Pierre-Ulysse BARRANQUE

Pierre-Ulysse Barranque est doctorant en Esthétique à la Sorbonne. Il y analyse la pensée de Guy Debord et Jean Baudrillard quant à la problématique de l’acte, dans sa dimension esthétique et politique. Il est rattaché à l’EsPas -CNRS.

Pierre-Ulysse.Baranque@malix.univ-paris1.fr

Pour citer cet article : Barranque, Pierre-Ulysse, « In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, une oeuvre de fragments, de fractures et de passages », Literr@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/in-girum-de-guy-…uvre-de-fragment/


Résumé

In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord est une œuvre sans commune mesure dans l’art et la pensée de la fin du XXe siècle. Entre écriture et cinéma, entre littérature et philosophie, ce film-livre assume dans son montage éclaté comme dans ses mots l’esthétique du fragment et la puissance de l’inachevé. Il s’agira pour nous de montrer qu’In girum… est un véritable défi pour la pensée esthétique contemporaine, une œuvre clivée qui invite le spectateur à saisir dans le caractère éphémère de l’existence sa présence la plus pure. A la recherche de la « vie réelle ».

Mots-clés : Guy Debord – Situationniste – Héraclite – Dialectique – Fragments – Cinéma – Littérature – Philosophie.

Abstract

In girum imus nocte et consumirum igni by Guy Debord is a matchless work in the art and thinking of the late 20th century. Between writing and cinema, literature and philosophy, this book-film assumes in its split editing, as much as in its words, the esthetic of fragment and the power of the unfinished. Our goal is to show that In girum… is truly a challenge for the contemporary esthetic thinking, a cleaved work which invites the spectator to grab the purest presence of the ephemeral aspect of existence. In search of « real life ».

Keywords: Guy Debord – Situationist – Heraclitus – Dialectics – Fragments – Cinema – Literature – Philosophy


Sommaire

Introduction : Entre-deux, passage par Guy Debord
1. Passage de l’écriture dans le cinéma
2. Passage d’un médium à l’autre, un film devient livre
3. Fragments et fractures, pour un éloge de la dialectique
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction: Entre-deux, passage par Guy Debord

Qu’y a-t-il entre deux ? Qu’est-ce qui est créé dans le passage de l’un à l’autre ? Ces questions n’ont cessé de fasciner Guy Debord (1931-1994) pendant toute son œuvre. Et il est tout à fait admirable que pour lui cette interrogation soit tant philosophique qu’esthétique, tant théorique que formelle. Nous la retrouvons ainsi dans sa littérature, dans sa philosophie et dans ses films, non pas de façon séparée, mais commune, car ce serait justement un contre-sens radical que de dissocier chez Debord ses différentes pratiques qui ne cessent de se transposer les unes dans les autres, de se rencontrer, de se joindre et de se confronter. Ainsi, la pensée du passage, de l’entre-deux et de la rupture se réalise à la fois comme expérimentation formelle, littéraire et cinématographique, et comme objet de sa théorie philosophique. Il s’agit bien sûr d’un objet de la pensée, mais aussi d’une certaine façon de le penser, de l’écrire et de le filmer. Le passage est tant ce qui doit être découvert que le moyen pour le découvrir.

Qu’y a-t-il donc entre deux ? Debord répond : une guerre, peut-être. Une dialectique, assurément. Et au fond de tout cela, le passage éphémère de l’existence dans sa présence la plus pure. La naissance d’un monde.

