque.

Ceci étant, la question du travail et de sa représentation occupe une place fondamentale dans cette typologie. La photographie du Maître pâtissier, qui est l’exemple choisi, est le portrait d’un homme qui prend la pose, semble t-il, dans la cuisine de son lieu de travail. Il porte sa blouse blanche et tient entre ses mains des ustensiles comme pour mimer un geste qui lui est quotidien tout en fixant du regard le photographe. Sander nous présente cet homme à travers son métier et nous renseigne donc sur la qualité de ce dernier. La pose est frontale et le cadrage serré tout en laissant apparaître le cadre de la cuisine. L’homme se tient bien droit et se trouve parfaitement au centre de l’image. Son visage est celui de quelqu’un de concentré, qui s’applique à tenir la pose. En adoptant cette attitude, son corps devient rigide. Ses mains sont crispées et ses jambes ouvertes donnent à ses pieds l’impression d’être cloués au sol.

L’extrême rigidité avec laquelle cette photographie est réalisée, qui se traduit tant par la pose que par les choix techniques de Sander pour un cadrage documentaire, nous amène très vite à l’essentiel, la présentation de ce métier. Avec cet exemple, on comprend toute l’ampleur de ce travail d’archivage qui consiste à faire un inventaire, classé par catégories socioprofessionnelles, où l’homme n’intervient que par ce qu’il représente, son métier. La légende apposée à cette photographie vient confirmer ce choix puisqu’elle nous renseigne non pas sur l’identité de cet homme mais sur sa fonction. C’est en cela que Sander entendait donner une image parfaitement fidèle de son époque, en gardant une certaine distance avec ceux qu’il photographiait afin de préserver le contenu de l’image de toute forme d’affect.

À l’autre bout du monde, Walker Evans, photographe américain né en 1903, a développé une pratique de la photographie documentaire encore très différente de celles d’August Sander et de Lewis Hine. Une photographie en particulier, Portraits posés, nous donne un autre exemple de représentation du travail.

Evans consacra sa vie de photographe à l’étude de la société américaine avec un intérêt qui se portait davantage sur la description de l’environnement, contrairement donc à August Sander pour qui l’étude de la société allemande s’est traduite par son gigantesque archivage des différentes catégories sociales.

Son rapport à la photographie sociale le différencie de la pratique de Lewis Hine. En effet, Evans ne souhaitait pas que ses photographies dénoncent des faits dont le seul but aurait été d’éveiller les consciences. Son engagement se traduisait par son regard de photographe dans un intérêt artistique où la photographie documentaire se construit sous une forme plus libre en donnant à voir des situations qui ont attiré son attention.

EVANS Walker, Portraits posés, New York, vers 1933

Portraits posés illustre parfaitement sa démarche. Nous sommes face à deux hommes photographiés en pied et qui fixent l’objectif. Les modèles sont en auto-représentation. À ce sujet, Evans affirmait que « les hommes sont des acteurs. Leur rôle est d’être eux-mêmes4. » Un discours très différent de celui de Sander, pour qui la pose devait être travaillée.

La légende de la photographie, Portraits posés, nous indiquerait donc que les deux hommes sont en pause dans leur journée de travail, avec comme indice, la cigarette que l’homme de droite tient à la main. Leur attitude corporelle, qui dégage un naturel décontracté montre qu’ils sont à l’aise face à l’objectif.

Evans nous donne à voir un moment de vie de ces travailleurs et nous plonge dans l’ambiance de cet instant arrêté par l’intervention de l’appareil photographique. La complicité du photographe et des photographiés est palpable et c’est ce qui donne à cette image son caractère social tel qu’Evans l’envisageait.

Sur l’écriteau à l’arrière des deux hommes figure une liste de nourriture, ce qui nous indique que l’homme vêtu de son tablier blanc travaille dans la restauration.

Tous ces indices suffisent à nous renseigner sur cette situation. Seul le lieu exact reste un mystère. Cependant nous savons que cela se passe à New-York vers 1933.

Ici, ce sont des travailleurs mais avant tout des hommes qu’il nous présente, tout en nous donnant suffisamment de renseignements sur leur fonction. Evans accordait beaucoup d’importance à l’esthétique de ses photographies en en travaillant le cadrage et en veillant à leur netteté.

En faisant ce choix d’une photographie plus libre dans sa présentation que celle de Sander, Evans nous démontre que la photographie à un pouvoir de représentation qui va au-delà des normes auxquelles elle devait jusque-là répondre pour prétendre à une qualité documentaire.

Son regard sur la société mais aussi sur la photographie montre une évolution de l’utilisation du médium photographique qui permettra au style documentaire de s’affirmer en tant qu’art.

Ainsi, en prenant l’exemple de ces trois photographes, nous venons de voir différentes utilisations de la photographie à travers des approches parfois similaires ou au contraire en opposition mais qui ont toutes trois contribué à faire évoluer les regards tant sur la société que sur la photographie. La représentation du travail est un sujet qui continue d’inspirer les photographes et c’est sous un aspect beaucoup plus contemporain que nous allons maintenant poursuivre cette analyse.

Aujourd’hui, la photographie est reconnue en tant qu’art, ce qui montre déjà une évolution importante de ce médium qui lui a permis de s’affranchir et d’être plus libre. L’engagement des photographes est toujours aussi présent voire davantage, seules les approches et les moyens techniques mis en œuvre sont différents et évoluent au même titre que la société. On pense alors l’art autrement et on se positionne, on s’affirme, on revendique parfois mais surtout on créé « ensemble ». C’est ce que propose cette nouvelle forme d’art, l’art relationnel, que l’on voit apparaître dans les années 1990Elle revendique l’art de la communication et de l’échange entre les hommes. Les rôles et places de chacun sont partagés. L’œuvre finale est le résultat de trois participations différentes, celle des personnes photographiées, celle du photographe et enfin celle du spectateur. Mais ce qui aujourd’hui fait œuvre autant que le résultat final d’une expérience artistique, c’est le protocole de la démarche, où l’artiste s’inscrit dans son temps en créant des interstices sociaux.

Nicolas Bourriaud auteur d’un ouvrage sur cette nouvelle forme d’art qu’il nomme « esthétique relationnelle5 », écrit :

[…] en effet, l’œuvre d’art montre (ou suggère) à la fois son processus de fabrication et de production, sa position dans le jeu des échanges, la place – ou la fonction – qu’elle assigne au regardeur, et enfin le comportement créateur de l’artiste (c’est-à-dire la chaîne de postures et de gestes qui composent son travail, et que chaque œuvre individuelle répercute à la manière d’un échantillon, d’un jalon)6.

La pratique de l’artiste, son comportement en tant que producteur, détermine le rapport que l’on entretiendra avec son œuvre : en d’autres termes, ce sont des relations entre les gens et le monde, à travers des objets esthétiques, qu’il produit en premier lieu7.

La place du spectateur évolue elle aussi : « l’œuvre d’art des années quatre-vingt-dix transforme le regardeur en voisin, en interlocuteur direct.8 »

Cette nouvelle approche théorique marque l’évolution des pensées et des regards sur la société, en insistant sur les différentes formes de relations qui se développent ou se créent.

La force du sujet, l’engagement du photographe, la démarche, le protocole, tout est pris en compte. Le photographe œuvre à travers et pour son époque afin d’en rendre compte comme nous le proposent les artistes contemporains Valérie Couteron et Dominique Delpoux, deux photographes qui se sont intéressés à la représentation de l’homme au travail. Il ne s’agit plus de présenter des métiers mais plutôt de mettre en avant les travailleurs, une démarche qui peut faire référence à celle d’Evans.

1.2. Portraits contemporains de travailleurs

Valérie Couteron photographie depuis 1995 l’homme sur son lieu de travail. Elle est déjà l’auteur d’un livre sur l’univers des salons de coiffure. Actuellement, et depuis 1998, elle s’intéresse au quotidien des usines françaises en milieu industriel. Elle a réalisé une série de photographies, en noir et blanc, consacrée aux ouvriers de l’usine Saint-Gobain à Chalon-sur-Saône. Elle s’est concentrée sur leurs gestes et leurs rapports aux machines. Valérie Couteron a parcouru de nombreux sites qui lui ont donné l’occasion de faire de multiples rencontres l’encourageant ainsi à poursuivre sa démarche. La relation sociale est importante dans son travail, elle prend le temps de parler avec les gens qui peuvent finir par se laisser aller à quelques confessions intimes.

COUTERON Valérie, Armor-Lux, Quimper, Avril 1998

Cette photographie en noir et blanc nous présente une couturière dans une usine. Le cadrage est serré et divers éléments viennent occuper le premier plan de l’image, laissant apparaître le regard de l’ouvrière qui fixe l’objectif. La légende ne nous renseigne pas sur l’identité de l’ouvrière, seulement sur son lieu de travail. À ce moment de sa pratique, Valérie Couteron semble comme influencée par les pratiques photographiques du début du siècle, par ses choix d’une photographie noir et blanc et de l’absence d’identité de la personne.

Tout comme si sa démarche et sa pratique reprenaient le cours de l’histoire du médium photographique, elle a fait évoluer son projet vers une photographie en couleur où le portrait est d’autant plus présent que l’individu est extrait de son univers de travail le temps de la prise de vue. Elle fait le choix d’un face à face, un moment d’intimité entre la personne photographiée et l’objectif, à l’abri des regards. Isolés le temps de la prise de vue, les sujets sont interrompus dans leur fonction ; seuls face à l’objectif, ils sont comme mis à nu, ce qui renforce le caractère humain qui se dégage de ces photographies.

COUTERON Valérie, Conserverie Gendreau, Saint-Gilles-Croix-de-Vie : Olivier Lafrogne, ouvrier en fabrication (approvisionnement ligne emboîtage), 2002

Sa série en couleur est esthétiquement porteuse d’un discours différent de sa série en noir et blanc. En effet, la personne est isolée et plus rien ne vient perturber l’œil du regardeur qui se pose immédiatement sur le modèle. Le mur blanc comme seul décor donne un aspect clinique à l’image. La construction de la photographie est épurée, aucun élément extérieur ne nous renseigne alors réellement sur le statut de la personne, si ce n’est l’uniforme ou les vêtements qu’elle porte. Le modèle pose face à l’objectif, il se présente dans cet environnement stérile et sa seule présence devient le sujet, l’objet de la photographie.

La présence du prénom et du nom de la personne qui apparaissent dans la légende de l’image est tout à fait significative de cette volonté d’affirmation de l’homme qui prime sur sa catégorie socioprofessionnelle. Cet homme se présente comme Olivier Lafrogne, puis comme ouvrier en fabrication. Cette distinction est importante car elle montre le respect de Valérie Couteron face aux personnes qu’elle photographie. Cette démarche artistique peut se comparer à celle du photographe Dominique Delpoux.

La pratique photographique de Dominique Delpoux appartient au style documentaire. Son approche sociologique de la photographie passe par son interrogation sur le monde d’aujourd’hui, où l’homme occupe la place la plus importante. Ce photographe aime les gens, les échanges humains que lui permet sa pratique, et son regard porté sur les modèles qui l’inspirent n’en est que plus sensible.

Delpoux Dominique, série « Double je », Véronique, agent d’entretien, 1998-2002

La série de portraits qui nous intéresse ici a pour titre « Double je ». Une double identité qui interroge sur les enjeux sociaux de notre société. Les images du « Je » au travail et du « Je » en dehors, apparaissent comme une façon pour la personne de montrer deux aspects de sa vie, de rappeler, et de se rappeler à elle aussi, qui elle est vraiment. Un double « je » qui est également celui du « jeu » social : vouloir être aux yeux des autres celui ou celle qu’ils aimeraient que l’on soit, s’attacher à l’image que l’on donne de nous, qui rassure mais qui n’est pas la nôtre, comme un masque que l’on porte au quotidien. Mais en société, nous ne pouvons de toute façon pas affirmer être nous-même. Le cadre de l’intimité peut plus facilement le permettre sans non plus y prétendre complètement.

Dominique Delpoux réalise des photographies « simples » jusqu’à l’utilisation de la couleur dans sa forme la plus neutre. Il nous propose des portraits « ordinaires », une façon de ne pas marginaliser les personnes photographiées mais plutôt de les faire sortir de l’ombre. Pour ce faire, ce sont les modèles qui choisissent le lieu de leur prise de vue ainsi que la pose qu’ils souhaitent adopter devant l’objectif. Il traite du quotidien des gens avec beaucoup de respect, cherchant simplement à interroger le spectateur sur ces codes sociaux qui prennent le dessus, bien souvent à l’encontre de ce qui fonde réellement notre société. Ce photographe propose aux spectateurs de s’arrêter quelques instants sur des vies trop mal connues et trop vite jugées.

Valérie Couteron et Dominique Delpoux nous montrent comment cette question du travail a évolué et comment la photographie peut amener à repenser et à reconsidérer la place qu’il occupe dans notre société. Aujourd’hui il se s’agit plus de représenter simplement le travail mais de présenter l’homme dans sa fonction ou encore d’aller plus loin en le présentant en dehors de celle-ci. Cette reconsidération du travail comme preuve d’une existence sociale évolue encore quand on s’interroge sur les conséquences, sur les répercussions du travail sur l’homme. C’est sur le sujet précis des souffrances liées au travail que j’ai moi-même choisi de réfléchir. J’ai fait le choix d’un tout autre protocole de prises de vues photographiques en abordant ce thème par une pratique de la mise en scène comme lieu d’expression du corps qui se confronte aux codes imposés par le travail. J’interroge également le médium photographique quant à son pouvoir de représentation en cherchant à traduire l’indicible, qui prend la forme du silence contenu par les travailleurs qui souffrent de leurs conditions de travail.

2. Entre code et corps. L’image photographique pour traduire l’indicible

Comment donner à voir ce qui ne se voit pas ? C’est par cette interrogation que mes images abordent un thème qui fait de nos jours l’actualité, celui du mal-être au travail. Les suicides survenus ces derniers mois dans le monde de l’entreprise sont entendus comme une alerte face à des méthodes de travail productivistes qui poussent au dépassement de soi. Les masques tombent et c’est l’envers d’un décor jusque-là occulté qui se dévoile.

2.1. De la psychologie à l’art

Aujourd’hui, souffrir au travail n’est plus un sujet tabou. Toutes les catégories professionnelles sont concernées par ce phénomène sociétal, et l’existence d’un lien entre les douleurs du corps et les souffrances morales est reconnue et dénoncée. Comme l’écrit Dominique Huez, médecin du travail :

Ces syndromes somatiques n’ont pas forcément une origine mécanique liée à l’hypersollicitation. Être empêché de pouvoir « bien travailler », de faire un travail dont on pourrait continuer à être fier nous rigidifie, « corps et âme ». Il arrive, en effet, que la souffrance physique se double d’une souffrance psychique. Les deux vont souvent de pair, généralement se succèdent. Il est donc concevable que de nombreuses somatisations précèdent ou accompagnent des pathologies psychiques et qu’elles aient les mêmes causes. Les origines sont multiples : un travail trop sollicitant, malmenant tel segment du corps, un contexte collectif qui nous fait perdre le soutien des collègues, disparaître les marges de manœuvre, une pression temporelle qui rend inefficace notre capacité à préserver notre santé, la peur ou la culpabilité qui nous poussent à faire toujours plus, l’isolement qui nous prive de pouvoir agir pour transformer ce travail délétère9.

Il s’agit d’une évolution de pensée récente en France car il faudra attendre les années 90 pour que le voile du silence se lève sur ces conséquences douloureuses, voire dramatiques, du travail sur les individus. Ce sujet était jusqu’alors tabou car considéré comme la porte ouverte à des dénonciations abusives dont les retombées attenteraient à la renommée et à l’économie des structures mises en cause.

Nous devons en grande partie cette expansion médiatique à Marie-France Hirigoyen, docteur spécialisée en psychiatrie, et à son ouvrage Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, publié en 1998. Elle y dénonce toutes les formes de violences et de souffrances psychiques dans le milieu conjugal, familial, éducatif et professionnel. Cette révélation au grand public permettra de faire voter le 11 Janvier 2001, l’introduction d’un amendement de loi contre le harcèlement moral dans le Code du travail.

Cependant, l’auteur elle-même devra reprendre l’analyse faite dans ce premier ouvrage à travers un second livre paru en 2001, Malaise dans le Travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux. Cet ouvrage précise alors le sens du mot « harcèlement » afin d’éviter toute utilisation abusive de ce terme devenu aujourd’hui très populaire. Depuis cette mise en lumière du harcèlement moral, le champ de la réflexion sur les conséquences psychologiques du travail continue de se développer, dans un cadre scientifique mais aussi social, dans la mesure où de nombreuses pratiques et effets moins visibles tendent à être dévoilés.

Mon travail artistique prend en compte ces questionnements. L’enjeu de mon projet est en effet de montrer jusqu’où peut mener l’ambition d’arriver à réussir sa vie professionnelle en échange d’un niveau de vie correct et d’une reconnaissance sociale. Pression, angoisse, peur de l’échec sont des facteurs plus que jamais présents dans le monde du travail. La compétition, l’envie d’être le meilleur afin d’acquérir un poste mieux placé, tout cela favorise un certain dynamisme au sein des établissements, mais peut aussi créer un malaise chez l’individu – malaise qui peut se traduire par différentes pathologies relevant parfois de la psychiatrie pour aller jusqu’à l’extrême, le suicide.

Les témoignages se multiplient et souvent le même constat revient de la part des proches des victimes, celui d’être passé à côté d’un malaise qui insidieusement a eu raison de tout entendement. Le moment où tout bascule est incompris de ceux qui restent car ils n’ont rien vu, rien entendu et donc rien pu faire pour éviter le drame. La violence de ces actes semble vouloir briser un silence trop longtemps contenu dont les conséquences sont celles d’un épuisement physique et mental. Parce qu’il faut être performant au travail et disponible dans sa vie personnelle, l’adaptation permanente à chaque situation devient un automatisme aliénant qui incite bien souvent à l’enfermement sur soi. L’expression « faire face » prend alors tout son sens dans cette combinaison d’arrangements formels qui régissent notre comportement au quotidien.

Quand le travail n’est pas ou plus source de plaisir et d’accomplissement personnel, quand il ne se traduit plus que par l’angoisse et le mal-être, tout se transforme en épreuve et combat quotidien, qui affectent globalement la sphère de vie du sujet. Les conditions de ce malaise peuvent être diverses et à des degrés bien différents, plus ou moins repérables selon l’intensité de ce et ceux qui les provoquent. Le malaise s’installe parfois insidieusement souvent par l’accumulation de petits détails mettant ainsi le sujet dans une position où, s’il devient victime de quelque chose, ce n’est que de son manque d’organisation ou encore d’adaptation.

Une forme de culpabilité se développe alors, qui rabaisse le sujet dans un sentiment d’incompétence profond, qui peut le conduire au mutisme tout simplement par honte de devoir avouer son incapacité à être productif. Cette forme de harcèlement moral consiste à persuader le salarié que le problème provient de lui et non de la situation ou du contexte de son travail. C’est ce qu’explique Marie Pezé, psychologue et psychanalyste (qui a assuré depuis 1997 la première consultation hospitalière dans ce domaine en France, « Souffrance et travail ») :

La souffrance au travail doit être mise en relation avec le mouvement d’accroissement des performances exigées. Il implique le déploiement de puissants leviers de pression, de disciplinarisation et d’individualisation dans les relations de travail. Le harcèlement moral peut devenir un moyen de « faire entrer dans le rang » des personnes considérées comme peu conformes ou, à défaut, de se débarrasser d’elles. […] Les possibilités pour surmonter les problèmes sont alors renvoyées à la personne elle-même10.

Le sentiment d’insécurité peut lui aussi être un facteur qui génère beaucoup de pression, à l’heure où nous sommes face à une crise économique grave dont résulte une hausse inquiétante du chômage. Avoir un emploi n’est plus suffisant, il faut aussi pouvoir le garder. La mise en compétition des employés, souvent pratiquée comme une méthode de travail à part entière, revient à mettre en jeu la vie de chacun – un jeu d’échec, où chaque pion est sur la sellette et où il faut être capable de montrer chaque jour que l’on mérite sa place. Un autre spécialiste de la psychologie du travail, Christophe Dejours, insiste sur cette forme de pression :

L’utilisation de la menace de licenciement, associée à de nombreuses autres formes de menaces sur les différents constituants de la sécurité matérielle des travailleurs, contribue à produire ce que l’on convient de rassembler sous le terme de précarisation. La précarisation est à distinguer de la précarité. La précarité concerne spécifiquement les travailleurs sous contrats précaires – intérimaires, contrats à durée déterminée, travail au noir, etc. La précarisation désigne l’ensemble des effets en retour de la précarité sur ceux des travailleurs et des travailleuses qui bénéficient encore d’un contrat de travail stable. En effet, ces derniers, à leur tour, vivent sous la menace que leurs « privilèges » leurs soient, un jour ou l’autre, retirés. La peur n’est pas qu’imaginaire, elle correspond effectivement à l’exercice d’une menace parfois délibérée de la part de l’encadrement, selon les méthodes de management plus ou moins sophistiquées11.

Au niveau des organisateurs du travail, le secteur du management différencie deux niveaux de stress différents : le stress positif et le stress négatif. Le premier serait facteur de stimulation et de capacité de dépassement de soi tandis que le second marquerait l’échec à une quelconque adaptation. Or, peut-on considérer qu’un stress positif ne soit générateur d’aucun trouble même le plus infime ? La réponse à cette question pourrait se trouver à travers la définition que Marie Pezé donne du « stress » : « En disant stress, on dit tout, d’un coup, depuis les troubles du sommeil jusqu’aux graves tableaux de stress post-traumatique12 ».

À l’heure actuelle, les témoignages de personnes qui souffrent au travail remplissent les pages de nombreux ouvrages sur le sujet. On ne manque pas d’exemples pour dénoncer ce fléau qui dévaste bon nombre de vies. Le malaise est palpable et aujourd’hui toutes les disciplines portent une grande attention à ce phénomène ; il est donc logique que l’art s’intéresse à ce fait de société.

Face aux témoignages que j’ai pu lire, je reste interloquée par ce moment où tout bascule, qui rend tout à coup les choses insoutenables et où l’individu passe à l’acte, ou encore où son corps cède sans prévenir. Mon projet accorde ainsi beaucoup d’importance au silence contenu par les victimes, caractéristique de ce qui devient un malaise social. Un silence destructeur car utilisé comme un masque qui ne permet pas de déceler le moindre signe de faiblesse. La honte et l’impuissance conduisent à ce mutisme, qui au moment d’un acte absolu et définitif, comme seule échappatoire, brise plusieurs vies. En effet, « comment supporter d’être passé à côté de celui qui s’est donné la mort au travail quand on est son collègue, son voisin de bureau, son cadre, son DRH, son médecin du travail, sa femme, son enfant13 ? », comme l’écrit Marie Pezé.

C’est ce silence et ce qui nous échappe, ce qui ne se voit pas, dont je cherche à rendre compte par la photographie. Comment l’image photographique peut-elle traduire ce malaise et jusqu’où son pouvoir de représentation peut-il nous amener à nous interroger, autrement qu’au travers d’un constat qui arrive souvent quand il est déjà trop tard?

Bien sûr, il faut être vigilant quant à ces suicides qui se multiplient, car le travail n’est assurément pas l’unique responsable d’un tel acte, comme l’explique Pascale Molinier, docteur en psychologie :

La plupart des médecins l’ont signalé, l’appréciation du rôle du travail comme facteur de suicide est difficile à établir. Le travail peut n’être qu’un co-facteur mineur d’une situation extraprofessionnelle très difficile, tout en étant parfois (cela reste à démontrer) l’élément déclenchant du geste (conflit aigu sur les lieux de travail, isolement face au risque, mise au placard, etc.)14

L’acte définitif est celui que l’on retient le plus, celui qui choque et bouleverse ; mais à travers le choix de mon sujet, « Quand le stress au travail devient un malaise sociétal », je m’intéresse pour l’heure à l’environnement dans lequel se développe le sujet, et aux conséquences liées à l’organisation du travail. Je suis entièrement engagée dans une démarche sociologique qui m’amène à être en contact avec des professionnels de la santé (médecine du travail), des psychologues, des sociologues ou encore des personnes appartenant à des organisations syndicales.

Mon travail artistique propose un regard différent porté sur ce fait de société. Là où les médias parlent ouvertement de stress et de pression au travail, ma pratique, elle, prend la forme de mises en scène reconstituant des environnements de vie quotidienne, systématiquement abordés au travers d’une dualité symbolique, celle de la présence et de l’absence. Parfois satiriques, détournés ou tout simplement utilisés, les éléments qui composent mes mises en situation, ainsi que l’omniprésence de mon image chaque fois transfigurée proposent des atmosphères qui intriguent et dérangent plus qu’elles ne choquent.

Pour retranscrire cet univers, ce projet s’inscrit dans une histoire de la photographie, tant dans la dimension typologique de certaines démarches d’ordre documentaire (August Sander) ou plus fictionnel (Cindy Sherman), que dans son attachement aux faits sociaux (de Lewis Hine à Edouard Levé).

2.2. Corps à l’épreuve et absence du corps

bessou

BESSOU Anne-Line, polyptyque de la série « Fragments actuels », 2010, 40 x 129 cm

Voici, pour exemple de mon travail artistique, un des polyptyques extraits de la série « Fragments actuels ». Chacun des polyptyques est construit selon le même dispositif. L’auto-portrait15 associé à l’image de la mise en scène forme une première lecture en diptyque. C’est par cette association que le « portrait » opère sa propre introspection. En effet, les personnages présents sur ces deux images représentent la même personne. À gauche, le « portrait » correspond à une situation isolée, à l’image instantanée d’un visage arraché à son état réel. À droite, la mise en scène indique elle aussi un état réel, l’appareil photographique semble s’être immiscé de façon indiscrète pour capturer un moment de vie de la personne, un instant volé. Le « portrait » devient celui qui semble juger l’action de l’image de droite. Par son attitude, la personne indique le sentiment que lui inspire la scène dont elle a été le protagoniste – une façon de revivre ce moment, dans une difficile acceptation de devoir être témoin de son état, faisant ici référence à ce masque porté au quotidien.

