House of time: HOME, morceaux de nature en ruine directed by Magrit Coulon,
Compagnie Nature II

Fig.1 :HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Karine Bayeul

Après l’obtention d’une licence de géographie à L’Université de Bourgogne, Karine BAYEUL est admise dans le Cycle d’Orientation Professionnel du Conservatoire à Rayonnement Régional de Dijon. Elle poursuit ensuite sa formation de comédienne et metteuse en scène au sein du Master d’Ecriture Dramatique et Création Scénique à L’Université de Toulouse Jean Jaurès.

Pour citer cet article : BAYEUL Karine, « La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II, Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/07/09/la-maison-du-temps-home-morceaux-de-nature-en-ruine-mis-en-scene-par-magrit-coulon-compagnie-nature-ii/

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Résumés

Cet article est une analyse de la pièce de théâtre HOME, morceaux de nature en ruine, créée par Magrit Coulon, en février 2020 au Manège Fonck de Liège, à partir de sa représentation au théâtre Sorano de Toulouse, le samedi 13 novembre 2021. La création a débuté par un temps d’observation dans une maison médicalisée bruxelloise. La compagnie Nature II nous invite à regarder une suite de tableaux vivants réalisés dans une lenteur irréaliste qui contraste avec le monde extérieur. Comme des visiteur.euse.s, nous observons trois protagonistes à l’intérieur d’une maison de retraite, un lieu qui semble être dénué de mémoire et où les âmes ne font que passer. Dans cette création, le silence remplit le temps dans un espace où la seule occupation des personnages est l’attente. En incarnant des corps âgés, les trois jeunes comédien.ne.s font à la fois la rencontre avec des corps étrangers et anticipent leur propre vieillissement. Le corps permet alors d’habiter le temps. En plus du travail corporel, la diffusion d’enregistrements sonores réalisés pendant l’observation nous plonge plus directement au sein de la maison de retraite. Dans cet article, nous allons nous intéresser à la manière dont ce spectacle nous propose d’habiter le temps au théâtre.

Mots-clés :

Théâtre – temps – espace – mémoire – attente – corps – silence – transmission

Abstract

This article is an analysis of the play HOME, morceaux de nature en ruine, created by Magrit Coulon, in February 2020 at the Fonck Armoury in Liège, from its performance at the Sorano Theatre in Toulouse, on Saturday, November 13, 2021. The creation began with a period of observation in a Brussels nursing home. The company Nature II invites us to look at a series of paintings made in an unrealistic slowness that contrasts with the outside world. Like visitors. s, we observe three protagonists inside a retirement home, a place that seems to be devoid of memory and where souls only pass through. In this creation, silence fills time and space and waiting is the only occupation of the characters. Playing old bodies, the three young actors. At the same time, they encounter foreign bodies and anticipate their own aging. The body allows them to inhabit time. In addition to the physical work, the broadcast of sound recordings made during observation plunges us more directly into the home of retirement. In this article, we will focus on how this show proposes us to live time in the theatre.

Key-words :

Theatre – time – space – memory – expectation – body – silence – transmission


Sommaire

Introduction
1. Une ouverture vers d’autres possibles
1.1. L’attente comme expérience théâtrale
1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace
2. Le corps comme relais mémoriel
2.1. Le traitement musical du corps
2.2. Transmission intergénérationnelle
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans une société où la vitesse est devenue norme, la metteuse en scène nous invite à appréhender le temps différemment. Dans un récit fictif et documentaire, les acteur.rice.s incarnent des corps vieillis et prennent le temps pour partenaire de jeu. Pour ce spectacle, la compagnie s’est inspirée de l’observation d’une maison médicalisée bruxelloise, un lieu où le temps passe autrement. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio où se mêlent histoires racontées, moments d’échanges entre résident.e.s et chansons. Les tableaux vivants s’enchaînent dans une lenteur irréaliste contrastant avec le monde extérieur. Enfermés dans un huis clos, les personnages attendent et nous attendons avec eux. Dans cette pièce de théâtre, on ne gagne pas du temps, on le regarde passer, on l’habite. Ainsi, le temps présent est vécu pleinement et peut être divisé en trois temps, comme l’écrit Gil Delannoi :

