Mamma Medea or the myth turned into drama: the exhaustion of the power of Medea in a Belgian contemporary creation.
Présentation de l’autrice
Marie-Cécile HENRION
Après une première carrière d’enseignante et un master en études théâtrales à l’UCLouvain (Belgique), Marie-Cécile Henrion rédige une thèse de doctorat, co-dirigée par Jonathan Châtel et Sarah Sepulchre, sur les personnages féminins en état de crise et leur traitement par les dramaturgies et créations contemporaines en Belgique francophone.
Pour citer cet article : Henrion, Marie-Cécile, « Mamma Medea ou le mythe devenu drame : l’épuisement de la puissance de Médée dans une création belge contemporaine », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/25/mamma-medea-ou-le-mythe-devenu-drame-lepuisement-de-la-puissance-de-medee-dans-une-creation-belge-contemporaine/
Résumés
En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une réécriture théâtrale du mythe : Mamma Medea. La pièce est d’abord créée en néerlandais à Anvers, puis montée dans sa traduction française par Christophe Sermet, au Rideau de Bruxelles, en 2011. Mamma Medea raconte deux épisodes de l’histoire de Médée – le vol de la Toison d’Or en Colchide et la trahison de Jason à Corinthe – dans un univers composite entre des références mythologiques et la réalité contemporaine. L’évolution de la figure de Médée, Colchidienne « à côté » des codes de la féminité traditionnelle, magicienne experte qui, une fois exilée à Corinthe, est devenue une étrangère aux prises avec une norme aliénante, est donnée à voir par la focale posée sur le couple qu’elle forme avec Jason. Ce couple cis-hétérosexuel en crise trouve écho dans les oppositions entre le temps de l’épique en Colchide et le temps du drame à Corinthe ; entre le monde « barbare » de Médée et le monde « civilisé » de Jason, oppositions articulées par le texte et la mise en scène et matérialisées par le traitement des personnages, de leur corps, de leurs langages. Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en assassinant ses enfants avant de s’enfuir, Tom Lanoye fait partager l’infanticide aux deux époux et dépossède ainsi Médée de l’acte de transgression de la norme. Par le glissement de l’épique au drame, par la mise en présence du public et d’un mythe ramené à dimension humaine, Mamma Medea met en scène l’horreur qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.
In 2001, Tom Lanoye, a Flemish-Belgian author, took up the figure of Medea in a rewriting of the myth for the stage: Mamma Medea. The play was first performed in Dutch in Antwerp and then staged in its French translation in 2011 by Christophe Sermet at the Rideau de Bruxelles. Mamma Medea relates two episodes of the story of Medea: the theft of the Golden Fleece in Colchis and the betrayal of Jason in Corinth, in a composite universe between mythological references and contemporary reality. The evolution of the figure of Medea, a Colchidian woman « beside » the codes of traditional femininity, an expert magician who, once exiled to Corinth, has become a foreigner struggling with an alienating norm, is shown through the focus on the couple she forms with Jason. This cis-heterosexual couple in crisis is echoed in the oppositions, articulated by the text and the staging, between the time of the epic in Colchis and the time of the drama in Corinth; between the « barbaric » world of Medea and the « civilised » world of Jason, materialised by the treatment of the characters, their bodies, and their languages. But whereas Euripides’ Medea, omnipotent in the criminal act, overturned the established order by murdering her children before fleeing, Lanoye makes the two spouses share the infanticide and thus dispossesses Medea of the act of overturning the norm. By shifting from the epic to the dramatic, by bringing the audience into the presence of a myth reduced to human size, Mamma Medea stages the horror that smoulders in a cis-heterosexual couple that is fundamentally ordinary.
