Mohamed-Amine SAIDANI
Doctorant en langue et littérature françaises au sein du laboratoire LLACREATIS de l’école doctorale ALLPHA, Mohamed-Amine Saidani mène une recherche pluridisciplinaire sur le roman noir français contemporain en se référant à la sociologie, à l’histoire et à la politique françaises qui donnent à ce genre de littérature ses couleurs sombres et hyperréalistes.
Pour citer cet article : Saidani, Mohamed-Amine, «L’enquête policière et ses ramifications sociopolitiques dans la fiction noire », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lenquete-policiere-et-ses-ramifications-sociopolitiques-dans-la-fiction-noire/>.
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Résumé
Un récit d’enquête n’est pas systématiquement un roman policier, nonobstant, un roman policier est obligatoirement le récit d’une enquête. Dans ce genre de roman, l’infraction de l’ordre, quelle qu’en soit la nature, n’est qu’un prétexte pour la mise en place d’un cadre procédural où le chercheur de la vérité s’embarque dans une aventure qui vise à résoudre le crime et à dissiper le mystère qui s’y rapporte. L’enquête policière incarne à son tour, dans des sous genres plus récents du roman policier comme le roman noir américain ou le polar français, une signification politique et philosophique de la société mise en scène.
Mots-clés : enquête – méthode – détective – criminel – roman policier – roman noir – polar – énigme – vérité -critique sociopolitique
Abstract
The socio-political interest of the investigation in crime novel and its critical effects.
Keywords : investigation – process – detective – criminal – crime novel – hardboiled fiction – enigma – truth – sociopolitical criticism
Sommaire
Introduction
1. L’imaginaire de l’enquête
1.1. Un phénomène culturel
1.2. La scène du crime : un cadre ad hoc d’investigation
2. L’enquête policière et la problématisation de la réalité
2.1 L’enquête du roman noir américain et la subversion des codes
2.2 L’enquête du polar : un mariage réussi entre le judiciaire et le politique
Conclusion
Notes
Bibliographie
Introduction
Persuadé que c’est à lui seul qu’incombe la responsabilité de découvrir et de construire la réalité de son univers, l’homo sapiens est l’éternel enquêteur du sens de l’existence et de sa propre essence. Du mystère de l’incommensurable cosmos, à la multitude des univers connus et d’autres possiblement parallèles, l’enquête l’appelle à son inéluctable destin : l’errance perpétuelle à la recherche de La Vérité.
Une mission atemporelle où l’insatiable ego de l’être humain, n’admettant pas ses limites, continue de le hanter avec le mystère du secret, des choses cachées, des phénomènes étranges et de tout ce qui a trait à l’énigme et présente un défi pour ses facultés cognitives. Oracle, prescience ou prévoyance ont été les premiers secours auxquels nos ancêtres faisaient appel, désarmés qu’ils étaient face à la réalité. Naturellement sceptique et désireux d’être le maître de son propre destin, l’homme ne compte plus seulement sur le soutien de l’au-delà et prend tôt les choses en main. Conscient que la vérité est bien plus complexe pour être exposée, l’homme s’adonne à l’enquête pour pénétrer la réalité des choses. Il invente ainsi ses méthodes, multiplie ses moyens et expérimente le terrain pour apprendre à tout soumettre à la raison.
L’enquête est un doute méthodique ou, selon le Trésor de la Langue Française, une « recherche systématique de la vérité par l’interrogation de témoins et la réunion d’éléments d’information1 ».L’ensemble des définitions et approches qui la prennent en compte s’attardent globalement sur la systématicité de la démarche entreprise pour la résolution d’un problème, quelle qu’en soit la nature. Sa consubstantialité aux différents domaines du savoir avait de quoi solliciter l’attention des esprits éclairés qui se sont penchés à travers le temps à sa codification et à sa classification.