Le second diptyque présente l’auto-portrait associé à une mise en scène de l’absence, une image où il ne reste que le lieu où se déroulait la scène montrée dans le premier diptyque. Le cadrage est approximativement le même, il nous met face à l’absence du corps et apporte de nouveaux éléments, des indices qui soulignent que le lieu a été occupé.

C’est ainsi que l’image de droite ramène le spectateur à s’interroger sur le portrait de gauche, comme s’il venait de se trouver confronté sans le vouloir à une scène étrange, qui le dérange car il ne perçoit pas au premier abord les raisons de ce sentiment de malaise. C’est en revenant sur les images qu’il va davantage observer les détails pour peut-être mieux comprendre ce qu’évoque l’ensemble du polyptyque.

Dans l’exemple choisi, extrait de la série Fragments actuels, l’attention du spectateur est attirée sur l’affiche située en haut à droite de l’image. Celle-ci représente la pyramide de Maslow dont le contenu initial est détourné par l’ajout ou le changement de mots des formules de ce principe de management.

L’introduction du livre de Mathilde Roman, Art vidéo et mise en scène de soi, dépeint parfaitement l’état d’esprit auquel j’aspire en utilisant mon portrait pour ce projet artistique :

S’imaginer, se représenter, se voiler, faire de soi un monde ou réfléchir le monde à travers soi. Trouver ses limites, symboliser ses propres traits, mais aussi porter ses regards sur l’autre, en décliner des portraits. Mettre en branle les visibilités, les questionner, responsabiliser ceux qui créent, s’interroger sur les constructions réelles et/ou imaginaires qui prennent pied sur la question du soi16.

Rappelons que je souhaite accorder beaucoup d’importance au silence, à ce qu’on ne distingue pas, à ce qui nous échappe. À travers mes mises en scène, je veux donner à voir des images de scènes quotidiennes qui, à première vue, ne présenteraient rien d’anormal, elles seraient plutôt représentatives de moments banals. Pourtant, elles renferment quelque chose qui dérange. C’est en se disant que tout est normal, presque trop, que cela devient intrigant et que le spectateur éprouve un certain malaise. Il y a là, selon l’expression de Sigmund Freud, une sorte d’inquiétante étrangeté.

Le protocole que je mets en place pour réaliser mes photographies se fait en deux temps très différents. Contrairement à l’auto-portrait tel que je le pratique, qui s’abandonne au hasard d’un instant « volé », incontrôlé, tant les séances de prises de vues sont longues et donc éprouvantes physiquement (entre 2 et 3 heures sans interruption), dans les scènes construites, il n’y pas de place pour l’aléatoire car je m’applique à ce que tout soit parfaitement maîtrisé. La prise de vue des mises en scène se fait en moyenne durant une journée, en prenant en compte l’installation et l’adaptation au lieu. L’intérêt est d’être « juste » et non de surjouer, c’est pourquoi contrairement à l’état d’épuisement physique et mental recherché dans les auto-portraits, ici les premières prises de vues sont souvent celles que je retiens car ce sont celles où je suis plus spontanée dans mes gestes et dans mes attitudes.

La question de l’identité sexuelle, afin de ne pas être que dans une forme de représentation féminine, est ce qui me pousse à me travestir de façon à être méconnaissable (ce qui apparaît dans d’autres polyptyques de la série). Cette mutation physique vient troubler la perception du spectateur quant à mon identification que ce soit au niveau de l’auto-portrait ou de la mise en scène. Ce jeu du leurre avec le spectateur entretient l’ambiguïté entre réalité et fiction.

La dominante chromatique bleutée de mes images leur donne un aspect froid, glacial, qui impose une certaine distance et qui n’est pas sans rappeler la dimension fictionnelle. Le film Minority report de Steven Spielberg (2002), par exemple, est une histoire futuriste totalement construite dans la fiction, et les images du film sont entièrement réalisées dans les tons bleus. Ce code chromatique vient donner un sens supplémentaire à l’ensemble des codes que je mets en scène. C’est d’ailleurs par cette accumulation d’éléments documentaires et fictionnels, que je recrée des ambiances.

Ceci étant, la précision avec laquelle je construis mes mises en scène dans cette volonté d’interpréter des moments réels, ou encore l’esthétique de la performance théâtrale dont je fais état dans un jeu réaliste, viennent traduire la volonté d’un aspect documentaire. Dans un même temps l’apparence « parfaite » de cette fiction est angoissante et c’est ce qui interroge. Nous pouvons donc dire de cette pratique photographique qu’il s’agit de docu-fiction, un terme plus généralement employé par le cinéma ou la télévision.

Ici, nous sommes face à un ensemble de personnages et d’actions qui viennent bouleverser les codes de la représentation de l’image photographique. Aujourd’hui, la photographie se permet des détours et tente des assemblages de sujets et de formes esthétiques en quête de nouvelles propositions artistiques.

Ce médium me permet de traduire cet indicible dont je convoque l’importance : un silence contenu par des individus qui souffrent d’un mal de repères.

Les propos suivants, de Judith Schlanger, expliquent ce sentiment de vide que certaines personnes peuvent ressentir tous les jours en allant au travail. Ici, l’absence devient la forme la plus significative de ce qui ne va plus ou de ce qui n’est plus.

Faute d’un désir fort qui l’unifie et lui soit propre, il ne pourra qu’éprouver son insuffisance, sa médiocrité et l’effritement de son existence. Défini justement par l’absence de vocation, défini comme un être quelconque sans force comme sans projet, l’anti-héros sera une personne qui n’arrive pas à se rejoindre elle-même et ne sait pas quoi faire de soi.

La quête de soi a ses conventions attendues et ses stéréotypes17.

Ma démarche artistique s’inscrit dans une pratique photographique contemporaine. Mon intérêt sociologique quant à cette question de l’homme au travail, m’amène à dénoncer les méfaits et les risques de ce que peut vouloir dire « travailler » aujourd’hui.

Nous terminons ainsi cette analyse sur un exemple qui n’est peut-être pas si différent de ce que souhaitait dénoncer Lewis Hine en envisageant déjà, à son époque, les conséquences du travail sur l’homme. Lui qui s’appliquait à ramener l’homme au cœur des préoccupations, il semble plus que jamais précurseur de cette évolution négative du travail dans notre société.

Dès le début de l’utilisation de la photographie, son pouvoir de représentation permet aux photographes de l’envisager comme un médium, un émetteur de pensées. Aujourd’hui, par de nombreux et divers dispositifs, la photographie nous montre qu’elle n’est pas seulement le résultat du regard singulier du photographe qui la pratique mais qu’elle est aussi une autre façon d’aborder le monde qui nous entoure. À travers l’image photographique, de nouveaux enjeux et de nouvelles réflexions se révèlent continuellement, invitant ainsi les photographes à être dans une dynamique de recherche et de création artistique en perpétuelle effervescence.

L’art a cette particularité de pouvoir se construire dans une interdisciplinarité qui permette aux différentes disciplines, ici les sciences humaines, des interactions riches et stimulantes dans un intérêt partagé pour des phénomènes sociétaux. Ma démarche artistique est le fruit de cette corrélation pluridisciplinaire et tente de montrer l’enjeu social de l’art et le statut possible de la photographie en tant que médium au-delà d’une seule représentation médiatique de notre actualité.


Notes

1HINE Lewis W., texte de Walter Rosenblum et Naomi Rosenblum, «Photo Poche», Centre National de la Photographie, 1992, p.1.

2 – KOETZLE Hans-Michael, Photo icons, Petite histoire de la photo 1827-1991, Taschen 25ème anniversaire, 2005, p.146.

3Ibid., p.148.

4 – LUGON Olivier, Le style documentaire d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Macula, 2001, p.165.

5 – BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 2001.

6Ibid., p.43.

7Ibid., p.44-45.

8Ibid., p.45.

9 – HUEZ Dominique, Souffrir au travail – Comprendre pour agir, Privé, 2008, p.45.

10 – PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008, Paris, Pearson Education France, 2008, p.160.

11 – DEJOURS Christophe, Travail, usure mentale, – Essai de psychopathologie du travail, Nouvelle édition augmentée, Paris, Bayard, 2000, p. 272-273.

12 – PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés,   op. cit., p.161.

13Ibid., p.159.

14 – MOLINIER Pascale, Les enjeux psychiques du travail – Introduction à la psychodynamique du travail, Nouvelle édition, Paris,Payot & Rivages, 2008, p.287.

15 – J’utilise un tiret pour distinguer « auto » et « portrait » puisque pour moi ces « autoportraits » n’en sont pas vraiment en ce sens où je suis un personnage « type » et non le sujet de représentation.

16 – ROMAN Mathilde, Art Vidéo et mise en scène de soi, essai,  L’Harmattan, 2008, p.13.

17 – SCHLANGER Judith, La Vocation,  Seuil, mars 1997, p.76.

Bibliographie

BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 2001, 128p.

DEJOURS Christophe, Travail, usure mentale – Essai de psychopathologie du travail, Nouvelle édition augmentée, Paris,  Bayard, 2000, 298p.

HUEZ Dominique, Souffrir au travail – Comprendre pour agir,Privé, 2008, 186p.

KOETZLE Hans-Michael, Photo icons, Petite histoire de la photo 1827-1991, Éd. spéciale Taschen 25ème anniversaire, 2005, 146p.

LUGON Olivier, Le style documentaire d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Macula, 2001, 339p.

MOLINIER Pascale, Les enjeux psychiques du travail – Introduction à la psychodynamique du travail, nouvelle édition, Paris, Payot & Rivages, 2008, 336p.

PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008, Paris, Pearson Education France, 2008, 214p.

ROMAN Mathilde, Art Vidéo et mise en scène de soi, L’Harmattan, 2008, 254p.

ROSENBLUM Walter et Naomi, Lewis W Hine, « Photo Poche », Centre National de la Photographie, 1992.

SCHLANGER Judith, La Vocation, Seuil, mars 1997.

De Newton à Riemann, Graphes et Graphisme : Interactions Mathématico-Musico-Plastiques

Gilles Baroin
Doctorant et Ingénieur, INSA Lyon, Université Toulouse – Jean Jaurès
gilles/@/baroin.org

Pour citer cet article : Baroin, Gilles, « De Newton à Riemann, Graphes et Graphisme : Interactions Mathématico-Musico-Plastiques. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Sir Isaac Newton, fasciné par l’interaction de la lumière au travers d’un prisme, fut le premier à l’étudier et l’expliquer ; il dessina son cercle chromatique en associant couleurs et notes de musique. Hugo Riemann formalisa le Tonnetz (réseau de tons), graphe représentant certaines relations entre notes de musiques (au sens classe de hauteur). De nos jours les théories Néo-Riemanniennes et leurs applications continuent de passionner les mathématico-musiciens. L’originalité du modèle « Planètes 4D », appliqué ici à différents styles de musique, est principalement sa représentation en hyperespace symétrique. Le modèle a été testé à l’aide d’un logiciel interactif avec différents musiciens spécialistes dans leur domaine. Cette article présente l’intérêt et les limites du système expérimental appliqué à différentes variétés de musiques conventionnelles et propose des possibilités d’amélioration du système en fonction des cas étudiés.

Mots-clés : mathématiques – musique – mathématico-musique – Tonnetz – hyperespace – harmonie – visualisation géométrique

Abstract

Sir Isaac Newton was the first to ever study and explain the interaction between light and a glass prism. He connected graphically along his « chromatic circle » colors and music notes. Later, Hugo Riemann formulated the Tonnetz (German word for tone network), a graph displaying particular relations between musical notes described now as « pitch classes ». Nowadays, the Neo-Riemannian theory is still used and researches are performed by mathematico-musicians. The « Planet-4D » model is an original way of representing symmetrically the same pitch space in 4 dimensions. Associated to a piece of software, the system becomes interactive and is tested with different kinds of conventional music: Jazz, Techno, Rap, each variety being performed by a specialist in his field. This paper presents the limits, results and relevance of the system, and proposes some improvements to fit better the requirements of the musicians.

Key-words: mathematics – music – mathematical music – Tonnetz – hyperspace – harmony – geometrical visualization


Sommaire 

1. Interactions musico-géométriques
2. Interactions homme-machine
3. Conclusions et perspectives
Notes
Bibliographie

Quel genre d’interactions pouvons-nous imaginer entre des domaines a priori très distincts tels que la physique, la musique, les mathématiques, et l’art ? Tout le monde sait en parler, chacun selon sa propre idée et suivant ses propres expériences. Lors de cette étude nous montrerons quelques aspects originaux concernant des interactions entre les mathématiques et la musique, ainsi que des résultats d’expériences de musique générée en partie par un ordinateur interfacé avec un musicien.

Les relations entre mathématiques et musique sont très étudiées et variées, nous nous intéresserons ici à deux spécialités précises de ces deux domaines : la géométrie (en particulier dans le cas ou un modèle physique peut être représenté) et les classes de hauteurs (ensemble de douze notes ou degrés chromatiques) telles que décrites par exemple dans la set theory d’Allen Forte1,2 et utilisées par exemple pour la conduite parcimonieuse de voix3. Cet article se place dans ce cadre.

Nous montrerons plusieurs modèles géométriques utilisés qui placent les notes de musique dans des espaces plus ou moins intuitifs et plus ou moins pertinents. Nous présenterons enfin des exemples musicaux d’interactions effectuées entre l’homme et la machine : jouer ou travailler la musique, l’apprendre. Ces exemples ont été crées interactivement avec le logiciel expérimental Planet-Loops, générant un accompagnement musical et visuel selon un parcours harmonique prédéfini ou aléatoire. Le parcours peut être généré par l’ordinateur ou interactivement par le musicien ou un formateur.

1. Interactions musico-géométriques

1. 1. Le cercle de Newton

L’interaction de la lumière traversant un prisme et se décomposant en arc-en ciel fascina à l’époque Sir Isaac Newton qui fut le premier à l’étudier et à l’expliquer4. Il avait observé que lorsqu’un rayon de lumière solaire pénètre un prisme en verre selon un certain angle, une partie du rayon le traverse et se décompose en bandes colorées.

Il pensait que la lumière était faite de corpuscules de différentes couleurs, et que chaque couleur traversait le prisme à sa propre vitesse. La lumière rouge étant la plus rapide (la violette la plus lente), elle était par conséquent la moins déviée, ce qui créait l’effet spectaculaire du spectre de couleurs. Il choisit sept couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet, et y associa les sept notes de musique de la gamme.

Le cercle original de Newton

Le cercle chromatique de Newton, colorisé

À cette époque, il n’était pas encore question de gamme chromatique, ou de théorie moderne plaçant douze notes le long d’un cercle ou dans un espace. La gamme conventionnelle contient sept notes (do, ré, mi, fa, sol, la, si) que l’on peut transcrire avec des lettres (A, B, C, D, E, F, G). La lettre « A » correspondant à la note « La », Newton a de plus disposé les sept notes de la gamme diatonique autour de son illustration, en associant ainsi une couleur à une note, et ordonné les sept notes de façon géométrique : le long d’un cercle.

Depuis, la physique moderne nous a apporté d’autres explications concernant la diffraction de la lumière, mais la décomposition de Newton fut pertinente et originale et il fut le premier à associer notes, couleurs, et géométrie. La figure suivante propose une colorisation moderne du cercle original de Newton en ajoutant artificiellement le magenta (qui n’est pas une couleur spectrale). Le cercle noir et blanc, et les annotations d’époques sont présents sur ce dessin.

1. 2. Les Tonnetze

A chaque époque, des théoriciens imaginèrent des illustrations et modèles géométriques décrivant certaines relations privilégiées entre notes ou accords, en général connues des musiciens.

Euler : Speculum Musicum, 1773

Un Tonnetz, (Tonal Net) traduit de l’allemand par « réseau de tons », est une représentation imaginée par le mathématicien Leonard Euler en 1739. Les premiers Tonnetze furent mis en pratique par le musicologue Hugo Riemann (1849-1919)5. Dans un Tonnetz, certaines valeurs de notes sont reliées entre elles ou placées dans les cases adjacentes d’une grille sur un dessin plan. Dans un cadre tonal, tel qu’il fut imaginé à l’origine, le Tonnetz se présentait comme un réseau plan. Depuis, nombre de chercheurs ont considéré ces modèles, et proposé d’autres représentations inspirées de celle d’Hugo Riemann. Ce sont des représentations planes ou tridimensionnelles de ces réseaux, composées de cercles, plans, hexagones, cubes ou tores. Dans le cadre atonal, le Tonnetz se représente habituellement sous la forme d’un Tore 3D, ou d’un graphe dit « Grille-Torique 3×4 »

Au dessin du Tonnetz original d’Hugo Riemann, ont été ajoutées des flèches colorées montrant les intervalles le composant : tierces majeures (rouge), tierces mineures (vert) et quintes (bleu). Les notes seront considérées ici comme classes de hauteur (pitch classes) et représentées dans des espaces de hauteurs (pitch spaces). Lorsqu’il s’agira d’accords, nous parlerons d’espace d’accords (chordal space).

Le Tonnetz d’Hugo Riemann

Ainsi le Tonnetz est-il constitué de points : les notes ; et son espace dual formé d’accords à trois sons. Un espace dual se calcule en intervertissant les régions et les points de l’espace. L’espace dual du Tonnetz correspond à la carte des régions de Schoenberg (cf. partie suivante). Le modèle « Planètes 4D » quant à lui, peut être interprété soit comme espace de notes, soit comme espace d’accords selon les besoins et les circonstances.

1. 3. L’espace des accords

Le théoricien allemand de la musique G. Weber (1779-1839)6 représenta graphiquement des relations entre accords majeurs et mineurs à l’aide de ce que nous appelons aujourd’hui en mathématiques un graphe grille.

La représentation de Weber

Ce graphe inspira par la suite Arnold Schoenberg (1874-1951) qui créa la carte des régions. La carte des régions de Schoenberg se présentent sous deux formes complémentaires : une forme où les accords sont nommés, ainsi qu’une forme ou les fonctions sont mentionnées.

L’espace des accords de Schoenberg avec les accords nommés

Dans le premier dessin, Schoenberg représente les accords majeurs et mineurs par leur nom, (C pour Do majeur, A pour La mineur) et n’indique aucune fonction hiérarchique, il y montre seulement le voisinage d’un accord sans y ajouter de sens. C’est un simple placement spatial des accords sur une grille sans volonté, sans hiérarchie ni prévision de parcours harmonique, ni discours. La représentation des accords nommés nous montre simplement tous les chemins possibles, c’est un simple dessin, il n’y a pas de discours.

L’espace des accords de Schoenberg avec les fonctions

Par contre, en ce qui concerne la représentation sous forme de fonctions, bien qu’à chaque accord soit associé une fonction harmonique, il n’apparait pas encore de signifiant, il s’agit de signifiance organisée pour produire du sens : un potentiel de production de sens. La Tonique, au centre du schéma, ne prendra sa fonction de Tonique que lorsque qu’elle sera placée dans un schéma global. Il faudra que ses voisins existent pour lui donner sa fonction. Ce schéma présente un discours en activité pas encore achevé.

L’espace des accords de Schoenberg 3D

À l’espace des accords de Schoenberg, ont été ajoutées les flèches colorées montrant les relations harmoniques. En rouge : vers la dominante, en vert : vers l’homonyme, en bleu : vers la relative.

Il est possible de représenter cet espace en 3D, à l’instar de la figure suivante. La notation des accords est celle utilisée par Schoenberg. La variation des couleurs se fait selon le cycle des quintes.

1. 4. Décomposition mathématique de l’espace

Selon des méthodes mathématiques différentes, les théoriciens de la musique ont démontré que l’espace des hauteurs du système tempéré à douze notes peut être considéré comme combinaison de tierces majeures et mineures. Gérard Balzano7 montre que ce système « possède la structure d’un groupe cyclique d’ordre douze noté C12, isomorphe au produit de deux de ses sous groupes C3 et C4 ». Thomas Noll8 utilise le concept d’un module à douze tons noté T12, et démontre sa décomposition T12=T3⨂T4 avec T3 et T4 étant deux sous-modules de T12 qu’il appelle « cercles externes » (outer circles). Guerino Mazzola9 utilise la décomposition de Sylow : Z12=Z3⨂Z4. Gilles Baroin utilise le produit cartésien de deux graphes cycles C3 x C4 pour construire le graphe « Planet Graph » à douze sommets.

Quelque soit la méthode utilisée, chaque note appartient à un seul groupe de trois et un seul groupe de quatre notes, appelés ensemble de tierces majeures et ensemble de tierces mineures.

1. 5. Le tore des tierces

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Le Tore des tierces ©G.Mazzola encyclospace.org

Le tore des tierces est une évocation tridimensionnelle pertinente de l’espace des hauteurs du tempérament égal. Ce modèle qui fut introduit indépendamment par G. Mazzola et G. Balzano10, est appelé communément le « Tore des Tierces ». Il représente l’espace des hauteurs du tempérament égal et laisse apparaitre les propriétés particulières de la décomposition de l’espace des notes en tierces majeures et tierces mineures. Le Tore des tierces est la représentation moderne du Tonnetz. Il fait apparaitre en trois dimensions les relations présentes dans le Tonnetz original d’Hugo Riemann, ainsi que les symétries suivantes : L’inversion (axe bleu), les rotations de 90° et 120° qui matérialisent les tierces majeures et mineures. Il laisse aussi apparaitre implicitement le cercle des quartes. D’autre visualisations existent mais restent tridimensionnelles11.

1. 6. Le modèle « Planètes 4D »

Une projection 3D du modèle « Planètes 4D »

Les modèles présentés à ce jour permettent de représenter l’espace des douze notes décomposé en tierces, de façon fonctionnelle et pertinente mais pas totalement symétrique : le tore possède en effet un petit et un grand rayon ! Afin que chaque tierce soit de même longueur géométrique dans un modèle physique, le modèle devra se situer en hyperespace : ici de dimension quatre.

La recherche du modèle Planet, sa représentation et ses applications sont détaillée dans ma thèse. En partant de conditions d’hyper-symétrie inspirées du théorème de Nöther, nous avons montré au cours d’un raisonnement déductif, illustré d’exemples musicaux, que l’ensemble des 12 classes de hauteurs peut se représenter pertinemment par un graphe dit « graphe Planètes ». Ce graphe se caractérise parmi les graphes abéliens de Cayley et nous en avons détaillé les propriétés remarquables.

Une projection 3D du modèle « Planètes 4D »

NB : Le modèle n’est pas seulement géométrique, il comporte aussi des symétries sémiotiques : les idéogrammes bi-dimensionnels (forme et couleur) utilisés pour la représentation font partie du modèle. Le modèle est composé de carrés et triangles, chaque sommet est à l’intersection d’un carré et d’un triangle. Nous avons associé chacun des paramètres de la décomposition de l’espace des hauteurs à un paramètre de l’idéogramme représentant cette note. De ceci résulte 12 idéogrammes bidimensionnels composés de quatre formes et trois couleurs différentes.

Le modèle Planet peut s’interpréter de deux façons différentes, statiquement en temps qu’espace de hauteurs comme un Tonnetz, ou dynamiquement en temps qu’espace d’accords. L’interprétation statique est une représentation des classes de hauteurs dans un espace géométrique, nous y remarquerons les propriétés des symétries calculées ainsi que les relations entre notes grâce au système de formes et de couleurs.

Lors de l’interprétation dynamique, nous nous déplacerons virtuellement d’un point à un autre du modèle, en générant en chaque endroit une note ou un accord (au sens large du terme), ayant pour base cette note. Les déplacements à l’intérieur du modèle sont des propositions de modulation qui peuvent être suivies par un Jazzman travaillant ses gammes ou un groupe de musicien relevant le défi de suivre un parcours harmonique aléatoire et symétrique.

Le modèle 4D fait apparaitre de façon native les relations entre tierces et de façon sous-jacente les cercles des quartes / quintes et cercles chromatiques.

La visualisation d’un modèle 4D n’étant pas aisée avec un support tel que cet article, des représentations vidéo en 3D et 4D sont disponibles sur ce site.

2. Interactions homme-machine

2. 1. Logiciel interactif

Le logiciel interactif « Planet-Loops » a été développé dans le but de montrer acoustiquement les possibilités d’utilisation du modèle Planet et de tester ses limites dans plusieurs environnements expérimentaux. « Planet-Loops » peut être paramétré pour se déplacer dans différents systèmes de représentation ou placement d’accords. Il peut s’adapter par exemple à des parcours entre trois accords de Blues, le long d’un Tonnetz ou selon des règles paramétrables prédéfinies. Dans cette étude nous montrerons essentiellement son utilisation avec le système « Planet 4D » décrit précédemment et qui comporte exclusivement les relations de tierces majeures et mineures. Le système mathématique symétrique est à l’origine du modèle devant conduire à un environnement musical en espace clos, lui-même symétrique.

Nous nous plaçons dans un cadre de parcours de modulations, les sommets du modèle étant considérés comme des accords ou des tonalités de base. L’accord est considéré ici au sens d’un « accord de grille » tel que dans le Jazz ou le Rock, accord d’accompagnement joué par exemple par le guitariste. Comme ce logiciel se situe dans un cadre général, nous utiliserons les termes style, genre, rythme, mélodie dans leur sens généralement compris par un large public mélomane et non spécialiste de musicologie.

