Géraldine-Nalini MARGNAC

Auteure d’une thèse sur les figures du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam (théâtre dansé – Inde du Sud), Géraldine-Nalini Margnac se consacre à l’esthétique de la scène à travers des articles scientifiques et des cours à l’université Bordeaux Montaigne (Études théâtrales et Études de genres). Artiste de Bharata-nāṭyam, elle mène également une carrière artistique internationale.

Pour citer cet article : Margnac, Géraldine-Nalini, « Comme un rêve de pierre… Le personnage d’Ahalyā, de l’épopée à la scène contemporaine : étude d’une pièce d’Arupa Lahiry dans le style Bharata-nāṭyam (théâtre dansé-Inde du sud) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/24/comme-un-reve-de-pierre-le-personnage-dahalya-de-lepopee-a-la-scene-contemporaine-etude-dune-piece-darupa-lahiry-dans-le-style-bharata-na%e1%b9%adyam-t/

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Résumé

Lorsque l’actrice-danseuse Arupa Lahiry met en scène Ahalyā, figure féminine de l’épouse dans l’antique épopée du Rāmāyaṇa, elle en propose une réécriture contemporaine à travers les procédés esthétiques, dramaturgiques et scéniques du style Bharata-nāṭyam1.

Selon l’épopée de Vālmīki, Ahalyā est présentée comme la plus belle femme au monde, mariée à l’ascète Gautam. Ses charmes ont également éveillé le désir du roi des dieux Indra qui prend l’aspect de son époux pour passer une nuit avec elle. Surprise par son mari, elle est maudite et transformée en pierre. Ahalyā sera délivrée par le divin Rāma qui l’effleurant de son pied, la libère de sa malédiction. Pour l’actrice-danseuse Arupa Lahiry, la jeune épouse choisit délibérément son sort : « Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente ». Une telle réécriture donne l’occasion de questionner un fait de société à travers la mise en scène. Comment l’artiste utilise-t-elle les codes classiques du Bharata-nāṭyam pour montrer à la fois la sculpturale beauté de l’héroïne et son humaine vitalité ? Comment exprime-t-elle la sensibilité d’une figure féminine au prisme de questions contemporaines ? Nous montrerons quels subtils décalages entre les choix musicaux, les mudrā (gestes des mains), les placements et déplacements de l’actrice-danseuse, remettent en question une certaine « performativité du genre », l’ancienne figure figée du « rêve de pierre » cédant le pas à une nouvelle héroïne.

Mots clés : Bharata-nāṭyam – Théâtre – Danse – Ahalyā – Héroïne – Réécriture – Féminisme – Corps – Inde – Rāmāyaṇa.

Abstract

When the actress-dancer Arupa Lahiry stages Ahalyā, the female character of spouse in the ancient epic of the Rāmāyaṇa, she proposes a contemporary rewriting through the aesthetic, dramatic and scenic processes of the Bharata-nātyam style.

According to the epic of Vālmīki, Ahalyā is presented as the most beautiful woman in the world, married to the ascetic Gautam. Her charms have also awakened the desire of the king of the gods Indra who takes the appearance of her husband to spend a night with her. Surprised by her husband, she is cursed and turned into stone. Ahalyā will be delivered by the divine Rāma who by touching her with his foot, frees her from her curse. For the actress-dancer Arupa Lahiry, the young wife deliberately chose her fate: « My Ahalyā is not the one who was duped [by Indra’s disguise] but the one who made [a] conscious decision. » Such a rewriting gives the opportunity to question a fact of society through the staging. How does the artist use the classical codes of Bharata-nātyam to show both the sculptural beauty of the heroine and her human vitality? How does she express the sensitivity of a female figure through the illumination of contemporary questions? We will show which subtle differences between the musical choices, the mudrā (gestures of the hands), the postures and the movements of the actress-dancer, question a certain « gender performativity », the old frozen figure of the « dream carved in stone » giving way to a new heroine.

Keywords : Bharata-nāṭyam – Theatre – Dance – Ahalyā – Heroin – Rewriting – Feminism -Body – India – Rāmāyana.