1. L’imaginaire de l’enquête
1.1.Un phénomène culturel
À la croisée des sciences humaines, sociales et exactes, l’enquête se dresse donc comme un phénomène transversal, de plus en plus sollicitée dans nos quotidiens – sous ses différentes formes de questionnaires, sondages, prospections, etc.- et normalisée par la voie d’une médiatisation massive qui donne lieu, depuis le XIXe siècle, à ce que l’historien Dominique Kalifa appelle la « culture de l’enquête2 ».
Les germes de cette culture viennent en réalité, toujours selon le même historien qui se réfère à Michel Foucault (« La vérité et les formes juridiques », 1974) dans sa contextualisation de ce phénomène, de la Grèce ancienne. Récits antiques et mythologie déploient ainsi l’imaginaire de l’enquête pour monter les premiers scénarios qui exploitent le potentiel narratif de ce mécanisme intellectuel. L’histoire d’Œdipe n’en est qu’un des multiples exemples populaires qui célèbrent l’heureuse complicité entre l’aspect ludique et réfléchi de ce processus mental. Kalifa enchaîne ensuite sur l’évolution de la pratique de l’enquête en ces mots : « La démarche d’Œdipe, fondée sur la construction de la vérité par fragments susceptibles de s’ajuster pour retracer une histoire […], marquait une première étape, majeure en ce qu’elle déplaçait l’énonciation de la vérité d’un discours prophétique à un récit rétrospectif. Les pratiques administratives de l’État carolingien et surtout celles, secrètes et écrites, de l’inquisitio pontificale constituèrent au Moyen Âge une seconde et décisive étape d’où allaient surgir non seulement les procédures modernes de l’investigation judiciaire, progressivement sécularisées par les États monarchistes et rationalisées par les philosophies des Lumières, mais aussi les savoirs empiriques et les sciences de la nature, dont la logique inquisitoriale constitue une évidente matrice3 ». L’enquête, ses instances, ses méthodes, ses discours et ses objectifs se sont donc ajustés, à travers l’histoire humaine, à l’esprit et aux connaissances de leurs époques, marquant ainsi l’intérêt et la souplesse (capacité d’adaptation) de cette pratique.
De la mythologie antique à la littérature moderne, l’enquête conserve une place de choix dans le domaine de la fiction. Les belles-lettres, conciliant le rêve et la raison, se sont vues même accorder les attributs de l’enquête. Elles tentent ainsi d’exhiber la réalité telle qu’elle est (le réalisme), de recourir aux différents savoirs de l’époque pour la déchiffrer et l’objectiver (le naturalisme), de montrer son ambigüité et parfois son insignifiance (l’absurde), ou même de la problématiser pour en saisir la logique et la finalité (l’existentialisme)… Portée à son comble dans la littérature naturaliste, l’enquête devient fond et forme, matière et moyen en même temps. L’écrivain se rend d’ores et déjà sur les lieux de la fiction pour inspecter le terrain et examiner de plus près ses futurs personnages. Et à Zola, l’auteur-enquêteur, de préciser : « le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme4 ».
1.2. La scène du crime : un cadre ad hoc d’investigation
Particulièrement convoitée dans l’univers romanesque – et surtout celui de la littérature policière qui lui donne ses lettres de noblesse et s’y réfère comme sa pierre angulaire –, l’enquête structure ce genre de récit et lui confère le ton et le tempo. L’intrigue policière est en effet une mise en scène d’une enquête criminelle. L’élément déclencheur, le crime, étant restreint dans le temps et dans l’espace, cède à la mise en place d’un cadre procédural, plus développé, qui vise à déterminer ses circonstances et ses auteurs. L’élément perturbateur, la tension, les rebondissements, le dénouement se définissent tous par rapport à ce processus.
Voyant officiellement le jour sous la plume d’Edgar Allan Poe avec son Assassinat dans la rue Morgueparu en 1841, ce genre de littérature ne cesse de s’adapter au goût du jour en ajustant le fond et la forme de sa structure sur les dernières méthodes employées dans les enquêtes policières, journalistiques et sociologiques. Se laissant porter par les courants des découvertes scientifiques, médicales et psychologiques, l’enquête policière embrasse, à travers l’histoire du genre, des formes et des méthodes plus acclimatées à son époque.
