Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 11 of 13)

L’hybridation dans « La Chose » de John Carpenter

Nikoletta Batsolaki
Doctorante en Cinéma, Université Paris – VIII
batsolaki@gmail.com

Pour citer cet article : Batsolaki, Nikoletta, « L’hybridation dans “La Chose” de John Carpenter. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

En 1982, le film La Chose (ou The Thing) de John Carpenter apparaît dans les salles. Dans ce film, il est question d’un extra-terrestre privé de forme propre qui attaque les êtres humains et les animaux pour acquérir leur forme. La « métamorphose » et l’« hybridation » sont les deux termes qui le caractérisent. Mon travail se focalise sur une séquence (chapitre 10 « The Beast Within », 00:27:00 – 00:31:05) et propose une analyse d’ordre biologique et esthétique en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Buffon.

Mots-clés : hybridation – métamorphose – transformation – polymorphe – cinéma

Abstract:

In The Thing, John Carpenter’s film of 1982, an alien without a form attacks every form of life in a scientific centre. « Metamorphosis » and « hybridization » are the two terms that characterize it.

Key-words: hybridism – metamorphosis – transformation – polymorph – cinema


En 1982, John Carpenter réalise La Chose (The Thing). L’histoire du film s’articule autour d’un organisme extra-terrestre privé de forme propre et susceptible de revêtir la forme des corps qui se trouvent à sa proximité. C’est un extraterrestre métamorphe qui infiltre une station de recherche scientifique et tue l’équipe de recherche. Une autre équipe de chercheurs mène l’enquête et, à son tour, est attaquée par la créature.

Dans l’extrait du film que nous avons choisi de commenter, un chien husky se trouve parmi d’autres chiens à l’intérieur d’une cage. Ce chien, infecté par la Chose, se met à attaquer les autres et à se transformer. Nous décrirons la séquence et, par la suite, nous proposerons une analyse d’ordre biologique et esthétique.

1. Description de la séquence

Dans cet extrait, nous soulevons quatre stades de transformation :

Extraits du film The Thing. Chapitre 10 « The Beast Within ». Séquence 00:27:00 – 00:31:05.

 

1er stade – La tête du chien se met à trembler et se déchire en trois morceaux comme une fleur qui ouvre ses pétales. À l’intérieur de la tête s’en trouve une deuxième qui se détache sous la pression d’un autre élément qui y apparaît. C’est un morceau de chair qui ressemble à une langue démesurée.

 

2ème stade – La Chose acquiert des tentacules et six pieds d’araignée. Les pieds de la forme initiale, ceux du chien, sont toujours là malgré la transformation subie.

 

 

3ème stade – Une ellipse narrative nous cache une partie de la transformation. Désormais, la Chose a une tête dépouillée de sa chair. Elle est comme divisée en deux parties : l’une est rouge et l’autre est blanche. La partie rouge, tout au début, est une masse informe alors que c’est à présent la partie blanche qui constitue le monstre. Par la suite, la Chose acquiert plusieurs pieds qui vibrent sur le sol. Les tentacules s’approchent des chiens et essaient de les attraper. Deux mains s’élèvent et se dirigent vers le plafond. Elles ont des doigts et elles cassent le plafond. Une partie de la créature devient autonome et, telle une araignée, se dirige vers le plafond.

 

4ème stade – L’organisme est plus développé. Sur son corps on distingue trois yeux. Par la suite, la partie où les trois yeux étaient situés se déchire et un nouvel élément y apparaît. Sa couleur est rose et, à l’intérieur, se trouvent des séries de morceaux blancs qui ressemblent à des dents. Cette « plante » s’efforce d’attaquer les humains.

 

 Le husky : un animal dénaturé

Tout commence par le chien. À première vue, le chien qui porte la Chose en lui est un être banal, ressemblant à tout autre chien de sa race. Néanmoins, ce chien, avant même d’être altéré et déformé par les transformations qu’il subira, est déjà dénaturé : il fait partie des animaux domestiqués par l’homme. Cet animal, originaire de Sibérie, est utilisé pour la traction des traîneaux. Auparavant, il était un animal fort et indépendant. Or, dans son état actuel, il est un animal totalement dépendant de son maître. Selon Buffon :

L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté.1

Il y a un mot qui pourrait décrire cette situation, c’est le mot « dégénération ». La dégénération consiste dans le fait de perdre les qualités naturelles de sa race2. Plus précisément, le mot « dégénération » « oscille […] entre les sens de la dégénérescence, dégradation et celui de création par hybridation »3. Ce mot semble caractériser en partie le comportement de la Chose. La Chose dégénère mais, étant donné qu’elle n’appartient pas à une race spécifique, elle ne peut pas vraiment perdre les qualités de celle-ci.

2. La forme comme polymorphe

La Chose est un organisme hybride en continuelle évolution et mutation. L’hybride se définit comme un individu « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, participant de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles »4. La Chose constitue en effet un cumul (ou un amalgame) de formes végétales, animales et humaines.

2.1. La forme végétale est présente dans deux moments de la séquence. Dans les deux cas, elle nous fait penser à une fleur qui ouvre ses pétales.

Dans le deuxième cas, on voit une fleur menaçante, carnivore. Sa forme est proche de ces plantes que l’être humain croise au fond de la mer et qui ouvrent leurs pétales pour dévorer leur proie. Les pétales lui servent de lèvres. Lorsque les pétales s’ouvrent, une bouche se constitue. Cette plante carnivore est un élément qui a été abondamment utilisé dans le cinéma fantastique. Dans le film King Kong5 de 2005, les personnages tombent du haut de la montagne pour se trouver dans un gouffre. Dans cet endroit, d’énormes plantes carnivores ressemblant à celles de la Chose les attendent pour les dévorer.

Nous en déduisons que la forme végétale de cette séquence est investie plus d’un comportement animal ou humain que végétal si l’on considère bien évidemment que la dévoration est le propre de l’humain ou de l’animal.

2.2. La deuxième forme est la forme animale. Le tentacule est un élément très récurrent du film. Il renvoie au poulpe. Le poulpe a des bras armés pour se défendre mais aussi pour attaquer sa proie afin de se nourrir. De même, dans le film, les tentacules servent à établir une relation entre la Chose et sa proie. Les polypes se rapprochent considérablement des végétaux pour deux raisons : premièrement, à cause de leur forme extérieure et, deuxièmement, à cause de leur manière de se reproduire. D’ailleurs, Von Linné voyait dans le polype un « être intermédiaire »6, idée à laquelle Buffon s’est catégoriquement opposé.

Un autre élément, également récurrent et qui relève du règne animal, est la forme de l’araignée et notamment les pieds de cet arachnide7 qui sont huit au total. Dans cette séquence, il y en a six. Un manque se présente ici : cette sorte d’araignée est privée de ses deux pattes.

Acquérir les caractéristiques d’une espèce inférieure pourrait être pensé comme un signe de dégradation. Ovide relate la transformation d’Arachné – une jeune femme qui a dédaigné la déesse Athéna – en araignée. Chez lui, la métamorphose est le résultat d’un châtiment. Toutefois, cet ouvrage ne contient pas seulement des histoires menant à un châtiment. Dans l’histoire de Niobé, par exemple, la métamorphose est le résultat d’une mutation interne. Il en va de même dans The Thing. La métamorphose en elle-même n’est pas liée à des facteurs extérieurs mais intérieurs.

2.3. Enfin, il y a notamment deux éléments qui relèvent de la forme humaine. Ce sont les mains et les yeux. Chaque main comporte trois doigts alors qu’une partie du corps de la Chose porte sur elle trois yeux. Ces yeux, placés ici sur le corps de la Chose ne sont pas placés de façon régulière. Ils sont placés de façon à former un triangle. En plus, chaque œil existe indépendamment des autres : il regarde vers la direction qu’il veut et se ferme et s’ouvre à sa guise. Les yeux présupposent un visage ou une tête, ce qui n’est pas le cas ici. La figure humaine est-elle concevable sans visage ? Jacques Aumont écrit que « le visage est humain » ou le visage « est de l’homme ». C’est sa fonction la plus ontologique8. Sa deuxième fonction est d’être le lieu du regard. Par conséquent, rien d’humain ici.

Cette image étrange réunit en elle deux éléments complètements hétérogènes. L’œil, d’un côté, organe familier, présent ici triplé et une masse informe, de l’autre, qui ne ressemble aucunement à un visage. Toutefois, l’informe ne doit pas être pensé de manière négative. Selon Didi-Huberman, « l’informe qualifierait un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable »9. L’informe serait alors le paradoxe selon lequel la « Figure humaine » demeure « Figure » et demeure « humaine », bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement et de dévoration »10. C’est le devenir-chose de l’être humain, c’est également le devenir-chose de l’animal. L’animal est le premier organisme qui est susceptible d’écorchement voire d’extermination par l’être humain car il lui sert de nourriture. La séquence que nous analysons aborde la question du devenir-chose du chien.

2.4. L’organisme éprouve la capacité non seulement de traverser les règnes et les espèces, mais aussi d’être à la fois dans un règne et dans un autre. Nous devons ajouter toutefois que le règne minéral est pratiquement exclu de la procédure sauf si nous considérons que la masse finale peut relever de ce règne. Nous réfutons cette hypothèse pour la raison suivante : par principe, les minéraux sont stables, immuables. La masse finale ne l’est pas.

Les scientifiques ont procédé à la séparation de la nature en règnes et en espèces (ou en genres et en espèces) pour pouvoir mieux observer le monde naturel. Néanmoins, d’après Von Linné11 et Buffon12, naturalistes ayant vécu au XVIIIe siècle, cette séparation ne constitue pas une règle stricte.

Buffon remarque que « nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal ou bien entre le règne végétal et le minéral […] »13 Selon lui, l’homme ressemble beaucoup aux animaux. Les animaux sont dotés des mêmes sens – la vue, l’ouïe, etc. et ils font une infinité d’actions semblables aux nôtres. L’homme diffère beaucoup des végétaux, cependant il leur ressemble plus qu’il ne ressemble aux minéraux, et cela parce que les végétaux ont « une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon » à celle de l’homme, « au lieu que les minéraux n’ont aucun organe »14.

Mais d’où en effet viennent ces êtres hybrides ? Ils ne sont certainement pas l’invention du cinéma mais la réinvention.

3. L’existence matérielle des êtres hybrides dans les années 80

On doit en effet au surréalisme la découverte de la figure hybride qui (simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier) devient alors un instrument gnoséologique : l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu15. Gilbert Lascault16 a inventé un nom pour les figures hybrides : il les appelle « formes m ». La formeest créée par la littérature ou les arts plastiques et elle se présente comme une forme contre-nature, une forme παράφύσιν (paraphysis) selon Aristote. Elle « naît d’une cause efficiente qui se veut toute puissante, d’une volonté qui veut rivaliser avec la nature et d’une matière torturée et dominée »17. Cette forme est définie comme « un écart formel » par rapport aux êtres naturels que d’autres formes veulent imiter et elle transgresse « les classifications éthiques comme les classifications esthétiques traditionnelles »18.

La forme m est très souvent le résultat du collage chez les surréalistes. Le collage rapproche deux éléments qui, à première vue, n’ont rien de commun. Cet accouplement était aussi possible dans le cinéma des années 80 à travers les effets spéciaux.

Les effets spéciaux résultent, dans un premier temps, du dessin. L’aspect extérieur d’un être hybride est toujours dessiné sur un papier avant d’être traité comme un objet à part. Cet objet prend ensuite forme à travers sa construction. Henri Focillon, dans son ouvrage intitulé La vie des formes écrit :

« Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. »19

C’est de cette manière que les monstres des années 80 prenaient vie. John Carpenter a fait ses monstres « avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs gluants » car, pour lui, « ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… »20. Ces monstres-là avaient une existence matérielle. De nos jours, le progrès technologique permet leur création à travers les logiciels. Par conséquent, les nouveaux organismes sont parfois dépourvus de réalité physique.

L’hybridation renvoie à l’anomalie et à la monstruosité. L’organisme extra-terrestre de Carpenter n’a pas plu. La critique a foudroyé le film et l’a classé parmi les films les plus répugnants de la décennie. Pourtant, dans le film, il y a un renouvellement incessant de formes et un éloignement de l’art cinématographique de ce qu’il est, à savoir un médium qui procède par enregistrement et pour cela condamné à reproduire la « réalité ».


Notes

1 –  Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.51

2 –  Le Nouveau Petit Robert 1, p.258

3 –  DELON Michel, préface de l’Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.20

4 –  BATT Noëlle, « Que peut la science pour l’art ? De la saisie du différentiel dans la pensée de l’art » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.74

5 –  King Kong ; États-Unis, Nouvelle Zélandie, 2005; Universal Pictures, 3h ; R : Peter Jackson; Sc./ Ad. : Peter Jackson et Fran Walsh; Ph. : Andrew Lesnie; Prod. : Jan Blenkin, Carolynne Cunningham, Fran Walsh et Peter Jackson; Int. : Naomi Watts, Jack Black, Adrien Brody, Andy Serkis

6 –  Sur cette ‘querelle’ voir la préface de l’Histoire Naturelle de Buffon, pp.17-18

7–  espèce solitaire et prédatrice

8 –  AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1992, p.14

9 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

10 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

11 –  1707-1778, naturaliste suédois

12 –  1707-1788

13 –  BUFFON Charles, Hist. Nat., 1er discours, cité par Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, mise à jour pour 1992, tome 8, p.172

14 –  BUFFON Charles, Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.50

15 –  BERNARDI Sandro, « Le Minotaure c’est nous… De Godard à Pasolini » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.121

16 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973

17 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

18 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

19 –  FOCILLON Henri, Vie des formes, Paris : Presses Universitaires de France, p.24

20 –  HAMUS-VALLEE Rejane, Les effets spéciaux, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2004, p.74


Bibliographie

AUMONT Jacques. Du visage au cinéma. Paris : éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, 219p.

BATAILLE Georges, FOUCAULT Michel. « Les écarts de la nature » in Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1992.

BERNARDI Sandro. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 211p.

BILSON Anne. The Thing. British Film Institute Modern Classics, BFI Publishing, 1997, 96p.

BRUNEL Pierre. Le Mythe de la métamorphose. Paris : J. Corti, 2003, 257p.

BUFFON Charles. Histoire Naturelle. Paris : Gallimard : 1984.

CANGHUILLEM Georges. La connaissance de la vie. Paris, Vrin, 2000, 256p.

CLAIR Jean. Autoportrait au visage absent : écrits sur l’art 1981-2007. Paris : Gallimard, 2008, 463p.

Collectif.  L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 192p.

DIDI-HUBERMAN Georges. Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1995, 446p.

DIDI-HUBERMAN Georges. La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris : Macula, 1995, 400p.

FOCILLON Henri. Vie des formes. 7e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 1943, 144p.

HAMUS-VALLEE Réjane.  Les effets spéciaux. Paris : Les Cahiers du cinéma, SCÉRÉN-CNDP, 2004, 92p.

HEGEL. Esthétique. Paris : L’Harmattan. 1997.

LASCAULT Gilbert. Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique. 4e tirage, Paris : Klincksieck, 2004, 470p.

OVIDE. Les Métamorphoses. Paris : Gallimard, 1992, 640p.

« Le Songe, ou l’Astronomie lunaire » de Kepler, « Les États et Empires du Soleil » de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne

Jean-Michel Caralp
Doctorant, Laboratoire LLA-CRÉATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
jmcaralp@gmail.com

Pour citer cet article : Caralp, Jean-Michel, « “Le Songe, ou l’Astronomie lunaire” de Kepler, “Les États et Empires du Soleil” de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La fracture de la représentation cosmologique postérieure à la révolution copernicienne a en même temps, détruit une intrication complexe et stabilisée de « science » et de symboles tenue pour unique et certaine, en corrélation avec une conception supranaturelle de l’humain, et ouvert l’espace à des projections désormais conscientes de n’être plus qu’un possible imaginaire au sein d’un réel sans cesse plus fuyant à l’idée d’être saisi avec netteté par le regard scientifique. En projetant des êtres hybrides sur ces astres dont le mouvement nouvellement décrit induit des conditions physiques qui génèrent les facteurs d’une hybridation adaptée, Kepler, dans Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, et Cyrano de Bergerac, dans États et Empires du Soleil, inventent un imaginaire rationalisé libéré de la transcendance et de ses paradigmes symboliques. Mais deux voies divergent déjà : d’une part celle d’un imaginaire qui serait contenu dans les latitudes ouvertes par le discours scientifique sur l’objet, et d’autre part la prise de pouvoir du sujet imaginant sur la plasticité d’un cosmos atomiste. Ainsi l’astronomie a fécondé un dispositif de représentation où l’hybride spatial sera décliné selon toutes ses variantes rationnelles par la science-fiction moderne, mais elle devient à son tour un dispositif dans la représentation, grâce auquel Baudelaire expose sa poïétique dans « Paysage ».

Mots-clés : astronomie – cosmos – hybridation – imaginaire – philosophie – réel

Abstract :

The post copernician’s revolution cosmological representation fracture both ended with an intricate, stable, supposed unique and true tissue made of symbols and supposed sciences, linked with a supranatural idea of humankind, and widened space for imaginary shapes henceforth conscious of being no more than a potentiality in the unending intangible real because of the willing of sciences to describe it obviously. While designing hybrid beings on planets which newly described momentus induced physical conditions, themselves generating adapted hybrid factors, Kepler, in Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, and Cyrano de Bergerac, in États et Empires du Soleil, invented a rationalized imaginary now freed from transcendence and its symbolical paradigms. But two separate ways already forked : one imagination enclosed in the yet free ranges of the scientific object description and, on the other hand, the imagining subject’s control over an atomistic scale cosmos plasticity. So astronomy gave birth to a representation’s matrix in which a various kind of rational space hybrid beings were to be invented by modern science-fiction, but this science became also a matrix integrated in the representation thanks to which Baudelaire disclosed his poïétique in “Paysage”.

Key-words: astronomy – cosmos – hybridism – imagination – philosophy – real


Le Songe, ou l’Astronomie lunaire de Kepler, paru de manière posthume en 1634, et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac, ouvrage publié aussi après la mort de son auteur en 1662, explorent un nouvel espace de représentation au carrefour des sciences, de la philosophie et de la littérature, carrefour d’ailleurs encore mal défini puisque, jusqu’en 1650 environ, la physique, et donc l’astronomie, sont des sous-parties de la philosophie, au même titre que la métaphysique ou la morale.

Pourquoi rapprocher ces deux œuvres et pourquoi les confronter au concept d’hybride ?

Elles ont d’abord pour point commun d’être des œuvres transgressives, car les conséquences tirées par les auteurs entrent en violation des frontières symboliques dominantes (avec ce que l’acception de ce dernier adjectif implique de coercition). De ce fait, elles ont été publiées de manière posthume après avoir circulé sous le manteau puisqu’elles n’étaient pas sans danger pour leurs auteurs, et ont même valu à Kepler1 de sérieux ennuis. Les deux auteurs ont multiplié les filtres génériques de manière à désamorcer les risques que pouvait générer une prise en charge trop personnelle de leurs thèses et représentations : Cyrano de Bergerac utilise le biais du roman comique avec un voyage aérien, ou plutôt spatial, de la Terre au Soleil qui s’apparente à une exploration allégorique des différentes théories astronomiques et philosophiques de l’auteur ; Kepler entraîne son personnage-narrateur dans un songe durant lequel le dormeur lit un livre dont le personnage-narrateur de second niveau est lui-même transporté dans l’espace lunaire par l’entremise d’un démon, en lequel l’auteur laisse reconnaître une allégorie de la connaissance astronomique.

Au-delà de leur transgression des codes symboliques, ces deux œuvres développent à partir d’un substrat astronomique des représentations imaginaires de et dans l’espace en entérinant une modification des lignes-frontières cosmologiques, celles qu’a bouleversé la révolution copernicienne. Précisons d’emblée que n’y apparaît pas encore un univers ouvert sur l’infini : l’espace y reste clos par la sphère des fixes : celle des étoiles. Ces voyages imaginaires eux-mêmes hybrides, entre science et représentation, entérinent l’héliocentrisme et déploient un espace cosmique que Le Songe et Les États et Empires du Soleil peuplent d’êtres hybrides respectivement sur la Lune et sur le Soleil. Une variété d’hybridation en particulier se rencontre aussi bien chez Cyrano de Bergerac que chez Kepler : en effet, celui-ci imagine des êtres lunaires hybrides entre le végétal et l’animal (ils sortent de pommes de pin) alors que Cyrano de Bergerac met en scène un arbre dont les fruits sont des minéraux, puis se transforment en êtres humains. Ce rapprochement initie notre problématique : quelles sont les conditions d’émergence de cet imaginaire nouveau d’hybridation ? En quoi ces deux formes pourtant si semblables en leur réunion du végétal et de l’animal divergent-elles radicalement ?

Et est-il avant toute chose approprié de les qualifier d’hybrides ? Une certaine prudence épistémologique s’impose.

Le terme « hybride » est absent du dictionnaire Furetière de 1690, même si sa première acception date, selon Le Robert, de 1596. Si le mot et le concept font défaut, l’hybride est connu empiriquement par certaines possibilités naturelles d’hybridation, en particulier celle du mulet chez les animaux, et on sait que le terme apparaît chez Pline, dans une littérature latine qui était familière au XVIIe siècle. Ce qu’informe notre regard ne constitue donc pas un anachronisme2. L’hybride a existé avant le concept et, de toute façon, pour reprendre la perspective de Philippe Ortel, un modèle conceptuel « est admissible à partir du moment où (il) ne prétend pas délivrer un savoir mais sert simplement de filtre intellectuel permettant de souligner des niveaux d’analyse dans les objets qu’on étudie3. » Penser cette hybridation est d’autant plus complexe que les taxinomies sont elles-mêmes diachroniquement évolutives donc problématiques 4.

Entre concepts en devenir, champs épistémologiques en recomposition et liberté fictionnelle, ces œuvres nous obligent à penser dans le relatif de la scientificité, à partir d’un état de la connaissance qui est dans la palette validée par la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi acceptons-nous que des mers soient sur la Lune ainsi que des marées5, comme on le pense depuis Galilée, et cette projection a d’ailleurs fondé le principe d’identité avec la Terre ; nous acceptons aussi, ainsi que Cyrano de Bergerac le met en scène dans Les États et empires du Soleil, que le Soleil soit une planète où des êtres peuvent vivre, et non, comme nous le savons désormais, un astre dont le rayonnement dû à l’énergie thermonucléaire de l’hydrogène rend impensable tout développement biologique. Car le but n’est pas de refaire une histoire des sciences, le serait-elle sous la forme d’une archéologie du savoir, encore moins une histoire des idées gorgée d’érudition6 mais de cerner deux lignes de force de la représentation de l’hybride dans cet imaginaire scientifique. De ce fait nous nous contenterons d’une définition a minima du concept d’hybride : la réunion de deux catégories a priori incompatibles s’intriquant en une entité autonome en sa néo-réalité.

Ces longs mais nécessaires préalables tracent notre parcours dans la complexité. De la même manière que le concept d’hybride nous intéresse comme outil théorique, nous entendons faire œuvrer la théorie contemporaine du dispositif à l’intérieur d’un champ d’érudition (l’astronomie représentée) autour de la notion d’hybride. Car c’est en pensant la connaissance astronomique comme un dispositif que l’on peut comprendre l’émergence de représentations d’êtres hybrides imaginaires qui ne doivent plus essentiellement à l’imaginaire tératologique antérieur connoté péjorativement sur le plan symbolique7. Si l’hybride biologique est généralement stérile, il n’en va pas de même de l’hybridation imaginaire rationalisée dont la fécondité se poursuit au-delà de ce point d’émergence dans la science-fiction contemporaine, comme nous le verrons avec les êtres intergalactiques de George Lucas, aussi bien que dans la modernité poétique baudelairienne, qui réinvente la subjectivité créatrice à partir d’une position de rejet de la réalité cosmique, et de recomposition hybridée de ses éléments par l’imaginaire.

1. Le dispositif astronomique créateur de « trou »

1.1. Penser la représentation cosmologique comme un dispositif

Pour comprendre les conditions d’émergence de l’hybride moderne, il faut se pencher sur le dispositif astronomique ou penser l’astronomie en tant que dispositif extérieur à la représentation8 avec le bouleversement engendré à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles par la révolution copernicienne que l’on limite, à tort, à un passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. Paradoxalement, en amenant une connaissance un peu plus exacte sur le fonctionnement céleste, l’astronomie va être créatrice d’une béance, d’un « trou »9: à la fois une déchirure dans la représentation du cosmos admis par la doxa, et la naissance des espaces, l’évidement de l’espace lui-même. En générant du savoir, en cartographiant l’inconnu pour y décrire une néo-réalité, l’astronomie crée un nouvel inconnu. Cadastrer la réalité c’est faire émerger le réel ou, pour le reformuler selon une perspective plus strictement lacanienne (et sans que la superposition des concepts soit totalement symétrique), la science est « la pulsion dans toute sa pureté » qui constitue un « oubli de l’Être »10. « Le dispositif aussi est une fenêtre ouverte sur le néant »11, pour reprendre une image de Philippe Ortel. Le dispositif scientifique est à l’instar du dispositif de contrôle foucaldien dans lequel la prison, qui vise à contrôler les entorses à la loi, crée de la délinquance. Ainsi, à la fin de la Renaissance, le ciel est décrit et représenté comme une structure stable, en tout cas à peu près stabilisée, totalement cadastrée, hiérarchisée physiquement, verrouillée par des superpositions symboliques intriquées (métaphysiques et spirituelles). C’est à la fois en élaborant une néo-représentation qui cherche à canaliser les débordements générés par les bouleversements de la connaissance du cosmos et parce que la nouvelle science est en instance de divorce avec le symbolique12 que le nouveau dispositif va paradoxalement générer (ou donner conscience à) des béances, trous, vides dans le ciel.

1.2. La déchirure

Art 4_CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.01

Art 4_2CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.02

Comme il a déjà été précisé, l’astronomie et, plus généralement la physique, ont longtemps été confondues dans la philosophie comme domaine, au même titre que la morale, et cette science ne va s’autonomiser que vers 1750 en entérinant l’apport cartésien (il suffit de consulter les sommaires des ouvrages de philosophie de l’époque pour s’en rendre compte) alors qu’une épistémè stable dominait au moins depuis le Moyen-âge, soit depuis trois siècles (avec la synthèse du thomisme) malgré des voix divergentes. Les visions antérieures sont un « à-plat », un développement de la voûte céleste ainsi qu’en témoigne, par exemple, le septième jour de la création de la Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel.
Tout le visible de la voûte s’inscrit dans le continu de la proximité à l’image de tout le savoir lui-même (en un temps où le langage est lui-même partie intégrante du monde, comme le souligne Foucault13). Les représentations du cosmos sont intriquées et verrouillées avec des théories philosophiques comme l’illustre l’enluminure du Liber divinorum operum d’Hildegarde Von Bingen superposant l’homme au cosmos ; le discours ontologique y trouve soit un substrat soit un prolongement cohérent.
Le continu du cosmos se double d’implications médicales14 liées aux analogies du microcosme et du macrocosme soumises aux influences des éléments, à la hiérarchie du macrocosme et du microcosme, aux hiérarchies entre monde sublunaire corruptible et supra lunaire incorruptible ayant des incidences dans l’ordre symbolique, l’ensemble asservi à une temporalité eschatologique : de la Genèse à la fin du monde. Ces intrications de continuités peuvent déboucher sur des modèles extrêmement complexes, comme dans l’ouvrage de Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia, paru en 1619.

Art 4_3CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.03

Cette synthèse cosmo-métaphysique extrêmement structurée et stable va voler en éclat par une conjonction du « dit » (De Revolutionibus orbium caelestium, de Copernic, paru de manière posthume en 1543) et de « non-dit », la lunette astronomique grâce à laquelle Galilée, en vérifiant l’hypothèse des phases de Vénus, va fournir la preuve expérimentale que les planètes du système solaire sont en rotation sur elles-mêmes et autour du soleil.

1.3. La naissance de l’espace

art 4_4_CARALP

Fig.04

Ainsi, en même temps qu’elle produit un savoir nouveau sur le fonctionnement céleste, le déplacement des astres, l’astronomie crée des trous15 dans le continu de la représentation du ciel : dès la théorie des tourbillons de Descartes, le ciel dégagé de toute métaphysique est réduit à un fonctionnement, et encore Descartes, trop respectueux du principe d’Aristote selon lequel « la nature a horreur du vide16 », place-t-il de la matière dans ses tourbillons entre les astres. Mais, en 1646 et 1648, Blaise Pascal va vérifier l’expérience de Toricelli et démontrer l’existence du vide. Cette évolution vers l’évidement est aussi validée par le lexique, le mot « espace » tendant à s’imposer au milieu du XVIIe siècle avec un sens qu’il n’avait guère, alors que le mot « ciel », qui désignait soit le séjour des dieux, soit la voûte céleste, tend à s’effacer du lexique cosmologique pour se spécialiser comme une métonymie du séjour des dieux, et plus tard comme la zone basse de l’atmosphère, où se produisent les phénomènes météorologiques (le mot y conservant le sème d’à-plat de son sens originel). Telle approche sémantique témoigne de la déconstruction des réalèmes de la doxa.

On est en droit de penser que ce creusement de la profondeur cosmique avait aussi été préparé par l’émergence, dès le XVe siècle, des lois de la perspective dans la représentation, perspective qui avait été orientée vers la verticalité avec les ciels en trompe-l’œil des dômes d’églises (Mantegna, chambre des époux du Castello San Giorgio de Mantoue, vers 1470).

1.4. Fécondité pour l’imaginaire du néo-évidement de l’espace

Ces espaces entre les astres (une latitude, un discontinu, un vide) vont rendre plus plausible l’idée du voyage interplanétaire même s’il en existait dans les représentations antérieures du ciel des versions fantasques comme l’échelle de Scipion, ou merveilleuses, comme la migration des âmes. Et s’il n’y a pas voyage concret, il s’opère par l’esprit : ainsi, dans le Songe de Kepler, ce sont les « démons » (de Daemon, « esprit »), allégories de la connaissance scientifique, qui effectuent le voyage de la Terre à la Lune.

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Fig.05

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Fig.06

L’astronomie était au demeurant privilégiée pour imaginer ce déplacement entre les astres. Un tel type de décentrement de la perspective de représentation (qui suppose un déplacement préalable) pouvait d’autant mieux être inféré par l’astronomie qu’elle possédait un instrument simulant le déplacement du regard dans l’espace, sa plongée dans l’épaisseur du cosmos : la sphère armillaire. Son utilisation par les astronomes peut avoir conditionné un mode de regard qui n’est plus le regard géocentré à partir duquel on obtient toutes les cartes du ciel en développement à plat. Telle idée du décentrement du regard apparaît déjà chez Giordano Bruno et Galilée. Il est possible que ces deux astronomes, et Kepler en écrivant le Songe, aient eu l’idée du regard décentré (se placer en position lunaire, par exemple, pour observer la Terre comme un satellite, nommée Volva par Kepler) par l’utilisation propre aux astronomes du seul instrument tridimensionnel de représentation de l’univers : la sphère armillaire dans certaines desquelles l’astronome devait glisser la tête pour voir selon un angle particulier la position des planètes17.
Une représentation du planétaire du XVIIIe siècle permet de prendre conscience de ce déplacement du regard dans le champ virtuel reproduit par l’instrument et de sa capacité à traverser l’espace. Telle hypothèse montrerait à quel point le dispositif technique informe la représentation.

1.5. L’espace béant comme confrontation au Réel angoissant

L’astronomie achève ainsi durant la première moitié du XVIIe siècle la déchirure de toutes les représentations cohérentes et stables antérieures. Cette instabilité a pu contribuer à ce que l’on qualifie d’âge baroque. Mais, plus spécifiquement, un grand pan de ciel est déchiré et instaure la panique18 car le réel est la béance, le vide, le gouffre. « […] Le Réel n’est pas la « vraie réalité » dissimulée derrière la simulation virtuelle mais le vide qui rend la réalité incomplète et inconsistante, la fonction de toute matrice symbolique étant de dissimuler cette inconsistance […]19 ». Nous avons du mal à prendre pleinement conscience de la radicalité d’une telle déterritorialisation, pour reprendre le concept de Deleuze, un phénomène de déterritorialisation qui se produit sans que l’homme ait été en quelque manière déplacé de son territoire terrestre et de sa familiarité au cosmos. Il suffit de se référer au célèbre texte des « deux infinis » de Pascal, fragment 23020 des Pensées, pour percevoir cette perte d’équilibre dans la représentation. On sait quelle exploitation Pascal va faire de ce « trou » dans l’univers, non seulement parce que la coupure entre la physique et la métaphysique prive l’homme du sens ancien, mais aussi parce que ce vide est de nature à susciter le vertige21 et l’effroi dans la peinture de la représentation de l’homme dans l’univers, c’est-à-dire du libertin qui voudrait assurer par la seule connaissance rationnelle le sens de sa présence au monde.

Le potentiel de cet espace vide s’associe à la transgression des frontières anciennes et l’érection de nouvelles frontières par la science. Les conditions de l’émergence de l’hybride passaient par une libération du cosmos de la hiérarchie métaphysique, par la subordination aux lois de ce que Foucault nomme la mathésis ou « effort de mathématisation de l’empirique »22. L’imaginaire opère dès lors une reterritorialisation à partir des catégories empiriques, déplacées dans un cosmos aux lois homogènes dans la profondeur selon la combinatoire rationalisée d’une néo-hybridation. Dans le même temps, cette combinatoire constitue la limite rationnelle même de notre imagination selon les propos de Sagredo que Galilée met en scène dans le Dialogue des deux grands systèmes du monde23.

Cette reterritorialisation constitue une forme de réappropriation du monde par l’imaginaire ; peupler d’êtres un espace dont cette révolution astronomique vient révéler la continuité des lois et des formes par rapport au discontinu antérieur s’impose comme une prise de possession, par une projection de la familiarité ; et l’homme du XVIIe siècle a sans doute eu besoin, comme nous-mêmes, d’images pour son équilibre psychique, dont la neurobiologie nous explique qu’elle entre dans une dimension prédictive de maîtrise anxiolytique du milieu. L’évidement de l’espace autorise le déplacement du regard et joue un rôle dynamique dans la mesure où le vide angoissant œuvre comme un appel d’air à la représentation. Le monde dans son abstraction d’espace et de temps est une perspective insoutenable pour qui n’y projette pas soit une libido sciendi astronomique, soit des représentations imaginaires : il suffit de voir combien nous l’avons depuis re-peuplé d’un imaginaire composite, serait-il erroné comme l’astrologie, ou hypothétique, comme la science-fiction.

2. Le peuplement imaginaire en hybrides

2.1. Les êtres hybrides adaptés de Kepler

C’est dans cette vacuité et cette profondeur uniforme que s’engouffre le premier Kepler dont les premières esquisses du Songe datent de 1593. Notons tout d’abord que les hybrides de Kepler ne sont qu’un jeu de l’esprit de l’astronome, un surplus24 au développement astronomique : ils n’apparaissent d’ailleurs que dans les toutes dernières pages du Songe, dont l’essentiel, au-delà des pages liminaires narratives, consiste à un développement des conditions climatiques supposées régner à la surface de la Lune, rebaptisée Levania (la déterritorialisation de la perspective s’accompagnant d’un changement sémantique radical dans la désignation). Ces conditions de température, de durée du jour et d’hygrométrie sont induites à partir des calculs de rotations des astres que l’on peut observer autour d’elle, et des projections conscientes et argumentées (la présence de mers, les cratères lunaires supposés être des abris pour ses habitants) ou tacites (la présence d’une atmosphère induite du fait que la Lune est une planète). L’ensemble forme ce que nous appellerions aujourd’hui un éco-système et l’imaginaire de Kepler s’emploie à y penser les conditions élémentaires du vivant (pour simplifier : une fourchette empirique de température et d’humidité autorisant une vie animale).

Les vivants lunaires sont conformes aux conditions extrêmes qui règnent sur l’astre comme ces êtres aux longues jambes (comparées à celles des dromadaires) pour pouvoir fuir en fonction des marées qui envahissent l’hémisphère de Levania (Kepler stipule que les habitants de la Lune se déplacent et « parcourent en groupe tout le globe en une de leur journée » soit 364 kms en une journée terrestre). D’ailleurs tous les êtres ont des tailles démesurées25 : « Tout ce qui pousse ou vit sur cette terre est d’une taille monstrueuse »26 .

Les hybrides adaptés de Kepler ne relèvent pas encore de l’évolution darwinienne (il n’y a pas de dynamique de changement des espèces) mais procèdent en tout cas d’une adaptation au milieu : tous les êtres sont en recherche de ce qu’on n’appelle pas encore leur homéostasie27 (la loi de conservation interne de l’équilibre de la vie) et ont une forme et des organes pour ce faire à la mesure du milieu spécifique dans lequel ils évoluent : la peau qui tombe comme une écorce végétale car elle est brûlée par la lumière, les êtres qui naissent dans des pignes de pin qui leur sont une protection thermique : « Çà et là, on trouve sur le sol des corps dispersés qui ont la forme de nos pommes de pin. Dans la journée leur enveloppe brûle superficiellement ; le soir, ces espèces de cachettes s’ouvrent et laissent sortir des êtres vivants » 28 .L’alliance du végétal et de l’animal est ainsi justifiée par Kepler comme une parade aux amplitudes thermiques supposées très élevées sur Levania29.

Alors que certains êtres sont pourvus de jambes de dromadaire pour fuir les marées qui envahissent l’hémisphère de Privolva (la face lunaire tournée vers Volva, la Terre), d’autres s’enfoncent dans les profondeurs de l’eau par une forme d’apnée prolongée30 et présentent des signes partiels d’adaptation aquatique (sans atteindre à la capacité amphibie) pour trouver refuge sous l’eau durant les phases d’immersion.

La nature adaptative est confirmée par son caractère transgénérique : le même phénomène apparaît chez les végétaux et les êtres vivants : « L’écorce sur les troncs, la peau chez les animaux et tout ce qui en tient lieu couvre la plus grande partie du corps, elle est spongieuse et poreuse. Si un être vivant s’expose au Soleil durant la journée, sa peau se durcit et brûle superficiellement. Le soir, cette enveloppe brûlée tombe »31. Notons au demeurant que la mention des êtres hybrides sur la Lune se concentre dans l’ultime page du Songe, dans une forme de développement progressif et logique des conditions qui règnent à la surface de la Lune. Dans ce modèle d’imaginaire scientifique, il faut d’abord dépeindre le milieu avant d’y placer les formes de vie possibles : le milieu génère ce qu’on n’appelle pas encore la vie (la vie est un concept moderne comme le rappelle Foucault). En tout cas, le continu de la loi physique s’y est substitué au continu de la représentation de la physique médiévale : et c’est cette néo-continuité qui génère la redistribution du continu antérieur, et non une création venue de l’extérieur et de nature transcendante. L’être hybride du Songe est le produit du milieu32 et, s’il se transforme, comme les pommes de pin se muant en êtres, ce n’est que pour obéir à un changement dans les conditions du milieu. La forme du sujet est induite seulement par le milieu. L’hybride de Kepler se distingue radicalement des êtres monstrueux que produisait la mythologie antique : les sirènes, amphibies mi-homme mi-poisson ; le centaure ; l’hydre de Lerne. La déconstruction astronomique a détruit la norme qui rejetait dans le tératologique une hybridation de caractères en dehors des hybrides inclus dans le continuum du monde pré-scientifique.

2.2. Fécondité du modèle de l’hybride adapté

art 4_7_CARALP

Fig.07 a.

art 4_8_CARALP

Fig.07 b.

Et ce déplacement des frontières symboliques ne nous paraît pas sans incidence sur les représentations modernes de l’hybride adaptatif, dont un exemple fort similaire et parmi les plus notoires, apparaît dans La Guerre des étoiles, saga cinématographique de George Lucas dont le premier épisode est sorti à l’écran en 1977. Parmi tant d’autres robots, êtres galactiques et androïdes, et pour rester dans la ligne des hybrides de Kepler, nous y rencontrons le Neti ou Ryyk : un être hybride, de type « humanoïde-végétal », d’une taille de 3 à 5 mètres, couleur de peau brune, originaire de la planète Mykr puis Ryyk, dont le langage est le Neti et le Basic, et qui a pour signe particulier d’être une « espèce métamorphe (sic) de type végétal (elle appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) »33.
On croisera aussi dans l’univers de George Lucas, le Félucien : hybride de type humanoïde-amphibien / aquatique, peau noire et bleue, taille : 1,90 m ; signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude34 qui n’est pas sans évoquer les êtres quasi amphibies que Kepler postule sur Levania.

Les êtres des films de Lucas reprennent donc le principe d’une reconstruction rationnelle à partir d’éléments composites afin d’obtenir des êtres adaptés au milieu ambiant de leur planète. Curieusement, les êtres hybrides des mondes de La Guerre des étoiles demeurent non évolutifs (ils changent d’astre sans que leur forme ou leurs aptitudes en soient modifiés) : ils ne sont pas plus darwiniens que les hybrides de Kepler. Leurs variantes apparaissent comme la multiplication des combinatoires d’un imaginaire rationalisé, nourri d’une connaissance plus aboutie des lois biologiques et astronomiques et amplifié des capacités d’hybridation avec la robotique.

Notons que ces êtres galactiques de La Guerre des étoiles confirment une réorientation du symbolique. Alors que la forme même du monstre hybride donnait lieu à son rejet symbolique en raison de son a-normalité au Moyen-Âge, comme le montre Emmanuel Molinet35, les hybrides de Georges Lucas ne sont pas évaluables sur le plan symbolique par leur forme mais dans leur adhésion aux forces du bien et du mal dont le paradigme fonde le récit de La Guerre des étoiles. Le cinéma populaire de science-fiction valide l’assertion lacanienne selon laquelle « la vérité a structure de fiction »36. Grâce à la diversité galactique, le cinéma industriel introduit une nouvelle doxa entrant dans un discours de la tolérance37. Nous sommes en droit de penser que cette réorientation du symbolique s’origine dans la légitimation de l’hybridation par le milieu que commence à opérer Kepler. On n’est pas responsable de sa forme.