La conscience connaît le présent ou plutôt des présents. Par la conscience, je saisis le présent et je le saisis comme passage. En ce sens Saint Augustin distinguait trois présents : le présent du passé qui est mémoire, le présent du futur qui est attente, le présent du présent qui est attention, tous ensemble coexistant dans une tripartition de la conscience. Sans mémoire l’avenir est vide béant, trou insondable. Le futur n’est pas aussi virtuel que cela. Par exemple, nous nous réveillons toujours dans le futur. Et sans trop de [1].

En représentant des corps âgés, les acteur.rice.s nous transmettent la mémoire des personnes qu’iels ont pu observer lors du travail de création et mettent en avant une génération souvent oubliée par une jeunesse en quête d’identité. Dans ces observations, l’attente s’est trouvée être un élément essentiel, vécu comme un présent qui s’ouvre sur le futur. Dans cette création, nous observons une maison de retraite appelée « Home » en Belgique, terme qui est également un anglicisme et qui signifie « maison », « chez-soi ». Non seulement cette création propose une retranscription naturaliste d’une maison de retraite, mais les corps des comédien.ne.s deviennent aussi maison du temps, hébergeant le passé, le présent et le futur dans un seul être et prennent le temps pour matière sensible.
Dans cet article, il conviendra de nous demander comment le théâtre propose une manière d’habiter le temps. Nous verrons d’abord que la pièce offre une ouverture vers d’autres possibles, puis nous évoquerons le corps comme relais mémoriel.

1. Une ouverture vers d’autres possibles

1.1. L’attente comme expérience théâtrale

La scénographie du spectacle retranscrit le huis clos de la maison de retraite. Les comédien.ne.s sont comme dans une boîte et nous pouvons les observer en train de passer le temps. Le plateau est recouvert d’un lino blanc et un rideau à volets gris recouvre les murs. La scénographie est essentiellement composée d’une table, trois chaises, une horloge, un fauteuil, une radio. Les âmes semblent passer dans ce lieu sans y laisser de trace. Parce qu’il est dénué d’identité, l’espace blanc est aussi dépourvu de mémoire et peut représenter le non-lieu : il est à la fois vide et infini. Alors que le public s’installe dans la salle, l’horloge présente sur scène affiche 20h35, l’heure à laquelle le spectacle doit commencer. Deux comédien.ne.s sont déjà présent.e.s sur le plateau ; l’une est assise à une table et le second est debout face au rideau, tous deux le corps voûté et la mâchoire crispée. Alors que la lumière de la salle s’éteint, annonçant le début du spectacle, la situation initiale demeure inchangée. En effet, les comédien.nes semblent toujours dans l’attente et nous attendons avec elleux. Le silence sera brisé lorsque la dernière comédienne apparaîtra lentement sur scène à l’aide d’un déambulateur. Elle traversera le plateau en six minutes, d’après l’horloge qui est présente en fond de scène, pour finalement atteindre un fauteuil dans lequel elle peinera à s’asseoir. Nous comprenons très vite que le temps du théâtre ne sera pas le même que celui de l’extérieur, comme le souligne Magrit Coulon :

On travaille clairement sur le contraste avec l’extérieur, qui est aussi lié à la sensation que nous avons eu durant nos visites en maison de retraite. […] L’idée c’était donc de provoquer chez le spectateur cette sensation de coupure, qu’il ait l’impression d’entrer dans un lieu avec d’autres lois, un lieu où le temps peut passer différemment[2].