Sommaire

Introduction : contexte de création
1. Ahalyā, une figure centrale
2. Un idéal figé ?
3. Séquence amoureuse
4. Ultime libération
Conclusion
Bibliographie
Notes

Introduction : contexte de création

La pièce Āhārya varṇam a été créée à New Delhi le 25 février 20152 à l’occasion d’un festival où les héroïnes des épopées indiennes sont mises en avant : « Paatra Parichaya », organisé par l’artiste organisatrice d’événements Mme Usha RK. L’actrice-danseuse Arupa Lahiry la considère comme la « mentor3 » qui a fait d’elle une artiste indépendante de renom. Nous proposons dans cet article d’étudier la pièce à partir de la captation vidéo de cette pièce interprétée en février 2017 au « Dehradun Literature Festival ». Lors de cette représentation, le curriculum vitae de l’artiste de Bharata-nāṭyam est projeté en fond de scène, soulignant ses connaissances et l’inscrivant en toute légitimité dans le cadre d’un festival littéraire4. À cette occasion, Arupa Lahiry prend la parole à la première personne en anglais, en amont de la pièce dans un monologue fictionnel où Ahalyā s’exprime : cette intervention est originale par rapport aux codes du Bharata-nāṭyam où la langue anglaise n’a pas sa place dans les œuvres et où le discours de l’héroïne s’inscrit habituellement dans le registre amoureux. Dans ce monologue, « Ahalyā se décrit comme étant créée par un homme (Brahmā), nourrie par un autre homme (ṛṣi Gautama5) et séduite par un autre homme6 ! » Il est étonnant que soient mis sur le même plan le dieu de la création Brahmā, le mortel Gautam et le roi des dieux Indra, présentés tous trois comme des hommes. Est-ce pour attirer l’attention du public sur la place de la femme, incarnée par Ahalyā, dans un monde exclusivement masculin ? Bien qu’il la libère finalement, le dieu Rāma n’est pas évoqué dans ce prologue : cette omission le place-t-elle sur un autre plan ? Quoi qu’il en soit, Arupa Lahiry souhaite participer à de nouvelles réflexions sociales, comme le montre son commentaire dans The Hindu en 2018, où elle précise que la jeune épouse choisit délibérément son sort : « je n’ai pas pu m’empêcher de remettre en question le patriarcat. Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente7 ».

Selon nous, choisir Ahalyā s’inscrit dans un contexte nouveau où des héroïnes considérées a priori comme « classiques » sont remises à l’honneur8 pour interroger certaines valeurs sociales contemporaines. De fait, les critiques de la scène ont remarqué un changement dans le choix des thèmes et des personnages des pièces, nouveauté soulignée récemment par Ranee Kumar, une journaliste artistique du Hindu :

Les personnages féminins de notre mythologie sont souvent des choix de prédilection pour un artiste interprète adoptant le point de vue du XXIe siècle. Il en est ainsi avec Ahalyā, la femme du rishi Gautam[a]. Les puristes l’ont placée dans une prière en première position de la liste des Panchakanya, les cinq jeunes filles qui doivent être vénérées ; les féministes l’ont dénichée et ont dénoncé un cas d’injustice flagrante ; les plus modérés l’ont présentée comme une femme condamnée injustement pour son délit mineur. Quoi qu’il en soit, Ahalyā a suscité beaucoup d’intérêt, [qu’il s’agisse] d’explorer son personnage et de le présenter, à chaque fois avec une perspective nouvelle9.

Émergeant de nouvelles lectures du mythe d’Ahalyā, ces questions participent à la confrontation des points de vue et permettent de dépasser une lecture univoque. Ainsi Arupa Lahary s’éloigne-t-elle des normes genrées considérées traditionnellement comme légitimes, comme elle le revendique : « Le genre est selon moi une performance que la société drape autour du corps, et c’est cette performativité du genre qui devrait être de plus en plus remise en question dans notre langage de la danse10 ». Ahalyā représente une femme face à un système « patriarcal11 », pour reprendre ses propres termes, dont le rôle est porté par une femme, à l’initiative d’une autre femme. Engagée dans une volonté de donner une nouvelle visibilité aux femmes, Arupa Lahiry se produit en solo et se saisit d’un sujet brûlant de la mythologie, celui d’Ahalyā, l’épouse qui a trompé son mari avec un dieu. Mais c’est à travers une proposition scénique qu’elle choisit de partager son point de vue, en donnant toute son importance au corps. Comment cette proposition scénique mise en scène dans le style Bharata-nāṭyam déplace-t-elle dès lors des représentations figées ?