Un clavier arrangeur PSR ©Yamaha

Le logiciel est un arrangeur comportant les sections habituelles au monde des claviers arrangeurs (ex : Yamaha PSR) : l’accompagnement et la mélodie. Les utilisateurs de claviers arrangeurs sont souvent des musiciens amateurs qui utilisent les possibilités de l’accompagnement automatique pour créer leurs premières compositions ou s’accompagner au chant sans avoir à utiliser un ordinateur avec un séquenceur qui demande une prise en main plus difficile. Les « Live-Stylers »sont des pianistes de bar professionnels des temps modernes qui chantent en s’accompagnant interactivement avec un clavier arrangeur haut de gamme. Ils proposent ainsi une solution intermédiaire entre le petit orchestre et la bande enregistrée qui ne permet aucune interaction avec les réactions du public. Comme avec un clavier ordinaire, dans notre logiciel, l’artiste sélectionne un style prédéfini (Jazz, Techno, Rock, Blues, …), utilise les variations de style programmées, ajoute une mélodie et choisit un accord de base. Le logiciel étant expérimental, il n’a pas prétention à rivaliser avec du matériel professionnel, mais présente des possibilités en vue de développements futurs.

Interaction avec le logiciel « Planet-Loops »

L’originalité de l’interaction réside principalement dans le fait que l’utilisateur peut interférer avec la production musicale en cours par l’intermédiaire d’un Joystick ou de toute autre interface configurée pour le PC. L’interface est employée pour modifier le style d’accompagnement, la mélodie en cours, et définir l’accord utilisé. Le joystick présente un caractère ludique qui rassure le musicien amateur n’ayant pas envie ou besoin de connaitre les notes et accords et qui désire quand même suivre un Blues ou une autre grille. Les déplacements dans l’espace d’accords permettent à l’utilisateur de visualiser et d’entendre les modulations simultanément.

Il est bien sûr possible d’interfacer le logiciel avec un vrai clavier électronique. Chaque style contient plusieurs motifs pour l’accompagnement et pour la mélodie. Le fichier Jazz contient par exemple six accompagnements rythmiques différents (drums, bass, piano et combinaisons). Une section d’accompagnement comporte jusqu’à huit motifs différents que l’ordinateur module et joue dans la tonalité choisie par le musicien. Il s’agit bien de modulations et non de transpositions, la forme de l’accord (son renversement) variant afin d’éviter un changement trop brutal entre deux tonalités. La section mélodique produira des phrases ou ensembles de phrases jouées par les instruments, toujours dans la tonalité choisie.

B14

Images issues de l’interface du logiciel

Le logiciel produit une boucle musicale dans la tonalité choisie, et propose des possibilités de modulation. Le choix du prochain accord peut être décidé par l’ordinateur ou laissé à l’initiative du musicien ou d’un tiers qui montre le parcours à suivre. Il s’agit en résumé d’une machine à moduler couplée à un arrangeur basique contrôlable sans aucune connaissance du solfège.

L’interface visuelle du logiciel comporte : à gauche une représentation de la position actuelle en 4D, à droite une représentation plane montrant les quatre directions possibles de modulation.

2. 2. L’expérience du jazz

Enregistrement Jazz en Home Studio

Pour l’expérience Jazz, nous avons travaillé avec des enchaînements d’accords, et une rythmique inspirée de So What de Miles Davis. Ce morceau est typique du Jazz modal, la grille comporte 8 mesures de Ré mineur ( noté D-, parfois appelé Ré dorien) suivies de 8 mesures de Mib mineur (Eb-). En suivant le modèle « Planet », il y a par conséquent en chaque point quatre possibilités de modulation correspondant aux quatre accords mineurs ayant une note commune avec l’accord en cours. Exemple : si nous sommes en Do-, les quatre possibilités seront La-, Mib-, Lab- et Mi-. Le fait d’utiliser des accords mineurs sans relation fonctionnelle entre eux nous place bien dans un cadre de Jazz Modal. La différence primordiale avec une session traditionnelle est que le musicien ne connait pas la grille par avance et ne calcule ses enchainements qu’au dernier instant.

Le système à été testé avec un pianiste professionnel expérimenté qui a pris plaisir à l’expérience inhabituelle de découvrir visuellement le prochain accord à la volée.

Au contraire du rappeur qui a besoin de stabilité harmonique, le musicien de jazz aime les modulations et tire une partie de son plaisir à improviser en suivant une grille d’accords changeants. Le Jazzman est habitué à suivre une grille ou un ensemble de musiciens à l’oreille, il est très sensible à l’harmonie. Dans le cas présent, le pianiste jouait une partie d’accompagnement composée d’accords à la main gauche et une partie solo à la main droite. L’improvisation s’est déroulée en deux temps. Pour l’introduction du morceau, l’ordinateur marquait le tempo avec pour seul instrument le Charley (Cymbale fermée) tout en affichant à l’écran le parcours harmonique proposé, le pianiste improvisait en suivant la grille dynamique. Une fois le musicien décidé, et à sa demande, le logiciel à ajouté une ligne de basse ainsi qu’une batterie plus complète, en vue de simuler le contexte du trio ou le pianiste joue des accords adaptés à gauche et un chorus à droite.

Dans cette expérience, c’est l’ordinateur qui décidait quasi-aléatoirement du parcours d’accords. La règle étant de passer par les douze sommets du modèle une fois et une seule (ceci correspond en théorie des graphes au chemin Hamiltonien). Il est pratiquement improbable que le musicien puisse deviner le prochain accord parmi les quatre possibilités. Chaque séquence durant quatre mesures (à tempo 140) la proposition apparaissait à l’écran au début de la dernière mesure, soit moins de deux secondes avant le changement d’accord. Le pianiste avait assez de temps pour penser l’enchaînement à venir, et le préparer. Le résultat donne un Jazz dans le style souhaité mais qui ne comporte pas de fonction tonale ou de discours, à contrario de So What ou le morceau à été composé, possède une structure, commence et termine dans la même tonalité.

Dans un deuxième temps, nous avons augmenté progressivement la fréquence de changement entre les modulations, forçant ainsi le musicien à un effort de calcul de plus en plus grand. Dans le cas présent nous avons constaté qu’une fréquence de changement d’accords de deux par mesure 4/4 à Tempo 140 était la limite supérieure pour cet exercice, des fréquences plus grandes n’apportant plus le même plaisir au musicien. Giant Steps, composé et interprété par John Coltrane, est un morceau réputé difficile à jouer, où les accords s’enchainent aussi selon des tierces et bien plus rapidement, mais la grille est connue d’avance.

L’outil permet ainsi de tester les capacités et la vitesse d’adaptation du musicien. Afin de l’améliorer pour le Jazz il faudra l’utiliser avec une plus grande variété d’accords fondamentaux, de types de parcours, et envisager une interface montrant les deux accords suivants prévus par l’ordinateur ou un instructeur.

2. 3. L’expérience du rap

Séance d’enregistrement Rap

Dans le style de Rap testé ici, le motif de la boucle rythmique varie peu, celle-ci est composée d’une séquence répétitive d’accords qui s’enchainent tout au long des couplets et refrains. La réalisation est instrumentalement proche du style Gangsta-Rap popularisé par Dr.Dre. Avec le logiciel « Planet-Loops », nous considérons les sommets du modèle comme des tonalités de base dans lesquelles sera modulée la phrase musicale répétitive. Il s’agit donc, dans ce cas particulier, de vraies modulations au sens tonal du terme. Chaque phrase musicale ayant déjà sa propre structure harmonique. L’exemple montré ici utilise les suites d’accords suivantes : {Cm6, B7, Dm, A} pour l’introduction et {Cm, Fm, G, Cm} pour le refrain et le couplet, où la rythmique et l’orchestration diffèrent, mais la suite d’accords reste la même. Ces suites d’accords seront modulées en direct par le chanteur à l’aide du joystick, selon son appréciation. Il en ressort que, malgré le son synthétique généré par l’ordinateur, le ressenti est agréable et inhabituel pour le chanteur et l’auditeur.

Le Rap ne module pas en général, on rencontre parfois une ou deux modulations au cours d’un titre, celles-ci s’appliquant au refrain qui est repris dans une tonalité généralement un demi-ton ou un ton plus haut. Il n’est pas très aisé pour un chanteur de suivre les modulations si elles s’enchainent trop rapidement, le rappeur se concentre habituellement sur son phrasé et le rythme, l’harmonie étant une composante annexe pour ce type de musique.

Après plusieurs tentatives d’adaptation, il a été remarqué que les modulations ne doivent pas intervenir plus fréquemment que toutes les deux ou quatre mesures (à tempo 90) afin de laisser au chanteur le temps de s’adapter. Les tonalités de base différant d’une tierce entre chaque, le passage n’est pas très abrupt et le chanteur s’adapte facilement. Il est à noter que même si le rappeur déclame un texte très accentué rythmiquement, sans mélodie vraiment perceptible et proche de la parole, l’auditeur ressent toutefois l’effet des modulations dans son chant. La production enregistrée et présentée lors de la conférence est disponible sur ce site. Afin d’améliorer le système pour le Rap, il faudra utiliser des sons plus modernes et des boucles plus réalistes.

2. 4. L’expérience de la techno

Séance Techno

Les effets de modulation sont extrêmement rares voir absents de la musique techno. Certains parmi les musiciens techno ne connaissent pas le solfège, en ont peur par principe, ou bien n’en ont pas besoin pour exercer. D’apparence facile et très répétitive, la musique techno est éloignée de la musique classique, elle requiert des connaissances et aptitudes différentes. Les musiciens opérant derrière leurs platines trouvent leur intérêt dans la maitrise du son et l’interaction avec le public dansant pendant de très longues heures. Si elle ne module pas, la boucle principale change très fréquemment et varie selon des paramètres autres que l’harmonie ou la mélodie. Par exemple le timbre, le placement spatial, le mélange avec des bruitages ou le tempo. L’utilisation de filtres passe-haut et passe-bas associés aux modifications de hauteur sont très usités et s’opèrent manuellement durant la performance. Ce sont à la fois le caractère répétitif de cette musique et ses variations dans la continuité qui en font l’intérêt et amènent le danseur à des états de transe. Le DJ préfère se designer par le terme « liveur » (liver) car il ne passe pas seulement des disques en soirée mais crée sa musique en direct avec ses boites à rythmes et échantillonneurs (grooveboxes et samplers). Il mélange en direct divers instruments rythmiques provenant de boucles et un minimum de mélodie en jouant avec les effets. Le logiciel permet de changer la rythmique en direct beaucoup moins facilement qu’avec le matériel habituel (table de mixage, et générateurs de boucles), mais il fut toutefois suffisant pour une première expérience. En général les modulations utilisées en Techno se limitent à parcourir en boucle deux accords proches (par exemple Am, A). Nous avons utilisé pour cet exemple huit types de rythmiques qui ne modulent pas (Bass Drum, Kick, Charley) et six types de mélodies modulantes (Bass, Melody…) Les mélodies utilisées dans ce cadre ne comportent que peu de notes et les variations sont surtout présentes dans le timbre. Les lignes de basse ont été comptées parmi les mélodies. À cette heure, le logiciel ne gère pas les effets d’accélération et de ralenti utilisés en techno, ce qui n’est pas déterminant car les tests ont été effectués avec moins d’échantillons que pour un morceau habituel, et pour des durées de titre courtes, de l’ordre de 3 minutes.

Les tests ont été effectués avec un DJ compositeur, liver et producteur de musique techno, ne connaissant pas le solfège, habitué à travailler avec des logiciels et du matériel de commerce. Il en est ressorti que l’effet de modulation dans cette musique apportait des sensations nouvelles au DJ qui essayait le parcours harmonique comme un nouveau jouet et en appréciait les effets sans avoir besoin d’en connaitre le fondement. L’orchestration est très rudimentaire , les modulations à la tierce enchainées à la suite donnent une impression de progression cyclique sans fin, et ajoutent une touche inhabituelle à cette musique tout en renforçant l’impression de variation dans la continuité, et sans modifier la composante rythmique essentielle à ce style.

D’autre part, une production non interactive Peplum feat le Baron a été conçue indépendamment de l’expérience décrite précédemment en programmant au préalable une suite d’accords selon un chemin issu du modèle « Planet » dans le séquenceur habituel du musicien. Ce dernier a pu alors mixer en direct la séquence en utilisant sa table, ses filtres et ses effets familiers. Dans ce cas où le modèle ne pouvait pas être techniquement interactif, les effets de modulations étaient sensibles bien que non décidés par l’interprète.

Afin de perfectionner le système pour la techno, il faudra l’interfacer avec du matériel existant dans le but d’utiliser les effets de tempo, spatialisation et variation des fréquences en direct et modifier la commande depuis le joystick afin de pouvoir superposer des boucles prédéfinies.

2. 5. L’expérience de l’orgue

L’orgue de la cathédrale de Saint-Lizier est un instrument récemment restauré dans sa composition d’origine du XVIIe siècle. Le modèle « Planet » ainsi que les Tonnetze construits à partir du tempérament égal ne fonctionnent pas en théorie avec le tempérament inégal de l’orgue.

L’orgue de Saint-Lizier

La pratique l’a confirmé. Cependant, les tests effectués avec l’orgue ont été probants dans la mesure où la musique produite correspondait au résultat attendu et « dérangeait l’oreille » dans certaines tonalités. En effet, un orgue de cathédrale n’est pas accordé au tempérament égal, tel un piano actuel (en théorie), car cette organisation de sons n’existait pas à l’époque de sa conception. L’orgue privilégie naturellement les tonalités pour lesquelles il a été conçu et est parfaitement adapté à la musique de son époque. Notons que le célèbre « clavier bien tempéré » de J.S Bach n’est pas d’un tempérament égal où tous les écarts chromatiques sont identiques. Il permet, par contre, de jouer juste dans chaque tonalité, avec une couleur différente, ce qui n’est pas le cas avec l’instrument de la cathédrale. L’improvisation s’est déroulée à deux mains et au pédalier en jouant plutôt lentement afin de ressentir les effets souhaités sans saturer l’espace acoustique (la réverbération était importante). Le logiciel ne générait pas d’accompagnement sonore mais montrait seulement un chemin passant par les sommets du modèle. Seuls les accords voisins (au sens théorique du terme = différant de peu d’altérations) de la tonalité de base de l’orgue sonnaient effectivement juste.

Le fait de se déplacer de tierce en tierce créait une impression très inhabituelle, plutôt dérangeante alternant le juste et le faux, témoignant ainsi acoustiquement que le système « Planet » ne fonctionne pas avec un tempérament inégal. Ceci s’entend, bien sûr, pour une oreille ordinaire habituée à la plupart de notre musique conventionnelle.

2 6. Musique d’ambiance électro

La musique d’ambiance à base électronique s’adapte assez bien au logiciel et au système. Nous avons testé ses effets avec différentes combinaisons de parties rythmiques et mélodiques en restant dans une atmosphère planante et sans rythmique excessive. Dans ce genre de musique, il est aisé de créer des boucles avec une instrumentation changeante et évoluant sans grande discontinuité. Les sons proviennent de synthétiseurs pour les nappes et instruments solo, et de boucles rythmiques (drum loops) préenregistrées pour la base de la partie accompagnante. En combinant huit types de boucles pour l’accompagnement, et huit types pour la mélodie, nous avons pu ainsi créer les impressions acoustiques différentes qui pourraient accompagner des images et être utilisées par exemple, pour la production automatique de musique d’ambiance libre de droits. Après avoir géré manuellement les passages d’accords en faisant varier très peu l’accompagnement afin de mieux ressentir les effets des modulations, il a été constaté que les modulations donnaient des effets assez similaires. Le choix des déplacements harmoniques a donc été laissé à l’ordinateur qui a généré de façon aléatoire et en direct le parcours harmonique, l’utilisateur ne jouant qu’avec les paramètres de l’orchestration : accompagnement et mélodies. L’utilisateur qui n’agit que sur les paramètres de l’orchestration n’est aucunement gêné par les modulations automatiques qui apportent à ce genre de musique la sensation recherchée d’univers clos et de progression infinie. La musique d’ambiance produite à été utilisée en association avec des peintures numériques dynamiques, utilisant aussi les principes de symétrie et répétitions à l’infini12,13.

3. Conclusions et perspectives

Le modèle « Planet 4D » s’inscrit certes dans la lignée des Tonnetze existants décrivant l’espace des hauteurs, mais il apporte de nouvelles visualisations et une sensation de vraie symétrie visuelle que seule une sphère possède. Les idéogrammes représentant des notes voisines ne diffèrent que d’un paramètre : forme ou couleur, le système idéographique original à deux dimensions renforce la sensation d’invariance. Le logiciel interactif expérimental développé pour tester le modèle de façon dynamique fonctionne et donne des résultats conformes en ce qui concerne les musiques conventionnelles testées, dans le cadre des chemins symétriques. Le modèle montre ses limites comme par exemple dans le cas de tests avec un orgue de cathédrale. Le logiciel sera amélioré afin de mieux répondre aux différents besoins des diverses catégories d’utilisateurs. Le modèle « Planet 4D » est à la base un espace de hauteurs, il est utilisé aussi dynamiquement comme espace d’accords, chaque accord étant de même type : mineur – majeur. Il est prévu de réaliser un modèle 4D représentant le Tonnetz avec ses douze notes et les vingt-quatre accords à trois sons, toujours de façon symétrique en hyperespace. Dans ce cas nous pourrons utiliser dynamiquement le modèle pour visualiser la technique conduite de parcimonie de voix sur une hypersphère. Ce modèle plus complet permettra de nouvelles visualisations géométriques de l’harmonie contenue dans des œuvres existantes.



Notes

1 – ANDRETTA M. et AGON C, Formalisation algébrique des structures musicales à l’aide de la Set-Theory : aspects théoriques et analytiques, Montbéliard, Proceedings of JIM,2003.

2 – FORTE A., The Structure of Atonal Music, Yale University Press, New Haven,1973.

3 – DOUTHETT J et STEINBACH P., « Parsimonious Graphs: A Study in Parsimony, Contextual Transformations, and Modes of Limited Transposition », JMT, Vol. 42, No. 2, pp. 241-263,1998.

4 – NEWTON I., Opticks: Or, A treatise of the Reflections, Refractions, Inflexions and Colours of Light, English Edition, London, 1704

5 – RIEMANN H., Ideen zu einer Lehre von den Tonvorstellungen, Jahrbuch Peters, 21/22, pp. 1-26, 1914.

6 – WEBER G., Versuch einer geordeneten Theorie der Tonsetzkunst, Mainz, B. Schotts Söhne, 1821.

7 – BALZANO G, « The group-theoretic description of 12-fold and microtonal pitch systems », Computer Music Journal, 1980, pp. 66-84.

8 – NOLL T., Geometry of Chords. Department of Computer Science, T.U, Berlin, 2001.

9 – MAZZOLA G., The Topos of Music, Birkhäuser Verlag, Basel, 2003.

10 – BALZANO G., op.cit.

11 – GOLLIN E., « Some Aspects of Three-Dimensional « Tonnetze » », JMT, Vol. 42, pp. 195-206,1998.

12 – GIULOLI C et BAROIN G., Météorologie, interactive musical and video show, Centre Culturel Bellegarde, Toulouse, 2010.

13 – GIULOLI C, L’œuvre sans fin, digital painting and live performances, Cité des sciences de la Villette, Paris, 2006.


Bibliographie

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WEBER G., Versuch einer geordeneten Theorie der Tonsetzkunst, Main, B. Schotts Söhne, 1821.

Les interactions au service de la correction d’erreurs

Marie Garnier
Doctorante allocataire, Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
mhl.garnier/@/gmail.com

Pour citer cet article : Garnier, Marie, « Les interactions au service de la correction d’erreurs. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Dans cet exposé, nous utilisons l’observation en surface des relations d’enseignement/apprentissage naturelles afin de construire un correcteur grammatical innovant à vocation didactique, et s’adressant aux francophones souhaitant rédiger des textes en anglais. Ces situations naturelles étant riches en interactions, nous montrons comment elles peuvent être modélisées dans un système automatique, à l’aide, entre autres, des techniques de l’argumentation, de l’explication, et du profilage de l’utilisateur.

Mots-clés : anglais – grammaire – apprentissage – logiciel correcteur

Abstract

In this article, we use surface observations of natural teaching and learning situations that can be used in order to build an innovative grammar checker with a didactic dimension, and which is specifically targeted at French native speakers writing texts in English. Those natural situations are rich in interactions, and we show how these interactions can be implemented in an automatic system, using the techniques and technologies of argumentation, explanation, and user profiling.

Key-words: english language – grammar – learning – proofreading software


Sommaire

1. Projet CorrecTools
2. La relation d’enseignement/apprentissage
3. La création d’interactions entre système et utilisateur
4. Les interactions entre systèmes automatiques
Conclusion et perspectives
Bibliographie

Le projet collectif CorrecTools, mené par les laboratoires CAS et LLA de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et l’IRIT de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, a pour point de départ une observation simple : les textes rédigés en anglais par des francophones contiennent souvent des erreurs grammaticales, lexicales et stylistiques, et ceci en dépit de l’offre conséquente des correcteurs grammaticaux existant en ligne ou sous forme de logiciels. En effet, de nombreuses erreurs grammaticales ou stylistiques complexes ne sont pas à cette heure prises en charge par ces systèmes. L’un des objectifs du projet CorrecTools est de mettre en place un système de correction innovant, offrant une aide à la rédaction en deux volets : correction des erreurs d’une part, et d’autre part amélioration des compétences de l’utilisateur par le biais de différentes techniques (i.e. explication, argumentation, question-réponse). Le projet incluant une composante didactique, il est nécessaire d’observer et de modéliser des situations d’enseignement et d’apprentissage « naturelles ». L’observation des interactions existant dans ces relations, et leur imitation dans un système automatique, peut en améliorer l’efficacité. Dans cette communication, nous commençons par une présentation plus détaillée du projet CorrecTools, puis nous nous intéressons aux interactions découlant d’une relation d’enseignement/apprentissage « naturelle », avant d’explorer les modalités de leur mise en place dans un système automatique. Finalement nous évoquerons brièvement les possibilités d’interaction entre différents systèmes et ressources automatisés.

1. Projet CorrecTools

1.1. Les erreurs produites par les francophones s’exprimant en anglais

L’une des particularités du projet CorrecTools réside dans le choix de s’adresser à un public de francophones, et donc de prendre en compte dans le corpus d’exploration uniquement des textes rédigés en anglais par des locuteurs natifs du français. Ce choix est sous-tendu par l’observation de l’importance du transfert syntaxique dans l’apprentissage et l’utilisation d’une langue seconde. L’expression « transfert syntaxique » est utilisée lorsqu’un locuteur (ou rédacteur, dans notre contexte) utilise les structures ou les règles de sa langue maternelle pour produire des énoncés dans une langue seconde. Cette tendance, qui relève de l’analogie, est largement observée dans le processus d’apprentissage (Ellis, 1994), et peut également s’appliquer à d’autres aspects de la langue, tels que le lexique. Dans le domaine de la traductologie et de l’enseignement de la traduction, ce phénomène est souvent appelé « calque ». Sa prise en compte présente de nombreux avantages pour la correction des erreurs, qu’elle soit automatique ou humaine, car elle permet d’identifier plus précisément les causes d’une erreur et d’employer des moyens plus directs pour y remédier. Considérons la phrase « Are you agree? » relevée dans notre corpus. Un correcteur humain anglophone ne maîtrisant pas le français pourra diagnostiquer cette erreur comme découlant d’un manque de connaissance des caractéristiques de agree, qui est un verbe et ne peut donc pas être utilisé sous sa forme non conjuguée avec une fonction d’attribut du sujet, comme c’est le cas dans notre exemple. Cette analyse est tout à fait correcte, et il est sans doute utile d’expliquer l’erreur en ces termes à la personne ayant produit ce segment. Toutefois, l’erreur a également une cause qui nous semble plus évidente : il s’agit d’une imitation de la construction française avec la locution verbale être d’accord, qui donnerait « Êtes-vous d’accord ? » Une explication de l’erreur qui soulignerait les différences entre les constructions idiomatiques française et anglaise pourrait d’une part être mieux comprise et assimilée par un apprenant/utilisateur ayant peu de connaissances en grammaire, et d’autre part attirer l’attention sur le phénomène du transfert syntaxique afin d’amorcer une prise de conscience de l’utilisateur de ses propres stratégies, ce qui pourrait permettre d’éviter la reproduction de ce type d’erreur.

Prendre en compte ce phénomène dans la construction d’un correcteur automatique a également pour conséquence de limiter les publics pouvant utiliser ce système. Pour cette raison, nous nous efforçons, dans le cadre du projet CorrecTools, d’explorer d’autres paires de langues (espagnol vers anglais, français vers espagnol), ainsi que de rendre le système transférable à d’autres langues.

De nombreux types d’erreurs courantes sont déjà traités par les correcteurs automatiques les plus utilisés, tels Cordial (Systran, intégré à Microsoft Word 2007), WhiteSmoke ou Grammatica. Les erreurs d’orthographe, de typographie et de morphologie simple (accord en genre et en nombre, conjugaison, certaines erreurs de composition des temps), ainsi que, dans certains cas, les erreurs de syntaxe simple (phrases sans verbe), ne représentent plus un défi pour la correction grammaticale automatique. Cependant, les systèmes existants restent muets devant des erreurs grammaticales complexes, liées à des règles ou principes difficiles à maîtriser (ex : utilisation des articles, placement des adverbes, choix des prépositions, etc.). Ce sont donc ces erreurs auxquelles nous tenterons d’apporter une correction automatique dans le cadre du projet CorrecTools. Afin de construire un système aussi pertinent que possible, les types d’erreurs qui seront corrigés feront partie des erreurs représentatives chez les locuteurs francophones, et donc fréquentes dans leurs productions.

1.2. Un corpus construit pour une approche généraliste

Dans une visée démocratique, le système de correction final doit pouvoir s’adresser à tous types de publics et apporter ainsi une aide à des groupes d’utilisateurs très différents, dans la réalisation de tâches variées et courantes, telles que la rédaction d’e-mails personnels ou professionnels, de notes de blogs, de rapports, de publications, etc. Les utilisateurs de ce système devront cependant présenter un niveau de compétence en anglais allant de moyen à avancé. En effet, les apprenants débutants ou les utilisateurs ayant un niveau de compétence faible ont des besoins très différents des utilisateurs avancés, et ne pourraient profiter d’un système proposant des corrections de segments déjà complexes.