Fig.2: HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Dans son article, Gil Delannoi nous explique que « nous fragmentons la réalité en comptant le temps en heures, en minutes, en secondes, cette fragmentation nous permet de faire passer plus rapidement le temps, en tout cas, d’en avoir l’impression[3] ». Ralentir est-il un moyen de dire que notre monde va trop vite ? Ce spectacle nous permet de reconsidérer le temps dans une société où « la présence de la vitesse, la recherche de l’accélération créent un monde où domine la tachynomie, autrement dit, la vitesse devenue norme[4] ». Cette fragmentation du temps a permis de mécaniser le quotidien, selon les mots de Thierry Paquot : « L’horloge génère un nouveau rapport au temps (la division des heures en soixante minutes est admise aux alentours de 1345), on attribue au temps mécanique des valeurs de régularité, de ponctualité, puis de rentabilité, qui échappent en partie au temps organique[5] ». Ce que l’on pourrait appeler « l’horloge biologique » a été bafoué puisque « la recherche de la rentabilité absolue a conduit le capitalisme industriel d’abord puis bureaucratique à quantifier le temps en le chronométrant[6] ». Mais nous pouvons constater que, malgré le repère temporel donnée par l’horloge, chaque individu ne possède pas le même rapport intime au temps, comme en fait état Pascal David :

Maurice Halbwachs, a appelé « les cadres sociaux de la mémoire » (Alcan, 1925), en cherchant à montrer que sans l’organisation sociale que suppose et permet le calendrier, la mémoire humaine se réduirait à une rêverie incohérente – peu importe que ce calendrier soit juif ou chrétien, grégorien ou julien, voire aztèque, repartant de zéro tous les cinquante-deux ans, de manière cyclique, pour peu qu’il soit communément admis, c’est-à-dire rende possible ce que Maurice Halbwachs appelle précisément : une « mémoire collective » comme fondement du lien social. Toujours est-il qu’il n’y a de mémoire que pour un être s’inscrivant dans le temps, la mémoire (memoria) étant, comme l’a dit saint Augustin, « la présence du passé », tout comme l’espoir (spes) est celle de l’avenir, […]. Il reste à se demander toutefois si le temps constitue seulement un cadre externe ou, bien plutôt, une structure interne. Que savons-nous, que pouvons-nous savoir au juste du temps ? Le philosophe Maurice Merleau-Ponty a pu dire du temps qu’il « n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être[7].

En vivant l’attente, les individus peuvent alors entretenir un rapport plus intime au temps présent. Ainsi, la mélancolie s’installe au sein du récit. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio sur lesquels les comédien.ne.s effectuent un playback avec une très grande précision. Ils constituent des récits racontés par les résident.e.s de la maison de retraite bruxelloise où la compagnie a effectué son travail d’observation. Afin de mieux vivre cette attente, les résident.e.s s’attachent à faire revivre le passé en narrant leur propre vie. La parole permet alors de sortir de ce vide parfois angoissant, d’occuper l’espace physique et métaphysique. Allant de l’humour au drame, en passant par la chanson, les voix retentissent dans le théâtre et poussent les murs pour nous transporter au sein d’une maison de retraite, laissant les spectateurs devenir à leur tour visiteurs et observateurs du temps qui passe. Loin d’être une maladie du temps, la mélancolie nous permet de venir puiser dans notre mémoire l’expérience nécessaire pour imaginer, inventer l’avenir.
La pièce propose un espace dans lequel les individus sont à la fois seuls et ensemble, figés dans une attente comme l’explique Magrit Coulon :

C’était très important pour nous de travailler sur la question de l’attente, parce que ce sont des choses que nous avons vécues dans les maisons de retraite. C’est-à-dire : quelqu’un arrive à 10h00 dans le réfectoire et s’installe à sa table pour attendre le repas de midi. Évidemment il y a des similitudes avec l’attente des spectateurs qui entrent dans la salle et attendent quelque chose de la pièce qu’ils viennent voir. On leur renvoie cette sensation en disant « Nous aussi, nous attendons »[8].

