Anaïs TILLIER

Doctorante en Arts du spectacle à l’Université Grenoble Alpes, UMR LITT&ARTS, thèse en cours sur l’adaptation des épopées antiques dans le théâtre contemporain en France au XXIe siècle.

Pour citer cet article : Tillier Anaïs, « Quand Briséis raconte… une Iliade féministe sur la scène contemporaine », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/23/quand-briseis-raconte-une-iliade-feministe-sur-la-scene-contemporaine/.

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Résumé

Cet article vise à étudier les adaptations théâtrales des épopées homériques dans une perspective féministe, à travers l’exemple du spectacle Iliade/Brisée de Laurence Campet (2016). Briséis s’affranchit du regard masculin qui la conditionne dans L’Iliade, devenant sujet : elle prend la parole pour raconter le mythe selon son point de vue, mais surtout pour se raconter. La parole féminine et le corps de la comédienne occupent l’espace, comme une revanche sur la place secondaire de Briséis dans L’Iliade. La forme monologuée du récit de soi d’Iliade/Brisée permet de questionner l’identité du personnage féminin ré(é)crit, à la fois personnage mythique (re)connu par les spectateur·trice·s et figure théâtrale indéfinie qui porte des voix de femmes modernes, notamment celle de la créatrice, et son discours politique et féministe.

Mots clés : Études théâtrales – Iliade – féminisme – adaptation – réécriture – personnage féminin – seul en scène – récit de soi – Iliade/Brisée – Briséis

Abstract

This article aims to study adaptations of the Homeric epics on French stages from a feminist perspective, through the example of Iliade/Brisée, performed and directed by Laurence Campet (2016). Briseis frees herself from the male gaze that conditions her in the Iliad, becoming a subject: she speaks of herself myth from her point of view and, most important, she tells herself. The female voice and the body of the actress occupy the space, like a revenge on the secondary place of Briseis in the Iliad. The monologued form of the self-narrative of Iliade/Brisée questions the identity of the rewritten female character, both a mythical character recognized by the spectators and an indefinite theatrical figure who carries the voices of modern women, in particular that of the creator and her political and feminist discourse.

Key-words : Theatre studies – Iliad – feminism – adaptation – rewriting – female character – one woman show – self-narrative – Iliade/Brisée – Briseis


Sommaire

Introduction
1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée
2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée
3. Légitimation de la parole de l’artiste
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Après avoir longtemps inspiré les dramaturges qui les ont réécrites, les épopées homériques trouvent à présent leur place sur scène, directement adaptées aux exigences du plateau, sans réécriture dramatique préalablement éditée. En effet, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère ont servi de matériaux aux Tragiques au Ve siècle av. J.-C., comme Eschyle qui s’appuie sur les récits de la Guerre de Troie pour son Orestie, suite directe du cycle épique troyen. Ces épopées homériques sont aujourd’hui des classiques littéraires, dans le sens où leur intégration dans l’institution littéraire et scolaire1 et dans l’imaginaire collectif est indéniable. En revanche, elles sont beaucoup moins habituelles sur scène : la mise en scène d’épopées est une nouveauté de ce siècle. Parmi toutes les épopées mises en scène, celles d’Homère sont largement en tête, du fait de leur statut de « classiques » littéraires. Certains de ces spectacles ont récemment été salués par la critique, tels que le dyptique Iliade / Odyssée de Pauline Bayle (2015-2017), Ithaque, Notre Odyssée 1 de Christiane Jatahy (2018) et son deuxième volet Le Présent qui déborde (notre odyssée II) (2019), démontrant ainsi que les propositions des artistes ont su rencontrer le public contemporain, y compris des spectacles féministes, dans un contexte où les questions de genre font l’actualité politique et médiatique.