Le corpus que nous avons constitué illustre ce choix généraliste (Albert et al., 2009). Il comprend des publications scientifiques, des rapports d’entreprises, des sites internet professionnels, des e-mails professionnels, semi-professionnels et personnels, ainsi que des productions d’apprenants issues du International Corpus of Learner English constitué à l’Université Catholique de Louvain (Granger et al., 2009). Ce corpus exploratoire comprend donc des productions d’apprenants de l’anglais, c’est-à-dire de personnes s’inscrivant dans une démarche d’apprentissage dont le but principal n’est pas forcément l’utilisation de la langue dans des situations réelles, ainsi que d’utilisateurs de l’anglais, qui se servent de la langue plus ou moins régulièrement afin de communiquer, sans pour autant demeurer dans une démarche d’apprentissage (Cook et al., 2002). Il est important de souligner cette distinction, et sa prise en compte dans la constitution du corpus, car elle aura des répercussions sur la présentation des corrections (explications plus ou moins étoffées selon l’utilisateur, corrections simples sans explications, etc.).

2. La relation d’enseignement/apprentissage

Le choix de l’expression « enseignement/apprentissage » n’est pas anodin : la conjonction de ces deux mots est utilisée en didactique afin d’illustrer le fait que si les apprenants reçoivent un enseignement de la part d’une autre personne, ils ne sont pas pour autant de simples bénéficiaires passifs, mais sont au contraire pleinement actifs et responsables de leur apprentissage. Cette relation n’est pas « descendante » mais doit fonctionner dans les deux sens, de l’enseignant vers l’apprenant, et de l’apprenant vers l’enseignant. Les interactions y ont par conséquent une place importante.

Nous avons identifié plusieurs types larges d’interactions possibles lors d’un enseignement de langue. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail des relations complexes qui se nouent lors d’un processus d’enseignement/apprentissage, mais de les ébaucher à larges traits, afin d’identifier les situations naturelles pouvant être reproduites lorsque la correction est automatique. La modélisation des réponses fournies par les enseignants/apprenants à ces situations est ensuite utilisée dans le but d’améliorer l’efficacité et l’ergonomie du système. Tout d’abord, l’apprenant peut simplement interroger l’enseignant. L’enseignant peut proposer plusieurs réponses, expliquant éventuellement leurs différentes caractéristiques, ainsi que leurs avantages et inconvénients. Ceci fournit des informations à l’apprenant, qui peut alors faire un choix. On retrouve le même type d’interaction dans le cas d’une demande de correction. Nous avons également identifié un autre cas de figure dans lequel l’enseignant sollicite l’apprenant afin qu’il lui fournisse un complément d’information car il ne peut répondre à sa question ou proposer une correction sans cette information. Il existe aussi des interactions ayant lieu en amont de l’enseignement, lorsque l’apprenant communique des informations à l’enseignant afin que ce dernier puisse s’adapter aux besoins et aux caractéristiques de son public. Dans un cours de langue, ces informations pourront porter sur la langue maternelle de l’apprenant, son niveau de compétence, ses besoins spécifiques, son âge, etc.

À ces situations « naturelles » correspondent des situations de correction automatique. Lorsque plusieurs corrections sont possibles et ne sont pas parfaitement équivalentes, l’utilisateur peut avoir besoin d’indications complémentaires afin de pouvoir faire un choix adapté. Dans certains cas, par exemple lorsque la correction implique l’insertion d’un pronom ou groupe nominal qui n’est pas présent dans le segment original, un système automatique devra interroger l’utilisateur afin d’obtenir les informations nécessaires à une correction satisfaisante. Enfin, un système automatique peut utiliser des informations données en amont par l’utilisateur (besoins, type de document, etc.) pour adapter ses corrections et la quantité des explications qui l’accompagnent. Dans les paragraphes suivants, nous allons illustrer ces situations par des exemples, et nous montrerons en quoi un défaut de prise en compte de ces interactions nécessaires peut conduire à un échec des corrections.

3. La création d’interactions entre système et utilisateur

3.1. Quelques exemples d’échecs de corrections dans MS Word 2007

Reprenons l’exemple de segment erroné que nous avons cité plus haut : « Are you agree? » Ce segment bénéficie d’une proposition de correction dans Word 2007, visible sur la capture d’écran suivante :

Capture d’écran 1

Le correcteur intégré propose de remplacer agree par agreeing, ce qui donnerait le segment Are you agreeing? Cette proposition rétablit la grammaticalité du segment, mais est peu idiomatique et ne pourrait être énoncée ou écrite naturellement par un anglophone natif que dans un contexte très particulier. Il semblerait que le correcteur automatique ait noté l’utilisation agrammaticale du verbe et ait proposé la correction la plus proche, c’est-à-dire un changement de la base verbale simple en forme en –ING, qui forme l’aspect progressif avec l’auxiliaire BE. Cette méthode ne prend pas en compte le phénomène de transfert syntaxique que nous avons décrit plus haut. Ce manque d’informations en amont sur l’utilisateur et sa langue maternelle conduit à une correction certes grammaticale, mais qui n’évite pas l’écueil du manque d’authenticité. De plus, une telle correction sans explication ne permet pas à l’utilisateur d’éviter que cette erreur soit reproduite, et peut également lui faire accepter comme correcte une expression non-idiomatique.

Prenons l’exemple du segment suivant tiré de notre corpus : So people never developed any critical mind […] to question the authority. En voici le traitement par le correcteur de Word :

Capture d’écran 2

Il s’agit ici plutôt d’une erreur de style, puisque la phrase commence par une conjonction qui ne doit pas, selon les grammaires prescriptives, se trouver en position initiale dans une phrase. Le correcteur de Word détecte donc un fragment et conseille à l’utilisateur de réviser son segment (« consider revising »). Cependant, laissé sans aucune indication quant à la cause de l’erreur, c’est-à-dire ce qui rend la phrase incorrecte, ou d’informations concernant son degré d’incorrection (en effet, il est seulement conseillé de réviser le segment), l’utilisateur ne dispose pas des informations nécessaires pour rectifier lui/elle-même sa production.

Prenons un dernier exemple : The goal […] is the abolishment of all frontiers, that means the free movement of labor […]

Capture d’écran 3

Ici l’erreur porte sur la nature de la proposition relative, qui peut être restrictive (frontiers that) ou non-restrictive (frontiers, which). Cependant, même si le correcteur fait apparaître ces deux possibilités, elles ne sont accompagnées d’aucune information quant aux différentes interprétations du message selon le type de proposition relative, et l’utilisateur ne peut faire qu’un choix à l’aveugle (ou en se fondant sur ses propres connaissances de la langue), sans en connaître les conséquences syntaxiques et sémantiques.

Les trois exemples rassemblés ici constituent une première indication des avancées en terme d’efficacité et de pertinence pour l’utilisateur, que pourrait permettre la prise en compte des interactions qui existent nécessairement dans une relation d’enseignement/apprentissage.

3.2. Méthodes et théories à mobiliser

L’inclusion d’interactions système/utilisateur dans un correcteur automatique implique l’utilisation de techniques et d’outils théoriques avancés, que nous détaillons dans les paragraphes suivants.

Une théorie de l’argumentation (Walton et al., 2008) peut être utilisée dans le cas de corrections concurrentes. Les annotations des erreurs sont mises à profit afin de faire ressortir les arguments pour et contre une correction particulière, leur attribuer un poids et une pertinence. Ceci peut être présenté sous la forme d’un paragraphe rédigé dans une langue compréhensible et attrayante pour l’utilisateur. Un théorie de la décision est également nécessaire pour proposer un choix prenant en compte les avantage et les inconvénients de chaque correction, et intégrant également les préférences de l’utilisateur (ex : priorité de l’intelligibilité vs priorité de la correction grammaticale). Voir (Garnier et al., 2009) pour une présentation détaillée des schémas d’annotation et des techniques utilisées pour la rédaction des paragraphes argumentatifs.

Nous avons vu que dans de nombreux cas, l’absence d’explication des erreurs peut empêcher l’utilisateur de tirer profit de la proposition d’une correction. Il semble donc nécessaire de générer des explications pour accompagner les corrections. Ceci peut être mis en place à l’aide de travaux sur les marques de l’explication (Bourse et al., 2009) en cours de réalisation, conjointement au projet CorrecTools. La mise en place d’explications pertinentes nécessite d’une part un questionnement sur la manière la plus ergonomique de présenter ces explications, qui peut être fondé sur des recherches en didactique des langues, et d’autre part d’évaluer l’importance relative des traditionnelles « règles de grammaire » et autres principes qui régissent la rédaction de phrases ou de textes plus longs (choix du focus, pragmatique, style, etc.).

Nous avons évoqué le cas de segments erronés ne pouvant être corrigés de manière satisfaisante qu’avec une implication de l’utilisateur dans la correction. C’est le cas pour le segment suivant : I am sorry, but he didn’t use. Le verbe use appelle un objet direct, et son absence rend la phrase agrammaticale et éventuellement difficile à comprendre, selon le contexte. Cependant, il est impossible de choisir arbitrairement le groupe nominal ou pronom qui doit être l’objet du verbe (He didn’t use it? He didn’t use them? He didn’t use the books?). Dans cette situation, un correcteur automatique doit avoir la possibilité d’indiquer à l’utilisateur la nature de l’erreur et le groupe syntaxique qui doit être ajouté, et de le laisser compléter la correction, avant de vérifier de nouveau la grammaticalité du segment.

Un autre moyen d’interagir avec l’utilisateur afin d’améliorer les corrections consiste à effectuer un suivi automatique des productions. Conserver un historique des erreurs produites et corrigées permet d’évaluer l’efficacité des explications : ainsi, une erreur corrigée une fois et reproduite peut indiquer que l’explication n’a pas été bien comprise, et doit donc être reformulée. On peut aussi utiliser ce suivi pour effectuer de meilleurs diagnostics d’erreurs, dans le cas des erreurs ayant plusieurs causes et plusieurs explications possibles.

Enfin, le profilage de l’utilisateur est encore un moyen de créer des interactions utiles. Un système de correction automatique devrait pouvoir répondre à des besoins différents selon la tâche effectuée, les compétences de l’utilisateur et le degré de correction/explication désiré. Par exemple, pour la rédaction d’un e-mail personnel, l’intelligibilité sera privilégiée au détriment de la grammaticalité ou du style, alors que ces deux derniers paramètres sont importants pour la rédaction de publications scientifiques. De plus, un utilisateur souhaitant rédiger un e-mail rapide pourra choisir de ne pas visualiser les explications et les textes argumentatifs, s’en remettant aux choix du système dans le cas de corrections concurrentes. La connaissance de la langue maternelle de l’utilisateur, un des principes du projet CorrecTools, peut également être considéré comme faisant partie d’un processus de profilage de l’utilisateur.


4. Les interactions entre systèmes automatiques

Dans une situation d’enseignement/apprentissage « naturelle », il arrive souvent que l’enseignant ait recours à des ressources extérieures afin de répondre de manière satisfaisante à une question, ou d’apporter un complément d’information à une correction. Ceci peut être mis en place dans un correcteur automatique. Le système peut par exemple faire appel à des ressources lexicales et grammaticales présentes en ligne ou intégrées au correcteur.

En cas d’incertitude face à des corrections multiples, le système peut également accéder à des moteurs de recherche afin de vérifier la fréquence des occurrences des différentes possibilités, leur contexte d’utilisation, etc. (un concordancier intégré peut également être utilisé pour cette tâche). Ceci a déjà été mis en place dans le Microsoft English Second Language Assistant, accessible en ligne et s’adressant plus précisément aux locuteurs de langues asiatiques (Leacock et al., 2009). Cet « assistant » utilise systématiquement le web afin d’évaluer la fréquence des occurrences des différentes possibilités de correction, et les présente à l’utilisateur sous forme de graphiques. Cependant, étant donné le pourcentage important de locuteurs en anglais de langue seconde qui publient sur internet, cette fonctionnalité doit être utilisée avec précaution.

Conclusion et perspectives

Dans cet exposé, nous avons tenté de montrer l’intérêt de l’observation des situations naturelles d’enseignement/apprentissage dans la construction d’un correcteur automatique à vocation didactique. Une analyse de surface révèle l’existence d’interactions importantes entre les différents acteurs de la relation d’enseignement/apprentissage. Ne pas les prendre en compte dans un système automatique peut mener à l’échec des corrections proposées. De plus ces observations permettent d’imaginer et de mettre en place des relations utilisateurs/machines innovantes et riches en perspectives. L’une des prochaines étapes du projet consiste en la tentative de mise en application des méthodes présentées, ainsi que des stratégies de correction auxquelles nous travaillons en parallèle, dans le cas des erreurs liées au placement de l’adverbe dans les groupes verbaux et les propositions.


Bibliographie

Albert C., Garnier M., Rykner A. et Saint-Dizier P. « Analyzing a corpus of documents written in English by native speakers of French: classifying and annotating lexical and grammatical errors ». Proceedings of the Corpus Linguistics Conference, 2009.

Bourse S., Fontan L., et Saint-Dizier P. « Analyzing argumentative and explicative structure markers in procedural texts ». Actes de la conférence LPTS, Paris, 2009.

Cook V. (ed.). Portraits of the L2 User. New York : Multilingual Matters, 2002, 360p.

Ellis R. The study of second language acquisition. Oxford : Oxford University Press, 1994, 824p.

Garnier M., Rykner A. et Saint-Dizier P. « Correcting errors using the framework of argumentation: towards generating argumentative correction propositions from error annotation schemas ». Proceedings of PACLIC, Hong-Kong, 2009.

Granger S., Dagneaux E., Meunier F. et Paquot M. (eds). International Corpus of Learner English v.2. Louvain La Neuve : Presses Universitaires de Louvain, 2009.

Leacock C., Gamon M., et Brockett C. « User Input and Interactions on Microsoft Research ESL Assistant ». Proceedings of the ACL-SIGPARSE conference, 2009.

Walton D., Reed C., et Macagno F.  Argumentation Schemes. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, 456p.

Les interactions chez le dramaturge espagnol Juan Mayorga : vers un langage dramatique de l’entre-deux

Claire Spooner
Doctorante contractuelle, Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
claire.spooner.arraou@gmail.com

Pour citer cet article : Spooner, Claire, « Les interactions chez le dramaturge espagnol Juan Mayorga : vers un langage dramatique de l’entre-deux. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Le langage théâtral se trouve au carrefour de plusieurs domaines (verbal, visuel, sonore, gestuel) en interaction sur scène. L’un des défis du théâtre pour Juan Mayorga est de « rendre l’idée visible », mettant en scène la tension entre le monde abstrait de la philosophie, des idées, de l’intangible, et celui du théâtre, le « règne du concret ». Il fait du plateau et de la salle de spectacle un lieu de confrontations d’idées et de réflexion, un lieu où l’on s’interroge. Loin d’écrire des textes qui voudraient exposer une doctrine et convaincre, Mayorga propose un regard qui mène le spectateur à sortir de sa perception habituelle du réel et de l’histoire, son œuvre a pour but de « déranger », de questionner.

D’autre part, à travers le prisme du langage, Juan Mayorga met en scène les interactions entre les êtres humains, défiant le spectateur/lecteur à réfléchir sur le rôle du langage dans la société, sur ses effets sur les hommes, sa capacité à cacher ou dévoiler le réel, mais aussi à persuader, dominer, annihiler autrui et à maintenir les inégalités entre les êtres humains. Le langage détient un pouvoir symbolique que le théâtre se doit de dénoncer, c’est pourquoi Mayorga choisit de mettre en évidence les « failles » du langage, les moments où l’interaction verbale et humaine (la communication) échoue, mais aussi la capacité du langage à tromper.

C’est finalement un langage qui existe dans son rapport avec l’image que Juan Mayorga réhabilite. En mettant en évidence les tensions entre langages (verbal et visuel), le dramaturge souhaite montrer que les images suggérées par les mots, élaborées à partir de la tension entre les mots, entre les mots et ce qui est montré sur scène, sont bien plus puissantes que des images qui seraient seulement vues. Les interactions verbales ou silencieuses, linguistiques ou corporelles, abstraites ou concrètes sont créatrices de visible, elles donnent à voir et à imaginer. Cette réhabilitation d’une part du langage, et d’autre part du visible, passe par la mise en avant des « trous » (Ubersfeld) du langage dramatique et ouvre la voie à une écriture de l’« entre-deux » (Barthes). Ainsi, l’interaction entre différentes langues (le thème de la traduction est souvent abordé – la traduction comme voyage entre deux langues) et langages, ainsi qu’entre le langage et son envers – les silences du texte et du plateau, sous-tend l’écriture dramatique de Juan Mayorga.

Mots-clés : acte théâtral – dramaturgie espagnole – interactions linguistiques  – langage théâtral – scénographie verbale

Abstract

Interactions in the plays of the Spanish playwright Juan Mayorga: towards a dramatic language of the « in between” (entre-deux).

Language in theatre belongs to many fields related to speech, visual effect, sound and gesture, which are in interaction on stage. One of theatre’s major challenges for Juan Mayorga is to “make the idea visible”. So he stages the tension between the abstract world of philosophy, and the domain of the tangible world, which is theatre. That way, the theatre becomes a place where ideas become questions, never answers, and where ideas interact with the spectator. Juan Mayorga’s aim is to suggest, through his plays, a different look on reality and on history which will lead spectators and readers to see through appearances. His plays are visions of reality aiming at disturbing.

The linguistic interactions are also at the front of the stage in Mayorga’s plays: through the prism of language, the author shows different types of interactions between human beings. Juan Mayorga wants to lead spectators and readers to think about the role of language in society, about its effects on people, about its capacity to hide or to reveal reality, but also to persuade, to dominate others and to maintain the inequality of relations between human beings: he denounces the symbolical and social power of language. That’s one of the reasons why Juan Mayorga chooses to show the “faults” of language, the moments when verbal and human interaction fails, but also the moments when words lie and hide the truth.

So Juan Mayorga rehabilitates a language which exists in its connection with images. By highlighting, in some of his plays, the tensions between verbal and visual languages, Juan Mayorga tries to show that the images which are suggested by words, by the tension between words themselves (between what they say and what they hide), and also between words and what is shown on stage, are much stronger than images which would only be seen. Verbal, silent, corporal, material or abstract interactions create the visible, they lead us, spectators or readers, to imagine, to create our own images. This rehabilitation on the one hand of language, and on the other hand of the visible, focuses on the “gaps” (Anne Ubersfeld) characteristic of dramatic language, and opens the door to a writing of the entre-deux mentioned by Roland Barthes. Finally, the interaction between different languages (the issue of translation is often present in Mayorga’s plays, and it is shown as a journey between two – or more – languages), as well as between language and its reverse – the silences in the text and on stage, underlie Juan Mayorga’s writing.

Key-words: theater act – spanish dramaturgy – linguistic interactions – theatre language – verbal scenography


Sommaire 

1. La scène comme espace d’incarnation et de mise en action des idées : entre les idées et les corps
2. Le théâtre de Juan Mayorga : un regard sur les relations humaines  à travers le prisme du langage
3. Une écriture de l’ « entre-deux » 
Conclusion
Notes
Bibliographie

Le langage théâtral se trouve au carrefour de plusieurs domaines (verbal, visuel, sonore, gestuel) en interaction sur scène. Or, l’un des défis de l’écriture de Juan Mayorga est de « rendre l’idée visible », mettant en scène la tension entre le monde abstrait de la philosophie, des idées, de l’intangible, et celui du théâtre, le « règne du concret ». La scène est donc pour Mayorga un espace d’interaction entre les idées et les corps, les mots et les images, mais aussi entre les différentes idées « rendues visibles » et celles du spectateur.

Le langage (verbal ou gestuel) se trouve au cœur des interactions sur scène, et chez Juan Mayorga il devient même un prisme à travers lequel le spectateur/lecteur est amené à observer et à réfléchir sur les relations humaines, et sur le rôle du langage dans la société. Plus que nulle part ailleurs, au théâtre le langage devient action, et c’est sur cette action du langage que Juan Mayorga porte son regard.

Finalement, l’action du langage au théâtre est inextricablement liée à son « envers », aux silences, et c’est en effet à partir de cette tension entre le dit et le non-dit, les mots et les images, dans ces « entre-deux » que la dramaturgie de Juan Mayorga doit, à notre sens, être lue, vue, et imaginée.

1. La scène comme espace d’incarnation et de mise en action des idées : entre les idées et les corps

1.1. Comment incarner les idées sans les figer ?

1.1.1. Des points de vue décalés sur le réel, sur l’Histoire, et sur la société

Si l’on peut parler pour qualifier le théâtre de Juan Mayorga de « théâtre philosophique » ou d’un certain « théâtre historique », le dramaturge met en scène d’abord et surtout des situations, des histoires concrètes. De plus, les personnages et la situation qu’ils incarnent sont souvent décalés par rapport à notre perception de la réalité, notamment parce qu’il s’agit d’animaux – ce qui ne les empêche pas de parler des êtres humains, au contraire. Ce décalage, outre son effet comique, permet de mettre en scène des idées et des regards sur l’histoire sans tomber dans le « théâtre à thèse », ni dans un théâtre mettant en scène abstraitement des idées.

1.1.1.a. La Tortuga de Darwin ou l’Histoire vue « d’en bas »

Pensons par exemple à La Tortuga de Darwin, où il s’agit de la tortue de Darwin en personne qui vient rendre visite au renommé Professeur d’Histoire afin de l’informer de l’inexactitude de certains des chapitres de son Histoire de l’Europe Contemporaine. En effet, elle affirme être un témoin direct de tous les grands événements historiques européens depuis 1808, sa date de naissance. Tout au long de la pièce, elle expose sa vision de l’Histoire au professeur au début incrédule, puis de plus en plus intéressé, à mesure qu’il s’aperçoit de la véracité de ses propos. Le récit de la tortue est truffé de petites réflexions qui nous rappellent qu’elle est une tortue, et qui nous empêchent de prendre son discours comme une leçon d’histoire. Lorsque le professeur l’interroge sur ce qu’elle a vu à Moscou en octobre 1917, celle-ci répond « Bueno, yo llegué en Diciembre del 22. Es mi sino: siempre llego tarde ». Le professeur enthousiaste s’exclame : « ¡Conoció a los líderes de Octubre! », ce à quoi elle rétorque « Sobre todo por los pies. En aquella época, yo a la gente la conocía por los pies »1.

1.1.1.b. Vers une dramaturgie verbale du regard

Juan Mayorga construit souvent ses pièces à partir de différents regards, différents points de vue sur un même événement. Ceci non pas dans un but relativiste, sûrement pas, ni pour des raisons strictement esthétiques (dramaturgie de la variante, de la réécriture, écriture-palimpseste), mais afin d’obliger le spectateur/lecteur à se poser des questions « en situation ».

Dans Himmelweg, nous écoutons les justifications d’un délégué de la Croix Rouge qui a visité un camp de concentration pendant la Seconde Guerre Mondiale et a écrit un rapport positif sur les conditions de vie des juifs dans les camps, car il n’y « a rien vu d’anormal ». C’est à travers les yeux et le regard du délégué que nous faisons à notre tour la visite du camp : nous sommes conduits à nous demander quel rapport nous aurions écrit à sa place, à nous remettre en question et à nous rendre à l’évidence que « la realidad no es evidente », comme l’affirme Juan Mayorga, et il ajoute : « hay que hacer un esfuerzo para mirarla. (…) En el teatro de ideas lo que importa son las ideas del espectador, provocar su desconfianza hacia lo que se dice2».

Finalement, dans Ultimas palabras de Copito de Nieve, le singe philosophe du zoo de Barcelone décrète que contrairement à ce que ses visiteurs croyaient, ce n’est pas eux qui le regardaient, mais lui qui les a observés pendant toutes ces années : « He tenido mucho tiempo para observarlos. Me pusisteis aquí para mirarme, pero era yo quien os miraba3». La perspective du regardé/regardant est inversée non seulement dans le cadre de la fiction, mais aussi dans celui de la réception de l’œuvre théâtrale : nous allons au théâtre voir des acteurs, des personnages, mais c’est de nous qu’il s’agit, ces questions posées sur scène s’adressent à nous. Cette inversion de la perspective crée une interaction entre la scène (le plateau) et la salle.

1.2. La scène comme laboratoire d’idées en action et en interaction avec le spectateur/lecteur

1.2.1. Les idées sont en interaction sur scène, mais aussi entre la scène et la salle

Les dialogues et échanges d’idées ont lieu sur scène : dans La Paz Perpétua par exemple, on assiste à une joute oratoire – et parfois physique – entre trois chiens, trois candidats pour un poste au sein d’une brigade antiterroriste. On leur demande d’exposer comment ils conçoivent leur rôle dans la lutte contre le terrorisme, leur fonction, ainsi que de définir leur idée de Dieu et la notion de terrorisme. Mais à la fin de la pièce, le débat n’aboutit pas, aucune des trois thèses n’est finalement choisie comme étant la « bonne » : aucun chien n’est retenu par la brigade. Et Juan Mayorga va même plus loin, car le rideau tombe sur le meurtre des trois chiens par l’humain de la brigade antiterroriste qui devait les recruter. Cette fin absurde, amère et violente ne laisse pas indifférent, et pousse à la réflexion sur les notions qui ont été non seulement évoquées, mais mises en scène, « en situation ».

1.2.2. Les mots au théâtre remettent en question les apparences

Loin d’écrire des textes qui voudraient exposer une doctrine et convaincre, Mayorga propose un regard qui mène le spectateur à sortir de sa perception habituelle du réel et de l’histoire, son œuvre a pour but de « déranger » et d’interroger le lecteur/spectateur. Le dramaturge montre, nous l’avons vu, que le regard définit et conditionne notre rapport à autrui. C’est pourquoi il souhaite se défaire de ce regard conditionné (au moins) le temps d’une pièce de théâtre, et pour cela, il plaide pour le « langage de la vie » dont parle Antonin Artaud, un langage qui met en avant la capacité des mots à questionner les apparences et à observer la réalité d’un regard nouveau.