1. Ahalyā, une figure centrale

Dans cette pièce, Ahalyā de personnage secondaire devient le premier rôle d’un genre majeur du style Bharata-nāṭyam : le varṇam. Ce genre classique musical et scénique de plus de vingt minutes décline le plus souvent les sentiments amoureux d’une nāyikā ou héroïne. Il vise ainsi à transmettre au public le rasa ou « saveur esthétique » comparable au ravissement spirituel. En alternant parties narratives (sur des paroles en sanskrit12) et parties purement techniques (sur des syllabes rythmiques et des notes de musique), Arupa Lahiry reprend les codes du genre. Mais son héroïne diffère des nāyikā de la littérature classique qui peuvent être classées selon le schéma suivant :

Selon ce tableau synthétique, la nāyikā apparaît dans son rapport à son bien-aimé, comme une partie d’un tout. Or dans la composition d’Arupa Lahiry, Ahalyā est d’emblée présentée comme une figure féminine autonome à travers les vers sanskrits célébrant les pañcakanyā, c’est-à-dire les cinq jeunes femmes13 à l’honneur :

Ahalyā Draupadī Kunti Tārā Mandodarī tathā
pañcakanyāḥ smarennityaṃ mahāpātakanāśinīḥ

Prononcés à l’aurore, ces vers permettraient selon une tradition brahmane d’effacer les fautes de ceux qui les chantent14. Mais la représentation des pañcakanyā a évolué, notamment depuis les publications de l’écrivain bengali Pradip Battacharya15 qui déclenchent des débats sur ces figures de « jeunes filles idéales ». Ce docteur en littérature comparée spécialiste du Mahābhārata soulève en effet quelques paradoxes : pourquoi ces cinq figures de femmes sont-elles désignées comme « jeunes filles » alors qu’elles sont mariées et soumises à des relations polyandres ? Comment forment-elles des modèles de sainteté permettant d’effacer les fautes alors qu’elles ont trompé leur mari ? Dans son dernier article sur le sujet en 2004, il exhorte ses lecteurs à réharmoniser les forces masculines et féminines, « c’est pourquoi le rappel de ces cinq vierges est si pertinent aujourd’hui16 », conclut-il. Ahalyā, la première des kanya, partage avec les autres une force prête à bousculer les normes sociales qui leur sont imposées.

Ces jeune filles sont évoquées au tout début de la mise en scène à travers des mudrā (gestes des mains) et des poses17 : toutes les postures suggèrent le lien entre la femme et la fleur, grâce à la katakamukha mudrā qui caractérise chacune des cinq héroïnes. Cette mudrā est fréquemment utilisée pour montrer une jeune fille, suggérant par la métaphore de la fleur l’épanouissement à venir18.

2. Un idéal figé ?

Dans la deuxième séquence19 de la pièce, les postures relèvent du nṛtta ou danse purement technique, au son des instruments mélodiques. Elles suggèrent l’idéale beauté d’Ahalyā car elles font référence aux sculptures des temples, donc à des canons visant un harmonieux équilibre des formes et des placements. L’allusion à des statues fonctionne également comme les prémices du motif de la transformation de l’héroïne en pierre.

Observons une autre séquence avec des jati, c’est-à-dire des combinaisons rythmiques20 entraînant cette fois de dynamiques mouvements. Ils se déploient dans l’espace scénique au son des syllabes mnémoniques appelées les sollukattu :

Tha      ri        ta        ta        ka       ta         .

Tha      ri         ta        ta        ka       dim     .

Tha       ri         ta        ta        ka        tom     .

Tha       ri          ta        ta        ka        nam      .

Arupa Lahiry explique ainsi son choix : « J’ai sélectionné des jatis [combinaisons rythmiques] avec des mnémoniques plus énergiques comme Tha-Dhit, etc. contrairement aux syllabes plus arrondies comme Tarikita-Ta21 ». Nous reconnaissons ici l’énergie Tāṇḍava (ou « vigoureuse »), régulièrement associée sur la scène aux dieux masculins tandis que l’autre énergie, Lāsya (ou « gracieuse »), est plus souvent l’apanage des déesses féminines. Pourtant, dans la pratique comme dans la mythologie, aucune ligne de démarcation n’empêche de recourir à ces deux énergies, quel que soit le genre de l’artiste : ici, Arupa Lahiry renoue volontairement avec l’aspect Tāṇḍava pour dépasser une image iconique de la femme douce et gracieuse.