En tant qu’œuvres classiques, les épopées homériques peuvent participer à la légitimation de valeurs qui hiérarchisent les individus en fonction de leur genre, ce qui est d’autant plus visible que L’Iliade et L’Odyssée sont des récits de héros, qui prônent des valeurs guerrières et s’inscrivent dans des sociétés patriarcales. Ainsi, les mettre en scène en les décentrant est politique : jouer L’Iliade à partir du point de vue d’un personnage féminin, comme le fait Laurence Campet dans Iliade/Brisée (2016), est un geste que l’on peut qualifier de « féministe » car il permet de renverser la perspective masculine traditionnelle des épopées homériques. Depuis les années 2010, des personnages féminins épiques jusqu’alors relégués au second plan, tant dans les épopées que dans l’histoire de leur réception, sont aujourd’hui mis au premier plan. Pénélope est régulièrement mise en scène dans des spectacles aux genres et formes diverses, du monologue aux formes chorales en passant par des spectacles de marionnettes. Au début du XXe siècle, Pénélope est progressivement devenue une figure féministe, notamment en France avec la revue d’histoire et d’anthropologie des femmes née en 1979 sous le nom de Pénélope2 et, en 2005, la célèbre romancière Margaret Atwood publiait une réécriture féministe de L’Odyssée, du point de vue de Pénélope, The Penelopiad3. En parallèle, les artistes de théâtre s’intéressent aussi à Pénélope dès la fin du XXe siècle4, et son potentiel féministe se retrouve sur les scènes contemporaines françaises avec les spectacles de Christiane Jatahy (Ithaque, Notre odyssée 1, 20185), de Céline Chemin (Odyssée etc. Pénélope, 20196), de Katerini Antonakaki (Le voyage immobile de Pénélope, 20147) ou de Manon Crivellari (La nuit est tombée sur Ithaque, 20208), qui en font un personnage sujet, présentant sa propre histoire au public. Bien que des auteurs et metteurs en scène s’intéressent aussi à des personnages féminins épiques comme Pénélope ou Hélène, en particulier Simon Abkarian9, ces personnages sont principalement mis en scène par des artistes femmes, qui opèrent un décentrement épique en imaginant leur version de ces textes et mythes, produisant ainsi des contres-discours aux épopées. Toutefois, Pénélope ou Hélène sont relativement bien connues du grand public, au contraire d’autres personnages féminins épiques, comme Briséis, captive d’Achille dans L’Iliade, et dont la mise en scène revêt donc un caractère politique plus important.

À partir d’Iliade/Brisée, créé par Laurence Campet en novembre 2016 au Théâtre de l’Épée de Bois (Paris), et dont nous disposons d’une captation réalisée fin 2016 dans ce même théâtre, nous nous proposons d’étudier la portée féministe de la mise en scène d’un personnage féminin épique. Iliade/Brisée, à ce jour seul spectacle français construit autour de Briséis, en fait un personnage théâtral actualisé répondant aux attentes d’un public contemporain. Après avoir retracé l’histoire de la réception de Briséis, nous montrerons qu’elle est aujourd’hui un personnage féministe, qui prend la parole après avoir longtemps été silencié, grâce au format « seul en scène » du spectacle. Laurence Campet l’émancipe de sa position d’objet quasi muet chez Homère, pour en faire le sujet locuteur du spectacle. Enfin, nous verrons que cette parole du personnage laisse aussi entendre celle de la comédienne-metteuse en scène, qui ne disparaît jamais derrière Briséis. La comédienne expose la théâtralité du moment en interrompant le récit de Briséis pour apporter des éléments de contexte sur l’épopée homérique. Le récit du personnage, pourtant présenté comme sincère, est alors renvoyé à sa nature fictionnelle et mythique, au profit de la parole réelle de l’artiste, grâce à ce procédé traditionnel d’épicisation.

