Charitini TSIKOURA
Docteure en Études Théâtrales (Université Paris Nanterre), chercheuse et danseuse-chorégraphe. Ses recherches portent sur les problématiques esthétiques et conceptuelles genrées liées à la mise en scène et la réception des tragédies antiques. Elle enseigne à Paris 8, Clermont-Auvergne et Strasbourg et elle encadre des workshops de danse et de théâtre à l’ISBAS à Sousse (Tunisie).
Pour citer cet article : Tsikoura, Charitini, « La revendication d’Ismène dans Antigone (2014) de la compagnie Ulrike Quade : une lecture subversive », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/15/la-revendication-dismene-dans-antigone-2014-de-la-compagnie-ulrike-quade-une-lecture-subversive-2/
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Résumé
Antigone d’Ulrike Quade (2014) revisite la tragédie sophocléenne en associant danse, théâtre et marionnette et axe la performance littéralement et métaphoriquement autour des personnages féminins. Les créatrices, Ulrike Quade et Nicole Beutler, proposent une réécriture qui soulève la question du libre arbitre, de l’héroïsme (féminin) et des rapports de pouvoir entre individus en utilisant des marionnettes pour les trois personnages principaux : Polynice le frère déchu, Antigone la rebelle par excellence et Ismène la sœur docile et réservée. Toutefois, l’Ismène d’Ulrike Quade ne reste pas dans l’ombre et n’hésite pas à revendiquer son statut héroïque. Elle nous incite à explorer une nouvelle perspective sans doute genrée : la discrimination que subit Ismène en étant classée malgré elle dans la catégorie des lâches et, de ce fait, marginalisée par sa sœur et parfois par les critiques, les créateurs et les chercheurs. Cette revendication de femme est-elle aussi, par sa dimension intersectionnelle, féministe voire indicative d’un empowerment féminin qui transcende l’intrigue sophocléenne ? En tout état de cause, les dispositifs scéniques et dramaturgiques proposés par les créatrices, le texte revisité par la dramaturge, la fusion entre manipulateur et marionnette et le vocabulaire physique fascinant de leur danse harmonieuse et équilibrée, renforcent la prise de parole d’Ismène qui nous raconte sa vision de la légende d’Antigone tout en consolidant sa place parmi les héroïnes de l’Antiquité.
Mots clés : danse – théâtre – genre – féminisme – marionnettes – tragédie – Ismène – Antigone – Ulrike Quade.
Abstract
The company Ulrike Quade’s Antigone (2014) revisits the sophoclean tragedy by combining dance, theatre and puppetry and centres the performance literally and metaphorically on the female characters. The creators, Ulrike Quade and Nicole Beutler propose a rewriting that raises questions about free will, women’s heroism and power relations between individuals. In this subversive version of Antigone, dancers are the co-stars and puppets hold the parts of the three main characters: Polynices the fallen brother, Antigone the rebel, and Ismene the docile and reserved sister. However, Ulrike Quade’s Ismene does not stay in the shadow and does not hesitate to (re)claim her heroic status. Thus, the production suggests a new and without a doubt gendered perspective. Despite herself, Ismene has been labelled a coward not only by her own sister Antigone, but also (through time) by critics, creators and researchers resulting in her marginalisation. Considering this social discrimination in terms of intersectionality could Ismene’s claim also be, a feminist one or even indicative of a female empowerment that transcends the Sophoclean plot? In any case, the staging and dramaturgical devices proposed by the creators, the playwright’s revisited text, the fusion between manipulator and puppet and the fascinating physical vocabulary of their harmonious and balanced dance, strengthen Ismene’s voice who takes the floor to defend her vision of Antigone’s story and consolidate her place among the heroines of Antiquity.
Key-words : dance – theatre – gender – feminism – puppets – tragedy – Ismene – Antigone – Ulrike Quade.