Il est intéressant d’observer que l’étymologie du mot « attente » est « attention ». L’attente se définit comme un mouvement de tension entre le sujet et l’objet, ce vers quoi il tend, ce qui fait l’objet de son attention[9], comme en fait état Laure Barillas lors d’une émission radiophonique sur France Culture, au cours de laquelle elle commente la philosophie de Jankélévitch :

Pour Jankélévitch, on s’attend soi-même, une des définitions qu’il donne de l’attente c’est de dire que le temps est une façon, avec toute son ironie, relativement positive de se compléter dans le devenir. Le temps, conçu comme un devenir, c’est la tension vers soi-même, l’ipséité, un concept très important chez Jankélévitch, ce qu’on est irréductiblement soi-même. C’est par l’intermédiaire du temps, et donc de l’attente, de ce rapport au temps qui est passionné, aventureux ou en même temps ennuyeux ou sérieux, que le sujet devient lui-même… Il se construit dans ce rapport au temps. Nous ne sommes pas une temporalité uniquement tournée vers la mort. Le temps de la vie c’est de l’attention à soi[10].

Si la mélancolie pioche dans la mémoire pour imaginer le futur, l’attente semble, elle aussi, tendre vers futur, elle est une action. L’attente, parce qu’elle est tournée vers nous-mêmes, n’aurait d’autres objectifs que de nous permettre de devenir. Elle offrirait la possibilité de donner un sens au temps présent parce qu’elle propose une ouverture directe vers le futur, comme le souligne Laure Barillas à propos de la pensée de Jankélévitch :

Ce que Jankélévitch reconnaît à Bergson c’est l’optimisme en philosophie, un thème très sérieux chez Jankélévitch, il va même lui donner une dimension métaphysique en disant que le sens du présent, c’est le futur. Le sens empirique du présent c’est le futur. Tout est là, si le sens de notre présence ce n’est pas simplement ce qu’il est, une fermeture, une clôture, mais au contraire une ouverture vers ce qu’il appelle « la futurition », c’est-à-dire le futur en train d’advenir, alors tout est encore possible… Le présent n’est pas simplement la fatalité de ce qui nous arrive, de notre destin qui serait clôt mais au contraire c’est un temps polarisé vers la futurition où tout demeure possible[11].

L’attente serait une manière d’occuper le temps et donc de faire théâtre. Elle serait l’action qui permettrait de tendre vers des futurs possibles où, nous allons le voir, le silence joue un rôle important.

1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace

Le silence est souvent associé au vide, à l’absence, mais il n’est pas pour autant dénué de sens. Il ne représente pas simplement un espace lacunaire entre deux mots, il existe pour ce qu’il est et paradoxalement ce qu’il dit, comme le fait remarquer Franck Evrard :

Pour Claude Régy, le langage ne pourra retrouver sa profondeur qu’en se libérant de la tyrannie de l’information et de la communication. C’est pourquoi l’esthétique du jeu de l’acteur doit privilégier le silence entre les répliques, les phrases et au sein même des mots si elle veut faire entendre « la voix muette de l’écriture » dont parle Marguerite Duras, et restituer une parole d’avant les mots et d’avant le langage. Cette part non écrite et secrète ouvrant sur l’infini de l’imaginaire, seuls les sons, les rythmes et les silences peuvent la révéler[12].

Le silence est aussi une ouverture, une porte, une échappatoire, dans le discours. Il est aussi une aventure de pensée, un instant où le cerveau peut partir à la dérive ou initie une réflexion. En résumé, le silence est une brèche offerte à tous les possibles et permet de casser les murs enfermant du discours pour nous laisser aller vers autre chose, de plus grand ou de plus intérieur. Si le silence ouvre de nouvelles perspectives, c’est parce qu’il entretient une relation directe au temps et à l’espace, comme le souligne Claude Régy :

L’espace intervallaire, ce sont simplement les intervalles, le vide entre les pleins. Mais ça veut dire déjà que le silence est une aventure, ce qu’il est quand même très important de penser. Et je me sers personnellement beaucoup du silence. En même temps, il faut essayer de vivre l’aventure du silence et du vide, c’est-à-dire ce qui lie le silence et le vide, ce qui fait leur rapport. Très tôt il m’a semblé que l’absence de remplissage agrandissait l’espace et le temps[13].