Ainsi, on passe de l’enquête archéologique qui marie observation, examen des traces et déduction, à l’exemple de celle de l’excentrique Chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe dans Double assassinat dans la rue morgue (1841), aux premiers exploits de la police judiciaire avec l’inspecteur Lecoq dans L’Affaire Lerouge (1866) d’Émile Gaboriau, puis aux énigmes résolues grâce aux « cellules grises » d’Hercule Poirot qui fait sa première apparition dans La Mystérieuse Affaire de Styles (1920) de la reine du crime, Agatha Christie, pour en arriver aux interventions musclées du détective privé américain à l’instar du Continental Op dans La Moisson rouge (1929) de Dashiell Hammett.
2. L’enquête policière et la problématisation de la réalité
2.1 L’enquête du roman noir américain et la subversion des codes
La mise en scène de l’enquête dans le roman policier diffère à son tour d’un sous-genre à un autre : le cadre d’investigation dans le roman à énigme classique5du XIXesiècle, par exemple, n’est pas celui du roman noir6paru aux États-Unis dans les années 1920. Quoique toujours soumise à la raison, l’enquête dans ce dernier genre se soustrait aux règles de la bienséance du roman policier classique. Né dans la crise, le hard-boiled, selon la désignation anglaise, prend ses distances avec les anciens codes et clichés des histoires de détection. Produit de la prohibition et de ses ravages sur l’organisme sociopolitique aux États-Unis, ce genre recrute des enquêteurs privés d’ores et déjà baptisés, pour des raisons évidentes, « durs-à-cuirs ». Ne faisant pas dans la dentelle comme ses prédécesseurs, ce type de détective privé serait même, pour Boileau-Narcejac, « une réplique de l’assassin, une sorte de criminel à l’envers7 ».
Toujours prêt à soutenir la parole par l’action et à répondre à la violence par le même principe, le chasseur dans le roman noir ressemble plus que jamais à son gibier. « Il ne lui est donc plus possible de s’enfermer dans un bureau pour y examiner à loisir des indices ambigus. Il doit aller sur le terrain, payer de sa personne, recevoir des coups et en donner. Le voilà à la limite de la légalité, en butte aux tracasseries de la police officielle, toujours prête à lui faire sauter sa licence. Qu’on ne lui demande pas d’être aimable, courtois, souriant. Il est bien obligé d’être rugueux, hargneux, agressif8 ».
Le roman noir débarrasse l’enquêteur de ses habits d’exorciste. La mission qui lui est confiée ne consiste plus à délivrer le corps social des maux qui l’habitent, ou à permettre à l’ordre de se rétablir, mais bien plutôt à divulguer le dysfonctionnement de la machine sociopolitique et à dénoncer ceux qui en sont responsables. L’enquête du roman noir n’est donc pas la version laïque de la loi du talion et le détective dans ce genre de roman n’a le plus souvent rien de la gloire et du prestige des anciens chevaliers de la Justice. Toujours insatisfait et anxieux, le nouveau détenteur de la parole rationnelle dans la fiction noire s’approche plus de l’image du fils du peuple. Aliéné, épuisé, ruiné, transgressif, parfois traumatisé et souvent marginal, il n’est plus le héros doué des vertus de la pensée positiviste. Observateur désabusé de la société, il fait preuve de cynisme et de pessimisme.
À Personville – une petite ville minière également nommée par ses habitants Poisonville en raison de la fréquence du crime et de ses ravages sur le tissu social − où se tient l’intrigue de La Moisson rouge, le détective privé de Dashiell Hammett, le Continental Op, s’engage dans une enquête qui dévoile l’enchevêtrement des intérêts de la police locale et des gangsters. Une enquête qui, au lieu de résoudre le conflit que l’assassinat d’un journaliste local, Donald Willson, avait attisé, nourrit la tension entre les quatre gangs qui terrorisent la ville et les incite à se massacrer. L’enquête, devenant ainsi conquête, vire à une opération de « nettoyage » d’une ville gangrenée par le crime organisé et la corruption de tous ceux qui détiennent le pouvoir. En « conspirationniste », le détective hammettien fait preuve, tout au long de sa descente aux enfers, d’un pragmatisme inouï.