1. Passage de l’écriture dans le cinéma

Réalisé en 1978, In girum imus nocte et consumimur igni1 est le cinquième et dernier film de Guy Debord pour le cinéma. Il demeure, pour de nombreuses raisons, une œuvre unique. En tant qu’il est le dernier film de Debord, In girum… semble le plus beau et le plus abouti de sa pratique cinématographique. Remarquons d’ailleurs que le film se présente lui-même comme son dernier, au travers d’une phrase prononcée par la voix off de Debord2. Le moyen-métrage de 1994, Guy Debord, son art et son temps, dont Guy Debord est l’auteur et le scénariste, sera réalisé par Brigitte Cornand, et sera un film créé spécifiquement pour la télévision (et plus précisément pour Canal Plus)3. En outre, In girum… suit la réalisation de la version cinématographique de sa grande œuvre philosophique : La Société du spectacle, publiée en 1967, et adaptée au cinéma en 1973. Pourtant, son dernier film de 1978, est très différent de celui de 1973, souvent plus connu de nos jours, du fait de la popularité de l’ouvrage dont il est issu. Comme Debord l’affirme dans la « Note sur l’emploi des films volés4 » (c’est-à-dire détournés, pratique fondamentale des situationnistes), son dernier film fait face à un enjeu esthétique majeur, car il n’est pas la simple illustration d’un livre déjà écrit. Le processus est même complètement inverse. Debord n’a pas adapté un livre pour le cinéma, mais a écrit le texte d’In girum… dans le but immédiat d’en faire un film5. Or ce texte, qui n’a pas initialement été écrit pour être lu sur une page, mais pour être écouté en étant associé à des images de cinéma, est du point de vue du style probablement le plus riche et le plus original de Debord, avec le Tome 1 de Panégyrique (publié en 1989). On remarque dans ces deux textes le même projet mémorialiste, le désir d’un retour mélancolique sur l’expérience de la vie passée de l’auteur, forme littéraire qui rejoint la grande tradition des mémorialistes classiques français que Debord admirait : La Rochefoucauld, Saint-Simon, ou encore le cardinal de Retz, cité à la fin du film sans révéler la référence6. On se trouve donc avec ce film dans le paradoxe d’une prose à visée immédiatement cinématographique, ce qui confère une position très particulière à cette œuvre, position dont on ne connaît que peu d’équivalent dans le cinéma de cette période7. Debord n’a pas adapté un texte, mais a plutôt tenter de filmer son écriture8, c’est-à-dire de montrer par le cinéma un travail littéraire immanent dont la simple publication d’un livre ne suffirait pas à rendre compte. Un tel processus créatif fait du cinéma bien plus qu’un simple détour, entre la rédaction du scénario et sa publication sous forme de livre en 1990. Le cinéma devient le lieu où peut se révéler la subjectivité la plus affirmée de l’écrivain. Si l’on devait faire un parallèle avec le réalisateur soviétique Dziga Vertov, on pourrait ainsi dire que là où ce dernier s’est efforcé de produire un « ciné-œil » (kinoglaz), dans L’homme à la caméra (1929), ouvrant la possibilité d’un « ciné-vérité » (kino-pravda), c’est un véritable ciné-prose que développe Debord avec In girum… Un ciné-prose qui surgit de l’opposition dialectique entre la voix off et les images. En effet, à la voix monocorde, distanciée9 et peu expressive de Debord s’oppose le caractère multiple de la nature des images qui composent ce film : des images très différentes dans leurs formes comme dans leur origine et leur valeur esthétique, ce qui empêche le spectateur de les contempler dans cette même unité claire et distincte qui est celle de l’énonciation de la voix off. Là encore, le projet du situationniste est très explicite et affirmé dans son film :

Voici par exemple un film où je ne dis que des vérités sur des images qui, toutes, sont insignifiantes ou fausses ; un film qui méprise cette poussière d’images qui le compose. Je ne veux rien conserver du langage de cet art périmé, sinon peut-être le contre-champ du seul monde qu’il a regardé, et un travelling sur les idées passagères d’un temps10.

Qu’il s’agisse des photos des amis et des compagnes d’hier, des extraits de films de Carné, ou des extraits de publicités vulgaires et de soap opera11, c’est cette diversité de la nature des images qui justement révèle la prose pour elle-même dans la voix off, et la sépare de l’inanité et de la non-cohérence des images entre elles. C’est ainsi que la « poussière d’images » créée par le montage manifeste cinématographiquement la puissance formelle et conceptuelle du texte prononcé par l’auteur. Debord dans In girum… est l’un des rares réalisateurs qui est arrivé à nous montrer une voix qui s’écrit. Et il a pu montrer cette voix off, en ne présentant justement que des images pauvres, ou des images riches (notamment certains portraits) dont la valeur est niée par un montage non-continu et volontairement disharmonieux. C’est cette opposition dialectique entre les images et le texte, moyen cinématographique de révéler un texte écrit pour être écouté, qui est à l’origine de l’usage des fragments visuels, des citations de réalisateurs, et des détournements d’images marchandes. Pour faire entendre l’unité d’une écriture, elle-même censée représenter l’unité d’une vie et l’unité de la critique radicale de la société, Debord n’offre aux spectateurs que des images partielles, des images mutilées. Images de l’aliénation, comme les extraits de publicité. Images d’amour et de liberté, avec les portraits photographiques de ses amis et de ses compagnes. Images du cinéma qu’il a aimées dans sa jeunesse, un type de cinéma qui a disparu : Les visiteurs du soir et Les enfants du Paradis de Marcel Carné, ou bien l’Orphée de Cocteau. Mais des images toujours incomplètes, brisées, fracturées, que l’on monte pour en exhiber le manque, et pour faire comprendre que cette incomplétude des images fait écho à la pureté de l’écriture prononcée par la voix impassible de Debord. Incomplétude des images d’In girum…, qui va jusqu’à réutiliser des passages de pur écran blanc et de pur écran noir de son premier film, celui de sa période lettriste : Hurlements en faveur de Sade (1952). Le réalisateur assume cette lutte entre la voix et les images au sein même de son film en affirmant dans le dernier tiers d’In girum… : « Ici les spectateurs, privés de tout, seront en outre privés d’images12 ».

