Lucie NIZARD

Présentation de l’auteurice : normalienne de l’ENS de Lyon, et agrégée de Lettres modernes depuis 2016, elle prépare actuellement une thèse de littérature française à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Eléonore Reverzy, sur le thème : « Poétique du désir sexuel féminin dans les textes narratifs en prose du second XIXe siècle »
adresse mail : lucienizard@gmail.com

Pour citer cet article : Nizard, Lucie, «Représentations obliques du désir féminin dans le roman du second XIXe siècle ou les paravents transparents », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représenter le désir féminin. Entre texte et image », saison été, mis en ligne le 1er juillet, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/representations-obliques-du-desir-feminin-dans-le-roman-du-second-xixe-siecle-ou-les-paravents-transparents/.


Résumé

Au XIXe siècle où règne la pudeur bourgeoise, qui masque le désir sous les vêtements sévères de la vertu, le sexe devient se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Impossible en effet pour les textes d’exprimer crûment ce tabou suprême qu’est le désir de la femme, laquelle doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. C’est pourquoi les romans ont recours de manière systématique à l’image afin de représenter de manière socialement dicible le désir des femmes. Ecrivains et illustrateurs inventent donc des images rhétoriques ou graphiques à double sens pour dire le désir féminin.

Mots-clés : image-désir féminin – histoire des sexualités – réalisme – naturalisme – Octave Pradels – sociocritique

Abstract

In the XIXth century, writing about women’s desire was impossible, because of the Bourgeois modesty. Writers and illustrators thus created graphic and rhetoric images that expressed female desire in an indirect and playful way.

Keywords: mage – female desire – history of sexualities – realism – naturalism – Octave Pradels – sociocritique


 

Sommaire

Introduction
1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin
2.La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques
2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile
2.2. Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies
3.Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle
4.Les « paravents transparents »
Conclusion – « l’érotisme de la voilette »
Notes
Bibliographie

Introduction

« Si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte1 ! » Ainsi parle Giscon, vieil homme dont la sagesse est presque centenaire, à Salammbô qui vient de commettre le péché de chair. La réaction du personnage de Flaubert n’est pas dictée par l’exotisme du roman, mais reflète la répulsion mêlée de fascination que suscite le désir féminin chez les contemporains.
Dans le second XIXe siècle en effet règne la pudeur bourgeoise qui dissimule le désir féminin sous les vêtements sévères de la vertu. Le sexe devient une obsession et se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Michel Foucault avance ainsi l’hypothèse d’une multiplication des références à la sexualité, sous couvert de décence : « Sur le sexe, les discours – des discours spécifiques, différents à la fois par leur forme et par leur objet – n’ont pas cessé de proliférer : une fermentation discursive qui s’est accélérée depuis le XVIIIe siècle2. » Le XIXe siècle ne peut pas aborder directement le désir, et encore moins le désir féminin ; sous cette censure se cache une obsession qui ne cesse de mettre en mots de manière oblique la sexualité féminine.
Puisque les discours sur le désir sexuel féminin sont omniprésents mais toujours masqués, il est impossible pour les textes romanesques d’exprimer crûment ce tabou suprême ; la femme doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. Pourtant, de Madame Bovary à Nana en passant par Germinie Lacerteux ou encore Une Vie, le thème du désir féminin est l’un des principaux topoï des romans du second XIXe siècle. Comment les textes du second XIXe siècle et leurs illustrations contournent-ils l’interdit qui pèse sur l’expression directe de la sexualité féminine, pour en faire un de leurs objets de réflexion privilégié, sans blesser la pudeur de leur temps ?
Nous verrons ici que les romanciers et les illustrateurs ont recours de manière systématique à l’image et au déplacement afin de représenter de manière socialement acceptable le désir des femmes. Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents » prétendument pudiques les innombrables images et déplacements qui disent le désir de manière faussement voilée. Il s’agira donc d’analyser ce rapport ambigu des romanciers naturalistes aux images qu’ils emploient pour évoquer le désir féminin sans le décrire explicitement, utilisant la métaphore à la fois comme un voile pudique – rendant possible l’expression du désir féminin sans trop malmener la bienséance – et comme le moyen d’un dévoilement érotique (voire pornographique) pour qui sait lire entre les lignes.
Nous nous intéresserons donc dans un premier temps à cette injonction paradoxale à la décence, à travers laquelle les romanciers tentent de légitimer leur peinture du désir féminin. Puis, nous verrons en détails comment les romanciers utilisent les détours de l’image rhétorique pour peindre le désir féminin, en nous intéressant d’abord aux métaphores puis aux métonymies qu’ils emploient. Nous nous pencherons ensuite sur l’articulation entre texte et image, en prenant cette fois le terme « image » non dans son sens rhétorique, mais dans son acception graphique. On interrogera donc le rapport entre texte et illustration, afin de savoir si les mécanismes de représentation oblique du désir féminin sont similaires entre images textuelles et images visuelles. Enfin, nous développerons notre thèse des « paravents transparents », en montrant que les images rhétoriques et graphiques du second XIXe siècle jouent de cette technique du montré-caché pour le plus grand plaisir du lecteur.