L’ordre intellectuel de la mission dans ce genre de fiction se heurte à une violence qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis la fin de « la Der des Ders ». Gangrenée par la déliquescence et la corruption, la société moderne, à l’image de celle des États-Unis, fait donc appel aux services de ce nouveau type de détective privé dont les méthodes et les combines peu orthodoxes ne reconnaissent comme préceptes que ceux du machiavélisme. L’enquête retire ici les gants des bonnes manières et sent désormais l’odeur du cigare, du whisky et du sexe, trois éléments qui font du bad boyaméricain ce qu’il est, le séducteur viril et l’aventureux téméraire. De nombreux risques et dangers se dressent alors sur le chemin périlleux de la recherche de la vérité et l’enquête demeure tout aussi menaçante que le crime perpétré.
Hanté par l’apparition du détective dans sa vie, le criminel s’emploie à lui rendre impraticable le terrain de l’enquête. Il commence alors à multiplier les fausses pistes, à falsifier les indices ou à les effacer, et si cela s’avère insuffisant pour entraver l’enquête, c’est sur la personne de l’enquêteur lui-même que les coups seront dorénavant portés. L’enquête met donc deux vies en jeu : celles du criminel et de son détracteur.
Cependant, aux États-Unis, le criminel n’est plus l’électron libre poussé par le courant des mauvaises circonstances en dehors du cercle de l’obéissance et de la régularité. La criminalité est en effet l’un des fléaux qui dévaste l’ensemble de la société moderne et rares sont ceux qui en sortent indemnes. De ses manifestations qui défrayent quotidiennement la chronique, depuis la corruption, le harcèlement, la violence verbale et physique, jusqu’à ses formes extrêmes de meurtres et de viol, la criminalité n’est plus une anomalie dans la société du fait divers mais bien un phénomène de masse.
La chasse à l’homme dans ce genre de roman n’est plus un objectif en soi comme c’est le cas dans le roman policier classique où l’enquête n’est qu’une recherche procédurale qui repose sur un jeu de questions-réponses permettant de dévoiler une réalité latente ou de consolider simplement une hypothèse de départ. Bien plus qu’une simple méthode de recherche d’information sur la victime et son bourreau, où prime l’accumulation des indices et des preuves incriminantes de ce dernier, l’enquête dans le roman noir est un état des lieux sociopolitique.
Afin d’élucider l’énigme et le mystère qui s’y rapporte dans la fiction policière en général, la question sur l’identité du coupable s’accompagne d’autres interrogations qui concernent le temps, l’espace, les moyens du crime, le mode opératoire et les mobiles. À cela s’ajoutent, dans le roman noir, des questions plus focalisées sur les conditions sociopolitiques qui avaient poussé le criminel à l’infraction de l’ordre. Mais en multipliant les hypothèses et les présomptions, ce n’est pas tant la maîtrise de la réalité qui compte dans le roman noir que sa problématisation. Ce qui distingue ce genre de roman du policier classique, c’est que l’enquête n’est plus une exposition, dans l’acception spectaculaire du terme, des capacités mentales d’un homme hors du commun. Ce qui fait la particularité de l’enquête dans le noir, c’est qu’elle débarrasse la réalité de son absolutisme, de ses évidences et de ses préétablis.
Dans la société moderne, l’enquête ne se focalise pas seulement sur le crime en tant que phénomène apparent, mais fouille dans les profondeurs de la scène pour y trouver les origines du désordre. Les questions posées se multiplient et se diversifient, touchant ainsi des éléments qui peuvent sembler au premier regard sans rapport direct avec le délit mais qui lui sont en réalité essentiels, notamment pour sa contextualisation. L’élargissement du cercle des suspects est également une caractéristique de la nouvelle enquête qui ne débouche pas sur une conclusion manichéenne dressant deux camps nettement opposés de bourreaux et de victimes. Moins dualiste, l’enquête dans le roman noir conclut sur une responsabilité collective où tout le monde se trouve, de près ou de loin, impliqué dans la dégénérescence collective.