3. Les hybrides métamorphiques de Cyrano de Bergerac

3.1. Métamorphose de la matière

Kepler avait imaginé des pommes de pin d’où naissent des êtres, alliance du végétal et de l’animal ; nous observons une configuration d’hybridation en apparence semblable dans Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac. À son arrivée sur le soleil, le personnage-narrateur s’éveille :

« […] sous un arbre en comparaison de qui les plus hauts Cèdres ne paraîtraient que de l’herbe. Son tronc était d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes qui, dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit ne devait rien aux feuilles : l’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l’autre était en suspens si elle tenait sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les feuilles épanouies étaient de grosses roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

[…]

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m’assouvir de le regarder. Mais, comme j’occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de Grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite Couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea pour lui former un col. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ces jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige, et d’une légère culbute tomba jusqu’à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération.38

La transformation du minéral en végétal puis en animal mérite explication : dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac, un changement d’échelle s’est opéré pour la représentation scientifique du cosmos. Certes Les États et Empires du Soleil intègre les dernières découvertes astronomiques d’échelle macroscopique de déplacement des astres dans l’espace (le géocentrisme copernicien) ainsi que des apports plus récents (les taches solaires découvertes par Galilée), mais la véritable loi de continuité du cosmos est à l’échelle microscopique dans la matière, l’atome.

Le matérialisme est continu à l’échelle de l’univers proposé par Cyrano de Bergerac, et les conditions astronomiques ne peuvent qu’en faire varier la densité : le Soleil, parce qu’il est plus lumineux présente un état de la matière moins dense (sur sa face éclairée en tout cas) et parce qu’il connaît une absence de pesanteur faute de centre39, permet à la matière, à sa surface, de changer d’état et de passer, par exemple, de l’état minéral au végétal, puis de se muer en animal. Cyrano de Bergerac, en philosophe matérialiste (et imprégné des modèles alchimiques) descend au niveau microscopique de la matière pour expliquer l’hybridation métamorphique, alors que Kepler observait l’univers, en astronome, à l’échelle macroscopique. Curieusement, il anticipe sur la physique quantique : la matière, dans certaines conditions, n’est plus qu’un ensemble de particules, une forme malléable en attente de saisie transitoire (de mesure, dirait Schrödinger) : c’est la volonté, ou le désir qui l’habite qui la modèlera. Ainsi le narrateur est ébahi en voyant une pierre précieuse se muer d’elle-même en fruit puis en être humain, c’est-à-dire accomplir la métamorphose du minéral au végétal puis à l’animal, catégories qui structurent la typologie de cet hybride. Le sujet prévaut sur les conditions du milieu qui induisent une marge de possibles pour sa liberté formelle. Ces formes métamorphiques que l’on observe sur la face éclairée du Soleil parce que la matière y est moins dense, plus labile, et, partant, plus plastique à la volonté, relèvent d’une hybridation dynamique, et non statique : elle est métamorphique car deux catégories se succèdent dans le temps au lieu de le faire dans une continuité, de se superposer dans l’espace. Telle vision matérialiste fait abstraction de la volonté transcendante antérieurement supposée à la base du cosmos et des êtres qui le peuplent (il s’agit dès lors de chercher les sujets dans la totalité et non un sujet qui soit une unité totalisante). Elle opère ou plutôt perpétue la position atomiste d’une émancipation du sujet par rapport à une toute puissance de création supérieure. On observe à ce titre une remarquable cohérence entre le sujet hybride dans l’univers cosmique représenté, et l’œuvre comme lieu de la représentation pour laquelle le sujet créateur modèle une unité syncrétique.

3.2. Une hybridation de la représentation : le syncrétisme théorique et philosophique

Les États et Empires du Soleil témoignent d’une volonté totalisante : car il y a un syncrétisme (qui est une forme d’hybridation théorique) et celui-ci est projeté sur le cosmos : en voyageant dans l’espace, le personnage-narrateur traverse plusieurs visions théoriques du monde (celle de Copernic, la théorie des éléments pour le voyage aérien (icosaèdre), l’atomisme, etc.) qui sont plaquées sur un arrière-plan astronomique incertain et composite (l’héliocentrisme copernicien y côtoie les théories magiques et alchimiques de Marsile Ficin et Campanella). Le sujet imaginant procède lui-même à une forme de métamorphose de ses représentations théoriques en fonction des possibles de l’espace sur lequel il les projette au fil de son voyage. Donc, même si sont respectées, les conditions de l’objet (conditions objectives, ou supposées telles par Cyrano de Bergerac et/ou la science de son temps), c’est la subjectivité qui prévaut librement. L’astronomie dans sa béance et sa contingence n’est au fond pour Cyrano de Bergerac qu’un prétexte puisque in fine, le sujet a tout le pouvoir sur la représentation. Si le voyage aérien se faisait chez Kepler par des « démons » allégoriques de la pensée scientifique, le vol spatial de Cyrano de Bergerac n’est peut-être que la métaphore de la puissance de l’esprit sur la représentation.

Le sujet a le dernier mot dans cette dynamique de représentation. Certes, la vision épicurienne se veut anti-dualiste (la pensée, la volonté ne sont qu’une émanation de la matière), mais force est de constater que le sujet domine la forme tout en l’habitant (auto-création). Cyrano de Bergerac semble être dans une nostalgie de l’unité perdue avec la déchirure par la révolution copernicienne de l’intrication cosmo-métaphysique antérieure, et en quête d’une forme d’unité par le syncrétisme de théories philosophiques frappées d’interdit et qui trouvent un « trou » suffisamment vaste dans la béance ouverte à cette révolution pour s’y déployer et s’y jouer.

Dès lors, la cosmologie peut-elle encore se prétendre cadre rationnel dans les marges duquel l’imaginaire explorerait librement les possibles, ou n’est-elle pas phagocytée par la représentation elle-même pour se muer en dispositif de celle-ci, et inscrire une dimension symbolique dans la réalité ?

3.3. De l’astronomie comme dispositif au dispositif dans la représentation : puissance subjective d’hybridation de l’imaginaire baudelairien

3.3.1. Dispositif de la camera obscura astronomique dans « Paysage »

Si le Soleil mis en scène par Cyrano de Bergerac n’est plus véritablement un espace scientifique ou utopique, mais un espace de représentation où se (re)joue la plasticité du réel sous la forme de l’hybridation, on peut lui découvrir une étonnante postérité40dans l’œuvre de Baudelaire, plus particulièrement dans « Paysage »41.

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Fig.08

Pour assimiler ce vertigineux passage, il faut comprendre que l’astronomie que nous avons initialement postulée comme un dispositif scientifique extérieur à la représentation artistique, niant des représentations anciennes et en générant de nouvelles, va devenir le (en tout cas, un) dispositif interne à la représentation artistique par lequel nous sont délivrées les clefs de décryptage de la représentation elle-même. Les éléments du dispositif perdent leur dimension référentielle, au besoin par le biais de l’image, pour devenir les indices d’un autre niveau de lisibilité dépassant la seule structure textuelle. En l’occurrence, en plaçant initialement le regard en position d’« astrologue »42 enfermé dans la chambre noire où il est, lui-même, le pôle d’inversion (et de métamorphose) de l’image entre la sensation acquise de la réalité et la représentation poétique restituée, Baudelaire ne décrit pas simplement l’espace de la mansarde propice à l’observation du ciel à la lunette, il pose les conditions de lisibilité du poème, voire une poétique de la section Tableaux parisiens. Il l’inscrit dans le cadre du dispositif astronomique de la camera obscura, qui était originellement pour l’astronome l’outil de la re-présentation. Le dispositif de l’astronomie s’est intégré à la représentation dans le poème : comme le montre si clairement Philippe Ortel pour le modèle optique, « (il) n’est pas dit par le texte mais montré : disparaissant de l’énoncé, il conditionne l’ordre d’énonciation des composants (…) », c’est un « schème imaginaire structurant »43. Un dispositif s’intègre dans le texte avec ses trois dimensions (technique, pragmatique, symbolique) et s’y dissimule a priori (ou s’y exhibe).
Ce dispositif astronomique posé dans « Paysage », Baudelaire va le poursuivre et le développer en une hybridation métamorphique dans la représentation du réel cosmique. « Paysage », poème liminaire de la section Tableaux parisiens, dont Philippe Ortel, à la suite de Philippe Hamon, a montré qu’il intègre le dispositif photographique de la chambre noire (avant tout parce que Baudelaire, par mépris de la photographie, réintroduit la subjectivité au cœur de la représentation), a vraisemblablement une fonction programmatique. Mais nous pensons bien plutôt qu’il s’agit du dispositif astronomique44 et non photographique45de la chambre noire, camera obscura, qui est posé comme schème structurant de la représentation : non seulement le deuxième vers du poème nous place dans cet univers et la captation du regard est verticale, tournée vers le ciel, mais les champs lexicaux qui précèdent comme ceux qui suivent la référence à la chambre noire, relèvent du cosmos. Dans les deux cas, la camera obscura inverse l’image dans la représentation, mais la position du sujet observateur diffère. En astronomie, l’observateur se place au centre de la chambre noire, et cela n’est pas anodin. En l’occurrence, le poète se représente en surplomb, tendu vers le ciel, dans la mansarde dont ont été fermées « portières et volets » pour obtenir l’obscurité nécessaire aux phénomènes de canopée.

3.3.2. L’hybridation métamorphique comme clé de la poétique baudelairienne

L’hybridation métamorphique (et de nature magique), qui était inhérente, dans Les États et Empires du Soleil, à la volonté du sujet représenté agissant sur sa propre matière « déliée » car étant dans l’espace solaire d’une moindre densité, se révèle chez Baudelaire l’œuvre du sujet-poète qui, en se plaçant au cœur de l’instrument de représentation, au point de divergence des faisceaux qui s’inversent dans la chambre noire, interrompt et nie le flux de la représentation en miroir exact bien qu’inversé du cosmos, pour le recomposer en fonction de ses propres lois subjectives qui deviennent le pôle même d’inversion/métamorphose. Le désir et la volonté de forme qui habitaient le sujet hybride métamorphique de Cyrano de Bergerac deviennent chez Baudelaire inhérents à la poïétique46 de représentation du sujet créateur. Avec le dispositif de la chambre noire astronomique, le sujet créateur s’expose imaginant. Et l’hybridation relève désormais de la puissance de la métaphore47 qui inclut le macrocosme dans le microcosme (« tirer un soleil de mon cœur » dont nous pouvons penser qu’il réfère d’ailleurs à d’antiques superpositions cosmologiques – voir la position du cœur sur la vignette 3 – tout en revendiquant son caractère novateur), tout en s’exhibant par des métaphores in praesentia dont les verbes d’action (« bâtir », « tirer », « évoquer », « faire ») renvoient à la volonté créatrice. Ces métaphores métamorphosent la matière par des référents humains (« les jets d’eau pleurant dans les albâtres »). Le passage par la camera obscura scelle le passage entre deux régimes de l’image : du visible au visuel. Le sujet créateur baudelairien a autrement résolu la déterritorialisation que l’astronomie avait fait subir à l’humain du XVIIe siècle : en hybridant par la puissance de l’image son propre sujet à un monde intérieur recomposé, non dans le réalisme photographique, mais au terme d’une imprégnation initiale (non exclusive de la vue puisque intégrant aussi la mémoire de sensations visuelles) d’un univers dont il faut se couper pour mieux l’imaginer. « Évoquer48 le printemps », c’est faire œuvre magique par la « volonté » de la même manière que les sujets-objets de Cyrano de Bergerac se métamorphosaient par la leur. À celui qui n’a pas encore écrit Le Gouffre (ni fait l’expérience terrible du réel qui en a suscité l’écriture), la puissance métamorphique de l’imaginaire peut toujours paraître la condition d’habiter le monde (le chiasme « les pensers brûlants en une tiède atmosphère49 », superposant dans la transformation sur le mode de l’inversion inhérent à la camera obscura les réalités physiques et cosmiques à la vie psychique pour poser les marges de tolérance du vivable). Le sujet n’abdique que par un pouvoir sur le monde que la science était venue lui dénier en créant du trou dans la représentation : il le recompose en parallèle50 par fragmentation d’objets hybridés au sujet. L’image est bien plus essentielle à l’équilibre psychique du sujet que la perception exacte de la réalité.

Conclusion

Cerner une origine impose d’analyser les conditions d’une émergence et de tracer les (des) lignes de force d’une fécondité que l’hybride imaginaire possède a contrario de la plupart de ses homologues biologiques.

Les êtres hybrides de Kepler et ceux de Cyrano de Bergerac nous montrent un – sinon le – point d’émergence de la notion moderne et normalisée de l’être hybride dans une archéologie de la représentation, laquelle a dû faire face à l’angoissante béance du Réel imposée par la science nouvelle par un dispositif qui intègre l’hybridation. Se cristallisent avec ces êtres astraux deux modèles divergents de représentations par rapport au possible imaginaire généré par la fracture du ciel que la nouvelle astronomie postérieure à Copernic et, surtout, à Galilée, a opéré. Alors que l’un déduit d’une patiente analyse des conditions sur la Lune, des formes de vie adaptées qui réinvestissent avec rigueur de manière hybridée les connaissances biologiques encore empiriques de la Renaissance, l’autre, tout en intégrant le substrat scientifique de la nouvelle astronomie, projette dans l’espace libre du cosmos une synthèse de systèmes philosophiques disparates où l’atomisme antique trouve dans la pensée magique la clef d’une énergétique de la métamorphose : ce sont deux matrices distinctes du réel, même si elles prennent appui sur la « réalité » astronomique. L’un postule une réintroduction du sujet dans les marges laissées vacantes par le redécoupage scientifique de l’objet, et en fonction de celles-ci ; l’autre, tout en prenant en compte les résultats de l’astronomie, revendique ce champ comme le terrain de puissance du désir et de l’imaginaire, d’une volonté capable de métamorphoser la matière pour lui donner forme.

Avec Kepler, l’hybride recompose les données du symbolique en s’écartant de la tératologie et légitimant déjà une pensée moderne de la tolérance, la différence n’étant que le produit objectif du milieu sur le sujet. La science-fiction moderne s’emparera de cette recette pour en décliner de multiples possibles. Avec Cyrano de Bergerac s’ouvre le champ d’une reterritorialisation plus libre par le sujet au sein de la représentation, pouvoir du sujet que revendiquera plus vigoureusement encore Baudelaire. Car, tout en gardant le référent astronomique dans « Paysage », le poète le transforme en dispositif de représentation afin de poser le fondement vital de sa poétique, la « tiède atmosphère » où s’accomplit le sujet en sa volonté créatrice capable de métamorphoser la réalité pour, ainsi que le souligne Philippe Ortel, « jeter un pont sur l’abîme, […] construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte51 ». Un pas majeur est ainsi franchi par la perte du référent vers la déconstruction post moderne du sujet en regard du symbolique.

L’hybride dans la représentation s’avère en tous les cas une réappropriation, une acrobatie « nécessaire » dans un monde où les repères transcendants qui fondaient le sens se sont progressivement estompés : nos facultés cognitives52 peuvent avec lui se raccrocher à un axe composite dans l’immanence d’une vacuité laissée béante par le monde scientifique (cette profondeur sans fin dans la matière du monde ayant été initialement nécessaire pour établir des relations disparates entre ce qui apparaissait, dans son à-plat antérieur stabilisé, de la nature du continu hiérarchisé). Resterait à savoir si telle parade de la représentation face à la première révolution scientifique copernicienne opèrerait encore à l’âge quantique, ce dont Slavoj Žižek doute53. Les travaux de Grit Ruhland, de Laurence Ressier, de Giancarlo Faini et Michel Paysant présentés lors du colloque « Images et mirages @ Nanosciences »54 témoignent du désir des artistes d’investir par des formes subjectives (fatalement hybrides) ces nouvelles dimensions du réel.

Cet imaginaire hybridé, nous dit-on55, puise sa fécondité dans les représentations topographiquement organisées de notre cerveau qui mobilisent le disparate de nos mémoires sensitives. Aussi tirerions-nous grand bénéfice à croiser nos approches esthétiques et philosophiques et, par-dessus tout, psychanalytiques, avec les conclusions de la neurobiologie sur la génération psychique des images et sur l’équilibre vital56 que ces représentations nous assurent avec le monde.


Notes

1 –  Dans la note 8, p. 53 (le Songe est accompagné d’un considérable appareil de notes de Kepler), l’astronome impute clairement le procès en sorcellerie intenté à sa mère, et dont il mettra plus de six ans à l’arracher, à diffusion de son Songe sous forme manuscrite. En effet, le personnage-narrateur, dans son sommeil, y lit un ouvrage dont le personnage, Duracotus, va être initié aux secrets du monde lunaire au cours d’un rituel d’apparence magique par l’entremise de sa mère, la magicienne Fiolxhilde. Entre autres pratiques, celle-ci cueille le soir de la Saint Jean « des herbes avec toutes sortes de rites et, chez elle, en faisait des décoctions. » Selon Kepler, des lecteurs contemporains superstitieux et malveillants auraient identifié la Fiolxhilde de la fiction à sa propre mère. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris),(posth. 1634, Francfort), éd. et trad. Michèle Ducos, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984.

2 –  Pour répondre à la question posée par Emmanuel Molinet dans L’hybridation, un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique [En ligne], 2-2006. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

3 –  Philippe Ortel, Vers une poétique du dispositif, in Penser la représentation II, Paris, éd. L’Harmattan, 2008, p. 44.

4 –  Les deux œuvres s’entent dans les catégories de la première partie du XVIIème siècle durant laquelle le processus de rationalisation et de classement de la connaissance n’a pas encore produit les taxinomies pré-modernes. À titre d’exemple, le dictionnaire de Furetière, un demi-siècle environ après ces deux œuvres, stipule à l’article « Végétaux » : « On classe les corps naturels sublunaires en métaux, minéraux, végétaux et animaux. » Par ailleurs, l’animal est aussi qualifié de « genre ». On observe donc un certain flottement des catégories chez le lexicographe, sans compter des divisions qui vont disparaître dans une taxinomie postérieure (entre « métaux » et « minéraux »). Le mot « règne » (végétal, animal, etc.) n’apparaîtra qu’en 1762 selon Le Robert. Nous n’approfondirons pas cette réflexion car le but de ce travail est de penser l’hybridation à un stade daté de la connaissance, non de mettre en cause celle-ci.

5 –  Kepler n’est pas dupe lorsqu’il développe l’hypothèse des marées lunaires et stipule non sans humour dans la note 202, op. cit., p. 115 : « Contentons-nous d’y croire jusqu’à ce qu’un explorateur aille voir ce qu’il en est. »

6 –  L’érudition ne nous paraît pas devoir âtre une fin, mais un moyen de la pensée dans une transdisciplinarité lucide.

7 –  Emmanuel Molinet rappelle que les émergences médiévales de ce qu’on n’appelle pas encore l’hybride ont servi dans une dimension symbolique au rejet de l’altérité religieuse des Musulmans. Op. cit..

8 –  Cette nuance mériterait de plus amples développements que ceux que l’objet de cet article nous permet de faire. D’une manière grossière, nous pourrions dire que la présentation qu’opère la science dans le Réel diverge plus clairement en ce début de XVIIème siècle de la représentation nécessaire tout autant au discours ontologique qu’à la perception vulgarisée du discours scientifique.

9 –  Ce pour quoi la science, au lieu d’être une trame totalitaire de lois verrouillant la réalité qui fait peur à certains artistes, s’avère plutôt productrice de « trous » dans la réalité, libérant ainsi des latitudes et des champs dans le réel pour l’art. La science peut créer des espaces libres et des profondeurs hétérogènes pour y voyager par la représentation au service du sens et des sens.

10 –  « Précisément dans la mesure où la science « ne pense pas », elle sait ; hors la dimension de la vérité, et représente, en tant que telle, la pulsion dans toute sa pureté. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, trad. François Théron, Paris, éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, p.58.

11 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, Enquête sur une révolution invisible, Paris, Jacqueline Chambon, collection « Rayon photo », 2002, p. 98.

12 –  Slavoj Žižek, rappelle les nuances établies par Lacan à ce propos : « Il faut ici éviter un malentendu : Lacan est loin de relativiser la science en en faisant un récit arbitraire parmi d’autres récits arbitraires, dans une hiérarchie comparable aux mythes politiquement corrects. Lacan tient que la science « touche au Réel », le savoir qu’elle construit EST « un savoir du Réel » ; l’impasse réside simplement aujourd’hui dans le fait que le savoir scientifique ne nous sert plus de « grand Autre » SYMBOLIQUE. » La Subjectivité à venir, op. cit., p.102-103.

13 –  « Il s’agit d’abord de la non-distinction entre ce qu’on voit et ce qu’on lit, entre l’observé et le rapporté, donc de la constitution d’une nappe unique et lisse où le regard et le langage s’entrecroisent à l’infini ; et il s’agit aussi, à l’inverse, de la dissociation immédiate de tout langage que dédouble, sans jamais aucun terme assignable, le ressassement du commentaire. » Michel Foucault, Des Mots et des choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, collection « Tél », 1966, p. 54.

14 –  Michel Foucault rappelle comment la médecine du XVIIème siècle prend appui sur un système d’analogies entre l’homme et le monde, la tempête dans celui-ci équivalent à la maladie dans celui-là, avec une réciprocité des effets. « Cette réversibilité, comme cette polyvalence, donne à l’analogie un champ universel d’application. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonné en toutes les directions, un point privilégié : il est saturé d’analogies (chacune peut y trouver l’un de ses points d’appui) et, en passant par lui, les rapports s’inversent sans s’altérer. Ce point, c’est l’homme ; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leur voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel. » Op. cit., p. 37.

15 –  Au fur et à mesure qu’elle gagnait en précision dans la description de la matière, la physique moderne n’a fait qu’accroître ce processus d’évidemment, d’espace : en physique quantique, l’électron n’est plus qu’une probabilité de présence. Même le plein de la matière s’est révélé un mythe métaphysique.

16 –  Des représentations du ciel bien postérieures à la révolution copernicienne continuent à postuler des orbes (sphères sur lesquelles sont accrochés les astres) translucides mais solides (le plus souvent en cristal). Si le regard pouvait traverser l’espace tel qu’il était représenté, tout déplacement physique y était inconcevable.

17 –  . Pour les instruments d’astronomie et leur usage avant l’invention de la lunette astronomique, se rapporter à Voir et rêver le monde, p. 42.

18 –  Déchirure dans la représentation qu’Arnaud Rykner a décrite à l’échelle du texte : « Le pan est cette façon dont la lumière du réel rentre dans le langage et fait un trou dans l’écran du texte. » Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, éd. José Corti, 2004, p. 21.

19 –  Analyse de Slavoj Žižek à propos du film Matrix dans La Subjectivité à venir, op. cit., p. 100.

20 –  Dans le célèbre fragment 230, Pascal utilise la représentation du monde de l’astronomie nouvelle pour créer le sentiment du vertige. Ce fragment est une réécriture de deux passages des Essais de Montaigne (livre I, chap 26, p 157, et livre 2, chap 12, p. 450) or si l’idée d’infini y apparaît une unique fois, et de façon secondaire, Montaigne utilise la représentation du ciel pour rabattre les prétentions d’anthropocentrisme ou de vanité de l’homme par rapport à l’univers, et non pour engendrer le sentiment du vertige face à l’immensité. Il s’agit d’en rabattre, non de frémir. Notons que si Montaigne fait mention de la théorie de Copernic dans les Essais, ce n’est qu’à l’appui du scepticisme dont les théories contradictoires et toutes valides en apparence lui donnent la preuve : il n’adopte pas l’héliocentrisme copernicien car « Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? » Michel de Montaigne, Essais, II, 12, 570 – strate A du texte, 1580, édition Villey, P.U.F., collection « Quadrige », 1965.

21 –  Avec une référence explicite à Pascal, Baudelaire reprendra (et nous verrons que ce n’est pas un hasard) cet angoissant vertige de la cosmologie dans « Le Gouffre », dans la troisième édition, en 1868, du recueil Les Fleurs du Mal, p. 220. C’est bien par le néant que le gouffre est angoissant et non par sa profondeur.

22 –  Michel Foucault, Des Mots et des choses. Op. cit., p. 70.

23 –  Dans son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée oppose les deux grandes théories cosmologiques, le géocentrisme et l’héliocentrisme. Il est remarquable qu’alors que le géocentriste Simplicio réfute la présence de vie sur la Lune au motif religieux qu’il ne saurait y avoir de mouvements s’ils ne sont aux fins de l’homme (§ 126, p. 160), il fasse défendre à Sagredo, partisan de l’héliocentrisme, la thèse d’une possible présence de vie sur la lune, d’une forme que nous ne pouvons pas imaginer : « J’en suis certain, jamais quelqu’un qui serait né et aurait grandi dans une immense forêt, au milieu des bêtes et des oiseaux, ignorant complètement l’élément de l’eau, ne pourrait arriver à imaginer que, dans la nature, il y ait un monde différent de l’élément terrestre, un monde rempli d’animaux capables d’avancer, et même de rester immobiles où il leur plaît, ce que ne peuvent faire les oiseaux dans l’air ; il n’imaginerait pas non plus que les hommes habitent là, y édifient des palais et des cités et peuvent facilement voyager, allant sans fatigue en des pays très lointains, avec toute leur famille, toute leur maisonnée, avec des cités entières. Cet homme, avec l’imagination la plus vive, n’arriverait jamais à se représenter les poissons, l’océan, les navires, les flottes, les armadas. À plus forte raison sur la Lune, si éloignée de nous, faite peut-être d’une matière très différente de la Terre, il pourrait exister des substances et se produire des opérations difficiles et même impossibles à imaginer ; parce que ne ressemblant absolument pas à ce que nous connaissons, elles sont totalement impensables : nous ne pouvons imaginer en effet qu’une chose que nous avons déjà vue, ou composée de choses ou de parties de choses déjà vues, par exemple les sphinx, les sirènes, les chimères, les centaures, etc. » Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux et François de Gandt, Paris, Seuil, Points Sciences, 1992, § 129, p. 161.

24 –  « Dans un songe, on a besoin d’inventer en toute liberté même ce qui n’est pas donné par les sens. », Note 116 de Kepler, p. 85.

25 –  Kepler justifie cette taille démesurée dans la note 212 : « Je pensais que les êtres vivants ressemblaient aux montagnes ; […] Ce rapport ne vaut pas seulement pour le physique (comparé à celui de nos créatures terrestres) mais pour les fonctions : respirer, se nourrir, boire, veiller, dormir, travailler, se reposer. La grandeur de leurs ouvrages, surtout visibles dans l’appendice, en témoigne ; l’excès constant dans la chaleur et dans le froid en témoignent aussi ainsi que la rareté des moments de radoucissement. […] ».

26 –  P. 47.

27 –  Une homéostasie tout à fait empirique et élémentaire mais une homéostasie tout de même : pour se préserver de la noyade, les êtres doivent soit avoir de longues jambes pour éviter d’être rattrapés par la marée, ou pouvoir rester sous l’eau suffisamment longtemps en apnée ; pour rester dans un équilibre thermique avec le milieu, le corps doit se préserver avec une peau épaisse, végétale, sujette à dégradation dans la journée. Kepler envisage aussi une vie troglodytique, mais ce n’est plus de l’hybridation (et l’hypothèse est générée de l’extérieur par le fait que l’on observe de grands trous qui semblent être des grottes sur la Lune, et que l’on en voit pas de mouvement à sa surface).

28 –  Notre analyse de l’hybridation touche ici les limites de la scientificité relative des catégories dont elle procède. Car, paradoxalement, cette hybridation adaptative des êtres mi-végétaux mi-animaux est nourrie par un savoir tiré de ce que Michel Foucault rapporte aux connaissances préscientifiques de la Renaissance, composées selon les règles de la rationalité mais aussi en vertu d’un pittoresque fantasque. Kepler accompagne son Songe d’une glose et justifie en effet ainsi son hybride imaginaire : « Sous l’effet de la chaleur du Soleil, la résine sort des poutres des navires et s’agglomère en une boule, d’où naissent les canards. Leur bec est la dernière partie de leur corps à se développer ; quand il est dégagé, ils se jettent à l’eau, comme le dit Scaliger dans ses Exercices. On connaît aussi un arbre d’Ecosse fréquemment cité, qui donne naissance aux mêmes animaux. En 1615, pendant un été très sec, j’ai vu à Linz une branche de genévrier qui venait des plaines désertes de la Traun. Elle avait donné naissance à un insecte d’une forme étrange, qui avait la couleur du scarabée cornu. L’insecte se tenait au milieu de la branche et bougeait lentement. Sa partie postérieure qui adhérait à l’arbre était faite de résine de genévrier. » Note 221, p. 121. Simplement, l’explication de Kepler porte sur la possibilité du passage du végétal à l’animal, tenue pour scientifique d’avoir été observée, mais les composantes de son hybride lunaire sont tirées spécifiquement de catégories disparates en fonction des conditions de milieu auxquelles elles sont adaptées. Ce n’est plus la transmutation qui importe, mais le rapport que les éléments discontinus ont avec les conditions hétérogènes du milieu.

29 –  La note 70 de Kepler, page 69, développe, pour une tout autre raison, une théorie de nature à expliquer telle rugosité de la peau : « Nos corps restent chauds grâce à la chaleur produite par une évaporation continuelle qui provient des profondeurs de la terre ; elle tombe sous forme de pluie, ou la nuit, quand les chauds rayons du Soleil ont disparu, sous forme de rosée ou de gelée blanche. La peau, privée de cette chaude vapeur extérieure, devient peu à peu rugueuse […] » Kepler explique par ailleurs que les deux hémisphères de Levania (La Lune) ont des conditions climatiques très opposées, Subvolva (l’hémisphère qui fait constamment face à la Terre) étant plutôt tempéré, alors que Privolva (l’hémisphère lunaire qui n’a jamais la Terre dans son ciel) connaît des conditions de froid et de chaleur extrêmes.

30 –  Cette adaptation peut intégrer des éléments physiques des amphibiens, mais Kepler précise clairement dans sa note qu’il leur donne « la faculté de nager et de s’adapter à l’eau, mais sans se transformer en poissons. Aucun de ces détails n’est incroyable, quand on connaît l’histoire du Sicilien Cola, l’homme-poisson », note 214, page 119. Selon Cardan, ce plongeur pouvait rester trois ou quatre heures sous l’eau, ce qui l’apparenterait davantage aux facultés d’un mammifère marin qu’à celles d’un homme.

31 –  Op cit., p. 47.

32 –  Au moment où le livre lu en rêve évoquait le climat de Levania, le personnage-narrateur de premier niveau est éveillé par le vent et la pluie. Il est stipulé que le livre n’est pas achevé. D’où la perplexité pour le lecteur de premier niveau que nous sommes : Kepler se moquait-il de développer au-delà du strict nécessaire induit par l’astronomie l’éco-système du monde lunaire (aucun élément sur l’organisation politique, par exemple, n’apparaît) ? ou avait-il eu la prescience des conséquences fâcheuses pour lui-même de la génération de créatures lunaires par les conditions scientifiques ? Il nous paraît probable qu’il n’ait pas voulu, en sus du développement périlleux de l’astronomie copernicienne, poursuivre l’audace en réécrivant la Genèse à l’envers, créant les êtres à partir des conditions scientifiques du milieu en contradiction avec le dogme religieux d’une création des hiérarchisée des êtres. L’obscurité de la mathématisation de l’astronomie pouvait être une relative égide.

33 –  Biologie et apparence : Les Netis, également appelés Ryyks sont originaires de la planète Mykr puis Ryyk. / C’est une espèce à part, appartenant au monde végétal et possédant la capacité de se métamorphoser. Ils ont une peau dure et grise semblable à l’écorce des arbres. Ils possèdent de nombreux bras comparables à des branches et un corps fin assimilé au tronc d’un arbre. Ils possèdent un feuillage dont la couleur tend vers le brun et parfois le gris et le noir. / Ils sont capables de changer de forme et de taille. Ils semblent pouvoir le faire à volonté. / Les plus habiles d’entre eux peuvent ainsi prendre une apparence humanoïde avec une taille pouvant aller de 2 à 9,5 m de haut, tout en gardant leur couleur végétale. / Sous leur forme humanoïde, ils n’ont pas besoin de respirer. / Au repos, ils arborent une taille variant de 3,5 à 5 m. Lorsqu’ils sont inconscients, après avoir reçu un coup ou lorsqu’ils dorment, ils arrivent à conserver la forme qu’ils avaient choisit (sic) juste avant l’état d’inconscience. / Étant une espèce végétale, ils se nourrissent par photosynthèse et n’ont comme seul besoin de survie qu’un peu d’eau et lumière naturelle. Leur longévité s’entend (sic) sur plusieurs centaines d’années. / Leur reproduction s’effectue une fois tous les cent ans ou plus. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

34 –  Biologie et apparence : Les Féluciens sont les habitants de la planète fongique Felucia. Ils portent un masque en permanence dissimulant leur vrai visage. Ils ont une peau noire et bleue et n’ont pas de cheveux, bien que leur masque en donne l’impression. / Ce sont des amphibiens, ce qui leur permet d’être à l’aise aussi bien dans l’eau que sur terre et de traverser les marais sans difficulté. / Ils sont grands, environ 1.9 mètres, et leur corps leur permet de jouir d’un camouflage naturel qui leur permet de disparaître dans la végétation de la planète. / Leurs mains et leurs pieds se terminent par quatre membres palmés et ventousés, ils peuvent ainsi s’accrocher aux surfaces et nager avec aisance. / Au niveau de leur avant-bras, ils ont une protubérance, une sorte de second bras, dont l’extrémité se termine par trois doigts agiles. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

35 –  II.4) L’hybride comme originaire comme forme négative en occident, § 43 à 46 ; III.1) La question du politique, § 65 et 66. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

36 –  Cité par Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 66. À propos des dessins animés dans lesquels Žižek prend l’exemple de la série de films d’animation de Spielberg intitulée Le petit Dinosaure pour expliquer qu’« ils révèlent en effet bien plus directement l’identité de notre société que ne le font les films traditionnels et le jeu « réaliste » de leurs acteurs ».

37 –  Rappelons que c’est en 1980 que sortira sur les écrans Elephant Man, de David Lynch, qui porte une même réflexion morale par rapport à la monstruosité.

38 –  Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, p. 116.

39 –  « Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples Solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu’elle venait de faire. », op. cit., p. 125.

40 –  Nous aurions pu étudier la postérité moderne de cette hybridité métamorphique avec les feux d’artifices esthétiquement spectaculaires de Groupe F pour mettre en scène Les États et Empires du Soleil à Versailles en 2008 mais nous risquions de n’évoquer que le spectaculaire esthétisant d’un spectacle pyrotechnique.

41 –  Paysage Je veux, pour composer chastement mes églogues,Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent.Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.Il est doux, à travers les brumes de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement.Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féériques palais.Alors je rêverai des horizons bleuâtres,Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté,De tirer un soleil de mon cœur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.Tableaux parisiens LXXXVI, in Les Fleurs du Mal, pp 114-115.

42 –  Le mot ne nous paraît pas substitué à « astronome » pour la seule rime. Astronomie et astrologie ont longtemps été confondues (le très sérieux Kepler, par exemple, pratiquait les deux) avant que le caractère fantaisiste de l’astrologie ne soit rejeté par la scientificité d’une astronomie toujours plus rigoureusement attachée à décrire objectivement les causalités des phénomènes cosmiques. L’astrologue se donnant pour but de tirer du sens de phénomènes physiques, cette figure forme image de la poétique baudelairienne dans laquelle le poète revendique la puissance du sujet sur l’objet pouvant aller, d’ailleurs, jusqu’à la prévision de l’avenir « évoquer le printemps avec ma volonté ».

43 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, p. 61-62.

44 –  Kepler nous a mis sur la piste de cette pratique de la chambre noire chez les astronomes, grâce à la note 49 du Songe : « Nous avons pratiqué ce rite (oui, ce rite si magiquement magique !) pour observer – peu avant que je n’aie l’idée de ce livre – une éclipse de Soleil le 2/12 Octobre 1605. […] Dans les jardins de l’empereur, il n’y avait pas de chambre noire sur le balcon du pavillon et nous nous sommes protégés de la lumière du jour en nous couvrant la tête de nos manteaux. » Le Songe ou astronomie lunaire, op. cit., p. 63. Notons que Kepler est le premier à avoir utilisé le terme de camera obscura.

45 –  Cet amalgame entre la chambre noire et l’appareil photographique tend à se systématiser. Martine Bubb le relève chez Jonathan Crary et souligne à juste titre que l’appareil ne sera pas dans les deux cas au même point de perception (et que l’énonciation s’en trouve selon nous modifiée) : « Reconnaissons cependant que la fonction “d’innervation”, au sens de W. Benjamin, de la camera obscura est très justement relevée par J.Crary lorsqu’il évoque le statut hybride d’un appareil qui pose comme inséparables la machine, qui ne se réduit pas à la « matérialité d’un objet technique » (X, p.59), et l’observateur, qui n’a rien d’une entité abstraite mais qui est au contraire sensibilisé par l’appareil – et ce dans un processus historique. C’est pour cette raison que des appareils apparemment très proches du point de vue de certains éléments de structure, tels que la camera obscura et la photographie, ne se ressemblent fondamentalement pas, car l’articulation de l’observateur au dispositif ne s’établit pas selon les mêmes lois. » La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur.

46 –  Nous noterons que le verbe « rêver » est utilisé deux fois, de manière intransitive dans le processus initial d’imprégnation du cosmos, de tension vers l’ouvert, puis de manière transitive dans le processus final de représentation poétique dans Paysage. La structure textuelle n’est interprétable que par le biais du dispositif.

47 –  Foucault décrit fort sensément dans l’autonomisation du langage dans la représentation à partir du XVIIème siècle un point d’émergence de la littérature moderne. Il suffit de lire « Paysage » de Baudelaire pour constater comment la représentation s’est autonomisée par rapport à Cyrano de Bergerac qui la projette et la tisse encore sur la toile de fond de l’astronomie. L’intégration du dispositif dans la représentation peut être liée à la séparation du langage et du monde, le langage devenant le lieu d’un monde second structuré par des dispositifs.L’hybridation réside dans la plasticité métamorphique (suffixe « -âtre » qui porte l’approximation) et dans le renversement du comparé en comparant (« soleil » [voir vignette 4], « atmosphère »), métaphore qui relève de la capacité du langage à l’hybridité. Approcher Baudelaire sans l’histoire des sciences, et le dispositif astronomique au cœur de la représentation, pourrait donc être appauvrissant.

48 –  Le sens premier du mot étant lié à l’action magique d’appel des esprits.

49 –  En termes d’érudition, rien n’interdit de penser que Baudelaire ait pu être lecteur du Songe de Kepler. L’œuvre, en latin (mais Baudelaire était un latiniste émérite), était très lue au XIXème siècle. Michèle Ducos, dans sa présentation du Songe, page 18, rappelle que Flammarion le fait figurer « en bonne place » dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1864). L’idée d’une atmosphère où évoluaient les hybrides chez Kepler peut très bien être à l’origine de cette atmosphère dans laquelle les « pensers brûlants », métaphore de l’angoisse, trouvent des conditions vivables pour le sujet grâce à la capacité d’hybridation métaphorique de l’imaginaire subjectif.

50 – Baudelaire incarne, par rapport à ce dispositif, le stade final du « processus d’autonomisation du champ » dont Emmanuel Molinet fait remonter l’origine au romantisme en littérature, mais que nous imputons au dédoublement du langage par rapport à la représentation dont Foucault voit l’origine au XVIIe siècle. Source.

51 –  L’hybride a, selon nous, un bénéfice semblable à celui que Philippe Ortel impute à la machine dans l’esthétique romantique : « Toutefois, parce qu’elle surmonte l’opposition entre être et non-être, la machine permet aussi à l’écrivain de jeter un pont sur l’abîme, de construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte. » La Littérature à l’ère de la photographie,op. cit., p. 98.

52 –  Nous éviterons le terme d’esprit, qui renvoie à des conceptions dualistes.

53 –  « Le fossé entre la science moderne et le bon sens aristotélicien de l’ontologie philosophique est ici insurmontable : si un premier signe de ce fossé se repère avec Galilée, il se creuse de manière extrême avec la physique quantique, lorsque nous avons affaire à des lois et à des règles qui fonctionnent dans le réel bien qu’elles ne puissent plus être retraduites dans notre expérience de la réalité représentable. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 103.

54 –  Manifestation internationale ayant eu lieu du 8 au 16 décembre 2010 à La Fabrique à Toulouse.

55 –  Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes. La Raison des émotions, trad. M. Blanc, Paris, Odile Jacob, 1994.

56 –  Équilibre psychique d’apparence moins vital que l’homéostasie physiologique pour le maintien de la vie, mais les nombreux suicides professionnels dans l’entreprise France Télécom, dans la police et dans bien d’autres milieux socioprofessionnels permettraient pourtant de démontrer la radicalité de cette perte d’équilibre, même si elle passe par des rapports de cause à effet moins visiblement et matériellement mécanistes. Une fracture de nos représentations (et des paradigmes symboliques qu’elles portent) est vraisemblablement aussi traumatique quoique de nature différente qu’une fracture de la boîte crânienne. Nous avons tendance à penser que l’hybridation des représentations est aussi vitale à notre homéostasie (qui ne se réduit pas à la notion traditionnelle un peu floue d’« équilibre psychique ») que les hybridations technologiques (technologies de la virtualité comme la télévision ou les jeux vidéos, ou de la communication comme le téléphone) qui entretiennent un rapport de plus en plus étroit avec notre corporalité.

 


Table des illustrations

Fig.01 – Le 7ème jour de la Création, extrait de Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg (1493) – BnF, Paris.

Fig.02 – Hildegarde de Bingen, Liber Divinorum Operum (vers 1180), Paris, BnF (extrait de Voir et rêver le monde, éd. Larousse).

Fig.03 – Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia. (1619), Paris, Bibliothèque de l’Institut (extrait de Figures du ciel, éd. Seuil/BnF).

Fig.04 – René Descartes, Principia philosophiae (1644), Amsterdam, chez L. Elzevier, in-4°, Paris, Bnf.

Fig.05 – Sphère armillaire : dispositif astronomique décentrant le regard et ayant pu contribuer à penser le cosmos comme un espace. Sphère armillaire (système de Ptolémée), réalisation de Jérôme Martinot, fin XVIIème s. Paris, BnF, Cartes et plans (extrait de Figures du ciel, éd. Bnf/Seuil)

Fig.06 – Le Planétaire (1766), tableau de Joseph Wright, Musée et galerie d’art de Derby (Royaume-Uni)

Fig.07 a. – Neti, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source : http://www.starwars-universe.com/espece-124-neti.html )

Fig.07 b. – Type « humanoïde-végétal » / Taille de 3 à 5 mètres / couleur de peau : brun / originaire de la planète Mykr puis Ryyk / langages : Neti et Basic / Signe particulier : « espèce métamorphe de type végétal (il appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) ».