1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée

La mise en scène de Briséis relève d’un choix à portée symbolique et politique plus importante que celle de Pénélope, désormais habituelle. Sa place dans L’Iliade est bien moindre que celle de Pénélope dans L’Odyssée, ou celle des autres personnages féminins de L’Iliade, Andromaque, Hécube, Hélène ou Cassandre, devenues héroïnes tragiques au Ve siècle. Briséis reste avant tout un personnage de L’Iliade : c’est une alliée de Troie, dont l’époux et les fils ont été tués par les Grecs, qui devient la captive d’Achille, et dont Agamemnon s’empare au début de l’épopée, provoquant la colère d’Achille qui cesse alors les combats. Pourtant, dans L’Iliade, elle n’a la parole qu’au chant XIX, pour pleurer Patrocle, même si elle apparaît aussi aux chants I et IX. Briséis est pourtant une compagne de héros : Achille la qualifie de « chère épouse », ἄλοχον θυμαρέα, expression reprise à l’identique par Ulysse dans L’Odyssée pour désigner Pénélope (L’Iliade, IX, 336 ; L’Odyssée, XXIII, 232).

C’est au XVIIe siècle qu’elle devient un personnage dramatique, avec La Mort d’Achille et la dispute de ses armes d’Isaac de Benserade (1636), tragédie qui la dépeint en amoureuse d’Achille, tentant de le détourner de son amour naissant et non réciproque pour une des filles de Priam, Polyxène, avant de se tuer de désespoir. Elle est à nouveau sur scène en 1759 dans Briséis ou la colère d’Achille de Louis Poinsinet de Sivry10, alors épouse d’Achille. Bien que près de cent ans séparent ces tragédies, elles présentent toutes deux une Briséis éprise d’Achille qui se suicide – par amour chez Isaac de Benserade et par sens de l’honneur chez Louis Poinsinet de Sivry, qui en fait la sœur cachée d’Hector, qu’Achille vient de tuer. Cet intérêt des dramaturges classiques pour Briséis s’inscrit dans un courant d’écriture qui puise des sujets tragiques chez Homère, mais cette tradition des XVIIe-XVIIIe siècles est peu connue aujourd’hui – tout comme Briséis.

C’est par ailleurs en réaction à cet « oubli » que Laurence Campet se serait intéressée au personnage :

C’est une captive qui prend la parole, une princesse devenue butin de guerre, enjeu de l’Iliade elle-même, puis oubliée, effacée […]. De toutes les héroïnes de L’Iliade, Briséis est celle qui n’a pas inspiré les poètes ultérieurs […], mais aussi celle qui, au cœur même de l’épopée, passe d’indispensable à inutile, d’enjeu à néant11.

Elle cherche clairement à réhabiliter Briséis, et elle lui redonne une place majeure grâce à la parole, comme Ulysse, dans L’Odyssée, lorsqu’il raconte son histoire chez les Phéaciens : en prenant la parole, il n’est plus « personne » comme il l’avait dit à Polyphème12, mais il redevient le héros qui s’est illustré à Troie par la réappropriation de sa propre histoire. Laurence Campet imagine une Briséis qui, « contre l’oubli, prend la parole13 », et s’émanciperait de son statut de butin de guerre. Pour autant, le format du spectacle brouille les identités : Briséis s’efface parfois pour laisser place à d’autres personnages de L’Iliade, dont les apparitions ponctuent le récit principal pour l’illustrer. Elle est également très clairement mise à distance lorsque la comédienne interrompt le jeu pour demander au public si tout le monde a compris ce qui vient d’être raconté, pour donner des éléments sur L’Iliade, Homère et ses personnages. Bien qu’en apparence présent sur scène, dans un rapport direct et sincère avec le public, le personnage est sans arrêt rappelé à sa condition éphémère et inconsistante, tributaire de la bonne volonté de la comédienne. Briséis est bien le sujet du spectacle et un sujet de parole, capable de dire « je », mais elle n’en devient pas tout à fait un personnage émancipé.