Mots-clés
Médée – Création belge – Personnage féminin – Puissance – Drame – Dissidence – Couple – Études théâtrales
Medea – Belgian stage – Feminine character – Power – Drama – Dissidence – Couple – Theatre Studies
Sommaire
Introduction
1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène
2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale
3. L’échec du couple
Conclusion : Médée ou la puissance étouffée
Notes
Bibliographie
Introduction
Parmi les grandes figures de la mythologie, Médée est incontournable. Initialement déesse généreuse auxiliaire de Jason dans le vol de la Toison d’or, elle est devenue l’archétype de la sorcière tueuse d’hommes et de la mère infanticide contre-nature, sous les traits que lui a imposés Euripide, en 431 av. J.-C. Personnage ambivalent, à la fois étrangère exilée victime d’une trahison amoureuse et criminelle triomphante, Médée sème le trouble sur la « nature féminine » et sur le rôle des femmes dans les sociétés antique et actuelle. Voir un personnage féministe dans la Médée d’Euripide est un raccourci simpliste. Cependant, elle est indéniablement une figure dissidente en tant que femme. Par son auto-attribution d’outils virils et guerriers, ce qui constitue une monstruosité aux yeux des Grecs antiques, elle subvertit l’image de la femme obéissante et déséquilibre de ce fait l’ordre familial patriarcal. Elle s’élève contre la norme qui l’aliène : par le meurtre et l’infanticide, elle renverse l’ordre établi et impose un ordre « autre », pour retrouver son identité propre[1].
Médée fascine, et les œuvres cinématographiques et théâtrales du xxe siècle l’ont associée à différentes causes, parmi lesquelles les luttes contre les inégalités socio-culturelles, contre le patriarcat, contre le colonialisme, entre autres[2]. Médée est devenue une figure « polyphonique » de la révolte, pour le dire avec Duarte Mimoso-Ruiz[3].
En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une pièce qu’il intitule Mamma Medea. Il choisit de raconter deux épisodes de l’histoire de la Colchidienne : la rencontre de Jason, le vol de la Toison d’or et la fuite du couple, d’une part, en puisant dans Les Argonautiques d’Appolonios de Rhodes (IIIe siècle av. J.-C.) ; la trahison de Jason et la vengeance meurtrière de Médée à Corinthe d’autre part, en prenant appui sur la tragédie d’Euripide. La pièce originale est créée en néerlandais par Gerardjan Rijnders au théâtre anversois Het Toneelhuis, avec l’acteur néerlandais Han Kerckhoffs (Jason) et l’actrice flamande Els Dottermans (Médée). Et pour cause, Tom Lanoye fait se confronter les mondes des deux héros à travers leurs langues : aux Grecs civilisés le néerlandais standard, aux Colchidiens barbares le néerlandais de Flandre – le flamand – en vers truffés d’expressions dialectales. Lanoye a ainsi recours au sens premier du terme grec barbaros, c’est-à-dire « personne dont on ne comprend pas la langue[4] ». Dans sa traduction française, Alain van Crugten a adapté cette différence de statuts : aux barbares le parler familier ou populaire, en vers, avec ici et là un belgicisme ; aux civilisés la prose, en français standard, parfois branché, avec quelques anglicismes.
Cette traduction a été commandée par le metteur en scène Christophe Sermet, qui la monte pour la saison 2011-2012 en tant qu’artiste associé au théâtre Le Rideau de Bruxelles. La Belgique, alors en proie à de vives tensions communautaires, est plongée dans la plus longue crise institutionnelle de son histoire. En juin 2010, des élections fédérales sont organisées suite à la chute du gouvernement Leterme ii, qui n’est pas parvenu à régler les désaccords communautaires au sujet de l’évolution institutionnelle du royaume. Les dissensions économiques, idéologiques et politiques très profondes entre le Nord et le Sud ressortent des résultats des votes : la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NV-A), parti séparatiste flamand de droite, domine en Flandre, tandis que le Parti Socialiste est majoritaire en Wallonie. Il faudra 541 jours à la classe politique pour enfin former un gouvernement, en décembre 2011, puis mettre en travaux la Sixième réforme de l’État belge.