1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin

Le roman du second XIXe siècle, et tout particulièrement le roman naturaliste, se prétend un genre sérieux. Il a pour projet de révéler la vérité du réel, avec une véracité scientifique qui n’omettrait aucun aspect du monde ni de l’humanité, y compris donc le désir féminin. Selon Marc Angenot, en cette fin de XIXe siècle, « le romancier, spécialiste incontesté des passions et de la vie intime, semble ne jamais douter de l’étendue de son savoir sur le désir, les femmes, les perversions, etc3. » Cette exigence de peindre tous les éléments du réel, même les plus tabous, vaut au naturalisme une réputation de « littérature putride4 ». Ces romans sont ainsi accusés, en particulier à cause de leur peinture soi-disant très crue de la sexualité féminine, de fouiller les dessous sales de la société, à l’instar de Gervaise, la blanchisseuse de Zola qui remue avec volupté le linge de corps souillé de ses clients. Ces descriptions du désir féminin dérangent les contemporains de manière très violente si l’on en croit leurs réactions – que l’on songe aux cabbales que déclenchent les parutions des ouvrages de Zola. L’on trouve ainsi dans Nana plusieurs scènes obscènes voulues, qui montrent, selon l’expression zolienne, « Toute une société se ruant sur le cul5. » Comme le rappelle Henri Mitterand dans la préface de l’ouvrage, cette obscénité du roman fit scandale : « La critique, pour sa part, daubait sur ‘cette gueuse subalterne’ (Paul de Saint-Victor), promettait à Zola le destin de Sade – l’enfermement à Charenton -, lui reprochait de ‘n’avoir pas tenu compte de cette invincible conscience qui palpite dans le corps de la créature la plus flétrie’ (Louis Ulbach)6 ». Sur le même ton, lors du célèbre procès de Madame Bovary, le procureur Pinard a accusé Flaubert d’avoir outragé les mœurs par son portrait d’une femme désirante : « Chez lui point de gaze, point de voiles, c’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité7. »
Pourtant, lorsqu’on se penche plus attentivement sur les textes, force est de constater la présence de « gaze » ou de « voiles » lorsqu’est abordée la sexualité féminine. En effet, si les écrivains rêvent une transparence du dire, ils opèrent pourtant une opacification dans les représentations du désir féminin. Ils le désignent à la fois comme un grand coupable de la décadence de leur société, et prétendent donc le dénoncer, l’exhiber au grand jour, et en même temps ils ne cessent de le déguiser. La volonté de « tout dire » semble donc n’être qu’une utopie, puisque les textes eux-mêmes insistent sur la défense d’aborder le sujet de la sexualité. Ainsi, Zola lui-même n’échappe pas à cette contradiction, lorsqu’après avoir tant défendu l’impératif de tout peindre, il souligne dans un article que l’écrivain se doit d’éviter les sujets trop obscènes :

Savez-vous que les magistrats osent beaucoup plus que nous, les romanciers ? Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux. […] Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger. Entre les magistrats et les écrivains, il n’y a qu’une différence, c’est que parfois les écrivains laissent des œuvres de génie. Ainsi, donc, mes amis, il faut confesser notre impuissance : nous n’irons jamais à ce degré de vérité dans l’atroce8.

La même année 1880, qui est aussi celle du scandale de Nana, se réclamant de « notre fameux esprit français9 », esprit de galanterie voire de gauloiserie, Zola soutient que les véritables écrivains « vont à la vérité, au chef-d’œuvre, malgré tout, par-dessus tout, sans s’inquiéter du scandale de leurs audaces10 . »
Il y a donc bien une contradiction interne dans le discours des romanciers naturalistes sur la peinture de la sexualité féminine, tiraillés entre d’une part l’impératif didactique qui vise à délivrer un savoir sur le réel tout entier, fût-il scandaleux, et d’autre part l’impossibilité d’enfreindre tout à fait la décence. C’est pourquoi ces écrivains ont trouvé dans leur écriture un compromis qui permet de dépasser cette aporie : en inventant des détours rhétoriques pour exprimer la sexualité féminine sans la nommer, ils ont ainsi mis en œuvre ce que Marc Angenot nomme des « stratégies de dépassement des limites du scriptible11 ». Au niveau microtextuel, ces stratégies résident dans l’usage systématique des figures du déplacement que sont la métaphore et la métonymie ; l’image apparaît ainsi, selon la formule de François Kerlouégan, comme un « processus d’effacement plus riche12 » qui permet à la fois de voiler et de donner à voir.