Fig.08 – Félucien, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source http://www.starwars-universe.com/espece-200-felucien.html). Origine : planète Felucia / Langue : felucianese / type : humanoïde – amphibien / aquatique / couleur : noire et bleue / taille : 1,9 m / signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude.


Bibliographie

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BUBB Martine. « La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur». Revue Appareil [En ligne], Varia, mis à jour le : 20/06/2008, URL (Consulté le 15 avril 2011).

CYRANO (de) BERGERAC (de) Savinien. Les États et Empires du Soleil (posth. 1662). Paris : éd. Garnier-Flammarion, 2003, 273p.

DAMASIO Antonio R. L’erreur de Descartes. La Raison des émotions. Trad. M. Blanc, Paris : éd. Odile Jacob, 1994, 368p.

FOUCAULT Michel. Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines. Paris : éd. Gallimard, collection Tel, 1966, 400p.

FURETIERE Antoine. Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts. 1690, La Haye. (Consulté le 8 avril 2011).

GALILEI Galileo. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632) (Dialogo supra i due sistemi del mondo tolemaico e copernicano). Trad. R. Fréreux et F. De Gandt, Paris : Ed. du Seuil, 1992, 656p.

KEPLER Johann. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris), (posth. 1634, Francfort). Ed. et trad. Michèle Ducos, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1984, 222p.

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MOLINET Emmanuel.  « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques ». Le Portique [En ligne], 2-2006. URL (Consulté le 10 avril 2011).

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ŽIŽEK Slavoj. La Subjectivité à venir. Trad. François Théron, Paris : éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, 212p.

Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?

Marion Sauvaire
Doctorante en Lettres Modernes et en Didactique du français, Université Toulouse – Jean Jaurès et Université de Laval (Québec)
marion.sauvaire@fse.ulaval.ca

Pour citer cet article : Sauvaire, Marion, « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-3-ms/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité, issue de l’anthropologie culturelle, est interrogée dans le cadre de notre recherche sur l’enseignement de la littérature. La notion est confrontée à celle de métissage, puis à celle de diversité, dans la perspective d’élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires.

Mots-clés : hybridité – métissage – diversité – identité culturelle – rhizome – créolisation – études post-coloniales – altérité – didactique de la littérature

Abstract :

Hybridity, as understood by cultural anthropology, is questioned within the framework of our investigation on the teaching of literature. The notion is confronted to the concept of miscegenation and then to the notion of diversity. The overall purpose of this study is to set up a training program for young scholar readers taking into account their subjectivity and diversity.

Key-words: hybridity – miscenegation – diversity – cultural identity – rhizome – creolization – post-colonial studies – otherness – literature didactics


Dans cet article, nous interrogerons la possibilité d’intégrer la notion d’hybridité, issue des études postcoloniales, à notre recherche sur la diversité des lectures subjectives. Plus précisément, nous questionnerons la pertinence des notions d’hybridité et de diversité pour élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires. Lorsque l’on s’interroge sur la dimension subjective de la formation des lecteurs, on ne peut éluder la question sous-jacente du modèle de sujet que l’école souhaite former : s’agit-il d’un sujet homogène et rationnel, tel que celui de la tradition humaniste ? S’agit-il d’un sujet hybride, culturellement « dissonant »1, potentiellement disloqué ? S’agit-il d’un sujet divers, multiple, changeant ? Dans le cadre de notre étude, nous envisageons le sujet comme une catégorie herméneutique, c’est-à-dire comme une construction théorique permettant l’interprétation de parcours d’apprentissage singuliers de la lecture littéraire. Or, ces parcours singuliers rendent compte de relations complexes aux cultures contemporaines et passées. Ces relations transcendent l’analyse critique de la distance entre culture privée et culture scolaire, car elles font coexister des modèles culturels très diversifiés, parfois contradictoires, et non nécessairement hiérarchisés, issus entre autres de l’intensification des migrations humaines et de la multiplication des réseaux de communication. Comment les recherches didactiques sur la lecture littéraire peuvent-elles accueillir les nombreux déplacements des subjectivités contemporaines, qu’ils résultent de mouvements migratoires effectifs ou plus largement de la contamination des espaces symboliques, que l’anthropologue A. Appaduraï nomme les « ethnoscapes »2 ?

La notion d’hybridité culturelle telle qu’elle a été élaborée par les études postcoloniales peut-elle être convoquée pour élaborer un modèle de formation des sujets lecteurs en classe de français ? Un effort de clarification entre les notions d’hybridité, de métissage et de diversité nous a semblé nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de distinguer des nuances sémantiques, mais de questionner les fondements épistémologiques d’un projet de redéfinition critique de la culture qui trouve sa source dans les études postcoloniales. Comme le souligne l’anthropologue C. Chivallon, à travers la notion d’hybridité, ce sont les fondements philosophiques de la pensée moderne qui sont remis en cause :

Le « Third space » de Homi Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse « hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la « tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition » – concentre le sens de la quête des postcolonial studies : parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale.3

Nous verrons que ce projet n’est pas exempt d’ambiguïtés. Face à la généralisation de l’usage du terme « hybridité » dans les discours des sciences humaines, il nous parait4 important de tenir compte des développements successifs de cette notion. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons essayé de définir l’hybridité notamment en regard de la notion voisine de métissage. Dans un second temps, nous soulevons les enjeux de la notion d’hybridité pour la construction du sujet, selon trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité et la diversité. Finalement, nous proposons une modeste contribution théorique au modèle de formation du sujet lecteur5, avec la notion de sujet lecteur divers.

 1. Quelques définitions de l’hybridité

1.1. Évolution sémantique des notions d’hybridité et de métissage

Étymologiquement, « hybride » vient du latin (h) ibrida, qui signifie « bâtard ; de sang mélangé », à rapprocher sans doute de iber [« mulet, demi-âne »] et imbrum [« mulet ; bétail, brebis »]. La graphie la plus usuelle hybrida est due, sans doute, à un faux rapprochement avec le grec hybris « violence ». Au sens propre, l’adjectif « hybride » et le substantif dérivé « hybridité » s’inscrivent dans le domaine de la biologie animale et végétale, puis dans celui de la linguistique. L’article « hybride » du dictionnaire Trésor de la langue française6 propose les définitions suivantes :

1. [En parlant d’animaux, de plantes] Qui provient du croisement naturel ou artificiel de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. Les mulets sont des animaux hybrides. […]

2. LING., Mot dont les éléments sont empruntés à des langues différentes.

Un exemple d’usage métaphorique est donné dans lequel l’adjectif caractérise l’homme ; il est alors connoté négativement et rapproché de l’idée de monstruosité : « un monstrueux hybride humain ». (Mirbeau, 1900, p. 161). Enfin, au figuré, « hybride » signifie qui n’appartient à aucun type, genre, style particulier ; qui est bizarrement composé d’éléments disparates.

Les termes « hybride » et « hybridité », et les termes « métis » et « métissage » ont eu une fortune assez semblable. Issus de la biologie, ils ont été appliqués à l’homme dans un sens péjoratif, puis ils ont progressivement cessé de déterminer des différences phénotypiques pour caractériser le produit unique du croisement de deux cultures. Commune aux deux termes et également inspirée de la botanique, la métaphore de la greffe s’est répandue dans les discours des sciences humaines à mesure que les termes de métissage et d’hybridité acquerraient une signification plus large et positive. L.S. Senghor fut un des premiers à faire l’éloge de la « saveur du fruit de la greffe » : « Pourquoi ne pas unir nos clartés pour supprimer toute ombre ? Ou, pour employer une image familière, pourquoi, cultivant notre jardin, ne pas greffer le scion européen sur notre sauvageon ? Vertu des civilisations métisses »7. La conception du métissage comme processus vertueux de développement culturel fut tardive. Le terme « métis » (du latin mixtus, « mélangé ») est d’abord apparu dans le contexte de la colonisation de l’Amérique du Sud, pour désigner la progéniture que les colons eurent avec des indigènes puis des esclaves. Au XVIIIe siècle, il est rapproché de l’hybridité botanique ou animale, comme le montre sa synonymie avec « mulâtre », dérivé du « mulet », animal hybride né du croisement de deux espèces. L’individu « métis » stigmatise un comportement jugé bestial. En raison de cette connotation ancrée dans le discours colonialiste, A. Césaire et B. Diop ont rejeté le concept de « métissage » au profit de la Négritude.

L’expression « métissage culturel » définit un phénomène de nature multiple et fragmentaire, parfois abusivement présenté comme universel. Pour S. Gruzunski, la vision culturaliste entretient la croyance qu’il existerait une totalité cohérente capable de conditionner les comportements, elle incite « à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables dénommées cultures et civilisations »8. En affirmant que « le métissage représente à l’échelle du monde ce que le multiculturalisme est à l’échelle de la nation »9 ne court-on pas le risque d’ériger le métissage en une nouvelle norme hégémonique, un nouvel humanisme basé sur la fusion des différences ? Malgré ces réserves, l’usage du mot « métissage » s’est généralisé pour définir tout croisement entre deux cultures. Dans ce sens, il est en concurrence avec le terme « hybridité ». En effet, les études postcoloniales anglophones ont particulièrement contribué à la l’élargissement de la notion d’hybridity dans le champ de l’anthropologie culturelle.

L’élucidation des nuances sémantiques entre métissage et hybridité n’est pas aisée. Sont-ils des synonymes issus d’un processus de traduction entre les traditions francophones et anglophones ou bien décrivent-ils des phénomènes culturels distincts ? Dans son Plaidoyer pour un monde métis, A. Nouss propose de distinguer le métissage, comme processus transculturel, de l’hybridité comme résultat. Il regrette l’usage anglo-saxon du terme hybridity, comme synonyme de métissage, « au détriment de sa signification précise qui ressort explicitement de son usage en botanique et en zoologie »10. C’est oublier que l’origine du terme métissage ressort lui aussi de ces domaines ! Une critique plus justifiée est formulée par Young dans sa mise en garde contre un usage sans discernement de la notion d’hybridité dans les discours contemporains, usage qui ne peut ignorer l’ancrage de la notion dans les catégories racistes du passé colonial : « Quand nous parlons d’hybridité […] pour déconstruire une notion aussi essentialiste que celle de race, aujourd’hui, nous risquons plus de répéter la fixation passée sur la race que de nous en distancier ou d’en développer une critique »11.

1.2. Ambiguïté de l’hybridité dans les études postcoloniales

En dépit de ces controverses, l’hybridité reste une notion centrale du projet des études postcoloniales, qui l’associent à la déconstruction des discours ethnographiques attribuant des caractéristiques culturelles propres à des groupes distincts. Dans ce domaine, l’hybridité désigne communément « la création de nouvelles formes transculturelles au sein des zones de contact produites par la colonisation »12. Hutnyk souligne que dans un usage récent, l’hybridité est liée plus largement aux mouvements migratoires : « L’hybridité apparait comme une catégorie commode à la lisière ou au point de contact de la diaspora, décrivant le mélange culturel là où la personne issue de la diaspora rencontre l’hôte, sur la scène de la migration »13 (notre traduction). L’hybridité est présentée comme une notion clé pour comprendre les multiples déplacements identitaires dus à l’accentuation des mouvements migratoires et à la contamination des modèles culturels. Cependant, cet usage de la notion soulève une nouvelle réserve. D’une part, les tenants de l’hybridité revendiquent la critique d’une définition stable et homogène de l’identité, du sujet et de la culture, mais, d’autre part, la notion conserve les postulats de l’identité, en tant que préalables à la création d’une nouvelle forme hybride. Chivallon, à propos de l’ouvrage de Paul Gilroy sur le modèle hybride de la diaspora noire, exprime clairement ce paradoxe : « l’hybride ne peut se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté »14. La contradiction qui consiste à déconstruire le discours de la « pureté identitaire » à partir de termes qui trouvent leurs origines dans ce même discours est embarrassante. Que penser, par exemple, de l’expression « identité hybride », s’agit-il d’un oxymore ou d’un subtil pléonasme ? En admettant que la notion d’hybridité aille à l’encontre d’un discours fantasmatique sur l’unité de l’identité originelle, il demeure que l’hybridité, comme le métissage, reproduisent une logique dualiste, qui de deux identités en créent une nouvelle. Si la notion d’hybridité ne se laisse pas définir de manière satisfaisante, n’est-ce pas parce qu’elle est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture ; l’autre inspiré des perspectives post-modernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement d’éléments en interaction ?

2. Situer l’hybridité par rapport à trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

2.1. Trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

Pour mieux rendre compte des enjeux et des limites de la notion d’hybridité dans le cadre de la construction théorique d’un modèle de sujet lecteur, nous proposons de la situer par rapport à trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité, la diversité.

Le concept d’identité est antérieur à celui de sujet et trouve son origine dans l’opposition platonicienne entre l’un et le multiple. La perspective de l’identité est fondée sur un paradigme qui associe l’unité (identité numérique), à la mêmeté (identité de nature) et à la permanence. Cette perspective anime le projet rationnel de fondation du sujet moderne et la conception humaniste de la culture comme unitaire, homogène et stable. Elle correspond à ce que Deleuze et Guattari nomment le livre racine, qui « est à la littérature, ce que le sujet est à la philosophie et à la sociologie classiques […] C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre) »15. Dans le domaine de la littérature, cette perspective s’est déployée au XIXe siècle, la modernité littéraire rejoignant la modernité philosophique en faisant du sujet créateur la source de la norme esthétique. En France, la figure de l’auteur était censée exprimer « le génie national ». Dès lors, le développement de la lecture littéraire dans tous les ordres d’enseignement avait pour objectif de renforcer l’unification de l’identité nationale autour d’une langue et d’une culture patrimoniale, dont la littérature canonique était l’expression par excellence.

La deuxième perspective est centrée sur l’idée que l’identité ne peut pas être pensée sans référence à l’altérité. Elle définit l’autre comme essentiellement différent du même. La polarisation de la différence entre l’identité et altérité conduit à un paradigme dualiste qui oppose le même et l’autre, l’identique et le différent, le centre et la périphérie, l’universel et le singulier, etc. Pour résorber cette dichotomie, trois voies sont envisageables :

  1. Le recouvrement de l’autre par le même, par assimilation de sa différence, selon, par exemple, le modèle de l’universalisme.

  2. L’affirmation de l’altérité comme différence, à laquelle on prête les caractéristiques du même ou à laquelle on accorde les prétentions hégémoniques de l’identité, comme, par exemple, dans le modèle du culturalisme.

  3. La fusion du même et de l’autre dans une nouvelle unité plus englobante, comme dans le modèle du multiculturalisme.

Ces trois voies ont en commun de conserver les postulats de l’identité pour définir l’altérité. Postuler une altérité en soi, c’est enfermer les relations entre le sujet et autrui dans une dichotomie qui ne se résorbera que dans la quête fantasmée d’une unité identitaire, passée ou à venir. Alors que la perspective de l’identité se rapprochait de la notion deleuzienne du livre-racine, la perspective de l’altérité relève du « livre-radicelle » et de l’image de la greffe : « Après le livre-racine, le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires ». Cependant, la racine principale n’est pas abolie, elle demeure à l’état de principe ou en tant que projet : « son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l’exigence d’une unité secrète encore plus compréhensive, ou d’une totalité plus extensive »16.

La troisième perspective est celle de la diversité. Elle suggère un renoncement à la figure du sujet moderne identique à soi, tout en cherchant à éviter les écueils de l’essentialisation de l’altérité. La diversité implique un déplacement des perspectives du même et de l’autre, et plus précisément, elle implique un changement de nature du sujet, qui devient un sujet divers. En français, l’adjectif divers est synonyme de contradictoire, de pluriel, de dissemblable, et de petit, marginal. Un sujet divers serait non seulement pluriel, mais aussi discontinu, mobile, changeant et contradictoire. On ne peut donc réduire la diversité à la pluralité, car la diversité est indissociable de la mutabilité : si elle peut se concevoir simultanément, comme multiplicité, elle doit aussi être comprise successivement, comme discontinuité.

La diversité renverrait à la figure du livre-rhizome, qui procède à la fois par « déterritorialisation » et par l’accroissement de « multiplicités » qui changent de nature en s’interconnectant. Contrairement à la racine, même tronquée ou dupliquée, le rhizome est libéré de l’essentialisme de l’identité.17 Le rhizome permet de penser conjointement les mouvements de déterritorialisation et les processus d’altération des sujets divers. Par exemple, le migrant ne perçoit pas la diversité culturelle comme un décor bariolé dans lequel il se déplacerait, mais comme les transformations de son devenir autre. L’individu se déplace et ce faisant il mute, il mue ; au contact des autres, il devient lui-même comme un autre. L’intérêt de la notion de rhizome dans le cas des groupes migrants a été souligné par des spécialistes des diasporas, tels que S. Hall18 et C. Chivallon. Cette dernière montre que La diaspora noire des Amériques ne peut être ramenée à une identité culturelle « racine ». Elle se développe comme un rhizome qui, au fur et à mesure des nouvelles vagues migratoires qu’elle génère, agence des multiplicités, qui changent de nature en se déterritorialisant et en se reterritorialisant.

2.2. De l’hybridité à la diversité

Cette brève présentation de trois perspectives théoriques est susceptible d’éclairer les enjeux et les limites de la notion d’hybridité pour la formation culturelle des sujets. La notion d’hybridité est ambiguë, car elle peut être interprétée au moins selon deux de ces perspectives : celle de l’altérité, dont la puissance critique est entravée par la permanence plus ou moins implicite des postulats de l’identité, ou bien, celle de la diversité, qui permet d’envisager une ouverture à la multiplicité et la mutabilité, mais dont les assises théoriques restent à approfondir.

Pour certains l’hybridité relève d’un paradigme dualiste, dans la mesure où la notion même d’hybride implique deux identités distinctes dont le mélange produit une troisième entité. L’hybridité culturelle se rapproche alors du métissage et se situe dans la perspective de l’altérité. Dans cette perspective, il faudrait se garder de récréer de la centralité en faisant de l’hybridité une nouvelle norme culturelle ou esthétique. Néanmoins, la notion d’hybridité peut être très productive, si elle est utilisée avec précaution, c’est-à-dire définie par rapport à un champ de référence qui assume de manière critique certaines de ses contradictions. Pour certains, les tensions entre le même et l’autre, propres à la notion d’hybridité, permettent de se garder des illusions d’un discours euphorique sur la fusion des différences. Ainsi Hutnyk conclut-il : « C’est peut-être aussi le message de l’hybridité que de réaffirmer une identité fixe dans ce qui devient simplement le scoutisme du pluralisme et de la multiplicité ? » (notre traduction)19.

Pour d’autres, l’hybridité est au contraire une notion clé pour étudier les processus de transformations culturelles en dehors de tout essentialisme. Elle se rapproche de la créolisation20, et se situe davantage dans la perspective de la diversité. On peut alors la concevoir comme un processus de transformation, voire de création (l’hybridation), plutôt que comme un résultat. L’hybridation serait envisagée non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques à des situations d’interactions particulières. Dans le champ des arts plastiques, E. Molinet propose de « considérer que ce processus (l’hybridation) interagit aux côtés d’autres processus, afin de constituer un espace en devenir, un territoire infini, générant lui-même la diversité, et instaurant du même coup un nouveau paradigme de l’art »21. Dans le cadre de la formation de sujets lecteurs, nous pourrions envisager les processus d’hybridation en lien avec d’autres processus de transformation culturelle (comme la distanciation, la médiation par la lecture) pour rendre compte des multiples déplacements des subjectivités à l’œuvre dans la production de diverses interprétations d’un texte littéraire.

Comme nous l’avons vu, la notion d’hybridité, et son corollaire l’hybridation, soulèvent plusieurs réserves : une connotation péjorative issue de l’étymologie ; un premier ancrage de la notion dans le discours colonialiste que les usages ultérieurs de la notion prétendent déconstruire ; et surtout, un arrière plan épistémologique constitué par une pensée dualiste fondant la différenciation essentialiste du Même et de l’Autre. C’est pourquoi, dans le cadre de notre recherche, nous avons préféré la notion de diversité, qui, bien que galvaudée, permet de dépasser la dialectique de l’identité-altérité et d’assumer le caractère divers et mouvant des sujets culturels.

L’ouverture à la diversité culturelle est devenue un poncif des discours institutionnels pour l’éducation, et bénéficie d’une légitimation politique de plus en plus large, comme en témoignent les chartes de l’UNESCO. Cet état de fait rend ardue la démonstration de la pertinence de cette notion pour la recherche en didactique du français, car la notion subit des réductions descriptives et formalistes, qui éludent sa dimension dynamique et intersubjective. Selon une approche descriptive, par analogie avec la biodiversité, la « diversité culturelle » est le simple constat de la coexistence de groupes humains de cultures distinctes (les cultures étant entendues comme des ensembles d’attitudes, de comportement, de modes de vie, de pensées et de valeurs). Cette définition fait l’objet de la critique de H. Bhabba qui y voit un risque d’exotisme22. En effet, selon une réduction formaliste, la diversité culturelle recouvre l’ensemble des formes d’expressions de groupes variés et stabilisés. Selon nous, cette définition de la diversité culturelle affaiblit considérablement la portée heuristique de la notion de diversité en éludant sa dimension processuelle, subjective et relationnelle.

Si la diversité ne peut être définie selon le paradigme de l’identité, au risque de fonder une nouvelle totalité normative, elle ne peut non plus être réduite à une différence, même plurielle, qui ne ferait que dupliquer le dualisme de l’identité-altérité sans en modifier les postulats. Puisqu’il faudrait renoncer à déterminer des identités (individuelle ou collective) selon un système différentiel de traits culturels, nous privilégions une approche de la diversité basée sur la compréhension des processus culturels tels qu’ils sont expérimentés et interprétés par des sujets, eux-mêmes divers, en interaction. Nous proposons de définir la diversité comme le mouvement par lequel un individu ou un groupe se comprend comme un sujet pluriel, changeant, mobile, parfois de manière contradictoire ou marginale, par rapport à d’autres sujets et en relation avec des œuvres et des pratiques culturelles.

3. Vers la formation de sujets lecteurs divers

À l’analyse ethnologique des différences culturelles, nous privilégions la compréhension des processus intersubjectifs à travers lesquels les individus se construisent comme des sujets divers. Dans le domaine de l’enseignement de la littérature, cela revient à considérer que la diversité n’est pas une variable supplémentaire de la situation didactique, mais une herméneutique, c’est-à-dire un mode d’intelligibilité des situations d’interactions complexes dans lesquelles les élèves se comprennent comme des sujets lecteurs divers. En postulant que tout sujet lecteur est divers, nous tentons de reformuler le problème de la pertinence de l’acte de formation en contexte hétérogène : il ne s’agit plus d’adapter les contenus ou les méthodes d’enseignement à des publics particuliers, mais de concevoir un modèle de formation destiné à tous et fondé théoriquement et méthodologiquement sur la perspective de la diversité.

L’activité subjective du lecteur a été mise en évidence dans la définition de la lecture littéraire comme l’activité d’un « sujet lecteur »23 qui construit le sens de textes dont la signification n’est jamais achevée (Jauss, 1978 ; Ricœur, 1985 ; De Certeau, 1990 ; Bayard, 2007). Nous considérons que le lecteur, le sens du texte et la lecture sont divers, c’est-à-dire pluriels, mobiles et changeants. Nous faisons l’hypothèse que la lecture littéraire peut donner lieu à une compréhension subjective, réflexive et médiatisée de la diversité dans la mesure où les sujets lecteurs divers produisent diverses interprétations. La production de cette diversité interprétative peut-elle être envisagée comme un processus d’hybridation culturelle entre la diversité des possibles narratifs manifestée dans le texte et la diversité propre à chaque sujet lecteur ? L’esthétique de la réception de H.R. Jauss et l’herméneutique de Gadamer ont montré que la lecture littéraire consiste à prendre conscience de la distance historique entre le contexte de production et celui de la réception du texte littéraire. On pourrait faire l’hypothèse que cette prise de conscience porte également sur la distance culturelle entre un texte et un lecteur contemporains. Cette hypothèse est séduisante parce qu’elle nous engage à considérer qu’en amont de la lecture, préexistent deux totalités de significations, le monde du texte et le monde du lecteur, qui en entrant en relation produisent un troisième texte, un texte hybride. Néanmoins, cette hypothèse n’est pas tout à fait satisfaisante, d’une part, parce qu’elle tend à faire croire en une unité du sens textuel et une interprétation lectorale identique à elle-même. Or, s’il est démontré que tout texte littéraire donne lieu à une pluralité de lectures par différents lecteurs, on peut aussi supposer qu’un même lecteur produit plusieurs interprétations successives et même concomitantes. D’autre part, cette hypothèse n’est soutenable que dans le tête-à-texte d’un lecteur individuel, elle résiste mal à l’épreuve de la communauté de sujets lecteurs divers, car elle ne permet pas de prendre en compte comment les interprétations se transforment en situation d’interactions.

Sous le vocable de diversité interprétative, nous proposons de comprendre la multiplicité des interprétations d’un texte littéraire telles qu’elles sont produites par des lecteurs, eux-mêmes divers, en situation d’interaction. La diversité interprétative est donc le produit à la fois de l’activité d’un sujet lecteur individuel et d’une communauté de lecteurs. Elle recouvre non seulement les diverses interprétations produites par différents lecteurs, mais aussi les multiples transformations que ces dernières subissent lors des interactions. Favoriser et organiser la production par les élèves de diverses interprétations apparaît comme un enjeu didactique central de la formation de sujets lecteurs divers. Selon cette approche, l’apprentissage par les élèves d’un questionnement interprétatif prévaut sur la recherche d’une réponse en adéquation avec l’interprétation canonique ou magistrale. Le rôle de l’enseignant s’en trouve complexifié, car, s’il doit favoriser l’émergence de la diversité interprétative, il doit également la gérer, la valider, l’évaluer. La formation de sujets lecteurs divers doit se garder d’une forme de relativisme qui voudrait que toutes les lectures se valent. Si la question de fond demeure : « comment peut – [on] gérer au sein d’une communauté éducative la diversité des lectures subjectives ?24», nous pensons que le retour au texte (par exemple, sous la forme de relectures), le développement de la réflexivité (par exemple, par le questionnement explicite des ressources qui ont participé à l’élaboration d’une interprétation) et l’exercice raisonné de l’intersubjectivité (grâce à des discussions organisées autour de diverses interprétations) constituent des pratiques complémentaires, qui permettent à chacun non seulement de produire, mais aussi de transformer et d’évaluer les diverses interprétations proposées en classe.

Conclusion

Lorsque nous avons élaboré le cadre théorique de notre recherche didactique sur la formation de sujets lecteurs divers, nous avons été confrontés à la variété des usages de « l’hybridité » dans les travaux en sciences humaines. L’hybridité apparaissait comme une notion proliférante, susceptible de caractériser la subjectivité contemporaine, les transformations culturelles, les productions esthétiques et médiatiques, la réception de ces productions, etc. Dans le domaine de l’analyse littéraire, l’hybridité s’apparentait à une métaphore commode pour décrire des phénomènes aussi variés que le dialogisme inhérent au discours, le brouillage des frontières génériques, les problématiques identitaires spécifiques à la littérature postcoloniale puis migrante. Un effort de clarification conceptuelle s’imposait pour distinguer ce qui dans la généralisation de l’hybridité relevait de l’air du temps, de revendications idéologiques, et d’un projet épistémologique de redéfinition critique de la culture et du sujet modernes.

Le rôle des études postcoloniales dans le développement de l’hybridité ayant été décisif, nous avons choisi d’explorer la notion à partir de ce domaine, ce qui nous a permis de la comparer à celle de métissage. Il est apparu que la notion d’hybridité était controversée au sein même du champ qui l’avait déployée. Les réserves émises à son encontre concernaient son ancrage étymologique dans les catégories racistes du passé colonial, son interprétation culturaliste par la tradition des « aires culturelles », et la pérennité des postulats de la pensée dualiste issue de la métaphysique occidentale. Ces critiques nous ont permis d’accéder à un questionnement plus général sur les concepts d’identité, d’altérité et de diversité. L’hybridité est apparue comme une notion ambiguë, car traversée par deux paradigmes, l’un relevant de l’altérité, l’autre de la diversité. Cette ambiguïté nous a amenée à privilégier la notion de diversité à celle d’hybridité pour définir le sujet lecteur que nous souhaitons former. Finalement, nous avons suggéré quelques propositions théoriques pour la formation de sujets lecteurs divers, notamment à propos de la gestion didactique de la diversité interprétative.


Notes

1 –  Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : Découverte, 2004.

2 –  Arjun Appaduraï, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Paillot. 2001. p.69 : « Par ethnoscape, j’entends le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et d’autres groupes et individus mouvants constituent un trait essentiel du monde qui semble affecter comme jamais la politique des nations […] Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de communautés, de réseaux de parenté, d’amitiés, de travail, et de loisir relativement stables, ni de naissance, de résidences et d’autres formes d’affiliation ; mais que la chaine de ces stabilités est partout transpercée par la trame du mouvement humain à mesure que davantage de personnes et de groupes affrontent les réalités du déplacement par la contrainte ou le fantasme du désir de déplacement. »

3 –  Christine Chivallon, La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée. Mouvements. 2007/3, n°51, p. 36.

4 –  Ce texte adopte l’orthographe rectifiée.

5 –  Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature. 2004. Rennes : Presses universitaires de Rennes. 2004.

6 –  Dictionnaire informatisé Trésor de la langue française. Terme hybride.

0 –  Léopold Sedar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme. Paris : Seuil. 1964. p. 91.

8 –  Serge Gruzinzky, La pensée métisse. Paris : Fayard. 1999. p. 45.

9 –  Laurier Turgeon, Regards croisés sur le métissage. Québec : Presses de l’Université Laval. 2002. p. 9.

10 –  Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis. Paris : Textuel. 2005. p. 27.

11 –  R.J.C. Young, Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race, Routledge, 1995, p. 27. « When talking about hybridity […] deconstructing such essentialist notions of race today, may well lead us to repeat the fixation on race that we find in the past rather than enabling us to distance ourselves from it or providing a critic of it »

12 –  Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Post-colonial studies, The key concepts. New York : Routledge. [2000] 2007. p.108 (notre traduction).

13 –  « hybridity appears as a convenient category at ‘the edge’ or at the contact point of diaspora, describing cultural mixture where the diasporized meets the host in the scene of migration ». John Hutnyk, Hybridity, Ethnic and racial studies, 28 : 1, p. 79.

14 –  Op.cit. p. 37. Voir aussi : Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques, Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy. L’Homme, 2002/1, n°161, p.51-73.

15 –  Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980, p.11.

16 –  Ibid., p.13.

17 –  « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Écrire à n- 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome », Ibid., p. 10.

18 –  Stuart Hall, Identités et cultures : politiques des cultural studies. Paris : Éditions Amsterdam. 2007.

19 –  Op.cit., p. 99. « But is it, perhaps, also the message of hybridity that reassigns fixed identity into what will become merely a jamboree of pluralism and multiplicity ».

20 –  Dans l’Introduction à une poétique du divers, Édouard Glissant définit la créolisation comme le processus selon lequel les éléments culturels les plus éloignés et hétérogènes peuvent entrer en relation. Paris : Gallimard. 1996. p.22.

21 –  Emmanuel Molinet, L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique, 2-2006, Varia, Recherches, p. 9.

22 –  Homi K. Bhabha, The location of culture. London : Routledge. 1994. p. 38 : « It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial provenance. For a willingness to descend into that alien territory… may open the way to conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism of the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity ».

23 –  Voir : Gérard Langlade, Et le sujet lecteur dans tout ça ? Enjeux, n° 51/52, 200. p. 53-62 ; Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Sujets lecteurs et enseignement de la littérature, Rennes : PUR. 2004 ; Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du lecteur, Bruxelles : Peter Lang. 2011.

24 –  Gérard Langlade, Marie-José Fourtanier, La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire. Dans Falardeau Érick, Fischer Carole, Simard Claude, Sorin Noëlle (dir.). La didactique du français, les voies actuelles de la recherche, 2007, Québec : PUL, p.120.


Bibliographie

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L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney

Marie-Laure Delaporte
Doctorante en histoire de l’art contemporain, Université Paris – Nanterre, Centre Histoire des Arts et des Représentations
marie-laure.delaporte@hotmail.fr

Pour citer cet article : Delaporte, Marie-Laure, « L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité rencontre le travail de l’artiste américain Matthew Barney à de nombreux niveaux : dans sa pratique multimédia qui s’apparente au concept de Gesamtkunstwerk, dans sa conception du corps comme totalité et producteur de forme, dans la multiplication des identités réinventées à travers les personnages peuplant ses films ainsi que dans l’aboutissement de ses travaux sous la forme de l’installation et de l’exposition.

Mots-clés : art contemporain – installation multimédia – vidéo – performance

Abstract :

The notion of hybridity meets the American artist Matthew Barney’s work at several different levels : in his multimedia practice related to the Gesamtkunstwerk concept, in his thinking of the body as a totality and shape producer, in the multiplication of identities recreated through the characters inhabiting his films and in the achievement of his works under the artistic forms of installation and exhibit.

Key-words: contemporary art  -multimedia installation – video – performance

 


Dans le cas de l’artiste américain Matthew Barney (1967-), la notion d’hybridité peut s’appliquer à différents niveaux de lecture : sa pratique de plusieurs mediums et l’application de différents états à une même œuvre en créant des cycles ou séries mêlant vidéo, sculpture, dessin, photographie, performance, sa relation à l’opéra, tout en faisant intervenir une forme d’art à l’intérieur d’une autre, ainsi que la réinvention du soi artistique à travers la démultiplication des personnages interprétés par l’artiste.

Cette hybridité des genres entre étrangement en résonance avec la notion d’œuvre d’art totale dès l’achèvement du cycle Cremaster en 2002 et notamment dans le dossier de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris :

Ce système de références internes nous amène enfin au concept de Gesamtkunstwerk, issu du romantisme allemand. Il s’agit d’appréhender une totalité dans chaque expression particulière, de s’incarner dans le tout et d’y ramener chaque élément. Il faut pour cela constituer un monde en soi, recourir à la mythologie ou à des mythologies réinventées1.

Si l’œuvre de Matthew Barney parvient à s’inscrire dans une hybridation artistique, c’est avant tout par sa faculté à dispenser un discours illustré par une imagerie atypique permettant d’exercer une fascination certaine sur le spectateur. De plus, cette forme d’art total prend toute son ampleur une fois exposée : l’œuvre et l’espace muséal fusionnent pour créer un lieu hybride entre installation, sculpture et projection cinématographique.

Cette hybridité oscille entre une totalité de sa forme utopique et le danger de perversion qu’implique ce principe2. À cette notion incombe également la volonté de surmonter le temps, ce qui expliquerait une pratique artistique empruntant la cyclicité comme moyen d’expression. Une œuvre qui n’aurait jamais de fin, s’inscrivant dans un éternel recommencement et avec lui une multitude de significations.

Dès l’ouverture de l’exposition parisienne, Philippe Dagen, dans son article L’art total de Barney, met en exergue le « pouvoir de stupéfaction bien au-delà de tout ce que l’on voit d’ordinaire […] la capacité d’invention visuelle, la prolifération onirique et le pouvoir hypnotique des images »3. Outre-Atlantique, le philosophe et critique d’art Arthur C. Danto développe une comparaison très aboutie entre l’œuvre de Barney et le cycle L’Anneau de Nibelung de Wagner4.

1. Le Corps

Matthew Barney, DRAWING RESTRAINT 2, 1988, Action et vue d’installation, Copyright Matthew Barney, 1988. Photo : Michael Rees, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Matthew Barney, Radial Drill, 1988, Capture de vidéo. Vidéo : Peter Strietmann. Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

La thématique que Matthew Barney se propose de renouveler est celle déjà abordée dans les décennies 1960 et 1970 par les artistes utilisant leur corps comme véhicule de sens et la vidéo pour en enregistrer les événements. Cette pratique renouvelle la relation entre l’action, l’objet et la vidéo. La notion de contrainte est le point focal autour duquel Matthew Barney développe la superposition du rôle créateur de l’artiste et de l’athlète. Dans la série Drawing Restraint, débutée en 1987, il s’impose des obstacles afin de compliquer, voire rendre impossible l’acte de dessiner. Mais ces expérimentations de studio, si elles sont à l’origine des futures performances, ne mettent en scène aucun personnage, uniquement l’artiste testant des processus de création permettant de développer une forme artistique, mais se focalisant davantage sur le processus que sur la création finie qui relève souvent de la forme du schéma ou de l’esquisse.

Dans les six premiers épisodes, entre 1987 et 1989, il s’engage dans des actions en studio dans lesquelles il construit des obstacles avec des rampes, des trampolines, des élastiques pour s’auto-contraindre dans l’acte créatif. Elaborées en privé, ces expérimentations sont filmées et/ou photographiées afin de conserver une trace documentaire en noir et blanc de ces événements éphémères. Pourtant cet usage adopte une forme hybride entre documentaire et installation. Relevant d’une esthétique de style documentaire, certains travaux relèvent presque du domaine domestique et laissent croire à une action réelle et non artificielle.

1.1 Le corps comme véhicule de créativité et de sens

Dans la création de Matthew Barney le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance, mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art.

Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps »5. En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant à la manière de diagrammes conceptuels de la métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie. L’un des exemples est celui du muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer6. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Le corps est visualisé comme une machine et la machine comme un corps, qui produisent toutes sortes de fluides abordant la dualité entre interne et externe.

Le processus de construction du corps est au cœur de la pratique de Matthew Barney. Cette démarche est peut-être la raison qui explique l’engouement et la fascination de la scène artistique new-yorkaise puis internationale pour ses travaux. Dès 1991, il séduit le milieu de l’art par le développement de sa mythologie personnelle qui lui permet d’élaborer un langage visuel figuratif après des décennies d’abstraction, mais qui maintient des aspects relativement abstraits dans sa signification. Il y associe des motifs récurrents tels que l’athlétisme, l’héroïsme, le transsexualisme et le contrôle du corps, et réintroduit l’image de l’artiste-héros7. La vidéo devient l’un des moyens d’expression les plus efficace et immédiat permettant au spectateur d’expérimenter l’œuvre en temps réel, selon les mêmes principes développés dans les théories phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty8. Le corps de l’artiste devient à la fois sujet et objet de l’œuvre. Dans l’épisode Radial Drill (1991), l’artiste gaine son corps dans une élégante robe de soirée, transformant son apparence dans un numéro de transgenre. Pourtant, le spectateur ne participe pas à cette transformation, il n’en voit que la surface, à distance, sans participer à ce rituel9. Le corps de l’artiste est transformé par l’entraînement de préparation et la performance, mais est reçu plus comme une image que comme un processus qui montre le corps en tant que véhicule de l’effort et spectacle. Cette volonté d’ôter le corps et sa sexuation de tout contexte socioculturel, est avant tout un moyen de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. De la même façon que le personnage de l’athlète incarne un medium permettant d’expérimenter le développement d’une forme selon le principe d’hypertrophie superposé à la création artistique. Ainsi l’iconographie à laquelle Barney a recours et qui pourrait s’inscrire dans un discours social est envisagée d’un point de vue formel traduisant une dépolitisation de son art. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.

Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de l’identité de l’artiste, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine »10. Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance, et plus particulièrement dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2011) et The Cremaster Cycle (1992-2002).

Matthew Barney, CREMASTER 5, 1997. Photographie de film ©1997 Matthew Barney. Photo : Michael James O’Brien, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Mais la présence de l’artiste à travers l’image filmique est remise en question par son absence même du lieu d’exposition. Il crée par son absence une relation de temps et d’espace à sa personne, car la vidéo retransmet une performance qui a eu lieu mais qui n’est plus, dans l’espace même où elle s’est déroulée. L’artiste impose sa présence à travers son absence11. Il exécute son œuvre en tant que genre dans une quête de « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Dans ses actes, à travers lesquels Barney réaffirme la masculinité, il n’en donne qu’une lecture partielle puisqu’il remet en cause le genre par une multitude d’interprétations, telle une mascarade12. Il devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc-maçon, diva, cow-boy ou magicien pour emprunter l’identité d’autrui, qu’il soit imaginaire ou historique, témoignant des possibilités infinies de l’individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie. Bien qu’étant attirantes visuellement parlant, les créatures et les transformations corporelles de Matthew Barney traitent de thèmes qui relèvent de dualités telles que le genre et le sexe, le masculin et le féminin. La pratique de la forme artistique qu’est la performance témoigne de la volonté de l’artiste d’un contrôle total sur son corps et de sa perception dans un système cyclique qui lui permettrait de réaffirmer son identité artistique, mais aussi sa masculinité après les discours féministes des années 1960 et 1970. Dans la droite ligne des performers tels que Bruce Nauman, une part de l’expression artistique de Barney est susceptible de s’inscrire dans les recherches des gender studies comme celles de Judith Butler ou Griselda Pollock 13.

Dans la création de Matthew Barney, le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art. Tout comme les autres paradoxes de son œuvre, la relation de la masculinité au corps et à la sexualité est un sujet que Matthew Barney semble aborder ou parfois refuser. Dans les récentes recherches effectuées sur les gender studies, est abordée la possibilité que l’identité du genre et la sexualité puissent être vécues et pensées séparément. C’est dans ce contexte que les œuvres de Matthew Barney peuvent être analysées et interprétées. Mais au-delà de la thématique du genre, il faut peut-être également envisager dans une certaine perspective le manque de genre.

Matthew Barney refuserait donc finalement toute implication dans le masculin comme dans le féminin, pour préférer rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle zone de pleine potentialité, une zone qui d’un point de vue corporel serait androgyne. C’est également cette identité troublée qui génère la fascination autant que l’anxiété. Il refuse d’adopter une relation mécanique entre la sexualité et le genre, mais conçoit même une identité indifférenciée du genre et de la sexualité et ainsi un espace de toutes les possibilités artistiques et fictionnelles.