Cette énergie vigoureuse est renforcée par une accélération des pas à la fin de chaque séquence de jati. Dans la conclusion du second jati22 notamment, la séquence tisse, selon nous, une trame annonçant la libération de la jeune femme23. En effet, le choix de pas du naṭṭaḍavu où les bras se tendent vers le bas, encadrant une jambe tendue au pied flexe, met en valeur le pied de l’actrice-danseuse à trois reprises. Or l’épisode mythique d’Ahalyā se termine par une fin heureuse puisqu’après avoir été transformée en pierre, elle échappe enfin à la malédiction grâce au contact du pied de Rāma. Cette issue semble suggérée par les choix chorégraphiques de la séquence qui se termine d’ailleurs24 selon un pas appelé muktāya aḍavu signifiant au sens littéral « libération ».

3. Séquence amoureuse

Le second refrain chanté25 est l’occasion pour Arupa Lahiry de montrer une Ahalyā mariée, et sa rencontre avec Indra, roi des dieux, qui a pris l’apparence du mari. La séquence qui met en scène leur union forme une « métaphore scénique26 » puisqu’aucun texte n’est audible à ce moment-là, mais les gestes codifiés du Bharata-nāṭyam montrent une abeille qui ne peut se détacher d’une fleur27. À l’instar de la métaphore poétique, la métaphore scénique crée un rapprochement entre plusieurs éléments. Cette image poétique porte alors des sèmes supplémentaires : ici, le jeu de l’actrice suggère l’attirance réciproque entre l’insecte et la fleur et valorise la grâce de l’héroïne. Ainsi sont suggérés son délicat parfum, sa beauté, sa délicatesse et la promesse de son épanouissement. Une telle métaphore est ici motivée également par le contexte amoureux qui rappelle la nature complémentaire des deux entités. Enfin28, soulignons que les gestes d’Arupa Lahiry interpellent esthétiquement le public puisque les cinq sens sont en jeu :

    • la vue, avec les mudrā
    • l’ouïe, sollicitée par les paroles du chant
    • l’odorat, suggéré par la figure de la fleur29.

Les sens du toucher et du goût sont seulement évoqués puisque les mains ne se touchent pas : le public est invité à les imaginer grâce au mouvement qui se termine comme la promesse d’un baiser. Comme les devadāsī30 autrefois qui mettaient en scène des séquences amoureuses parfois empreintes de sensualité pour évoquer l’union mystique avec la divinité, Arupa Lahiry suggère la montée du désir de la femme puis l’union entre les deux amants. Parler du désir physique de l’héroïne qui choisit elle-même sa destinée permet de revendiquer une libération. La séquence permet aussi de faire évoluer les représentations des actrices-danseuses autrefois mises au ban : en mettant en avant le désir féminin et son épanouissement, Arupa Lahiry affirme le point de vue du personnage féminin pour qui la sensualité n’a rien de honteux. Elle renoue avec certains codes sensuels du répertoire des devadāsī et épouse l’expérience d’Ahalyā, proposant ainsi une nouvelle version de l’épisode mythique à travers un « female gaze31 ». Ce varṇam présente un point de vue qui pourrait passer pour transgressif sur certaines scènes du Tamil Nadu, mais il n’a pas été joué devant tous les publics : l’artiste l’a donné à New Delhi, Bangalore et à l’international, pour la majorité dans des villes où les formes contemporaines des arts de la scène sont nombreuses et régulières32.

Lorsque le mari découvre les amants33, Ahalyā est transformée en pierre comme dans la plupart des versions du mythe. Mais le choix de ce varṇam place l’héroïne comme personnage principal et comme sujet. À travers le réseau sémantique de la fleur, la pensée, le corps et l’imaginaire se rejoignent et mettent en valeur le corps d’Ahalyā, mais aussi celui des personnes présentes qui font appel à leurs sens et à leur imagination, participant ainsi à l’esthétique de l’œuvre.