Sommaire
Introduction
1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir
2. La revendication d’Ismène
Conclusion
Bibliographie
Notes
Introduction
Antigone1 de Ulrike Quade et Nicole Beutler est une adaptation visuelle et minutieusement chorégraphiée de la tragédie homonyme de Sophocle (442 avant notre ère). Les créatrices actualisent les thèmes de la pièce d’origine en associant danse, théâtre et marionnette et revisitent la tragédie sophocléenne en axant la performance autour des personnages féminins. Elles proposent une lecture subversive d’Antigone favorisant la perspective d’Ismène, pour dénoncer les stéréotypes sociaux établis à son égard. En passant par l’expression corporelle et le jeu de manipulation entre interprètes et marionnettes, la pièce met en balance les idées et les motivations internes des deux sœurs (Antigone et Ismène). En prenant appui sur le contexte dramaturgique et esthétique de la pièce ainsi que sur la prise de parole d’Ismène, nous allons explorer comment la mise à jour du personnage d’Ismène sert à souligner des questions sociales notamment les rapports de pouvoir entre individus, le libre arbitre et l’héroïsme féminin.
1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir
« Nous avons fait des marionnettes et des artistes notre matière brute. Les interprètes sont des ombres humaines dans une similitude avec les marionnettes2 » affirment les créatrices qui, en centrant la partition chorégraphique sur les marionnettes, attestent de l’importance de ces dernières dans leur travail. De surcroît, alors que les marionnettistes se soumettent à une restriction de mouvements considérable afin de s’accorder avec les marionnettes, c’est grâce à leur maitrise technique et leurs manipulations ingénieuses que les mouvements des marionnettes deviennent réalistes et rendent le tragique tangible. La bande sonore aux sons de musique techno lancinante attise le suspense et met en valeur la synchronisation parfaite des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s, attirant subtilement notre attention sur les jeux de pouvoir qui se produisent – dans Antigone – entre marionnettes et marionnettistes.
1.1 La fluctuation du pouvoir
L’adaptation d’Antigone proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler retient seulement les épisodes de violence, de conflit intérieur et de douleur. Les créatrices respectent ainsi indirectement la tradition du théâtre de marionnettes Bunraku qui, à l’origine, mettait en scène aussi bien des légendes de samouraïs que des histoires tragiques – des faits divers, des tragédies domestiques – dépeignant les sentiments des personnages, refoulés en raison de leurs obligations sociales, mais surtout en raison de leur loyauté3. Alors que le Bunraku était principalement narratif, les similitudes avec la tragédie de l’Antiquité classique me semblent évidentes, d’autant plus que, dans les deux cas, la représentation est codifiée par une typologie de personnages identifiables dès leur apparition sur scène. En effet, les masques et les costumes du théâtre antique sont classés par genre (tragédie, comédie) et par type de personnages faisant penser au classement des têtes des marionnettes Bunraku par genre (homme/femme), par âge mais aussi en héros et vilains4.