2. La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques

2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile

L’usage de la figure de style imagée qu’est la métaphore, comparaison sans mot de comparaison, permet de décrire le désir féminin de manière oblique puisque cette figure mentionne le comparant en omettant le comparé, ici indicible. Se met ainsi en place un code très clair, dont ni les personnages ni le lecteur ne sont dupes, mais qui permet de sauver la décence. Dans Le roman d’une honnête femme, Cherbuliez nous livre un dialogue symptomatique de ce phénomène où le voile des mots ne sert pas à masquer le sens :

Il tordit sa moustache et me sonda du regard.
« Non, non, poursuivis-je, la bonne providence m’a fait une vie facile, je ne la veux pas changer. Je suis craintive et défiante. J’aimerais à voir la mer, mais je ne me soucie pas de naviguer.
– Les naufrages par imprudence sont les plus communs, me répondit-il d’un ton bref. Le point est de bien choisir son pilote.
– En est-il de bons ? repartis-je. Les meilleurs s’endorment ou s’oublient à regarder les étoiles ; d’autres ont le goût des émotions et appellent tout bas les tempêtes et les écueils. Le plus sûr est de ne pas s’embarquer13 . »

Ici, la métaphore nautique est sans équivoque, et permet une audace verbale interdite par les convenances : elle autorise en effet une jeune fille vierge à exprimer sa curiosité sexuelle – « J’aimerais voir la mer ») – puis à se refuser à son fiancé en soulignant le danger qu’il y a à s’abandonner à un homme.
Outre l’image nautique, récurrente dans la littérature du second XIXe siècle, un très large réseau de métaphores topiques permet de coder les allusions au désir féminin de manière très aisément déchiffrable pour le contemporain, habitué à ces détours du langage.
Certaines de ces métaphores ont une valeur euphémistique : elles servent à atténuer une réalité jugée choquante. L’emploi très fréquent du verbe en tournure pronominale « s’abandonner » permet d’atténuer l’idée scandaleuse pour les contemporains d’une femme qui prendrait une part active à sa sexualité.
D’autres métaphores ont une fonction esthétique et sémantique, qui s’ajoute à leur fonction de voilement de la sexualité. Nombreuses sont les métaphores comparant implicitement la sexualité féminine à l’un des quatre éléments. Le désir féminin est ainsi tantôt semblable au feu – Flaubert souligne « le brûlement de la peau14 » de Madame Bovary – tantôt au vent, comme dans cet extrait de Germinie Lacerteux : « un vent du midi passait, un de ces vents d’énervement, fauves et fades, qui soufflent sur les sens et roulent dans du feu l’haleine du désir. Sans savoir d’où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son corps quelque chose pareil au chatouillement d’une pêche mûre contre la peau15 »). Si le feu est associé aux sorcières, donc à une sexualité féminine maléfique et destructrice, l’eau au contraire exprime une sexualité féconde et protectrice, souvent rapprochée de la fonction maternelle, comme dans ce passage de Michelet sur Isis fécondée par son époux Osiris, le Nil :

C’est l’eau, un déluge d’eau, une mer prodigieuse d’eau douce qui vient de je ne sais où, mais qui comble cette terre, la noie de bonheur, s’infiltrant, s’insinuant en ses moindres veines… la plante rit de tout son cœur quand cette onde salutaire mouille le chevelu de sa racine, assiège le pied, monte à la feuille, incline la tige qui mollit, gémit doucement. Spectacle charmant, chaîne immense d’amour et de volupté pure. Tout cela, c’est la grande Isis, inondée de son bien-aimé16 .

La métaphore de l’eau permet à Michelet une peinture très audacieuse d’une scène sexuelle du point de vue féminin, insistant notamment sur le plaisir, qui est indicible de manière directe.
Comme l’eau, la terre est un comparant souvent associé à une axiologie positive qui permet de souligner la fécondité et le caractère nourricier de la femme, dont la sexualité est excusée car elle est subordonnée à son rôle maternel. On retrouve cette métaphore de la terre-femme désirante chez Zola, en particulier dans La Terre ou Fécondité. Cette métaphore topique pour figurer le désir féminin métamorphose ce dernier en puissance tellurique, et permet de souligner son aspect inhumain ou surhumain en lui conférant une force profonde hyperbolique.
La dernière métaphore, parmi de nombreuses autres que nous avons choisies d’étudier ici, est celle de l’ivresse. La femme désirante est souvent présentée comme ivre, ce qui donne une explication rationnelle à l’inaudible état d’excitation physiologique produit par le désir. Il est ainsi dit de Madame Bovary éprise de Rodolphe que « son âme s’enfonçait en cette ivresse17 ». Cette métaphore permet d’attribuer le désir féminin à une altération de son comportement qui n’aurait rien de naturel et serait liée à un vice condamnable (l’alcoolisme étant un équivalent décent de la luxure).
Les romanciers du second XIXe siècle usent donc de métaphores variées pour décrire de manière oblique mais lisible le désir sexuel féminin. Tantôt mélioratives, tantôt péjoratives, ces métaphores remplissent à la fois une fonction esthétique et une fonction idéologique, puisqu’en même temps qu’elles revêtent d’un voile imagé le désir féminin, elles permettent d’éviter les mots considérés comme honteux de la sexualité. Elles délivrent un sens supplémentaire en introduisant un comparant dont le sens influe sur la vision du désir féminin qui est livrée. Autre détour rhétorique par une image oblique qui enrichit le message idéologique porté par le texte, la métonymie est régulièrement employée par les romanciers qui cherchent à représenter le désir féminin de manière indirecte.