4. Ultime libération

Une fois pétrifiée, Ahalyā est représentée au sol dans une posture regroupée34. Mais sa transformation en pierre n’a rien de tragique pour deux raisons : elle est montrée par une actrice qui, elle-aussi, ne cesse de jouer avec les formes et les métamorphoses dans sa pratique de jeu et dans ce récit en particulier. De plus, la forme de pierre n’est qu’un état temporaire pour l’héroïne. Cette posture regroupée qui pourrait évoquer le fœtus suggère l’imminence d’une seconde naissance. Or c’est à nouveau par le sens du toucher qu’advient sa libération dans le récit, grâce au contact des « pieds de lotus35 » de Rāma. En quittant sa forme de pierre, Ahalyā est aussi en quelque sorte libérée des liens de mariage. Comme la poétesse mystique Ānṭāl le chantait au VIIIe siècle, le fait de ne pas être mariée apparaît comme une liberté permettant de révérer les dieux selon ses propres codes. Par ses propres choix où le corps a toute sa place, Ahalyā accède à un épanouissement ultime, celui de la dévotion. Elle se trouve à genou à la fin du varṇam, mais ses mudrā forment le geste de la méditation, haṃsasya mudrā, qui consiste à rejoindre le pouce et l’index. Cette mudrā, connue en Occident par les représentations de Buddha méditant, symbolise la réunion. Ainsi le varṇam montre-t-il une progression dans l’expression de l’union, de celle des amants à celle symbolisant l’union du corps et de l’âme.

Conclusion

En somme, l’ensemble du varṇam mis en scène par Arupa Lahiry propose une réécriture féministe du personnage d’Ahalyā. Grâce aux textes poétiques qui l’ont inspirée, elle s’éloigne de la version la plus célèbre de Vālmīki. Grâce à la poétique du Bharata-nāṭyam, elle interroge le corps idéal, le corps sculpté, le corps féminin, amenant une libération de la femme objet devenue sujet. La performativité du discours artistique contribue à mettre la figure de l’héroïne au centre du propos de l’œuvre et de la scène, à travers un art de la suggestion poétique empêchant toute interprétation univoque. L’originalité de la démarche d’Arupa Lahiry consiste selon nous à proposer une réécriture féministe de cette héroïne à partir des codes classiques du Bharata-nāṭyam. Ce style dans son ensemble a été marqué par l’influence de Rukmini Devi Arundale36 qui fonda l’académie artistique de la Kalakshetra et modifia le répertoire du Bharata-nāṭyam pour le rendre « respectable ». Mais plusieurs artistes ont choisi de bousculer de tels choix : « Chandralekha est l’une des premières chorégraphes à résister face à cette forme », rappelle Nancy Boissel37, mais comme les actrices-danseuses de sa lignée, elle se détourne du style Bharata-nāṭyam pour s’exprimer à travers un style contemporain38.

La création de l’Ahalyā varṇam à New Delhi était l’occasion de bousculer les représentations de personnages secondaires dans les épopées indiennes comme Ahalyā, Draupadi, Soorpanakha et Karna, mais grâce au style Bharata-nāṭyam. Cette démarche n’est pas isolée en Inde car des artistes comme Rama Vaidyanathan et Vidhya Subramanian notamment développent des pièces de Bharata-nāṭyam où la part féminine de la divinité occupe une place centrale39. Le choix d’Arupa Lahiry n’est donc pas unique, mais il propose selon nous une réécriture scénique où la femme, et non la déesse, prend la première place et remet en question le patriarcat sans revendiquer un message explicitement féministe. L’œuvre scénique invite à participer aux questionnements par l’esthétique qui se déploie. Le plaisir, lié aux sens et à la forme extérieure, participe à cette réflexion en dépassant l’opposition entre saveur et savoir. Si la femme idéale a été pétrifiée dans le mythe d’Ahalyā, elle n’en est pas moins vivante et puissante, prête à s’épanouir, telle une fleur ou un cakra, lotus métaphorisant l’élévation spirituelle.


Bibliographie

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Frédéric Louis, Dictionnaire de la civilisation indienne, Bouquins (Paris: R. Laffont, 1987).

Jafa Navina, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/beyond-the-idea-of-gender/article25849093.ece.

Kumar Ranee, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece.

Légeret Katia, Manuel traditionnel du Bharata-Nâtyam: le danseur cosmographe (Paris, France: P. Geuthner, 1999).

Lusti-Narasimhan Manjula, Bharatanā yam. La Danse Classique de l’Inde (New Delhi: Bookwise (India), 2002).

Margnac Géraldine Nalini, « Shiva ou le fabuleux spectacle Etude d’un Anupallavi dans le style bharata-natyam (Théâtre dansé du sud de l’Inde) », in Théâtre Mythologique Origines, manifestations et résurgences, Editions des archives contemporaines (France, 2022), 20-28.