2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée

2.1. Le récit de soi : une forme de théâtre militant

Le dispositif scénique d’Iliade/Brisée est sobre : sur scène, une femme évolue dans un espace scénique presque nu car ne contenant qu’un tabouret et un micro en pied, avec un musicien installé dans l’obscurité à jardin. Au lointain, projetées sur le fond de scène, quelques images vidéo de la même comédienne, vêtue d’une robe rouge légère contrastant avec l’austérité rock’n roll de son pantalon et blouson en cuir, tous deux noirs, permettent d’ouvrir l’espace sur un ailleurs simplement évoqué14. Quand Briséis a la parole, elle s’adresse directement au public. Elle raconte à la première personne ce qu’elle a vécu pendant le siège de Troie. Son histoire commence avant L’Iliade, au moment de sa capture par les Grecs, évènement antérieur à l’épopée, afin de se présenter et de contextualiser le récit qui suit. Pour raconter son histoire, Briséis dramatise son récit. Celui-ci est très littéraire et utilise les codes de la narration romanesque. Ainsi, après une sorte de prologue annonçant le parti-pris du spectacle par le biais d’une histoire de génie qui se venge d’avoir été enfermé et oublié, la comédienne incarne enfin Briséis, bien campé sur ses deux jambes, devant un micro sur pied. « Colère. Il faut commencer par la colère15 » dit-elle, évoquant ainsi la colère d’Achille qui ouvre L’Iliade mais aussi sa propre colère, puisqu’elle enchaine en présentant sa généalogie, et son enfance marquée par la Guerre de Troie, sur un fond musical dynamique. Briséis présente les rois grecs, et la guerre interminable, puis le siège de Lyrnessos et la victoire d’Achille. La musique s’interrompt au moment de la description de la prise de Lyrnessos, créant une intensité dramatique et une atmosphère pesante, qui ne s’arrêtera pas avant qu’elle annonce que « dans le partage du butin, j’ai été donnée à Achille16 », moment où la guitare électrique reprend, pendant que le personnage clame haut et fort « Je m’appelle Briséis ». Briséis soigne sa présentation et ménage le suspense : le public découvre sa famille et son enfance avant d’entendre son nom, et la première rencontre avec Achille, dans la violence de la guerre, est soulignée par la violence de la musique, alors très présente. La musique est au service de l’atmosphère mais elle a aussi un rôle d’illustration : après la capture de Briséis, elle emplit le plateau, faisant même disparaître la comédienne, qui se cache alors dans l’obscurité du plateau, et représente « la longue marche vers Troie » subie par la captive17. De même, lorsque Briséis raconte l’arrivée de la peste dans le camp grec, la musique devient grinçante, créant une ambiance glaciale et manifestant l’angoisse des Grecs18. Ainsi, cette Briséis narratrice dispose de moyens de théâtralisation et participe à la fictionnalisation de son histoire. La fictionnalisation se fait encore plus forte lorsque Briséis incarne les personnages de son histoire, à l’image d’Athéna, présentée de dos, dansant et chuchotant avec sensualité au moment de séparer Achille et Agamemnon19. Briséis existe en-dehors du texte épique, grâce au récit de sa vie avant sa capture, et sa façon de raconter, qui la rend extérieure à sa propre histoire, narratrice qui théâtralise certains passages de son récit. Ce récit reprend celui de L’Iliade, parfois au mot près (traduit) quand il s’agit de décrire des scènes de combats, par exemple l’aristie de Diomède20 (Iliade, V, 87-94), plaçant ainsi Briséis dans la suite directe des rhapsodes antiques, qui narraient les récits épiques en les modifiant à leur façon.

Au contraire de son personnage, la comédienne a un ton plus naturel, et un jeu presque naturaliste – voire une forme de non-jeu – lorsqu’elle commente l’épopée et le spectacle, du moins au début. La première rupture est très nette : Briséis avance depuis le fond de scène, laissant apparaître son double projeté, comme une ombre abandonnée et détachée de son corps, pendant que la comédienne s’avance vers le public, souriante et disant bonsoir, sur un plateau alors complétement éclairé, mettant à distance l’espace de la fiction et le personnage, laissés en arrière-plan21.