Cette suspicion généralisée trouve ses origines dans l’un des aspects psychologiques marquants des deux derniers siècles : « Le développement du roman policier, comme le fait remarquer Luc Boltanski, est concomitant avec une innovation importante qui intervient […] dans le domaine de la psychiatrie. Il s’agit de l’invention et de la description, en 1899 par le psychiatre allemand Emil Kraeplin, d’une nouvelle maladie mentale appelée paranoïa. Or, d’après Kraepelin, l’une des caractéristiques morbides que présentent les sujets atteints par cette maladie est précisément de prolonger, dans les circonstances ordinaires de la vie, l’enquête au-delà du raisonnable, comme si les contours et la teneur de la réalité présentaient toujours, à leurs yeux, un caractère problématique. L’enquêteur des romans policiers agit donc comme un paranoïaque, à cette différence qu’il est sain d’esprit9 ».
L’angoisse du crime et le désordre, pour ne pas dire le chaos, qu’il sème non seulement dans la vie des proches de la victime mais aussi de l’enquêteur, attisent la susceptibilité de ce dernier et sa défiance, l’incitent à se méfier des apparences dans un monde où le simulacre et les conspirations sont monnaies courantes. Pour l’enquêteur, comme pour le lecteur, le doute qui plane au début sur la plupart des personnages demeure, dans ce genre d’intrigue qui repose sur la pratique du scepticisme, une condition sine qua nonpour la bonne résolution de l’énigme. Cependant, à la différence du paranoïaque, c’est un doute cartésien, méthodique, qui caractérise la recherche de l’enquêteur. Butant toujours contre peu ou trop d’indices, celui-ci ressemble malgré tout au paranoïaque dans son adoption d’une logique hypothétique. Dans l’absence de la preuve et de l’évidence, c’est le « si » de l’hypothèse qui lui révèle les premières lueurs de la vérité.
C’est aussi bien la dialectisation du rapport de la vérité à la réalité qu’instaure ce genre d’enquête. Une enquête qui naît des cendres de l’incertitude, de « l’ère du soupçon » pour emprunter la fameuse expression à Nathalie Sarraute ou encore du « malaise de la civilisation » pour parler comme Freud. Le roman noir ne surgit-il pas d’ailleurs suite à la crise du roman policier classique, jugé trop confiné dans une forme épuisée par les clichés et les stéréotypes ? Bien plus qu’un moyen d’investigation, le soupçon dans la fiction noire est un contexte sociohistorique et littéraire. À bien des égards, cette littérature de la crise sociopolitique représente une remise en question non seulement du positivisme du policier classique mais aussi et surtout de la façon d’être de l’homme et de la société moderne. Précurseur pour certains critiques du roman existentialiste et du roman de l’absurde10, le roman noir, à l’image du Faucon maltais (1930) de Dashiell Hammett, développe des pensées pessimistes, mais pas défaitistes, sur l’avenir de la société capitaliste, criminogène et corruptrice par définition. La mort de Dieu, la fin des spiritualités et l’invasion de la relativité à l’aube du XXe siècle mettent donc un terme à l’enquête positiviste et naturaliste de l’ère précédente.
L’enquête du roman noir n’est plus là pour taper sur le dos du lecteur jusqu’à ce qu’il ferme les yeux, rassuré par la stabilité du monde et le retour cyclique de l’histoire qui signifie, in extenso, la remise en ordre de tout ce qui avait provisoirement l’air d’être en désordre. Ce genred’enquête annonce la transition du jeu, propre à l’enquête classique, à l’enjeu qui définit la nouvelle identité de l’enquête moderne. Si, dans le roman policier classique, l’enquête a le plus souvent tendance à être conservatrice, voire réactionnaire, puisque la raison d’État parvient au bout de l’histoire à triompher sans conteste11, elle demeure, dans la fiction noire, plus ouverte, structuralement aussi bien que thématiquement, aux scénarios les plus intrigants.