Pal Pratapaditya, Aspects of Indian Art: Papers Presented in a Symposium at the Los Angeles County Museum of Art, October, 1970 (Brill Archive, 1972).

Vālmīki, Le Rāmāya a, trad. par Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher, Bibliothèque de la Pléiade 458 (Paris: Gallimard, 1999).

Notes

1 Une captation vidéo du varṇam représenté à New Delhi en février 2017 est consultable à l’adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=vR7V4AF9f4A.

2 Cf. Shoma A. Chatterji, « The Unsung », One India One People Foundation (blog), 1 mai 2017, https://oneindiaonepeople.com/the-unsung/ [Document en ligne, consulté le 10/09/2022].

3 « Meeting my mentor, Dr. Usha RK at this juncture gave birth to the independent artist. Under her vision, I went on to create solo critically acclaimed productions like Ahalyā », dans : « Arupa Lahiry », arupalahiry, consulté le 2 mai 2022, https://www.arupalahiry.com, section : « Dancer / Birth of the artist ».

4 À notre connaissance, cette pièce a été interprétée le plus souvent dans des festivals d’arts de la scène comme Insight au National Theatre Fest de Kozhikode, Patra Parichaya au Malleswaram Seva Sadan de Bangalore en 2015, et Samarpan à Mangaluru en février 2016 notamment. Elle forme parfois la pièce centrale d’un récital d’Arupa Lahiry comme au Sangeet Shyamla de New Delhi en février 2018 par exemple.

5 Un ṛṣi désigne un poète devin de l’époque védique. D’après : Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Bouquins (Paris: R. Laffont, 1987), p. 928.

6 Les paroles sont citées dans un article sur le varṇam d’Arupa Lahiry : Ranee Kumar, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece. : « The prelude to Varnam in English is a first person narrative where Ahalyā describes herself as being created by a man (Brahma), nurtured by another man (rishi Gautama) and seduced by yet another man ! ».

7 Jafa, « Beyond the Idea of Gender », op. cit. : « I couldn’t help but question patriarchy. My Ahalyā was not one who was deceived but one who took a conscious decision ». Traduction personnelle, d’après : Jafa.

8 Cf. Ketu H. Katrak, éd., Voyages of Body and Soul: Selected Female Icons of India and Beyond, 1. publ (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2014), en particulier le chapitre 22, « The power of performance and human agency : re-assessing feminist evaluations of epic women » où Kalpana Ram présente des relectures de personnages mythiques à travers des études comme « Three Hundred Ramayanas » de A. K. Ramanujan (1992) et des performances comme « Epic women » à Chennai (2012). Concernant le personnage d’Ahalyā en particulier, cf. Mythili Anoop et Varun Gulati, éd., Scripting dance in contemporary India (Lanham, Maryland: Lexington Books, 2016), notamment le chapitre 8 « Dancing Narratives. Performing Mythology in Globalized Spaces » où Maratt Mythili Anoop présente différentes interprétations scéniques : personnage secondaire effacé derrière du héros masculin dans le varṇam du style Mohiniyattam interprété en 2008 par Leelamma selon le répertoire Kalamandalam, Ahalyā apparaît en revanche comme l’héroïne interprétée dans le style Bharata-nāṭyam par Shobhana, qui chorégraphie l’épisode selon le point de vue central du personnage féminin.

9 Ranee Kumar , ‘A convincing portrayal of Ahalyā’, The Hindu, 25 May 2018, section Dance https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece (Traduction personnelle).

10 « Gender according to me is a performance society drapes around the body and it’s this performativity of gender that should be challenged more and more in our language of dance » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

11 « I couldn’t help but question patriarchy » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

12 Les paroles ou sāhitya peuvent également être dans des langues locales comme le tamoul, le telugu ou le kannada.

13 Au sens littéral, pañcakanyā signifie en sanskrit les « cinq » (« pañca ») « jeunes filles » (« kanyā »).

14 Pratapaditya Pal, Aspects of Indian Art: Papers Presented in a Symposium at the Los Angeles County Museum of Art, October, 1970 (Brill Archive, 1972), p. 90.

15 Pradip Battacharya publie un article qui suscite un renouveau d’intérêt et des débats sur les figures des cinq « vierges sacrées » qui ont pourtant toutes connu un ou plusieurs partenaires dans leur vie : Pradip Battacharya, « Five Holy Virgins, Five Sacred Myths – Part I », MANUSHI, numéro 141 (2004): 1-9.