Durant cette année et demi de guérilla politique, de nombreux artistes ont voulu marquer leur attachement à l’unité du pays. C’est dans ce contexte que Christophe Sermet choisit le texte d’un auteur flamand encore peu connu en francophonie, qui met en jeu un couple en crise et reflète l’état de la Belgique au bord d’un divorce communautaire. Le Rideau est alors itinérant[5] et il vient de quitter le Palais des Beaux-Arts. Le 11 octobre 2011, pour l’ouverture de la saison avec Mamma Medea, Christophe Sermet choisit De Kriekelaar, le Centre culturel flamand de Schaerbeek[6]. Le texte sera joué en français, avec sur-titrage en flamand.
En ce début de saison, Médée est partout à Bruxelles : à l’opéra, La Monnaie reprend la Médée de Cherubini mise en scène par Krzystof Warlikowski ; Bozar donne la pièce de butô Medea, de l’auteur Pascal Quignard, interprétée par Carlotta Ikeda ; le cinéma L’Aremberg, en partenariat avec La Monnaie, diffuse une projection unique du film Médée Miracle de Tonino De Bernardi, avec Isabelle Huppert (2007). Et pour clôturer la saison, le mois d’août 2012 verra la sortie du film de Joachim Lafosse, À perdre la raison, librement inspiré du quintuple infanticide perpétré par Geneviève Lhermitte à Nivelles, en février 2007.
On le voit, le choix du mythe de Médée est loin d’être anodin : outre son traitement du couple en crise, il met en jeu une figure féminine de la rage, de la fureur et de l’infanticide. Comment Tom Lanoye et Christophe Sermet ont-ils traité ce personnage et sa puissance dissidente, dans le couple qu’elle forme avec Jason ? Qu’expriment-ils alors comme vision du monde, du couple, du « féminin » et du « masculin » ?
1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène
La première partie de la pièce est consacrée aux épisodes du vol de la Toison d’or en Colchide et à la fuite du nouveau couple formé par Jason et Médée. À peine Jason et ses compagnons ont-ils débarqué sur l’île du roi Aiétès que Médée tombe amoureuse de Jason et l’aide à voler la Toison d’or, en échange de sa promesse de l’emmener avec lui dans sa ville natale, Iolkos[7]. Dans leur fuite, Médée piège son frère lancé à leur poursuite et le fait assassiner. Ils se rendent alors chez la tante de Médée, Circé, pour lui demander l’absolution. Celle-ci refuse de pardonner à sa nièce, mais consent à marier les deux fugitifs, pour empêcher Aiétès de réclamer Médée comme sa propriété. Ainsi, cette fuite soude le duo de manière définitive.
La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un résumé de la situation, raconté par « la femme de ménage » : après des années d’errance meurtrière, le duo s’est installé à Corinthe, où il vit avec ses deux enfants. Jason vient de se fiancer à Créuse, la fille du roi Créon, et répudie Médée. Celle-ci fera alors assassiner Créuse et Créon à l’aide d’une robe empoisonnée, avant de fomenter l’infanticide qui couronnera sa vengeance sur Jason.
Tom Lanoye a choisi l’hybridation entre des références antiques et contemporaines. Les personnages gardent leurs noms originaux, la toponymie originale est également conservée, les Argonautes voyagent en bateau ; enfin, Médée et Circé sont toutes deux des magiciennes redoutablement douées. En revanche, une fois que le récit prend place à Corinthe, les références contemporaines sont appuyées : la nourrice d’Euripide est remplacée par une femme de ménage et le pédagogue de la tragédie source se transforme ici en « prof de sport » ; lors de l’infanticide, ce sont des coups de feu qui résonnent. La langue fait alterner versification et prose, et le récit des exploits sanglants de Médée est porté par des personnages qui remplacent le chœur antique (les neveux Mélas et Frontis ; la femme de ménage ; le prof de sport).
La mise en scène de Christophe Sermet ancre davantage la réécriture dans nos références contemporaines, au moyen des costumes et accessoires. Des effets de déréalisation lui permettent d’éviter l’écueil du mimétisme réaliste : de la musique live sur le plateau, une scénographie qui laisse les murs du théâtre apparents, un jeu distancié et plusieurs rôles assumés par un·e même comédien·ne, à l’exception de Médée et de Jason, incarnés respectivement par Claire Bodson et Yannick Renier.