Les techniques investigatrices et les modes opératoires du private eye débordent les contours de l’ancien champ d’action institutionnel, s’affranchissent des restrictions de la loi et de l’écrasante tutelle étatique avec ses mots d’ordres, débarrassant ainsi l’enquête d’un uniforme préfabriqué et usé. Plus libre, voire occasionnellement anarchique, l’enquête du roman noir précipite le lecteur dans les eaux troubles des milieux du pouvoir où se trouvent les nouveaux damnés de la Cité.
Dans cette fiction, les criminels quittent l’ombre des bas-fonds de la société pour les lumières d’une vie plus exposée et plus ouverte sur ses règles du jeu : ils font désormais partie de sa vie politique12. Policiers fripouilles, avocats malhonnêtes et politiciens corrompus se consacrent à la défense des intérêts du nouveau royaume de la criminalité dans un État plus soumis à la peur qu’à la loi.
D’entrée de jeu, l’enquête s’attaque à la zone du drame13 qui s’élargit au fur et à mesure que l’affaire progresse. Le drame, qui se rapporte classiquement au spectacle sinistre du corps cadavérique évoquant la souffrance de la victime et les tourments de ses proches, perd de sa charge émotionnelle. Dans un genre qui cultive l’écriture comportementaliste ou béhavioriste selon les désignations, le détachement de la narration et l’économie stylistique font de ce genre d’incident l’occasion d’une description le plus souvent clinique. La primauté du technique sur l’esthétique14 dans cette littérature nous renvoie à ses soucis sociopolitiques. Ce qui compte dans l’enquête, c’est sa capacité à introduire la réalité telle qu’elle est, sans fioritures.
2.2 L’enquête du polar : un mariage réussi entre le judiciaire et le politique
L’enchevêtrement du pouvoir et du crime fera ensuite l’intérêt de l’enquête dans un nouveau genre encore plus politisé qui verra le jour sur le territoire français, secoué par le séisme de mai 1968. Le polar15 politise l’enquête et en fait le lieu d’un investissement herméneutique. Dans cette littérature, le mal préexiste au moment du crime. Le délit perpétré n’est pas donc plus responsable de la déchéance sociopolitique que des facteurs externes dévoilés par l’enquête. Le cheminement de l’investigation révèle ensuite que derrière le crime initial se dissimulent d’autres violations plus graves parce qu’elles touchent souvent à des questions d’ordre public et sont commises par ceux qui se réclament défenseurs de cet ordre.
L’enquête du polar est encore plus sceptique que sa version classique positiviste. Elle tend certes à élucider le crime mais certaines questions demeurent irrésolues et la réalité qu’elle dévoile est à interpréter et non pas à applaudir. Fortement référentielle, l’enquête laisse le lecteur sur sa soif de découverte pour l’inciter à continuer sa recherche sur ce qui a été délibérément passé sous silence.
Figure de proue du néopolar français, Didier Daeninckx revisite avec son deuxième titre ‒ Meurtres pour mémoire ‒, les méandresde l’histoire française contemporaine pour en restituer les pièces manquantes. Publié à la Série noire en 1983, ce roman interroge le non-dit de l’histoire, s’emploie à combler les trous de la mémoire collective pour exposer au grand jour un crime ayant l’oubli et l’indifférence pour complices.
Menée par l’inspecteur Cadin, l’enquête ressuscite le drame du 17 octobre 1961, celui où les lumières de la capitale française ont été éclipsées par la brutalité des forces de l’ordre contre des milliers de manifestants algériens. Conduit par le Front de Libération nationale, le défilé contestant pacifiquement le couvre-feu décrété contre leur communauté se fracassa, sur les ordres du préfet de la police parisienne durant cette période, Maurice Papon, contre une répression meurtrière dont les victimes sont encore aujourd’hui réduites à des chiffres aléatoires. Sans compter les blessés, certaines enquêtes estiment les exécutés entre 150 et 200 personnes.