2. Passage d’un médium à l’autre, un film devient livre

Le réalisateur situationniste expérimente ici une écriture singulière, qui surgit dans le cinéma, pour rejoindre peu à peu la littérature. Ce passage de l’écriture, non pas par le cinéma, mais dans le cinéma, n’est pas seulement une innovation formelle, car toute créativité dans l’énonciation exprime un désir de produire un énoncé neuf. C’est ici qu’apparaît l’objectif mémorialiste de Debord. Il s’agit, comme l’explicite la voix off de l’auteur dans ce film, de « remplacer les aventures futiles que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même 13».

Le réalisateur renverse le projet créatif de son précédent film, La Société du spectacle, ne se satisfaisant pas de répéter une méthode artistique déjà expérimentée : avoir réalisé un pur film de détournements pour mettre en image sa théorie. Au contraire, il crée un champ de tension et une lutte dialectique, autrement dit il produit un rapport antagonique entre le texte et les images. On perçoit un aller-retour très riche entre la forme littéraire, la forme de l’essai d’une part, et le cinéma d’autre part. D’abord un scénario, où se déploie le texte pour une voix off de Guy Debord, prononcée de façon mélancolique et distanciée, se confrontant à une série d’images détournées, d’archives personnelles, d’extraits de films de qualités très diverses, et de longs travellings mélancoliques de la lagune de Venise. Puis une « édition critique » en 1990, où la voix off de Debord retrouve une fonction purement littéraire, accompagnée d’un appareillage de notes révélant l’origine de la plupart des textes classiques cités ou détournés, et quelques commentaires de l’auteur sur l’évolution historique du cinéma et du monde depuis 1978.

Aussi succinctes et minimales que puissent paraître ces notes de « l’édition critique », elles sont à prendre très sérieusement en compte, car dans le changement de médium, dans le passage du scénario au film, puis du film au livre, Debord révèle la continuité de sa pensée, qu’il s’agisse d’une pensée écrite ou filmée. Ces notes sur le texte du scénario, souvent rédigées en une phrase ou deux d’une façon laconique, reproduisent l’un des styles littéraires les plus employés par Debord dans les années 60 : l’écriture par thèses, telle qu’on la retrouve dans La Société du spectacle, ouvrage qui est composé d’une longue série de 221 thèses. Cette écriture immédiate et très concentrée dans son énonciation rejoint elle-même une longue tradition d’écriture philosophique, tout à fait centrale chez les auteurs qui ont directement influencé la pensée debordienne. Nous pensons bien sûr aux onze Thèses sur Feuerbach du jeune Karl Marx14, ou aux « définitions » et « propositions » de l’Ethique de Spinoza15. Dans ces notes de « l’édition critique », Debord revient notamment sur des phénomènes plus précisément analysés dans son deuxième chef d’œuvre philosophique : les Commentaires sur la société du spectacle, publiés deux ans plus tôt, en 1988. En agissant de la sorte, Debord montre la continuité entre les analyses de son film de 1978 et celle de son livre de 1988, notamment sur deux points où l’analyse de l’auteur a été la plus visionnaire : la crise écologique et la contamination intrinsèque de la « pollution » de la Terre par la production capitaliste16, ainsi que l’effondrement des Etats socialistes du Bloc de l’Est17, et son analyse de l’échec de la Pérestroïka initiée par Gorbatchev. Avec cette « édition critique », Debord place In girum… aux confluences de sa pensée philosophique. Le style des notes de « l’édition critique » renvoie donc à cette forme d’écriture typique de l’auteur à l’époque de l’I.S : l’écriture par thèses. Et le contenu de ses notes produit un éclairage théorique important, qui réintègre In girum… dans la continuité des essais philosophiques de Debord : La Société du spectacle, et ses Commentaires.