La première partie est jouée sur un ton épique, dans un rythme soutenu : les spectateur·ices sont emmené·es dans l’aventure, la trahison, le meurtre et le voyage. Outre de nombreuses adresses au public, des touches d’humour marquent la volonté de Christophe Sermet de créer un lien privilégié entre la scène et la salle : par exemple, on voit les trois Argonautes, coiffés de casques romains en plastique, sortir de scène en mimant la chorégraphie du morceau « Around The World » du groupe Daft Punk. La deuxième partie se resserre autour de la crise du couple formé par Jason et Médée : plus lente et plus intime, elle glisse de l’épopée vers le drame.
2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale
Le thème de la « fracture » fonde l’ensemble de la création, non seulement entre les deux régimes esthétiques et rythmiques, mais également entre les personnages. Médée et Jason forment un couple cis-hétérosexuel que tout sépare a priori, et cette fracture est transposée aux niveaux des espaces, des comportements, du langage – on l’a vu – et de la relation de couple.
Tom Lanoye a intitulé les deux parties de sa pièce « À la maison / À l’étranger » puis « À l’étranger / À la maison ». En effet, les deux protagonistes ne peuvent jamais être chez eux au même endroit : le foyer de Médée est un territoire lointain pour Jason, qu’il explore et pille dans la première partie ; le retour à la civilisation dans les terres de Jason condamne Médée à l’exil dans la deuxième partie. La fracture initiale entre les personnages se situe bien dans le fait que Jason est un Grec « civilisé » tandis que Médée est une « barbare ». Lanoye et Sermet ont tous deux appuyé cette hiérarchisation des mondes des deux protagonistes.
Ainsi, les costumes et les comportements des personnages marquent nettement leurs différences (cf. fig. 1). Les Grecs sont sophistiqués, sûrs d’eux, paternalistes au possible dans leurs costumes chics-décontractés. L’Argonaute Idas souligne le jugement qu’il porte sur les Colchidiens : « Il ne s’agit pas seulement de ce sauvage [Aiétès], c’est tout cet endroit de malheur… Vous avez vu où ces ploucs habitent, et ce qu’ils bouffent ? Entendu comme ils parlent ? C’est à vous dégoûter[8]. » En effet, les Colchidiens relèvent plutôt de la classe populaire avec des manières bourrues, en témoigne Aiétès torse-nu qui préside un repas pris autour d’un assemblage de tables en formica, qu’il n’hésitera pas à renverser dans un accès de colère.
Fig.1 : Rencontre entre les Argonautes et les Colchidiens
Médée fait partie de cette famille de « ploucs », pour le dire avec Idas, et Christophe Sermet souligne cette appartenance « barbare » en faisant porter à Claire Bodson un accent wallon et une attitude bourrue, hors des cases de la féminité traditionnelle (cf. fig. 2).
Fig. 2 : Illustration de l’attitude de Médée
À première vue, cependant, Médée n’a rien d’inquiétant. Les Argonautes ne la remarquent même pas lorsqu’ils interrompent le repas d’Aiétès pour réclamer la Toison. Ce sont les neveux Frontis et Mélas qui, en encourageant Jason à demander l’aide de leur tante, la dépeignent comme une magicienne redoutable, ce qui achève d’inquiéter les compagnons du héros qui, sous leurs airs décontractés, sont tout de même conscients d’être sur une terre « où tout est potentiellement hostile[9] ».
Mélas.
Elle connaît toutes les herbes qui possèdent le pouvoir
De rendre obéissants aux ordres qu’elle leur donne
Le feu et la rivière, les grands vents et la terre,
Les porcs, les ours, les hommes et les villes tout entières.Frontis.
Elle peut rendre impuissant le souffle des volcans.Mélas.
Et colmater une digue par une incantation.Frontis.
Elle pousse un cri et hop ! les étoiles changent de place.Mélas.
Elle peut changer la course de la lune dans le ciel[10].