Mais les mots, dira-t-on, ont des facultés métaphysiques, il n’est pas interdit de concevoir la parole comme le geste sur le plan universel (…) comme une force active et qui part de la destruction des apparences pour remonter jusqu’à l’esprit4.

Ainsi, pour Artaud comme pour Mayorga, les mots comme « force active » deviennent une façon d’appréhender le réel à partir des sens, de se confronter directement à la chair du monde au lieu de partir d’idées, de concepts, de systèmes de pensée préétablis. En d’autres termes, il s’agit de rompre avec un langage dans lequel l’intelligible a davantage de poids que le sensible.

1.3. Mise en scène du corps des mots, du « bruissement de la langue »

Au théâtre, les mots ont d’une part la fonction référentielle qui leur est propre dans la réalité, mais d’autre part, puisqu’ils sont placés au devant de la scène, ils deviennent un matériau observable en lui-même. Ils ne sont pas forcément là pour dire quelque chose, mais simplement pour être sur scène. Cette non-fonctionnalité du langage permet de percevoir les mots comme présence physique, et non plus comme transparence s’effaçant pour dire quelque chose. Ainsi, lorsque les paroles rompent avec l’évidence du langage, nous butons sur elles en les lisant ou en les entendant, nous butons sur leur corps, au lieu de passer à travers elles.

Or le théâtre est un espace particulièrement adapté à la mise en scène de l’éventail des possibilités plastiques, corporelles et musicales du langage. Sur scène on peut jouer avec les possibilités de sonorisation des mots, avec leurs différentes manières de se projeter dans l’espace : mettre en évidence la mystérieuse capacité des sons de faire sens. C’est peut-être l’un des défis du théâtre que de parvenir à montrer et à faire entendre « le bruissement de la langue » dont parle Roland Barthes5.

Cartas de amor a Stalin est l’une des œuvres de Juan Mayorga qui met en évidence l’étroitesse du lien entre le langage et le corps. Lorsque Boulgakova décide d’imiter Staline afin d’aider son mari à écrire « la » lettre qui fera réagir le dictateur, celle qui obtiendra une réponse, elle imite le discours de ce dernier mais aussi sa façon d’agir et de parler : « Ella vacila ; busca postura, tono ». Comme le soulignent les didascalies, les paroles de Staline sont indissociables de son corps ; afin d’acquérir une existence propre, il leur est indispensable d’être accompagnées de la matérialité du corps de Staline : « Ella ya está buscando en su cuerpo el de Stalin6 ».

2. Le théâtre de Juan Mayorga : un regard sur les relations humaines  à travers le prisme du langage

C’est à travers le prisme du langage que Juan Mayorga met en scène les interactions entre les êtres humains, tout en défiant le spectateur à réfléchir sur le rôle du langage dans la société.

2.1. De l’interaction verbale aux actes de langage

La mise en scène du langage au théâtre met en évidence que les éléments du discours ne se limitent pas à dire : ils font quelque chose sur scène (c’est le cas des énoncés performatifs), ou bien ils entraînent ou supposent une action ou une réaction, et dans tous les cas ils agissent sur l’interlocuteur et sur le spectateur. Ainsi, pour Anne Ubersfeld, le théâtre est un espace privilégié pour l’analyse de l’action du langage, car « si quelque chose est réel sur scène, c’est bien la parole humaine et ses fonctions, même si ses conditions de production sont simulées7. » D’après Ubersfeld, le théâtre montre le langage « en situation », et « exhibe » le fonctionnement du langage, ses « règles du jeu » : « décollées de leur efficacité dans la vie, elles deviennent visibles8 ».

Ces remarques sont particulièrement pertinentes en ce qui concerne le théâtre de Juan Mayorga, où le langage est envisagé comme sujet dans plusieurs textes comme nous le verrons plus loin, mais où il est aussi mis en scène « en situation ». Dans Cartas de amor a Stalin par exemple, il y a une mise en abyme du théâtre comme espace d’« expérimentation » du langage et de ses effets sur les destinataires. En effet, la femme de l’écrivain et dramaturge Boulgakov propose à ce dernier de jouer le rôle de Staline afin de l’aider à trouver les “mots justes” qui convaincront le chef d’Etat de lever la censure qui pèse sur ses œuvres. Pour cela, elle passe avec son mari une sorte de pacte, de « contrat », pour reprendre la terminologie d’Anne Ubersfeld9.

BULGÁKOVA.-Si eso te ayuda, puedo… imaginar que soy Stalin y reaccionar como él reaccionaría ante tu carta. Puedo ponerme en su lugar.

Le but de leur jeu d’imitation est d’anticiper « l’effet des paroles sur les gens », en l’occurrence sur Staline, de savoir « cómo reaccionará Stalin ante una frase como ésta10». Autrement dit, il s’agit pour le couple d’analyser l’ « action » des mots : Boulgakov et Boulgakova sont à la fois locuteurs et spectateurs du fonctionnement de la langue. À partir de l’imitation, de la tentative d’incarnation d’un personnage, le couple met en scène les conditions d‘exercice du langage dans le monde.

Le double « jeu d’imitation » (car il y a deux cadres scéniques : celui du jeu des personnages et celui du jeu des acteurs) commence avec la question suivante qui constitue le début de la rédaction de la lettre. Boulgakov demande à sa femme – qui est en train de devenir Staline :

No puedo escribir una palabra más sin preguntarme: cuanto vaya a escribir en futuro, ¿está condenando de antemano?

Silencio. Escéptico, Bulgákov espera la reacción de su mujer11.

L’interruption de Boulgakov est mise en évidence par les termes « silencio » et « espera » dans le texte didascalique, mais aussi graphiquement dans le texte par les espaces qui encadrent les didascalies. Ce blanc marque le début de la mise en scène, de la mise « en situation » de l’énoncé de Boulgakov adressé à Staline, mais auquel il revient à Boulgakova de répondre.

Cette question met en avant les trois actes différents et simultanés que l’on accomplit lorsqu’on prononce une phrase12La matière de l’énoncé, les phonèmes ont une signification (acte locutoire) : c’est une question qui révèle le désespoir de l’écrivain censuré et exposant l’absurdité de sa situation. Son effet perlocutoire porte à la fois sur l’émetteur et sur le récepteur (qui est double au théâtre : il s’agit de l’interlocuteur – Boulgakova – et du spectateur, et de fait triple ici puisque l’interlocutrice (ré)agit comme s’il était quelqu’un d’autre  Staline – alors que ses sentiments sont pratiquement opposés à ceux de cet autre qu’elle tente d’incarner). L’effet perlocutoire de l’énoncé sur l’émetteur, Boulgakov, accroît son propre désespoir, sa sensation d’être annihilé comme être et comme écrivain, quoiqu’il écrive ou qu’il fasse. Sur l’interlocutrice, Boulgakova, cet énoncé provoque de la compassion au sens fort du terme, comme chez le spectateur. En revanche, sur le personnage que Boulgakova représente (Staline), l’effet produit est celui du mépris et de la colère.

Quant à la force illocutoire de l’énoncé, elle apparaît de façon évidente dans cette question de Boulgakov qui crée un « contrat » d’une part avec sa femme (elle accepte de « devenir » Staline), et d’autre part avec le « vrai » Staline, car du moment que l’écrivain décide de lui adresser la lettre, il présuppose que le dictateur va lui répondre et éventuellement, s’il a été touché par ses paroles, lui rendre sa liberté d’écrivain. Le présupposé de ce double contrat est que Staline peut répondre – c’est une possibilité sur laquelle se fondent les espoirs de l’écrivain, espoirs qui motivent le processus d’écriture et déclenchent le « jeu » au sein du couple13.

Ainsi, Cartas de Amor a Stalin, comme beaucoup d’autres textes de Mayorga, notamment Hamelin ou El traductor de Blumemberg, met en scène un « modèle réduit des milles et une façons dont la parole agit sur autrui », ce qui est le propre du théâtre selon Anne Ubersfeld. D’après elle, c’est sur les « conflits de langage » plus que d’idées et de sentiments que le théâtre contemporain met l’accent14.

2.2. Le langage comme prisme reflétant et déterminant les relations humaines

2.2.1. Le rôle des « interactions linguistiques » dans la société et dans les relations humaines : Hamelin et Animales Nocturnos

Le langage n’est pas seulement un moyen d’exister pour les personnages de théâtre qui sont des êtres de parole, il ne fait pas seulement l’objet d’une expérimentation comme dans le fragment que nous venons d’analyser de Cartas de Amor a Stalin, il devient sujet dans plusieurs des pièces de Juan Mayorga. En effet, le « métalangage » est fréquent dans l’œuvre du dramaturge, où aussi bien les didascalies que les personnages parlent du langage – et le font parler –, de son pouvoir, de ses effets, de ses perversions, et de ses limites. Hamelin par exemple est « une œuvre sur le langage », comme l’annonce au beau milieu de la pièce le personnage de l’ « acotador », terme que nous avons traduit par « narrateur épique15 » : « Esta es una obra sobre el lenguaje. Sobre cómo se forma y cómo enferma el lenguaje16 ».

Dans cette pièce, Juan Mayorga met en évidence que « les échanges linguistiques sont susceptibles d’exprimer de multiples manières les relations de pouvoir17 ». Le poids des mots dépend de celui qui les énonce et de la façon dont ils sont formulés, c’est ce que montre Hamelin, où les paroles jargonnantes de la psychopédagogue Raquel sont imprégnées de « savoir » et donc de pouvoir, et empêchent la possibilité d’une vraie communication entre elle et les autres. L’assurance avec laquelle elle juge l’enfant victime de pédérastie (Josemari) et sa famille se traduit par un langage « apparemment neutre, mais qui sert son intérêt18 », fait remarquer Juan Mayorga. Dans cette pièce, le langage de ceux qui sont du côté du savoir et du pouvoir, Raquel et le juge Montero, s’oppose à celui de la famille de Josemari, une famille très humble, dont la pénurie commence selon Juan Mayorga, « parce qu’ils sont incapables de configurer un récit qui ordonnerait leurs expériences19. » Cette pièce met en évidence que le langage est malade, qu’il ne fait que renforcer les inégalités entre êtres humains et les empêche de communiquer véritablement.

Cette violence des mots qui instaure des rapports de domination/soumission entre les hommes est visible dans une autre pièce de Mayorga, Animales Nocturnos20. Ce texte met en scène une société où les hommes sont divisés en deux catégories : ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas, des hommes « dans la loi » et des hommes « hors la loi ». Ainsi, le personnage de l’ « Homme Petit » utilise la condition d’immigrant clandestin de l’ « Homme Grand », pour exercer sur lui une violence latente. Du fait de cette inégalité de départ, la communication entre les deux hommes s’établit sous le signe de la violence et de la domination : l’ « Homme Petit » s’approprie petit à petit la vie de sa victime « sans papiers ». Il commence par l’obliger à rester boire un verre avec lui dans un bar (premier tableau), ensuite à se promener avec lui, il l’emmène au zoo voir des « animaux nocturnes » (quatrième tableau), plus tard il le fait monter chez lui pour l’aider à peindre des petits bonhommes pour le « train nocturne » qu’il a fabriqué. Mais Juan Mayorga s’efforce de montrer que la violence entre les hommes n’est pas nécessairement directe, ou unilatérale, et elle peut être inversée : « il n’y a pas d’esclaves et de maîtres purs21 », affirme-t-il dans son entretien avec José Ramón. En effet, finalement c’est l’ « Homme Petit » qui devient complètement dépendant de sa victime, et l’on s’aperçoit qu’il souffre d’une solitude extrême, et ne parvient plus à communiquer avec sa femme, car celle-ci s’est renfermée sur elle-même, ne lui adresse plus la parole, et passe ses nuits à regarder des émissions pour insomniaques à la télévision.

Finalement, le rapport de domination/soumission des deux hommes est similaire à celui de Staline et Boulgakov dans Cartas de Amor a Stalin, où la parole devient aussi une arme, un instrument qui renforce la domination sociale ou politique22.

2.2.3. Interactions entre langage et réel, ou comment le langage peut cacher le réel

Himmelweg met en évidence la capacité du langage à cacher le réel, à le déguiser : le commandant du camp de concentration a réussi, à travers la parole, à organiser une mascarade et à faire croire au délégué de la Croix Rouge que le camp qu’il est en train de visiter est une « ville normale ». Dans cette pièce, les mots déguisent, nient la réalité, ils ne sont qu’euphémismes, et sont presque à prendre par antiphrase. Le leitmotiv dans le discours du commandant, « revenez quand vous voudrez », ainsi que l’insistance au début de la visite sur le fait que l’ « invité a l’autorisation d’ouvrir n’importe quelle porte23 » ne sont que des mots affectant la gentillesse et la volonté d’entière franchise pour mieux cacher l’horreur véritable. Le langage parvient dans Himmelweg à faire illusion sur la seule personne qui aurait pu dire la vérité au monde extérieur au camp (« yo era los ojos del mundo »), et le délégué de la Croix Rouge prendra malgré lui la relève des euphémismes du commandant dans le rapport positif du camp qu’il écrit après sa visite :

Las condiciones higiénicas son satisfactorias. La gente está correctamente vestida (…) Las condiciones de alojamiento son modestas pero dignas. La alimentación parece suficiente. (…) Cada cual es libre de juzgar las disposiciones tomadas por Alemania para resolver el problema judío. Si este informe sirve para disipar el misterio que rodea al asunto, será suficiente24.

Les termes soulignés correspondent aux modalisateurs (« parece suficiente »), aux nuances (« modestas pero dignas »), en un mot aux euphémismes qui poursuivent le jeu du « paraître » du commandant. Finalement, le titre de la pièce constitue peut-être le plus affreux euphémisme de ce texte : Himmelweg signifie « chemin du ciel » et désigne la rampe en ciment, ce chemin qui mène à ce qui est censé être l’« infirmerie », c’est-à-dire la chambre à gaz. C’est une métaphore de l’œuvre entière comme représentation, comme construction du mensonge, d’un monde parallèle et faux au moyen du langage (verbal et gestuel).

Par ailleurs, dans Ultimas Palabras de Copito de Nieve, le singe philosophe dénonce dans son discours les euphémismes caractéristiques du langage et de l’être humain. Au fur et à mesure qu’augmente la douleur d’un Copito agonisant, ses mots deviennent plus agressifs et lucides, ils deviennent la voix de la vérité, tandis que ceux du gardien deviennent de plus en plus ridicules à mesure qu’ils tentent de dissimuler cette « fin désagréable » (« Por favor, olviden este feo final25) ». Après plusieurs vaines piqûres d’anesthésie, le gardien décide de donner une « bonne mort » au singe, c’est-à-dire de l’euthanasier, sûrement pas pour qu’il cesse de souffrir, mais pour qu’il cesse de dire des vérités. Dans cette œuvre, Juan Mayorga montre la tendance de l’homme à euphémiser le réel, incarnée dans le personnage du gardien.

Afin d’échapper aux pièges du langage courant et dominant, aux tics linguistiques qui révèlent une certaine vision du réel et en cachent d’autres, Juan Mayorga choisit de mettre en évidence les « failles » du langage, c’est-à-dire non seulement la capacité à tromper et à dissimuler du langage, mais encore les moments où l’interaction verbale et humaine (la communication) échoue. D’autre part, pour pallier cet échec du langage, Juan Mayorga propose dans ses œuvres un autre type de langage, qui se construit à partir de l’interaction entre mots et images suggérées, entre dit et non-dit, entre vu et imaginé. Un langage de l’ « entre-deux ».

3. Une écriture de l’« entre-deux »

3.1. Interaction entre mots et images

Une grande partie des textes de Juan Mayorga est caractérisée par une « scénographie verbale », c’est-à-dire que l’espace et le temps y sont construits à travers la parole des personnages. Les personnages donnent à voir des images et donc à ressentir des expériences à travers leurs paroles.

C’est « la parole [qui] crée le décor, comme le reste26 ». Cette dramaturgie du verbe implique un décor minimaliste et invite l’imaginaire du spectateur à s’engouffrer dans l’ « entre-deux » du texte et du plateau, et à créer ses propres images. Hamelin, par exemple, est « une pièce sans illumination, sans scénographie, sans costumes », nous avertit le narrateur épique27. Sa réflexion d’ordre général sur le théâtre, « Au théâtre, seul le spectateur peut créer le temps28 », est un axiome, un mot d’ordre à partir duquel on peut lire et voir toute la pièce. Seul le spectateur peut créer ce qui est évoqué sur scène par les mots, c’est en lui et non pas seulement sur scène que va avoir lieu l’«expérience » théâtrale.

Le déploiement d’effets spéciaux, de sons, de technique, ne serait jamais capable de construire des images aussi extraordinaires que celles que les paroles peuvent évoquer, réveiller, chez le spectateur. Pour Juan Mayorga, si l’image est essentielle au théâtre, il s’agit d’une image différente de celle que l’on trouve dans les télécommunications, dans les médias : l’image que l’on voit au théâtre est de la même nature que celle que l’on voit en rêve. La vérité du travail du scénographe repose en effet pour le dramaturge dans cette affirmation : « un chiffon attaché à un bâton est une petite fille29 ». C’est-à-dire qu’à partir de peu de décor, de peu d’accessoires, et de peu de paroles, l’on peut créer les images les plus puissantes. Dès le prologue de Hamelin, Juan Mayorga affirme : « El origen del teatro, y su mayor fuerza, está en la imaginación del espectador30 ».

D’où l’affirmation de Peter Brook dans l’Espace vide : « Un homme marche dans cet espace vide tandis qu’un autre l’observe, et c’est tout ce dont on a besoin pour réaliser un acte théâtral » : un regard (interaction silencieuse) suffit pour créer un acte théâtral.

3.2. Vers une dramaturgie de l’« entre-deux »

La dramaturgie du verbe de Mayorga met en scène l’interaction entre différentes langues et différents langages, mais aussi entre le langage et les silences du texte et du plateau.

3.2.1. Le thème du voyage chez Juan Mayorga, une métaphore de la traduction

Dans El traductor de Blumemberg, Blumemberg et son traducteur voyagent en train vers une destination incertaine, et ce voyage mène à une interrogation sur le langage et l’identité. Assister à une pièce de théâtre de Juan Mayorga serait peut-être comme entreprendre ce voyage. Dans El traductor de Blumemberg, il y a plusieurs voyages : celui de Blumemberg et de son traducteur vers Berlin, celui du fascisme (incarné dans le livre que Blumemberg souhaite faire traduire), qui change de langue, et celui qui a lieu entre l’âme de Blumemberg et celle de son traducteur. Ainsi, le voyage des personnages fait écho au voyage des paroles qui passent non seulement d’une langue à l’autre (de l’allemand à l’espagnol), mais encore d’un esprit à l’autre. A la fin, Calderón devient une espèce de double de Blumemberg et s’approprie ses paroles. C’est donc aussi le voyage et la propagation des idées fascistes qui sont mis en scène.

Le sujet de la traduction intéresse particulièrement Juan Mayorga car il implique non seulement l’interaction entre les langues, entre les différentes expériences vitales des êtres humains, mais encore l’interprétation ou l’adaptation de textes de théâtre. « El adaptador es un traductor. Para ser leal, el adaptador ha de ser traidor », écrit-il31. En effet, pour lui, adapter un texte c’est le traduire, exercer un «déplacement herméneutique» (Steiner), le transporter vers une autre réalité, un autre cadre spatio-temporel, d’autres référents. De même, jouer un texte, le mettre en scène, c’est aussi le déplacer vers un autre cadre, l’adapter à un autre espace et à d’autres attentes.

Ainsi, le théâtre conçu comme espace de traduction, d’adaptation linguistique d’un domaine à un autre, devient l’espace idoine pour jouer avec les signifiants et les signifiés du langage, pour les faire interagir de façon nouvelle, surprenante, pour mener le lecteur/spectateur à renouveler son rapport au langage, au texte et à l’image. En effet, l’essence de la traduction, comme celle du théâtre, ne réside en aucun cas dans la ressemblance avec l’original, « car dans sa survie [de la traduction], qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie32 », comme l’écrit Walter Benjamin.

Ces nouvelles dynamiques et formes d’interaction créent l’ « entre-deux » du langage dramatique mayorguien.

3.2.2. Une dramaturgie de l’ « entre-deux » ?

La « scénographie verbale » que nous avons évoquée permet de jouer avec les décalages entre le dit par les personnages et le vu/montré sur le plateau. Ces tensions entre langages verbal et visuel incarnent les « trous » (Ubersfeld) propres au langage théâtral et ouvrent la voie à une écriture de l’ « entre-deux » (Barthes).

En suivant la définition de Roland Barthes du « texte de jouissance », nous pouvons peut-être qualifier le théâtre de Juan Mayorga de «théâtre de jouissance33 », dans la mesure où les « creux », les « failles » du texte et de la scène sont mis en avant, et où c’est au spectateur/lecteur, dont « les assises historiques, culturelles, psychologiques » sont rendues plus fragiles par ce qu’il a lu/vu, qu’il revient de les remplir.

Conclusion

La lecture, la réception, des pièces de Juan Mayorga implique une interaction fondamentale entre deux types de lectures : celle qui va directement « aux lieux brûlants de l’anecdote34 », qui s’attache à l’histoire mise en scène, et celle qui porte son regard sur la nature des différents langages mis en scène, sur la matérialité de ces langages. Or, c’est au lecteur de choisir sa lecture, de créer son « entre-deux » lectures, et au spectateur de choisir où porter son regard et comment regarder.

Cette interaction qui fait du récepteur un co-créateur de l’œuvre ne répond pas seulement à une motivation esthétique, littéraire, linguistique, mais encore éthique et humaniste : c’est le double de l’humanité qui est mis en scène, et les questions et conflits posés sur scène sont aussi les nôtres. Inversement, ce n’est pas seulement le spectateur/lecteur qui agit sur le texte de théâtre en le complétant, en le rendant vrai, mais aussi le texte, le spectacle qui agit sur le spectateur/lecteur. Pour Mayorga, la pièce sera réussie si le spectateur sort de la salle de théâtre en ayant été touché, changé, c’est-à-dire en ayant vécu une véritable « expérience ».


Notes

1 –  MAYORGA Juan, La Tortuga de Darwin, Ñaque, Ciudad Real, 2008, p.25. Notre traduction : « En fait, je suis arrivée en Décembre 1922. C’est mon destin : j’arrive toujours en retard », « Vous avez connu les leaders d’Octobre ! », « Surtout leurs pieds. A cette époque, c’est par les pieds que je connaissais les gens ».

2 –  MAYORGA Juan, dans Liz Perales, Juan Mayorga, El Cultural, 11 septembre 2003, www.elcultural.es. Edité par El Cultural Electrónico. Notre traduction: “La réalité n’est pas évidente, il faut faire un effort pour la regarder (…) Dans le théâtre d’idées ce qui est important ce sont les idées du spectateur, provoquer saméfiance envers ce qui est dit ».

3 –  MAYORGA Juan, Ultimas palabras de Copito de Nieve, Ñaque, Ciudad Real, 2004, p.41. Notre traduction: “J’ai eu beaucoup de temps pour vous observer. Vous m’avez mis là pour me regarder, mais c’était moi qui vous regardais ».

4 –  ARTAUD Antonin, Le théâtre et son double, Gallimard, Paris, 2001, p.108.

5 –  BARTHES Roland, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Paris, 2000.

6 –  MAYORGA Juan, Cartas de Amor a Stalin, Sociedad General de Autores y Editores, Madrid, 2000, p.17. Notre traduction: “Elle vacille; elle cherche la posture, le ton”, “Elle est déjà en train de chercher dans son propre corps celui de Staline”.

7 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Belin, Paris, 1996, p.101.

8 –  Ibid., pp.89-90.

9 –  « En disant « A ce soir », j’aurai avec le destinataire passé un contrat, un contrat soumis à des règles et qui dominera la suite de mes rapports langagiers avec lui », UBERSFELD, Anne, Ibid., p.92.

10 –  « Tú eres el escritor. Conoces el efecto de las palabras sobre la gente », dit Boulgakova à son mari, dans Cartas de Amor a Stalin, op.cit., p.16. Notre traduction: « C’est toi l’écrivain. C’est toi qui connais l’effet des paroles sur les gens ».

11 –  MAYORGA Juan, Cartas de Amor a Stalinop.cit., p.17. C’est nous qui soulignons. Notre traduction : « Je ne peux pas écrire un mot de plus sans me demander : est-ce que tout ce que je vais écrire dans le futur est condamné d’avance ? Silence. Sceptique, Boulgakov attend la réaction de sa femme ».

12 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III, op.cit., p.92 : Il s’agit des actes locutoireperlocutoire, et illocutoire. L’acte locutoire résulte de la combinaison d’éléments phoniques, grammaticaux et sémantiques produisant une certaine signification ; par l’acte perlocutoire, ce même énoncé éveille chez l’interlocuteur des sentiments de peur, d’espérance, de satisfaction, de dégoût, etc ; finalement, il a une force illocutoire, « qui a construit un certain contrat entre moi et un autre », c’est un acte qui modifie les rapports entre les locuteurs, et qui produit un contrat entre les parlants.

13 –  Jeu qui deviendra par la suite dangereux pour la santé mentale de l’écrivain, car celui-ci fera apparaître sur scène un Staline fantasmagorique, produit de son imagination.

14 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre IIIop.cit., p.93.