1.2. Vers un nouveau lieu spatio-temporel de création

photo 4 art 2

Matthew Barney, FIELD DRESSING, 1989. Vue d’installation. Payne Whitney Gymnasium, Yale University, Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Exposée en 1989, à la galerie Althea Viafora de New York, Field Dressing (orifill) est l’une des premières performances dans laquelle Matthew Barney se met en scène, et plus précisément dans un personnage d’athlète, appelé le « Character of Positive Restraint » (personnage de la contrainte positive) inspiré du prestidigitateur Harry Houdini et annonçant le concept de The Path (le chemin). Il trouve son incarnation dans les performances et les vidéos de l’année 1991 : Blind Perineum, Transexualis et MILE HIGH Threshold : Flight with the anal sadistic warrior (Seuil à un mile de hauteur : vol avec le guerrier anal-sadique), présentées dans les galeries Barbara Gladstone de New York et Regen Projects de Los Angeles.

Ces dernières expositions compliquent quelque peu le champ temporel car elles présentent plusieurs vidéos et sculptures aux titres différents au sein d’une même installation.

Ces actions se déroulent toutes en privé, dans un silence portant l’atmosphère de concentration de l’artiste, toujours nu, hormis ses accessoires (harnais, pics à glace…) l’aidant à escalader. Les pièces dans lesquelles se déroulent les actions abritent également des sculptures servant à la performance. Elles sont moulées dans des matériaux mous, instables et organiques tels que la vaseline. L’action filmée est retransmise lors des expositions sur des écrans et les objets et sculptures sont laissés sur les lieux, transformant le lieu d’exposition en véritable sanctuaire dédié au culte du corps. Sur les deux écrans de Field Dressing (orifill), l’action retransmise montre l’artiste montant et descendant dans la pièce au-dessus d’une sculpture en vaseline, en forme d’emblème de terrain, dont il prélève la substance pour boucher ses orifices et faire de son corps un système clos. La sculpture participe littéralement à la construction de l’action et le corps est considéré comme un terrain qui peut être modifié et redessiné, un corps entièrement assujetti à la volonté humaine. Les objets sculptés utilisés dans cette action filmée font référence aux équipements servant à la construction du corps athlétique : les bancs de musculations, les haltères et les tapis de lutte. Les matériaux utilisés empruntent également beaucoup au vocabulaire sportif et plus précisément aux substances organiques ayant des répercussions sur le métabolisme comme les stéroïdes, le sucre ou les acides aminés. Dans ces objets, les équipements se superposent au métabolisme dans des objets construits à partir de substances biochimiques comme des haltères moulées de sucre ou de cire ou des machines mêlant le tapioca et le glucose. Blind Perineum, la plus longue des vidéos (87 minutes), montre Barney entrant dans la pièce réfrigérée de l’installation sculpturale TRANSEXUALIS, après avoir escaladé le plafond de la galerie. Radial Drill utilise les mêmes éléments mais dans des actions différentes, montrant que les deux vidéos n’ont pas pu se produire en même temps.

En juxtaposant ces vidéos, Barney crée plusieurs zones temporelles, mais qui sont expérimentées en même temps par le spectateur. Cette désorientation est d’autant plus présente que les vidéos ne cessent de tourner en boucle. Le temps même devient rituel. Une tension est créée par la présence étrange des accessoires utilisés dans la vidéo, preuves d’un événement passé. L’assemblage du temps de la vidéo et du temps présent de l’expérience de l’installation instaure une frustration de la perception du spectateur de la notion de réel et d’imaginaire, de présent et de passé. Mais plus encore, Barney parvient à faire de l’espace dans lequel se déroule l’action un espace sculptural14.

Ces actions s’inscrivent dans la tradition de l’art de la performance et de la vidéo agrémentée de nouvelles iconographies, celles du sport et de la chirurgie, dont les actions qui en sont inspirées dégagent une atmosphère quasi-morbide dans la répétition de gestes traduisant un désir frustré et une virilité remise en cause. L’action de Barney est également influencée par l’esthétique télévisuelle qui anesthésie autant qu’elle spectacularise l’image du corps dans une certaine « société du spectacle »15.

2. Installation

L’utilisation du medium de l’installation se fait afin de diminuer la frontière entre œuvre et réalité, écran et espace réel, grâce au principe d’immersion/projection. Deleuze qualifie cette relation à l’espace d’« architecture de la vision » : le spectateur partage le même espace que la représentation, ce qui implique la participation du spectateur, dans un rapport de phénoménologie des sens.

2.1. L’exposition comme œuvre

Le cycle du Cremaster est envisagé comme étant sculptural avant d’adopter la forme cinématographique16 : une sculpture, composante essentielle des installations, dans l’espace et dans le temps, composée de cinq épisodes qui se déploient comme des organismes vivants, et dont la narration, loin d’être linéaire, apparaît comme un lien unificateur. De plus, les films sont créés comme des pièces monocanales, faites pour être regardées du début jusqu’à la fin, contrairement aux vidéos précédentes dont quelques minutes suffisent pour en expérimenter les principales caractéristiques.

À travers les métaphores biochimiques et psychosexuelles, c’est l’évolution d’une forme qui est mise en place. Si le point de départ conceptuel est le muscle cremaster, les films expriment une circulation autour des conditions anatomiques d’ascension et de descente dans la description d’organismes mythologiques suspendus dans des états de latence. Les pièces d’installation faisant partie du même univers érotique et excentrique montrent qu’il n’y a rien de simple dans la construction de ce concept. Les films du cycle instaurent un nouveau style cinématographique construit sur une mythologie privée, une narration lente et labyrinthique, une musique omniprésente qui rythme les actions simultanées qui une fois montées à l’écran créent une relation entre l’espace et le temps. Ils possèdent à la fois la complexité d’une symphonie et la plasticité d’une sculpture17.

C’est justement ce mélange des genres, à travers l’utilisation de plusieurs mediums au sein d’une même œuvre, qui n’est pas sans rappeler la notion d’œuvre d’art totale. Mais cette dernière se développe de manière d’autant plus pertinente dans la mise en forme, voire dans la mise en scène de l’exposition des œuvres. L’artiste conçoit ses expositions comme des installations créées pour un site spécifique permettant d’intégrer les œuvres dans un espace unitaire. De plus, les œuvres étant créées sur plusieurs années, l’exposition devient un véritable medium, une œuvre d’art à part entière qui apparaît comme le point d’orgue des créations précédentes18.

Vue de l’exposition Matthew Barney : The Cremaster Cycle, The Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 21 février – 11 juin, 2003. Photographie : David Heald©The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York

En 2003, Matthew Barney investit le musée Solomon R. Guggenheim de Frank Lloyd Wright à New York pour présenter l’exposition The Cremaster Cycle. L’architecture en spirale ainsi que la coupole de verre permettent la mise en place d’une scénographie adaptée à la disposition des écrans retransmettant The Order, séquence du troisième et dernier film du cycle ; placée au sommet de la rotonde, la répartition des sculptures, dessins et photographies sur les rampes hélicoïdales du musée jouent avec les principes d’ascension et de descente abordés par le cycle. Cette structure crée une mise en abyme de l’œuvre à l’intérieur du musée, The Order ayant été tourné à l’intérieur même du bâtiment, et déploie dans l’espace muséal une forme hybride entre exposition et installation. Des premières expositions de l’artiste, la scénographie du Guggenheim reprend à la fois le système de suspension des écrans en hauteur surplombant les visiteurs ainsi que le rapport d’espace/temps créé par la projection de l’action filmée ayant eu lieu dans l’espace d’exposition. Au-delà du lien qui unit le lieu à l’œuvre par la séquence de Cremaster 3, une relation symbolique est également établie entre les cinq épisodes filmiques et les cinq courbes ascendantes de l’architecture du musée. L’ordre dans lequel sont disposés les sculptures et objets du cycle est expérimenté d’une rampe à l’autre en résonance de l’ordre des films. Comme le remarque Arthur Danto, de la même façon que dans l’œuvre de Richard Wagner l’élément architectural du Festspielhaus (Palais des Festivals) de Bayreuth, dessiné par le compositeur, est une composante essentielle à l’expérience totale de l’œuvre, le musée Guggenheim, bien qu’il ne soit pas l’œuvre de Barney, est réapproprié pour devenir une véritable installation architecturale et une partie intégrante du Cremaster. Ainsi l’espace d’exposition se confond avec le contenu exposé19.

Dans une pratique « multimédia », le musée apparaît comme le lieu le plus propice à l’exposition des différents états d’une même œuvre. Les sculptures, photographies, installations et films peuvent s’exprimer clairement dans l’espace muséal et parfois même se révèlent comme ayant été conçus uniquement pour cet environnement. Néanmoins, la forme filmique témoigne une fois de plus de son ambiguïté. Les films sont tantôt retransmis sur moniteurs au cœur des expositions ou projetés sur écrans dans des salles de cinéma. Dans le premier cas, ils font alors partie intégrante du dispositif scénographique, participant à la forme hybride de l’œuvre,  comme le montre l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2002. Pourtant, l’artiste fait appel à l’endurance du visiteur, qui pour visionner le cycle dans son entier, doit rester dans l’espace d’exposition plus de sept heures. Les films empruntent alors le comportement des vidéos, ne permettant pas d’être visionnées dans leur continuité. Dans le second cas, il est fait abstraction de toutes les autres œuvres pour se concentrer sur la pièce filmique qui acquiert une autonomie particulière, mais qui est également sortie de son contexte premier, dans lequel elle est censée s’inscrire. Ainsi, projetée dans les salles de cinéma, l’œuvre filmique prend le risque d’être assimilée au divertissement cinématographique, face auquel le spectateur se laisse submerger et ne peut instaurer de distanciation critique ou analytique.

L’hybridité qui se développe dans l’œuvre de Matthew Barney, si elle se joue dans un premier temps à travers la multiplicité des personnages développés dans son œuvre, se développe également à travers les différentes pratiques artistiques qui trouvent leur point de départ dans le film comme l’explique Vivian Sobchack. Elle témoigne de son attachement au medium filmique au regard du dialogue qu’il peut entamer avec les autres médias artistiques et de sa capacité révélatrice :

Ce qui m’a attiré vers le film en tant qu’objet d’étude n’était pas seulement le fait que je l’appréciais pour ce qu’il a de sensuel et de totalement fascinant en tant que medium, mais aussi parce qu’il me paraissait être un point d’ancrage à partir duquel on pouvait aller partout. On pouvait s’intéresser à la peinture, ou à l’architecture, ou vouloir aller vers la philosophie ou des problématiques sociales. Pour moi, le film était un medium qui était par nature interdisciplinaire.20

Le film dépasse désormais les frontières de la « boîte noire » et témoigne de son caractère hybride lorsqu’il côtoie les autres pratiques artistiques qui très souvent l’emploient pour ses propriétés projectives et immersives, comme le décrit Giuliana Bruno :

Le film trouve sa place dans la construction de l’espace, car il est aussi une « projection » […] le film est en réalité un objet très matériel qui rend visible quelque chose qui ne l’est pas, incluant notre espace imaginaire et mental.21

Pourtant dans ce « mélange des genres », la nature du film reste néanmoins très problématique pour Peggy Phelan qui affirme : « La seule vie de la performance réside dans le présent22», considérant que l’œuvre reste la performance et est distincte de son enregistrement. De plus, elle émet un doute quant à la possibilité de médiation de ce medium relevant de la technologie :

Dans la performance live, ce qui importe est la possibilité pour l’événement d’être transformé par ceux qui y participent, c’est ce qui donne vie à la performance […] Mais ce potentiel, cette promesse séduisante de transformation mutuelle est extrêmement importante car c’est le lieu où se rejoignent l’esthétique et l’éthique.23

Cette position a très rapidement suscité des réactions et notamment chez Philip Auslander24 pour qui l’enregistrement filmique peut faire œuvre de manière autonome indépendamment de la performance.


Notes

1 –  Laurence Bossé et Julia Garimorth, « The Cremaster Cycle », in Matthew Barney : The Cremaster Cycle, Paris, Paris-Musées/ Beaux-arts Magazine, 2002, p. 5.

2 –  Timothée Picard, L’art total : grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), Rennes, Presses universitaires, 2006.

3 –  Philippe Dagen, « L’art total de Matthew Barney », Le Monde, 13 octobre 2002, p. 21.

4 –  Arthur C. Danto, « The Anatomy Lesson », The Nation, 17 avril 2003.

5 –  Giovanna Zapperi, « Matthew Barney systèmes de production », in Pratiques, Réflexions sur l’art, n°17, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p.59

6 –  Keith Seward, « Matthew Barney and Beyond », in Parkett n° 45, Zurich, 1995, p. 58-61.

7 –  Giovanna Zapperi, op.cit.

8 –  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (1945), 2001.

9 –  Liz Kotz, “Video : process and duration”, in Acting Out (The Body in Video : Then and Now), Londres, Royal College of Art, 1994, p.17-26.

10 –  Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992.

11 –  Amelia Jones, « Presence in abstentia : experiencing performance as documentation », in Art Journal, vol. 56, n°4, Hiver 1997, p.11-18.

12 –  Harry Brod, “Masculinity as Masquerade”, in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

13 –  Andrew Perchuk, The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

14 –  Nat Trotman, “Ritual space / Sculptural Time”, in All in the present must be transformed : Matthew Barney and Joseph Beuys, New York, Guggenheim Museum Publications, 2007, p.145.

15 –  Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

16 –  Hans-UlrichObrist, Hans-Ulrich Obrist Interviews, Vol. I, Milan, Charta, 2003, p.71.

17 –  Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007.

18 –  Charlotte Szmaragd, L’Exposition comme Œuvre : l’exposition The Cremaster cycle de Matthew Barney au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (10 octobre 2002 – 04 janvier 2003), mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, sous la direction de Cécile Dazord, 2006.

19 –  Arthur Danto, op. cit.

20 –  Marquard Smith, « Phenomenology, mass media, and being-in-the-world, Interview with Vivian Sobchack », in Visual Cultures Studies, Londres, Sage, 2008, p.116.

21 –  Marquard Smith, « Cultural cartography, materiality and the fashioning of emotion, Interview with Giuliana Bruno », ibid., p.147-148.

22 –  Peggy Phelan, Unmarked : the Politics of Performance, Londres, Routledge, 1993, p.146.

23–  M. Smith, « Performance, Live Culture and Things of the Heart, Interview with Peggy Phelan », op.cit., p.136.

24 –  Philipp Auslander, Liveness : Performance in a Mediatized Culture, New York, Routledge, 1999.


Bibliographie

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L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin

Sara Bédard-Goulet
Doctorante au Laboratoire LLA-CRÉATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et au Département de littératures de langue française de l’Université de Montréal
ichbinsara@googlemail.com

Pour citer cet article : Bédard-Goulet, Sara, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le présent article fait part d’un projet de recherche qui s’intéresse à la littérature et la psychose, et qui allie études théoriques et applicatives, sous la forme d’un atelier de lecture destiné aux patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse. Celui-ci se fonde sur certaines théories littéraires et pratiques d’art-thérapie et permet, en retour, d’analyser autrement les œuvres littéraires, dont celles de Nathalie Sarraute.

Mots-clés : littérature – psychiatrie – langage – art-thérapie – Nathalie Sarraute – dysfonctionnements langagiers

Abstract :

This article presents a research project interested in literature and psychosis, which mixes theoritical and applicative studies in reading sessions with the patients from Gérard-Marchant specialized hospital in Toulouse. The sessions are based on some literary theories and art-therapy practices which allows, in return, to analyze differently literary works, such as Natalie Sarraute’s.

Key-words: literature – psychiatry – language – art-therapy – Nathalie Sarraute –  language dysfunctions

1. Littérature et psychose

Nous avons choisi d’étudier les effets thérapeutique de la littérature, notamment afin d’aider les patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse sous la forme d’un atelier hebdomadaire. Nous nous sommes inspirés des théories de la littérature et des pratiques d’art-thérapie pour créer cet atelier qui, en retour, nous permet de poser un regard différent sur les œuvres et les études littéraires. À la suite de plusieurs théoriciens, nous avons considéré les fictions littéraires comme des mondes parallèles, actualisés par l’activité du lecteur, qui produit un modèle mental et symbolique à partir du texte. Nous pouvons comparer les mondes fictionnels à des simulateurs, au sens courant d’appareil qui permet de représenter artificiellement un fonctionnement réel ; ceux-ci permettent au lecteur d’engager une activité psychique semblable à celle employée dans la vie et explique son immersion fictionnelle parfois totale. La simulation nécessite une abstraction qui laisse des « espaces vides » dans ces mondes, mais qui fait aussi l’intérêt esthétique du texte selon leur agencement avec les « espaces pleins ». Elle permet également un investissement créatif de la part du lecteur allant à la rencontre de l’œuvre, qu’il peut choisir de s’approprier ou non mais qui, dans tous les cas, le pousse à se définir par rapport au texte. La psychose, quant à elle, est caractérisée selon Alain Manier, par « l’inscription du raté irrévocable d’une articulation (pensée-langage) qui n’a pas « pris » chez l’enfant »1. Rappelons que selon Saussure, le signe linguistique unit arbitrairement un concept (ou signifié) et une image acoustique (ou signifiant). Cette articulation entre la masse des idées (dans laquelle on inclut les percepts) et celle des mots n’existe pas ou peu chez le psychotique. Ces enfants, tributaires de la parole de l’Autre comme tout le monde, ne l’ont pas « reçue » ; bien qu’ils puissent parler, ils n’ont pas accès à l’usage social du langage. Ce dysfonctionnement langagier est, le dit Alain Manier, « une véritable « « catastrophe » : dénouement sans suite qui n’ouvre plus à aucune forme de vie, de relation, de maturation à advenir »2. Ainsi, nous ne pouvons pas dire qu’il existe une représentation qui serait de nature psychotique, mais uniquement « une présentation immédiate, totale, immuable et non langagière »3.

2. L’atelier de lecture

Il nous a semblé que la littérature, parce qu’elle met l’accent sur le langage et les percepts, qu’elle simule psychiquement les interactions de la vie sociale et intérieure, pouvait aider ces individus à s’approprier la fonction symbolique et à développer leurs aptitudes sociales et personnelles. En nous inscrivant à un D.U. de Psychiatrie et art-thérapie, nous avons pu appréhender les principes des psychothérapies médiatisées, qui cherchent d’abord à créer un espace où peut s’exprimer la créativité du patient au moyen de divers médias artistiques. L’atelier de lecture est pensé comme un cadre d’accompagnement rassurant et stable, délimité physiquement par l’espace qui lui est alloué, rythmé par son fonctionnement et animé par les mêmes soignants, dans ce cas une ergothérapeute de l’hôpital et nous-mêmes. Contrairement à d’autres médias, la lecture littéraire fait appel à une créativité intérieure de la part du lecteur, qui est difficilement quantifiable, mais dont on peut généralement observer des signes révélateurs. Notre atelier débute par la sélection, par chacun des participants et des soignants, d’un extrait parmi une vingtaine de livres posés sur la table. La lecture des passages à voix haute par chacun des participants permet de les partager avec le groupe et de profiter des sonorités et du rythme de l’œuvre. On s’aperçoit aussi des difficultés de lecture et d’investissement dans le texte, parfois causées par la forte médication qui provoque notamment des troubles de la vue et des tremblements. Chaque lecture est suivie d’un bref commentaire sur le choix de l’extrait et ce qu’il réveille : pensées, associations, souvenirs, émotions, images. Le texte devient un contenant de pensée qui donne des mots à mettre sur les ressentis exprimés, une difficulté majeure chez les patients. La fiction littéraire est conçue comme une médiatisation du langage incompréhensible et angoissant de l’Autre et sa fréquentation régulière sert à introduire le monde de manière indirecte et moins menaçante. La lecture est suivie par un moment d’écriture semi dirigé, seul ou à deux, qui permet de laisser une trace et de s’exprimer. On met là aussi l’accent sur les ressentis émotionnel et corporel, ainsi que sur la relation aux autres. Contrairement aux productions en ergothérapie récupérées par les patients à la fin de l’atelier, les écrits sont conservés à l’hôpital, car considérés comme des dépôts de souffrance. En raison des contraintes de la structure hospitalière et du public visé, l’évaluation de l’atelier se fait principalement par des observations et à l’aide d’un très bref questionnaire sur le vécu d’atelier à la fin de chaque séance.

3. Résultats préliminaires

Bien qu’on souhaiterait voir des résultats significatifs et rapides, les ateliers d’art-thérapie en milieu psychiatrique sont un investissement à long terme, soumis aux aléas du parcours de soin et du fonctionnement de l’institution. Sur les 17 patients qui sont passés par l’atelier en un an (sur une base volontaire, mais sous prescription médicale), 8 ont aujourd’hui quitté l’hôpital pour rentrer chez eux ou pour être replacés dans une autre structure. Plusieurs sont arrivés en cours d’année et certains n’ont assisté qu’à une, deux ou trois séances. Bien que la plupart des patients soient schizophrènes, certains souffrent d’autres pathologies avec des problématiques différentes, notamment des troubles neurologiques et des troubles de l’humeur. Il est donc difficile d’évaluer quantitativement la portée de l’atelier sur une pathologie donnée, car il s’inscrit dans un parcours de soin institutionnel et concerne un petit groupe ouvert. Nous pouvons toutefois juger qualitativement de l’évolution des patients au cours des séances. Pour des patients en grande difficulté, se présenter à l’atelier régulièrement et y participer pendant une heure est déjà un effort significatif. Même si l’on ne peut constater d’amélioration visible, l’atelier peut contribuer à freiner la dégradation de leur état, surtout pour des patients en perte d’autonomie, hospitalisés sur une longue période. Pour la plupart des patients, l’atelier est un lieu d’expression où ils se confient ; ils font spontanément des liens entre leurs lectures et leurs expériences pour parler d’eux-mêmes. Ils échangent avec les soignants et les autres patients autour de problématiques personnelles ou de sujets variés, dont l’appréciation des œuvres et des textes rédigés. Certains d’entre eux prennent l’initiative d’apporter les livres qu’ils désirent partager avec le groupe et présentent un ou des passages qu’ils ont particulièrement appréciés. Au fil des séances, il s’établit une cohésion dans le groupe et les patients se préoccupent davantage des autres, s’interrogent sur leurs absences par exemple.

Pascal souffre de schizophrénie. Hospitalisé depuis plusieurs années, il a fait plusieurs longs séjours en institution et n’est pas autonome. Il assiste régulièrement à l’atelier ; même s’il dit s’ennuyer, il participe et échange de plus en plus avec les autres patients. Son timbre de voix très bas et sa tendance à marmonner (qu’il attribue à sa médication) rendent sa lecture fastidieuse à écouter, sauf les jours où, sans raison visible, il parle plus fort. Interrogé sur ses lectures, Pascal fait beaucoup de liens avec son enfance, parfois de manière ironique, comme s’il prenait une attitude moqueuse par rapport au traitement psychanalytique qu’il semble connaître et auquel il associe l’atelier. Il cherche aussi à provoquer avec des sujets controversés (nazisme, messes noires, cannibalisme, etc.), mais il a une culture étendue et une réflexion développée. Dans quelques ateliers où il semble être plus posé, il évoque la maladie, la trop lourde médication, l’enfermement, et le suicide. Dans son cas, l’atelier contribue à maintenir ses capacités déclinantes à cause de sa longue hospitalisation, de l’oisiveté et de la médication qui lui donne notamment des troubles de la vue et de l’élocution. Il lui permet aussi de s’exprimer sur ses préoccupations, ce qu’il fait en écrivant des textes montrant son imaginaire très riche et sa créativité langagière.

Retranscription du texte  de Pascal

Lorsque la mort fut venue

Lente lente ne l’attendit plus

Mort-vivant déjà, sans soucis ni amis

Seul seul au fond de son lit

Il gémissait alors languit

Il pleura pleura la vie la vie

Le déluge diminua puis il sécha

Les yeux humides brillaient au soleil

Il séchait il séchait

Bon sent le sport l’intéressait

Il se mit à marcher puis à courir

Jusqu’à parcourir le monde en entier

Il se prenait pour une vedette

Bon marché aux pieds aux pieds

Le pied le pied cette vie active

On aurait dit une fête sans fin

La fin engendre la fin

La fin sans détective

Amène

Cet exercice inspiré du renku4 japonais montre néanmoins l’attention qu’il porte au dialogue, aux images et au rythme du texte.

Louis, lui, est diplômé de l’École nationale supérieure d’Arts et métiers et a aussi une licence d’histoire ; c’est un grand lecteur et il est très investi dans l’atelier. Il est hospitalisé d’office pour la première fois et il a plutôt l’habitude des cliniques privées ; il a eu des difficultés à s’adapter aux autres patients de son pavillon, généralement plus atteints que lui. Pendant les premières séances, son élocution est hésitante, il a des blancs de mémoire, puis il devient de plus en plus à l’aise. Il parle de sa famille, de ses origines pieds-noires et s’exprime, à travers ses textes et ses choix de lecture, sur ses rapports problématiques avec les femmes et sur ses angoisses. Il semble à l’aise avec les participants du groupe et les aide parfois dans leurs lectures. Ci-dessous un texte qu’il a écrit pendant la séance du 19 octobre 2010. Le thème de l’écrit était : « mon rêve familier », que nous avions introduit en lisant le poème de Verlaine du même titre. Le texte, par sa forme et son contenu, est particulièrement riche et touche à des éléments très personnels, ce que confirme le questionnaire de cette séance où Louis écrit se sentir honteux.

Retranscription du texte de Louis

Mon rêve familier

Maureen, 3 ans, émergeant de l’eau telle une ondine.

Maureen, 13 ans, pleine d’acné et le sourire barré par une ligne de fil de fer barbelé.

Maureen, 23 ans, toute ébranlée par l’aveu de ma secrète passion, elle qui ne voyait pas en moi un homme mais une relation presque asexuée de ses parents.

Maureen, 28 ans, qui se jette dans mes bras après un chagrin d’amour infligé par un petit con de son âge.

Maureen, 33 ans, qui m’annonce qu’elle me quitte afin d’avoir avec un autre les enfants que je me refuse à lui donner de peur de les laisser orphelin avant 20 ans.

Maureen, 38 ans, me recevant dans sa chambre à la maternité pour que je vienne voir sa dernière merveille, une fille, après deux garçons, et qui lui ressemblera.

Maureen, 43 ans, m’apprenant qu’on vient de lui détecter un cancer du sein et me demandant si elle partait la première, de veiller sur sa fille.

Maureen, 48 ans, assistant à mes obsèques très dignement, moi qui me suis éteint de mort naturelle à 78 ans.

Bien qu’on ne puisse évaluer quantitativement les bienfaits de l’atelier de lecture sur ces patients, il leur alloue clairement un espace d’expression dans lequel ils mettent des mots sur leurs ressentis. Il leur permet aussi d’échanger au sein du groupe et de respecter certaines règles de l’interaction sociale.

4. Sarraute et la psychose

L’atelier de lecture et la clinique de la psychose nous ont permis en retour d’analyser des textes littéraires sous un angle nouveau, notamment l’œuvre de Nathalie Sarraute. Celle-ci est portée par une méfiance originelle qu’éprouve l’auteure pour les mots, dont le traitement témoigne d’un effondrement sémiotique semblable à celui qu’on rencontre dans la psychose et dont Sarraute donne, involontairement, un aperçu frappant. Dans L’Usage de la parole, on retrouve une image de l’articulation entre idée et mot décrite par Saussure à propos de la réflexion d’un personnage :

Et aussitôt, comme toujours, son esprit alerté appelle, fait accourir, sélectionne, rassemble tout ce qu’il possède de plus habile, de mieux entraîné, de plus apte à attraper ce qu’on lui lance… une idée… par un bout il la saisit… Mais que lui arrive-t-il ? Elle lui échappe comme tirée en arrière… comme par un effet de boomerang elle revient à son point de départ… la voici là-bas, retrouvant son élément, s’animant, devenant un être vivant, [Puis plus loin…] impossible de s’en emparer, elle joue à cache-cache, se dissimule dans des dédales, se perd dans des méandres…

Et puis revient, se tend de nouveau, s’offre, se propose, veut s’imposer… [Puis plus loin…] Les mots qui la revêtent, à part quelques inversions seyantes, quelques brisures, sont disposées dans l’ordre qu’impose la raison, ils remplissent dûment leur fonction.5

Nous observons ici que les idées forment une masse distincte qui s’articule à la masse des mots compris dans la langue, pour éventuellement se transmettre à des interlocuteurs. Ce travail de maîtrise du langage, Natacha l’expérimente dans Enfance lorsqu’elle va au cours Brébant et qu’elle apprend à contrôler son écriture alors illisible : « petit à petit », dit-elle, « à force d’application, mon écriture s’assagit, se calme…»6 Au chapitre suivant, les idées incontrôlables qui s’emparaient d’elle jusqu’alors sans qu’elle puisse s’en débarrasser ne la tourmentent plus :

Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement « sorti de la tête ». […] Comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an, quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement… « mes idées » que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer… un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide…7

Natacha, comme la plupart des enfants, apprend à articuler les mots et les idées à partir d’un système symbolique de répétition du réel déjà en place. Le risque pour ceux qui n’y arrivent pas est de rester, comme elle le dit, « un pauvre enfant fou ». En repoussant les limites du langage, Sarraute expose des situations qui font ressortir l’ambiguïté de nos relations avec les mots. La structure psychotique, en raison de son immaturation langagière intrinsèque, se prête particulièrement à cette illustration. Sarraute semble d’ailleurs pressentir qu’à ce point de vue, tout se joue pendant l’enfance, bien que les symptômes évidents apparaissent souvent plus tard.

Pour dénoncer les mots comme des masques vides, Sarraute les montre sous diverses figures matérialisées parfois violentes et étouffantes, personnifiées ou non, et qui s’érigent comme des écrans. « Car la parole mutilée est le plus souvent une parole8 » rappelle Arnaud Rykner. Pour un fils de L’Usage de la parole, les paroles de sa mère, comme une gifle, « l’ont frappée au passage avec une telle force9… » Un peu plus loin, ses mots « glacés et durs10… », elle « les lui promène sur le visage11… » comme si elle lui (im)posait un masque formé de mots. Ailleurs, les paroles étouffent les personnages comme des masques d’anesthésie, les remplissent d’une substance fausse qui dérobe la pensée authentique. Dans Tropismes, un petit garçon est gavé de ces paroles par son grand-père, comme si elles étaient plaquées sur son visage :

Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l’engourdissait. Une masse molle et étouffante, qu’on lui faisait absorber inexorablement, en exerçant sur lui une douce et ferme contrainte, en lui pinçant légèrement le nez pour le faire avaler, sans qu’il pût résister – le pénétrait.12

Dans un autre tropisme, des paroles d’adultes se mêlent à l’air et se posent sur le visage d’un autre garçon comme une matière :

Leurs paroles, mêlées aux inquiétants parfums de ce printemps chétif, pleines d’ombres où s’agitaient des formes confuses, l’enveloppaient. L’air dense, comme gluant de poussière mouillée et de sèves, se collait à lui, adhérait à sa peau, à ses yeux.13

La conversation des parents hébète l’enfant, il refuse d’aller jouer avec les autres dans le pré et reste auprès d’eux à absorber ce qu’ils disent. Les paroles fausses, plutôt que de créer des liens, s’interposent et mettent le personnage à distance. Ces évocations rappellent étrangement les difficultés langagières du psychotique, pour qui les mots, désarticulés de la pensée, sont des choses et composent, dit Alain Manier, une « construction qui dépasse le locuteur et l’envahit14 », ce qui génère angoisse et isolement.

Même s’ils permettent d’échanger plus clairement, les mots comportent toujours le danger d’édulcorer l’expression jusqu’à la faire mourir. Le caractère mortifère du mot est bien marqué dans la première partie de L’Usage de la parole. On assiste à la mort de l’écrivain russe Anton Tchekhov, qu’il annonce lui-même par les mots « Ich sterbe » avant de retomber sur son lit. Le lecteur saisit néanmoins la complexité du passage de la vie à la mort réduite à ces deux mots dans cette description :

Ce qui en moi flotte… flageole… vacille… tremble… palpite… frémit… se délite… se défait… se désintègre… Non, pas cela… rien de tout cela… Qu’est-ce que c’est ? Ah voilà, c’est ici, ça vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S’immobilise. Se fige. S’assagit. S’apaise. Ich sterbe.15

La vie s’arrête dans ces deux mots qui font office de masque mortuaire pour l’écrivain. Or, la catastrophe langagière qui frappe le psychotique dans son développement le rapproche du personnage de Tchekhov, en ce qu’il devient alors un enfant mort (vivant). Sans accès au langage, il est privé de subjectivité, de vie intérieure et extérieure, puisqu’il ne peut pas réellement échanger avec son entourage16. Si les mots peuvent marquer la mort, comme c’est le cas pour le personnage de Tchekhov, leur absence peut également causer la mort d’un sujet en devenir, néanmoins condamné à « vivre ».

L’entreprise de Sarraute a pour effet de faire ressortir le côté brut du langage, le non-dit qui, selon Arnaud Rykner, « fait revenir à la surface du texte un regard […] le regard de la représentation sur celui qui la regarde17. Lorsque l’écrivain cesse de maîtriser les objets représentés par un langage normatif, ceux-ci apparaissent dans toute leur matérialité et, dans une impression d’inquiétante étrangeté, semblent observer à leur tour le lecteur. Le scopique, en devenant opérationnel à la surface des choses, prête des yeux au texte, qui devient alors sujet derrière son masque de papier. Comme ce personnage de Tropismes qui rêve de sortir du cadre des convenances, le texte échappe à l’emprise des mots alors que la représentation se déchire :

[…] non, c’était trop tôt, elle n’allait pas se lever déjà, partir, elle n’allait pas se séparer d’eux, elle allait rester là, près d’eux, […] oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand’mère se dresser et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne le coin de la rue, leur regard.18

Le trou évacue la représentation qui ne peut plus s’inscrire dans un espace représentable et laisse le hors-code apparaître à la surface du texte, regarder le lecteur par ce trou transformé en œil. Celui-ci est redoublé par la bouche du personnage, qui hurle des mots insensés (échappant aux règles de la langue et du sens), et qui forme un autre œil par lequel le réel sous le masque du texte regarde le lecteur. En fracassant l’ordre de la représentation, l’expérience panique du cri précipite l’effondrement sémiotique. Les maisons et les maris semblent, eux, appartenir à la représentation contrôlée, leurs regards appuyés au dos de la jeune fille précipitant sa fuite qui perturbe la représentation, comme si elle dérangeait la structure en place en exprimant son angoisse déchirante. Cette image de l’aliénation rappelle la situation du psychotique, contraint dans un système langagier auquel il est parfaitement étranger et qui génère chez lui incompréhension, angoisse et sentiment d’étrangeté. On peut rapprocher les « mots sans suite » hurlés par le personnage aux constructions sonores produites dans la psychose, qui nous paraissent insensées puisqu’elles sont produites hors des signes et de toute représentation. De la même manière, la structure psychotique fait « un trou énorme » dans notre société codée. Celle-ci répond par des dispositifs de contrôle supplémentaires (décrits par Michel Foucault) qui guettent aussi l’écart à la norme. Malgré ces dispositifs, la psychose continue de percer la surface lisse du système social et d’interroger sa légitimité. La société se retrouve inconfortablement devant un regard autre qui, comme pour le lecteur du texte sarrautien, le place devant un sujet qu’elle considérait jusqu’alors comme un objet. Le génie de Sarraute réside dans sa capacité à montrer ce phénomène de résistance sous la forme littéraire, en laissant au lecteur la liberté de se l’approprier ou non. Elle rappelle aussi que la parole vraie est l’unique protection contre l’aliénation. C’est vraisemblablement en raison du conflit viscéral entre l’univers langagier et elle-même19que l’auteure a pu donner un aperçu si juste de la structure psychotique, également fondée sur un rapport problématique au langage.


Notes

1 –  Manier Alain, Le Jour où l’espace a coupé le temps, Plancoët, Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, p. 46

2 –  Ibid.

3–  Ibid., p. 120.

4 –  Sur l’utilisation thérapeutique de cet exercice de poésie japonaise, voir Tamura, Hiroshi, « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) », The Arts in psychotherapy, vol. 28, 2001, p. 319-328.

5 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 144.

6 –  Sarraute Nathalie, Enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 134.

7 –  Ibid., p. 135.

8 –  Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, p. 26.

9 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, p. 50.

10 –  Ibid., p. 59.

11 –  Ibid.

12 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, Paris, Minuit, 1957 [1939], p. 53.

13 –  Ibid., p. 104.

14 –  Manier, Alain, p. 60.

15 –  Ibid., p. 13.

16 –  Manier Alain, p. 97.

17 –  Rykner Arnaud, Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, José Corti, coll. « Les essais », 2004, p. 170.

18 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, p. 122-123.

19 –  Rykner Arnaud, « Narcisse et les mots-miroirs », The Romanic review, vol. 83(1), 1992, p. 88.


Bibliographie

MANIER Alain. Le Jour où l’espace a coupé le temps. Plancoët : Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, 189p.

RYKNER Arnaud. Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte. Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2004, 218p.

RYKNER Arnaud. « Narcisse et les mots-miroirs ». The Romanic review. 1992, vol. 83(1), p. 81-93.

RYKNER Arnaud. Nathalie Sarraute. Paris : Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, 205p.

SARRAUTE Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1983, 276p.

SARRAUTE Nathalie. L’Usage de la parole. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1980, 149p.

SARRAUTE Nathalie. Tropismes. 1939. Paris : Minuit, 1957, 144p.

TAMURA Hiroshi. « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) ». The Arts in psychotherapy. 2001, vol. 28, p. 319-328.


Pour citer cet article :

Sara Bédard-Goulet, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 8, mis en ligne le 03/10/2012.
URL : http://e-revues.pum.univ-tlse2.fr/sdx2/littera-incognita/article.xsp?numero=4&id_article=art-SBG-809.

La représentation du travail dans l’art à travers le médium photographique, du début du siècle à aujourd’hui

Anne-Line Bessou
Doctorante, Université Toulouse – Jean Jaurès

Pour citer cet article : Bessou, Anne-Line, « La représentation du travail dans l’art à travers le médium photographique, du début du siècle à aujourd’hui. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La question de la représentation du travail dans l’art a toujours été présente. Ici, nous nous intéressons à l’évolution de cette représentation à travers le médium photographique. Nous verrons alors comment les photographes se sont approprié ce sujet, et ceci dès le début du siècle, en prenant comme exemple les pratiques de Lewis Hine, August Sander et Walker Evans, trois photographes dont l’engagement social et artistique ont permis de faire évoluer les modes de pensées mais également l’utilisation du médium photographique. Nous poursuivrons avec l’exemple de deux photographes contemporains, Valérie Couteron et Dominique Delpoux, qui à travers une pratique documentaire se sont intéressés aux travailleurs. Enfin, et pour clore cette analyse, nous nous arrêterons sur une démarche très contemporaine dans le sens où elle dénonce les conséquences du travail sur l’homme en termes de stress et de pression sociale.

Mots-clés : photographie documentaire – sociologie du travail – docu-fiction – photographie sociale

Abstract

The work representation in the art has always been a present question. Here, we are interested in the evolution of this representation through the photographic medium. We shall see then how the photographers appropriated this subject and that from the beginning of the century by taking as example the practices of Lewis Hine, August Sander and Walker Evans, three photographers whose social and artistic commitment allowed to develop the ways of thinking but also the use of the photographic medium. We shall continue with the example of two contemporary photographers, Valérie Couteron and Dominique Delpoux who, through a documentary practice, have focused on workers. Finally, and to close this analysis, we will stop on a very contemporary approach in the sense that it discloses the impact of work on the man in terms of stress and social pressure.

Key-words: documentary photography – sociology of work – fictional documentary – social photography


Sommaire

1. Le médium photographique et son rapport au travail – un sujet social de tout temps
2. Entre code et corps. L’image photographique pour traduire l’indicible
Notes
Bibliographie

Dès le début du siècle, la photographie, en raison de sa nature technique d’enregistrement, fait foi de l’authenticité des sujets qu’elle permet de rendre visible. L’image photographique est alors considérée comme un document, une preuve. Très vite, elle sera utilisée pour montrer, pour donner à voir au grand public une situation, et lui en faire ainsi prendre conscience. En sa qualité de document, elle sera une trace permettant la conservation d’une mémoire. Les photographes marquent leur intérêt pour les sujets sociaux et l’image documentaire devient un style à part entière, caractéristique des années 1930, dans le monde entier.

Nous nous intéresserons à l’engagement social que suscite ce médium, sur un thème précis, celui de la représentation du travail. À travers l’évolution de l’utilisation de la photographie, nous verrons comment ce sujet s’est développé à partir d’exemples de photographes comme Lewis Hine, August Sander et Walter Evans, puis avec des exemples plus contemporains, comme ceux de Valérie Couteron et Dominique Delpoux.

Nous poursuivrons cette traversée historique vers une représentation du monde du travail tel que nous pouvons le percevoir et l’analyser actuellement. Aujourd’hui plus que jamais, l’art est au service de l’homme, un art relationnel comme nous l’explique Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Esthétique relationnelle, publié en 2001. C’est en cette nouvelle forme d’art que s’inscrit ma recherche, à travers une pratique contemporaine de la photographie dont l’intérêt n’est plus de montrer les gens au travail mais d’aller au-delà en réfléchissant aux conséquences et aux répercussions des conditions de travail sur l’homme.

1. Le médium photographique et son rapport au travail – un sujet social de tout temps

La question de la place du travail dans la vie de l’homme a toujours été présente, ce n’est pas un sujet contemporain. Ceci étant, la société évolue et le regard que l’on pose sur elle change et s’adapte à ce qu’amène chaque époque à travers l’ensemble des contextes politique, économique, géographique, etc. Un sujet d’étude se réactualise sans cesse par toutes les différentes formes de pensées, toutes disciplines confondues. L’histoire de l’art compte parmi ces disciplines.

1.1. Au fondement de l’histoire de la photographie sociale, l’exemple de trois « grands » photographes

Dès le début du siècle, les photographes portent leur attention sur l’homme et sur ses conditions de vie. Le travail devient alors un sujet inévitable. On montre l’homme sur son lieu de travail et le plus souvent il pose. L’homme s’expose à l’objectif du photographe dont l’intérêt est de dresser des portraits à travers une représentation des différents métiers. L’image photographique permet de montrer les conditions de travail mais elle a aussi pour but de faire prendre conscience, d’amener à s’interroger sur la place de ce dernier dans la société.