Dans ce contexte, l’adaptation d’Antigone par Ulrike Quade et Nicole Beutler tourne littéralement autour des marionnettes Bunraku qui tiennent les rôles principaux – en l’occurrence, Antigone, Ismène et Polynice – mais aussi métaphoriquement car cette distribution révèle un jeu de pouvoir entre inanimé∙e et animé∙e : la marionnette (inanimé∙e) est le∙a protagoniste, alors que le∙a manipulateur∙rice (animé∙e) sert d’auxiliaire facilitant son évolution sur scène. Le pouvoir serait du côté des marionnettes si les rôles manipulateur∙rice/manipulé∙e n’étaient pas indissociables : certes, les marionnettes tiennent les rôles principaux mais le∙a manipulateur∙rice est essentiellement celui∙le qui donne vie à la marionnette. Par conséquent, l’évolution fluide et vraisemblable de tous les participant∙e∙s sur scène – trois marionnettes et trois marionnettistes – et leur cohabitation harmonieuse combinant animation et danse mettent en question leurs rôles. Qui manipule qui ? La collaboration surprenante des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s transcende le statut d’objet inanimé des marionnettes qui sont traitées comme des acteur∙rice∙s humain∙e∙s. Par ailleurs, chaque marionnette a un∙e manipulteur∙rice assigné∙e dont le visage est visible – alors que celui des deux autres est couvert d’une cagoule qui est conforme à la tradition du Bunraku5 mais aussi renvoie subtilement à l’accessoire stéréotype des terroristes. La chorégraphie minutieuse ne cache pas la manipulation ; au contraire, elle souligne le transfert constant du pouvoir entre être humain et marionnette suggérant une alternance ou un transfert de pouvoir sans antagonisme entre manipulateur∙rice et manipulé∙e. Le travail en équipe signale aussi une complicité, dans laquelle les marionnettistes font corps avec les marionnettes brouillant la frontière du pouvoir entre les deux et convoyant un message d’égalité puissant. À ce titre, l’échange de pouvoir mène à une confusion intentionnelle des identités et des rapports de pouvoir, poussant le∙a spectateur∙rice à réinterroger ses certitudes concernant les rapports sociaux de pouvoir. À mon sens, la fluctuation des forces de manipulation atteste de l’inconstance du pouvoir (politique ou social) et la fragilité des rapports de pouvoir qui en dérivent. En soulignant cette évolution et/ou mutation continue à travers le jeu de manipulation entre interprète et marionnette, les créatrices transcendent la perception sophocléenne du pouvoir et renvoient indirectement et subtilement aux jeux de pouvoir de l’actualité sociopolitique.
1.2 La domination des personnages féminins
J’ai déjà mentionné que la réécriture d’Antigone par la compagnie Ulrike Quade met l’accent sur l’aspect social de la pièce et, plus spécifiquement, sur les personnages féminins. En effet, les créatrices bannissent de leur création les personnages masculins possédant un pouvoir dans l’œuvre sophocléenne, ce qui constitue un hommage silencieux et une mise en valeur du pouvoir des femmes : Créon, le garde, Tirésias, le messager n’apparaissent jamais ni ne sont mentionnés. Toutefois, il est intéressant de souligner qu’à travers la réécriture, la chorégraphie et la mise en scène choisies, les créatrices à la fois incluent et excluent Polynice, qui, par ailleurs, ne figure pas dans la distribution sophocléenne. Certes, l’introduction ou mise en situation (tel un flashback) ajoutée par Ulrike Quade et Nicole Beutler au début de leur adaptation, dépeint une scène de bataille violente – accentuée par la bande son. Les spectateur∙rice∙s qui sont familier∙e∙s avec la tragédie de Sophocle et le mythe des Labdacides reconnaissent dans la partition chorégraphique une illustration de la parodos du chœur, à savoir le récit de la bataille entre Argiens et Thébains6. Mais alors que le public est témoin de la mort d’un soldat, son nom et l’armée à laquelle il appartient ne sont pas précisés : Étéocle ou Polynice ? Héros ou traître7 ? Si l’on se fie au texte sophocléen, il s’agit de Polynice mais, concrètement, l’identité du personnage marionnettique sur scène n’est pas renseignée ; le public s’apercevra que le corps du soldat de l’introduction est Polynice, lors de la scène d’enterrement8. Dans ce contexte, chez Ulrike Quade et Nicole Beutler, Polynice devient une figure masculine mise à l’écart, marginalisée, dépouillée de son identité et, somme toute, dépouillée de son pouvoir. En revanche, Antigone et Ismène sont clairement identifiables9 ; placées au centre de la création, elles deviennent deux parties d’un équilibre car les créatrices accordent à chaque sœur un long solo et un monologue, prolongeant la pièce d’un épilogue réservé à Ismène. Ainsi, Ulrike Quade et Nicole Beutler actualisent la tragédie sophocléenne en mettant l’accent à égalité sur deux personnages féminins – certes, très différents entre eux – dont la force de caractère et, par extension, le pouvoir sont incontestables. Les choix esthétiques et dramaturgiques des créatrices valorisent sans doute Ismène en lui laissant le dernier mot dans le spectacle et la hissent au rang de protagoniste en présentant leur Antigone comme un récit personnel, le témoignage d’une sœur négligée qui revendique son statut héroïque.