Cet aller-retour entre l’écriture et le cinéma confère à ce dernier film un statut très particulier dans l’œuvre générale de Debord. A la fois un film, un essai, et des mémoires, et en même temps beaucoup plus que tout cela à la fois. Tout porte à croire que l’auteur a séparé le texte d’In girum… de son œuvre littéraire en en faisant un film, et donc l’a marqué d’un sceau spécifique dans son œuvre, avant de le réintégrer douze ans plus tard dans l’ « édition critique ». In girum… est une œuvre rare dans l’histoire du cinéma et de la littérature, mais on constate qu’elle a également un statut très spécifique au sein même de l’œuvre globale de Debord. Ce statut spécifique, que nous décelons tant dans la structure dialectique du texte et des images du film, que dans le passage et l’aller-retour entre sa forme cinématographique et sa forme livresque, n’est certainement pas un hasard. L’auteur a été très clair quant à l’enjeu de son film-livre. Il ne s’agit plus seulement de faire une critique des illusions du « spectacle », comme dans ses textes et ses films précédents, mais de présenter « la vie réelle18 » que cache ce « spectacle », non seulement la « vie réelle » des sociétés contemporaines, analysées par Debord au début du film, mais aussi « la vie réelle » de l’auteur lui-même, telle qu’elle s’exprime dans son projet mémorialiste.

3. Fragments et fractures, pour un éloge de la dialectique

Reste à savoir quelle est cette « vie réelle » que Debord veut montrer, à travers une dialectique du texte et des images, et le passage du format film au format livre. Là encore, In girum… dans sa beauté est en même temps extrêmement explicite. Cette « vie réelle » est tout d’abord la vie de la société contemporaine analysée par Debord au travers du concept de « spectacle19 ». C’est d’ailleurs par cette critique sociale que débute le film, avec un plan fixe les visages d’un public de cinéma contemplatif, et cet avertissement aux « spectateurs » : « Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public20 ». In girum… commence effectivement sa dérive cinématographique par une critique du « spectateur », dans le double sens du terme, à la fois artistique et politique, indiquant par là même que le réalisateur ne saurait commencer son dernier film sans préciser le statut social et esthétique de ceux à qui il s’adresse. Remarquons de plus que cette définition du « spectateur » dans In girum… en 1978 marque l’une des grandes étapes philosophiques de ce concept. Elle jalonne l’évolution de la critique sociale de Debord depuis La Société du spectacle de 1967 et La Véritable scission dans l’Internationale de 1972, comme elle prépare les réflexions de la Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle », écrite en 1979, puis des Commentaires de 1988. Ainsi, bien que ce texte ait été initialement écrit pour le cinéma, et en plus de la qualité littéraire de sa prose, le premier tiers du film participe de l’œuvre philosophique de l’auteur, et demeure l’une des rares tentatives de produire un véritable essai conceptuel au cinéma. Ce croisement entre les formes artistiques et théoriques, (philosophie, littérature et cinéma) est l’objectif cinématographique de Guy Debord dans cette œuvre. Pour autant qu’il méprise le cinéma de son époque, il veut prouver qu’un autre type de cinéma aurait été possible, et il veut en faire la preuve en le réalisant : « C’est une société, et non une technique, qui a fait le cinéma ainsi. Il aurait pu être examen historique, théorie, essai, mémoires. Il aurait pu être le film que je fais en ce moment21. ».