C’est donc le verbe qui redéfinit Médée et la condamne à ne jamais pouvoir trouver sa place parmi les Grecs civilisés. Une fois arrivée à Corinthe, elle devra vivre avec la double étiquette de « barbare » : celle dont on ne comprend pas la langue et celle qui est « féroce, sauvage[11] ». Dès le début, Médée sait que rien de bon ne peut advenir d’une quelconque fraternisation avec l’étranger. Ses premiers mots dans la pièce sont les suivants :
À ce qu’on dit, on ne connait jamais un étranger,
Il y a un mur que jamais on ne parvient à abattre
Entre le familier et ce qui vient d’ailleurs…
Alors, pourquoi je pleure, à mon grand étonnement,
Pour quelqu’un que je savais même pas qu’il existait[12] ?
L’amour de Médée pour Jason agit comme un charme[13], contre lequel elle lutte ; c’est un amour exclusif qui va jusqu’à la faire mentir à sa sœur, trahir son père et assassiner son frère. Elle détaille le déchirement qu’elle subit :
Ma tête, mon cœur, mon corps, mon pays est malade.
Tout tourne et tout bouillonne, tout s’embrouille à présent.
Qu’il aille dans son pays chercher une fiancée.
Une mémère, une crapaude, une mégère de sa race !
Qu’il m’ignore, moi je reste attachée à ma terre.
Et vierge. (Elle pleure.) Non ! Que son œil se pose sur moi.
Jason ! Cruel, distant, mon effrayant Jason !…
J’aimerais que ton sans-gêne hautain me contamine
Comme la gale qui infecte une vieille chienne en rut
Et que l’amour te morde et te suce comme une tique,
Comme il fait avec moi, s’empiffrant de mon sang[14].
Dans cette scène, Christophe Sermet la fait tourner en rond, se jeter au sol, donner des coups de poings dans le vide, accentuant l’aspect passionnel voire animal de Médée torturée par son amour pour Jason.
De l’autre côté du lien, Jason est un stratège flatteur, opportuniste et paternaliste lorsqu’il rencontre Médée. Il est prêt à tout pour obtenir son aide dans le vol de la Toison d’or, même si elle la lui avait accordée avant qu’il la lui demande, pourvu qu’il lui garde une place dans sa mémoire et éventuellement à Iolkos. Pourtant, lorsqu’il faut fuir, il tient parole et l’emmène avec lui, tout opportuniste qu’il soit.
3. L’échec du couple
La relation entre Médée et Jason est donc fondée sur une fracture initiale, et c’est sur ce couple déséquilibré que la focale se pose dans la deuxième partie. Le récit de la femme de ménage résume les années d’errance du couple et la trahison de Jason.
Médée et Jason, quant à eux, donnent rapidement le ton, dans une scène de dispute qui suit les menaces proférées par Médée à l’encontre de la famille royale et l’annonce de l’expulsion de la Colchidienne. Jason, impatient, tente de la convaincre de l’opportunité que son remariage représente pour toute la famille, tout en traitant Médée d’hystérique. Médée, elle, lui reproche de l’abandonner alors qu’elle a tout sacrifié pour lui, et lui rappelle les faits : ses actions criminelles, la trahison de sa famille et son exil forcé pour l’aider, lui.
Médée
Pas une seule bassesse existant sur la terre
Que je n’aie faite pour toi. Il n’y a aucune valeur
Que je n’aie abandonnée, pour quoi, pour qui ? Pour toi.
Et maintenant tu m’échanges ? Contre de la chair fraîche[15] ?
Jason ne veut plus entendre cette litanie, arguant que c’est plutôt lui qui s’est sacrifié pour elle.