15 –  Le terme « acotador », néologisme créé à partir du terme « acotaciones » (didascalies), pose des difficultés quant à sa traduction en français. Il y a plusieurs possibilités :Si on le comprend comme une sorte de « personnage didascalique », on peut le traduire par le terme « didascale », créé par MARTINEZ THOMAS, Monique et GOLOPENTIA, Sandra, dans Voir les didascalies, CRIC, Université de Toulouse-Le-Mirail, Institut d’Etudes Hispaniques et Hispano-américaines, pp.140-143. Mais à notre sens, ce personnage dépasse la fonction du didascale (« entité énonciative que l’on ne peut confondre avec un narrateur » et qui est « chargée de donner des instructions au cours de la représentation », dans Voir les didascalies, op.cit., p.192), puisqu’il commente les actions des personnages, les remet en question, remplit leurs silences, interpelle le spectateur. En outre, son point de vue ne se confond pas toujours avec celui de l’auteur. Ainsi, ce personnage n’est pas une simple incarnation de la figure auctoriale, ni une incarnation du texte didascalique, ses paroles n’ayant pas pour seule finalité celle d’ «engendrer une action » (Ibidem), comme celles du didascale. Finalement, le terme « annoncier » qui apparaît dans la traduction française d’Yves Lebeau désigne selon le Trésor de la Langue Française « celui qui dans un spectacle est chargé de l’annoncer », ce qui ne correspond pas à notre sens au rôle de ce personnage/voix didascalique qui est présent tout au long du spectacle. Nous avons donc finalement choisi de traduire ce terme par « narrateur épique » bien qu’il diffère du narrateur brechtien dans la mesure où il n’a pas la tonalité moralisatrice présente chez Brecht. Le rôle du « narrateur épique » chez Mayorga serait plutôt de nous rappeler à tout instant qu’il s’agit d’une fiction qui est représentée, et que c’est à nous spectateurs/lecteurs de lui donner vie.

16 –  MAYORGA Juan, Hamelin, Ñaque, Ciudad Real, 2005, p.57. Notre traduction: « Ceci est une œuvre sur le langage. Sur comment le langage se forme et tombe malade ».

17 –  THOMPSON John B., dans BOURDIEU, Pierre, Langage et Pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p.7.

18 –  MAYORGA Juan, dans notre entretien du 7 avril 2008 placé en annexe de notre mémoire de Master 2; notre traduction.

19 –  Ibid.

20 –  MAYORGA Juan, Animales Nocturnos/El sueño de Ginebra/El traductor de Blumemberg, Madrid, La Avispa, 2003, pp.7-49.

21 –  MAYORGA Juan, dans RAMÓN FERNÁNDEZ, José, « Conversación con Juan Mayorga”, Primer Acto n°280, 1999, pp.54-59.

22 –  Ces textes mettent en évidence que « Toute interaction linguistique, aussi personnelle et insignifiante qu’elle puisse paraître, porte (…) les traces de la structure sociale qu’elle exprime et qu’elle contribue à reproduire », THOMPSON, Ibid, p.9.

23 –  MAYORGA Juan, Himmelweg, Dans Primer Acto n°305, 2004, p.32.

24 –  Ibid, p.36. C’est nous qui soulignons. Notre traduction : “Les conditions d’hygiène sont satisfaisantes. Les gens sont correctement vêtus. (…) Les conditions de logement sont modestes, mais dignes. (…) L’alimentationsemble suffisante. Chacun est libre de juger les dispositions prises par l’Allemagne pour résoudre le problème juif. Si ce rapport sert à dissiper le mystère qui entoure la question, cela sera suffisant ».

25 –  MAYORGA Juan, Ultimas palabras de Copito de Nieve, Ñaque, Ciudad Real, 2004, p.43.

26 –  QUILLARD,Pierre, Revue d’art dramatiquemai 1891, t. XXII, p.181.

27 – MAYORGA Juan, “Hamelin es una obra sin iluminación, sin escenografía, sin vestuario », Hamelin, op.cit., p.28.

28 –  “Ha pasado el tiempo. En teatro, el tiempo es lo más difícil. No basta decir: “Han transcurrido diez días”. O decir: “La tarjeta lleva una hora sobre la mesa”. En teatro, el tiempo sólo puede crearlo el espectador. Si el espectador quiere, la tarjeta lleva una hora sobre la mesa, junto al teléfono”. MAYORGA, Juan, Hamelin, op.cit., p.37. Notre traduction: ”Le temps a passé. Au théâtre, le temps est le plus difficile. Il ne suffit pas de dire “Dix jours se sont écoulés”. Ou « Cela fait une heure que la carte de visite se trouve sur la table ». Au théâtre, seul le spectateur peut créer le temps. Si le spectateur le veut, cela fait une heure que la carte se trouve sur la table, près du téléphone ».

29 –  « Un trapo atrapado a un palo es una niña », “La humanidad y su doble”, dans Pausa, 1994, pp.158-162.

30 –  MAYORGA Juan, dans “Érase una vez una escuela tan pobre que los niños tenían que llevarse la silla de casa”, prólogo de Hamelinop.cit., p.9.

31 –  MAYORGA Juan, « La misión del adaptador », en CALDERÓN DE LA BARCA, Pedro, El monstruo de los jardines, Fundamentos, Madrid 2001, pp. 61-66. Notre traduction: “L’adaptateur est un traducteur. Pour être loyal, l’adaptateur doit être un traître ».

32 –  BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur »,dans Oeuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p.249.

33 –  « Texte de jouissance : fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage », BARTHES Roland, Le plaisir du texte, Seuil, Paris, 1970, p.22-23.

34 –  Ibid.


Bibliographie

ARTAUD Antonin. Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, 2001, 160p.

BARTHES Roland. Le bruissement de la langue, Essais critiques IV. Paris : Seuil, 2000, 448p.

BENJAMIN Walter. « La tâche du traducteur », Oeuvres I. Paris, Gallimard, 2000, 195p.

MAYORGA Juan. La Tortuga de Darwin. Ciudad Real : Ñaque Editora, 2008, 61p.

MAYORGA Juan. Liz Perales, Juan Mayorga, El Cultural, 11 septembre 2003. Disponible sur <elcultural.es>.  Édité par El Cultural Electrónico.

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MAYORGA Juan. Cartas de Amor a Stalin. Madrid : Sociedad General de Autores y Editores, 2000.

MAYORGA Juan. Hamelin. Ciudad Real : Ñaque Editora, 2005, 80p.

MAYORGA Juan. Animales Nocturnos/El sueño de Ginebra/El traductor de Blumemberg.  Madrid : La Avispa, 2003.

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MAYORGA Juan. « La misión del adaptador », en CALDERÓN DE LA BARCA Pedro. El monstruo de los jardines. Madrid : Fundamentos, 2001, 192p.

QUILLARD Pierre. Revue d’art dramatique, t. XXII, mai 1891.

THOMPSON John B. dans BOURDIEU Pierre. Langage et Pouvoir symbolique. Paris : Seuil, 2001, 432p.

UBERSFELD Anne. Lire le théâtre III. Éditions Belin, coll. Belin Sup Lettres, 1996, 224p.

Vicente Blasco Ibáñez et le roman cinématographique : l’exemple de Sangre y Arena

Cécile Fourrel de Frettes
Doctorante, Allocataire-Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
ceciledf/@/gmail.com

Pour citer cet article : Fourrel de Frettes, Cécile, « Vicente Blasco Ibáñez et le roman cinématographique : l’exemple de Sangre y Arena. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

En 1916, Vicente Blasco Ibáñez (1867-1928) fit sa première grande incursion dans le monde du cinéma en adaptant pour le grand écran son roman de 1908, Sangre y Arena. Pour le réaliser, il s’associa au cinéaste français Max André. Le passage du dispositif littéraire au dispositif cinématographique inaugurait, dans la carrière de l’auteur, une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ce qu’il appela « le roman cinématographique » (novela cinematográfica). Quelles étaient les implications d’une telle expression ? Quelle dimension d’accessibilité à ses récits le romancier voulait-il privilégier ?

D’abord, nous tentons de répondre à ces questions en analysant le processus créateur qui donna naissance au film. Puis, par l’étude du scénario qu’il rédigea, nous essayons de comprendre la façon dont il concevait la transposition de son récit en images. Enfin, il faut préciser que ce texte fut publié de façon à être lu indépendamment du film. Ces circonstances nous conduisent à repenser le « roman cinématographique » en tant que genre hybride.

En nous appuyant sur la théorie des dispositifs développée par le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, nous nous attacherons à étudier les potentialités de ce type de texte en tant que « matrice interactionnelle ».

Mots-clés : roman cinématographique  – récit – cinéma muet espagnol – scénario – matrice interactionnelle – roman visuel

Abstract

In 1916, Vicente Blasco Ibáñez (1867-1928) decided to produce a movie based on his own novel, Sangre y Arena (1908) – « Blood and Sand » in the English version. To do so, he worked with a French director named Max André, and wrote the script himself. And precisely at that time, the Spanish novelist invented a new way of telling stories – what he called « cinematic novel » (novela cinematográfica). What are the implications of such a term?

The analysis of the script provides us with some answers. Indeed, this document helps us to understand how V. Blasco Ibáñez designed the transition from text to movie. Besides, because of its hybridity, this kind of production appears as the driving force of the interactions between text and picture. Eventually, these considerations enable us to offer a new vision of the « cinematic novel » concept.

Key-words: cinematic novel –  narrative – spanish silent films – film script – matrice interactionnelle – visual novel


Sommaire

1. Le roman cinématographique, produit d’une maison d’édition innovante
2. Le scénario : un intermédiaire dans le passage de l’écrit à l’écran
3. Le roman cinématographique : « une matrice interactionnelle »
Conclusion
Notes
Bibliographie
Filmographie succincte

Le romancier espagnol d’origine valencienne Vicente Blasco Ibáñez s’intéressa très tôt aux possibilités offertes par le cinéma muet1. Alors que les premiers films attribués aux espagnols datent de 18962, dès 1900, l’écrivain fit allusion dans ses romans à ce que Ricciotto Canudo qualifia à partir de 19193 de « septième art »4. En 1914, on commença à adapter ses œuvres au cinéma : El Tonto de la Huerta, attribué à José María Codina et La Tierra de los Naranjos d’Albert Marro sont les premiers films inspirés des romans de l’écrivain. Ces productions espagnoles – dont toutes les copies semblent aujourd’hui perdues – étaient basées sur les deux premiers succès éditoriaux de V. Blasco Ibáñez : La Barraca et Entre Naranjos, respectivement. Cependant, ce n’est qu’en 1916 que le romancier entra véritablement en contact avec le monde de la création cinématographique lorsqu’il décida de se lancer dans l’adaptation de son roman de 1908, Sangre y Arena – « Arènes sanglantes » dans la version française – qui avait su séduire en Espagne, mais aussi beaucoup à l’étranger. Le film – restauré en 19985 – transposait en images les exploits et les déboires d’un jeune torero plein d’ambition, Juan Gallardo, qui voit sa célébrité et sa carrière soumises aux bonnes grâces d’un public en quête de frissons et de sensations fortes. Pour la réalisation du film, l’écrivain prit comme associé un cinéaste français, Max André, et participa activement au tournage. Cette collaboration artistique donna naissance à ce que V. Blasco Ibáñez appella la novela cinematográfica (roman cinématographique). D’une part, ce terme semble remplacer, chez l’auteur, celui plus commun de film. Dans ce cas, quelles sont les raisons motivant le recours à une terminologie différente de celle habituellement admise ? D’autre part, cette expression semble faire référence à une réalité hybride puisqu’elle rassemble deux médias et donc deux supports différents. Quelles sont les implications d’un tel croisement artistique ? À quel projet d’écriture cela correspond-t-il ?

La correspondance du romancier, qui constitue un véritable journal de bord de la gestation du film et des collaborations qu’elle suppose, devrait nous donner des éléments de réponse. Nous nous pencherons surtout sur le scénario d’Arènes sanglantes, rédigé par V. Blasco Ibáñez : en tant qu’outil intermédiaire entre l’écrit et l’écran, ce document nous aidera à comprendre comment le romancier concevait la transposition de son récit en images. Enfin, il faut préciser que ce texte fut publié de façon à être lu indépendamment du film. L’écrit, à son tour, venait donc relayer l’écran. Ces rapports interactionnels nous conduiront à repenser le concept de « roman cinématographique ».

1. Le roman cinématographique, produit d’une maison d’édition innovante

D’un premier point de vue, la correspondance de V. Blasco Ibáñez avec son associé et ami, Francisco Sempere, nous éclaire sur la place que l’écrivain entendait donner à l’activité cinématographique au sein de la maison d’édition qu’ils avaient fondée ensemble. Comme on le verra, l’intégration de ce domaine nouveau et innovant à l’importante Casa Prometeo est révélatrice des conceptions du romancier sur le cinéma. Cela nous permettra de comprendre la pertinence, dans un tel contexte, du terme de « roman cinématographique ».

L’entreprise dans laquelle l’écrivain se lançait en 1916 était audacieuse. En effet, la tâche d’adapter des œuvres littéraires au grand écran était généralement confiée aux professionnels du cinéma. Néanmoins, en tant que directeur de journal, éditeur et romancier, V. Blasco Ibáñez concevait depuis longtemps l’écriture en interaction avec l’image. En effet, dans les pages du quotidien El Pueblo qu’il créa en 1894, l’illustration jouait un rôle primordial. Par la suite, en tant que directeur littéraire de la Casa Prometeo, il travaillait en étroite collaboration avec les illustrateurs les plus renommés de l’époque6. D’ailleurs, certains d’entre eux réalisèrent aussi les affiches des adaptations cinématographiques de ses romans. Il existait donc une certaine forme de continuité entre ces collaborations et celle qui se mit en place en 1916 aux côtés de Max André.

Indéniablement, son aide dans la réalisation du film fut déterminante, d’autant plus que l’écrivain semblait assez inexpérimenté. En effet, dans ses lettres à Francisco Sempere, le romancier ne donnait aucune précision technique sur les modalités de l’élaboration du film, du tournage au montage. Tout cela paraissait très nouveau pour lui. Il fut même relativement impressionné par la quantité de matériel nécessaire à la fabrication du film. Ainsi, on peut lire dans l’une de ses missives (non datée) : « Llegamos anoche con centenares de kilos de cosas cinematográficas »7. Ce sont autant d’objets dont V. Blasco Ibáñez ignorait la fonction exacte, si ce n’est qu’elle avait à voir avec le cinéma. Par ailleurs, il est intéressant de constater, qu’au départ, il semblait considérer le tournage comme la partie essentielle de la création cinématographique. Le montage qui, pourtant, construit le sens du film était pour lui de l’ordre de la finition :

Ya no queda casi nada. Lo importante está hecho : Ahora, mientras Max André corta, prepara, etc., yo me iré unos diez días a Suiza, pues lo necesito por salud.

(Barcelone, le 14 juin 1916).8

Enfin, parce qu’il avait sous-estimé l’étape du montage, la fabrication du film nécessita plus de temps que prévu. Progressivement, V. Blasco Ibáñez prit conscience d’une certaine incompétence d’ordre technique. Quoiqu’il eût du mal à l’avouer, elle est perceptible, en filigrane, dans la manière dont il se réfère à Max André. Au départ, il parle de lui comme de son « collaborateur », puis le désigne par les termes de « metteur en scène » et enfin, finit par lui concéder le rôle de « réalisateur » qui semble effectivement lui revenir.

En revanche, c’est V. Blasco Ibáñez et la Maison Prometeo qui prirent entièrement en charge la production et tous les frais liés à la fabrication du film. Après avoir consulté les techniciens, l’écrivain fixa le budget à environ 40 000 anciens francs, budget qui serait dépassé. Confiant dans la rapide rentabilité du commerce cinématographique, il était convaincu de réaliser l’affaire la plus lucrative de sa carrière. Voilà pourquoi il entendait bien garder l’exclusivité du projet pour ne pas avoir à partager les bénéfices liés à la commercialisation du film avec d’éventuels partenaires. Ce fut encore lui qui se chargea de négocier les contrats avec les entreprises de distribution. Enfin, pour accueillir un tel projet, il créa même sa propre maison de production, Prometeo Film. Elle conservait le symbole de l’athlète à la torche de la Maison d’Édition, puisque ce n’était, en définitive, qu’une extension de celle-ci. Blasco pensait que les profits réalisés grâce au cinéma viendraient renflouer ses caisses. Convaincu que le commerce cinématographique représentait l’avenir de l’édition, il prévoyait d’employer, dès 1917, 20 à 30 opérateurs dont il avait déjà fixé le salaire – entre 20 et 25 pesetas par jour, d’après les lettres à F. Sempere. Il encourageait donc ses employés à se reconvertir dans ce domaine plein d’avenir, d’autant plus que, d’après lui, l’Espagne manquait encore cruellement de personnel formé à ce métier.

Ces projets de reconversion cinématographique révèlent que V. Blasco Ibáñez était bien conscient de l’investissement technique que supposait la production de films. Néanmoins, sa conception de l’élaboration d’un long métrage obéissait au même patron que celui de la fabrication d’un livre. L’écrivain place ces deux types de production sur le même plan, comme l’indique le recours récurrent, dans ses lettres, aux comparaisons entre le domaine éditorial et cinématographique. C’est sans doute en partie pour cette raison qu’il parle de « roman cinématographique » : comme s’il ne s’agissait que de la version en images de l’histoire imprimée. Par conséquent, d’un premier point de vue, l’activité cinématographique venait s’intégrer assez naturellement dans la sphère de l’édition qu’elle finirait par relayer.

Cependant, si la structure de production était en grande partie calquée sur celle de la maison d’édition, le choix d’un nouveau média, en d’autres termes, le passage du dispositif littéraire au dispositif cinématographique, supposait une nouvelle manière de raconter des histoires. L’étude du scénario rédigé par l’écrivain pour l’adaptation d’Arènes sanglantes au grand écran devrait nous permettre de comprendre comment V. Blasco Ibáñez concevait la transposition de son récit en images.

2. Le scénario : un intermédiaire dans le passage de l’écrit à l’écran.

Le scénario du film Arènes Sanglantes inaugura, dans la carrière de l’écrivain, une nouvelle forme d’écriture. Malheureusement, nous ne disposons pas du texte original, mais d’une version abrégée publiée par l’auteur et vendue en Espagne au prix de 10 centimes – le prix apparaît sur la couverture en bas à droite. Il s’agit d’un opuscule de 11 pages intitulé Argumento de la novela cinematográfica Sangre y Arena ainsi que l’on peut le lire sur la couverture. En haut de la première page, un sous-titre précise qu’il s’agit d’un extrait du scénario rédigé pour le film. D’un premier point de vue, cet objet hybride, à mi-chemin entre l’écrit et l’écran, semble avoir une dimension surtout pratique : il fait office d’intermédiaire entre le roman et le film. Dans quelle mesure le romancier s’adapta-t-il aux moyens propres au dispositif cinématographique pour le concevoir ? Cette démarche permet-elle d’éclairer le terme de « roman cinématographique » qu’il utilise de façon récurrente ?

Tout d’abord, l’histoire de départ a été considérablement simplifiée. Non seulement, certains épisodes n’apparaissent pas, mais surtout, tout semble avoir été réduit aux éléments relevant « du dire » et « du faire ». Ainsi, la peinture des sentiments humains, la description de l’intériorité des personnages par un narrateur omniscient, lesquelles occupaient une place importante dans le roman, ont été supprimées dans le scénario. Ce sont autant d’éléments qui ne peuvent être transposés directement au cinéma. Restent donc, principalement, de l’action et du dialogue. Néanmoins, pour pallier à cette sécheresse narrative et pour transcrire des ambiances, des sentiments ou des impressions, le scénariste a recours, entre autres, à la lumière.

Il est frappant de constater l’importance qu’il lui est accordée dès la première page, dans la présentation des personnages et de leur cadre de vie. Le texte s’ouvre sur « Bajo el cielo luminoso de Sevilla9» indiquant par là que, d’emblée, le spectateur se voit immergé dans une Espagne baignée de soleil. Plusieurs tableaux en clair-obscur se succèdent. Aux ténèbres de l’atelier dans lequel Juan apprend péniblement le métier de son père, s’oppose la lumière des corridas à l’air libre. Vicente Blasco Ibáñez s’adapte aux moyens propres au cinéma qui est avant tout un spectacle d’ombre et de lumière. Il s’avère conscient des relations mises en jeu par le dispositif cinématographique. D’après les recherches développées par le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA) de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, elles sont susceptibles de fonctionner à trois niveaux10. Dans le cas qui nous occupe ici, la lumière – en tension constante avec l’ombre – constituerait la base physique de l’image projetée. À ce niveau technique (I) se superpose un niveau pragmatique (II) puisque les oppositions entre ombre et lumière au cinéma font sens, nous délivrent un message, établissent une nouvelle forme de communication avec le spectateur. Enfin, l’écrivain utilise également leur valeur symbolique (III). L’obscurité évoque l’anonymat, l’ennui, la tristesse tandis que la lumière renvoie à une existence de gloire et de liberté. D’ailleurs, dans un des premiers plans du film de 1916, on voit marcher gaiement Juan et ses deux comparses sur un chemin baigné de lumière qui se perd au loin, symbolisant ainsi les aspirations du futur torero. On peut en déduire une sensibilité certaine de V. Blasco Ibáñez aux spécificités artistiques du dispositif cinématographique.

Par ailleurs, on découvre à la lecture de cette première page que le scénario ne commence pas in medias res, contrairement au roman. Celui-ci nous immergeait d’emblée dans la vie tumultueuse d’un Juan Gallardo déjà adulte et au sommet de sa célébrité. Puis, comme cela est généralement le cas dans les romans de V. Blasco Ibáñez, le second chapitre opérait un retour en arrière de façon à expliciter les antécédents de l’action. Pour la transposition du récit en images, le scénariste préfère respecter l’ordre chronologique des événements, sans doute en vue de faciliter la tâche de compréhension d’un spectateur de cinéma encore novice. C’est également le cas dans le film. Néanmoins, cette simplification temporelle ne s’applique pas à ce qui relève du souvenir et donc de l’image mentale. Ainsi, lorsque Juan se rappelle les recommandations de son collègue et ami, El Nacional, le film déroule dans une même continuité visuelle les moments présents et passés. Mais les modalités de cette transposition du souvenir ne sont pas spécifiées dans le scénario qui indique seulement : « … pero el recuerdo de los razonables consejos del Nacional logran detenerle »11. En outre, on remarque que le texte du scénario est rédigé au présent, qui est le temps de la représentation cinématographique. Il y a un rapport d’immédiateté à l’histoire représentée. Le spectateur est assis dans la salle et, en même temps, l’image projetée l’immerge dans toutes sortes de lieux et de situations différents. Tout semble indiquer que V. Blasco Ibáñez avait découvert que le cinéma, comme le rêve, donnait la possibilité au spectateur d’être en des endroits différents au même moment. Ainsi donc, si la temporalité est lissée, le traitement de la spatialité est d’une grande richesse.

En effet, tout au long du scénario, l’auteur nous promène d’une région à une autre, dans une sorte de tour de l’Espagne. Grâce à sa correspondance avec son éditeur, Francisco Sempere, nous savons que de Barcelone, la troupe partit pour Madrid où débuta le tournage, puis Séville et Grenade. Enfin, après un court passage à Valence, les dernières scènes furent tournées à Barcelone. L’écrivain semblait accorder une grande importance aux tournages en extérieurs car c’est le seul aspect de l’élaboration du film sur lequel il donna certains détails, dans ses lettres. En particulier, il fut très satisfait du tournage d’une procession nocturne à Séville qui correspond certainement à l’épisode de la Semaine Sainte. Cela est révélateur de l’image de l’Espagne qu’entendait véhiculer le romancier : une Espagne non seulement traditionnelle, typique, exotique, mais qui plus est en accord avec l’image qu’en avaient véhiculé les voyageurs du XIXe siècle.

Rappelons, tout d’abord, qu’Arènes sanglantes ne fut pas uniquement commercialisé en Espagne et en France, mais aussi dans le monde entier. Ainsi, un seul et même film devait réussir à séduire des spectateurs de tous horizons. Il fallait donc les faire voyager dans une Espagne qui leur parle, en d’autres termes, une Espagne de cartes postales. Or, la lecture du scénario confirme cette hypothèse. À maintes reprises, l’auteur insiste pour qu’apparaisse à l’écran tel ou tel monument typique. D’une certaine façon, le film renouait par là avec les « Vues Espagnoles » d’Alexandre Promio, un opérateur envoyé dans la péninsule, en 1896, par les Frères Lumière, pour y tourner des paysages et des scènes typiques de la vie espagnole. Elles comprenaient notamment une vue intitulée « L’arrivée des toreros » où l’on voyait ces derniers descendre de voiture au milieu de la foule. Le film Arènes sanglantes présente également une scène pittoresque tout à fait semblable. Sans nul doute, le romancier joua-t-il sur la fascination exercée par les spectacles taurins, sans renoncer à l’aspect documentaire du premier cinéma. C’est une véritable pédagogie cinématographique qu’il entendait mettre en place, en accord avec l’enseigne Prometeo – Prométhée – symbole de la connaissance. V. Blasco Ibáñez invente une formule intéressante : une histoire dramatique, du suspense, de l’action et de la passion, sous fond de visite culturelle de l’Espagne.

De plus, on constate que, bien souvent, les vues évoquées par le scénario correspondent à une image de l’Espagne traditionnellement véhiculée par la littérature de voyage du XIXe siècle. Par exemple, au tout début du scénario, le scénariste prévoit de faire un plan de la manufacture des tabacs de Séville : « El típico edificio sevillano muéstrase a nuestros ojos12», écrit-il. L’œuvre s’ouvre donc sur le bâtiment rendu célèbre par l’œuvre de Mérimée. Après Carmen, nombre d’auteurs de récits de voyages s’arrêtèrent devant la manufacture et leurs cigarières. Ce fut le cas d’Alexandre Dumas dans ses Impressions de voyage de Paris à Cadix, en 1846, ou de Maurice Barrès, en 1894, dans Du sang, de la volupté, de la mort dont nous citons un court passage :

Ce souvenir, c’est un quart d’heure que je passai à la manufacture des tabacs de Séville. Et le troupeau de filles que j’y traversai par cette accablante journée m’a laissé une impression qui ne s’évaporera pas plus que le parfum laissé dans mon flacon par les œillets, les basilics et les jasmins pressés aux jardins d’Andalousie13.