Cette « vie réelle », dont Debord veut faire l’éloge, c’est également sa vie passée. L’aspect littéraire de son texte est dans la droite ligne des mémoires, c’est-à-dire d’un retour subjectif sur soi et sur les événements révolus, les amitiés d’alors et l’évolution du temps. Mais il nous semble que cette « vie réelle » n’est pas seulement la vie sociale, qu’analyse la théorie du « spectacle », ni même la biographie de Debord lui-même, car il y a une vie plus profonde qui détermine la vie des sociétés et la vie de l’individu, et c’est ce phénomène vital sous-jacent que Debord essaie de capter à travers ce film. Ce phénomène vital, Debord ne le désigne pas explicitement dans son film. Source de toutes vies (qu’elles soient sociales ou individuelles), ce phénomène est lui-même évanescent dans son apparition. Mais il traverse pourtant l’ensemble de l’œuvre au travers d’un thème qui occupe les deux derniers tiers du film, jusqu’à clore l’œuvre sur cette question : à savoir le thème de la « guerre » et du combat.

Dans ce dernier film, l’omniprésence de la question de la guerre est bien sûr une métaphore des luttes politiques et culturelles des années 50 et 60, jusqu’au conflit ouvert de Mai 68. Debord l’affirme de façon explicite dans les notes de l’ « édition critique22» où Mai 68 est directement évoqué. Néanmoins il nous apparaît que cette problématique de la « guerre » n’est même pas à elle-même sa propre fin. Ce serait une erreur de faire d’In girum… une longue réflexion philosophique sur la question du combat, car la lutte n’est en fait que l’effet d’un phénomène très particulier que Debord ne cesse de chercher à saisir. On pourrait même dire que l’ensemble du film est la préparation esthétique et théorique d’un dispositif sémiotique dont le but est de capter, et donc d’exposer, brièvement ce phénomène dans son apparition sublime. Un passage du film nous invite plus particulièrement à percevoir ce phénomène où se concentre la « vie réelle ». Quelle est la finalité de la « guerre » dans In girum… ? Dans l’un des moments du texte qui est stylistiquement parmi les plus émouvants, Debord décrit les conséquences des batailles auxquelles il a pris parti, et dont il ne cesse de faire l’éloge :

C’est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoi qu’il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été. C’est une charge qui part lentement, accélère sa course, passe le point après lequel il n’y aura plus de retraite, et va irrévocablement se heurter à ce qui paraissait inattaquable ; qui était si solide et si défendu, mais pourtant destiné à être ébranlé et mis en désordre. (…) Quand retombe cette fumée, bien des choses apparaissent changées. Une époque a passé23.

Ce moment du film est l’un des plus importants, non seulement dans la structure du film lui-même, mais aussi pour l’œuvre de Debord de façon générale, car derrière la description allégorique des luttes des années 60, Debord se positionne philosophiquement quant à la question de la « guerre ». Nous voyons bien ici quelle est la fonction historique des luttes citées plus haut. Le combat n’est pas un but en soi, il est au contraire le moyen et l’expérience par laquelle « des choses apparaissent changées », et il est ce qui fait « passer » à une autre « époque ».