Lewis Hine, né en 1874 aux États-Unis, est un des premiers photographes à utiliser la photographie comme outil documentaire. Ce sociologue américain participera au Pittsburgh Survey publié entre 1909 et 1915 qui regroupe six volumes sur l’étude des conditions de travail, de logement et d’éducation des populations ouvrières et immigrées vivant dans la capitale sidérurgique du pays. Il s’intéressera également aux conditions de travail des enfants dans les usines, les mines ou encore les filatures de textiles. Il réalisera une série de photographies sur ce sujet qui sera à l’origine de l’adoption d’une loi concernant le travail des enfants. Lewis Hine, en précurseur de cette forme de documentaire social était « persuadé que l’appareil photo pouvait devenir un outil précieux pour révéler et réparer les injustices sociales1 ».

Par la suite, il réalisera une série de photographies de portraits d’ouvriers dans les années 1920, en pleine ère de l’industrialisation. Ce projet s’inscrit entre deux périodes importantes du développement de ce concept industriel, entre le Taylorisme qui est la théorie sur les méthodes de travail à la chaîne proposée par Taylor en 1911 et le Fordisme qui devient l’application de cette méthode dans les usines Ford en 1929. Ces temps « modernes », qui inspireront Charlie Chaplin pour son film satirique Les Temps modernes en 1936, seront pour les photographes une période de forte exaltation autour de la machine qui devient alors un sujet de contemplation, parfois au détriment de l’homme. Pour Hine, dans ce même temps, l’intérêt est de reconsidérer l’homme par rapport à la machine en le ramenant au cœur des préoccupations tout en montrant ce lien qui peut exister entre les deux.

HINE Lewis, Mécanicien au travail, 1920

En réalisant ces photographies presque une décennie avant l’application du Fordisme, Lewis Hine est un avant-gardiste, un visionnaire. Il propose de s’interroger, de prendre conscience des enjeux voire des conséquences engendrés par cette nouvelle méthode de travail mécanisé. Si le développement de l’industrialisation est le résultat du progrès humain, il est aussi la source de nouveaux facteurs sociologiques importants où la place et le rôle de l’homme sont interrogés quant à son devenir. Toutes les photographies de Lewis Hine sont ainsi porteuses d’un engagement et d’une volonté de donner accès à une réalité sociale. L’intérêt est aussi de faire accepter que l’image « parle » ou tout au moins qu’elle a le pouvoir de faire parler en réfléchissant à ce que révèle son contenu.

Avec Mécanicien au travail, Hine nous donne à voir un homme aux muscles saillants, courbé devant une machine sur laquelle il exerce une manœuvre à l’aide d’une clé. Le mécanicien est au premier plan, au centre de l’image. Le cadrage serré de la photographie a comme contour la structure de la machine qui devient d’autant plus imposante. La robustesse de celle-ci n’en est que plus renforcée alors que ses formes arrondies viennent contraster avec la lourdeur de sa mécanique et faire écho au dos en échine du mécanicien. Le contenu très esthétique de cette photographie vient apaiser ce rapport de force entre l’homme et la machine. La légende ne nous indique rien sur l’identité du mécanicien mais elle révèle une action, un homme au travail. Une image que Hine a sublimée volontairement.

Si Lewis Hine, en tant que sociologue, utilisait le médium photographique pour faire évoluer les modes de pensées quant à la place de l’homme dans la société par rapport au travail, cette action engagée ne s’est pas traduite sous une forme revendicative pour tous les photographes de ce début du siècle. Le cadre, le contexte, et les outils qui s’apparentent au travail s’ajoutent au portrait dans un souci d’apporter aux spectateurs suffisamment d’éléments qui leur permettront d’identifier chaque activité. La photographie comme document, c’est-à-dire qui sert de preuve ou de source de renseignements, est celle qu’August Sander a développée à travers un projet sociologique où l’intérêt était de présenter les métiers et non de mettre en avant des hommes au travail. Bien loin des revendications et des dénonciations de Lewis Hine, August Sander s’attachait à dresser des portraits, à les archiver, sans chercher à donner un autre sens que celui-ci à sa démarche documentaire. La rigueur avec laquelle il a réalisé ses portraits est d’ailleurs très significative de ce parti pris. Voici donc une approche différente de la représentation du travail dans l’art qui a contribué à l’évolution de l’objet photographique jusqu’à en devenir un style, celui de la photographie documentaire.

SANDER August, Maître pâtissier, vers 1928

August Sander est un photographe allemand né en 1876 dont l’œuvre est plus que jamais présente dans le monde de l’art. Il laisse derrière lui un travail monumental sous forme d’un recueil intitulé Les Hommes du XXe siècle. Ce projet de photographie documentaire qu’il débute en 1920 avait pour ambition de faire un classement typologique de la société allemande de la république de Weimar. Il commencera ce projet devenu une utopie, tant la démarche était colossale, par des portraits de paysans du Westerwald. À partir de ces premiers portraits, Visages de ce temps, il poursuit son intérêt pour l’archivage en divisant son travail en sept groupes : « Le paysan », « L’artisan », « La femme », « Les catégories socioprofessionnelles », « Les artistes », « La grande ville » et « Les derniers des hommes » dont la vieillesse, la maladie et la mort sont les thèmes. L’originalité de ce projet était de proposer une autre forme de l’utilisation du portrait qui puisse répondre à cette quête sociologique. À ce titre, ses photographies allaient au-delà d’une simple représentation de l’état physique de l’homme car leur caractère engagé proposait une évolution des modes de pensées. C’est en s’ouvrant ainsi au monde que le portrait est devenu un sujet documentaire, quant au photographe il adopta un nouveau statut, celui d’artiste.

Nous pouvons dire que ses partis pris photographiques ont été ceux de la Nouvelle Objectivité des années 1920. Il revendiquait donc une photographie exacte, exempte d’effets de flou, de retouches ou autres interventions2. » La pose devait être naturelle, ce qui est paradoxal lorsque l’on sait que Sander préparait minutieusement le temps de pose et que le modèle participait à sa mise en scène. Son passé de photographe portraitiste pour la bourgeoisie a influencé son choix pour la pose. Alors qu’il photographiait à présent les classes populaires, il continuait de préférer la pose habituellement attribuée à la classe bourgeoise. Ce parti pris pourrait être celui de faire abstraction d’une élite sociale afin de rester dans un objectif typologique qui ne pouvait tenir compte du jugement de valeur. Sander tendait à rendre une image fidèle à la réalité à travers une présentation du sujet où le photographié jouait le rôle de sa propre vie.

S’il y a mise en scène cela se produit donc au moment de la préparation car l’on décide d’un jour et d’un lieu de rendez-vous, mais à travers son choix de laisser la personne se présenter comme elle le souhaite, le photographe ne contrôle plus la pose. La photographie en devient, à ce titre, documentaire.

Sander donnera une explication très claire de ce qui a motivé son projet d’inventaire de la société allemande : « Voir, observer, penser, et vous avez la réponse. Donner à travers la photographie une image parfaitement fidèle de notre époque, voilà qui m’apparaissait comme la meilleure chose à faire3. » Ses propos tiennent compte d’une volonté de s’ouvrir au monde en lui offrant une vision très large mais aussi très précise de l’état social de son époque.

Ceci étant, la question du travail et de sa représentation occupe une place fondamentale dans cette typologie. La photographie du Maître pâtissier, qui est l’exemple choisi, est le portrait d’un homme qui prend la pose, semble t-il, dans la cuisine de son lieu de travail. Il porte sa blouse blanche et tient entre ses mains des ustensiles comme pour mimer un geste qui lui est quotidien tout en fixant du regard le photographe. Sander nous présente cet homme à travers son métier et nous renseigne donc sur la qualité de ce dernier. La pose est frontale et le cadrage serré tout en laissant apparaître le cadre de la cuisine. L’homme se tient bien droit et se trouve parfaitement au centre de l’image. Son visage est celui de quelqu’un de concentré, qui s’applique à tenir la pose. En adoptant cette attitude, son corps devient rigide. Ses mains sont crispées et ses jambes ouvertes donnent à ses pieds l’impression d’être cloués au sol.

L’extrême rigidité avec laquelle cette photographie est réalisée, qui se traduit tant par la pose que par les choix techniques de Sander pour un cadrage documentaire, nous amène très vite à l’essentiel, la présentation de ce métier. Avec cet exemple, on comprend toute l’ampleur de ce travail d’archivage qui consiste à faire un inventaire, classé par catégories socioprofessionnelles, où l’homme n’intervient que par ce qu’il représente, son métier. La légende apposée à cette photographie vient confirmer ce choix puisqu’elle nous renseigne non pas sur l’identité de cet homme mais sur sa fonction. C’est en cela que Sander entendait donner une image parfaitement fidèle de son époque, en gardant une certaine distance avec ceux qu’il photographiait afin de préserver le contenu de l’image de toute forme d’affect.

À l’autre bout du monde, Walker Evans, photographe américain né en 1903, a développé une pratique de la photographie documentaire encore très différente de celles d’August Sander et de Lewis Hine. Une photographie en particulier, Portraits posés, nous donne un autre exemple de représentation du travail.

Evans consacra sa vie de photographe à l’étude de la société américaine avec un intérêt qui se portait davantage sur la description de l’environnement, contrairement donc à August Sander pour qui l’étude de la société allemande s’est traduite par son gigantesque archivage des différentes catégories sociales.

Son rapport à la photographie sociale le différencie de la pratique de Lewis Hine. En effet, Evans ne souhaitait pas que ses photographies dénoncent des faits dont le seul but aurait été d’éveiller les consciences. Son engagement se traduisait par son regard de photographe dans un intérêt artistique où la photographie documentaire se construit sous une forme plus libre en donnant à voir des situations qui ont attiré son attention.

EVANS Walker, Portraits posés, New York, vers 1933

Portraits posés illustre parfaitement sa démarche. Nous sommes face à deux hommes photographiés en pied et qui fixent l’objectif. Les modèles sont en auto-représentation. À ce sujet, Evans affirmait que « les hommes sont des acteurs. Leur rôle est d’être eux-mêmes4. » Un discours très différent de celui de Sander, pour qui la pose devait être travaillée.

La légende de la photographie, Portraits posés, nous indiquerait donc que les deux hommes sont en pause dans leur journée de travail, avec comme indice, la cigarette que l’homme de droite tient à la main. Leur attitude corporelle, qui dégage un naturel décontracté montre qu’ils sont à l’aise face à l’objectif.

Evans nous donne à voir un moment de vie de ces travailleurs et nous plonge dans l’ambiance de cet instant arrêté par l’intervention de l’appareil photographique. La complicité du photographe et des photographiés est palpable et c’est ce qui donne à cette image son caractère social tel qu’Evans l’envisageait.

Sur l’écriteau à l’arrière des deux hommes figure une liste de nourriture, ce qui nous indique que l’homme vêtu de son tablier blanc travaille dans la restauration.

Tous ces indices suffisent à nous renseigner sur cette situation. Seul le lieu exact reste un mystère. Cependant nous savons que cela se passe à New-York vers 1933.

Ici, ce sont des travailleurs mais avant tout des hommes qu’il nous présente, tout en nous donnant suffisamment de renseignements sur leur fonction. Evans accordait beaucoup d’importance à l’esthétique de ses photographies en en travaillant le cadrage et en veillant à leur netteté.

En faisant ce choix d’une photographie plus libre dans sa présentation que celle de Sander, Evans nous démontre que la photographie à un pouvoir de représentation qui va au-delà des normes auxquelles elle devait jusque-là répondre pour prétendre à une qualité documentaire.

Son regard sur la société mais aussi sur la photographie montre une évolution de l’utilisation du médium photographique qui permettra au style documentaire de s’affirmer en tant qu’art.

Ainsi, en prenant l’exemple de ces trois photographes, nous venons de voir différentes utilisations de la photographie à travers des approches parfois similaires ou au contraire en opposition mais qui ont toutes trois contribué à faire évoluer les regards tant sur la société que sur la photographie. La représentation du travail est un sujet qui continue d’inspirer les photographes et c’est sous un aspect beaucoup plus contemporain que nous allons maintenant poursuivre cette analyse.

Aujourd’hui, la photographie est reconnue en tant qu’art, ce qui montre déjà une évolution importante de ce médium qui lui a permis de s’affranchir et d’être plus libre. L’engagement des photographes est toujours aussi présent voire davantage, seules les approches et les moyens techniques mis en œuvre sont différents et évoluent au même titre que la société. On pense alors l’art autrement et on se positionne, on s’affirme, on revendique parfois mais surtout on créé « ensemble ». C’est ce que propose cette nouvelle forme d’art, l’art relationnel, que l’on voit apparaître dans les années 1990Elle revendique l’art de la communication et de l’échange entre les hommes. Les rôles et places de chacun sont partagés. L’œuvre finale est le résultat de trois participations différentes, celle des personnes photographiées, celle du photographe et enfin celle du spectateur. Mais ce qui aujourd’hui fait œuvre autant que le résultat final d’une expérience artistique, c’est le protocole de la démarche, où l’artiste s’inscrit dans son temps en créant des interstices sociaux.

Nicolas Bourriaud auteur d’un ouvrage sur cette nouvelle forme d’art qu’il nomme « esthétique relationnelle5 », écrit :

[…] en effet, l’œuvre d’art montre (ou suggère) à la fois son processus de fabrication et de production, sa position dans le jeu des échanges, la place – ou la fonction – qu’elle assigne au regardeur, et enfin le comportement créateur de l’artiste (c’est-à-dire la chaîne de postures et de gestes qui composent son travail, et que chaque œuvre individuelle répercute à la manière d’un échantillon, d’un jalon)6.

La pratique de l’artiste, son comportement en tant que producteur, détermine le rapport que l’on entretiendra avec son œuvre : en d’autres termes, ce sont des relations entre les gens et le monde, à travers des objets esthétiques, qu’il produit en premier lieu7.

La place du spectateur évolue elle aussi : « l’œuvre d’art des années quatre-vingt-dix transforme le regardeur en voisin, en interlocuteur direct.8 »

Cette nouvelle approche théorique marque l’évolution des pensées et des regards sur la société, en insistant sur les différentes formes de relations qui se développent ou se créent.

La force du sujet, l’engagement du photographe, la démarche, le protocole, tout est pris en compte. Le photographe œuvre à travers et pour son époque afin d’en rendre compte comme nous le proposent les artistes contemporains Valérie Couteron et Dominique Delpoux, deux photographes qui se sont intéressés à la représentation de l’homme au travail. Il ne s’agit plus de présenter des métiers mais plutôt de mettre en avant les travailleurs, une démarche qui peut faire référence à celle d’Evans.

1.2. Portraits contemporains de travailleurs

Valérie Couteron photographie depuis 1995 l’homme sur son lieu de travail. Elle est déjà l’auteur d’un livre sur l’univers des salons de coiffure. Actuellement, et depuis 1998, elle s’intéresse au quotidien des usines françaises en milieu industriel. Elle a réalisé une série de photographies, en noir et blanc, consacrée aux ouvriers de l’usine Saint-Gobain à Chalon-sur-Saône. Elle s’est concentrée sur leurs gestes et leurs rapports aux machines. Valérie Couteron a parcouru de nombreux sites qui lui ont donné l’occasion de faire de multiples rencontres l’encourageant ainsi à poursuivre sa démarche. La relation sociale est importante dans son travail, elle prend le temps de parler avec les gens qui peuvent finir par se laisser aller à quelques confessions intimes.

COUTERON Valérie, Armor-Lux, Quimper, Avril 1998

Cette photographie en noir et blanc nous présente une couturière dans une usine. Le cadrage est serré et divers éléments viennent occuper le premier plan de l’image, laissant apparaître le regard de l’ouvrière qui fixe l’objectif. La légende ne nous renseigne pas sur l’identité de l’ouvrière, seulement sur son lieu de travail. À ce moment de sa pratique, Valérie Couteron semble comme influencée par les pratiques photographiques du début du siècle, par ses choix d’une photographie noir et blanc et de l’absence d’identité de la personne.

Tout comme si sa démarche et sa pratique reprenaient le cours de l’histoire du médium photographique, elle a fait évoluer son projet vers une photographie en couleur où le portrait est d’autant plus présent que l’individu est extrait de son univers de travail le temps de la prise de vue. Elle fait le choix d’un face à face, un moment d’intimité entre la personne photographiée et l’objectif, à l’abri des regards. Isolés le temps de la prise de vue, les sujets sont interrompus dans leur fonction ; seuls face à l’objectif, ils sont comme mis à nu, ce qui renforce le caractère humain qui se dégage de ces photographies.

COUTERON Valérie, Conserverie Gendreau, Saint-Gilles-Croix-de-Vie : Olivier Lafrogne, ouvrier en fabrication (approvisionnement ligne emboîtage), 2002

Sa série en couleur est esthétiquement porteuse d’un discours différent de sa série en noir et blanc. En effet, la personne est isolée et plus rien ne vient perturber l’œil du regardeur qui se pose immédiatement sur le modèle. Le mur blanc comme seul décor donne un aspect clinique à l’image. La construction de la photographie est épurée, aucun élément extérieur ne nous renseigne alors réellement sur le statut de la personne, si ce n’est l’uniforme ou les vêtements qu’elle porte. Le modèle pose face à l’objectif, il se présente dans cet environnement stérile et sa seule présence devient le sujet, l’objet de la photographie.

La présence du prénom et du nom de la personne qui apparaissent dans la légende de l’image est tout à fait significative de cette volonté d’affirmation de l’homme qui prime sur sa catégorie socioprofessionnelle. Cet homme se présente comme Olivier Lafrogne, puis comme ouvrier en fabrication. Cette distinction est importante car elle montre le respect de Valérie Couteron face aux personnes qu’elle photographie. Cette démarche artistique peut se comparer à celle du photographe Dominique Delpoux.

La pratique photographique de Dominique Delpoux appartient au style documentaire. Son approche sociologique de la photographie passe par son interrogation sur le monde d’aujourd’hui, où l’homme occupe la place la plus importante. Ce photographe aime les gens, les échanges humains que lui permet sa pratique, et son regard porté sur les modèles qui l’inspirent n’en est que plus sensible.

Delpoux Dominique, série « Double je », Véronique, agent d’entretien, 1998-2002

La série de portraits qui nous intéresse ici a pour titre « Double je ». Une double identité qui interroge sur les enjeux sociaux de notre société. Les images du « Je » au travail et du « Je » en dehors, apparaissent comme une façon pour la personne de montrer deux aspects de sa vie, de rappeler, et de se rappeler à elle aussi, qui elle est vraiment. Un double « je » qui est également celui du « jeu » social : vouloir être aux yeux des autres celui ou celle qu’ils aimeraient que l’on soit, s’attacher à l’image que l’on donne de nous, qui rassure mais qui n’est pas la nôtre, comme un masque que l’on porte au quotidien. Mais en société, nous ne pouvons de toute façon pas affirmer être nous-même. Le cadre de l’intimité peut plus facilement le permettre sans non plus y prétendre complètement.

Dominique Delpoux réalise des photographies « simples » jusqu’à l’utilisation de la couleur dans sa forme la plus neutre. Il nous propose des portraits « ordinaires », une façon de ne pas marginaliser les personnes photographiées mais plutôt de les faire sortir de l’ombre. Pour ce faire, ce sont les modèles qui choisissent le lieu de leur prise de vue ainsi que la pose qu’ils souhaitent adopter devant l’objectif. Il traite du quotidien des gens avec beaucoup de respect, cherchant simplement à interroger le spectateur sur ces codes sociaux qui prennent le dessus, bien souvent à l’encontre de ce qui fonde réellement notre société. Ce photographe propose aux spectateurs de s’arrêter quelques instants sur des vies trop mal connues et trop vite jugées.

Valérie Couteron et Dominique Delpoux nous montrent comment cette question du travail a évolué et comment la photographie peut amener à repenser et à reconsidérer la place qu’il occupe dans notre société. Aujourd’hui il se s’agit plus de représenter simplement le travail mais de présenter l’homme dans sa fonction ou encore d’aller plus loin en le présentant en dehors de celle-ci. Cette reconsidération du travail comme preuve d’une existence sociale évolue encore quand on s’interroge sur les conséquences, sur les répercussions du travail sur l’homme. C’est sur le sujet précis des souffrances liées au travail que j’ai moi-même choisi de réfléchir. J’ai fait le choix d’un tout autre protocole de prises de vues photographiques en abordant ce thème par une pratique de la mise en scène comme lieu d’expression du corps qui se confronte aux codes imposés par le travail. J’interroge également le médium photographique quant à son pouvoir de représentation en cherchant à traduire l’indicible, qui prend la forme du silence contenu par les travailleurs qui souffrent de leurs conditions de travail.

2. Entre code et corps. L’image photographique pour traduire l’indicible

Comment donner à voir ce qui ne se voit pas ? C’est par cette interrogation que mes images abordent un thème qui fait de nos jours l’actualité, celui du mal-être au travail. Les suicides survenus ces derniers mois dans le monde de l’entreprise sont entendus comme une alerte face à des méthodes de travail productivistes qui poussent au dépassement de soi. Les masques tombent et c’est l’envers d’un décor jusque-là occulté qui se dévoile.

2.1. De la psychologie à l’art

Aujourd’hui, souffrir au travail n’est plus un sujet tabou. Toutes les catégories professionnelles sont concernées par ce phénomène sociétal, et l’existence d’un lien entre les douleurs du corps et les souffrances morales est reconnue et dénoncée. Comme l’écrit Dominique Huez, médecin du travail :

Ces syndromes somatiques n’ont pas forcément une origine mécanique liée à l’hypersollicitation. Être empêché de pouvoir « bien travailler », de faire un travail dont on pourrait continuer à être fier nous rigidifie, « corps et âme ». Il arrive, en effet, que la souffrance physique se double d’une souffrance psychique. Les deux vont souvent de pair, généralement se succèdent. Il est donc concevable que de nombreuses somatisations précèdent ou accompagnent des pathologies psychiques et qu’elles aient les mêmes causes. Les origines sont multiples : un travail trop sollicitant, malmenant tel segment du corps, un contexte collectif qui nous fait perdre le soutien des collègues, disparaître les marges de manœuvre, une pression temporelle qui rend inefficace notre capacité à préserver notre santé, la peur ou la culpabilité qui nous poussent à faire toujours plus, l’isolement qui nous prive de pouvoir agir pour transformer ce travail délétère9.

Il s’agit d’une évolution de pensée récente en France car il faudra attendre les années 90 pour que le voile du silence se lève sur ces conséquences douloureuses, voire dramatiques, du travail sur les individus. Ce sujet était jusqu’alors tabou car considéré comme la porte ouverte à des dénonciations abusives dont les retombées attenteraient à la renommée et à l’économie des structures mises en cause.

Nous devons en grande partie cette expansion médiatique à Marie-France Hirigoyen, docteur spécialisée en psychiatrie, et à son ouvrage Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, publié en 1998. Elle y dénonce toutes les formes de violences et de souffrances psychiques dans le milieu conjugal, familial, éducatif et professionnel. Cette révélation au grand public permettra de faire voter le 11 Janvier 2001, l’introduction d’un amendement de loi contre le harcèlement moral dans le Code du travail.

Cependant, l’auteur elle-même devra reprendre l’analyse faite dans ce premier ouvrage à travers un second livre paru en 2001, Malaise dans le Travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux. Cet ouvrage précise alors le sens du mot « harcèlement » afin d’éviter toute utilisation abusive de ce terme devenu aujourd’hui très populaire. Depuis cette mise en lumière du harcèlement moral, le champ de la réflexion sur les conséquences psychologiques du travail continue de se développer, dans un cadre scientifique mais aussi social, dans la mesure où de nombreuses pratiques et effets moins visibles tendent à être dévoilés.

Mon travail artistique prend en compte ces questionnements. L’enjeu de mon projet est en effet de montrer jusqu’où peut mener l’ambition d’arriver à réussir sa vie professionnelle en échange d’un niveau de vie correct et d’une reconnaissance sociale. Pression, angoisse, peur de l’échec sont des facteurs plus que jamais présents dans le monde du travail. La compétition, l’envie d’être le meilleur afin d’acquérir un poste mieux placé, tout cela favorise un certain dynamisme au sein des établissements, mais peut aussi créer un malaise chez l’individu – malaise qui peut se traduire par différentes pathologies relevant parfois de la psychiatrie pour aller jusqu’à l’extrême, le suicide.

Les témoignages se multiplient et souvent le même constat revient de la part des proches des victimes, celui d’être passé à côté d’un malaise qui insidieusement a eu raison de tout entendement. Le moment où tout bascule est incompris de ceux qui restent car ils n’ont rien vu, rien entendu et donc rien pu faire pour éviter le drame. La violence de ces actes semble vouloir briser un silence trop longtemps contenu dont les conséquences sont celles d’un épuisement physique et mental. Parce qu’il faut être performant au travail et disponible dans sa vie personnelle, l’adaptation permanente à chaque situation devient un automatisme aliénant qui incite bien souvent à l’enfermement sur soi. L’expression « faire face » prend alors tout son sens dans cette combinaison d’arrangements formels qui régissent notre comportement au quotidien.

Quand le travail n’est pas ou plus source de plaisir et d’accomplissement personnel, quand il ne se traduit plus que par l’angoisse et le mal-être, tout se transforme en épreuve et combat quotidien, qui affectent globalement la sphère de vie du sujet. Les conditions de ce malaise peuvent être diverses et à des degrés bien différents, plus ou moins repérables selon l’intensité de ce et ceux qui les provoquent. Le malaise s’installe parfois insidieusement souvent par l’accumulation de petits détails mettant ainsi le sujet dans une position où, s’il devient victime de quelque chose, ce n’est que de son manque d’organisation ou encore d’adaptation.

Une forme de culpabilité se développe alors, qui rabaisse le sujet dans un sentiment d’incompétence profond, qui peut le conduire au mutisme tout simplement par honte de devoir avouer son incapacité à être productif. Cette forme de harcèlement moral consiste à persuader le salarié que le problème provient de lui et non de la situation ou du contexte de son travail. C’est ce qu’explique Marie Pezé, psychologue et psychanalyste (qui a assuré depuis 1997 la première consultation hospitalière dans ce domaine en France, « Souffrance et travail ») :

La souffrance au travail doit être mise en relation avec le mouvement d’accroissement des performances exigées. Il implique le déploiement de puissants leviers de pression, de disciplinarisation et d’individualisation dans les relations de travail. Le harcèlement moral peut devenir un moyen de « faire entrer dans le rang » des personnes considérées comme peu conformes ou, à défaut, de se débarrasser d’elles. […] Les possibilités pour surmonter les problèmes sont alors renvoyées à la personne elle-même10.

Le sentiment d’insécurité peut lui aussi être un facteur qui génère beaucoup de pression, à l’heure où nous sommes face à une crise économique grave dont résulte une hausse inquiétante du chômage. Avoir un emploi n’est plus suffisant, il faut aussi pouvoir le garder. La mise en compétition des employés, souvent pratiquée comme une méthode de travail à part entière, revient à mettre en jeu la vie de chacun – un jeu d’échec, où chaque pion est sur la sellette et où il faut être capable de montrer chaque jour que l’on mérite sa place. Un autre spécialiste de la psychologie du travail, Christophe Dejours, insiste sur cette forme de pression :

L’utilisation de la menace de licenciement, associée à de nombreuses autres formes de menaces sur les différents constituants de la sécurité matérielle des travailleurs, contribue à produire ce que l’on convient de rassembler sous le terme de précarisation. La précarisation est à distinguer de la précarité. La précarité concerne spécifiquement les travailleurs sous contrats précaires – intérimaires, contrats à durée déterminée, travail au noir, etc. La précarisation désigne l’ensemble des effets en retour de la précarité sur ceux des travailleurs et des travailleuses qui bénéficient encore d’un contrat de travail stable. En effet, ces derniers, à leur tour, vivent sous la menace que leurs « privilèges » leurs soient, un jour ou l’autre, retirés. La peur n’est pas qu’imaginaire, elle correspond effectivement à l’exercice d’une menace parfois délibérée de la part de l’encadrement, selon les méthodes de management plus ou moins sophistiquées11.

Au niveau des organisateurs du travail, le secteur du management différencie deux niveaux de stress différents : le stress positif et le stress négatif. Le premier serait facteur de stimulation et de capacité de dépassement de soi tandis que le second marquerait l’échec à une quelconque adaptation. Or, peut-on considérer qu’un stress positif ne soit générateur d’aucun trouble même le plus infime ? La réponse à cette question pourrait se trouver à travers la définition que Marie Pezé donne du « stress » : « En disant stress, on dit tout, d’un coup, depuis les troubles du sommeil jusqu’aux graves tableaux de stress post-traumatique12 ».

À l’heure actuelle, les témoignages de personnes qui souffrent au travail remplissent les pages de nombreux ouvrages sur le sujet. On ne manque pas d’exemples pour dénoncer ce fléau qui dévaste bon nombre de vies. Le malaise est palpable et aujourd’hui toutes les disciplines portent une grande attention à ce phénomène ; il est donc logique que l’art s’intéresse à ce fait de société.

Face aux témoignages que j’ai pu lire, je reste interloquée par ce moment où tout bascule, qui rend tout à coup les choses insoutenables et où l’individu passe à l’acte, ou encore où son corps cède sans prévenir. Mon projet accorde ainsi beaucoup d’importance au silence contenu par les victimes, caractéristique de ce qui devient un malaise social. Un silence destructeur car utilisé comme un masque qui ne permet pas de déceler le moindre signe de faiblesse. La honte et l’impuissance conduisent à ce mutisme, qui au moment d’un acte absolu et définitif, comme seule échappatoire, brise plusieurs vies. En effet, « comment supporter d’être passé à côté de celui qui s’est donné la mort au travail quand on est son collègue, son voisin de bureau, son cadre, son DRH, son médecin du travail, sa femme, son enfant13 ? », comme l’écrit Marie Pezé.

C’est ce silence et ce qui nous échappe, ce qui ne se voit pas, dont je cherche à rendre compte par la photographie. Comment l’image photographique peut-elle traduire ce malaise et jusqu’où son pouvoir de représentation peut-il nous amener à nous interroger, autrement qu’au travers d’un constat qui arrive souvent quand il est déjà trop tard?

Bien sûr, il faut être vigilant quant à ces suicides qui se multiplient, car le travail n’est assurément pas l’unique responsable d’un tel acte, comme l’explique Pascale Molinier, docteur en psychologie :

La plupart des médecins l’ont signalé, l’appréciation du rôle du travail comme facteur de suicide est difficile à établir. Le travail peut n’être qu’un co-facteur mineur d’une situation extraprofessionnelle très difficile, tout en étant parfois (cela reste à démontrer) l’élément déclenchant du geste (conflit aigu sur les lieux de travail, isolement face au risque, mise au placard, etc.)14

L’acte définitif est celui que l’on retient le plus, celui qui choque et bouleverse ; mais à travers le choix de mon sujet, « Quand le stress au travail devient un malaise sociétal », je m’intéresse pour l’heure à l’environnement dans lequel se développe le sujet, et aux conséquences liées à l’organisation du travail. Je suis entièrement engagée dans une démarche sociologique qui m’amène à être en contact avec des professionnels de la santé (médecine du travail), des psychologues, des sociologues ou encore des personnes appartenant à des organisations syndicales.

Mon travail artistique propose un regard différent porté sur ce fait de société. Là où les médias parlent ouvertement de stress et de pression au travail, ma pratique, elle, prend la forme de mises en scène reconstituant des environnements de vie quotidienne, systématiquement abordés au travers d’une dualité symbolique, celle de la présence et de l’absence. Parfois satiriques, détournés ou tout simplement utilisés, les éléments qui composent mes mises en situation, ainsi que l’omniprésence de mon image chaque fois transfigurée proposent des atmosphères qui intriguent et dérangent plus qu’elles ne choquent.

Pour retranscrire cet univers, ce projet s’inscrit dans une histoire de la photographie, tant dans la dimension typologique de certaines démarches d’ordre documentaire (August Sander) ou plus fictionnel (Cindy Sherman), que dans son attachement aux faits sociaux (de Lewis Hine à Edouard Levé).

2.2. Corps à l’épreuve et absence du corps

bessou

BESSOU Anne-Line, polyptyque de la série « Fragments actuels », 2010, 40 x 129 cm

Voici, pour exemple de mon travail artistique, un des polyptyques extraits de la série « Fragments actuels ». Chacun des polyptyques est construit selon le même dispositif. L’auto-portrait15 associé à l’image de la mise en scène forme une première lecture en diptyque. C’est par cette association que le « portrait » opère sa propre introspection. En effet, les personnages présents sur ces deux images représentent la même personne. À gauche, le « portrait » correspond à une situation isolée, à l’image instantanée d’un visage arraché à son état réel. À droite, la mise en scène indique elle aussi un état réel, l’appareil photographique semble s’être immiscé de façon indiscrète pour capturer un moment de vie de la personne, un instant volé. Le « portrait » devient celui qui semble juger l’action de l’image de droite. Par son attitude, la personne indique le sentiment que lui inspire la scène dont elle a été le protagoniste – une façon de revivre ce moment, dans une difficile acceptation de devoir être témoin de son état, faisant ici référence à ce masque porté au quotidien.

Le second diptyque présente l’auto-portrait associé à une mise en scène de l’absence, une image où il ne reste que le lieu où se déroulait la scène montrée dans le premier diptyque. Le cadrage est approximativement le même, il nous met face à l’absence du corps et apporte de nouveaux éléments, des indices qui soulignent que le lieu a été occupé.

C’est ainsi que l’image de droite ramène le spectateur à s’interroger sur le portrait de gauche, comme s’il venait de se trouver confronté sans le vouloir à une scène étrange, qui le dérange car il ne perçoit pas au premier abord les raisons de ce sentiment de malaise. C’est en revenant sur les images qu’il va davantage observer les détails pour peut-être mieux comprendre ce qu’évoque l’ensemble du polyptyque.

Dans l’exemple choisi, extrait de la série Fragments actuels, l’attention du spectateur est attirée sur l’affiche située en haut à droite de l’image. Celle-ci représente la pyramide de Maslow dont le contenu initial est détourné par l’ajout ou le changement de mots des formules de ce principe de management.

L’introduction du livre de Mathilde Roman, Art vidéo et mise en scène de soi, dépeint parfaitement l’état d’esprit auquel j’aspire en utilisant mon portrait pour ce projet artistique :

S’imaginer, se représenter, se voiler, faire de soi un monde ou réfléchir le monde à travers soi. Trouver ses limites, symboliser ses propres traits, mais aussi porter ses regards sur l’autre, en décliner des portraits. Mettre en branle les visibilités, les questionner, responsabiliser ceux qui créent, s’interroger sur les constructions réelles et/ou imaginaires qui prennent pied sur la question du soi16.

Rappelons que je souhaite accorder beaucoup d’importance au silence, à ce qu’on ne distingue pas, à ce qui nous échappe. À travers mes mises en scène, je veux donner à voir des images de scènes quotidiennes qui, à première vue, ne présenteraient rien d’anormal, elles seraient plutôt représentatives de moments banals. Pourtant, elles renferment quelque chose qui dérange. C’est en se disant que tout est normal, presque trop, que cela devient intrigant et que le spectateur éprouve un certain malaise. Il y a là, selon l’expression de Sigmund Freud, une sorte d’inquiétante étrangeté.

Le protocole que je mets en place pour réaliser mes photographies se fait en deux temps très différents. Contrairement à l’auto-portrait tel que je le pratique, qui s’abandonne au hasard d’un instant « volé », incontrôlé, tant les séances de prises de vues sont longues et donc éprouvantes physiquement (entre 2 et 3 heures sans interruption), dans les scènes construites, il n’y pas de place pour l’aléatoire car je m’applique à ce que tout soit parfaitement maîtrisé. La prise de vue des mises en scène se fait en moyenne durant une journée, en prenant en compte l’installation et l’adaptation au lieu. L’intérêt est d’être « juste » et non de surjouer, c’est pourquoi contrairement à l’état d’épuisement physique et mental recherché dans les auto-portraits, ici les premières prises de vues sont souvent celles que je retiens car ce sont celles où je suis plus spontanée dans mes gestes et dans mes attitudes.

La question de l’identité sexuelle, afin de ne pas être que dans une forme de représentation féminine, est ce qui me pousse à me travestir de façon à être méconnaissable (ce qui apparaît dans d’autres polyptyques de la série). Cette mutation physique vient troubler la perception du spectateur quant à mon identification que ce soit au niveau de l’auto-portrait ou de la mise en scène. Ce jeu du leurre avec le spectateur entretient l’ambiguïté entre réalité et fiction.

La dominante chromatique bleutée de mes images leur donne un aspect froid, glacial, qui impose une certaine distance et qui n’est pas sans rappeler la dimension fictionnelle. Le film Minority report de Steven Spielberg (2002), par exemple, est une histoire futuriste totalement construite dans la fiction, et les images du film sont entièrement réalisées dans les tons bleus. Ce code chromatique vient donner un sens supplémentaire à l’ensemble des codes que je mets en scène. C’est d’ailleurs par cette accumulation d’éléments documentaires et fictionnels, que je recrée des ambiances.

Ceci étant, la précision avec laquelle je construis mes mises en scène dans cette volonté d’interpréter des moments réels, ou encore l’esthétique de la performance théâtrale dont je fais état dans un jeu réaliste, viennent traduire la volonté d’un aspect documentaire. Dans un même temps l’apparence « parfaite » de cette fiction est angoissante et c’est ce qui interroge. Nous pouvons donc dire de cette pratique photographique qu’il s’agit de docu-fiction, un terme plus généralement employé par le cinéma ou la télévision.

Ici, nous sommes face à un ensemble de personnages et d’actions qui viennent bouleverser les codes de la représentation de l’image photographique. Aujourd’hui, la photographie se permet des détours et tente des assemblages de sujets et de formes esthétiques en quête de nouvelles propositions artistiques.

Ce médium me permet de traduire cet indicible dont je convoque l’importance : un silence contenu par des individus qui souffrent d’un mal de repères.

Les propos suivants, de Judith Schlanger, expliquent ce sentiment de vide que certaines personnes peuvent ressentir tous les jours en allant au travail. Ici, l’absence devient la forme la plus significative de ce qui ne va plus ou de ce qui n’est plus.

Faute d’un désir fort qui l’unifie et lui soit propre, il ne pourra qu’éprouver son insuffisance, sa médiocrité et l’effritement de son existence. Défini justement par l’absence de vocation, défini comme un être quelconque sans force comme sans projet, l’anti-héros sera une personne qui n’arrive pas à se rejoindre elle-même et ne sait pas quoi faire de soi.

La quête de soi a ses conventions attendues et ses stéréotypes17.

Ma démarche artistique s’inscrit dans une pratique photographique contemporaine. Mon intérêt sociologique quant à cette question de l’homme au travail, m’amène à dénoncer les méfaits et les risques de ce que peut vouloir dire « travailler » aujourd’hui.

Nous terminons ainsi cette analyse sur un exemple qui n’est peut-être pas si différent de ce que souhaitait dénoncer Lewis Hine en envisageant déjà, à son époque, les conséquences du travail sur l’homme. Lui qui s’appliquait à ramener l’homme au cœur des préoccupations, il semble plus que jamais précurseur de cette évolution négative du travail dans notre société.

Dès le début de l’utilisation de la photographie, son pouvoir de représentation permet aux photographes de l’envisager comme un médium, un émetteur de pensées. Aujourd’hui, par de nombreux et divers dispositifs, la photographie nous montre qu’elle n’est pas seulement le résultat du regard singulier du photographe qui la pratique mais qu’elle est aussi une autre façon d’aborder le monde qui nous entoure. À travers l’image photographique, de nouveaux enjeux et de nouvelles réflexions se révèlent continuellement, invitant ainsi les photographes à être dans une dynamique de recherche et de création artistique en perpétuelle effervescence.

L’art a cette particularité de pouvoir se construire dans une interdisciplinarité qui permette aux différentes disciplines, ici les sciences humaines, des interactions riches et stimulantes dans un intérêt partagé pour des phénomènes sociétaux. Ma démarche artistique est le fruit de cette corrélation pluridisciplinaire et tente de montrer l’enjeu social de l’art et le statut possible de la photographie en tant que médium au-delà d’une seule représentation médiatique de notre actualité.


Notes

1HINE Lewis W., texte de Walter Rosenblum et Naomi Rosenblum, «Photo Poche», Centre National de la Photographie, 1992, p.1.

2 – KOETZLE Hans-Michael, Photo icons, Petite histoire de la photo 1827-1991, Taschen 25ème anniversaire, 2005, p.146.

3Ibid., p.148.

4 – LUGON Olivier, Le style documentaire d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Macula, 2001, p.165.

5 – BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 2001.

6Ibid., p.43.

7Ibid., p.44-45.

8Ibid., p.45.

9 – HUEZ Dominique, Souffrir au travail – Comprendre pour agir, Privé, 2008, p.45.

10 – PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008, Paris, Pearson Education France, 2008, p.160.

11 – DEJOURS Christophe, Travail, usure mentale, – Essai de psychopathologie du travail, Nouvelle édition augmentée, Paris, Bayard, 2000, p. 272-273.

12 – PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés,   op. cit., p.161.

13Ibid., p.159.

14 – MOLINIER Pascale, Les enjeux psychiques du travail – Introduction à la psychodynamique du travail, Nouvelle édition, Paris,Payot & Rivages, 2008, p.287.

15 – J’utilise un tiret pour distinguer « auto » et « portrait » puisque pour moi ces « autoportraits » n’en sont pas vraiment en ce sens où je suis un personnage « type » et non le sujet de représentation.

16 – ROMAN Mathilde, Art Vidéo et mise en scène de soi, essai,  L’Harmattan, 2008, p.13.

17 – SCHLANGER Judith, La Vocation,  Seuil, mars 1997, p.76.

Bibliographie

BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 2001, 128p.

DEJOURS Christophe, Travail, usure mentale – Essai de psychopathologie du travail, Nouvelle édition augmentée, Paris,  Bayard, 2000, 298p.

HUEZ Dominique, Souffrir au travail – Comprendre pour agir,Privé, 2008, 186p.

KOETZLE Hans-Michael, Photo icons, Petite histoire de la photo 1827-1991, Éd. spéciale Taschen 25ème anniversaire, 2005, 146p.

LUGON Olivier, Le style documentaire d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Macula, 2001, 339p.

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PEZE Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008, Paris, Pearson Education France, 2008, 214p.