Claude Régy nous propose d’envisager le silence comme matière à explorer, un moment de vie à part entière. Le silence fait de la parole un événement, le vide donne au geste une importance accrue et permet aux spectateur.ice.s de rediriger leur attention. Il peut être un instant de partage, comme un moment intime. Tel un immense miroir, il semble agrandir l’espace et le temps et nous offrir la possibilité de prendre conscience de l’événement dans l’instant même de son advenue : notre attention est alors captivée. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, la chute de l’horloge marque un tournant dans le récit, les murs semblent s’écrouler, la scène se transforme en un non-lieu. Nous imaginons alors que l’horloge qui tombe symbolise la chute du temps, ce qui permet d’ouvrir de nouveaux espaces imaginaires beaucoup plus vastes que le huis clos dans lequel se trouvaient les personnages au début de la pièce. L’un des comédiens, qui avait quitté le plateau, réapparaît avec des feuilles d’arbre dans les cheveux. Aucune indication n’est donnée sur ce que le personnage a pu vivre, mais nous imaginons facilement que le temps et le lieu du voyage n’était pas les mêmes que ceux du récit. Une création sonore a été ajoutée par-dessus les enregistrements vocaux (chant d’oiseaux, bruits de vaisselle, etc.) permettant d’ouvrir des espaces autres que celui de l’EHPAD.
Le silence, l’absence de parole, permettent au corps de s’emparer de l’espace et du temps pour nous offrir une nouvelle poésie. Pour passer le temps, les résident.e.s discutent dans un langage autre que celui de la parole : le langage du corps.

2. Le corps comme relais mémoriel

2.1. Le traitement musical du corps

À la différence de la parole, le corps raconte en faisant appel à des émotions sensuelles. Dans le spectacle Home, morceaux de nature en ruine, les trois jeunes acteur.rice.s qui habitent et incarnent des corps âgés nous offrent une partition musicale corporelle. Si le corps sait être silencieux, il peut aussi très bruyant. Les personnages se raclent la gorge, toussent, haussent les sourcils. Le corps se transforme alors en un véritable outil de communication, comme le raconte Magrit Coulon :

Une salle commune dans une maison de retraite est bien plus bruyante que dans notre spectacle, mais ce sont surtout les corps qui sont très bruyants. Et c’est ce que nous avons voulu montrer avec le début du spectacle. Le temps partagé dans les espaces communs et les moments d’attente sont très silencieux, parce que ces personnes ne communiquent pas uniquement avec le langage[14].

Le travail physique effectué pour cette création, ainsi que l’exploration de la lenteur, nous donnent à voir des corps qui composent avec le temps et l’espace, comme pourrait le faire une chorégraphie, sans pour autant renoncer à la théâtralité. La gestuelle est mimétique et nous raconte le quotidien des habitant.e.s de l’EHPAD. Ce spectacle nous montre que les frontières qui séparent les différentes disciplines scéniques sont floues, comme le souligne Eugenio Barba : « Les principes que nous cherchons, et d’où jaillit la vie de l’acteur, ne tiennent pas compte des distinctions entre théâtre, mime ou danse[15]. En effet, le théâtre du mouvement, du geste, nous donne à voir un corps qui décompose le temps, comme le note la grande diversité de dynamo-rythmes recensée par Etienne Decroux. En plus des observations qu’ils ont faites dans la maison de retraite, les acteur.rice.s sont passés par diverses expériences de travail physique comme la méthode Feldenkreis, un travail avec la coach Natacha Nicora ou encore le butō[16]. Ces techniques ont permis aux comédien.ne.s de travailler une corporalité plus précise en développant une conscientisation du mouvement. Dans ce spectacle, le corps tout entier devient parole, remplissant le temps et l’espace différemment. Par sa difficulté à appréhender le monde et à se mouvoir, le corps âgé semble se perdre dans l’espace et dans le temps, égarement évoqué par l’un des comédiens, Tom Geels :

C’est vertigineux de transformer son rapport aux choses, de voir le sol parfois comme un ennemi ou d’être un peu accaparé par les grands espaces, de pouvoir tomber ou de transformer un geste minuscule en une action qui dure longtemps. Avec toutes ces observations, tu te rends compte que chaque geste, chaque mouvement qui nous parait si normal, comme prendre son téléphone ou prendre le métro, perdait toute notion du temps. Rien que boire une gorgée de jus de pomme prenait le temps que ça prenait[17].