Certes, l’enquête de Meurtres pour mémoirene résout pas l’énigme des disparus, mais en revenant sur les lieux du crime, elle représente une conciliation symbolique pour leurs proches. L’investigation de l’inspecteur Cadin permet in finede pointer du doigt les bourreaux et de contester le silence assourdissant des politiciens, la démission de l’intelligentsia française de cette période et le dysfonctionnement de la machine médiatique.
À l’instar de Daeninckx, Dominique Manotti, historienne de formation et ancienne syndicaliste, met les atouts de ses expériences militantes et professionnelles au profit de son aventure littéraire. Enquêter avant d’écrire demeure, pour Manotti, une tâche indissociable de la création de son œuvre. Ses trames qui renvoient à des évènements réels sont tissées à partir de recherches méthodiques et de collectes d’informations sur le sujet traité. L’écrivaine, en enquêtrice, se déplace sur le terrain, fouille les archives et les journaux de la période concernée et n’écrit qu’à partir d’un plan détaillé.
Son premier exercice romanesque,Sombre Sentier, n’est autre qu’une projection fictive des éléments constitutifs de sa lutte syndicale des années 1980 dans le Sentier parisien de la confection. Quinze ans plus tard, l’histoire de la régularisation d’un bon nombre de travailleurs turcs clandestins prend, sous sa plume, la forme d’un polar où l’enquête policière détermine le tempo et fixe le décor noir de cette quête socioprofessionnelle.
En représentant un support narratif qui concorde avec la nature de ce mouvement social émaillé de part et d’autre de conflits, de tensions, mais aussi de solidarité et de sacrifices, l’enquête qui vise une filière de drogue dans le Sentier parisien emprunte tour à tour à l’ethnographie, la sociologie, la géopolitique et l’Histoire. Manotti braque ainsi ses projecteurs sur la communauté turque de cette période en France. En suivant le parcours de Soleiman Keyder, un jeune syndicaliste homosexuel en dilemme intérieur, la romancière, tout en explorant la vie de la clandestinité, dresse une sorte de portrait-robot psychosocial et culturel de cette communauté. Le tempérament emporté et la mentalité masculine du turc expatrié dans un pays culturellement différent du sien, les traits caractéristiques de sa physionomie, son mode de vie réservé et quelque peu marginal, certaines de ses pratiques et traditions culturelles nous sont transmis selon la tradition comportementaliste qui privilégie la focalisation externe, ce qui donne souvent à la voix narrative dans ce roman un ton objectif et à la description plus de crédibilité.
En outre, dans l’œuvre de Manotti, l’enquêtequitte le local pour le transversal et s’approprie les qualités de la globalisation. L’enquête étend alors son réseau et ses horizons et pousse les frontières du crime au-delà du territoire national. De fil en aiguille, l’investigation sur le meurtre d’une jeune prostituée thaïlandaise dans le Sentier parisien s’enfonce peu à peu dans les sables mouvants du trafic de drogue, de la contrebande, de la prostitution de mineurs, du terrorisme, de l’espionnage de la CIA, et bien sûr de la corruption de l’institution policière.
Nous sommes ainsi transportés, à partir d’un cadavre abandonné, au Moyen-Orient, à la zone du Croissant d’Or pour atterrir en Amérique du Nord. Traversés sur le chemin de l’enquête, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, les États-Unis, et d’autres pays accordent au premier roman de Dominique Manotti une portée documentaire qui permet de comprendre quelques fragments de l’histoire des années 1980.
Bien plus qu’un simple relevé de traces et d’indices, l’enquête, pour emprunter l’expression de Manotti sur les raisons de son passage du syndicalisme à la littérature, consiste à « laisser une trace écrite16 » de ce qui risque l’effacement sous la tutelle de l’Histoire officielle. L’enquête demeure alors un travail archéologique qui déterre les vestiges oubliés de la société pour les exposer au grand jour. Tout en permettant de remonter aux origines du mal, le mouvement rétrospectif de l’investigation constitue un vrai travail d’archivage où l’on procède, par la collecte des données, à leur classement et enfin à leur stockage.