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De Newton à Riemann, Graphes et Graphisme : Interactions Mathématico-Musico-Plastiques

Gilles Baroin
Doctorant et Ingénieur, INSA Lyon, Université Toulouse – Jean Jaurès
gilles/@/baroin.org

Pour citer cet article : Baroin, Gilles, « De Newton à Riemann, Graphes et Graphisme : Interactions Mathématico-Musico-Plastiques. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Sir Isaac Newton, fasciné par l’interaction de la lumière au travers d’un prisme, fut le premier à l’étudier et l’expliquer ; il dessina son cercle chromatique en associant couleurs et notes de musique. Hugo Riemann formalisa le Tonnetz (réseau de tons), graphe représentant certaines relations entre notes de musiques (au sens classe de hauteur). De nos jours les théories Néo-Riemanniennes et leurs applications continuent de passionner les mathématico-musiciens. L’originalité du modèle « Planètes 4D », appliqué ici à différents styles de musique, est principalement sa représentation en hyperespace symétrique. Le modèle a été testé à l’aide d’un logiciel interactif avec différents musiciens spécialistes dans leur domaine. Cette article présente l’intérêt et les limites du système expérimental appliqué à différentes variétés de musiques conventionnelles et propose des possibilités d’amélioration du système en fonction des cas étudiés.

Mots-clés : mathématiques – musique – mathématico-musique – Tonnetz – hyperespace – harmonie – visualisation géométrique

Abstract

Sir Isaac Newton was the first to ever study and explain the interaction between light and a glass prism. He connected graphically along his « chromatic circle » colors and music notes. Later, Hugo Riemann formulated the Tonnetz (German word for tone network), a graph displaying particular relations between musical notes described now as « pitch classes ». Nowadays, the Neo-Riemannian theory is still used and researches are performed by mathematico-musicians. The « Planet-4D » model is an original way of representing symmetrically the same pitch space in 4 dimensions. Associated to a piece of software, the system becomes interactive and is tested with different kinds of conventional music: Jazz, Techno, Rap, each variety being performed by a specialist in his field. This paper presents the limits, results and relevance of the system, and proposes some improvements to fit better the requirements of the musicians.

Key-words: mathematics – music – mathematical music – Tonnetz – hyperspace – harmony – geometrical visualization


Sommaire 

1. Interactions musico-géométriques
2. Interactions homme-machine
3. Conclusions et perspectives
Notes
Bibliographie

Quel genre d’interactions pouvons-nous imaginer entre des domaines a priori très distincts tels que la physique, la musique, les mathématiques, et l’art ? Tout le monde sait en parler, chacun selon sa propre idée et suivant ses propres expériences. Lors de cette étude nous montrerons quelques aspects originaux concernant des interactions entre les mathématiques et la musique, ainsi que des résultats d’expériences de musique générée en partie par un ordinateur interfacé avec un musicien.

Les relations entre mathématiques et musique sont très étudiées et variées, nous nous intéresserons ici à deux spécialités précises de ces deux domaines : la géométrie (en particulier dans le cas ou un modèle physique peut être représenté) et les classes de hauteurs (ensemble de douze notes ou degrés chromatiques) telles que décrites par exemple dans la set theory d’Allen Forte1,2 et utilisées par exemple pour la conduite parcimonieuse de voix3. Cet article se place dans ce cadre.

Nous montrerons plusieurs modèles géométriques utilisés qui placent les notes de musique dans des espaces plus ou moins intuitifs et plus ou moins pertinents. Nous présenterons enfin des exemples musicaux d’interactions effectuées entre l’homme et la machine : jouer ou travailler la musique, l’apprendre. Ces exemples ont été crées interactivement avec le logiciel expérimental Planet-Loops, générant un accompagnement musical et visuel selon un parcours harmonique prédéfini ou aléatoire. Le parcours peut être généré par l’ordinateur ou interactivement par le musicien ou un formateur.

1. Interactions musico-géométriques

1. 1. Le cercle de Newton

L’interaction de la lumière traversant un prisme et se décomposant en arc-en ciel fascina à l’époque Sir Isaac Newton qui fut le premier à l’étudier et à l’expliquer4. Il avait observé que lorsqu’un rayon de lumière solaire pénètre un prisme en verre selon un certain angle, une partie du rayon le traverse et se décompose en bandes colorées.

Il pensait que la lumière était faite de corpuscules de différentes couleurs, et que chaque couleur traversait le prisme à sa propre vitesse. La lumière rouge étant la plus rapide (la violette la plus lente), elle était par conséquent la moins déviée, ce qui créait l’effet spectaculaire du spectre de couleurs. Il choisit sept couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet, et y associa les sept notes de musique de la gamme.

Le cercle original de Newton

Le cercle chromatique de Newton, colorisé

À cette époque, il n’était pas encore question de gamme chromatique, ou de théorie moderne plaçant douze notes le long d’un cercle ou dans un espace. La gamme conventionnelle contient sept notes (do, ré, mi, fa, sol, la, si) que l’on peut transcrire avec des lettres (A, B, C, D, E, F, G). La lettre « A » correspondant à la note « La », Newton a de plus disposé les sept notes de la gamme diatonique autour de son illustration, en associant ainsi une couleur à une note, et ordonné les sept notes de façon géométrique : le long d’un cercle.

Depuis, la physique moderne nous a apporté d’autres explications concernant la diffraction de la lumière, mais la décomposition de Newton fut pertinente et originale et il fut le premier à associer notes, couleurs, et géométrie. La figure suivante propose une colorisation moderne du cercle original de Newton en ajoutant artificiellement le magenta (qui n’est pas une couleur spectrale). Le cercle noir et blanc, et les annotations d’époques sont présents sur ce dessin.

1. 2. Les Tonnetze

A chaque époque, des théoriciens imaginèrent des illustrations et modèles géométriques décrivant certaines relations privilégiées entre notes ou accords, en général connues des musiciens.

Euler : Speculum Musicum, 1773

Un Tonnetz, (Tonal Net) traduit de l’allemand par « réseau de tons », est une représentation imaginée par le mathématicien Leonard Euler en 1739. Les premiers Tonnetze furent mis en pratique par le musicologue Hugo Riemann (1849-1919)5. Dans un Tonnetz, certaines valeurs de notes sont reliées entre elles ou placées dans les cases adjacentes d’une grille sur un dessin plan. Dans un cadre tonal, tel qu’il fut imaginé à l’origine, le Tonnetz se présentait comme un réseau plan. Depuis, nombre de chercheurs ont considéré ces modèles, et proposé d’autres représentations inspirées de celle d’Hugo Riemann. Ce sont des représentations planes ou tridimensionnelles de ces réseaux, composées de cercles, plans, hexagones, cubes ou tores. Dans le cadre atonal, le Tonnetz se représente habituellement sous la forme d’un Tore 3D, ou d’un graphe dit « Grille-Torique 3×4 »

Au dessin du Tonnetz original d’Hugo Riemann, ont été ajoutées des flèches colorées montrant les intervalles le composant : tierces majeures (rouge), tierces mineures (vert) et quintes (bleu). Les notes seront considérées ici comme classes de hauteur (pitch classes) et représentées dans des espaces de hauteurs (pitch spaces). Lorsqu’il s’agira d’accords, nous parlerons d’espace d’accords (chordal space).

Le Tonnetz d’Hugo Riemann

Ainsi le Tonnetz est-il constitué de points : les notes ; et son espace dual formé d’accords à trois sons. Un espace dual se calcule en intervertissant les régions et les points de l’espace. L’espace dual du Tonnetz correspond à la carte des régions de Schoenberg (cf. partie suivante). Le modèle « Planètes 4D » quant à lui, peut être interprété soit comme espace de notes, soit comme espace d’accords selon les besoins et les circonstances.

1. 3. L’espace des accords

Le théoricien allemand de la musique G. Weber (1779-1839)6 représenta graphiquement des relations entre accords majeurs et mineurs à l’aide de ce que nous appelons aujourd’hui en mathématiques un graphe grille.

La représentation de Weber

Ce graphe inspira par la suite Arnold Schoenberg (1874-1951) qui créa la carte des régions. La carte des régions de Schoenberg se présentent sous deux formes complémentaires : une forme où les accords sont nommés, ainsi qu’une forme ou les fonctions sont mentionnées.

L’espace des accords de Schoenberg avec les accords nommés

Dans le premier dessin, Schoenberg représente les accords majeurs et mineurs par leur nom, (C pour Do majeur, A pour La mineur) et n’indique aucune fonction hiérarchique, il y montre seulement le voisinage d’un accord sans y ajouter de sens. C’est un simple placement spatial des accords sur une grille sans volonté, sans hiérarchie ni prévision de parcours harmonique, ni discours. La représentation des accords nommés nous montre simplement tous les chemins possibles, c’est un simple dessin, il n’y a pas de discours.

L’espace des accords de Schoenberg avec les fonctions

Par contre, en ce qui concerne la représentation sous forme de fonctions, bien qu’à chaque accord soit associé une fonction harmonique, il n’apparait pas encore de signifiant, il s’agit de signifiance organisée pour produire du sens : un potentiel de production de sens. La Tonique, au centre du schéma, ne prendra sa fonction de Tonique que lorsque qu’elle sera placée dans un schéma global. Il faudra que ses voisins existent pour lui donner sa fonction. Ce schéma présente un discours en activité pas encore achevé.

L’espace des accords de Schoenberg 3D

À l’espace des accords de Schoenberg, ont été ajoutées les flèches colorées montrant les relations harmoniques. En rouge : vers la dominante, en vert : vers l’homonyme, en bleu : vers la relative.

Il est possible de représenter cet espace en 3D, à l’instar de la figure suivante. La notation des accords est celle utilisée par Schoenberg. La variation des couleurs se fait selon le cycle des quintes.

1. 4. Décomposition mathématique de l’espace

Selon des méthodes mathématiques différentes, les théoriciens de la musique ont démontré que l’espace des hauteurs du système tempéré à douze notes peut être considéré comme combinaison de tierces majeures et mineures. Gérard Balzano7 montre que ce système « possède la structure d’un groupe cyclique d’ordre douze noté C12, isomorphe au produit de deux de ses sous groupes C3 et C4 ». Thomas Noll8 utilise le concept d’un module à douze tons noté T12, et démontre sa décomposition T12=T3⨂T4 avec T3 et T4 étant deux sous-modules de T12 qu’il appelle « cercles externes » (outer circles). Guerino Mazzola9 utilise la décomposition de Sylow : Z12=Z3⨂Z4. Gilles Baroin utilise le produit cartésien de deux graphes cycles C3 x C4 pour construire le graphe « Planet Graph » à douze sommets.

Quelque soit la méthode utilisée, chaque note appartient à un seul groupe de trois et un seul groupe de quatre notes, appelés ensemble de tierces majeures et ensemble de tierces mineures.

1. 5. Le tore des tierces

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Le Tore des tierces ©G.Mazzola encyclospace.org

Le tore des tierces est une évocation tridimensionnelle pertinente de l’espace des hauteurs du tempérament égal. Ce modèle qui fut introduit indépendamment par G. Mazzola et G. Balzano10, est appelé communément le « Tore des Tierces ». Il représente l’espace des hauteurs du tempérament égal et laisse apparaitre les propriétés particulières de la décomposition de l’espace des notes en tierces majeures et tierces mineures. Le Tore des tierces est la représentation moderne du Tonnetz. Il fait apparaitre en trois dimensions les relations présentes dans le Tonnetz original d’Hugo Riemann, ainsi que les symétries suivantes : L’inversion (axe bleu), les rotations de 90° et 120° qui matérialisent les tierces majeures et mineures. Il laisse aussi apparaitre implicitement le cercle des quartes. D’autre visualisations existent mais restent tridimensionnelles11.

1. 6. Le modèle « Planètes 4D »

Une projection 3D du modèle « Planètes 4D »

Les modèles présentés à ce jour permettent de représenter l’espace des douze notes décomposé en tierces, de façon fonctionnelle et pertinente mais pas totalement symétrique : le tore possède en effet un petit et un grand rayon ! Afin que chaque tierce soit de même longueur géométrique dans un modèle physique, le modèle devra se situer en hyperespace : ici de dimension quatre.

La recherche du modèle Planet, sa représentation et ses applications sont détaillée dans ma thèse. En partant de conditions d’hyper-symétrie inspirées du théorème de Nöther, nous avons montré au cours d’un raisonnement déductif, illustré d’exemples musicaux, que l’ensemble des 12 classes de hauteurs peut se représenter pertinemment par un graphe dit « graphe Planètes ». Ce graphe se caractérise parmi les graphes abéliens de Cayley et nous en avons détaillé les propriétés remarquables.

Une projection 3D du modèle « Planètes 4D »

NB : Le modèle n’est pas seulement géométrique, il comporte aussi des symétries sémiotiques : les idéogrammes bi-dimensionnels (forme et couleur) utilisés pour la représentation font partie du modèle. Le modèle est composé de carrés et triangles, chaque sommet est à l’intersection d’un carré et d’un triangle. Nous avons associé chacun des paramètres de la décomposition de l’espace des hauteurs à un paramètre de l’idéogramme représentant cette note. De ceci résulte 12 idéogrammes bidimensionnels composés de quatre formes et trois couleurs différentes.

Le modèle Planet peut s’interpréter de deux façons différentes, statiquement en temps qu’espace de hauteurs comme un Tonnetz, ou dynamiquement en temps qu’espace d’accords. L’interprétation statique est une représentation des classes de hauteurs dans un espace géométrique, nous y remarquerons les propriétés des symétries calculées ainsi que les relations entre notes grâce au système de formes et de couleurs.

Lors de l’interprétation dynamique, nous nous déplacerons virtuellement d’un point à un autre du modèle, en générant en chaque endroit une note ou un accord (au sens large du terme), ayant pour base cette note. Les déplacements à l’intérieur du modèle sont des propositions de modulation qui peuvent être suivies par un Jazzman travaillant ses gammes ou un groupe de musicien relevant le défi de suivre un parcours harmonique aléatoire et symétrique.

Le modèle 4D fait apparaitre de façon native les relations entre tierces et de façon sous-jacente les cercles des quartes / quintes et cercles chromatiques.

La visualisation d’un modèle 4D n’étant pas aisée avec un support tel que cet article, des représentations vidéo en 3D et 4D sont disponibles sur ce site.

2. Interactions homme-machine

2. 1. Logiciel interactif

Le logiciel interactif « Planet-Loops » a été développé dans le but de montrer acoustiquement les possibilités d’utilisation du modèle Planet et de tester ses limites dans plusieurs environnements expérimentaux. « Planet-Loops » peut être paramétré pour se déplacer dans différents systèmes de représentation ou placement d’accords. Il peut s’adapter par exemple à des parcours entre trois accords de Blues, le long d’un Tonnetz ou selon des règles paramétrables prédéfinies. Dans cette étude nous montrerons essentiellement son utilisation avec le système « Planet 4D » décrit précédemment et qui comporte exclusivement les relations de tierces majeures et mineures. Le système mathématique symétrique est à l’origine du modèle devant conduire à un environnement musical en espace clos, lui-même symétrique.

Nous nous plaçons dans un cadre de parcours de modulations, les sommets du modèle étant considérés comme des accords ou des tonalités de base. L’accord est considéré ici au sens d’un « accord de grille » tel que dans le Jazz ou le Rock, accord d’accompagnement joué par exemple par le guitariste. Comme ce logiciel se situe dans un cadre général, nous utiliserons les termes style, genre, rythme, mélodie dans leur sens généralement compris par un large public mélomane et non spécialiste de musicologie.

Un clavier arrangeur PSR ©Yamaha

Le logiciel est un arrangeur comportant les sections habituelles au monde des claviers arrangeurs (ex : Yamaha PSR) : l’accompagnement et la mélodie. Les utilisateurs de claviers arrangeurs sont souvent des musiciens amateurs qui utilisent les possibilités de l’accompagnement automatique pour créer leurs premières compositions ou s’accompagner au chant sans avoir à utiliser un ordinateur avec un séquenceur qui demande une prise en main plus difficile. Les « Live-Stylers »sont des pianistes de bar professionnels des temps modernes qui chantent en s’accompagnant interactivement avec un clavier arrangeur haut de gamme. Ils proposent ainsi une solution intermédiaire entre le petit orchestre et la bande enregistrée qui ne permet aucune interaction avec les réactions du public. Comme avec un clavier ordinaire, dans notre logiciel, l’artiste sélectionne un style prédéfini (Jazz, Techno, Rock, Blues, …), utilise les variations de style programmées, ajoute une mélodie et choisit un accord de base. Le logiciel étant expérimental, il n’a pas prétention à rivaliser avec du matériel professionnel, mais présente des possibilités en vue de développements futurs.

Interaction avec le logiciel « Planet-Loops »

L’originalité de l’interaction réside principalement dans le fait que l’utilisateur peut interférer avec la production musicale en cours par l’intermédiaire d’un Joystick ou de toute autre interface configurée pour le PC. L’interface est employée pour modifier le style d’accompagnement, la mélodie en cours, et définir l’accord utilisé. Le joystick présente un caractère ludique qui rassure le musicien amateur n’ayant pas envie ou besoin de connaitre les notes et accords et qui désire quand même suivre un Blues ou une autre grille. Les déplacements dans l’espace d’accords permettent à l’utilisateur de visualiser et d’entendre les modulations simultanément.

Il est bien sûr possible d’interfacer le logiciel avec un vrai clavier électronique. Chaque style contient plusieurs motifs pour l’accompagnement et pour la mélodie. Le fichier Jazz contient par exemple six accompagnements rythmiques différents (drums, bass, piano et combinaisons). Une section d’accompagnement comporte jusqu’à huit motifs différents que l’ordinateur module et joue dans la tonalité choisie par le musicien. Il s’agit bien de modulations et non de transpositions, la forme de l’accord (son renversement) variant afin d’éviter un changement trop brutal entre deux tonalités. La section mélodique produira des phrases ou ensembles de phrases jouées par les instruments, toujours dans la tonalité choisie.

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Images issues de l’interface du logiciel

Le logiciel produit une boucle musicale dans la tonalité choisie, et propose des possibilités de modulation. Le choix du prochain accord peut être décidé par l’ordinateur ou laissé à l’initiative du musicien ou d’un tiers qui montre le parcours à suivre. Il s’agit en résumé d’une machine à moduler couplée à un arrangeur basique contrôlable sans aucune connaissance du solfège.

L’interface visuelle du logiciel comporte : à gauche une représentation de la position actuelle en 4D, à droite une représentation plane montrant les quatre directions possibles de modulation.

2. 2. L’expérience du jazz

Enregistrement Jazz en Home Studio

Pour l’expérience Jazz, nous avons travaillé avec des enchaînements d’accords, et une rythmique inspirée de So What de Miles Davis. Ce morceau est typique du Jazz modal, la grille comporte 8 mesures de Ré mineur ( noté D-, parfois appelé Ré dorien) suivies de 8 mesures de Mib mineur (Eb-). En suivant le modèle « Planet », il y a par conséquent en chaque point quatre possibilités de modulation correspondant aux quatre accords mineurs ayant une note commune avec l’accord en cours. Exemple : si nous sommes en Do-, les quatre possibilités seront La-, Mib-, Lab- et Mi-. Le fait d’utiliser des accords mineurs sans relation fonctionnelle entre eux nous place bien dans un cadre de Jazz Modal. La différence primordiale avec une session traditionnelle est que le musicien ne connait pas la grille par avance et ne calcule ses enchainements qu’au dernier instant.

Le système à été testé avec un pianiste professionnel expérimenté qui a pris plaisir à l’expérience inhabituelle de découvrir visuellement le prochain accord à la volée.

Au contraire du rappeur qui a besoin de stabilité harmonique, le musicien de jazz aime les modulations et tire une partie de son plaisir à improviser en suivant une grille d’accords changeants. Le Jazzman est habitué à suivre une grille ou un ensemble de musiciens à l’oreille, il est très sensible à l’harmonie. Dans le cas présent, le pianiste jouait une partie d’accompagnement composée d’accords à la main gauche et une partie solo à la main droite. L’improvisation s’est déroulée en deux temps. Pour l’introduction du morceau, l’ordinateur marquait le tempo avec pour seul instrument le Charley (Cymbale fermée) tout en affichant à l’écran le parcours harmonique proposé, le pianiste improvisait en suivant la grille dynamique. Une fois le musicien décidé, et à sa demande, le logiciel à ajouté une ligne de basse ainsi qu’une batterie plus complète, en vue de simuler le contexte du trio ou le pianiste joue des accords adaptés à gauche et un chorus à droite.

Dans cette expérience, c’est l’ordinateur qui décidait quasi-aléatoirement du parcours d’accords. La règle étant de passer par les douze sommets du modèle une fois et une seule (ceci correspond en théorie des graphes au chemin Hamiltonien). Il est pratiquement improbable que le musicien puisse deviner le prochain accord parmi les quatre possibilités. Chaque séquence durant quatre mesures (à tempo 140) la proposition apparaissait à l’écran au début de la dernière mesure, soit moins de deux secondes avant le changement d’accord. Le pianiste avait assez de temps pour penser l’enchaînement à venir, et le préparer. Le résultat donne un Jazz dans le style souhaité mais qui ne comporte pas de fonction tonale ou de discours, à contrario de So What ou le morceau à été composé, possède une structure, commence et termine dans la même tonalité.

Dans un deuxième temps, nous avons augmenté progressivement la fréquence de changement entre les modulations, forçant ainsi le musicien à un effort de calcul de plus en plus grand. Dans le cas présent nous avons constaté qu’une fréquence de changement d’accords de deux par mesure 4/4 à Tempo 140 était la limite supérieure pour cet exercice, des fréquences plus grandes n’apportant plus le même plaisir au musicien. Giant Steps, composé et interprété par John Coltrane, est un morceau réputé difficile à jouer, où les accords s’enchainent aussi selon des tierces et bien plus rapidement, mais la grille est connue d’avance.

L’outil permet ainsi de tester les capacités et la vitesse d’adaptation du musicien. Afin de l’améliorer pour le Jazz il faudra l’utiliser avec une plus grande variété d’accords fondamentaux, de types de parcours, et envisager une interface montrant les deux accords suivants prévus par l’ordinateur ou un instructeur.

2. 3. L’expérience du rap

Séance d’enregistrement Rap

Dans le style de Rap testé ici, le motif de la boucle rythmique varie peu, celle-ci est composée d’une séquence répétitive d’accords qui s’enchainent tout au long des couplets et refrains. La réalisation est instrumentalement proche du style Gangsta-Rap popularisé par Dr.Dre. Avec le logiciel « Planet-Loops », nous considérons les sommets du modèle comme des tonalités de base dans lesquelles sera modulée la phrase musicale répétitive. Il s’agit donc, dans ce cas particulier, de vraies modulations au sens tonal du terme. Chaque phrase musicale ayant déjà sa propre structure harmonique. L’exemple montré ici utilise les suites d’accords suivantes : {Cm6, B7, Dm, A} pour l’introduction et {Cm, Fm, G, Cm} pour le refrain et le couplet, où la rythmique et l’orchestration diffèrent, mais la suite d’accords reste la même. Ces suites d’accords seront modulées en direct par le chanteur à l’aide du joystick, selon son appréciation. Il en ressort que, malgré le son synthétique généré par l’ordinateur, le ressenti est agréable et inhabituel pour le chanteur et l’auditeur.

Le Rap ne module pas en général, on rencontre parfois une ou deux modulations au cours d’un titre, celles-ci s’appliquant au refrain qui est repris dans une tonalité généralement un demi-ton ou un ton plus haut. Il n’est pas très aisé pour un chanteur de suivre les modulations si elles s’enchainent trop rapidement, le rappeur se concentre habituellement sur son phrasé et le rythme, l’harmonie étant une composante annexe pour ce type de musique.

Après plusieurs tentatives d’adaptation, il a été remarqué que les modulations ne doivent pas intervenir plus fréquemment que toutes les deux ou quatre mesures (à tempo 90) afin de laisser au chanteur le temps de s’adapter. Les tonalités de base différant d’une tierce entre chaque, le passage n’est pas très abrupt et le chanteur s’adapte facilement. Il est à noter que même si le rappeur déclame un texte très accentué rythmiquement, sans mélodie vraiment perceptible et proche de la parole, l’auditeur ressent toutefois l’effet des modulations dans son chant. La production enregistrée et présentée lors de la conférence est disponible sur ce site. Afin d’améliorer le système pour le Rap, il faudra utiliser des sons plus modernes et des boucles plus réalistes.

2. 4. L’expérience de la techno

Séance Techno

Les effets de modulation sont extrêmement rares voir absents de la musique techno. Certains parmi les musiciens techno ne connaissent pas le solfège, en ont peur par principe, ou bien n’en ont pas besoin pour exercer. D’apparence facile et très répétitive, la musique techno est éloignée de la musique classique, elle requiert des connaissances et aptitudes différentes. Les musiciens opérant derrière leurs platines trouvent leur intérêt dans la maitrise du son et l’interaction avec le public dansant pendant de très longues heures. Si elle ne module pas, la boucle principale change très fréquemment et varie selon des paramètres autres que l’harmonie ou la mélodie. Par exemple le timbre, le placement spatial, le mélange avec des bruitages ou le tempo. L’utilisation de filtres passe-haut et passe-bas associés aux modifications de hauteur sont très usités et s’opèrent manuellement durant la performance. Ce sont à la fois le caractère répétitif de cette musique et ses variations dans la continuité qui en font l’intérêt et amènent le danseur à des états de transe. Le DJ préfère se designer par le terme « liveur » (liver) car il ne passe pas seulement des disques en soirée mais crée sa musique en direct avec ses boites à rythmes et échantillonneurs (grooveboxes et samplers). Il mélange en direct divers instruments rythmiques provenant de boucles et un minimum de mélodie en jouant avec les effets. Le logiciel permet de changer la rythmique en direct beaucoup moins facilement qu’avec le matériel habituel (table de mixage, et générateurs de boucles), mais il fut toutefois suffisant pour une première expérience. En général les modulations utilisées en Techno se limitent à parcourir en boucle deux accords proches (par exemple Am, A). Nous avons utilisé pour cet exemple huit types de rythmiques qui ne modulent pas (Bass Drum, Kick, Charley) et six types de mélodies modulantes (Bass, Melody…) Les mélodies utilisées dans ce cadre ne comportent que peu de notes et les variations sont surtout présentes dans le timbre. Les lignes de basse ont été comptées parmi les mélodies. À cette heure, le logiciel ne gère pas les effets d’accélération et de ralenti utilisés en techno, ce qui n’est pas déterminant car les tests ont été effectués avec moins d’échantillons que pour un morceau habituel, et pour des durées de titre courtes, de l’ordre de 3 minutes.

Les tests ont été effectués avec un DJ compositeur, liver et producteur de musique techno, ne connaissant pas le solfège, habitué à travailler avec des logiciels et du matériel de commerce. Il en est ressorti que l’effet de modulation dans cette musique apportait des sensations nouvelles au DJ qui essayait le parcours harmonique comme un nouveau jouet et en appréciait les effets sans avoir besoin d’en connaitre le fondement. L’orchestration est très rudimentaire , les modulations à la tierce enchainées à la suite donnent une impression de progression cyclique sans fin, et ajoutent une touche inhabituelle à cette musique tout en renforçant l’impression de variation dans la continuité, et sans modifier la composante rythmique essentielle à ce style.

D’autre part, une production non interactive Peplum feat le Baron a été conçue indépendamment de l’expérience décrite précédemment en programmant au préalable une suite d’accords selon un chemin issu du modèle « Planet » dans le séquenceur habituel du musicien. Ce dernier a pu alors mixer en direct la séquence en utilisant sa table, ses filtres et ses effets familiers. Dans ce cas où le modèle ne pouvait pas être techniquement interactif, les effets de modulations étaient sensibles bien que non décidés par l’interprète.

Afin de perfectionner le système pour la techno, il faudra l’interfacer avec du matériel existant dans le but d’utiliser les effets de tempo, spatialisation et variation des fréquences en direct et modifier la commande depuis le joystick afin de pouvoir superposer des boucles prédéfinies.

2. 5. L’expérience de l’orgue

L’orgue de la cathédrale de Saint-Lizier est un instrument récemment restauré dans sa composition d’origine du XVIIe siècle. Le modèle « Planet » ainsi que les Tonnetze construits à partir du tempérament égal ne fonctionnent pas en théorie avec le tempérament inégal de l’orgue.

L’orgue de Saint-Lizier

La pratique l’a confirmé. Cependant, les tests effectués avec l’orgue ont été probants dans la mesure où la musique produite correspondait au résultat attendu et « dérangeait l’oreille » dans certaines tonalités. En effet, un orgue de cathédrale n’est pas accordé au tempérament égal, tel un piano actuel (en théorie), car cette organisation de sons n’existait pas à l’époque de sa conception. L’orgue privilégie naturellement les tonalités pour lesquelles il a été conçu et est parfaitement adapté à la musique de son époque. Notons que le célèbre « clavier bien tempéré » de J.S Bach n’est pas d’un tempérament égal où tous les écarts chromatiques sont identiques. Il permet, par contre, de jouer juste dans chaque tonalité, avec une couleur différente, ce qui n’est pas le cas avec l’instrument de la cathédrale. L’improvisation s’est déroulée à deux mains et au pédalier en jouant plutôt lentement afin de ressentir les effets souhaités sans saturer l’espace acoustique (la réverbération était importante). Le logiciel ne générait pas d’accompagnement sonore mais montrait seulement un chemin passant par les sommets du modèle. Seuls les accords voisins (au sens théorique du terme = différant de peu d’altérations) de la tonalité de base de l’orgue sonnaient effectivement juste.

Le fait de se déplacer de tierce en tierce créait une impression très inhabituelle, plutôt dérangeante alternant le juste et le faux, témoignant ainsi acoustiquement que le système « Planet » ne fonctionne pas avec un tempérament inégal. Ceci s’entend, bien sûr, pour une oreille ordinaire habituée à la plupart de notre musique conventionnelle.

2 6. Musique d’ambiance électro

La musique d’ambiance à base électronique s’adapte assez bien au logiciel et au système. Nous avons testé ses effets avec différentes combinaisons de parties rythmiques et mélodiques en restant dans une atmosphère planante et sans rythmique excessive. Dans ce genre de musique, il est aisé de créer des boucles avec une instrumentation changeante et évoluant sans grande discontinuité. Les sons proviennent de synthétiseurs pour les nappes et instruments solo, et de boucles rythmiques (drum loops) préenregistrées pour la base de la partie accompagnante. En combinant huit types de boucles pour l’accompagnement, et huit types pour la mélodie, nous avons pu ainsi créer les impressions acoustiques différentes qui pourraient accompagner des images et être utilisées par exemple, pour la production automatique de musique d’ambiance libre de droits. Après avoir géré manuellement les passages d’accords en faisant varier très peu l’accompagnement afin de mieux ressentir les effets des modulations, il a été constaté que les modulations donnaient des effets assez similaires. Le choix des déplacements harmoniques a donc été laissé à l’ordinateur qui a généré de façon aléatoire et en direct le parcours harmonique, l’utilisateur ne jouant qu’avec les paramètres de l’orchestration : accompagnement et mélodies. L’utilisateur qui n’agit que sur les paramètres de l’orchestration n’est aucunement gêné par les modulations automatiques qui apportent à ce genre de musique la sensation recherchée d’univers clos et de progression infinie. La musique d’ambiance produite à été utilisée en association avec des peintures numériques dynamiques, utilisant aussi les principes de symétrie et répétitions à l’infini12,13.

3. Conclusions et perspectives

Le modèle « Planet 4D » s’inscrit certes dans la lignée des Tonnetze existants décrivant l’espace des hauteurs, mais il apporte de nouvelles visualisations et une sensation de vraie symétrie visuelle que seule une sphère possède. Les idéogrammes représentant des notes voisines ne diffèrent que d’un paramètre : forme ou couleur, le système idéographique original à deux dimensions renforce la sensation d’invariance. Le logiciel interactif expérimental développé pour tester le modèle de façon dynamique fonctionne et donne des résultats conformes en ce qui concerne les musiques conventionnelles testées, dans le cadre des chemins symétriques. Le modèle montre ses limites comme par exemple dans le cas de tests avec un orgue de cathédrale. Le logiciel sera amélioré afin de mieux répondre aux différents besoins des diverses catégories d’utilisateurs. Le modèle « Planet 4D » est à la base un espace de hauteurs, il est utilisé aussi dynamiquement comme espace d’accords, chaque accord étant de même type : mineur – majeur. Il est prévu de réaliser un modèle 4D représentant le Tonnetz avec ses douze notes et les vingt-quatre accords à trois sons, toujours de façon symétrique en hyperespace. Dans ce cas nous pourrons utiliser dynamiquement le modèle pour visualiser la technique conduite de parcimonie de voix sur une hypersphère. Ce modèle plus complet permettra de nouvelles visualisations géométriques de l’harmonie contenue dans des œuvres existantes.



Notes

1 – ANDRETTA M. et AGON C, Formalisation algébrique des structures musicales à l’aide de la Set-Theory : aspects théoriques et analytiques, Montbéliard, Proceedings of JIM,2003.

2 – FORTE A., The Structure of Atonal Music, Yale University Press, New Haven,1973.

3 – DOUTHETT J et STEINBACH P., « Parsimonious Graphs: A Study in Parsimony, Contextual Transformations, and Modes of Limited Transposition », JMT, Vol. 42, No. 2, pp. 241-263,1998.

4 – NEWTON I., Opticks: Or, A treatise of the Reflections, Refractions, Inflexions and Colours of Light, English Edition, London, 1704

5 – RIEMANN H., Ideen zu einer Lehre von den Tonvorstellungen, Jahrbuch Peters, 21/22, pp. 1-26, 1914.

6 – WEBER G., Versuch einer geordeneten Theorie der Tonsetzkunst, Mainz, B. Schotts Söhne, 1821.

7 – BALZANO G, « The group-theoretic description of 12-fold and microtonal pitch systems », Computer Music Journal, 1980, pp. 66-84.

8 – NOLL T., Geometry of Chords. Department of Computer Science, T.U, Berlin, 2001.

9 – MAZZOLA G., The Topos of Music, Birkhäuser Verlag, Basel, 2003.

10 – BALZANO G., op.cit.

11 – GOLLIN E., « Some Aspects of Three-Dimensional « Tonnetze » », JMT, Vol. 42, pp. 195-206,1998.

12 – GIULOLI C et BAROIN G., Météorologie, interactive musical and video show, Centre Culturel Bellegarde, Toulouse, 2010.

13 – GIULOLI C, L’œuvre sans fin, digital painting and live performances, Cité des sciences de la Villette, Paris, 2006.


Bibliographie

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WEBER G., Versuch einer geordeneten Theorie der Tonsetzkunst, Main, B. Schotts Söhne, 1821.

Les interactions au service de la correction d’erreurs

Marie Garnier
Doctorante allocataire, Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
mhl.garnier/@/gmail.com

Pour citer cet article : Garnier, Marie, « Les interactions au service de la correction d’erreurs. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Dans cet exposé, nous utilisons l’observation en surface des relations d’enseignement/apprentissage naturelles afin de construire un correcteur grammatical innovant à vocation didactique, et s’adressant aux francophones souhaitant rédiger des textes en anglais. Ces situations naturelles étant riches en interactions, nous montrons comment elles peuvent être modélisées dans un système automatique, à l’aide, entre autres, des techniques de l’argumentation, de l’explication, et du profilage de l’utilisateur.

Mots-clés : anglais – grammaire – apprentissage – logiciel correcteur

Abstract

In this article, we use surface observations of natural teaching and learning situations that can be used in order to build an innovative grammar checker with a didactic dimension, and which is specifically targeted at French native speakers writing texts in English. Those natural situations are rich in interactions, and we show how these interactions can be implemented in an automatic system, using the techniques and technologies of argumentation, explanation, and user profiling.

Key-words: english language – grammar – learning – proofreading software


Sommaire

1. Projet CorrecTools
2. La relation d’enseignement/apprentissage
3. La création d’interactions entre système et utilisateur
4. Les interactions entre systèmes automatiques
Conclusion et perspectives
Bibliographie

Le projet collectif CorrecTools, mené par les laboratoires CAS et LLA de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et l’IRIT de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, a pour point de départ une observation simple : les textes rédigés en anglais par des francophones contiennent souvent des erreurs grammaticales, lexicales et stylistiques, et ceci en dépit de l’offre conséquente des correcteurs grammaticaux existant en ligne ou sous forme de logiciels. En effet, de nombreuses erreurs grammaticales ou stylistiques complexes ne sont pas à cette heure prises en charge par ces systèmes. L’un des objectifs du projet CorrecTools est de mettre en place un système de correction innovant, offrant une aide à la rédaction en deux volets : correction des erreurs d’une part, et d’autre part amélioration des compétences de l’utilisateur par le biais de différentes techniques (i.e. explication, argumentation, question-réponse). Le projet incluant une composante didactique, il est nécessaire d’observer et de modéliser des situations d’enseignement et d’apprentissage « naturelles ». L’observation des interactions existant dans ces relations, et leur imitation dans un système automatique, peut en améliorer l’efficacité. Dans cette communication, nous commençons par une présentation plus détaillée du projet CorrecTools, puis nous nous intéressons aux interactions découlant d’une relation d’enseignement/apprentissage « naturelle », avant d’explorer les modalités de leur mise en place dans un système automatique. Finalement nous évoquerons brièvement les possibilités d’interaction entre différents systèmes et ressources automatisés.

1. Projet CorrecTools

1.1. Les erreurs produites par les francophones s’exprimant en anglais

L’une des particularités du projet CorrecTools réside dans le choix de s’adresser à un public de francophones, et donc de prendre en compte dans le corpus d’exploration uniquement des textes rédigés en anglais par des locuteurs natifs du français. Ce choix est sous-tendu par l’observation de l’importance du transfert syntaxique dans l’apprentissage et l’utilisation d’une langue seconde. L’expression « transfert syntaxique » est utilisée lorsqu’un locuteur (ou rédacteur, dans notre contexte) utilise les structures ou les règles de sa langue maternelle pour produire des énoncés dans une langue seconde. Cette tendance, qui relève de l’analogie, est largement observée dans le processus d’apprentissage (Ellis, 1994), et peut également s’appliquer à d’autres aspects de la langue, tels que le lexique. Dans le domaine de la traductologie et de l’enseignement de la traduction, ce phénomène est souvent appelé « calque ». Sa prise en compte présente de nombreux avantages pour la correction des erreurs, qu’elle soit automatique ou humaine, car elle permet d’identifier plus précisément les causes d’une erreur et d’employer des moyens plus directs pour y remédier. Considérons la phrase « Are you agree? » relevée dans notre corpus. Un correcteur humain anglophone ne maîtrisant pas le français pourra diagnostiquer cette erreur comme découlant d’un manque de connaissance des caractéristiques de agree, qui est un verbe et ne peut donc pas être utilisé sous sa forme non conjuguée avec une fonction d’attribut du sujet, comme c’est le cas dans notre exemple. Cette analyse est tout à fait correcte, et il est sans doute utile d’expliquer l’erreur en ces termes à la personne ayant produit ce segment. Toutefois, l’erreur a également une cause qui nous semble plus évidente : il s’agit d’une imitation de la construction française avec la locution verbale être d’accord, qui donnerait « Êtes-vous d’accord ? » Une explication de l’erreur qui soulignerait les différences entre les constructions idiomatiques française et anglaise pourrait d’une part être mieux comprise et assimilée par un apprenant/utilisateur ayant peu de connaissances en grammaire, et d’autre part attirer l’attention sur le phénomène du transfert syntaxique afin d’amorcer une prise de conscience de l’utilisateur de ses propres stratégies, ce qui pourrait permettre d’éviter la reproduction de ce type d’erreur.

Prendre en compte ce phénomène dans la construction d’un correcteur automatique a également pour conséquence de limiter les publics pouvant utiliser ce système. Pour cette raison, nous nous efforçons, dans le cadre du projet CorrecTools, d’explorer d’autres paires de langues (espagnol vers anglais, français vers espagnol), ainsi que de rendre le système transférable à d’autres langues.

De nombreux types d’erreurs courantes sont déjà traités par les correcteurs automatiques les plus utilisés, tels Cordial (Systran, intégré à Microsoft Word 2007), WhiteSmoke ou Grammatica. Les erreurs d’orthographe, de typographie et de morphologie simple (accord en genre et en nombre, conjugaison, certaines erreurs de composition des temps), ainsi que, dans certains cas, les erreurs de syntaxe simple (phrases sans verbe), ne représentent plus un défi pour la correction grammaticale automatique. Cependant, les systèmes existants restent muets devant des erreurs grammaticales complexes, liées à des règles ou principes difficiles à maîtriser (ex : utilisation des articles, placement des adverbes, choix des prépositions, etc.). Ce sont donc ces erreurs auxquelles nous tenterons d’apporter une correction automatique dans le cadre du projet CorrecTools. Afin de construire un système aussi pertinent que possible, les types d’erreurs qui seront corrigés feront partie des erreurs représentatives chez les locuteurs francophones, et donc fréquentes dans leurs productions.

1.2. Un corpus construit pour une approche généraliste

Dans une visée démocratique, le système de correction final doit pouvoir s’adresser à tous types de publics et apporter ainsi une aide à des groupes d’utilisateurs très différents, dans la réalisation de tâches variées et courantes, telles que la rédaction d’e-mails personnels ou professionnels, de notes de blogs, de rapports, de publications, etc. Les utilisateurs de ce système devront cependant présenter un niveau de compétence en anglais allant de moyen à avancé. En effet, les apprenants débutants ou les utilisateurs ayant un niveau de compétence faible ont des besoins très différents des utilisateurs avancés, et ne pourraient profiter d’un système proposant des corrections de segments déjà complexes.

Le corpus que nous avons constitué illustre ce choix généraliste (Albert et al., 2009). Il comprend des publications scientifiques, des rapports d’entreprises, des sites internet professionnels, des e-mails professionnels, semi-professionnels et personnels, ainsi que des productions d’apprenants issues du International Corpus of Learner English constitué à l’Université Catholique de Louvain (Granger et al., 2009). Ce corpus exploratoire comprend donc des productions d’apprenants de l’anglais, c’est-à-dire de personnes s’inscrivant dans une démarche d’apprentissage dont le but principal n’est pas forcément l’utilisation de la langue dans des situations réelles, ainsi que d’utilisateurs de l’anglais, qui se servent de la langue plus ou moins régulièrement afin de communiquer, sans pour autant demeurer dans une démarche d’apprentissage (Cook et al., 2002). Il est important de souligner cette distinction, et sa prise en compte dans la constitution du corpus, car elle aura des répercussions sur la présentation des corrections (explications plus ou moins étoffées selon l’utilisateur, corrections simples sans explications, etc.).