Malgré le ton de narrateur pris par le personnage, le spectacle utilise les codes des formats autobiographiques extrême-contemporains : Briséis se livre dans un récit de soi, intime et adressé et, en se racontant, elle redevient celle qui est « indispensable » à L’Iliade, en se situant elle-même au cœur de l’action. Or, le récit de soi est une pratique politique et militante d’autrices qui veulent se faire entendre et qui, pour cela, utilisent « la création littéraire pour lutter contre l’invisibilité et le silence22 », créant ainsi un espace qui peut être partagé par d’autres, qui forment une communauté d’individus qui se reconnaissent.

En outre, comme « seul en scène » féminin utilisant la forme monologuée, Iliade/Brisée s’inscrit directement dans l’héritage des théâtres féministes francophones et anglophones des années 1970-1980. Le monologue est en effet un format typique des théâtres féministes du XXe siècle, au point que « les pièces féministes des années 80 contiennent toutes des scènes en forme de monologue23 », de Sarah Daniels à Sarah Kane, en passant par Caryl Churchill, d’après Nicole Boireau. Et même si, comme Louise H. Forsyth, nous supposons que la pérennisation du monologue comme modèle d’un théâtre féminin peut « laisser penser que le répertoire au féminin reste encore plutôt mal outillé à cet égard, comme si les modèles dramaturgiques de paroles de femmes s’avéraient encore difficiles d’accès24 », le récit de soi adressé au public est aujourd’hui encore très utilisé par les metteuses en scène, pour des raisons économiques mais aussi pour s’inscrire dans cette filiation, et notamment lorsqu’elles se tournent vers des personnages mythiques privés de parole dans leur propre histoire, à l’image de Briséis. Théâtre militant, Iliade/Brisée est une « forme monologique (fermée) dans son sens » tout en étant « dialogique (ouverte) dans sa construction spectaculaire et dans son rapport au spectateur25 » : le spectacle ne laisse place à aucun doute sur son objectif et sur la teneur militante du discours. La figure de l’enseignante ou de la conférencière endossée ponctuellement par la comédienne parachève la construction de l’œuvre en théâtre militant, nécessitant clarté et didactisme, qui rappelle les esthétiques féministes des années 1970-1980, mais aussi le teatro-narrazione civique de Dario Fo26 dans les mêmes années. L’échange avec le public est ainsi au service de la distanciation – Briséis est renvoyée à son statut de personnage de fiction, qui disparaît lorsque la comédienne prend la parole et échange avec le public – et au service du discours de l’artiste, qui exprime un double souhait : faire connaître L’Iliade d’Homère, et réhabiliter un personnage féminin peu connu, voire maltraité par sa faible réception.

2.2. Se raconter pour exister

Pour la faire exister, l’autrice fait raconter les événements de L’Iliade par Briséis, selon son point de vue, pour offrir une version orientée et tronquée de l’épopée : le personnage ne raconte que les événements auxquels il a pu, ou aurait vraisemblablement pu, assister. Il y a là une forme de recherche de réalisme, qui se traduit par une lecture approfondie de l’œuvre homérique. Il ne s’agit pas de raconter toute L’Iliade, mais de faire entendre ce qu’a vécu Briséis, en tant que femme, veuve et esclave, dans un monde fait pour et par les guerriers. Nous distinguons alors deux régimes de paroles, typiques d’un théâtre « néo-dramatique » (Monfort27) qui renoue avec le récit, mis en évidence par les interruptions du récit de Briséis par les commentaires de l’exégète : l’un est intime, proche d’une forme de « vécuisme28 » mis en scène (l’histoire de Briséis) tandis que l’autre est présenté comme plus général (qu’est-ce que L’Iliade ?).