Jason. Bon sang de bonsoir ! Je te fais une proposition honnête et toi, tout ce que tu fais, c’est me gueuler dessus comme une possédée. Tu ne trouves pas que tu gonfles un peu tes mérites ? Tu m’as aidé dans le temps, il y a très longtemps, personne ne le niera et je t’en reste reconnaissant. Mais mes copains et moi, on n’a pas pris une toute petite part dans tout ça ? Et je ne peux pas me targuer de ce minuscule mérite : celui de ne pas t’avoir larguée sur une de ces centaines d’îles que nous avons passées ? […] J’ai tenu parole, aussi bien et aussi mal que je l’ai pu. Mais écoute-nous un peu, ma vieille. Si ceci est un mariage, alors n’importe quelle guerre civile en est un. C’est une chose qu’on ne peut pas arranger en pleurnichant sans cesse sur le passé[16].
Ils s’expriment depuis deux planètes différentes sans parvenir à se rejoindre.
Dans la mise en scène de Christophe Sermet, cette sortie de crise impossible est signifiée par le traitement de l’espace : dans la première partie, le dégagement de la scène, libre d’accessoires et d’éléments de décor sur la moitié du plateau, permettait l’action et le mouvement propres à l’esthétique épique.
Dans la deuxième partie, en revanche, l’espace est soit resserré par la tente de tulle blanc qui confine les personnages au nez de scène côté jardin, soit miné par les jouets d’enfants et autres accessoires parsemés côté cour : l’espace de jeu contraint ainsi les personnages dans l’impossibilité de se mouvoir ou de se révolter. En effet, les corps ne se retrouvent plus : éloignés ou se défiant l’un l’autre, ils sont portés dans des sens opposés.
Par ailleurs, les corps contraints par l’espace au nez de scène renforcent l’adresse au public. Au début de la dispute, les deux personnages sont assis devant leur maison, face au public, comme un couple en thérapie.
Une fois que la conversation s’envenime, Jason, resté assis entre la tente et le bord de scène, fait face au public dans une posture légitime de l’homme harassé par les excès d’une épouse devenue encombrante. À l’autre bout de la scène, Médée, présentée par Jason comme une étrangère inadaptée et hystérique, tourne le dos à la salle. Ainsi, le dispositif fonctionne comme une triangulation dans cette histoire de couple.
Claire Bodson campe une Médée puissante, qui tient tête à Jason dans une posture solide et ancrée. Sa rage est intérieure, jusqu’aux moments où elle explose en gestes brusques accompagnés d’éclats de voix, rauques, qui ajoutent encore à la virilité du personnage. Mais sa puissance commence à se craqueler, notamment lorsqu’elle rencontre Créuse, dans la scène suivante.
La princesse est venue tenter de convaincre Médée de rester à Corinthe et de laisser les enfants vivre avec Jason et elle. Si le texte de Lanoye pouvait faire penser à une Créuse terrorisée face à Médée l’imprévisible, la mise en scène de Christophe Sermet en prend le contrepied. Bien vite, on se rend compte que Médée ne fait pas peur à Créuse. Une fois terminé son discours sur la condition féminine, adressé autant au public qu’à la jeune femme, Médée devient un personnage un peu pathétique, dont les poses « tribales » censées impressionner Créuse la rendent plus ridicule qu’imposante (cf. fig. 3).
Fig. 3 : Médée et Créuse
À nouveau, les corps sont opposés : face à une Créuse menue, qui revêt tous les marqueurs de genre de la féminité traditionnelle, se dresse Médée, solide mais fatiguée et de plus en plus ridicule. Pour Créuse, Médée n’est pas dangereuse, elle est folle et il ne faut pas lui laisser ses enfants : « Mon Dieu, ce n’est même pas vrai tout ce qu’on raconte de vous. Je m’étais attendue à une sorcière imprévisible. Et qu’est-ce que je trouve ? Une harengère fatiguée et larmoyante[17]. » Ce nouveau coup porté à Médée par celle qui lui a déjà pris son mari sert d’élément déclencheur à la mise en place de la vengeance de Médée.
Le meurtre des enfants revêt une double fonction : il permet à Médée de se venger de Jason, mais aussi d’épargner aux enfants une vie de souffrance, après que Médée aura assassiné la famille royale. Si l’infanticide fait partie du plan macabre de Médée, il est l’objet de nombreux débats intérieurs au personnage. Ce n’est pas un acte qu’elle commet dans un accès de rage incontrôlée sans en percevoir par avance la souffrance qu’elle en tirera :
Pas de faiblesse maintenant. Allez, mords sur ta chique !