16 Pradip Battacharya, « Living by Their Own Norms Unique Powers of the Panchkanyas », MANUSHI, numéro 145 (2004).

17 Cette séquence se déroule de 00:00 à 00:30 de la captation vidéo citée en note 1.

18 Ce motif dépasse, à notre avis, la suggestion esthétique et forme un réseau poétique particulièrement puissant dans la mise en scène du varṇam.

19 De 00 :30 à 01 :50, les postures s’enchaînent au son mélodique de la flûte et de l’instrument à cordes la veena.

20 De 06 :33 à 07 :57 de la captation vidéo citée en note 1.

21 « I also selected jathis (rhythmic pieces) with more forcible mnemonics like “Tha-Dhit” etc unlike the more rounded syllables like “Tarikita-Ta” », dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

22 De 13 : 24 à 13 : 28 de la captation vidéo citée en note 1.

23 L’artiste de Bharata-nāṭyam semble jouer avec la forme classique qui présente des séquences de nṛtta sans aucune signification : sachant que le théâtre indien présente en général des sujets bien connus de son auditoire, il est fréquent que les artistes jouent avec les attentes de l’auditoire, lequel connaît déjà l’issue de l’histoire. L’intérêt des spectateurs porte sur le récit, mais surtout sur la façon dont il est amené à travers des propositions mélodiques, dansées et jouées.

24 De 13 :28 à 13 :39 de la captation vidéo citée en note 1.

25 Ibid. à partir de 18 :36.

26 L’expression de « métaphore scénique » à propos du style Bharata-nāṭyam a été analysée et développée dans la thèse de doctorat de l’auteure : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020. » (Paris 8, 2022), p. 260-261 notamment.

27 Ibid. de 21 :38 à 21 :50.

28 Ibid. à partir de 21 :51.

29 D’autant que dans l’épisode mythologique, Ahalyā devine qu’il s’agit d’un dieu grâce à sa fragrance divine.

30 Les devadāsī regroupaient les actrices-danseuses héréditaires rattachées à un temple ou à une cour, jusqu’à l’abolition de leur statut au début du XXe siècle.

31 Dans son ouvrage de critique du cinéma, la spécialiste des représentations de genres Iris Brey théorise le regard féminin ou « female gaze » selon plusieurs critères, dont l’adoption du « point de vue du personnage féminin pour épouser son expérience » : Iris Brey, Le regard féminin: une révolution à l’écran, Les feux (Paris (France): Éditions de l’Olivier, 2020).

32 Cf. note 5 de cet article.

33 À partir de 21 : 50 de la captation vidéo citée en note 1.

34 Ibid. 30 :36.

35 Ibid. 31 :54.

36 Le critique indien d’arts de la scène Sunil Kothari expose que le style Kalakshetra a joué un rôle important en affirmant des « normes de haut niveau ». (« Kalakshetra as an institution has set high standards »). Cf . Sunil Kothari, « Institutionalization of Classical Dances- Kalakshetra », in Urmimala Sarkar Munsi et al., éd., Traversing tradition: celebrating dance in India, Celebrating dance in Asia and the Pacific (New Delhi: Routledge, 2011), p. 34.

37 Nancy Boissel, « Etre artiste femme en Inde, à Chennai : Les nouvelles scènes du bharata-nâtyam de 2003 à 2016. » (Paris 8, 2017), http://www.theses.fr/s112760.

38 Sur cette artiste qui « faisait partie d’un premier mouvement féministe en Inde » d’après Nancy Boissel, nous renvoyons aux études suivantes : Rustom Bharucha, Chandralekha: woman, dance, resistance (New Delhi: Indus, 1995), Ananya Chatterjea, Butting out : reading resistive choregraphies through works by Jawole Willa Jo Zollar and Chandralekha (Middletown (Conn.), Etats-Unis d’Amérique: Wesleyan University Press, 2004) et « Chandralekha: Negotiating the Female Body and Movement in Cultural/Political Signification », Dance Research Journal, 1998, p. 25-33.

39 Nous renvoyons à ce propos à la troisième partie de notre thèse de doctorat : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nātyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020 », en particulier sur la déesse Durgā (p. 491 sq) et sur l’androgyne divin Ardhanārīśvara (p. 533 sq.).