La forme monologuée met Briséis en avant, en lui donnant la parole, mais aussi physiquement, en invitant le corps féminin sur le devant de la scène. Le corps de la comédienne est de surcroît démultiplié par la projection en fond de scène, comme un écho à la polyphonie induite par la multiplication des personnages portés par Briséis, qui prend en charge les répliques d’Agamemnon, Achille ou Athéna, au sein de son récit. Le brouillage entre la fiction et la réalité est alors accentué, le personnage-narrateur se faisant comédien, prêtant corps et voix à ces personnages. Toutefois, tributaire de la bonne volonté de son interprète pour être, cette Briséis scénique reste une forme d’ombre du personnage qu’elle aurait pu devenir : certes, elle parle, mais on nous rappelle qu’elle ne peut pas raconter seule sa propre histoire, et le corps démultiplié de la comédienne, sur la projection, la fragilise en lui conférant un caractère éphémère et immatériel, irréel. Ainsi, la corporéité réelle de Briséis est assez faible, et c’est à travers la voix de la comédienne que le personnage est le plus concrètement présent. C’est également avec sa voix plutôt qu’avec son corps que la comédienne conclut le spectacle, avec l’évocation de cinquante-deux personnages antiques féminins, dont Hélène ou Pénélope, mais aussi Astyochée, Hippodamie ou Hypsipyle, moins connues du grand public. L’énumération de leur nom, face au public, dure trois minutes et monte en tension au fur et à mesure que la musique prend de l’ampleur, jusqu’à couvrir certains noms, avant de s’interrompre brusquement pour laisser entendre le dernier nom dans le silence : Briséis. Laurence Campet, avec sa voix, invoque tous ces autres personnages féminins, pour les faire exister le temps d’un instant sur scène, même sans corps ou voix propres.

3. Légitimation de la parole de l’artiste

En donnant une voix à Briséis, Laurence Campet lui permet de passer du statut d’objet qui la caractérise dans L’Iliade – objet de transaction, objet de dispute, objet du discours – à celui de sujet – sujet de la parole avec un monologue à la première personne, sujet de l’action puisqu’elle raconte sur scène (seule action scénique), et sujet de mémoire, puisque ce sont ses souvenirs de la guerre de Troie qui sont exposés au public. Par contamination avec la parole de la comédienne, présentée comme non-fictionnelle, celle de Briséis s’étoffe et prend, elle aussi, une apparence de vérité et de sincérité, malgré sa théâtralisation, grâce à la mise à distance de la fiction qui s’interrompt pour laisser place à l’artiste. Pour autant, le statut de sujet de reste fragile, son identité se brouillant avec celle de la comédienne qui, au fur et à mesure du spectacle, abolit la frontière entre jeu et je. Ce brouillage permet paradoxalement à Briséis de ne plus être « la captive », ou même l’« épouse », mais un individu complexe qui, bien que se racontant au public, reste insaisissable. En racontant son histoire, Briséis n’en est plus simplement un des personnages, mais une nouvelle narratrice de L’Iliade, aux côtés de la comédienne, également narratrice de l’épopée, comme un aède contemporain. La comédienne est ici un rhapsode complexe, résultat de la superposition de la voix rhapsodique des écritures contemporaines (Sarrazac29), la figure du rhapsode antique et du poète épique, ainsi que sa propre voix de créatrice. En effet, Laurence Campet, en plus d’être la comédienne d’Iliade/Brisée, en est aussi l’autrice et la metteuse en scène : elle est à la fois seule en scène et « seule en création ». La triple condition d’autrice, de metteuse en scène et de comédienne caractérise nombre de créations féministes contemporaines, alors même que les courants féministes des dernières années mettent l’accent sur la sororité et l’importance de la communauté et du collectif. Depuis les années 1970, les femmes artistes essayent de « couvrir tout le champ de la création, depuis l’ébauche d’un texte jusqu’à sa mise en scène30» pour assurer leur reconnaissance, ce qui semble toujours vrai aujourd’hui. Muriel Plana avance qu’il s’agit également de « tenir le discours qu’elles désirent, en tant qu’artistes et peut-être en tant que femmes, devant le public assemblé31». Dans Iliade/Brisée, Laurence Campet se met en scène : elle se montre au public dans son rôle de comédienne, mais aussi dans son rôle d’enseignante (elle est agrégée de Lettres classiques). Ce faisant, elle s’affirme comme une artiste qui présente son travail, un procédé d’épicisation très brechtien qui est doublé par un ancrage dans le réel (l’enseignement). C’est un phénomène désormais courant sur les scènes théâtrales : même dans des œuvres qui s’inscrivent dans un cadre fictionnel fort (l’épopée homérique), la fiction est mêlée à la réalité, ouverte sur le monde.