2. La revendication d’Ismène
Au-delà des rapports de pouvoir illustrés à travers la métaphore du jeu de pouvoir entre manipulateur∙rice et manipulé∙e, Ulrike Quade et Nicole Beutler ajoutent l’épilogue à leur version pour donner la parole à la seule survivante de la tragédie sophocléenne : Ismène. Ainsi, non seulement elles proposent une perspective genrée du mythe – en valorisant les personnages féminins, mais aussi confirment leur lecture et adaptation subversives du texte antique.
2.1 Le statut héroïque et le libre arbitre
Dans ce contexte, dans l’épilogue d’Antigone, Ismène se transforme devant les yeux du public en une élégante chercheuse érudite. Son attitude change et la fille qui apparaissait auparavant soumise et docile ayant souvent la tête inclinée et le regard baissé, devient une femme érudite, adoptant désormais un air hautain et confiant : elle s’assoit confortablement sur les genoux de sa manipulatrice, redresse son torse, croise les jambes, relève la tête balayant d’un regard défiant le public et n’hésite pas à allumer une cigarette sur scène, avant d’entamer son discours en s’adressant directement et calmement aux spectateur∙rice∙s. Elle raconte sommairement ses derniers moments avec sa sœur, puis elle se pose la question :
Je me demande qui elle serait [Antigone] aujourd’hui. Avec son audace. Dévouée à ses idéaux et prête à mourir pour eux. Un∙e informateur∙rice anonyme, une figure solitaire […] un∙e pilote kamikaze sans visage10 ?
Son interrogation à première vue personnelle et intime à propos de l’identité d’Antigone de nos jours, reste sans réponse car Ismène passe à un sujet qui lui tient plus à cœur : la définition de l’héroïsme. Elle est indignée par l’accusation injurieuse de sa sœur d’être restée inactive et elle en résume la conséquence : « Cette petite fille brune. La fanatique. […] La militante fougueuse. Ma sœur. […] Elle m’a envoyé dans l’histoire éternelle accompagnée du mot… lâche11 ». Pour réfuter le qualificatif, Ismène justifie ses actions : sa réaction à l’édit de Créon était tout simplement différente de celle d’Antigone ; elle a choisi de (sur)vivre parce qu’elle pensait qu’elle avait le droit de choisir en exerçant son libre arbitre12. Elle réitère alors sa déception d’avoir été considérée comme une lâche et d’être jugée suivant un double standard qu’elle ne comprend pas et qu’elle refuse d’accepter : « Tout le monde connaît son nom. Antigone. Une inspiration. Mais nos noms ont été oubliés… Ismène… Polynice…13 ». Elle semble (encore) tourmentée par cette réflexion et, secouant la tête, elle suspend son discours sur cette interrogation personnelle, intime et quitte la scène.