Conclusion

Nous comprenons donc que l’éloge de la lutte dans In girum… fait corps avec une conception métaphysique de celle-ci : une métaphysique de la lutte où notre auteur se revendique de l’un des premiers philosophes grecs, à savoir Héraclite. En effet, pour ce dernier, c’est la « guerre », le combat, la lutte, le « polemos », c’est-à-dire le « conflit qui est le père de tous les êtres24 ». Telle est la raison pour laquelle Héraclite est considéré comme l’un des pères de la dialectique, de la précession de la contradiction sur l’identité. Debord est effectivement un philosophe et un réalisateur héraclitéen, et plus particulièrement dans son dernier film. On peut faire l’hypothèse que, ce film étant son dernier, il s’y révèle la quintessence d’une pratique cinématographique commencée 25 ans plutôt. Héraclite fait bien partie des auteurs classiques détournés dans In girum…25, et cela n’est pas pour nous surprendre. Pour Debord, comme pour le philosophe grec, c’est dans le combat, où se rencontrent la plus grande puissance d’agir et en même temps la plus grande puissance de destruction, que naît la création. Et c’est la lutte qui est l’accoucheuse et la productrice des mondes, qu’il s’agisse des mondes historiques ou bien des univers subjectifs. L’origine de l’opposition entre le texte et les images analysées précédemment nous apparaît non seulement dans sa singularité formelle, mais aussi dans sa vérité philosophique. C’est cette centralité ontologique de la lutte qui est la source de la dialectique texte/images dont nous avons parlé précédemment. Guy Debord utilise dans son montage ces différentes contradictions entre le texte et les images, il utilise des citations, des détournements, c’est-à-dire différentes formes de fragments qui rentrent en collision les uns avec les autres, car dans cette fracture radicale, ces fragments détournés et antagoniques permettent de percevoir l’apparition d’un temps inédit. Toujours dans la « Note sur l’emploi des films volés », l’auteur rappelle qu’In girum… applique la méthodologie esthétique développée dès 1956, à l’époque de l’Internationale Lettriste, d’après laquelle : « Il faut concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments détournés… s’emploierait à rendre un certain sublime26. ». Autrement dit, s’il y a un « certain sublime » à rendre dans un film, c’est par « l’accumulation d’éléments » contradictoires, de fragments mis en lutte à même l’objet cinématographique, qu’on doit le susciter. Et c’est cela, justement, l’héraclitéisme de Debord, tant dans sa philosophie, que dans ses choix formels esthétiques. Car s’il y a bien un éloge de la contradiction, de la dialectique chez Debord, cette dialectique est véritablement héraclitéenne, et non hégélienne. Debord relate de façon métaphorique, dans In girum…, cette « quête » du « Graal 27 » qui a été menée de façon collective par l’Internationale Situationniste. Or « l’objet » de cette « quête », qui selon Debord a été « au moins fugitivement aperçu28 », n’est rien d’autre que « le secret de diviser ce qui était uni29 », c’est-à-dire de révéler la contradiction derrière l’harmonie apparente. C’est le « secret » de la dialectique. Et c’est justement en cela que Debord est, en philosophie comme en cinéma, un disciple d’Héraclite. A la différence de la dialectique de Hegel, la dialectique héraclitéenne ne se résout jamais dans l’unité retrouvée du Savoir Absolu. Elle ne s’achève pas, elle n’a pas de retour à l’unité finale, et elle ne cesse de relancer le processus antagonique, de révéler une nouvelle lutte après la fin de la lutte précédente. C’est la raison pour laquelle, en concluant son film-mémoires, Debord affirme qu’ « il n’y aura pour [lui] ni retour, ni réconciliation30 », et refuse de conclure son film avec le traditionnel « Fin ». Le film ne s’achève pas, la bataille est en cours, il faut rejouer la lutte pour produire une nouvelle création. Debord termine son film avec le sous-titre : « A reprendre depuis le début31 ». Les dés de l’histoire sont relancés de nouveau. Ce jeu ne saurait avoir de fin. Héraclite affirmait déjà : « Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac32 ».


Notes

1 – Pour une lecture plus aisée, nous abrégerons ainsi le titre du film à chaque fois qu’il sera nommé : In girum…

2 – « J’ai donc pu conduire plus avant mes expériences stratégiques si bien commencées. (…) Le résultat de ces recherches, et voilà la seule bonne nouvelle de ma présente communication, je ne le livrerai pas sous la forme cinématographique. » DEBORD Guy, Œuvres, Paris, Editions Gallimard, « Quarto », 2006, p.1394. Cette idée est confirmée dans les commentaires que fait Debord dans les notes de bas de pages de « l’édition critique » de 1990 (c’est-à-dire la transcription de la voix off du film en un véritable livre imprimé, tout d’abord aux Editions Gérard Lebovici), op.cit., p.1785.

3 – DEBORD, op.cit., p.1870

4DEBORD, op.cit., p.1411.

5 – « j’ai tourné directement une partie des images, j’ai écrit directement le texte pour ce film. » DEBORD, op.cit., p.1412.

6 – Cette référence est en revanche précisée dans la « Liste des citations ou détournements dans le texte du film In girum… », effectuée par Debord dans le but de retrouver l’original des citations pour toute traduction du film. DEBORD, op.cit., p.1420.

7 – Guy Debord n’est pas pour autant le seul auteur à produire une grande prose pour le cinéma à cette époque, et nous pouvons notamment penser à un autre immense réalisateur des années 1960-1970 qui navigue, comme Debord, entre le cinéma, la littérature et l’essai théorique. La Rage de Pier Paolo Pasolini, sorti en 1963, est effectivement une des plus belles proses écrites pour le cinéma. Mais sa forme cinématographique, avec son incessant montage d’actualité, se reprocherait plus de l’usage très illustratif des images que fait Debord dans La Société du spectacle, que de la fragmentation formelle, et de la multiplicité des sources des fragments, propres aux images d’In girum...