Étrangle ta raison même si ton cœur panique.
Un seul instant. Un coup ! Et tu auras toute ta vie
Pour ressasser ton deuil dans une longue agonie[18].
Elle est loin d’une criminelle sanguinaire triomphante.
Après le récit du meurtre de la famille royale par le prof de sport, tout porte à croire que Médée va finalement passer à l’acte : elle entre dans la tente, réveille les deux garçons qui y sont étendus et les emmène hors scène, par une porte dans le mur du fond.
La scène suivante s’ouvre alors sur le dernier mouvement de la pièce et l’ultime confrontation entre Médée et Jason. Dans des postures épuisées, telle une poupée de chiffon au t-shirt taché de sang (cf. fig. 4), Médée se laisse maltraiter et insulter par Jason, furieux à l’idée qu’elle ait assassiné leurs enfants, et prononce pour toute explication : « Je veux seulement que tu m’aimes[19]. »
Fig. 4 : La dernière confrontation entre Médée et Jason
Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en tuant ses fils avant de s’enfuir, Lanoye tord le mythe : les enfants, bien vivants, sortent de leur chambre pour dire à leur papa que le bruit de la dispute les empêche de dormir. Stupeur. Une fois les garçons remis au lit par leur père, Médée propose à Jason un nouveau départ : c’est l’occasion, pour toute la famille, de repartir à l’aventure. Il est trop tard ; Jason repousse Médée, il veut définitivement passer à autre chose. La dispute repart de plus belle, les deux protagonistes hurlent les sacrifices auxquels ils ont chacun consenti. Lorsque Jason traite Médée de « malade qui fait de son infirmier un prisonnier[20] », elle quitte la scène par la porte du fond et abat le premier enfant d’un coup de pistolet. Comme sur un coup de tête, comme on claque une porte pour prendre la main dans une dispute qui s’enlise. Elle revient sur scène en criant des phrases culpabilisantes à Jason, mais cette action ne produit toujours pas l’effet escompté. Jason n’est pas anéanti par ce qui vient de se produire, ni même déboussolé : il s’empare de l’arme, entre dans la pièce du fond et vide le chargeur sur son deuxième fils.
L’histoire de Médée racontée par Tom Lanoye et Christophe Sermet est l’histoire du couple qu’elle forme avec Jason. C’est le mur d’incompréhension entre les deux amants qui fait de Médée un être passionnel : elle n’est reconnue ni n’existe nulle part pour elle-même, alors, quand elle ne peut plus exister dans le cœur de celui pour qui elle est devenue une criminelle exilée, elle n’a pas d’autre issue que de tout lui reprendre. Mais si Jason ne la laisse finalement pas commettre l’acte seule, c’est qu’il n’a plus d’autre issue, lui non plus. Le geste de l’infanticide fige le couple dans un instant T[21] : il n’y a plus de point de fuite possible, il ne reste qu’une relation détruite, figée dans le souvenir de son origine. C’est d’ailleurs de leur première rencontre qu’ils parlent, enfin calmés – ou sous le choc – en partageant une cigarette qui fait office de dernier moment, « la dernière baise d’un couple qui sait que tout est fini[22] », dans les termes de Christophe Sermet. À travers le dernier acte de la pièce, Jason et Médée sont passés des corps antagonistes de la dispute aux corps épuisés, évidés, fourbus et irrémédiablement humains. En prenant la salle pour témoin de leur état, ils nous ramènent à notre commune humanité.