De plus, bien que nombreuses aujourd’hui, les metteuses en scène doivent toujours faire leurs preuves dans un monde théâtral encore largement marqué par les inégalités, en témoignent les derniers rapports de l’Observatoire de l’Égalité femmes/hommes. Le détour par des personnages antiques, comme Briséis ou Pénélope, renforce leurs discours et participe à leur légitimation, dans un monde théâtral toujours marqué par l’héritage antique et patriarcal. Œuvres valorisant les actions de héros qui incarnent des modèles de virilité et de masculinité, même si ces codes ont largement évolué depuis le VIIIe siècle avant notre ère, les épopées sont aujourd’hui régulièrement au service de discours genrés très stéréotypés32. Avec Iliade/Brisée, Laurence Campet renverse cette perspective masculine – voire masculiniste – montrant que ce n’est pas (uniquement) l’épopée homérique qui véhicule une vision du monde et des relations mais que l’œuvre, aussi ancienne soit-elle, ne dit que ce que l’on veut lui faire dire. Laurence Campet « brise » L’Iliade pour tenir son propre discours et, en charge de toutes les étapes de la création, elle met bien en scène son Iliade.

Conclusion

Phénomène littéraire avant d’être théâtral, d’abord anglophone, la réécriture de personnages féminins issus des épopées homériques permet aux metteuses en scène contemporaines de s’inscrire dans une tradition, de « jouer des classiques » tout en opérant un pas de côté par rapport à eux. L’Iliade est ainsi adaptée à la scène, mais aussi à des questionnements sur la place des personnages féminins, et plus largement sur le genre, tant des personnages que des artistes.

À travers le personnage de Briséis, la metteuse en scène propose une nouvelle version de L’Iliade, alors féminisée, et laisse entendre qu’il ne s’agit là que d’un premier pas et que nous pourrions imaginer des spectacles qui font une place à tous les autres personnages féminins nommés à la fin. Pour autant, Briséis n’est pas un simple un prétexte au discours militant féministe de Laurence Campet. La richesse du spectacle réside dans l’alliance entre actualité et recherche formelle autour de la transposition du récit épique à la scène, à travers une parole féminine. L’incarnation de cette parole met en relief la complexité de cette nouvelle Briséis, à la fois un personnage mythologique que les spectateur·trice·s peuvent reconnaître, et un personnage nouveau, qui semble presque être une personne réelle avec laquelle le public interagit. Iliade/Brisée s’inscrit dans les tendances théâtrales contemporaines qui laissent voir un intérêt pour ce qui est vrai, cohabitant avec le rappel constant de la théâtralité du plateau par le biais de procédés d’épicisation variés (distanciation, démultiplication des corps par l’image).