Ainsi donc, au travers de ce scénario, Vicente Blasco Ibáñez imaginerait un « roman cinématographique », dans la mesure où ce type de film non seulement puiserait sa matière dans la littérature, mais maintiendrait, de surcroît, une certaine forme d’intertextualité littéraire. Par conséquent, l’écran viendrait relayer l’écrit dans la transmission d’une culture désormais accessible au plus grand nombre. En définitive, le romancier, conscient du pouvoir de l’image et confiant dans l’avenir du cinéma comme nouveau vecteur de culture de masse, se lancerait avec le « roman cinématographique » dans un large projet de vulgarisation littéraire.

3. Le roman cinématographique : une «matrice interactionnelle14»

L’étude du scénario d’Arènes sanglantes nous a permis de dégager certains des procédés imaginés par Blasco Ibáñez pour transposer son récit en images. Mais s’agit-il véritablement d’un extrait du texte original ? À aucun moment, des points de suspensions ne viennent préciser que celui-ci a été coupé. De plus, l’équilibre des différentes parties ne semble pas avoir été mis à mal par d’éventuelles suppressions. Au nombre de six, elles ne correspondent ni aux chapitres du roman, ni à ceux du film. Les titres ne renvoient pas non plus aux intertitres. En réalité, il ne s’agirait pas d’un extrait du scénario, mais plutôt d’une réélaboration et réorganisation de celui-ci, de façon à ce qu’il puisse être vendu et lu indépendamment du film. Par conséquent, ce que nous avons pris dans un premier temps pour un outil de travail aurait été recyclé de manière à être consommé pour lui-même. Dès lors, quel statut attribuer à ce texte ? S’agit-il d’une sorte de bande-annonce, mais payante, puisque le livret coûtait 10 centimes ; d’un objet dérivé du film ; d’un récit visant à prolonger les délices de la salle obscure ? De toute évidence, le statut ambigu de cet opuscule nous invite à repenser les implications du terme de « roman cinématographique ». D’ailleurs, l’expression apparaît en gros caractères en haut de la première page, alors que le terme de « argumento » – qui fait référence à une sorte de scénario15 – est imprimé en beaucoup plus petit. Cette présentation est source de confusion et d’ambiguïté. Le terme de « roman cinématographique » ne s’appliquerait-il pas tout autant au film qu’au texte que nous examinons ici, à moins qu’il ne renvoie à une seule et même réalité susceptible de s’incarner soit à l’écrit, soit à l’écran ?

D’un premier point de vue, il était assez courant, à l’époque, que l’écrit vienne – à son tour – relayer l’écran, au travers de ce que l’on a appelé ciné-roman ou roman-cinéma. Il est difficile de ne pas voir la ressemblance qu’il existe entre ces termes et celui de « roman cinématographique ».  Ainsi que l’explique Étienne Garcin dans son article « L’industrie du ciné-roman » :

De 1908 à 1928, date de l’avènement du parlant et du film long, le cinéma ne va pas cesser de puiser dans le fonds littéraire et d’utiliser le récit sous toutes ses formes à des fins promotionnelles, soit en lui demandant d’expliquer et d’annoncer une image encore muette, sous la forme du ciné-roman, soit en le reléguant à une fonction de ressassement du film une fois celui-ci passé, sous la forme du roman-cinéma16.

L’opuscule qui nous intéresse semble correspondre à ce type de production hybride où, bien souvent, des photographies tirées du film étaient présentes à côté du texte. Or, c’est ici le cas, en couverture. Il s’agit d’une des images du film faisant suite à la tragédie finale : sur le sol de l’arène, maculé de sang, ont été abandonnés une chaussure, une épée et la muleta du torero. Ce sont autant de symboles laissant augurer d’un dénouement funeste. Cependant, la cruauté du combat entre l’homme et le taureau est uniquement suggérée, laissant le public libre d’imaginer le pire. Même si le lecteur n’a pas encore lu le livre ou vu le film, il comprend qu’il s’agit d’une histoire des plus dramatiques. La photographie a piqué sa curiosité. Le dispositif éditorial mis en place semble donc très efficace et révèle une bonne maîtrise du pouvoir exercé par l’image.

On peut d’ailleurs se demander pourquoi avoir recours à l’écrit si l’image exerce une telle fascination. L’explication se trouve sans doute dans le manque d’expérience du public à décrypter l’image muette et dans le désir de prolonger l’émotion suscitée par le film au travers d’objets dérivés comme c’est encore le cas aujourd’hui. Aussi l’emploi récurrent de verbes de vision, dans ce texte, met-il déjà le lecteur en position de spectateur de cinéma. La plupart du temps, le narrateur décrit ce qui se passe à l’écran, tout en soulignant régulièrement la beauté et le pittoresque des vues projetées. Bref, il crée un désir de l’image tout en stimulant l’imagination de son lecteur. Ce texte est donc susceptible de fonctionner simultanément à deux niveaux : d’un premier point de vue, en tant que scénario, il s’adresserait au cinéaste auquel il fournirait diverses indications ; d’un deuxième point de vue, à la manière d’une bande-annonce, il promettrait au spectateur de nombreux plaisirs visuels. Ainsi que l’analyse Claire Monnier Rochat dans un article sur cet opuscule, il est mis en place une rhétorique de la séduction, préparant le spectateur à recevoir l’œuvre d’une certaine façon :

El aspecto probablemente más interesante del argumento es la presencia de textos que describen o comentan o pretenden dictar al lector-espectador la recepción que tiene que hacer de ciertas imágenes. Dicho en otros términos, tal postura tiene mucho en común con las estrategias publicitarias. Son muchos los recursos retóricos empleados para seducir y retener al futuro espectador 17.

Dès lors, l’écrit ne tirerait plus sa raison d’être que de l’écran. Il aurait un rôle soit publicitaire, de promotion du film ; soit explicatif, « d’accompagnement »18. Enfin, à un autre niveau, ce récit court – qui nous apparaît finalement comme une version simplifiée de l’histoire – viendrait également relayer le roman Sangre y Arena, d’une lecture plus difficile et donc d’un accès plus restreint19.

Tout ceci semble révélateur d’un goût nouveau pour le ressassement des thèmes. La même matière narrative est coupée, recoupée, compressée ou décompressée dans le passage d’un média à un autre. Aussi peut-on voir, dans cette pratique, la contamination d’une technique proprement cinématographique : le montage. Ce phénomène semble devoir exercer d’autant plus d’influence, qu’à l’époque, il était fréquent qu’un film soit proposé sous plusieurs versions. Relativisons toutefois l’impact de ce procédé, dans la mesure où, depuis longtemps, V. Blasco Ibáñez travaillait à partir de contes qu’il transformait en romans. Il avait donc déjà l’habitude de réagencer le matériel narratif en fonction des nécessités du moment. Néanmoins, cette fois-ci, il franchissait une nouvelle étape puisqu’il passait d’un média à un autre.

Pour cette raison, le texte auquel nous nous intéressons ici, quel que soit son statut – scénario, ciné-romanroman-cinéma, bande-annonce, objet dérivé – constitue un véritable laboratoire littéraire. En effet, pour la première fois, le romancier se lançait dans une recherche stylistique lui permettant d’une part, d’adapter son œuvre au grand écran en rédigeant une manière de scénario et, d’autre part, d’intégrer à son écriture les spécificités propres à la narrativité cinématographique, en rédigeant un récit visuel. Tout cela semble se jouer dans un rapport de réciprocité, dans un dialogue entre l’écrit et l’écran. En ce sens, ce texte fonctionne, à nos yeux, comme « matrice interactionnelle » : il met en relation deux écritures qui ont une action l’une sur l’autre, offrant de la sorte de nouvelles potentialités artistiques. Ajoutons que le champ d’action de cette matrice ne se limite pas au processus de création, en amont, puisqu’elle met également en jeu un réseau de relations en aval, au niveau de la réception. En effet, d’une part, le scénario qui semblait s’adresser au cinéaste est rendu accessible au grand public ; et d’autre part, la bande-annonce destinée au futur spectateur de cinéma se transforme en récit consommable pour lui-même. Une fois de plus, ce qui était de l’ordre du moyen devient une fin en soi. On le voit, l’auteur ne répugne pas à recourir à des langages clairement transitifs (la publicité, le scénario). Sans aucun doute l’intégration du visuel et du publicitaire à l’écriture obéissait-elle à une entreprise de séduction visant à toucher un public toujours plus nombreux.

Conclusion

L’expérience cinématographique de Sangre y Arena correspond à un moment charnière dans la carrière de l’écrivain dans la mesure où elle entraîna un renouveau à divers niveaux. Tout d’abord, d’un point de vue éditorial, elle obéissait à une volonté d’innovation : le film Sangre y Arena marquait les débuts d’une nouvelle branche au sein de la Maison Prometeo, Prometeo Films. Elle allait produire des « romans cinématographiques », c’est-à-dire non plus des romans écrits, mais tout en images, car ce nouveau genre d’histoire représentait aux yeux de V. Blasco Ibáñez l’avenir du livre. Une telle entreprise répondait aux préoccupations pédagogiques affichées par la Maison d’Édition. Bien sûr, ce désir de vulgarisation littéraire était loin d’être incompatible avec une diffusion massive de l’œuvre du romancier et donc une rentabilité accrue. L’opuscule intitulé Argumento de la novela cinematográfica Sangre y arena se révèle très éclairant à l’heure de comprendre comment l’écrivain concevait le passage d’un média à un autre. Cependant, au-delà de cette dimension pratique d’intermédiaire entre l’écrit et l’écran, il nous apparaît comme le laboratoire du nouveau roman que projette d’écrire V. Blasco Ibáñez : un roman visuel, basé sur la séduction exercée par l’image.

Au terme de ce travail, notre hypothèse est la suivante : le projet de l’écrivain valencien serait d’inventer le « roman cinématographique », c’est-à-dire un dispositif fictionnel susceptible de s’actualiser tant à l’écrit qu’à l’écran et d’être diffusé massivement. L’opuscule que nous avons étudié ici constituerait une première étape dans l’invention de cet objet hybride à la croisée des dispositifs cinématographique, publicitaire et littéraire. En effet, il inaugure toute une série de récits apparemment écrits pour le cinéma, mais qui souvent ne dépassèrent pas le stade de la publication. C’est le cas, par exemple, de textes publiés sous la forme de contes et qui partagent donc avec le scénario des impératifs d’efficacité et de concision. La question est maintenant de savoir si, dans ces textes, le romancier réutilise les procédés employés dans le scénario de Sangre y Arena : la place accordée à l’action et au dialogue a-t-elle changé ? Qu’en est-il du traitement du temps et de l’espace ? Quel est le rôle imparti à la lumière ? Enfin, ces œuvres intègrent-elles des procédés propres à la rhétorique publicitaire ? Mais c’est là l’objet d’une autre étude.


Notes

1 – Il meurt en janvier 1928, peu de temps avant l’avènement du cinéma parlant.

2 – Il s’agit du film d’Eduardo Jimeno, Salida de misa de doce del Pilar de Zaragoza, 1896. Voir à ce sujet Miguel Ángel Barroso et Fernando Gil-Delgado, Cine español en cien películas, Madrid, Ed. Jaguar, 2002.

3 – Il écrit dans « La leçon de cinéma » (1919) : « La naissance du Cinéma, ce fut exactement celle d’un Septième Art. » Ce texte peut être consulté dans José Moure et Daniel Banda (éds.) Le cinéma : naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920), Paris, Flammarion, 2008, p. 491-495.

4 – Canudo pensait que le XXe siècle serait celui de la synthèse des arts. Il qualifia d’abord le cinéma de « sixième art » (La Naissance d’un sixième art – Essai sur le cinématographe, 1911), puis après avoir inclus la danse, il inventa la formule « septième art » qu’il définit et défendit systématiquement après la Première Guerre Mondiale, notamment dans une célèbre conférence de 1921 (Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 2ème éd., Paris, Armand Colin, 2008, p. 39).

5 – Le film Sangre y Arena fut restauré à partir du fragment d’une copie espagnole conservé à la Cinémathèque de Valence et à partir d’un film intitulé Toreador qui s’est avéré être la version tchèque du film de V. Blasco Ibáñez. Cette copie de 40 minutes fut retrouvée au Narodni Filmovy Archiv de Prague. Par conséquent, le film dont on dispose actuellement est un mélange de ces deux versions.

6 – Voir à ce propos Julie Avellana, Los vínculos entre texto e ilustración de la cubierta en las obras de Vicente Blasco Ibáñez publicadas por la editorial « Prometeo », Mémoire de master 1ère année, sous la direction de Marie-Linda Ortega, Université Toulouse – Jean Jaurès, UFR de Langues Littératures et Civilisations Étrangères, Département d’études hispaniques et hispano-américaines, 2007.

7 – Miguel Herráez, Epistolario de Vicente Blasco Ibáñez, Francisco Sempere : 1901-1917, Monografies del Consell Valencià de Cultura, Valencia, Generalitat Valenciana, Consell Valencià de Cultura, 1999, lettre nº 316. Nous traduisons ainsi : « nous sommes rentrés hier soir avec des centaines de kilos de choses cinématographiques ».

8Ibid., lettre nº 314. « On a presque fini. La partie la plus importante est terminée. Maintenant, pendant que Max André coupe, prépare, etc., j’irai une dizaine de jours en Suisse pour des raisons de santé. »

9 – Vicente Blasco Ibañez, Sangre y arena: argumento de la novela cinematográfica, Tip. de Ramón de Soto, 191?, p. 2. Nous traduisons: « sous le ciel lumineux de Séville ».

10 – « Sous sa forme la plus élémentaire, un dispositif peut être uniquement technique (I), comme celui de la mise à feu, par exemple, mais, comme on l’a vu plus haut à propos du simultanéisme, la vie sociale associe généralement à ce soubassement physique deux autres composantes, l’une pragmatique (II), fondée sur un échange entre actants, qui peut relever de la communication, mais aussi, plus largement des affaires humaines (le ta pragmata des grecs), l’autre symbolique (III), correspondant à l’ensemble des valeurs sémantiques ou axiologiques s’y attachant. » Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Philippe Ortel (éd.), Penser la représentation II. Discours, image, dispositif, Centre de recherche La Scène (Toulouse), Champs visuels, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39.

11 – V. Blasco Ibañez, op. cit., p. 5. Nous traduisons : « … mais le souvenir des conseils raisonnables du Nacional parviennent à l’en empêcher. »

12Ibid., p. 2. Nous traduisons : « Le pittoresque édifice sévillan apparaît sous nos yeux ».

13 – Maurice Barrès, Du sang, de la volupté, de la mort, Paris, Plon, 1894, p. 133 ; cité dans Bartolomé et Lucile Bennassar, Le voyage en Espagne : anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Bouquins, Paris, R. Laffont, 1998, p. 879.

14 – Nous empruntons cette expression à Philippe Ortel, « Avant-propos », dans Ph. Ortel, op. cit., p. 6.

15 – La terminologie n’était pas encore fixée en ces débuts du cinéma. Le terme de « scénario », d’origine italienne et appartenant au vocabulaire du théâtre, commence à émigrer dans celui du cinéma dans les années 1910. Aujourd’hui, l’élaboration d’un scénario recouvre en général plusieurs étapes : le synopsis, le traitement, la continuité et le découpage (Aumont et Marie, op. cit., p. 222 et 240). D’ailleurs, a posteriori, il semble pertinent d’appliquer le terme de « synopsis » au texte qui nous intéresse dans la mesure où il s’agit davantage d’un résumé du scénario que du scénario lui-même.

16 – Étienne Garcin, « L’industrie du ciné-roman », dans Jacques Migozzi, De l’écrit à l’écran : littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques. Actes du colloque international du 12 au 15 mai 1998, Centre de recherches sur les littératures populaires (Limoges), Collection Littératures en marge, Limoges, 2000, p. 135-150 (p. 136).

17 – Claire Monnier Rochat, « A propósito de Sangre y Arena de Vicente Blasco Ibáñez: miradas a un opúsculo que costaba 10 céntimos », Cauce: Revista de filología y su didáctica, 2003, p. 291-310 (p. 305).

18 – E. Garcin, dans Jacques Migozzi,op. cit., p. 139.

19 – « No cabe duda de que, al preservar cierta facilidad de lectura, se preserva a un público interesado por un digest de la novela. » (C. Monnier Rochat, op. cit., p. 291-310).


Bibliographie

1. Les versions de Sangre y Arena par V. Blasco Ibáñez

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, Sangre y arena, Valencia, Prometeo, 1916, 394 p. (roman)

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, Sangre y arena: argumento de la noveal cinematográfica, Tip. de Ramón de Soto, 191?, 11p.

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, ANDRÉ Max, Sangre y Arena, Prometeus Films (Prod.), France-Espagne, 1916.  (film)

2. Ouvrages consultés

AVELLANA Julie, Los vínculos entre texto e ilustración de la cubierta en las obras de Vicente Blasco Ibáñez publicadas por la editorial « Prometeo », Mémoire de master 1ère année, sous la direction de Marie-Linda Ortega, Université Toulouse-Jean Jaurès, UFR Langues, Littératures et Civilisations Étrangères, Département Etudes hispaniques et hispano-américaines, 2007.

AUMONT Jacques, et MARIE Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma. 2e éd, Paris, Armand Colin, 2008, 304p.

BARROSO Miguel Ángel et GIL-DELGADO Fernando, Cine español en cien películas, Madrid, Ed. Jaguar, 2002, 224p.

BENNASSAR Bartolomé et Lucile, Le voyage en Espagne : anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Paris, R. Laffont, « Bouquins »1998, 1312p.

GARCIN Étienne, « L’industrie du ciné-roman », dans MIGOZZI Jacques, De l’écrit à l’écran : littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques. Actes du colloque international du 12 au 15 mai 1998, Centre de recherches sur les littératures populaires (Limoges), Collection Littératures en marge, Limoges, PULIM, 2000, p. 135-150.

HERRÁEZ Miguel, Epistolario de Vicente Blasco Ibáñez, Francisco Sempere : 1901-1917, Collection Monografies del Consell Valencià de Cultura, Valencia : Generalitat Valenciana, 1999, 319p.

MONNIER ROCHAT Claire, « A propósito de Sangre y Arena de Vicente Blasco Ibáñez: miradas a un opúsculo que costaba 10 céntimos » dans Cauce: Revista de filología y su didáctica. 2003, p. 291-310.

MOURE José et BANDA Daniel (eds.), Le cinéma : naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920). Paris, Flammarion, 2008, 534p.

ORTEL Philippe, Penser la représentation II. Discours, image, dispositif. Centre de recherche La Scène (Toulouse), Paris, L’Harmattan, « Champs visuels » 2008, 270p.


Filmographie succincte

CODINA José María (réal.), Films Cuesta (prod.), El tonto de la huerta, Adaptation cinématographique du roman La Barraca de V. Blasco Ibáñez, Espagne, 1914.

JIMENO Eduardo.Salida de misa de doce del Pilar de Zaragoza, Espagne, 1 min, 1896.

MARRO Alberto (réal.), La tierra de los naranjos. Adaptation cinématographique du roman Entre naranjos de V. Blasco Ibáñez, Espagne, 1914.

PROMIO. Catalogue de vues : Arrivée des toréadors / Puerta del sol/ Porte de Tolède/ Hallebardiers de la reine/ Lanciers de la reine, charge / Lanciers de la reine, défilé / Défilé du génie / Artillerie (Exercices de tir) / Garde descendante du Palais-Royal. France, 8 min, 1896.

Babel ou la convergence comme mythe : quelle méthode pour une connaissance du sensé ?

Benoît Monginot
Doctorant, allocataire moniteur, Université Toulouse – Jean Jaurès
benoit.monginot/@/voila.fr

Pour citer cet article : Monginot, Benoît, « Babel ou la convergence comme mythe : quelle méthode pour une connaissance du sensé ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Mots-clés : herméneutique – universel – sens – théorie de la littérature – transmission – linguistique

Key-words: hermeneutics – universal – meaning – literary theory – transmission – linguistics


Sommaire

1. Sémantique interprétative et contingence
2. Le dispositif rhétorique de la littérature
3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude
Conclusion
Notes
Bibliographie

Mon but est de définir ici un positionnement méthodologique concernant les sciences de la culture en général et les études littéraires en particulier. Nos objets d’étude partagent tous une même caractéristique : ils relèvent du sensé. D’une certaine manière, c’est un grave problème. Cela exclut le désintéressement. En même temps, la malédiction se retourne en bénédiction : il y a une responsabilité dans l’acte de s’approcher de la circulation du sens. Tout le problème est de penser spécifiquement la tâche qui nous incombe sans tomber dans les deux impasses de l’empathie et de l’objectivité. Il faut à la fois penser une science du texte et définir une responsabilité, une implication subjective. Penser en somme un universalisme de la singularité : nous y parviendrons peut-être à la fin de cette communication en évoquant l’histoire de la tour de Babel, où la question de l’universel donne lieu à une poétique de la traduction.

Partons pour l’instant de notre pratique : cette pratique c’est le commentaire. La reformulation. La traduction. À partir d’un énoncé, d’un corpus, ou d’un phénomène socio-culturel, d’un ensemble de discours, on écrit une thèse, un article, une conférence. Avec le plus souvent un impératif étrange : il y faut une cohérence ; entendons, un ordre, la réduction sous un concept, fût-il de type apophatique, du divers (multiple) ou de l’altérité (ce qui reste, en droit, inappréhendable). L’impératif de cohérence (tenu par certains linguistes pour une manière d’a priori de la réception discursive1) oriente en fait la critique vers deux errances : 1) l’errance sublime d’une théologie négative, 2) une errance de l’infidélité au phénomène commenté, qui revient à une violation dogmatique de l’objet.

Or, d’où procède radicalement cette double errance, d’où ce soi-disant impératif de cohérence, sinon d’une conception mythique du sens ? Laquelle soustrait tout phénomène signifiant à son événementialité, et se fait du sens une image arrêtée, intangible. Présacralisé, le sens ne dépend plus des discours et les actes de subjectivation auxquels il conduit sont effacés2. Dans le cas de l’étude des textes, le sens, devenu objectivable, peut être situé dans quelque arrière-monde, hors-champ, hors même de la langue dans laquelle il s’invente. De la sorte, le texte passe du statut de discours à celui de signe. Logique terroriste selon le mot de Paulhan : le texte, signifiant jugé inessentiel, est laissé pour mort. Un lecteur parfois le retrouve, spectral et pantelant, aux catacombes des notes de bas de page où le commentaire s’éreinte, en proie aux longs ennuis.

Nous voudrions proposer, par le montage de trois univers de pensée (la sémantique interprétative de François Rastier, la pensée de Jean Bessière, une réflexion sur le sens éthique de la spécificité du discours littéraire), une issue heureuse à cette récupération mythique du texte et de la littérature.

1. Sémantique interprétative et contingence

La question que nous nous poserons pour commencer est la suivante : qu’opposer à la conception mythifiante des phénomènes de la culture ?

À cette question, il semble qu’il faille répondre, sans hésiter : leur historicité. C’est à ce départ fondamental, dans la mesure même où il constitue un refus d’hypostasier tout fondement an-historique, que s’enracine le projet de François Rastier. De ce projet nous pourrions dire qu’il est une tentative d’inscrire les sciences de la culture dans une pensée non-nécessitante, dans une pensée de la contingence. Cela passe par trois thèmes incontournables : un anti-dogmatisme, un anti-transcendantalisme, et le thème anti-ontologique ou agnostique3.

– L’anti-dogmatisme entreprend de thématiser de façon critique la position du commentaire lui-même, sa situation historique, et conduit à prendre en compte la distance ou la proximité de ses objets.

– L’anti-transcendantalisme passe par un empirisme linguistique radical : a) on ne pensera plus le signe en tant que tel mais la multiplicité de ses occurrences dans des textes, eux-mêmes situés dans des corpus, dans une histoire ; le sens d’un texte ne dépend donc pas des données d’une sémiotique qui établirait par avance la compréhension et l’extension de signes atomisés ; b) on ne parlera plus de structures linguistiques immuables mais de normes jouant de façon non nécessaire dans l’engendrement et l’interprétation des textes. En effet, le signe considéré de façon atomique et la langue pensée comme structure sont des fictions.

– La dés-ontologisation de la recherche implique qu’on ne fera pas dépendre le sens d’un texte de réalités extra-linguistiques données pour déterminées hors-discours. C’est à ce prix qu’on peut poser des limites à l’interprétation. Cela passe d’abord, par trois cadrages : a) la réduction du problème de la référence à celui de l’impression référentielle ; b) on ne parlera plus d’énonciateur mais de foyer énonciatif tel qu’il est représenté dans le texte et/ou situé par les règles du genre ; c) on ne parle plus de destinataire mais de foyer interprétatif. Il y a donc un retour à la réalité du texte4. À partir de là, il faut abandonner deux modes du commentaire5premièrement, le commentaire par la cause. On n’a pas affaire, dans l’explication d’un texte, à des causes isolables qui se connaîtraient sans reste dans l’effet [ce qui est le postulat des approches psychanalytiques comme celui des cognitivistes : cela relève toujours d’une affirmation ontologique tonitruante mais refoulée, un déterminisme universel : tous les niveaux de la réalité seraient régis par les mêmes lois6]. L’explication causale d’un texte, outre le fait qu’elle relève d’un acte de foi, ne permet pas d’en saisir le sens. Deuxièmement, le commentaire par la fonction : il faut en effet abandonner une approche instrumentaliste du texte. Ce qui revient à critiquer les conceptions du langage comme communication : le langage n’est pas un simple outil de communication, secondaire par rapport au message transmis. Un texte ne se réduit pas à la communication de données qui seraient indépendantes de sa manière de les convoquer.