Conclusion : Médée ou la puissance étouffée
Tant dans la réécriture de Tom Lanoye que dans la mise en scène de Christophe Sermet, Médée est une figure de la dissidence autodestructrice. Tout au long de l’histoire, elle est le moteur de l’action : elle agit tandis que Jason suit puis profite des bénéfices d’une série d’actes criminels. Une fois abandonnée à Corinthe, Médée aura beau se débattre, elle ne sera pas reconnue dans son expérience propre, dans sa souffrance de femme exilée, trompée et répudiée. Si elle met à mal l’ordre établi en assassinant Créon et Créuse, il reste que l’infanticide, acte dissident et radical qui doit consacrer sa vengeance contre Jason, manque son objectif en étant commis à deux. En faisant partager l’infanticide aux deux époux, Lanoye dépossède Médée de l’acte de renversement de la norme et anéantit sa puissance d’agir. Ainsi, en glissant du tragique au drame contemporain, Mamma Medea met en scène l’horreur en puissance qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.
Enfin, dans le figement qui suit l’infanticide, c’est une parole de culpabilité de Médée qui clôt la pièce : lorsqu’elle a conseillé à Jason de se boucher les oreilles de cire pour atteindre la Toison d’or sans être hypnotisé par son chant destiné à charmer le gardien-serpent, elle voulait le protéger d’elle. La révolte de Médée ne tient pas. Elle a beau dire que « la femme n’a pas besoin de mots pour exister[23] », elle ne parvient pas à exister sans l’amour de Jason qu’elle recherche avant tout, jusque dans la dernière scène. À l’instar des Médée du siècle précédent qui « disparaissent sans mourir[24] », elle s’anéantit, elle s’affaisse dans sa culpabilité. Sa flamme dissidente s’est éteinte face à Jason qui continue à l’éblouir et, finalement, à la vaincre en même temps que leur couple expire définitivement. Plutôt ironique, quand on pense au sous-titre de la pièce : « Pour toi, j’irai jusqu’à éteindre le soleil. »
Si Tom Lanoye et Christophe Sermet questionnent les rapports homme-femme, il est peu probable qu’ils le fassent avec une intention féministe[25]. Par ailleurs, le contexte socio-culturel dans lequel cette création a vu le jour impose presque automatiquement une interprétation de la pièce comme un reflet de différends communautaires avant tout. En revanche, l’œuvre elle-même montre et souligne l’oppression que subit Médée en tant que femme et en tant que femme étrangère, et en cela, tout·e spectateur·rice peut lire un geste féministe. Cependant, le traitement de Médée est ambivalent : le choix d’en faire un personnage finalement affaissé souligne ce que le couple cis-hétérosexuel fait à ses protagonistes, et particulièrement aux femmes, en même temps qu’il condamne la puissance dissidente du personnage féminin.
Notes
[1] Mimoso-Ruiz Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, p. 155-156.
[2] Fix Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, p. 17.
[3] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 188.
[4][4] F. Fix, op. cit., p. 37.
[5] Le Rideau de Bruxelles a été itinérant de 2006 à 2019, année où le théâtre a finalement pu s’installer rue Goffart, dans des locaux fraichement rénovés en « maison de théâtre », appartenant à la commune bruxelloise d’Ixelles.
[6] Schaerbeek est une des dix-neuf communes bruxelloises, officiellement bilingue.
[7] La graphie utilisée dans cet article est celle qu’emploie Tom Lanoye.
[8] Lanoye Tom, Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, p. 105.
[9] F. Fix, op. cit., p. 24.
[10] T. Lanoye, op. cit., p. 106.
[11] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.
[12] T. Lanoye, op. cit., p. 104.
[13] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.
[14] T. Lanoye, op. cit., p. 109.
[15] Ibid., p. 145.
[16] Ibid., p. 145-146.
[17] Ibid., p. 154.
[18] Ibid., p. 167.
[19] Ibid., p. 168.
[20] Ibid. p. 171.
[21] F. Fix, op. cit., p. 160.
[22] Sermet Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.
[23] T. Lanoye, op. cit., p. 153.
[24] Dancourt Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 1289.
[25] L’intention féministe est, en tous cas, absente de tout le paratexte que j’ai pu recenser.
Bibliographie
DANCOURT Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, 2124 p.
FIX Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, 180 p.
LANOYE Tom, Sang & Roses suivi de Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, 176 p.
MIMOSO-RUIZ Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, 248 p.
SERMET Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.
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