8 – Nous entendons par « écriture » la définition qu’en a donnée Rolland Barthes. Il désigne avec ce concept le processus d’inscription du sujet dans la langue, et la créativité formelle qui en est la manifestation esthétique, grâce à laquelle l’artiste peut prendre position en tant que sujet libre dans un monde social et historique. Nous renvoyons à ces trois citations très célèbres où ce concept se laisse voir de la façon la plus précise : « l’écriture. (…) c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage » ; l’écriture « est la réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume » ; « l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme ». BARTHES Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Editions du Seuil, 1953, 1972, p.18, 19.

9 – Voix distanciée inspirée du théâtre brechtien. Artistiquement, Bertholt Brecht est l’un des rares auteurs que les situationnistes reconnaissent comme leur précurseur, et c’est chez lui que Debord empruntera le concept de « spectacle ». Debord l’affirme dès le premier congrès de fondation de l’I.S, dans le fameux Rapport sur la construction des situations : « Dans les Etats ouvriers, seule l’expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd’hui. » DEBORD, op.cit, p.320.

10 – DEBORD, op.cit., p.1349.

11 – Sur la composition de cette « poussière d’images », et le travail esthétique très précis de Debord, y compris en ce qui concerne les choix qu’il opère dans la sélection des images publicitaires et marchandes, nous renvoyons aux travaux de Fabien Danesi, Fabrice Flahutez et Emmanuel Guy. DANESI Fabien, FLAHUTEZ Fabrice, GUY Emmanuel, La fabrique du cinéma de Guy Debord, Paris, Actes Sud, 2013.

12 – DEBORD, op.cit., 1392.

13 – DEBORD, op.cit, p.1352.

14 – MARX Karl, Philosophie, Paris, Editions Gallimard, 1965, 1968, 1982, p.232.

15 – SPINOZA Baruch, Ethique, Paris, Editions du Seuil, 2010.

16 – DEBORD, op.cit., p.1788.

17 – DEBORD, op.cit., p.1787. Remarquons d’ailleurs que dans ces notes, et comme dans les Commentaires, Debord pense d’un même mouvement la crise écologique et l’effondrement du socialisme à l’Est, puisqu’il rappelle dans « l’édition critique » le caractère déterminant de la catastrophe de Tchernobyl dans l’échec de Gorbatchev, puis dans l’écroulement de l’URSS.

18 – DEBORD, op.cit., p.1412.

19 – Sur le concept de « spectacle », nous renvoyons à notre précédente analyse : BARRANQUE Pierre-Ulysse, « De la « séparation » au « spectacle », Guy Debord et l’aliénation sociale », dans BARRANQUE Pierre-Ulysse, JARFER Laurent (sous la dir. de), In Situs, Théorie, spectacle et cinéma chez Guy Debord et Raoul Vaneigem, Mont-de-Marsan, Gruppen Editions, 2013.

20 – DEBORD, op.cit., p.1334.

21 – DEBORD, op.cit., p.1348, 1349.

22 – DEBORD, op.cit., p.1781.

23 – DEBORD, op.cit., p.1386, et p.1391.

24Les Ecoles présocratiques, Paris, Editions Gallimard, 1991, p.78.

25 – DEBORD, op.cit., p.1415.

26 – DEBORD, op.cit., p.1411.

27 – DEBORD, op.cit., p.1378, 1379.

28Ibid.

29Ibid.

30 – DEBORD, op.cit., p.1401

31Ibid.

32Les Ecoles présocratiques, Ibid.


Bibliographie

BARRANQUE Pierre-Ulysse, JARFER Laurent (sous la dir. de). In Situs, Théorie, spectacle et cinéma chez Guy Debord et Raoul Vaneigem. Mont-de-Marsan : Gruppen Editions, 2013, 244 pages.

BARTHES Roland. Le degré zéro de l’écriture. Paris : Editions du Seuil, 1953, 1972, 192 pages.

DANESI Fabien. Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994). Paris : Editions Paris Expérimental, 2011, 236 pages.

DANESI Fabien, FLAHUTEZ Fabrice, GUY Emmanuel. La fabrique du cinéma de Guy Debord. Paris : Actes Sud, 2013, 172 pages.

DEBORD Guy. Œuvres. Paris : Editions Gallimard, « Quarto », 2006, 1904 pages.

Les Ecoles présocratiques. Paris : Editions Gallimard, 1991, 954 pages.

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