Conclusion :

Finalement ce qu’on abandonne en suivant ces propositions c’est une conception non problématique de la circulation du sens (celle par exemple qui semble être au cœur de l’opposition de Proust envers Mallarmé). Il faut abandonner le postulat de la clarté qui est au cœur du paradigme communicationnel et qui requiert :

– que le texte est complet, que ses lacunes sont des ellipses pouvant être suppléées par inférence (Wolfgang Iser)

– que le texte est uniforme et non contradictoire

– que ses difficultés sont appelées à être levées, parce qu’elles ne sont dues qu’à une ignorance temporaire de type philologique ou encyclopédique

– que l’explication la plus économique est la meilleure (Sperber et Wilson, principe de pertinence)7

« En ne reconnaissant aucune place à l’obscurité on risque fort un discret obscurantisme8. »

La multiplicité des sujets, des langues, des lieux et des époques, doit être reconnue. Le sens se tient dans l’élément contingent de la norme. Il y a donc un arbitraire du texte.

2. Le dispositif rhétorique de la littérature

Nous en sommes restés pour l’instant à un plan très général. Voyons maintenant : 1) s’il est possible de préciser la notion de littérature en mettant à jour un dispositif de normes qui lui seraient spécifiques ; 2) quels sont les enjeux d’un tel dispositif qui semble avoir une certaine permanence (ce second point fera l’objet de notre dernière partie).

Nous retraçons ici aussi brièvement et fidèlement que possible la pensée de Jean Bessière Elle traite du statut rhétorique de l’œuvre. La question d’adhérer ou non à ces thèses viendra ensuite. La littérature se définit, d’après le critique, comme une dialectique non résolutoire du quoi (les constituants informationnels et formels) et de la raison d’être (la finalité) de l’œuvre. Il est alors possible de caractériser l’œuvre comme contingence9, en signifiant par là que son rapport au contexte n’est jamais élucidé par des règles qui en établiraient de façon nécessaire la relève interprétative. Cette contingence n’est plus seulement historique comme chez Rastier. En tant qu’elle est constitutive de la notion d’œuvre, nous la dirons structurelle. Il y a œuvre dès qu’il y a un tel dispositif.

Cela implique l’aporéticité de l’œuvre : étant sa propre présentation10, l’œuvre se caractérise comme dualité. On indique par là qu’elle n’est qu’elle-même en même temps qu’elle se distingue de toute représentation propre à un contexte pragmatique ou communicationnel déterminé. Ainsi échappe-t-elle à toutes les invalidations comme à toutes les validations11. En ce sens, si elle se constitue bien par la reprise d’éléments de ses environnements formels et informationnels (dont elle est constituée), l’œuvre ne fonctionne pas, cependant, selon une dénotation qui serait celle du signe en contexte pragmatique. Cela exclut d’en faire une référence au réel ou à la pensée sur le mode de l’adéquation ou de l’inadéquation.

Jean Bessière peut alors préciser l’impossibilité de l’autarcie de l’œuvre : présentation, quantité12, l’œuvre est selon son évidence et peut être dite tautologique. Cependant cette tautologie appelle son dépassement : selon la quantité qui est figuration de la limite de l’œuvre, l’autonomie ne peut apparaître que comme une hétéronomie13. De fait, par la poïesis14 l’œuvre est toujours d’un certain rapport à ses environnements. En outre, alocale et achrone, elle est toujours susceptible d’être lue en cet autre temps, en cet autre lieu, l’hic et nunc du lecteur, coordonnées tout autres que celles de l’écriture. La tautologie, parce qu’elle est une action qui a lieu dans le réel (elle est reprise d’éléments des environnements informationnels et formels, elle s’installe dans une situation de communication) et face au réel (elle se distingue des éléments qu’elle reprend), implique son propre questionnement, l’interrogation de sa pertinence. Il faut affirmer alors qu’en aucun cas l’œuvre n’est autarcique, et qu’elle est la question de sa pertinence.

Donc, en tant qu’elle se distingue de la communication standard et implique une conscience sémiotique libre15, l’œuvre ne peut être dite selon le discours propositionnel, selon un argument ; en tant qu’elle est indication, passage hors d’elle-même, l’œuvre est cependant d’un intérêt communicationnel indubitable, en rien autarcique. Où apparaît la nécessité de penser la référence et la pertinence selon l’œuvre, selon sa présentation, selon sa quantité.

Les remarques de Jean Bessière, on le voit, limitent les prétentions du discours critique en l’invitant à reconnaître le primat de l’œuvre et les conditions de la question de la pertinence. La permanence de cette question fait selon lui le statut du discours littéraire16.

Conclusion :

À ce point de notre étude, nous définissons une méthodologie des études littéraires fondée sur deux principes : la reconnaissance et la thématisation d’une contingence relevant de l’historicité des normes ; la reconnaissance et la thématisation d’une contingence rhétorique constitutive de la littérature.

Remarque : il semble que, faute de noter la seconde contingence, une théorie des dispositifs en littérature court le risque de perdre de vue la spécificité de son objet. C’est la remarque de Bernard Vouilloux dans son article « Du dispositif »17 lorsqu’il note que le dispositif permet de porter le commentaire vers ce qui excède les œuvres, en effaçant la distinction du dedans et du dehors. Distinction fondamentale pour le maintien de la notion d’œuvre. Il faudrait, pour bien faire, situer les dispositifs dans le dispositif permanent de la rhétorique littéraire. On s’apercevrait que, peut-être, en un sens, un dispositif est une donnée proche des données génériques. Une sorte de donnée générique inconsciente.

3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude

S’il faut s’abstenir de répondre définitivement à la question du sens d’une œuvre, ne peut-on, ou plutôt ne doit-on tenter une interprétation du fait littéraire lui-même et de sa permanence ? L’enjeu du dispositif littéraire est peut-être insuffisamment thématisé par Jean Bessière. Sans doute celui-ci ne cesse-t-il de montrer que la littérature est une invention toujours renouvelée de la problématicité, une perpétuelle interrogation des normes de partage du sens, la littérature posant la question éthique et politique du lieu commun. Mais ce qui fonde cette éthique semble être une conception libérale de la société fondée sur l’entre-limitation des libertés individuelles18 et la reconnaissance tactique de la pluralité des points de vue. Or, le problème est le suivant : une éthique libérale ne permet pas de penser la notion d’altérité. L’altérité d’autrui y est définie à partir de ses répercussions communicationnelles comme limitation de mon droit ou de mon pouvoir d’agir et de parler. Elle court le risque d’apparaître selon une négativité, ce qui joue finalement contre la problématicité de l’œuvre19. Car, si l’œuvre est une limitation critique des prétentions du discours à se dire soi-même ou à dire le monde, elle l’est en vertu d’une affirmation fondamentale : la transcendance inaliénable d’un commandement. Qu’elle en hérite ou qu’elle l’institue dans sa fiction, ce commandement fonde la rhétorique littéraire.

La position que nous allons tenter de défendre à présent tient en un faisceau de thèses métaphysiques dans le sens où elles excèdent le domaine de l’ontologie et de la gestion des conflits. Ces thèses sont les suivantes : la littérature est la transmission d’une pensée positive de l’autre ; elle est du coup une pensée de la transmission et du commandement ; mais une pensée qui ne se tient pas au-delà de la parole. Plutôt devant la parole pour reprendre un titre prophétique de Valère Novarina.

Commenter, nous l’avons dit, c’est transmettre. C’est traduire. La littérature, en tant qu’elle est la tradition d’un dispositif problématisant, témoigne réflexivement pour une éthique du commentaire. L’éthique du commentaire quant à elle est une éthique de la distance et de la singularité, mais aussi de la filiation et de l’héritage.

Rastier écrit quelque part que :

« La jouissance de l’héritage suppose une connaissance et une réappropriation du passé. S’approprier une œuvre ancienne, c’est la maintenir pensable, mais aussi transformer ses interprétations. Mais dans l’effort même de l’appropriation, une création a lieu qui témoigne de la distance et de l’impossibilité de la combler20. »

Le commentaire est à la fois subjectivation (responsabilité) et distance. Distance parce que subjectivation. La littérature, en signalant la problématicité du sens, fait œuvre pour le maintien d’une telle possibilité.

On ne sera pas surpris de retrouver, dans le travail de Rastier, associé à une critique de la métaphysique de la présence, le thème lévinassien de la trace. Le terme de trace nomme la condition du texte. Dont ne s’accommodent ni le positivisme logique, ni les herméneutiques du dévoilement, subjugués qu’ils sont par l’évidence, respectivement, de l’objet ou du sujet21. Mais si la réflexion sur la trace chez Rastier est l’occasion d’une réflexion sur la distance éthique, sur l’égard, ce thème, selon nous fondamental, n’est présenté que comme une contrainte interprétative parmi d’autres22. Pourtant, lui seul peut donner sens aux contraintes de l’interprétation critique. L’originalité de la pensée de Rastier est de substituer une déontologie à une ontologie des textes, de replacer l’activité de l’interprète dans l’espace des normes de partage du sens en remplaçant le besoin de comprendre par le désir d’interpréter23. Or, c’est en ce désir que s’enracine toute la démarche critique : rien, sinon ne l’appellerait.

Si, chez le sémioticien, ce thème n’est pas suffisamment développé, si ses implications ne sont pas assez précisées, il nous faut essayer d’y pallier, à l’aide des concepts de la pensée de Lévinas. Nous rappellerons d’abord que la trace est une rupture dans la phénoménalité, une rupture avec ce qui se montre, et se thématise dans un discours de savoir. C’est le surgissement positif de ce qui ne relève pas du monde. La trace est l’exposition du sujet à la dimension de la parole, cette dimension qui n’est pas en son pouvoir, et qui relève de l’expérience bouleversante du commandement et de l’assignation.

Il faut alors répéter la question cruciale de Lévinas :

« Le langage est-il transmission et écoute des messages qui seraient pensés indépendamment de la communication […] ? Ou, au contraire, le langage comporterait-il un événement positif préalable de la communication qui serait approche et contact du prochain et où résiderait le secret de la naissance de la pensée elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte ?24 »

Ce qui se transmet, c’est à côté des normes, la transmissibilité elle-même. On pourrait nous objecter que Lévinas tient un discours universel sur le langage, et qu’il y a là une contradiction avec les thèses que nous avions précédemment exposées, notamment avec les propositions de Rastier : mais il ne s’agit plus ici de l’universel englobant et impersonnel du concept. L’universel de Lévinas est un universel de l’assignation. Il relève d’une pensée du Nom propre. Il faut rappeler avec Benny Lévy que « Le langage des noms est à proprement parler celui de la transcendance, celui qui passe la « capacité » du concept25.

La littérature transmet une pensée de l’autre et de la distance ; elle est en elle-même la tradition d’une telle transmission. Comme toute tradition elle vit de sa fragilité. Conscience du fait qu’à tout moment le miracle du sens pourrait s’effacer ou s’oublier, elle se déploie sur l’abîme d’une contingence radicale : cela explique qu’elle puisse aussi bien se croire absolue que redouter son essoufflement.

La littérature comme tout discours relève d’une contingence historique ; elle réfléchit et radicalise cette première contingence en la signalant par la mise en place d’une contingence rhétorique ; pourtant, la littérature et son étude ainsi définies restent mécomprises tant qu’on ne les définit pas également comme exposition de soi et inquiétude quant à la fragilité du domaine du sensé : en quoi elles rejoignent une préoccupation métaphysique majeure dont l’Europe aura hérité de par sa source juive et son origine platonicienne :

« Ce qui a fait la philosophie grecque ce qu’elle est, disait Patocka, le fondement de la vie européenne tout entière, c’est d’avoir déduit de la détresse la plus fondamentale, un projet de vie, quelque chose qui transforme la malédiction en grandeur26. ».

Conclusion

Nous lirons à présent l’épisode de la Tour de Babel27. Comme un écho, car au défaut des langues s’ente [s’entend ?] la littérature.

La tradition juive interprète parfois l’épisode de Babel de la façon suivante : les hommes se méfient de Dieu, mettent en doute sa promesse de ne plus les anéantir (cf. l’alliance noahique). La concentration en un seul lieu est alors une revendication d’autonomie. Il y a là une révolte de la créature (la créaturialité est cette relation singulière avec quelque chose qui n’est pas en mon pouvoir : c’est Dieu ou l’être jeté), révolte qui se traduit en même temps par l’instauration d’une universalité qui gomme les différences. Les hommes ont confondu la langue Une (la langue de l’exposition à autre chose, celle de l’assignation) et la langue de l’universel, de l’impérialisme.

Quel est alors le sens de la réaction divine ? Un midrach nous dit que D. plonge les hommes dans l’oubli de la langue Une. Celle-ci subsiste alors, à travers l’éparpillement des langues, dans l’oubli. Se souvenir d’elle serait risquer de réitérer Babel. L’oublier c’est peut-être apprendre à l’écouter. La langue n’est Une que si l’unité peut s’y oublier, ne pas s’intégrer dans l’ordre d’un dit qui identifie, d’une revendication thématique de l’Un, ne venir à la conscience que sous la forme d’une communication de l’ignorance (selon le propre terme de Bessière, orienté dans un sens vers où il n’irait peut-être pas lui-même)28. L’Unité n’est pas présence. L’universel englobant du concept s’oppose à l’universel rayonnant de l’assignation29, comme la centralisation du sens s’oppose au travail du commentaire et de la traduction.

Nous proposerons pour finir l’énigme de deux citations, l’une commentant l’autre, dans la distance d’une traduction à reprendre, sans cesse :

Walter Benjamin dans La tâche du traducteur écrit :

« Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire30. »

Jacques Derrida commentant Benjamin :

« À travers chaque langue quelque chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut atteindre séparément. Elles ne peuvent prétendre l’atteindre, et se le promettre, qu’en co-employant ou co-déployant leurs visées intentionnelles, « le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ». Ce co-déploiement vers le tout est un reploiement, car ce qu’il vise à atteindre, c’est « le langage pur » (die reine Sprache) ou la pure langue. Ce qui est alors visé par cette co-opération des langues et des visées intentionnelles n’est pas transcendant à la langue, ce n’est pas un réel qu’elles investiraient de tous côtés comme une tour dont elles tenteraient de faire le tour. Non, ce qu’elles visent intentionnellement chacune et ensemble dans la traduction, c’est la langue même comme événement babélien, une langue qui n’est pas la langue universelle au sens leibnizien, une langue qui n’est pas davantage la langue naturelle que chacune reste de son côté, c’est l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues et que ce sont des langues31. »


Notes

1–  CHAROLLES Michel, « Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années 1960 », colloque « Texts and text processing », Poitiers, 1986.

2 –  Cf. MESCHONNIC Henri, « La poésie et les livres saints », L’Utopie du Juif, Desclée de Brower, 2001.

3 –  RASTIER François, Arts et sciences du texte, P.U.F, 2001, p. 100.

4 –  Op. cit. p. 18.

5 –  Op. cit. pp. 15-16.

6 –  Ibid.

7 –  Op. cit. p. 115.

8 –  Op. cit. p. 119.

9 –  Jean Bessière, Principes de la théorie littéraireop. cit., pp. 67 et 115.

10 –  « La présentation est pour l’auteur et le lecteur la caractéristique minimale qui assure l’identification de l’œuvre », op. cit. p. 20.

11 –  Op. cit. p. 33.

12 –  Jean Bessière appelle « quantité » une certaine valeur absolue de l’œuvre, grâce à laquelle celle-ci s’impose à la conscience. La quantité relève ainsi d’une totalité constitutive de l’œuvre ainsi que d’une unicité.

13 –  Elle relève donc d’une règle qu’elle instaure expressément comme l’autre des principes pragmatiques régulant l’échange informationnel courant tout en se référant à eux.

14 –  Par poiesis il faut entendre le fait que l’œuvre est toujours la reprise des données des environnements formels et informationnels. À la fois reprise et action de cette reprise, la poiesis est tautologie et dépassement, actualisation des structures de ces environnements, et singularisation.

15 –  Le rapport rhétorique que l’œuvre institue avec son lecteur est étranger au jeu de la persuasion : Jean Bessière le nomme « adhésion » (op. cit. p. 39), c’est ce que nous entendons ici par « conscience sémiotique libre ».

16 –  Une telle permanence n’empêche d’ailleurs pas la notation d’une historicité de l’œuvre. Cette historicité n’est pas la place de telle œuvre dans une histoire de la littérature, ni même dans une histoire des formes. On doit entendre par historicité la manière d’aménager le lieu du questionnable. En tant que cette manière n’est pas interprétable par une simple description, en tant que son fait redouble le fait de l’œuvre, elle engendre la question du comment de la question de la pertinence, et du pourquoi de ce comment. En ce sens, l’historicité n’est pas la seule singularité, le seul jeu de l’occurrence et du type : il en va plutôt d’un rapport au sens entendu comme interrogativité.

17 –  VOUILLOUX Bernard, « Du dispositif », DANS Ortel, Philippe, Rykner, Arnaud et Centre de recherche La Scène, Discours, image, dispositif, L’Harmattan, 2008, pp. 15-31.

18 –  Cf. BESSIÈRE Jean, « Petite terminologie »,  dans Krysinski, Wladimir, éd. Canadian review of comparative literature – Jean Bessière : Literature and Comparative Literature revisited, Toronto, Published by University of Toronto Press for the Canadian Comparative Literature Association, 2005,  p. 21: « l’œuvre littéraire figure le fait d’autrui selon le jeu de la dualité du consensus et du disensus – ce que la critique contemporaine a noté par les termes d’interdiscursivité et de dialogisme ».

19 –  En réalité, la question est plus complexe. Dans Quel statut pour la littérature ? Jean Bessière présente bien l’altérité comme l’enjeu de la littérature. Dans cet ouvrage le concept d’altérité oscille entre une détermination communicationnelle et la notation d’une transcendance : « L’œuvre littéraire est par la reconnaissance de la proximité et de la transcendance des autres discours, et par le commun que constituent ces autres discours. La littérature se constitue par un jeu d’alternative ; elle tient son droit des autres, des autres discours qui font de leur indécidable commun la convention de l’en-commun, selon le jeu de l’autre sans autre. » (p.60.) Communicationnelle, l’altérité engage des pratiques communes du discours caractérisables comme anti-dogmatiques, et non-auto-fondées : la littérature par l’inachèvement du sens que porte ses œuvres invite à une pragmatique de l’altérité (p.90). Transcendante, l’altérité est ce qui n’étant justifiable par aucune finalité pratique produit sans s’y réduire le jeu irrésolu du consensus et du dissensus.

20 –  RASTIER François, « Communication ou transmission ? », Césure, n° 8, 1995, p. 181.

21 –  IdemArts et sciences du texteop. cit., p. 122: « En revanche, le mode de l’absence reste celui de la trace, toujours problématique, et de la distance historique que la philologie réfléchit. Le texte écrit, constitutivement privé de présence, instaure une distance qui récuse ce mode compulsif et non réfléchi d’interprétation que nous appelons la clarté ».

22 –  Rastier mentionne des contraintes critiques (explicitation de la méthodologie), herméneutiques (enrichissement et aménagement d’un espace pour les interprétations à venir), et historiques : op. cit.,p. 128.

23 –  Ibid.

24 –  LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949, Vrin, 2006, pp. 327-328.

25 –  LÉVY Benny , Visage continu – La pensée du retour chez Emmanuel Levinas, Verdier, 1998, p. 78.

26 –  PATOCKA Jan, Platon et l’Europe, 1973, Verdier, 1983, trad. Erika Abrams, p. 43. Cf. aussi pp. 68-69.

27 –  Nous renvoyons à la traduction de Henri Meschonnic : Au commencement, traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

28 –  On pourrait soutenir une thèse proche mais différente : l’épisode de Babel serait oubli de la Torah noahique, de la Torah donnée à l’humanité (ha-adam). La Torah sinaïtique serait alors le rappel des mitsvot enjointes à l’ensemble des nations du monde : l’universel serait ainsi à penser comme rapport des nations du monde à la nation d’Israël, pensée elle-même comme rappel de la Torah adamique, universelle. Sur cette interprétation, cf. Gilles Hanus, L’un et l’universel – Lire Lévinas avec Benny Lévy, Verdier, 2007, p. 60.

29 –  Cf. DERRIDA Jacques, Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, 1997.

30 –  BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur » (1923), Œuvres I, trad. M. de Gandillac, Gallimard, 2000, p. 248.

31 –  DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel », dans Psyché – Inventions de l’autre, Galilée, 1987/1998, p. 232.


Bibliographie

BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur » (1923) dans Œuvres – Tome I. Traduit par Maurice De Gandillac et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, 400p.

BESSIÈRE Jean, Principes de la théorie littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation philosophique », 2005, 268p.

BESSIÈRE Jean, Quel statut pour la littérature ?, Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation philosophique », 2001, 259p.

DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel » dans Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée, La Philosophie en effet, 1987, 656p.

HANUS Gilles, L’un et l’universel : lire Lévinas avec Benny Lévy,  Lagrasse, Verdier, «  Verdier philosophie », 2007, 90p.

HELLER-ROAZEN Daniel, Écholalies : essai sur l’oubli des langues, Traduit par Justine Landau, Paris, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2007, 292p.

KRYSINSKI Wladimir, Ed. Canadian review of comparative literature – Jean Bessière : Literature and Comparative Literature revisited, Toronto, University of Toronto Press for the Canadian Comparative Literature Association, 2005.

LEVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1978, 233p.

LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, édition suivie d’Essais nouveaux, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, 330p.

LEVY Benny, Le meurtre du pasteur : critique de la vision politique du monde, Paris, Le livre de poche, « Biblio Essais », 2004, 318p.

LEVY Benny, Visage continu : la pensée du retour chez Emmanuel Lévinas, Lagrasse, Verdier, « Verdier philosophie » 1998, 138p.

MESCHONNIC Henri (trad.),  Au commencement : traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, 370p.

MESCHONNIC Henri, L’utopie du juif, Paris, Desclée de Brouwer, collection Midrash, 2001, 428p.

ORTEL Philippe (éd.), Centre de recherche « La Scène » (laboratoire LLA – Lettres, Langages et Arts, Université Toulouse – Jean Jaurès) (éd.). Discours, image, dispositif, colloque international organisé par Arnaud Rykner et le Laboratoire de recherche LLA, Université Toulouse – Jean Jaurès, Paris, L’Harmattan, Champs visuels, 2008, 263p.

PATOCKA  Jan, Platon et l’Europe : séminaire privé du semestre d’été 1973, Traduit par Erika ABRAMS, Lagrasse, Verdier, 1997, 316p.

RASTIER François, Arts et sciences du texte, Paris, Presses Universitaires de France, Formes sémiotiques, 2001, 303p.

RASTIER François, « Communication ou transmission ? », Césure, no. 8 (1995), 151-195.

RASTIER François, Sémantique interprétative, Paris, Presses Universitaires de France, Formes sémiotiques, 2009, 248p.

SPERBER Dan, WILSON Deirdre, La pertinence : communication et cognition, Traduit par Abel GERSCHENFELD, Paris, les Éditions de Minuit, « Propositions », 1989, 396p.

UTAKER Arild, « Babel et la diversité des langues », Revue Texto [en ligne], 2004, vol. 2, n°2, p.29-39. Disponible sur ce lien.

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Édito du n°3

Chaque parcours, chaque itinéraire, avec halte ou d’un seul tenant, trace le chemin de la recherche vers l’hypothèse tendue, voire la découverte. Le doctorant, la doctorante, sont embarqués vers de nouveaux territoires qu’ils envisagent, arpentent et définissent.

L’objectif de la revue Littera Incognita initiée et dirigée par des doctorant-e-s est de rassembler puis de mettre en partage les avancées scientifiques de jeunes chercheurs et chercheuses du laboratoire LLA-CRÉATIS et d’ailleurs, dans les domaines spécifiques des Arts, de la Littérature et des Langues et selon des approches disciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (programmes de recherche fondamentale et programmes applicatifs).
Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°3 est nourri des actes de la 7e Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS du 5 février 2010 intitulée « Les Interactions II : Convergences, collaborations et dispositifs culturels croisés ». Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur les relations entre différents espaces, auteurs, contextes et médias des chercheurs et chercheuses issus de champs disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

Nous vous invitons au voyage et comptons sur vos participations, liens scientifiques constructifs, remarques, afin de permettre l’avancée de la revue.

Cet espace est à vous.

Bonne lecture.

Édition et Rédaction des n°1 à 3

Cécile Fourrel de Frettes – Allocataire-Monitrice, Doctorante en Espagnol, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Sarah Jammes – Doctorante Contractuelle en Espagnol, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Émilie Lumière – Allocataire-Monitrice, Doctorante en Espagnol, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Benoît Monginot – Allocataire-Moniteur, Doctorant, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Anne-Claire Paillissé – Allocataire-Monitrice, Doctorante en Espagnol, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Comité Scientifique des n°1 à 3

Jacques Ballesté – MCF, Université Toulouse – Jean Jaurès. Littérature espagnole (roman, théâtre) et histoire des idées de la première moitié du XIXe siècle espagnol.

Emmanuelle Garnier – HDR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Le tragique au féminin, théâtre espagnol de femmes, dramaturgies postmodernes, baroque contemporain.

Solange Hibbs – HDR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Histoire des idées et des représentations culturelles aux XIXe et XXe siècles, sociologie de la lecture et de la littérature du XIXe siècle et de l’histoire des femmes aux XIXe et XXe siècle, traductologie et critique des textes traduits.

Stéphane Lojkine – HDR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Littérature du XVIIIe siècle, sémiologie du texte et de l’image, critique des dispositifs.

Monique Martinez Thomas – PR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Théâtre espagnol du XXe siècle, théorie du texte de théâtre, théâtre et informatique, théâtre et science.

Arnaud Rykner – PR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Esthétique et théorie de la représentation (critique des dispositifs), études théâtrales, texte et image, texte et musique, théâtre et silence, Maeterlinck, Henry James, Sarraute, Duras.

Agnès Surbezy – MCF, Université Toulouse – Jean Jaurès. Théâtre espagnol du XXe et XXIe siècle, théâtre postmoderne, théâtre quantique, traduction.

 

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