2. La relation d’enseignement/apprentissage

Le choix de l’expression « enseignement/apprentissage » n’est pas anodin : la conjonction de ces deux mots est utilisée en didactique afin d’illustrer le fait que si les apprenants reçoivent un enseignement de la part d’une autre personne, ils ne sont pas pour autant de simples bénéficiaires passifs, mais sont au contraire pleinement actifs et responsables de leur apprentissage. Cette relation n’est pas « descendante » mais doit fonctionner dans les deux sens, de l’enseignant vers l’apprenant, et de l’apprenant vers l’enseignant. Les interactions y ont par conséquent une place importante.

Nous avons identifié plusieurs types larges d’interactions possibles lors d’un enseignement de langue. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail des relations complexes qui se nouent lors d’un processus d’enseignement/apprentissage, mais de les ébaucher à larges traits, afin d’identifier les situations naturelles pouvant être reproduites lorsque la correction est automatique. La modélisation des réponses fournies par les enseignants/apprenants à ces situations est ensuite utilisée dans le but d’améliorer l’efficacité et l’ergonomie du système. Tout d’abord, l’apprenant peut simplement interroger l’enseignant. L’enseignant peut proposer plusieurs réponses, expliquant éventuellement leurs différentes caractéristiques, ainsi que leurs avantages et inconvénients. Ceci fournit des informations à l’apprenant, qui peut alors faire un choix. On retrouve le même type d’interaction dans le cas d’une demande de correction. Nous avons également identifié un autre cas de figure dans lequel l’enseignant sollicite l’apprenant afin qu’il lui fournisse un complément d’information car il ne peut répondre à sa question ou proposer une correction sans cette information. Il existe aussi des interactions ayant lieu en amont de l’enseignement, lorsque l’apprenant communique des informations à l’enseignant afin que ce dernier puisse s’adapter aux besoins et aux caractéristiques de son public. Dans un cours de langue, ces informations pourront porter sur la langue maternelle de l’apprenant, son niveau de compétence, ses besoins spécifiques, son âge, etc.

À ces situations « naturelles » correspondent des situations de correction automatique. Lorsque plusieurs corrections sont possibles et ne sont pas parfaitement équivalentes, l’utilisateur peut avoir besoin d’indications complémentaires afin de pouvoir faire un choix adapté. Dans certains cas, par exemple lorsque la correction implique l’insertion d’un pronom ou groupe nominal qui n’est pas présent dans le segment original, un système automatique devra interroger l’utilisateur afin d’obtenir les informations nécessaires à une correction satisfaisante. Enfin, un système automatique peut utiliser des informations données en amont par l’utilisateur (besoins, type de document, etc.) pour adapter ses corrections et la quantité des explications qui l’accompagnent. Dans les paragraphes suivants, nous allons illustrer ces situations par des exemples, et nous montrerons en quoi un défaut de prise en compte de ces interactions nécessaires peut conduire à un échec des corrections.

3. La création d’interactions entre système et utilisateur

3.1. Quelques exemples d’échecs de corrections dans MS Word 2007

Reprenons l’exemple de segment erroné que nous avons cité plus haut : « Are you agree? » Ce segment bénéficie d’une proposition de correction dans Word 2007, visible sur la capture d’écran suivante :

Capture d’écran 1

Le correcteur intégré propose de remplacer agree par agreeing, ce qui donnerait le segment Are you agreeing? Cette proposition rétablit la grammaticalité du segment, mais est peu idiomatique et ne pourrait être énoncée ou écrite naturellement par un anglophone natif que dans un contexte très particulier. Il semblerait que le correcteur automatique ait noté l’utilisation agrammaticale du verbe et ait proposé la correction la plus proche, c’est-à-dire un changement de la base verbale simple en forme en –ING, qui forme l’aspect progressif avec l’auxiliaire BE. Cette méthode ne prend pas en compte le phénomène de transfert syntaxique que nous avons décrit plus haut. Ce manque d’informations en amont sur l’utilisateur et sa langue maternelle conduit à une correction certes grammaticale, mais qui n’évite pas l’écueil du manque d’authenticité. De plus, une telle correction sans explication ne permet pas à l’utilisateur d’éviter que cette erreur soit reproduite, et peut également lui faire accepter comme correcte une expression non-idiomatique.

Prenons l’exemple du segment suivant tiré de notre corpus : So people never developed any critical mind […] to question the authority. En voici le traitement par le correcteur de Word :

Capture d’écran 2

Il s’agit ici plutôt d’une erreur de style, puisque la phrase commence par une conjonction qui ne doit pas, selon les grammaires prescriptives, se trouver en position initiale dans une phrase. Le correcteur de Word détecte donc un fragment et conseille à l’utilisateur de réviser son segment (« consider revising »). Cependant, laissé sans aucune indication quant à la cause de l’erreur, c’est-à-dire ce qui rend la phrase incorrecte, ou d’informations concernant son degré d’incorrection (en effet, il est seulement conseillé de réviser le segment), l’utilisateur ne dispose pas des informations nécessaires pour rectifier lui/elle-même sa production.

Prenons un dernier exemple : The goal […] is the abolishment of all frontiers, that means the free movement of labor […]

Capture d’écran 3

Ici l’erreur porte sur la nature de la proposition relative, qui peut être restrictive (frontiers that) ou non-restrictive (frontiers, which). Cependant, même si le correcteur fait apparaître ces deux possibilités, elles ne sont accompagnées d’aucune information quant aux différentes interprétations du message selon le type de proposition relative, et l’utilisateur ne peut faire qu’un choix à l’aveugle (ou en se fondant sur ses propres connaissances de la langue), sans en connaître les conséquences syntaxiques et sémantiques.

Les trois exemples rassemblés ici constituent une première indication des avancées en terme d’efficacité et de pertinence pour l’utilisateur, que pourrait permettre la prise en compte des interactions qui existent nécessairement dans une relation d’enseignement/apprentissage.

3.2. Méthodes et théories à mobiliser

L’inclusion d’interactions système/utilisateur dans un correcteur automatique implique l’utilisation de techniques et d’outils théoriques avancés, que nous détaillons dans les paragraphes suivants.

Une théorie de l’argumentation (Walton et al., 2008) peut être utilisée dans le cas de corrections concurrentes. Les annotations des erreurs sont mises à profit afin de faire ressortir les arguments pour et contre une correction particulière, leur attribuer un poids et une pertinence. Ceci peut être présenté sous la forme d’un paragraphe rédigé dans une langue compréhensible et attrayante pour l’utilisateur. Un théorie de la décision est également nécessaire pour proposer un choix prenant en compte les avantage et les inconvénients de chaque correction, et intégrant également les préférences de l’utilisateur (ex : priorité de l’intelligibilité vs priorité de la correction grammaticale). Voir (Garnier et al., 2009) pour une présentation détaillée des schémas d’annotation et des techniques utilisées pour la rédaction des paragraphes argumentatifs.

Nous avons vu que dans de nombreux cas, l’absence d’explication des erreurs peut empêcher l’utilisateur de tirer profit de la proposition d’une correction. Il semble donc nécessaire de générer des explications pour accompagner les corrections. Ceci peut être mis en place à l’aide de travaux sur les marques de l’explication (Bourse et al., 2009) en cours de réalisation, conjointement au projet CorrecTools. La mise en place d’explications pertinentes nécessite d’une part un questionnement sur la manière la plus ergonomique de présenter ces explications, qui peut être fondé sur des recherches en didactique des langues, et d’autre part d’évaluer l’importance relative des traditionnelles « règles de grammaire » et autres principes qui régissent la rédaction de phrases ou de textes plus longs (choix du focus, pragmatique, style, etc.).

Nous avons évoqué le cas de segments erronés ne pouvant être corrigés de manière satisfaisante qu’avec une implication de l’utilisateur dans la correction. C’est le cas pour le segment suivant : I am sorry, but he didn’t use. Le verbe use appelle un objet direct, et son absence rend la phrase agrammaticale et éventuellement difficile à comprendre, selon le contexte. Cependant, il est impossible de choisir arbitrairement le groupe nominal ou pronom qui doit être l’objet du verbe (He didn’t use it? He didn’t use them? He didn’t use the books?). Dans cette situation, un correcteur automatique doit avoir la possibilité d’indiquer à l’utilisateur la nature de l’erreur et le groupe syntaxique qui doit être ajouté, et de le laisser compléter la correction, avant de vérifier de nouveau la grammaticalité du segment.

Un autre moyen d’interagir avec l’utilisateur afin d’améliorer les corrections consiste à effectuer un suivi automatique des productions. Conserver un historique des erreurs produites et corrigées permet d’évaluer l’efficacité des explications : ainsi, une erreur corrigée une fois et reproduite peut indiquer que l’explication n’a pas été bien comprise, et doit donc être reformulée. On peut aussi utiliser ce suivi pour effectuer de meilleurs diagnostics d’erreurs, dans le cas des erreurs ayant plusieurs causes et plusieurs explications possibles.

Enfin, le profilage de l’utilisateur est encore un moyen de créer des interactions utiles. Un système de correction automatique devrait pouvoir répondre à des besoins différents selon la tâche effectuée, les compétences de l’utilisateur et le degré de correction/explication désiré. Par exemple, pour la rédaction d’un e-mail personnel, l’intelligibilité sera privilégiée au détriment de la grammaticalité ou du style, alors que ces deux derniers paramètres sont importants pour la rédaction de publications scientifiques. De plus, un utilisateur souhaitant rédiger un e-mail rapide pourra choisir de ne pas visualiser les explications et les textes argumentatifs, s’en remettant aux choix du système dans le cas de corrections concurrentes. La connaissance de la langue maternelle de l’utilisateur, un des principes du projet CorrecTools, peut également être considéré comme faisant partie d’un processus de profilage de l’utilisateur.


4. Les interactions entre systèmes automatiques

Dans une situation d’enseignement/apprentissage « naturelle », il arrive souvent que l’enseignant ait recours à des ressources extérieures afin de répondre de manière satisfaisante à une question, ou d’apporter un complément d’information à une correction. Ceci peut être mis en place dans un correcteur automatique. Le système peut par exemple faire appel à des ressources lexicales et grammaticales présentes en ligne ou intégrées au correcteur.

En cas d’incertitude face à des corrections multiples, le système peut également accéder à des moteurs de recherche afin de vérifier la fréquence des occurrences des différentes possibilités, leur contexte d’utilisation, etc. (un concordancier intégré peut également être utilisé pour cette tâche). Ceci a déjà été mis en place dans le Microsoft English Second Language Assistant, accessible en ligne et s’adressant plus précisément aux locuteurs de langues asiatiques (Leacock et al., 2009). Cet « assistant » utilise systématiquement le web afin d’évaluer la fréquence des occurrences des différentes possibilités de correction, et les présente à l’utilisateur sous forme de graphiques. Cependant, étant donné le pourcentage important de locuteurs en anglais de langue seconde qui publient sur internet, cette fonctionnalité doit être utilisée avec précaution.

Conclusion et perspectives

Dans cet exposé, nous avons tenté de montrer l’intérêt de l’observation des situations naturelles d’enseignement/apprentissage dans la construction d’un correcteur automatique à vocation didactique. Une analyse de surface révèle l’existence d’interactions importantes entre les différents acteurs de la relation d’enseignement/apprentissage. Ne pas les prendre en compte dans un système automatique peut mener à l’échec des corrections proposées. De plus ces observations permettent d’imaginer et de mettre en place des relations utilisateurs/machines innovantes et riches en perspectives. L’une des prochaines étapes du projet consiste en la tentative de mise en application des méthodes présentées, ainsi que des stratégies de correction auxquelles nous travaillons en parallèle, dans le cas des erreurs liées au placement de l’adverbe dans les groupes verbaux et les propositions.


Bibliographie

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Walton D., Reed C., et Macagno F.  Argumentation Schemes. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, 456p.

Les interactions chez le dramaturge espagnol Juan Mayorga : vers un langage dramatique de l’entre-deux

Claire Spooner
Doctorante contractuelle, Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
claire.spooner.arraou@gmail.com

Pour citer cet article : Spooner, Claire, « Les interactions chez le dramaturge espagnol Juan Mayorga : vers un langage dramatique de l’entre-deux. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Le langage théâtral se trouve au carrefour de plusieurs domaines (verbal, visuel, sonore, gestuel) en interaction sur scène. L’un des défis du théâtre pour Juan Mayorga est de « rendre l’idée visible », mettant en scène la tension entre le monde abstrait de la philosophie, des idées, de l’intangible, et celui du théâtre, le « règne du concret ». Il fait du plateau et de la salle de spectacle un lieu de confrontations d’idées et de réflexion, un lieu où l’on s’interroge. Loin d’écrire des textes qui voudraient exposer une doctrine et convaincre, Mayorga propose un regard qui mène le spectateur à sortir de sa perception habituelle du réel et de l’histoire, son œuvre a pour but de « déranger », de questionner.

D’autre part, à travers le prisme du langage, Juan Mayorga met en scène les interactions entre les êtres humains, défiant le spectateur/lecteur à réfléchir sur le rôle du langage dans la société, sur ses effets sur les hommes, sa capacité à cacher ou dévoiler le réel, mais aussi à persuader, dominer, annihiler autrui et à maintenir les inégalités entre les êtres humains. Le langage détient un pouvoir symbolique que le théâtre se doit de dénoncer, c’est pourquoi Mayorga choisit de mettre en évidence les « failles » du langage, les moments où l’interaction verbale et humaine (la communication) échoue, mais aussi la capacité du langage à tromper.

C’est finalement un langage qui existe dans son rapport avec l’image que Juan Mayorga réhabilite. En mettant en évidence les tensions entre langages (verbal et visuel), le dramaturge souhaite montrer que les images suggérées par les mots, élaborées à partir de la tension entre les mots, entre les mots et ce qui est montré sur scène, sont bien plus puissantes que des images qui seraient seulement vues. Les interactions verbales ou silencieuses, linguistiques ou corporelles, abstraites ou concrètes sont créatrices de visible, elles donnent à voir et à imaginer. Cette réhabilitation d’une part du langage, et d’autre part du visible, passe par la mise en avant des « trous » (Ubersfeld) du langage dramatique et ouvre la voie à une écriture de l’« entre-deux » (Barthes). Ainsi, l’interaction entre différentes langues (le thème de la traduction est souvent abordé – la traduction comme voyage entre deux langues) et langages, ainsi qu’entre le langage et son envers – les silences du texte et du plateau, sous-tend l’écriture dramatique de Juan Mayorga.

Mots-clés : acte théâtral – dramaturgie espagnole – interactions linguistiques  – langage théâtral – scénographie verbale

Abstract

Interactions in the plays of the Spanish playwright Juan Mayorga: towards a dramatic language of the « in between” (entre-deux).

Language in theatre belongs to many fields related to speech, visual effect, sound and gesture, which are in interaction on stage. One of theatre’s major challenges for Juan Mayorga is to “make the idea visible”. So he stages the tension between the abstract world of philosophy, and the domain of the tangible world, which is theatre. That way, the theatre becomes a place where ideas become questions, never answers, and where ideas interact with the spectator. Juan Mayorga’s aim is to suggest, through his plays, a different look on reality and on history which will lead spectators and readers to see through appearances. His plays are visions of reality aiming at disturbing.

The linguistic interactions are also at the front of the stage in Mayorga’s plays: through the prism of language, the author shows different types of interactions between human beings. Juan Mayorga wants to lead spectators and readers to think about the role of language in society, about its effects on people, about its capacity to hide or to reveal reality, but also to persuade, to dominate others and to maintain the inequality of relations between human beings: he denounces the symbolical and social power of language. That’s one of the reasons why Juan Mayorga chooses to show the “faults” of language, the moments when verbal and human interaction fails, but also the moments when words lie and hide the truth.

So Juan Mayorga rehabilitates a language which exists in its connection with images. By highlighting, in some of his plays, the tensions between verbal and visual languages, Juan Mayorga tries to show that the images which are suggested by words, by the tension between words themselves (between what they say and what they hide), and also between words and what is shown on stage, are much stronger than images which would only be seen. Verbal, silent, corporal, material or abstract interactions create the visible, they lead us, spectators or readers, to imagine, to create our own images. This rehabilitation on the one hand of language, and on the other hand of the visible, focuses on the “gaps” (Anne Ubersfeld) characteristic of dramatic language, and opens the door to a writing of the entre-deux mentioned by Roland Barthes. Finally, the interaction between different languages (the issue of translation is often present in Mayorga’s plays, and it is shown as a journey between two – or more – languages), as well as between language and its reverse – the silences in the text and on stage, underlie Juan Mayorga’s writing.

Key-words: theater act – spanish dramaturgy – linguistic interactions – theatre language – verbal scenography


Sommaire 

1. La scène comme espace d’incarnation et de mise en action des idées : entre les idées et les corps
2. Le théâtre de Juan Mayorga : un regard sur les relations humaines  à travers le prisme du langage
3. Une écriture de l’ « entre-deux » 
Conclusion
Notes
Bibliographie

Le langage théâtral se trouve au carrefour de plusieurs domaines (verbal, visuel, sonore, gestuel) en interaction sur scène. Or, l’un des défis de l’écriture de Juan Mayorga est de « rendre l’idée visible », mettant en scène la tension entre le monde abstrait de la philosophie, des idées, de l’intangible, et celui du théâtre, le « règne du concret ». La scène est donc pour Mayorga un espace d’interaction entre les idées et les corps, les mots et les images, mais aussi entre les différentes idées « rendues visibles » et celles du spectateur.

Le langage (verbal ou gestuel) se trouve au cœur des interactions sur scène, et chez Juan Mayorga il devient même un prisme à travers lequel le spectateur/lecteur est amené à observer et à réfléchir sur les relations humaines, et sur le rôle du langage dans la société. Plus que nulle part ailleurs, au théâtre le langage devient action, et c’est sur cette action du langage que Juan Mayorga porte son regard.

Finalement, l’action du langage au théâtre est inextricablement liée à son « envers », aux silences, et c’est en effet à partir de cette tension entre le dit et le non-dit, les mots et les images, dans ces « entre-deux » que la dramaturgie de Juan Mayorga doit, à notre sens, être lue, vue, et imaginée.

1. La scène comme espace d’incarnation et de mise en action des idées : entre les idées et les corps

1.1. Comment incarner les idées sans les figer ?

1.1.1. Des points de vue décalés sur le réel, sur l’Histoire, et sur la société

Si l’on peut parler pour qualifier le théâtre de Juan Mayorga de « théâtre philosophique » ou d’un certain « théâtre historique », le dramaturge met en scène d’abord et surtout des situations, des histoires concrètes. De plus, les personnages et la situation qu’ils incarnent sont souvent décalés par rapport à notre perception de la réalité, notamment parce qu’il s’agit d’animaux – ce qui ne les empêche pas de parler des êtres humains, au contraire. Ce décalage, outre son effet comique, permet de mettre en scène des idées et des regards sur l’histoire sans tomber dans le « théâtre à thèse », ni dans un théâtre mettant en scène abstraitement des idées.

1.1.1.a. La Tortuga de Darwin ou l’Histoire vue « d’en bas »

Pensons par exemple à La Tortuga de Darwin, où il s’agit de la tortue de Darwin en personne qui vient rendre visite au renommé Professeur d’Histoire afin de l’informer de l’inexactitude de certains des chapitres de son Histoire de l’Europe Contemporaine. En effet, elle affirme être un témoin direct de tous les grands événements historiques européens depuis 1808, sa date de naissance. Tout au long de la pièce, elle expose sa vision de l’Histoire au professeur au début incrédule, puis de plus en plus intéressé, à mesure qu’il s’aperçoit de la véracité de ses propos. Le récit de la tortue est truffé de petites réflexions qui nous rappellent qu’elle est une tortue, et qui nous empêchent de prendre son discours comme une leçon d’histoire. Lorsque le professeur l’interroge sur ce qu’elle a vu à Moscou en octobre 1917, celle-ci répond « Bueno, yo llegué en Diciembre del 22. Es mi sino: siempre llego tarde ». Le professeur enthousiaste s’exclame : « ¡Conoció a los líderes de Octubre! », ce à quoi elle rétorque « Sobre todo por los pies. En aquella época, yo a la gente la conocía por los pies »1.

1.1.1.b. Vers une dramaturgie verbale du regard

Juan Mayorga construit souvent ses pièces à partir de différents regards, différents points de vue sur un même événement. Ceci non pas dans un but relativiste, sûrement pas, ni pour des raisons strictement esthétiques (dramaturgie de la variante, de la réécriture, écriture-palimpseste), mais afin d’obliger le spectateur/lecteur à se poser des questions « en situation ».

Dans Himmelweg, nous écoutons les justifications d’un délégué de la Croix Rouge qui a visité un camp de concentration pendant la Seconde Guerre Mondiale et a écrit un rapport positif sur les conditions de vie des juifs dans les camps, car il n’y « a rien vu d’anormal ». C’est à travers les yeux et le regard du délégué que nous faisons à notre tour la visite du camp : nous sommes conduits à nous demander quel rapport nous aurions écrit à sa place, à nous remettre en question et à nous rendre à l’évidence que « la realidad no es evidente », comme l’affirme Juan Mayorga, et il ajoute : « hay que hacer un esfuerzo para mirarla. (…) En el teatro de ideas lo que importa son las ideas del espectador, provocar su desconfianza hacia lo que se dice2».

Finalement, dans Ultimas palabras de Copito de Nieve, le singe philosophe du zoo de Barcelone décrète que contrairement à ce que ses visiteurs croyaient, ce n’est pas eux qui le regardaient, mais lui qui les a observés pendant toutes ces années : « He tenido mucho tiempo para observarlos. Me pusisteis aquí para mirarme, pero era yo quien os miraba3». La perspective du regardé/regardant est inversée non seulement dans le cadre de la fiction, mais aussi dans celui de la réception de l’œuvre théâtrale : nous allons au théâtre voir des acteurs, des personnages, mais c’est de nous qu’il s’agit, ces questions posées sur scène s’adressent à nous. Cette inversion de la perspective crée une interaction entre la scène (le plateau) et la salle.

1.2. La scène comme laboratoire d’idées en action et en interaction avec le spectateur/lecteur

1.2.1. Les idées sont en interaction sur scène, mais aussi entre la scène et la salle

Les dialogues et échanges d’idées ont lieu sur scène : dans La Paz Perpétua par exemple, on assiste à une joute oratoire – et parfois physique – entre trois chiens, trois candidats pour un poste au sein d’une brigade antiterroriste. On leur demande d’exposer comment ils conçoivent leur rôle dans la lutte contre le terrorisme, leur fonction, ainsi que de définir leur idée de Dieu et la notion de terrorisme. Mais à la fin de la pièce, le débat n’aboutit pas, aucune des trois thèses n’est finalement choisie comme étant la « bonne » : aucun chien n’est retenu par la brigade. Et Juan Mayorga va même plus loin, car le rideau tombe sur le meurtre des trois chiens par l’humain de la brigade antiterroriste qui devait les recruter. Cette fin absurde, amère et violente ne laisse pas indifférent, et pousse à la réflexion sur les notions qui ont été non seulement évoquées, mais mises en scène, « en situation ».

1.2.2. Les mots au théâtre remettent en question les apparences

Loin d’écrire des textes qui voudraient exposer une doctrine et convaincre, Mayorga propose un regard qui mène le spectateur à sortir de sa perception habituelle du réel et de l’histoire, son œuvre a pour but de « déranger » et d’interroger le lecteur/spectateur. Le dramaturge montre, nous l’avons vu, que le regard définit et conditionne notre rapport à autrui. C’est pourquoi il souhaite se défaire de ce regard conditionné (au moins) le temps d’une pièce de théâtre, et pour cela, il plaide pour le « langage de la vie » dont parle Antonin Artaud, un langage qui met en avant la capacité des mots à questionner les apparences et à observer la réalité d’un regard nouveau.

Mais les mots, dira-t-on, ont des facultés métaphysiques, il n’est pas interdit de concevoir la parole comme le geste sur le plan universel (…) comme une force active et qui part de la destruction des apparences pour remonter jusqu’à l’esprit4.

Ainsi, pour Artaud comme pour Mayorga, les mots comme « force active » deviennent une façon d’appréhender le réel à partir des sens, de se confronter directement à la chair du monde au lieu de partir d’idées, de concepts, de systèmes de pensée préétablis. En d’autres termes, il s’agit de rompre avec un langage dans lequel l’intelligible a davantage de poids que le sensible.

1.3. Mise en scène du corps des mots, du « bruissement de la langue »

Au théâtre, les mots ont d’une part la fonction référentielle qui leur est propre dans la réalité, mais d’autre part, puisqu’ils sont placés au devant de la scène, ils deviennent un matériau observable en lui-même. Ils ne sont pas forcément là pour dire quelque chose, mais simplement pour être sur scène. Cette non-fonctionnalité du langage permet de percevoir les mots comme présence physique, et non plus comme transparence s’effaçant pour dire quelque chose. Ainsi, lorsque les paroles rompent avec l’évidence du langage, nous butons sur elles en les lisant ou en les entendant, nous butons sur leur corps, au lieu de passer à travers elles.

Or le théâtre est un espace particulièrement adapté à la mise en scène de l’éventail des possibilités plastiques, corporelles et musicales du langage. Sur scène on peut jouer avec les possibilités de sonorisation des mots, avec leurs différentes manières de se projeter dans l’espace : mettre en évidence la mystérieuse capacité des sons de faire sens. C’est peut-être l’un des défis du théâtre que de parvenir à montrer et à faire entendre « le bruissement de la langue » dont parle Roland Barthes5.

Cartas de amor a Stalin est l’une des œuvres de Juan Mayorga qui met en évidence l’étroitesse du lien entre le langage et le corps. Lorsque Boulgakova décide d’imiter Staline afin d’aider son mari à écrire « la » lettre qui fera réagir le dictateur, celle qui obtiendra une réponse, elle imite le discours de ce dernier mais aussi sa façon d’agir et de parler : « Ella vacila ; busca postura, tono ». Comme le soulignent les didascalies, les paroles de Staline sont indissociables de son corps ; afin d’acquérir une existence propre, il leur est indispensable d’être accompagnées de la matérialité du corps de Staline : « Ella ya está buscando en su cuerpo el de Stalin6 ».

2. Le théâtre de Juan Mayorga : un regard sur les relations humaines  à travers le prisme du langage

C’est à travers le prisme du langage que Juan Mayorga met en scène les interactions entre les êtres humains, tout en défiant le spectateur à réfléchir sur le rôle du langage dans la société.

2.1. De l’interaction verbale aux actes de langage

La mise en scène du langage au théâtre met en évidence que les éléments du discours ne se limitent pas à dire : ils font quelque chose sur scène (c’est le cas des énoncés performatifs), ou bien ils entraînent ou supposent une action ou une réaction, et dans tous les cas ils agissent sur l’interlocuteur et sur le spectateur. Ainsi, pour Anne Ubersfeld, le théâtre est un espace privilégié pour l’analyse de l’action du langage, car « si quelque chose est réel sur scène, c’est bien la parole humaine et ses fonctions, même si ses conditions de production sont simulées7. » D’après Ubersfeld, le théâtre montre le langage « en situation », et « exhibe » le fonctionnement du langage, ses « règles du jeu » : « décollées de leur efficacité dans la vie, elles deviennent visibles8 ».

Ces remarques sont particulièrement pertinentes en ce qui concerne le théâtre de Juan Mayorga, où le langage est envisagé comme sujet dans plusieurs textes comme nous le verrons plus loin, mais où il est aussi mis en scène « en situation ». Dans Cartas de amor a Stalin par exemple, il y a une mise en abyme du théâtre comme espace d’« expérimentation » du langage et de ses effets sur les destinataires. En effet, la femme de l’écrivain et dramaturge Boulgakov propose à ce dernier de jouer le rôle de Staline afin de l’aider à trouver les “mots justes” qui convaincront le chef d’Etat de lever la censure qui pèse sur ses œuvres. Pour cela, elle passe avec son mari une sorte de pacte, de « contrat », pour reprendre la terminologie d’Anne Ubersfeld9.

BULGÁKOVA.-Si eso te ayuda, puedo… imaginar que soy Stalin y reaccionar como él reaccionaría ante tu carta. Puedo ponerme en su lugar.

Le but de leur jeu d’imitation est d’anticiper « l’effet des paroles sur les gens », en l’occurrence sur Staline, de savoir « cómo reaccionará Stalin ante una frase como ésta10». Autrement dit, il s’agit pour le couple d’analyser l’ « action » des mots : Boulgakov et Boulgakova sont à la fois locuteurs et spectateurs du fonctionnement de la langue. À partir de l’imitation, de la tentative d’incarnation d’un personnage, le couple met en scène les conditions d‘exercice du langage dans le monde.

Le double « jeu d’imitation » (car il y a deux cadres scéniques : celui du jeu des personnages et celui du jeu des acteurs) commence avec la question suivante qui constitue le début de la rédaction de la lettre. Boulgakov demande à sa femme – qui est en train de devenir Staline :

No puedo escribir una palabra más sin preguntarme: cuanto vaya a escribir en futuro, ¿está condenando de antemano?

Silencio. Escéptico, Bulgákov espera la reacción de su mujer11.

L’interruption de Boulgakov est mise en évidence par les termes « silencio » et « espera » dans le texte didascalique, mais aussi graphiquement dans le texte par les espaces qui encadrent les didascalies. Ce blanc marque le début de la mise en scène, de la mise « en situation » de l’énoncé de Boulgakov adressé à Staline, mais auquel il revient à Boulgakova de répondre.

Cette question met en avant les trois actes différents et simultanés que l’on accomplit lorsqu’on prononce une phrase12La matière de l’énoncé, les phonèmes ont une signification (acte locutoire) : c’est une question qui révèle le désespoir de l’écrivain censuré et exposant l’absurdité de sa situation. Son effet perlocutoire porte à la fois sur l’émetteur et sur le récepteur (qui est double au théâtre : il s’agit de l’interlocuteur – Boulgakova – et du spectateur, et de fait triple ici puisque l’interlocutrice (ré)agit comme s’il était quelqu’un d’autre  Staline – alors que ses sentiments sont pratiquement opposés à ceux de cet autre qu’elle tente d’incarner). L’effet perlocutoire de l’énoncé sur l’émetteur, Boulgakov, accroît son propre désespoir, sa sensation d’être annihilé comme être et comme écrivain, quoiqu’il écrive ou qu’il fasse. Sur l’interlocutrice, Boulgakova, cet énoncé provoque de la compassion au sens fort du terme, comme chez le spectateur. En revanche, sur le personnage que Boulgakova représente (Staline), l’effet produit est celui du mépris et de la colère.

Quant à la force illocutoire de l’énoncé, elle apparaît de façon évidente dans cette question de Boulgakov qui crée un « contrat » d’une part avec sa femme (elle accepte de « devenir » Staline), et d’autre part avec le « vrai » Staline, car du moment que l’écrivain décide de lui adresser la lettre, il présuppose que le dictateur va lui répondre et éventuellement, s’il a été touché par ses paroles, lui rendre sa liberté d’écrivain. Le présupposé de ce double contrat est que Staline peut répondre – c’est une possibilité sur laquelle se fondent les espoirs de l’écrivain, espoirs qui motivent le processus d’écriture et déclenchent le « jeu » au sein du couple13.

Ainsi, Cartas de Amor a Stalin, comme beaucoup d’autres textes de Mayorga, notamment Hamelin ou El traductor de Blumemberg, met en scène un « modèle réduit des milles et une façons dont la parole agit sur autrui », ce qui est le propre du théâtre selon Anne Ubersfeld. D’après elle, c’est sur les « conflits de langage » plus que d’idées et de sentiments que le théâtre contemporain met l’accent14.

2.2. Le langage comme prisme reflétant et déterminant les relations humaines

2.2.1. Le rôle des « interactions linguistiques » dans la société et dans les relations humaines : Hamelin et Animales Nocturnos

Le langage n’est pas seulement un moyen d’exister pour les personnages de théâtre qui sont des êtres de parole, il ne fait pas seulement l’objet d’une expérimentation comme dans le fragment que nous venons d’analyser de Cartas de Amor a Stalin, il devient sujet dans plusieurs des pièces de Juan Mayorga. En effet, le « métalangage » est fréquent dans l’œuvre du dramaturge, où aussi bien les didascalies que les personnages parlent du langage – et le font parler –, de son pouvoir, de ses effets, de ses perversions, et de ses limites. Hamelin par exemple est « une œuvre sur le langage », comme l’annonce au beau milieu de la pièce le personnage de l’ « acotador », terme que nous avons traduit par « narrateur épique15 » : « Esta es una obra sobre el lenguaje. Sobre cómo se forma y cómo enferma el lenguaje16 ».

Dans cette pièce, Juan Mayorga met en évidence que « les échanges linguistiques sont susceptibles d’exprimer de multiples manières les relations de pouvoir17 ». Le poids des mots dépend de celui qui les énonce et de la façon dont ils sont formulés, c’est ce que montre Hamelin, où les paroles jargonnantes de la psychopédagogue Raquel sont imprégnées de « savoir » et donc de pouvoir, et empêchent la possibilité d’une vraie communication entre elle et les autres. L’assurance avec laquelle elle juge l’enfant victime de pédérastie (Josemari) et sa famille se traduit par un langage « apparemment neutre, mais qui sert son intérêt18 », fait remarquer Juan Mayorga. Dans cette pièce, le langage de ceux qui sont du côté du savoir et du pouvoir, Raquel et le juge Montero, s’oppose à celui de la famille de Josemari, une famille très humble, dont la pénurie commence selon Juan Mayorga, « parce qu’ils sont incapables de configurer un récit qui ordonnerait leurs expériences19. » Cette pièce met en évidence que le langage est malade, qu’il ne fait que renforcer les inégalités entre êtres humains et les empêche de communiquer véritablement.

Cette violence des mots qui instaure des rapports de domination/soumission entre les hommes est visible dans une autre pièce de Mayorga, Animales Nocturnos20. Ce texte met en scène une société où les hommes sont divisés en deux catégories : ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas, des hommes « dans la loi » et des hommes « hors la loi ». Ainsi, le personnage de l’ « Homme Petit » utilise la condition d’immigrant clandestin de l’ « Homme Grand », pour exercer sur lui une violence latente. Du fait de cette inégalité de départ, la communication entre les deux hommes s’établit sous le signe de la violence et de la domination : l’ « Homme Petit » s’approprie petit à petit la vie de sa victime « sans papiers ». Il commence par l’obliger à rester boire un verre avec lui dans un bar (premier tableau), ensuite à se promener avec lui, il l’emmène au zoo voir des « animaux nocturnes » (quatrième tableau), plus tard il le fait monter chez lui pour l’aider à peindre des petits bonhommes pour le « train nocturne » qu’il a fabriqué. Mais Juan Mayorga s’efforce de montrer que la violence entre les hommes n’est pas nécessairement directe, ou unilatérale, et elle peut être inversée : « il n’y a pas d’esclaves et de maîtres purs21 », affirme-t-il dans son entretien avec José Ramón. En effet, finalement c’est l’ « Homme Petit » qui devient complètement dépendant de sa victime, et l’on s’aperçoit qu’il souffre d’une solitude extrême, et ne parvient plus à communiquer avec sa femme, car celle-ci s’est renfermée sur elle-même, ne lui adresse plus la parole, et passe ses nuits à regarder des émissions pour insomniaques à la télévision.

Finalement, le rapport de domination/soumission des deux hommes est similaire à celui de Staline et Boulgakov dans Cartas de Amor a Stalin, où la parole devient aussi une arme, un instrument qui renforce la domination sociale ou politique22.

2.2.3. Interactions entre langage et réel, ou comment le langage peut cacher le réel

Himmelweg met en évidence la capacité du langage à cacher le réel, à le déguiser : le commandant du camp de concentration a réussi, à travers la parole, à organiser une mascarade et à faire croire au délégué de la Croix Rouge que le camp qu’il est en train de visiter est une « ville normale ». Dans cette pièce, les mots déguisent, nient la réalité, ils ne sont qu’euphémismes, et sont presque à prendre par antiphrase. Le leitmotiv dans le discours du commandant, « revenez quand vous voudrez », ainsi que l’insistance au début de la visite sur le fait que l’ « invité a l’autorisation d’ouvrir n’importe quelle porte23 » ne sont que des mots affectant la gentillesse et la volonté d’entière franchise pour mieux cacher l’horreur véritable. Le langage parvient dans Himmelweg à faire illusion sur la seule personne qui aurait pu dire la vérité au monde extérieur au camp (« yo era los ojos del mundo »), et le délégué de la Croix Rouge prendra malgré lui la relève des euphémismes du commandant dans le rapport positif du camp qu’il écrit après sa visite :

Las condiciones higiénicas son satisfactorias. La gente está correctamente vestida (…) Las condiciones de alojamiento son modestas pero dignas. La alimentación parece suficiente. (…) Cada cual es libre de juzgar las disposiciones tomadas por Alemania para resolver el problema judío. Si este informe sirve para disipar el misterio que rodea al asunto, será suficiente24.

Les termes soulignés correspondent aux modalisateurs (« parece suficiente »), aux nuances (« modestas pero dignas »), en un mot aux euphémismes qui poursuivent le jeu du « paraître » du commandant. Finalement, le titre de la pièce constitue peut-être le plus affreux euphémisme de ce texte : Himmelweg signifie « chemin du ciel » et désigne la rampe en ciment, ce chemin qui mène à ce qui est censé être l’« infirmerie », c’est-à-dire la chambre à gaz. C’est une métaphore de l’œuvre entière comme représentation, comme construction du mensonge, d’un monde parallèle et faux au moyen du langage (verbal et gestuel).

Par ailleurs, dans Ultimas Palabras de Copito de Nieve, le singe philosophe dénonce dans son discours les euphémismes caractéristiques du langage et de l’être humain. Au fur et à mesure qu’augmente la douleur d’un Copito agonisant, ses mots deviennent plus agressifs et lucides, ils deviennent la voix de la vérité, tandis que ceux du gardien deviennent de plus en plus ridicules à mesure qu’ils tentent de dissimuler cette « fin désagréable » (« Por favor, olviden este feo final25) ». Après plusieurs vaines piqûres d’anesthésie, le gardien décide de donner une « bonne mort » au singe, c’est-à-dire de l’euthanasier, sûrement pas pour qu’il cesse de souffrir, mais pour qu’il cesse de dire des vérités. Dans cette œuvre, Juan Mayorga montre la tendance de l’homme à euphémiser le réel, incarnée dans le personnage du gardien.

Afin d’échapper aux pièges du langage courant et dominant, aux tics linguistiques qui révèlent une certaine vision du réel et en cachent d’autres, Juan Mayorga choisit de mettre en évidence les « failles » du langage, c’est-à-dire non seulement la capacité à tromper et à dissimuler du langage, mais encore les moments où l’interaction verbale et humaine (la communication) échoue. D’autre part, pour pallier cet échec du langage, Juan Mayorga propose dans ses œuvres un autre type de langage, qui se construit à partir de l’interaction entre mots et images suggérées, entre dit et non-dit, entre vu et imaginé. Un langage de l’ « entre-deux ».

3. Une écriture de l’« entre-deux »

3.1. Interaction entre mots et images

Une grande partie des textes de Juan Mayorga est caractérisée par une « scénographie verbale », c’est-à-dire que l’espace et le temps y sont construits à travers la parole des personnages. Les personnages donnent à voir des images et donc à ressentir des expériences à travers leurs paroles.

C’est « la parole [qui] crée le décor, comme le reste26 ». Cette dramaturgie du verbe implique un décor minimaliste et invite l’imaginaire du spectateur à s’engouffrer dans l’ « entre-deux » du texte et du plateau, et à créer ses propres images. Hamelin, par exemple, est « une pièce sans illumination, sans scénographie, sans costumes », nous avertit le narrateur épique27. Sa réflexion d’ordre général sur le théâtre, « Au théâtre, seul le spectateur peut créer le temps28 », est un axiome, un mot d’ordre à partir duquel on peut lire et voir toute la pièce. Seul le spectateur peut créer ce qui est évoqué sur scène par les mots, c’est en lui et non pas seulement sur scène que va avoir lieu l’«expérience » théâtrale.

Le déploiement d’effets spéciaux, de sons, de technique, ne serait jamais capable de construire des images aussi extraordinaires que celles que les paroles peuvent évoquer, réveiller, chez le spectateur. Pour Juan Mayorga, si l’image est essentielle au théâtre, il s’agit d’une image différente de celle que l’on trouve dans les télécommunications, dans les médias : l’image que l’on voit au théâtre est de la même nature que celle que l’on voit en rêve. La vérité du travail du scénographe repose en effet pour le dramaturge dans cette affirmation : « un chiffon attaché à un bâton est une petite fille29 ». C’est-à-dire qu’à partir de peu de décor, de peu d’accessoires, et de peu de paroles, l’on peut créer les images les plus puissantes. Dès le prologue de Hamelin, Juan Mayorga affirme : « El origen del teatro, y su mayor fuerza, está en la imaginación del espectador30 ».

D’où l’affirmation de Peter Brook dans l’Espace vide : « Un homme marche dans cet espace vide tandis qu’un autre l’observe, et c’est tout ce dont on a besoin pour réaliser un acte théâtral » : un regard (interaction silencieuse) suffit pour créer un acte théâtral.

3.2. Vers une dramaturgie de l’« entre-deux »

La dramaturgie du verbe de Mayorga met en scène l’interaction entre différentes langues et différents langages, mais aussi entre le langage et les silences du texte et du plateau.

3.2.1. Le thème du voyage chez Juan Mayorga, une métaphore de la traduction

Dans El traductor de Blumemberg, Blumemberg et son traducteur voyagent en train vers une destination incertaine, et ce voyage mène à une interrogation sur le langage et l’identité. Assister à une pièce de théâtre de Juan Mayorga serait peut-être comme entreprendre ce voyage. Dans El traductor de Blumemberg, il y a plusieurs voyages : celui de Blumemberg et de son traducteur vers Berlin, celui du fascisme (incarné dans le livre que Blumemberg souhaite faire traduire), qui change de langue, et celui qui a lieu entre l’âme de Blumemberg et celle de son traducteur. Ainsi, le voyage des personnages fait écho au voyage des paroles qui passent non seulement d’une langue à l’autre (de l’allemand à l’espagnol), mais encore d’un esprit à l’autre. A la fin, Calderón devient une espèce de double de Blumemberg et s’approprie ses paroles. C’est donc aussi le voyage et la propagation des idées fascistes qui sont mis en scène.