2.2 Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies

La métonymie est une figure de style qui consiste à remplacer un terme par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu. Les romanciers du second XIXe siècle l’utilisent de manière massive pour faire une peinture déguisée de la sexualité féminine puisqu’elle permet de la dire d’une manière élégamment détournée. Par exemple, dans Madame Gervaisais, les frères Goncourt déplacent le désir sexuel indicible de leur héroïne sur les fleurs : « À regarder un camélia luisant et verni, une rose aux bords défaillants, au cœur de soufre où semble extravasée une goutte de sang, ses yeux avaient une volupté18 . » Dans le même ouvrage, c’est le détour par la religion qui permet d’écrire les termes crus du désir féminin, déplacés dans la rhétorique mystique qui est familière de ces emprunts. Cette métonymie n’est pas une voie plus décente pour peindre la sexualité ; elle est sacrilège et provocante, puisqu’au lieu de sacraliser la sexualité, elle sexualise le sacré :

Sa vie, elle ne la vivait plus dans le sang-froid et la paix de sa vie ordinaire ; elle la vivait dans l’émotion indéfinissable de ce commencement d’amour qui s’ignore, de ce développement secret et de cette formation cachée d’un être religieux au fond de la femme, dans sa pleine inconscience de l’insensible venue en elle des choses divines et de leur intime pénétration silencieuse, comparée, par une exquise et sainte image, à la tombée, goutte à goutte, molle et sans bruit, d’une rosée sur une toison19 .

On reconnaît le champ lexical de l’acte sexuel dans ce passage caractéristique de la mystique des hystériques, avec notamment l’expression équivoque « intime pénétration », dont l’adjectif qualificatif épithète appuie le sémantisme charnel. La clausule du passage accentue encore le sémantisme sexuel, en employant une image peu commune, celle de la rosée tombant sur une « toison » ; le sens de cette image est difficile à élucider autrement que comme une métaphore précieuse de la manifestation physiologique du désir féminin, d’autant que la « toison » est un terme appartenant au champ lexical du sexe féminin. Cette métonymie du mysticisme pour exprimer les réalités corporelles les plus crues de la sexualité féminine est extrêmement récurrente. On retrouve cette sexualisation du divin dans Madame Bovary, où la crise mystique de l’héroïne correspond à une progression de son hystérie. Dans l’art pictural de la même époque, la sexualité féminine est bien souvent représentée par le biais de sujets religieux qui mettent en parallèle désir céleste et désir terrestre, à l’instar de la Madeleine dans le désert de Delacroix.
Autre exemple de métonymie, plus moderne celle-ci : la bicyclette. Cette invention toute neuve suscite à la fin du siècle de lourdes appréhension morales ; la rhétorique romanesque inscrit ce véhicule dans l’axiologie négative du péché, reflétant et alimentant ainsi les angoisses contemporaines :

Et, derrière la baraque, la mère surprit encore Thérèse et Grégoire ensemble. Lui tenait d’une main sa bicyclette, dont il devait expliquer le mécanisme ; tandis qu’elle, figée d’admiration et de convoitise, regardait la machine de ses yeux de péché. Elle ne put résister au désir, il la soulevait toute rieuse dans ses bras de petit homme, pour l’asseoir une minute sur la selle, lorsque la terrible voix de la mère éclata : « Sacrée gueuse, qu’est-ce que tu fais là encore ? Veux-tu bien vite revenir, ou je vais te régler ton compte20 ! »

Zola, fervent amateur de bicyclette, reprend le topos d’un moyen de locomotion puissamment indécent, car il s’enfourche à califourchon (posture impensable pour une jeune fille) ; il en fait pourtant la promotion dans Paris, à travers le personnage de Marie, jeune fille moderne idéale et cycliste, quelques années plus tôt. L’emploi du champ lexical du péché au sujet de la bicyclette n’est donc guère à prendre au pied de la lettre : la bicyclette n’est en effet qu’un prétexte correct pour exprimer le désir qui circule dangereusement entre Thérèse et Grégoire. Cette peinture de l’initiation à la sexualité des deux grands enfants est rendue possible grâce au détour par le blâme socialement très répandu de la bicyclette, véhicule perçu comme obscène et sur lequel circulent nombre de plaisanteries grossières, qui code alors clairement la sexualité.
Les contemporains ne cessent de mettre en doute la moralité des sports féminins, en particulier de la danse, considérée comme un préliminaire à la lascivité, un excitant néfaste aux femmes que l’on croit excessivement nerveuses. Dans Madame Bovary, c’est lors de sa valse au château de la Vaubyessard que l’héroïne éprouve ses premiers frissons sensuels. Une autre héroïne de Flaubert, Salammbô, connaît également une initiation à la sensualité par le biais de la danse. En effet, juste avant sa première nuit de plaisir, elle effectue une danse préparatoire qui est une figuration proleptique mais également métonymique de l’acte sexuel à venir, ellipsé par le roman. On notera que les détours métonymiques que Flaubert s’impose pour décrire le désir féminin dans ses romans ne se retrouvent guère dans sa correspondance ou dans ses récits de voyages, beaucoup plus explicite : ces circonvolutions apparaissent comme des stylèmes romanesques, liés aux conditions sévères de la réception.
On trouve donc dans Salammbô une défloration imagée juste avant la défloration réelle, qui n’est pas décrite. Le détour par la métonymie permet des audaces impossibles dans la scène suivante ; Salammbô prend, avec son serpent et face à son grand prêtre, des initiatives de séduction presque lubriques, tandis que face à Mathô son attitude est décrite comme passive :

Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long du mur, rampa entre les étoffes épandues puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue […]. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, elle se sentait mourir21 .