Le silence traverse les tissus corporels des acteur.rice.s et les moments d’immobilité sont réalisés avec une grande précision au plateau. À la fin de chaque séquence, les comédien.ne.s s’immobilisent puis reprennent un rythme quotidien pour effectuer les transitions entre les différents tableaux.
La maison de retraite est un lieu conçu pour des personnes en fin de vie, proches de la mort. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, c’est dans un huis-clos que les corps arpentent avec lenteur l’espace aseptisé de la maison de retraite, tels des fantômes. À la fin de la pièce, le comédien qui quitte la scène semble même pouvoir traverser les murs pour accéder à un au-delà, à un autre monde. Magrit Coulon rend sans nul doute hommage à ces corps vieillissant, mais nous pouvons nous poser la question de la monstruosité de ces corps. Par monstrueux, nous entendrons étranger. En incarnant ainsi les corps d’autres personnes, les comédien.ne.s font la rencontre d’un corps étranger. Nous pouvons même parler de possession, puisque les personnes de la maison médicalisée bruxelloise habitent le corps des acteur.rice.s. C’est sans l’aide de costumes que les jeunes comédien.ne.s revêtent des corps vieillis et anticipent ainsi leur propre vieillissement. La représentation courante du temps est de penser que c’est le temps qui passe et que les hommes demeurent, et non l’inverse[18]. Ainsi, le passage du temps peut également être mesuré par le vieillissement du corps. Chaque individu possède son propre repère temporel qui est son âge. Dans un même présent, des individus d’âges différents se rencontrent, interagissent et tissent des relations qui conduisent à une transmission entre les générations.

2.2. Transmission intergénérationnelle

Dans ce spectacle, les interprètes offrent leur corps aux résident.e.s d’une maison de retraite. Comme sur des écrans vivants, les voix enregistrées sont projetées sur leur corps pour nous transporter dans cette maison médicalisée bruxelloise. Dans cette création, c’est un véritable matériau sensible qui a été exploité ; une étude sociologique et ethnologique a été réalisée. Le playback permet de ne pas trahir le travail du corps puisque la voix peut facilement tomber dans la caricature, alors que le corps peut traduire la vieillesse. Chaque bruit de bouche, de reniflement, de toux, est retranscrit dans un corps auquel la voix semble appartenir. Le corps présent sur scène devient alors un passage entre ce qui a été vécu, travaillé, et ce qui est partagé avec le public. Dans un même corps, le passé et le présent se rejoignent pour nous laisser entendre des récits de vie. Cette transmission est une manière pour les anciens de laisser une trace, une mémoire, qui ne disparaîtra pas avec eux.
Dans diverses cultures, les personnes âgées sont souvent perçues comme des conteurs et des conteuses. Par la parole, elles transmettent leurs récits de vie aux générations futures et forment ainsi un lien entre le passé et le futur. Nos ainé.e.s agissent sur l’avenir par ce qu’iels disent et aussi par ce qu’iels font. À travers qui nous sommes, notre identité, nous continuons de faire vivre nos parents dans le futur grâce à un lien génétique, à une histoire commune et un héritage culturel. Nous reconnaissons chez nous des mimiques familières que nous avons inconsciemment incorporées. En effet, la transmission intergénérationnelle existe également à travers le geste, comme le fait remarquer Philippe Geslin, ethnologue:

-[…] Est-ce que le spectacle, la représentation théâtrale font partie des transmissions possibles ?
-[…] En fait, il y a toujours eu, dans toutes les communautés, à travers certains rituels, des formes de mise en scène pour transmettre des connaissances. […] Je pense que la transmission des connaissances et des savoirs passe aussi par le travail sur les corps. […] Si on prend les Inuits par exemple, les Inuits héritent du prénom d’un ancêtre, et en héritant du prénom de cet ancêtre- qui n’a pas de lien de parenté forcément avec soi – on hérite aussi de ses manières de penser et d’agir. Ce qui fait que, dans certaines communautés du Groënland, les Inuits ont souvent deux anniversaires : l’anniversaire de l’ancêtre dont ils ont hérité du nom, et puis leur anniversaire propre. Et donc à travers cette transmission, par les gens qui ont connu cet ancêtre, des manières de penser et d’agir de cette personne, ce qui fait que parfois, vous pouvez arriver dans une communauté et voir un enfant fumer une pipe, sans la fumer vraiment, mais la tenir entre ses dents tout simplement parce que l’ancêtre dont il a hérité du nom était fumeur de pipe, voilà[19].

Magrit Coulon nous invite à penser que pour imaginer l’avenir, nous devons également puiser dans la force de nos anciens et que la révolution ne peut pas se faire sans elleux. En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s de Home, morceaux de nature en ruine, se confrontent à eux-mêmes. En observant nos grands-parents, nos parents, nous cherchons à anticiper ce que nous deviendrons. L’avenir se transformerait alors en devenir. Ainsi, ne pourrait-on pas dire que le temps devient l’être même de chaque individu ? Prendre conscience du temps, en effet, c’est prendre conscience de soi, comme le souligne Pascal David en revenant sur la pensée d’Heidegger :

Martin Heidegger, auteur, en 1927, d’un traité précisément intitulé Être et temps ne se contente pas de reprendre la formulation classique de la question depuis Aristote et saint Augustin, « quid est ergo tempus ? » dans le livre XI des Confessions, « qu’est-ce que le temps ? », il en a risqué dès 1924 (conférence « Der Begriff der Zeit ») une formulation autrement audacieuse en demandant : Wer ist die Zeit ? / « Qui est le temps ? ». Et il apporte à cette question pour le moins déroutante et inattendue une réponse non moins inattendue et déroutante : « Wir sind Zeit », « Nous sommes temps ». Le temps est notre étoffe, nous sommes d’étoffe temporelle, et la trame de cette étoffe – en quelque sorte le texte de notre vie – est constituée par ce qu’on appelle le fil du temps, qu’il appartient aux ciseaux des Parques de trancher le moment venu. C’est au fil du temps que l’être humain s’achemine de la naissance à la mort – ce qui fait que les Anciens ne disaient pas en général « les hommes » mais « les mortels ». Se confronter au temps, c’est donc se risquer à la confrontation la plus difficile qui soit : la confrontation avec soi-même. D’où le caractère exemplaire de l’expérience de l’ennui et – ou plutôt en – sa valeur initiatique[20].

En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s se confrontent à qui iels pourraient être dans le futur. De tout temps, sans doute, nous avons eu besoin de connaître notre passé pour construire notre futur, manière de savoir d’où l’on vient pour être ce que l’on est et deviner ce que l’on sera. Alors que les personnes âgées semblent être une génération oubliée, ce spectacle nous propose d’écouter ce qu’ils ont à nous transmettre, offrant ainsi aux générations futures un point d’ancrage dans l’immensité du temps.

Conclusion

Grâce au travail documentaire, la pièce HOME, morceaux de nature en ruine se présente comme un véritable laboratoire que nous prenons le temps d’observer. En contrastant avec le temps du monde extérieur, la pièce nous invite à ralentir dans une société où la vitesse est devenue la norme. En permettant à la mélancolie d’exister à travers les récits racontés, les protagonistes laissent une trace de leur existence dans ce monde et cherchent dans la mémoire les réponses nécessaires pour imaginer d’autres mondes possibles. L’attente est l’action théâtrale principale de la pièce. Dans un même présent, la mémoire et l’attente se lient pour tendre ensemble vers l’avenir, le devenir.
Par le travail réalisé, les comédien.ne.s ont pu éprouver le vieillissement dans leur corps et ainsi réaliser une forme d’anticipation de soi. Pour cette création, ils ont dû apprendre à voir le monde autrement, accepter le temps nécessaire pour accomplir diverses tâches. Chaque geste permet de raconter une histoire sans parole, l’histoire d’une rencontre entre de jeunes artistes et des personnes âgées.
En montrant un lieu souvent caché, la pièce tente de mettre en avant la parole d’une génération parfois oubliée dans la conception d’un monde nouveau. Dans une société où la jeunesse serait en quête d’identité et à la recherche d’un nouveau paradigme, le spectacle HOME, morceaux de nature en ruine nous invite à écouter les histoires de nos ainés pour mieux appréhender le futur.