En laissant le dernier mot à Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler rétablissent, à mon sens, son statut héroïque. Leur adaptation ramène Ismène au premier plan et, à la fois, révèle comment les stéréotypes peuvent porter préjudice à un individu. En l’occurrence, la lâcheté présupposée d’Ismène évoque un stéréotype social relatif à la perception de l’héroïsme : le choix de sacrifier sa propre vie accorde automatiquement le statut héroïque à l’individu qui se sacrifie. Les créatrices dénoncent cette perception – selon laquelle un individu est qualifié d’héroïque en fonction du « bruit » que fait sa révolte – comme superficielle et erronée. Dans ce contexte, la classification est discriminante et porteuse de jugement parce qu’elle sous-entend que le sacrifice équivaut l’héroïsme, alors que le choix de (sur)vivre et de continuer à se battre est signe de lâcheté ; par conséquent, cette discrimination prive, indirectement, Ismène de son libre arbitre. Manifestement, à travers le monologue d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler dénoncent la catégorisation et la perception d’autrui en fonction d’une performance sociale stéréotypique et soulignent l’importance du libre arbitre en proposant d’autres voix et de nouvelles perspectives éliminant les discriminations relatives au statut social de l’individu et à ses choix. En donnant la parole à Ismène, elles remettent en cause les classifications sclérosées qui bannissent la sœur d’Antigone dans la catégorie des lâches.
Toutefois, la discrimination que subit Ismène transcende son genre féminin et la pensée sexuée et généralisée opposant les hommes aux femmes manifeste dans la pièce sophocléenne. Dans Antigone, les créatrices se préoccupent de l’opposition au sein du féminisme entre femme forte et femme faible. En effet, la revendication d’Ismène est, à la fois, sociale et sexuelle : étant qualifiée comme lâche, elle est réduite au stéréotype de la femme faible. Par conséquent, l’héroïsme de son choix n’est pas reconnu comme tel, d’autant plus que son libre arbitre est ignoré. Ainsi, en prenant la parole, Ismène s’assume comme femme sans adjectif qualificatif, dénonce la discrimination et souligne qu’elle mérite la gloire dont elle a été privée au même titre qu’Antigone car malgré leurs réactions différentes la démarche des deux sœurs est irrépréhensible et courageuse. À mon sens, en rétablissant le statut héroïque d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler montrent qu’elle est perçue comme une femme impuissante et lâche de façon préétablie et patriarcale. Elles formulent un contre-discours qui imbrique féminisme et concept de genre sur un registre social révélant la dimension intersectionnelle14 de leur lecture subversive.
2.2 Ismène comme alternative (elle aussi) féministe ?
Dans Antigone, la prise de position des deux sœurs est mise en balance. Les choix esthétiques et dramaturgiques d’Ulrike Quade et Nicole Beutler valorisent les deux protagonistes féminins d’autant plus que les personnages masculins sont quasiment absents. Elles mettent l’accent sur Antigone et Ismène en augmentant considérablement le rôle d’Ismène, en accordant aux deux sœurs un temps équitable sur scène et en leur prêtant des discours féministes. Sans aucun doute, la place essentielle (peut-être la plus importante) accordée par les créatrices à Ismène lui restitue son statut héroïque et critique indirectement les normes et le patriarcat. Si Antigone est connue comme la femme rebelle et dissidente, Ulrike Quade et Nicole Beutler nous rappellent qu’Ismène est la femme réfléchie et prudente ; l’une est, certes, une activiste militante (Antigone) et l’autre est une érudite (Ismène), mais toutes les deux sont des femmes fortes. Les créatrices transcendent les critères de discrimination sociale en décidant de ne pas favoriser une des deux sœurs. Par ailleurs, Ulrike Quade et Nicole Beutler précisent dans le programme du spectacle15 que leur univers théâtral refuse d’identifier et de spécifier un centre d’autorité (ce qui justifie aussi l’absence de Créon) et que leur mise en scène vise à mettre l’accent sur des personnages qui cherchent leur place dans la société, comme Ismène. Dans ce contexte, elles dépeignent la sœur d’Antigone comme une alternative de femme moins agressive mais pour autant indubitablement puissante, qui s’assume et qui n’hésite pas à prendre la parole et à formuler un discours dénonçant les injustices sociales relatives à sa liberté de choisir l’action ou l’inaction, injustices dont elle a été victime.