Conclusion
Au terme de cette réflexion sur la portée de l’enquête dans la littérature policière, il convient de souligner la richesse et la transversalité de ce paradigme narratif qui ne cesse de se réinventer à travers les siècles. Cette « culture », selon l’expression de Dominique Kalifa, se dresse curieusement comme une contre-culture dans le domaine de la fiction noire. Ses enjeux sociologiques, historiques et politiques lui valent ainsi l’intérêt d’écrivains soucieux de divulguer le dysfonctionnement social et d’étaler au grand jour des connaissances généralement inaccessibles à l’ensemble des citoyens comme celles des coulisses de la zone du pouvoir.
De ce point de vue, l’enquête, comme l’atteste l’analyse de Laurent Demanze, représente une nouvelle forme d’engagement littéraire[17]. Puisqu’elle permet de repenser la doxa et d’aborder, souvent sur une assise idéologique, des questions d’ordre moral et culturel, l’enquête accorde symboliquement à l’écrivain de la fiction noire une responsabilité éthico-philosophique.
2 KALIFA, Dominique. Enquête et « culture de l’enquête » au XIXe siècle. Romantisme. Vol. 3, n° 149, 2010, p. 3-23. DOI : 10.3917/rom.149.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-3-page-3.htm
3 Ibidem.
4 ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris : Éditions du Sandre, p. 43.
5 « Dans le roman policier à énigme, on passe de l’énigme à la solution par le moyen d’une enquête ». De ce fait, il existe un consensus pour définir ce type de roman par sa structure duelle et la nature de l’enquête menée. La structure du roman à énigme suppose en effet deux histoires. La première est celle du crime et de ce qui y a mené ; elle est terminée avant que ne commence la seconde et elle est en général absente du récit. Il faut conséquemment passer par la seconde histoire, celle de l’enquête, pour la reconstituer. Dans la forme »pure », il y a rupture entre ces deux histoires, l’avancée dans le temps de l’enquête correspondant à une remontée dans le temps de la première histoire. C’est dans ce sens que l’on a pu parler de structure régressive ». REUTER, Yves. Le Roman policier. Paris : Armand Colin, 2èmeédition, 2009, p. 41.
6 Dans le roman noir, selon Tzvetan Todorov, « il n’y a pas d’histoire à deviner ; et il n’y a pas de mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme. Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant : on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes. La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à partir d’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause (le coupable et ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (des gangsters qui préparent des mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme car ses personnages principaux (le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition, immunisés : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir : tout est possible, et le détective risque sa santé, si non sa vie ». TODOROV, Tzvetan. Poétique de la prose. Paris : Éditions du Seuil, 1971. Cité par REUTER, Yves. in Le Roman policier, p. 56.
7 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier. Paris : PUF, 1975, p. 75.
8 Idem., p. 76.
9 BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012, p. 37-38.
10 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier, p. 80.
11 BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots, p.50.
12 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier, p. 77.
13 « Événement ou situation grave et tragique, présentant souvent un caractère violent, mortel » http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?27;s=2389801095;r=2;nat=;sol=1;
14 MANCHETTEm Jean-Patrick. Chroniques. Paris : Rivages/noir, 1996, p. 271-272.
15 Il est intéressent en effet de noter la double instrumentalisation du mot polar qui désigne, dans son emploi familier, l’ensemble de la littérature policière avec ses différents sous-genres, et qui, dans un langage technique, académique, renvoie plus précisément à la version française du roman noir américain. Le polar, dans notre contexte, relève donc de ce deuxième cas de figure qui fait allusion à l’école du détective privé français que le fameux Nestor Burma de Léo Malet incarne au mieux dans Les Nouveaux mystères de Paris.
16 FROMMER, Franck, OBERTI, Marco. Dominique Manotti : du militantisme à l’écriture tout en parlant de politique, Mouvements. vol. 3, no 15-16, 2001, p. 41-47. DOI : 10.3917/mouv.015.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-41.htm
17 https://journals.openedition.org/contextes/6893
Bibliographie
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