En guise d’ouverture, revenons sur l’appel à communications lancé par les doctorantes du laboratoire LLA-CRÉATIS en 2021, à l’occasion de leur journée d’étude « Les personnages ‘féminins’ dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », qui encourageait une « hétérogénéité des points de vue […], une richesse permettant d’éviter de circonscrire notre réflexion à un féminisme ‘blanc’33». Bien que cet article s’articule autour d’un spectacle créé par une femme française blanche, la mise en scène féministe de personnages féminins épiques ne se limite pas aux artistes européen·ne·s blanc·che·s, ni aux épopées homériques, perçues comme occidentales. Christiane Jatahy, artiste brésilienne, fait ainsi entendre Pénélope et Calypso à travers un dispositif choral et expose au public une violence insidieuse menée contre elles par Ulysse et les prétendants, évoquant clairement le contexte brésilien. De son côté, l’artiste malienne Rokia Traoré a choisi de ne réciter que le début de L’Épopée de Soundiata dans Dream Mandé – Djata (2017), faisant alors de Sogolon Kondé, la mère de Soundiata, le personnage principal de son spectacle, articulant enjeux féministes (valorisation de Sogolon Kondé, voix de poétesse) et valorisation d’un patrimoine à réhabiliter après le pillage culturel commencé pendant la colonisation du Mali. Les enjeux féministes de la représentation de ces personnages ou de leur incarnation par des femmes racisées ont une portée politique intersectionnelle plus marquée que la proposition de Laurence Campet dans Iliade/Brisée – et qu’il conviendrait d’étudier dans un prochain travail.


Notes

1 Viala Alain, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, automne 1993, n° 19 « Qu’est-ce qu’un classique ? », p. 11-31, p. 13.

2 Revue Pénélope, créée en 1980 par le Groupe de Recherche pour l’histoire et l’anthropologie des femmes. Voir Dauphin Cécile, « Pénélope : une expérience militante dans le monde académique », Les cahiers du CEDREF n°10, 2001.

3 Atwood Margaret, The Penelopiad, 2005 (Canada).

4 Pascual Itziar, Las voces de Penelope, 1996 (Espagne).

5 Jatahy Christiane, Ithaque, Notre Odyssée 1, créé en 2018 l’Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris).

6 Chemin Céline, Odyssée etc. Pénélope, créé en 2019 au Théâtre des Trois-Ponts (Castelnaudary).

7 Antonakaki Katerini, Le voyage immobile de Pénélope, créé en 2014 au centre d’art le Ramdam (Lyon).

8 Crivellari Manon, La nuit est tombée sur Ithaque, créé en 2020 au théâtre du Grand-Rond (Toulouse).

9 Abkarian Simon, Pénélope ô Pénélope (paru et mis en scène en 2008), Hélène après la Chute (mis en lecture en 2021).

10 Théâtre Classique, « Spectacles de la Comédie Française (1680-1792) par année ».

11 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, 2016, p. 4.

12 Homère, Odyssée, chant IX. Traduction par Jaccottet Philippe, Paris, La découverte, 2017.

13 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, op. cit., p. 4.

14 Photos d’Iliade/Brisée dans le dossier du spectacle, op. cit.

15 Campet Laurence, Iliade/Brisée, captation fournie par l’artiste, à 1min.37.

16 Ibid., à 3min.

17 Ibid., de 3min. à 10min.

18 Ibid., à 15min.

19 Ibid., à 20min50.

20 Ibid., à 33min.55.

21 Ibid., de 9min10 à 9min.27.

22 Descriptif de la MasterClass « Faire de l’écriture de soi un outil politique », Nouvelles Écoutes, 1er juillet 2020.

23 Boireau Nicole, « Le théâtre féministe des années 80 en Angleterre : une dramaturgie transgressive », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2005, n° 38, 216p., p.27-39, p. 32.

24 Forsyth Louise H., « La nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2009, n° 46, p. 33-56, p. 51.

25 Ibidem.

26 Bachelot Marine « Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique », Loxias, 2013.

27 Monfort Anne, « Après le postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau et théâtre néo-dramatique », Trajectoires, 2009, n° 3.

28 Plana Muriel, Fictions queer. Esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2018.

29 Sarrazac Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010, p. 183.

30 Plana Muriel, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, « Écritures », 2012, p. 323.

31 Ibid., p. 325.

32 Petersen Wolfgang, Troy, 2004.

33 Appel à communication « Les personnages « féminins » dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », 15e Journée d’Étude des doctorant·e·s du laboratoire LLA-CRÉATIS, p. 2.


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