Conclusion
Certes, Ulrike Quade et Nicole Beutler proposent une version d’Antigone qui conserve la structure narrative de la tragédie classique. Cependant, elles actualisent le mythe en enrichissant leur création par des arguments discrets et indirects qui rendent visible leur perspective genrée. D’une part, la partition chorégraphique qui est centrée sur les capacités et aptitudes des marionnettes et fusionne deux styles de danse à savoir la danse contemporaine avec la culture urbaine du hip hop ; d’ailleurs, leur aspect révolutionnaire et non-académique serait peut-être une référence au caractère d’Antigone. D’autre part, l’ajout de scènes supplémentaires comme l’arrestation violente d’Antigone16 qui sont axées autour des rapports de pouvoir entre les interprètes et les marionnettes et le traitement de ces dernières comme des partenaires de jeu réels.
Dans Antigone, manipulé∙e∙s et manipulateur∙rice∙s, dieux marionnettistes et individus pantins, performers maître∙sse∙s de leurs marionnettes mais fasciné∙e∙s et guidé∙e∙s par elles se posent une question essentielle : quelle marge pour l’exercice de la liberté et quelle place pour le libre arbitre ? La classiciste Helen P. Foley affirme que « les pièces tragiques visent à répondre aux réalités sociales et psychologiques mais aussi à aborder un ensemble plus large de problèmes sociaux et politiques17 ». Si la tragédie dépeint l’altérité, l’otherness dans le sens où elle est souvent axée autour d’une personne non-conventionnelle, alors Ismène et Antigone justifient cette qualification en tant que personnes singulières, uniques et spéciales. L’appartenance d’Antigone à un sexe spécifique – en l’occurrence, féminin – ne met plus en question sa capacité de réflexion et d’action : le doute est transposé vers ses choix, contestables parce qu’ils ne sont pas conformes à la norme. De même, Ismène exprime son opinion et ses réflexions en s’adressant directement aux spectateur∙rices∙s et transcende son rôle secondaire en clôturant la pièce par un monologue final où elle rectifie son image et revendique son statut héroïque et son identité de femme. La dialectique de l’inanimé∙e et de l’animé∙e proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler confirme que leur lecture genrée est originale alors que les interrogations d’Ismène et sa revendication de femme soulignent la dimension intersectionnelle de l’exploration des créatrices et leur lecture féministe de la pièce sophocléene.
Bibliographie
Bereni Laure et Trachman Mathieu, Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
Beutler Nicole, Antigone, Vimeo. [En ligne]. Nicole Beutler Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.
Butler Judith, Antigone : la parenté entre vie et mort, Le Gaufey Guy (trad.), Paris, Epel, 2013.
Collins Patricia Hill et Bilge Sirma, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016.
David-Jougneau Maryvonne, Antigone ou l’aube de la dissidence, Paris, L’Harmattan, 2000.
Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002.
Keene Donald, Nō and Bunraku: two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990.
Marquié Hélène, Non, la danse n’est pas un truc de filles ! : essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.
Roca I Escoda Marta, Fassa Farinaz et Lépinard Éléonore, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016.
Sophocle, Antigone, Florence Dupont (trad.), Paris, L’Arche, 2007.
Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, Antigone, dossier de presse, 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, 22/4/2014.
Notes
1 Beutler Nicole, Antigone, teaser du spectacle, Vimeo. [En ligne] Nicole Beulter Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.
2 Propos d’Ulrike Quade et Nicole Beutler, cités dans le dossier de presse du spectacle lors de la 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, 22/4/2014, p. 6.
3 Selon l’historien et spécialiste de la culture japonaise Donald Keene, la notion de loyauté est essentielle dans la tradition japonaise. Pour plus d’informations sur l’histoire du théâtre Bunraku voir Keene Donald, Nō and Bunraku : two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990, pp. 119-189.