La métonymie de la danse sensuelle autour du serpent code de manière très claire un acte sexuel. Si le serpent est une figure du sexe masculin lui-même, on notera que presque toutes les formes verbales de la fin du paragraphe sont empruntées au lexique du coït, s’achevant par une « petite mort » : « prenant », « se renversait sous », « l’envelopper » « palpitaient », « serrait », « haletait », « se sentait mourir ». Les éléments du décor eux-mêmes sont gagnés par ce champ lexical, dans une cosmologie sexualisée où les étoiles palpitent ; cette métonymie du lieu qui exprime le désir du personnage féminin est reprise constamment par la littérature réaliste et naturaliste, où le lieu figure celui qui l’habite. Ainsi dans La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, le jardin du Paradou est un Eden où la nature encourage et exprime les désirs des amants, de même que la serre de Renée dans La Curée. La métonymie peut également être météorologique. Dans Une page d’amour, l’orage qui s’abat sur Paris figure le désir d’Hélène, l’héroïne qui reste muette sur ses tentations.
Souligner la gourmandise d’une femme est souvent une manière de pointer son appétit sexuel en des termes équivoques. Nana suce de petits bonbons, Emma « lèch[e] à petits coups le fond du verre22 », quant à Germinie, son corps réclame des plaisirs plus étranges, désirant « du charbon même, qu’elle grignotait avec les goûts dépravés et les caprices d’estomac de son âge et de son sexe23 . »
Enfin, un autre type de déplacement consiste à désigner une partie du corps décente pour parler en réalité du sexe féminin. Souvent, la chevelure peut ainsi être comprise comme une métonymie, surtout lorsque l’on voit le plaisir disproportionné qu’éprouvent les femmes à ce qu’on leur caresse les cheveux, partie du corps insensible s’il en est, à l’instar d’Emma Bovary qui se pâme lors d’attouchements capillaires : « elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure24 . » Dans L’Education sentimentale, Frédéric identifie également les cheveux de sa maîtresse comme le lieu de sa sensualité : « Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée25 . »
Le ventre est la partie du corps qui fait référence le plus directement au sexe féminin, comme dans cette scène de masturbation où la voluptueuse Fernande se caresse le ventre : « Ses petites mains longues et douces remontaient lentement sur les cuisses, s’arrêtant au ventre, redescendaient, se glissaient partout, en une flatterie légère, à peine appuyée, puis remontaient encore26 . »
Les métonymies qui disent le désir sont nombreuses et toutes porteuses de sens spécifiques, reflétant généralement un aspect du discours social sur la sexualité féminine. Elles remplissent à la fois des fonctions d’esthétisation et de dissimulation décente du corps féminin. Dans sa nouvelle « Une partie de campagne », Maupassant figure, avec une ironie dont la gaillardise est osée, la jouissance du personnage de la jeune fille à travers le chant d’un rossignol. Une métonymie courante consiste à représenter la sexualité d’un animal femelle pour dépeindre par ricochet le désir des humaines. Encore une fois, cette métonymie traduit les mentalités des contemporains, et plus particulièrement l’idée tenace selon laquelle la femme désirante se transforme en bête, ainsi que le résume avec une condescendance émoustillée Catulle Mendès : « Ô bestialité divine de l’adorable femelle humaine27 ! »
Le chat est l’animal par excellence qui sert à traduire en termes audibles la sexualité féminine. Le terme de « chat » désigne en effet le sexe féminin, et il est employé en ce sens au masculin au XIXe siècle. Le double sens est évident dans cet extrait de La Joie de Vivre de Zola :

Cette minouche était une gueuse, qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement, elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehors qu’avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deux et trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on voyait luire dans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matous de Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme une traînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu’elle se léchait pendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air de princesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraître s’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on la trouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans un coin de son tablier, pour les jeter à l’eau. Et le Minouche, mère détestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en être débarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle se léchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où, dévergondée dans les coups de griffes et les miaulements, elle allait en chercher une ventrée nouvelle28 .

La métonymie qui dépeint par divers déplacements (sur les animaux, les fleurs, la religion, la danse, un lieu, la météorologie, ou encore sur une autre partie du corps ou la tenue vestimentaire) l’indicible désir féminin remplit diverses fonctions : elle permet de concilier peintures scientifique et satirique (ainsi de la Minouche nymphomane), mais aussi pédagogie et érotisme. Elle est un voilage tout en transparence, qui dérobe les mots du désir moins pour préserver la décence que pour leur conférer le charme clandestin des belles masquées que l’on reconnaît sans même lever leur loup de velours.

3. Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle

On retrouve le même jeu de codage pour les images graphiques que pour les images textuelles. Nous le montrerons ici à travers l’exemple du recueil du chansonnier Octave Pradels de 1890, intitulé Pour dire entre hommes, illustré par des gravures de Paul-Adolphe Kauffmann. Dans ce recueil, la majeure partie des chansons sont grivoises, et multiplient les plaisanteries sur le désir féminin ; chaque chanson est accompagnée d’une ou plusieurs gravures. Les illustrations représentent presque toujours le sens littéral de ces chansons dites « voilées29 », gommant la signification sexuelle sous des dehors respectables, mais offrant toujours la possibilité d’une double lecture à qui sait les lire. Par exemple, la chanson « Le déjeuner de minet » comporte le texte suivant :

Dans ce déjeuner matinal, / Il ne mange pas, il dévore ! / Ce qu’il faut à mon carnivore, / Ce n’est pas un morceau banal. / Aussi, voyez comme il le guette ! / Sa gueule, qui va le saisir, / Est tout humide… et le désir / Fait gonfler sa rose languette. / Plein de gourmande volupté, / Il frémit… Son poil a la fièvre… / Enfin, je présente à sa lèvre / Le déjeuner tant convoité. / Il fond dessus comme un corsaire ! / L’engloutissant presque en entier. / Tel un formidable épervier / Etreint le moineau dans sa serre ! […] / Alors, il se couche, ravi ; / Tout pantelant, il se repose, / Mais sa voluptueuse pose / Prouve qu’il reste inassouvi. […] / Aussi, de ce chat, je suis fou ! / Soir et matin je le câline. / Détail : seul, dans la gent féline, / Mon Minet a l’horreur du mou30 !

Le chat affamé de cette chanson fait écho à la Minouche zolienne. Certes, les deux textes ont des visées différentes, le premier se prétendant sérieux et visant à dépeindre la nature dans toute sa vérité, et le second étant ouvertement grossier et destiné à être « dit entre hommes ». Pourtant, ils ressortissent de la même symbolique, faisant du chat une figure oblique de la femelle humaine à la sexualité débridée et gourmande. Si nul n’est dupe de ce double sens fort courant (du moins pas les hommes censés dire ce texte), les gravures qui illustrent cette chanson représentent de petits chats dégustant leur pâtée, avec un code illustratif qui évoque le livre pour petite fille.

KAUFFMANN, Paul-Adolphe, « Le déjeuner de Minet » in PRADELS Octave, Pour dire entre hommes, Paris : C. Marpon et Flammarion, 1889, p.232. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Le décalage est flagrant entre le sens du texte et la gravure, qui l’édulcore en ignorant les sous-entendus qui font tout son piquant.
On retrouve le même fonctionnement pour toutes les gravures du recueil qui prennent les textes dans leur sens littéral, comme le ferait le plus candide des lecteurs. Il en est ainsi de la chanson intitulée « La Prise de la Bastille », où le narrateur masculin initie l’innocente Ninon à la sexualité à travers une métaphore guerrière topique :

Je vais vous dire, étant savant
(Lui répondis-je) et bon stratège,
Comme on s’y prend pour faire un siège.
Mettez-vous là, sur le divan…
Vous figurez la place forte,
Moi, l’assiégeant audacieux31

Là encore, la gravure prend comme la jeune fille la métaphore au pied de la lettre, gommant non seulement le sémantisme sexuel, mais la présence féminine elle-même, en représentant un soldat face à une explosion (que l’on peut certes lire comme une image codée du rapport sexuel violent, ou d’un désir féminin volcanique).

« La Prise de la Bastille », Idem, p.81. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Une des seules représentations du corps féminin nu dans le recueil apparaît dans la chanson « Ma Lune32 », où la gravure montre une femme nue de dos. Ici, l’image est représentable car elle code le désir masculin vis-à-vis du corps féminin, et non l’inverse. Mais deux pages plus loin, lorsque la femme n’est plus uniquement objet mais également sujet sexuel, on trouve la représentation d’une véritable lune, dans un style nettement plus enfantin, qui vient illustrer un texte pourtant encore plus osé.

« Ma Lune », p.52. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Dans tout le recueil, si les images textuelles sont parfois extrêmement lestes, jamais les images visuelles impliquant une représentation du désir féminin ne vont au-delà du baiser, comme dans cette illustration de « Mossié et Médème Bobsonn33 » :

« Dans le [sic] amour les Anglais, / Ils épataient les Français ! », « Mossié et Médème Bobsonn », Idem, p.216. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Dans la chanson, c’est la femme qui presse son mari avec une insistance présentée comme comique, tandis que dans son illustration c’est le mari qui semble actif dans la demande sexuelle. L’image moralise, édulcore mais également suggère malicieusement le discours que tient le texte sur le désir sexuel féminin.
Ce rapport texte / image chez Pradels et Kauffmann nous apparaît comme paradigmatique d’une relation voilée entre le sens du texte et les images dans cette seconde moitié du XIXe siècle, que ces images soient textuelles ou graphiques. Il revient au lectorat masculin de décoder avec un plaisir érotique ce rapport allusif des images au texte.