Notes

[1] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », [en ligne], in Esprit, 2008, n° 6, pp. 153-164, [consulté le 14 décembre 2022]. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-153.htm, p. 159.

[2] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, [en ligne], Festival d’Avignon, Théâtre des Doms, [consulté le 24 août 2021. Disponible en ligne : https://www.szenik.eu/fr/home-de-magrit-coulon-interview-avec-lequipe-artistique-au-festival-off-davignon-42055, consulté le 14 décembre 2021.

[3] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit, p. 158.

[4] Ibid, du grec tachys (rapide) et nomos (loi), p. 153.

[5] Paquot, Thierry, « Un temps à soi. Pour une écologie existentielle », [en ligne], in Esprit, 2014, n° 12, pp. 18-35, [consulté le 11 janvier 2021], p. 22. Disponible en ligne : https://esprit.presse.fr/article/thierry-paquot/un-temps-a-soi-pour-une-ecologie-existentielle-38163

[6] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit., p. 158.

[7] David, Pascal. « L’ennui comme expérience du temps », op. cit, p. 11.

[8] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[9] Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, vol I, p. 138.

[10] Van Reeth, Adèle, avec Barillas, Laure, Épisode 1 : Vladimir Jankélévitch, le meilleur est à venir ?, [en ligne], série : L’attente (4 épisodes), Les chemins de la philosophie, France Culture, 53’, diffusé le 17 décembre 2018, [consulté le 16 janvier 2022]. Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lattente-14-vladimir-jankelevitch-le-meilleur-est-a-venir

[11] Ibid

[12] Evrard, Franck, « Au commencement du théâtre…, le silence », [en ligne], in Sigila, vol. 29, n° 1, p. 135-146, [consulté le 19 mars 2023], p. 145. Disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-sigila-2012-1-page-135.htm

[13] REGY Claude, Mises en scène du monde, Solitaires intempestifs, Besançon, coll. « Du désavantage du vent », 2005.

[14] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[15] Barba Eugenio, « Théâtre eurasien », in Le Théâtre qui danse.Anthropologie théâtrale (3). Nouvelles recherches, Bouffonneries 1989, n° 22-23, p.17-22, p. 41.

[16] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OOF d’Avignon, op. cit.

[17] Ibid

[18] Delannoi, Gil. « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit. p. 155.

[19] Gayot, Joëlle, avec Geslin Philippe et Behr Anne, Explorer les lointains, [en ligne], Une saison au théâtre, France Culture, 31’, diffusé le 31 décembre 2017, [consulté le 12 décembre 2021].Disponible en ligne: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-saison-au-theatre/explorer-les-lointains-quand-le-theatre-sort-du-theatre-9834223

[20] DAVID, Pascal, « L’ennui comme expérience du temps », [en ligne], in Psychotropes, 2011, vol. 17, n° 2, pp. 9-17, [consulté le 20 décembre 2022], p. 11-12. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2011-2-page-9.htm

Bibliographie

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DELANNOI, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », [en ligne], in Esprit, 2008, n° 6, pp. 153-164, [consulté le 14 décembre 2022]. Disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-153.htm

Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, [en ligne], Festival d’Avignon, Théâtre des Doms, [consulté le 24 août 2021. Disponible en ligne : https://www.szenik.eu/fr/home-de-magrit-coulon-interview-avec-lequipe-artistique-au-festival-off-davignon-42055, consulté le 14 décembre 2021.

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