4 Donald Keene précise que les marionnettes Bunraku s’alignent sur la version japonaise élaborée des marionnettes à contrôle : leurs mains, tête et pieds sont en bois, leur visage est façonné et peint en fonction du texte et leur costume, couvrant le mécanisme de contrôle, permet une grande ampleur de mouvements. Elles sont manipulées par un∙e à trois marionnettistes selon les besoins et chaque pièce/histoire a ses personnages types. L’utilisation de trois opérateurs a été établie au Bunraku en 1734 par Tatsumatsu Hachirobei permettant dès lors « une subtilité de performance inégalée ». Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.
5 Cette pratique n’étant pas une règle de représentation, elle n’était pas toujours appliquée. Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.
6 En l’occurrence, les créatrices substituent toutes les parties chorales de la pièce sophocléenne par des intermèdes dansés par les interprètes et/ou par des projections de traductions libres de la parodos et des stasima du texte original appelés « chants/songs ».
7 Dans l’œuvre sophocléenne, l’édit de Créon déclare Polynice un traître, alors qu’il était censé partager le trône de Thèbes avec son frère Étéocle. Voir Sophocle, Antigone, Dupont Florence (trad.), Paris, L’Arche, 2007.
8 Cette scène est également ajoutée par les créatrices et ne figure pas dans la tragédie sophocléenne.
9 D’autant plus que leur physique est conforme aux stéréotypes à savoir Antigone représentée comme une femme brune aux traits durs et Ismène comme une femme blonde aux traits plus doux.
10 « I wonder who she would have been today. With the same audacity. Her devotion to ideals and her willingness to die for them. An anonymous whistle-blower? A lone figure […] a faceless kamikaze pilot? ». Extrait du spectacle Antigone. Le texte est en hollandais, surtitré en anglais. Traduction (de l’anglais) personnelle.
11 « That little dark-haired girl. The fanatic. […] The spirited militant. My sister. […] She has sent me into history everlasting with the word…coward ». (c’est l’auteure qui souligne) Idem.
12 « We both did what we were able to do. We acted freely. That’s what we called it. She chose death because she thought she could. I chose life because I thought I could » (Nous avons fait, toutes les deux, ce que nous pouvions faire. Nous avons agi librement. C’est ainsi que nous l’avons appelé. Elle a choisi la mort parce qu’elle pensait qu’elle le pouvait. J’ai choisi la vie parce que je pensais que je pouvais le faire). Idem.
13 « Everyone knows her name. Antigone. Idealist. An inspiration. But our names have been forgotten… Ismene… Polynices… ». Idem.
14 La notion d’intersectionnalité est définie – entre autres – par les chercheur∙se∙s Patricia Hill Collins, Hélène Marquié, Laure Bereni et Mathieu Trachman qui soulignent que l’entrecroisement et indissociabilité des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité implique voire impose leur étude concomitante. Voir Bereni Laure et Trachman Mathieu Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014 ; Marta Roca I Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016 ; Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016; Hélène Marquié Non, la danse n’est pas un truc de filles! Essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.
15 Dossier de presse du spectacle lors de la 10e
16 La scène de l’arrestation d’Antigone est une longue déclaration acérée contre la violence. Dès qu’Antigone s’éloigne du corps de son frère, le manipulateur se détache de la marionnette (morte) et lorsque les deux autres le rejoignent nous assistons à l’interaction de quatre interprètes. Les agresseur∙se∙s attrapent l’héroïne par derrière et saisissent ses bras et ses épaules pour l’empêcher de s’enfuir, la tirent et la poussent dans tous les sens pour la restreindre alors qu’elle se débat par des coups de pieds et de poings ; de toute évidence maltraitée par ses agresseur∙se∙s, elle soupire alors qu’iels accompagnent leurs gestes de grondements. Iels arrivent à l’immobiliser au sol donnant un moment de répit à leurs efforts puis se lancent à nouveau (tou∙te∙s ensemble) dans un enchaînement aussi violent que le précédent : l’un d’entre elleux met sa main sur la bouche de la marionnette pour l’empêcher de crier et la scène s’achève quand l’héroïne se résigne, attrapée par la gorge.
17 Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002, p. 59.
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