4. Les « paravents transparents »

Dans les imaginaires du second XIXe siècle, un réseau d’images devenues topiques se développe. Bien vite certaines représentations deviennent des lieux communs qui codent le désir féminin de manière transparente pour le lecteur, tout en préservant la décence pour les éventuelles jeunes filles qui tomberaient par hasard sur un de ces passages sans pouvoir, croit-on, en pénétrer le double sens. Cela entraine pour les lecteurs masculins (et peut-être pour de secrètes lectrices) un véritable plaisir du décodage, qui réside dans la compréhension du double sens des images d’apparence respectable dont ils s’évertuent – ou s’encanaillent – à décrypter le message sexuel.
Ces figures ne servent donc point uniquement à contourner la censure, qui n’est d’ailleurs pas plus dupe que les lecteurs ; comme le résume Marc Angenot : « l’obscénité se présente à nous sous la forme d’une métaphore filée, d’une devinette à la fois blasphématoire et osée, où le sexuel est transcodé dans un énoncé cryptique, inintelligible s’il tombe dans des mains ‘innocentes’, exigeant du lecteur une exégèse gaudriolesque34 . »
C’est souvent un usage subtil de l’ironie qui permet de contourner l’interdit de la représentation du désir féminin. Dans ce régime de l’allusion, il s’agit, pour le lecteur, de n’être pas dupe du sens littéral du texte. D’après Philippe Hamon, dans l’ironie littéraire, « la figure de rhétorique tient lieu, par sa gesticulation sémantique voyante, de la mimique absente de la figure absente de l’énonciateur35 . » Le lecteur s’appuie donc sur les figures du texte pour devenir un « restaurateur d’implicite36 », et le double sens du texte repose sur une connivence entre le lecteur et l’auteur – généralement tous deux masculins.
Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents37 » – nous empruntons cette heureuse expression à Eléonore Reverzy – les innombrables figures qui disent le désir de manière faussement voilée. Mais l’audace de ces paravents est qu’ils sont transparents : il ne s’agit pas de cacher tout-à-fait derrière le voile des mots la vérité nue du corps féminin désirant, mais bien plutôt de placer le lecteur en posture de voyeur, dans un jeu délicieux de montré-caché où la sexualité féminine se laisse entrevoir derrière la gaze légère – voire leste – d’images translucides pour les yeux avisés et aguichés des messieurs sérieux. Dans Dinah Samuel, l’héroïne inspirée par Sarah Bernhardt est une actrice et cocotte, qui compare son métier à celui de son amant écrivain : comme la fille, le romancier décollette sa rhétorique juste assez pour suggérer davantage, tout en jouant la comédie de l’honnêteté : « Tu brodes des variations sur la comédie actuelle ; tu fais appel, pour cacher la vérité, de telle manière qu’elle reste nue, aux ressources de ton imagination. Ne te suis-je pas semblable ? J’ai recours à la séduction des toilettes, pour ceux qui ont beaucoup d’argent, aux caprices fous qui empoignent, aux élégances et trucs intimes qui retiennent38 . »
Les sévères descriptions du désir féminin que nous offrent les naturalistes sont bien plus ambiguës qu’ils ne voudraient nous le faire croire : ces écrivains dissimulent derrière des paravents rhétoriques décents le plaisir pris à décrire le désir féminin, excusant par l’érudition la dimension pornographique de ces passages qui tiennent le lecteur en haleine. C’est ce qu’Eléonore Reverzy nomme la « pornographie sérieuse39 ».
D’aucuns souligneront l’hypocrisie d’une littérature pudibonde, qui se refuse à dire tout haut les choses du sexe tout en les murmurant avec sensualité à qui sait les entendre, par le détour d’images masquées. Nous voyons surtout, dans cette dialectique du montré-caché, un plaisir ludique à la fois pour le lecteur et pour l’auteur. La lecture devient dès lors une aventure érotique, comme pour cette jeune personne trop émue par des romans prétendument sérieux :

Elle attendait dans une pièce qui touchait au corridor, que M. Georges eût déposé son livre. Aussitôt que, la porte du salon ouverte, elle l’entendait causer avec sa mère, elle sortait de sa cachette, se glissait à pas muets dans le corridor qu’elle traversait dans son entier sans faire crier un grain de poussière, s’emparait du livre tentateur qui était là sur la table tout contre la fontaine, entre la serviette et le savon, le cachait dans un des plis de sa robe et s’en allait avec les mêmes précautions jusque dans sa chambre, où elle dévorait quelques pages avec une ardeur inouïe.
Elle était en proie avant, pendant et après ces expéditions, à une émotion qui la rendait tremblante, et à une surexcitation nerveuse qui lui donnait une finesse d’ouïe telle qu’elle percevait les moindres bruits et ne se laissait jamais surprendre. Il serait impossible, par exemple, de dire combien de rougeurs subites et de frissons l’envahirent tout à coup40 !

Le lecteur des passages traitant de la sexualité féminine au XIXe siècle est semblable à cette vierge lectrice, qui rougit à chaque métaphore en déshabillé, et frissonne devant d’aphrodisiaques métonymies.

Conclusion – « l’érotisme de la voilette »

Romanciers et illustrateurs du second XIXe siècle ont réussi le pari paradoxal de représenter l’irreprésentable désir féminin, par un jeu subtil entre le sens des textes et leurs images, qu’elles soient graphiques ou visuelles. L’articulation est virtuose entre un sémantisme sexuel caché, et des images qui sont un voile utilisé afin de rendre le désir féminin décent, c’est-à-dire lisible, ou visible. Les représentations textuelles et visuelles obéissent au même mécanisme de montré-caché, que l’on pourrait nommer un « érotisme de la voilette » : c’est un voilement élégant mais transparent du sens, qui comme la voilette dissimule juste assez le désir féminin pour attiser la curiosité des voyeurs. Nombreux sont les textes qui s’exclament d’ailleurs en substance : ô les yeux brillants des sensuelles élégantes à la voilette ! La volupté féminine peut ainsi être décrite avec un grand luxe de détails, tout en restant ce que Zola désigne avec une pudeur toute feinte, dans sa Curée ailleurs très explicite, le « plaisir sans nom41 ».

POUGY, Liane de, (DIR.), L’Art d’être jolie : publication hebdomadaire illustrée, « Le charme de la voilette », Paris : Librairie universelle, 10 août 1904. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.


Notes

1 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Charpentier, 1879, p.229.

2 – FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, p.26.

3 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle-Epoque. Bruxelles, : Labor, 1986, p.127.

4 – ULBACH, Louis. « La littérature putride ». Le Figaro, 23 janvier 1868.

5 – Cité par MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.14.

6 – MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.17.

7 – PINARD, Ernest. « Réquisitoire contre Madame Bovary », Madame Bovary : moeurs de province (Édition définitive) / Gustave Flaubert ; suivie du réquisitoire [de Ernest Pinard]. Paris : Charpentier, 1879, p.404.

8 – ZOLA, Emile. « De la moralité dans la littérature », Le Messager de l’Europe, octobre 1880, Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, t.9, p.450.

9 – ZOLA, Emile. « La littérature obscène », Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, T.9, 1880, p.487.

10Idem, p.486.

11 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. op. cit., p.175.

12 – KERLOUEGAN, François. Ce fatal excès du désir, Poétique du corps romantique. Paris : Champion, 2006, p.433.

13 – CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 (1880), p.60.

14 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. Paris: Garnier-Flammarion, 1969, p.204.

15 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux. Paris : Garnier-Flammarion, 1990, p.204.

16 – MICHELET, Jules. La Bible de l’Humanité. Paris : Chamerot, 1864, p.291.

17 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. op.cit., p.219.

18 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Madame Gervaisais. Paris : Gallimard, Folio, 1982, p.88.

19Idem, p.172.

20 – ZOLA, Emile. Fécondité. Paris : Fasquelle, 1899, p.547.

21 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô, op. cit., p. 209.

22 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.56.

23 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux, op.cit., p.89.

24 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.253.

25 – FLAUBERT, Gustave. L’Education sentimentale. Paris : Folio Classiques, 1972, p.222.

26 – ZOLA, Emile. Travail. Paris : Fasquelle, 1901, p.359.

27 – MENDES, Catulle. Monstres parisiens. « Jeunes mères ». Paris : Flammarion, 1883, p.300.

28 – ZOLA, Emile. La Joie de vivre. Paris : Garnier-Flammarion, 1999, p.78.

29 – Voir GAUTHIER, Marie-Véronique. Chanson, sociabilité et grivoiserie au XIXe siècle. Paris : Aubier, 1992.

30 – PRADELS, Octave. Pour dire entre hommes, « Le déjeuner de Minet ». Paris : C. Marpon et Flammarion, 1890, pp. 229-233.

31Idem, « La Prise de la Bastille », p.82.

32Idem, « Ma Lune », p.52 et 54.

33Idem, « Mossié et Médème Bobsonn », p.216.

34 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé, op. cit., p.44.

35 – HAMON, Philippe. L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique. Paris, Hachette supérieur, 1996, p.151.

36Ibid.

37 – Nous empruntons l’expression à Eléonore Reverzy ; voir REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=13399, consulté le 17/12/2018.

38 – CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, p.139.

39 – REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, op. cit., consulté le 17/12/2018.

40 – AGHONNE, Justine Mie d’., Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, p.42.

41 – ZOLA, Emile. La Curée. Paris : Le Livre de poche, 1996, p.219.


Bibliographie

SOURCES PRIMAIRES :

 D’AGHONNE, Justine Mie. Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, 400 p.

CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, 436 p.

CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 [1880], 424 p.

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PINARD, Ernest, « Réquisitoire contre Madame Bovary », Madame Bovary : moeurs de province (Édition définitive) / Gustave Flaubert ; suivie du réquisitoire [de Ernest Pinard], Paris, Charpentier, 1879, 470 p.

DE POUGY, Liane (dir.). L’Art d’être jolie : publication hebdomadaire illustrée. « Le charme de la voilette ». Paris : Librairie universelle, 10 août 1904.

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 SOURCES SECONDAIRES :

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FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, 224 p.

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MITTERAND, Henri. Le regard et le signe : poétique du roman réaliste et naturaliste. Coll. Ecriture, Paris : PUF, 1987, 296 p.

REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=13399, consulté le 17/12/2018.