Le sujet de la traduction intéresse particulièrement Juan Mayorga car il implique non seulement l’interaction entre les langues, entre les différentes expériences vitales des êtres humains, mais encore l’interprétation ou l’adaptation de textes de théâtre. « El adaptador es un traductor. Para ser leal, el adaptador ha de ser traidor », écrit-il31. En effet, pour lui, adapter un texte c’est le traduire, exercer un «déplacement herméneutique» (Steiner), le transporter vers une autre réalité, un autre cadre spatio-temporel, d’autres référents. De même, jouer un texte, le mettre en scène, c’est aussi le déplacer vers un autre cadre, l’adapter à un autre espace et à d’autres attentes.

Ainsi, le théâtre conçu comme espace de traduction, d’adaptation linguistique d’un domaine à un autre, devient l’espace idoine pour jouer avec les signifiants et les signifiés du langage, pour les faire interagir de façon nouvelle, surprenante, pour mener le lecteur/spectateur à renouveler son rapport au langage, au texte et à l’image. En effet, l’essence de la traduction, comme celle du théâtre, ne réside en aucun cas dans la ressemblance avec l’original, « car dans sa survie [de la traduction], qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie32 », comme l’écrit Walter Benjamin.

Ces nouvelles dynamiques et formes d’interaction créent l’ « entre-deux » du langage dramatique mayorguien.

3.2.2. Une dramaturgie de l’ « entre-deux » ?

La « scénographie verbale » que nous avons évoquée permet de jouer avec les décalages entre le dit par les personnages et le vu/montré sur le plateau. Ces tensions entre langages verbal et visuel incarnent les « trous » (Ubersfeld) propres au langage théâtral et ouvrent la voie à une écriture de l’ « entre-deux » (Barthes).

En suivant la définition de Roland Barthes du « texte de jouissance », nous pouvons peut-être qualifier le théâtre de Juan Mayorga de «théâtre de jouissance33 », dans la mesure où les « creux », les « failles » du texte et de la scène sont mis en avant, et où c’est au spectateur/lecteur, dont « les assises historiques, culturelles, psychologiques » sont rendues plus fragiles par ce qu’il a lu/vu, qu’il revient de les remplir.

Conclusion

La lecture, la réception, des pièces de Juan Mayorga implique une interaction fondamentale entre deux types de lectures : celle qui va directement « aux lieux brûlants de l’anecdote34 », qui s’attache à l’histoire mise en scène, et celle qui porte son regard sur la nature des différents langages mis en scène, sur la matérialité de ces langages. Or, c’est au lecteur de choisir sa lecture, de créer son « entre-deux » lectures, et au spectateur de choisir où porter son regard et comment regarder.

Cette interaction qui fait du récepteur un co-créateur de l’œuvre ne répond pas seulement à une motivation esthétique, littéraire, linguistique, mais encore éthique et humaniste : c’est le double de l’humanité qui est mis en scène, et les questions et conflits posés sur scène sont aussi les nôtres. Inversement, ce n’est pas seulement le spectateur/lecteur qui agit sur le texte de théâtre en le complétant, en le rendant vrai, mais aussi le texte, le spectacle qui agit sur le spectateur/lecteur. Pour Mayorga, la pièce sera réussie si le spectateur sort de la salle de théâtre en ayant été touché, changé, c’est-à-dire en ayant vécu une véritable « expérience ».


Notes

1 –  MAYORGA Juan, La Tortuga de Darwin, Ñaque, Ciudad Real, 2008, p.25. Notre traduction : « En fait, je suis arrivée en Décembre 1922. C’est mon destin : j’arrive toujours en retard », « Vous avez connu les leaders d’Octobre ! », « Surtout leurs pieds. A cette époque, c’est par les pieds que je connaissais les gens ».

2 –  MAYORGA Juan, dans Liz Perales, Juan Mayorga, El Cultural, 11 septembre 2003, www.elcultural.es. Edité par El Cultural Electrónico. Notre traduction: “La réalité n’est pas évidente, il faut faire un effort pour la regarder (…) Dans le théâtre d’idées ce qui est important ce sont les idées du spectateur, provoquer saméfiance envers ce qui est dit ».

3 –  MAYORGA Juan, Ultimas palabras de Copito de Nieve, Ñaque, Ciudad Real, 2004, p.41. Notre traduction: “J’ai eu beaucoup de temps pour vous observer. Vous m’avez mis là pour me regarder, mais c’était moi qui vous regardais ».

4 –  ARTAUD Antonin, Le théâtre et son double, Gallimard, Paris, 2001, p.108.

5 –  BARTHES Roland, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Paris, 2000.

6 –  MAYORGA Juan, Cartas de Amor a Stalin, Sociedad General de Autores y Editores, Madrid, 2000, p.17. Notre traduction: “Elle vacille; elle cherche la posture, le ton”, “Elle est déjà en train de chercher dans son propre corps celui de Staline”.

7 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Belin, Paris, 1996, p.101.

8 –  Ibid., pp.89-90.

9 –  « En disant « A ce soir », j’aurai avec le destinataire passé un contrat, un contrat soumis à des règles et qui dominera la suite de mes rapports langagiers avec lui », UBERSFELD, Anne, Ibid., p.92.

10 –  « Tú eres el escritor. Conoces el efecto de las palabras sobre la gente », dit Boulgakova à son mari, dans Cartas de Amor a Stalin, op.cit., p.16. Notre traduction: « C’est toi l’écrivain. C’est toi qui connais l’effet des paroles sur les gens ».

11 –  MAYORGA Juan, Cartas de Amor a Stalinop.cit., p.17. C’est nous qui soulignons. Notre traduction : « Je ne peux pas écrire un mot de plus sans me demander : est-ce que tout ce que je vais écrire dans le futur est condamné d’avance ? Silence. Sceptique, Boulgakov attend la réaction de sa femme ».

12 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III, op.cit., p.92 : Il s’agit des actes locutoireperlocutoire, et illocutoire. L’acte locutoire résulte de la combinaison d’éléments phoniques, grammaticaux et sémantiques produisant une certaine signification ; par l’acte perlocutoire, ce même énoncé éveille chez l’interlocuteur des sentiments de peur, d’espérance, de satisfaction, de dégoût, etc ; finalement, il a une force illocutoire, « qui a construit un certain contrat entre moi et un autre », c’est un acte qui modifie les rapports entre les locuteurs, et qui produit un contrat entre les parlants.

13 –  Jeu qui deviendra par la suite dangereux pour la santé mentale de l’écrivain, car celui-ci fera apparaître sur scène un Staline fantasmagorique, produit de son imagination.

14 –  UBERSFELD Anne, Lire le théâtre IIIop.cit., p.93.

15 –  Le terme « acotador », néologisme créé à partir du terme « acotaciones » (didascalies), pose des difficultés quant à sa traduction en français. Il y a plusieurs possibilités :Si on le comprend comme une sorte de « personnage didascalique », on peut le traduire par le terme « didascale », créé par MARTINEZ THOMAS, Monique et GOLOPENTIA, Sandra, dans Voir les didascalies, CRIC, Université de Toulouse-Le-Mirail, Institut d’Etudes Hispaniques et Hispano-américaines, pp.140-143. Mais à notre sens, ce personnage dépasse la fonction du didascale (« entité énonciative que l’on ne peut confondre avec un narrateur » et qui est « chargée de donner des instructions au cours de la représentation », dans Voir les didascalies, op.cit., p.192), puisqu’il commente les actions des personnages, les remet en question, remplit leurs silences, interpelle le spectateur. En outre, son point de vue ne se confond pas toujours avec celui de l’auteur. Ainsi, ce personnage n’est pas une simple incarnation de la figure auctoriale, ni une incarnation du texte didascalique, ses paroles n’ayant pas pour seule finalité celle d’ «engendrer une action » (Ibidem), comme celles du didascale. Finalement, le terme « annoncier » qui apparaît dans la traduction française d’Yves Lebeau désigne selon le Trésor de la Langue Française « celui qui dans un spectacle est chargé de l’annoncer », ce qui ne correspond pas à notre sens au rôle de ce personnage/voix didascalique qui est présent tout au long du spectacle. Nous avons donc finalement choisi de traduire ce terme par « narrateur épique » bien qu’il diffère du narrateur brechtien dans la mesure où il n’a pas la tonalité moralisatrice présente chez Brecht. Le rôle du « narrateur épique » chez Mayorga serait plutôt de nous rappeler à tout instant qu’il s’agit d’une fiction qui est représentée, et que c’est à nous spectateurs/lecteurs de lui donner vie.

16 –  MAYORGA Juan, Hamelin, Ñaque, Ciudad Real, 2005, p.57. Notre traduction: « Ceci est une œuvre sur le langage. Sur comment le langage se forme et tombe malade ».

17 –  THOMPSON John B., dans BOURDIEU, Pierre, Langage et Pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p.7.

18 –  MAYORGA Juan, dans notre entretien du 7 avril 2008 placé en annexe de notre mémoire de Master 2; notre traduction.

19 –  Ibid.

20 –  MAYORGA Juan, Animales Nocturnos/El sueño de Ginebra/El traductor de Blumemberg, Madrid, La Avispa, 2003, pp.7-49.

21 –  MAYORGA Juan, dans RAMÓN FERNÁNDEZ, José, « Conversación con Juan Mayorga”, Primer Acto n°280, 1999, pp.54-59.

22 –  Ces textes mettent en évidence que « Toute interaction linguistique, aussi personnelle et insignifiante qu’elle puisse paraître, porte (…) les traces de la structure sociale qu’elle exprime et qu’elle contribue à reproduire », THOMPSON, Ibid, p.9.

23 –  MAYORGA Juan, Himmelweg, Dans Primer Acto n°305, 2004, p.32.

24 –  Ibid, p.36. C’est nous qui soulignons. Notre traduction : “Les conditions d’hygiène sont satisfaisantes. Les gens sont correctement vêtus. (…) Les conditions de logement sont modestes, mais dignes. (…) L’alimentationsemble suffisante. Chacun est libre de juger les dispositions prises par l’Allemagne pour résoudre le problème juif. Si ce rapport sert à dissiper le mystère qui entoure la question, cela sera suffisant ».

25 –  MAYORGA Juan, Ultimas palabras de Copito de Nieve, Ñaque, Ciudad Real, 2004, p.43.

26 –  QUILLARD,Pierre, Revue d’art dramatiquemai 1891, t. XXII, p.181.

27 – MAYORGA Juan, “Hamelin es una obra sin iluminación, sin escenografía, sin vestuario », Hamelin, op.cit., p.28.

28 –  “Ha pasado el tiempo. En teatro, el tiempo es lo más difícil. No basta decir: “Han transcurrido diez días”. O decir: “La tarjeta lleva una hora sobre la mesa”. En teatro, el tiempo sólo puede crearlo el espectador. Si el espectador quiere, la tarjeta lleva una hora sobre la mesa, junto al teléfono”. MAYORGA, Juan, Hamelin, op.cit., p.37. Notre traduction: ”Le temps a passé. Au théâtre, le temps est le plus difficile. Il ne suffit pas de dire “Dix jours se sont écoulés”. Ou « Cela fait une heure que la carte de visite se trouve sur la table ». Au théâtre, seul le spectateur peut créer le temps. Si le spectateur le veut, cela fait une heure que la carte se trouve sur la table, près du téléphone ».

29 –  « Un trapo atrapado a un palo es una niña », “La humanidad y su doble”, dans Pausa, 1994, pp.158-162.

30 –  MAYORGA Juan, dans “Érase una vez una escuela tan pobre que los niños tenían que llevarse la silla de casa”, prólogo de Hamelinop.cit., p.9.

31 –  MAYORGA Juan, « La misión del adaptador », en CALDERÓN DE LA BARCA, Pedro, El monstruo de los jardines, Fundamentos, Madrid 2001, pp. 61-66. Notre traduction: “L’adaptateur est un traducteur. Pour être loyal, l’adaptateur doit être un traître ».

32 –  BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur »,dans Oeuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p.249.

33 –  « Texte de jouissance : fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage », BARTHES Roland, Le plaisir du texte, Seuil, Paris, 1970, p.22-23.

34 –  Ibid.


Bibliographie

ARTAUD Antonin. Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, 2001, 160p.

BARTHES Roland. Le bruissement de la langue, Essais critiques IV. Paris : Seuil, 2000, 448p.

BENJAMIN Walter. « La tâche du traducteur », Oeuvres I. Paris, Gallimard, 2000, 195p.

MAYORGA Juan. La Tortuga de Darwin. Ciudad Real : Ñaque Editora, 2008, 61p.

MAYORGA Juan. Liz Perales, Juan Mayorga, El Cultural, 11 septembre 2003. Disponible sur <elcultural.es>.  Édité par El Cultural Electrónico.

MAYORGA Juan. Ultimas palabras de Copito de Nieve. Ciudad Real, Ñaque Editora, 2004, 48p.

MAYORGA Juan. Cartas de Amor a Stalin. Madrid : Sociedad General de Autores y Editores, 2000.

MAYORGA Juan. Hamelin. Ciudad Real : Ñaque Editora, 2005, 80p.

MAYORGA Juan. Animales Nocturnos/El sueño de Ginebra/El traductor de Blumemberg.  Madrid : La Avispa, 2003.

MAYORGA Juan, RAMÓN FERNÁNDEZ José. « Conversación con Juan Mayorga », Primer Acto, n°280, 1999.

MAYORGA Juan. « Himmelweg », Primer Acto, n°305, 2004.

MAYORGA Juan. « La misión del adaptador », en CALDERÓN DE LA BARCA Pedro. El monstruo de los jardines. Madrid : Fundamentos, 2001, 192p.

QUILLARD Pierre. Revue d’art dramatique, t. XXII, mai 1891.

THOMPSON John B. dans BOURDIEU Pierre. Langage et Pouvoir symbolique. Paris : Seuil, 2001, 432p.

UBERSFELD Anne. Lire le théâtre III. Éditions Belin, coll. Belin Sup Lettres, 1996, 224p.

Vicente Blasco Ibáñez et le roman cinématographique : l’exemple de Sangre y Arena

Cécile Fourrel de Frettes
Doctorante, Allocataire-Monitrice, Université Toulouse – Jean Jaurès
ceciledf/@/gmail.com

Pour citer cet article : Fourrel de Frettes, Cécile, « Vicente Blasco Ibáñez et le roman cinématographique : l’exemple de Sangre y Arena. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

En 1916, Vicente Blasco Ibáñez (1867-1928) fit sa première grande incursion dans le monde du cinéma en adaptant pour le grand écran son roman de 1908, Sangre y Arena. Pour le réaliser, il s’associa au cinéaste français Max André. Le passage du dispositif littéraire au dispositif cinématographique inaugurait, dans la carrière de l’auteur, une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ce qu’il appela « le roman cinématographique » (novela cinematográfica). Quelles étaient les implications d’une telle expression ? Quelle dimension d’accessibilité à ses récits le romancier voulait-il privilégier ?

D’abord, nous tentons de répondre à ces questions en analysant le processus créateur qui donna naissance au film. Puis, par l’étude du scénario qu’il rédigea, nous essayons de comprendre la façon dont il concevait la transposition de son récit en images. Enfin, il faut préciser que ce texte fut publié de façon à être lu indépendamment du film. Ces circonstances nous conduisent à repenser le « roman cinématographique » en tant que genre hybride.

En nous appuyant sur la théorie des dispositifs développée par le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, nous nous attacherons à étudier les potentialités de ce type de texte en tant que « matrice interactionnelle ».

Mots-clés : roman cinématographique  – récit – cinéma muet espagnol – scénario – matrice interactionnelle – roman visuel

Abstract

In 1916, Vicente Blasco Ibáñez (1867-1928) decided to produce a movie based on his own novel, Sangre y Arena (1908) – « Blood and Sand » in the English version. To do so, he worked with a French director named Max André, and wrote the script himself. And precisely at that time, the Spanish novelist invented a new way of telling stories – what he called « cinematic novel » (novela cinematográfica). What are the implications of such a term?

The analysis of the script provides us with some answers. Indeed, this document helps us to understand how V. Blasco Ibáñez designed the transition from text to movie. Besides, because of its hybridity, this kind of production appears as the driving force of the interactions between text and picture. Eventually, these considerations enable us to offer a new vision of the « cinematic novel » concept.

Key-words: cinematic novel –  narrative – spanish silent films – film script – matrice interactionnelle – visual novel


Sommaire

1. Le roman cinématographique, produit d’une maison d’édition innovante
2. Le scénario : un intermédiaire dans le passage de l’écrit à l’écran
3. Le roman cinématographique : « une matrice interactionnelle »
Conclusion
Notes
Bibliographie
Filmographie succincte

Le romancier espagnol d’origine valencienne Vicente Blasco Ibáñez s’intéressa très tôt aux possibilités offertes par le cinéma muet1. Alors que les premiers films attribués aux espagnols datent de 18962, dès 1900, l’écrivain fit allusion dans ses romans à ce que Ricciotto Canudo qualifia à partir de 19193 de « septième art »4. En 1914, on commença à adapter ses œuvres au cinéma : El Tonto de la Huerta, attribué à José María Codina et La Tierra de los Naranjos d’Albert Marro sont les premiers films inspirés des romans de l’écrivain. Ces productions espagnoles – dont toutes les copies semblent aujourd’hui perdues – étaient basées sur les deux premiers succès éditoriaux de V. Blasco Ibáñez : La Barraca et Entre Naranjos, respectivement. Cependant, ce n’est qu’en 1916 que le romancier entra véritablement en contact avec le monde de la création cinématographique lorsqu’il décida de se lancer dans l’adaptation de son roman de 1908, Sangre y Arena – « Arènes sanglantes » dans la version française – qui avait su séduire en Espagne, mais aussi beaucoup à l’étranger. Le film – restauré en 19985 – transposait en images les exploits et les déboires d’un jeune torero plein d’ambition, Juan Gallardo, qui voit sa célébrité et sa carrière soumises aux bonnes grâces d’un public en quête de frissons et de sensations fortes. Pour la réalisation du film, l’écrivain prit comme associé un cinéaste français, Max André, et participa activement au tournage. Cette collaboration artistique donna naissance à ce que V. Blasco Ibáñez appella la novela cinematográfica (roman cinématographique). D’une part, ce terme semble remplacer, chez l’auteur, celui plus commun de film. Dans ce cas, quelles sont les raisons motivant le recours à une terminologie différente de celle habituellement admise ? D’autre part, cette expression semble faire référence à une réalité hybride puisqu’elle rassemble deux médias et donc deux supports différents. Quelles sont les implications d’un tel croisement artistique ? À quel projet d’écriture cela correspond-t-il ?

La correspondance du romancier, qui constitue un véritable journal de bord de la gestation du film et des collaborations qu’elle suppose, devrait nous donner des éléments de réponse. Nous nous pencherons surtout sur le scénario d’Arènes sanglantes, rédigé par V. Blasco Ibáñez : en tant qu’outil intermédiaire entre l’écrit et l’écran, ce document nous aidera à comprendre comment le romancier concevait la transposition de son récit en images. Enfin, il faut préciser que ce texte fut publié de façon à être lu indépendamment du film. L’écrit, à son tour, venait donc relayer l’écran. Ces rapports interactionnels nous conduiront à repenser le concept de « roman cinématographique ».

1. Le roman cinématographique, produit d’une maison d’édition innovante

D’un premier point de vue, la correspondance de V. Blasco Ibáñez avec son associé et ami, Francisco Sempere, nous éclaire sur la place que l’écrivain entendait donner à l’activité cinématographique au sein de la maison d’édition qu’ils avaient fondée ensemble. Comme on le verra, l’intégration de ce domaine nouveau et innovant à l’importante Casa Prometeo est révélatrice des conceptions du romancier sur le cinéma. Cela nous permettra de comprendre la pertinence, dans un tel contexte, du terme de « roman cinématographique ».

L’entreprise dans laquelle l’écrivain se lançait en 1916 était audacieuse. En effet, la tâche d’adapter des œuvres littéraires au grand écran était généralement confiée aux professionnels du cinéma. Néanmoins, en tant que directeur de journal, éditeur et romancier, V. Blasco Ibáñez concevait depuis longtemps l’écriture en interaction avec l’image. En effet, dans les pages du quotidien El Pueblo qu’il créa en 1894, l’illustration jouait un rôle primordial. Par la suite, en tant que directeur littéraire de la Casa Prometeo, il travaillait en étroite collaboration avec les illustrateurs les plus renommés de l’époque6. D’ailleurs, certains d’entre eux réalisèrent aussi les affiches des adaptations cinématographiques de ses romans. Il existait donc une certaine forme de continuité entre ces collaborations et celle qui se mit en place en 1916 aux côtés de Max André.

Indéniablement, son aide dans la réalisation du film fut déterminante, d’autant plus que l’écrivain semblait assez inexpérimenté. En effet, dans ses lettres à Francisco Sempere, le romancier ne donnait aucune précision technique sur les modalités de l’élaboration du film, du tournage au montage. Tout cela paraissait très nouveau pour lui. Il fut même relativement impressionné par la quantité de matériel nécessaire à la fabrication du film. Ainsi, on peut lire dans l’une de ses missives (non datée) : « Llegamos anoche con centenares de kilos de cosas cinematográficas »7. Ce sont autant d’objets dont V. Blasco Ibáñez ignorait la fonction exacte, si ce n’est qu’elle avait à voir avec le cinéma. Par ailleurs, il est intéressant de constater, qu’au départ, il semblait considérer le tournage comme la partie essentielle de la création cinématographique. Le montage qui, pourtant, construit le sens du film était pour lui de l’ordre de la finition :

Ya no queda casi nada. Lo importante está hecho : Ahora, mientras Max André corta, prepara, etc., yo me iré unos diez días a Suiza, pues lo necesito por salud.

(Barcelone, le 14 juin 1916).8

Enfin, parce qu’il avait sous-estimé l’étape du montage, la fabrication du film nécessita plus de temps que prévu. Progressivement, V. Blasco Ibáñez prit conscience d’une certaine incompétence d’ordre technique. Quoiqu’il eût du mal à l’avouer, elle est perceptible, en filigrane, dans la manière dont il se réfère à Max André. Au départ, il parle de lui comme de son « collaborateur », puis le désigne par les termes de « metteur en scène » et enfin, finit par lui concéder le rôle de « réalisateur » qui semble effectivement lui revenir.

En revanche, c’est V. Blasco Ibáñez et la Maison Prometeo qui prirent entièrement en charge la production et tous les frais liés à la fabrication du film. Après avoir consulté les techniciens, l’écrivain fixa le budget à environ 40 000 anciens francs, budget qui serait dépassé. Confiant dans la rapide rentabilité du commerce cinématographique, il était convaincu de réaliser l’affaire la plus lucrative de sa carrière. Voilà pourquoi il entendait bien garder l’exclusivité du projet pour ne pas avoir à partager les bénéfices liés à la commercialisation du film avec d’éventuels partenaires. Ce fut encore lui qui se chargea de négocier les contrats avec les entreprises de distribution. Enfin, pour accueillir un tel projet, il créa même sa propre maison de production, Prometeo Film. Elle conservait le symbole de l’athlète à la torche de la Maison d’Édition, puisque ce n’était, en définitive, qu’une extension de celle-ci. Blasco pensait que les profits réalisés grâce au cinéma viendraient renflouer ses caisses. Convaincu que le commerce cinématographique représentait l’avenir de l’édition, il prévoyait d’employer, dès 1917, 20 à 30 opérateurs dont il avait déjà fixé le salaire – entre 20 et 25 pesetas par jour, d’après les lettres à F. Sempere. Il encourageait donc ses employés à se reconvertir dans ce domaine plein d’avenir, d’autant plus que, d’après lui, l’Espagne manquait encore cruellement de personnel formé à ce métier.

Ces projets de reconversion cinématographique révèlent que V. Blasco Ibáñez était bien conscient de l’investissement technique que supposait la production de films. Néanmoins, sa conception de l’élaboration d’un long métrage obéissait au même patron que celui de la fabrication d’un livre. L’écrivain place ces deux types de production sur le même plan, comme l’indique le recours récurrent, dans ses lettres, aux comparaisons entre le domaine éditorial et cinématographique. C’est sans doute en partie pour cette raison qu’il parle de « roman cinématographique » : comme s’il ne s’agissait que de la version en images de l’histoire imprimée. Par conséquent, d’un premier point de vue, l’activité cinématographique venait s’intégrer assez naturellement dans la sphère de l’édition qu’elle finirait par relayer.

Cependant, si la structure de production était en grande partie calquée sur celle de la maison d’édition, le choix d’un nouveau média, en d’autres termes, le passage du dispositif littéraire au dispositif cinématographique, supposait une nouvelle manière de raconter des histoires. L’étude du scénario rédigé par l’écrivain pour l’adaptation d’Arènes sanglantes au grand écran devrait nous permettre de comprendre comment V. Blasco Ibáñez concevait la transposition de son récit en images.

2. Le scénario : un intermédiaire dans le passage de l’écrit à l’écran.

Le scénario du film Arènes Sanglantes inaugura, dans la carrière de l’écrivain, une nouvelle forme d’écriture. Malheureusement, nous ne disposons pas du texte original, mais d’une version abrégée publiée par l’auteur et vendue en Espagne au prix de 10 centimes – le prix apparaît sur la couverture en bas à droite. Il s’agit d’un opuscule de 11 pages intitulé Argumento de la novela cinematográfica Sangre y Arena ainsi que l’on peut le lire sur la couverture. En haut de la première page, un sous-titre précise qu’il s’agit d’un extrait du scénario rédigé pour le film. D’un premier point de vue, cet objet hybride, à mi-chemin entre l’écrit et l’écran, semble avoir une dimension surtout pratique : il fait office d’intermédiaire entre le roman et le film. Dans quelle mesure le romancier s’adapta-t-il aux moyens propres au dispositif cinématographique pour le concevoir ? Cette démarche permet-elle d’éclairer le terme de « roman cinématographique » qu’il utilise de façon récurrente ?

Tout d’abord, l’histoire de départ a été considérablement simplifiée. Non seulement, certains épisodes n’apparaissent pas, mais surtout, tout semble avoir été réduit aux éléments relevant « du dire » et « du faire ». Ainsi, la peinture des sentiments humains, la description de l’intériorité des personnages par un narrateur omniscient, lesquelles occupaient une place importante dans le roman, ont été supprimées dans le scénario. Ce sont autant d’éléments qui ne peuvent être transposés directement au cinéma. Restent donc, principalement, de l’action et du dialogue. Néanmoins, pour pallier à cette sécheresse narrative et pour transcrire des ambiances, des sentiments ou des impressions, le scénariste a recours, entre autres, à la lumière.

Il est frappant de constater l’importance qu’il lui est accordée dès la première page, dans la présentation des personnages et de leur cadre de vie. Le texte s’ouvre sur « Bajo el cielo luminoso de Sevilla9» indiquant par là que, d’emblée, le spectateur se voit immergé dans une Espagne baignée de soleil. Plusieurs tableaux en clair-obscur se succèdent. Aux ténèbres de l’atelier dans lequel Juan apprend péniblement le métier de son père, s’oppose la lumière des corridas à l’air libre. Vicente Blasco Ibáñez s’adapte aux moyens propres au cinéma qui est avant tout un spectacle d’ombre et de lumière. Il s’avère conscient des relations mises en jeu par le dispositif cinématographique. D’après les recherches développées par le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA) de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, elles sont susceptibles de fonctionner à trois niveaux10. Dans le cas qui nous occupe ici, la lumière – en tension constante avec l’ombre – constituerait la base physique de l’image projetée. À ce niveau technique (I) se superpose un niveau pragmatique (II) puisque les oppositions entre ombre et lumière au cinéma font sens, nous délivrent un message, établissent une nouvelle forme de communication avec le spectateur. Enfin, l’écrivain utilise également leur valeur symbolique (III). L’obscurité évoque l’anonymat, l’ennui, la tristesse tandis que la lumière renvoie à une existence de gloire et de liberté. D’ailleurs, dans un des premiers plans du film de 1916, on voit marcher gaiement Juan et ses deux comparses sur un chemin baigné de lumière qui se perd au loin, symbolisant ainsi les aspirations du futur torero. On peut en déduire une sensibilité certaine de V. Blasco Ibáñez aux spécificités artistiques du dispositif cinématographique.

Par ailleurs, on découvre à la lecture de cette première page que le scénario ne commence pas in medias res, contrairement au roman. Celui-ci nous immergeait d’emblée dans la vie tumultueuse d’un Juan Gallardo déjà adulte et au sommet de sa célébrité. Puis, comme cela est généralement le cas dans les romans de V. Blasco Ibáñez, le second chapitre opérait un retour en arrière de façon à expliciter les antécédents de l’action. Pour la transposition du récit en images, le scénariste préfère respecter l’ordre chronologique des événements, sans doute en vue de faciliter la tâche de compréhension d’un spectateur de cinéma encore novice. C’est également le cas dans le film. Néanmoins, cette simplification temporelle ne s’applique pas à ce qui relève du souvenir et donc de l’image mentale. Ainsi, lorsque Juan se rappelle les recommandations de son collègue et ami, El Nacional, le film déroule dans une même continuité visuelle les moments présents et passés. Mais les modalités de cette transposition du souvenir ne sont pas spécifiées dans le scénario qui indique seulement : « … pero el recuerdo de los razonables consejos del Nacional logran detenerle »11. En outre, on remarque que le texte du scénario est rédigé au présent, qui est le temps de la représentation cinématographique. Il y a un rapport d’immédiateté à l’histoire représentée. Le spectateur est assis dans la salle et, en même temps, l’image projetée l’immerge dans toutes sortes de lieux et de situations différents. Tout semble indiquer que V. Blasco Ibáñez avait découvert que le cinéma, comme le rêve, donnait la possibilité au spectateur d’être en des endroits différents au même moment. Ainsi donc, si la temporalité est lissée, le traitement de la spatialité est d’une grande richesse.

En effet, tout au long du scénario, l’auteur nous promène d’une région à une autre, dans une sorte de tour de l’Espagne. Grâce à sa correspondance avec son éditeur, Francisco Sempere, nous savons que de Barcelone, la troupe partit pour Madrid où débuta le tournage, puis Séville et Grenade. Enfin, après un court passage à Valence, les dernières scènes furent tournées à Barcelone. L’écrivain semblait accorder une grande importance aux tournages en extérieurs car c’est le seul aspect de l’élaboration du film sur lequel il donna certains détails, dans ses lettres. En particulier, il fut très satisfait du tournage d’une procession nocturne à Séville qui correspond certainement à l’épisode de la Semaine Sainte. Cela est révélateur de l’image de l’Espagne qu’entendait véhiculer le romancier : une Espagne non seulement traditionnelle, typique, exotique, mais qui plus est en accord avec l’image qu’en avaient véhiculé les voyageurs du XIXe siècle.

Rappelons, tout d’abord, qu’Arènes sanglantes ne fut pas uniquement commercialisé en Espagne et en France, mais aussi dans le monde entier. Ainsi, un seul et même film devait réussir à séduire des spectateurs de tous horizons. Il fallait donc les faire voyager dans une Espagne qui leur parle, en d’autres termes, une Espagne de cartes postales. Or, la lecture du scénario confirme cette hypothèse. À maintes reprises, l’auteur insiste pour qu’apparaisse à l’écran tel ou tel monument typique. D’une certaine façon, le film renouait par là avec les « Vues Espagnoles » d’Alexandre Promio, un opérateur envoyé dans la péninsule, en 1896, par les Frères Lumière, pour y tourner des paysages et des scènes typiques de la vie espagnole. Elles comprenaient notamment une vue intitulée « L’arrivée des toreros » où l’on voyait ces derniers descendre de voiture au milieu de la foule. Le film Arènes sanglantes présente également une scène pittoresque tout à fait semblable. Sans nul doute, le romancier joua-t-il sur la fascination exercée par les spectacles taurins, sans renoncer à l’aspect documentaire du premier cinéma. C’est une véritable pédagogie cinématographique qu’il entendait mettre en place, en accord avec l’enseigne Prometeo – Prométhée – symbole de la connaissance. V. Blasco Ibáñez invente une formule intéressante : une histoire dramatique, du suspense, de l’action et de la passion, sous fond de visite culturelle de l’Espagne.

De plus, on constate que, bien souvent, les vues évoquées par le scénario correspondent à une image de l’Espagne traditionnellement véhiculée par la littérature de voyage du XIXe siècle. Par exemple, au tout début du scénario, le scénariste prévoit de faire un plan de la manufacture des tabacs de Séville : « El típico edificio sevillano muéstrase a nuestros ojos12», écrit-il. L’œuvre s’ouvre donc sur le bâtiment rendu célèbre par l’œuvre de Mérimée. Après Carmen, nombre d’auteurs de récits de voyages s’arrêtèrent devant la manufacture et leurs cigarières. Ce fut le cas d’Alexandre Dumas dans ses Impressions de voyage de Paris à Cadix, en 1846, ou de Maurice Barrès, en 1894, dans Du sang, de la volupté, de la mort dont nous citons un court passage :

Ce souvenir, c’est un quart d’heure que je passai à la manufacture des tabacs de Séville. Et le troupeau de filles que j’y traversai par cette accablante journée m’a laissé une impression qui ne s’évaporera pas plus que le parfum laissé dans mon flacon par les œillets, les basilics et les jasmins pressés aux jardins d’Andalousie13.

Ainsi donc, au travers de ce scénario, Vicente Blasco Ibáñez imaginerait un « roman cinématographique », dans la mesure où ce type de film non seulement puiserait sa matière dans la littérature, mais maintiendrait, de surcroît, une certaine forme d’intertextualité littéraire. Par conséquent, l’écran viendrait relayer l’écrit dans la transmission d’une culture désormais accessible au plus grand nombre. En définitive, le romancier, conscient du pouvoir de l’image et confiant dans l’avenir du cinéma comme nouveau vecteur de culture de masse, se lancerait avec le « roman cinématographique » dans un large projet de vulgarisation littéraire.

3. Le roman cinématographique : une «matrice interactionnelle14»

L’étude du scénario d’Arènes sanglantes nous a permis de dégager certains des procédés imaginés par Blasco Ibáñez pour transposer son récit en images. Mais s’agit-il véritablement d’un extrait du texte original ? À aucun moment, des points de suspensions ne viennent préciser que celui-ci a été coupé. De plus, l’équilibre des différentes parties ne semble pas avoir été mis à mal par d’éventuelles suppressions. Au nombre de six, elles ne correspondent ni aux chapitres du roman, ni à ceux du film. Les titres ne renvoient pas non plus aux intertitres. En réalité, il ne s’agirait pas d’un extrait du scénario, mais plutôt d’une réélaboration et réorganisation de celui-ci, de façon à ce qu’il puisse être vendu et lu indépendamment du film. Par conséquent, ce que nous avons pris dans un premier temps pour un outil de travail aurait été recyclé de manière à être consommé pour lui-même. Dès lors, quel statut attribuer à ce texte ? S’agit-il d’une sorte de bande-annonce, mais payante, puisque le livret coûtait 10 centimes ; d’un objet dérivé du film ; d’un récit visant à prolonger les délices de la salle obscure ? De toute évidence, le statut ambigu de cet opuscule nous invite à repenser les implications du terme de « roman cinématographique ». D’ailleurs, l’expression apparaît en gros caractères en haut de la première page, alors que le terme de « argumento » – qui fait référence à une sorte de scénario15 – est imprimé en beaucoup plus petit. Cette présentation est source de confusion et d’ambiguïté. Le terme de « roman cinématographique » ne s’appliquerait-il pas tout autant au film qu’au texte que nous examinons ici, à moins qu’il ne renvoie à une seule et même réalité susceptible de s’incarner soit à l’écrit, soit à l’écran ?

D’un premier point de vue, il était assez courant, à l’époque, que l’écrit vienne – à son tour – relayer l’écran, au travers de ce que l’on a appelé ciné-roman ou roman-cinéma. Il est difficile de ne pas voir la ressemblance qu’il existe entre ces termes et celui de « roman cinématographique ».  Ainsi que l’explique Étienne Garcin dans son article « L’industrie du ciné-roman » :

De 1908 à 1928, date de l’avènement du parlant et du film long, le cinéma ne va pas cesser de puiser dans le fonds littéraire et d’utiliser le récit sous toutes ses formes à des fins promotionnelles, soit en lui demandant d’expliquer et d’annoncer une image encore muette, sous la forme du ciné-roman, soit en le reléguant à une fonction de ressassement du film une fois celui-ci passé, sous la forme du roman-cinéma16.

L’opuscule qui nous intéresse semble correspondre à ce type de production hybride où, bien souvent, des photographies tirées du film étaient présentes à côté du texte. Or, c’est ici le cas, en couverture. Il s’agit d’une des images du film faisant suite à la tragédie finale : sur le sol de l’arène, maculé de sang, ont été abandonnés une chaussure, une épée et la muleta du torero. Ce sont autant de symboles laissant augurer d’un dénouement funeste. Cependant, la cruauté du combat entre l’homme et le taureau est uniquement suggérée, laissant le public libre d’imaginer le pire. Même si le lecteur n’a pas encore lu le livre ou vu le film, il comprend qu’il s’agit d’une histoire des plus dramatiques. La photographie a piqué sa curiosité. Le dispositif éditorial mis en place semble donc très efficace et révèle une bonne maîtrise du pouvoir exercé par l’image.

On peut d’ailleurs se demander pourquoi avoir recours à l’écrit si l’image exerce une telle fascination. L’explication se trouve sans doute dans le manque d’expérience du public à décrypter l’image muette et dans le désir de prolonger l’émotion suscitée par le film au travers d’objets dérivés comme c’est encore le cas aujourd’hui. Aussi l’emploi récurrent de verbes de vision, dans ce texte, met-il déjà le lecteur en position de spectateur de cinéma. La plupart du temps, le narrateur décrit ce qui se passe à l’écran, tout en soulignant régulièrement la beauté et le pittoresque des vues projetées. Bref, il crée un désir de l’image tout en stimulant l’imagination de son lecteur. Ce texte est donc susceptible de fonctionner simultanément à deux niveaux : d’un premier point de vue, en tant que scénario, il s’adresserait au cinéaste auquel il fournirait diverses indications ; d’un deuxième point de vue, à la manière d’une bande-annonce, il promettrait au spectateur de nombreux plaisirs visuels. Ainsi que l’analyse Claire Monnier Rochat dans un article sur cet opuscule, il est mis en place une rhétorique de la séduction, préparant le spectateur à recevoir l’œuvre d’une certaine façon :

El aspecto probablemente más interesante del argumento es la presencia de textos que describen o comentan o pretenden dictar al lector-espectador la recepción que tiene que hacer de ciertas imágenes. Dicho en otros términos, tal postura tiene mucho en común con las estrategias publicitarias. Son muchos los recursos retóricos empleados para seducir y retener al futuro espectador 17.

Dès lors, l’écrit ne tirerait plus sa raison d’être que de l’écran. Il aurait un rôle soit publicitaire, de promotion du film ; soit explicatif, « d’accompagnement »18. Enfin, à un autre niveau, ce récit court – qui nous apparaît finalement comme une version simplifiée de l’histoire – viendrait également relayer le roman Sangre y Arena, d’une lecture plus difficile et donc d’un accès plus restreint19.

Tout ceci semble révélateur d’un goût nouveau pour le ressassement des thèmes. La même matière narrative est coupée, recoupée, compressée ou décompressée dans le passage d’un média à un autre. Aussi peut-on voir, dans cette pratique, la contamination d’une technique proprement cinématographique : le montage. Ce phénomène semble devoir exercer d’autant plus d’influence, qu’à l’époque, il était fréquent qu’un film soit proposé sous plusieurs versions. Relativisons toutefois l’impact de ce procédé, dans la mesure où, depuis longtemps, V. Blasco Ibáñez travaillait à partir de contes qu’il transformait en romans. Il avait donc déjà l’habitude de réagencer le matériel narratif en fonction des nécessités du moment. Néanmoins, cette fois-ci, il franchissait une nouvelle étape puisqu’il passait d’un média à un autre.

Pour cette raison, le texte auquel nous nous intéressons ici, quel que soit son statut – scénario, ciné-romanroman-cinéma, bande-annonce, objet dérivé – constitue un véritable laboratoire littéraire. En effet, pour la première fois, le romancier se lançait dans une recherche stylistique lui permettant d’une part, d’adapter son œuvre au grand écran en rédigeant une manière de scénario et, d’autre part, d’intégrer à son écriture les spécificités propres à la narrativité cinématographique, en rédigeant un récit visuel. Tout cela semble se jouer dans un rapport de réciprocité, dans un dialogue entre l’écrit et l’écran. En ce sens, ce texte fonctionne, à nos yeux, comme « matrice interactionnelle » : il met en relation deux écritures qui ont une action l’une sur l’autre, offrant de la sorte de nouvelles potentialités artistiques. Ajoutons que le champ d’action de cette matrice ne se limite pas au processus de création, en amont, puisqu’elle met également en jeu un réseau de relations en aval, au niveau de la réception. En effet, d’une part, le scénario qui semblait s’adresser au cinéaste est rendu accessible au grand public ; et d’autre part, la bande-annonce destinée au futur spectateur de cinéma se transforme en récit consommable pour lui-même. Une fois de plus, ce qui était de l’ordre du moyen devient une fin en soi. On le voit, l’auteur ne répugne pas à recourir à des langages clairement transitifs (la publicité, le scénario). Sans aucun doute l’intégration du visuel et du publicitaire à l’écriture obéissait-elle à une entreprise de séduction visant à toucher un public toujours plus nombreux.

Conclusion

L’expérience cinématographique de Sangre y Arena correspond à un moment charnière dans la carrière de l’écrivain dans la mesure où elle entraîna un renouveau à divers niveaux. Tout d’abord, d’un point de vue éditorial, elle obéissait à une volonté d’innovation : le film Sangre y Arena marquait les débuts d’une nouvelle branche au sein de la Maison Prometeo, Prometeo Films. Elle allait produire des « romans cinématographiques », c’est-à-dire non plus des romans écrits, mais tout en images, car ce nouveau genre d’histoire représentait aux yeux de V. Blasco Ibáñez l’avenir du livre. Une telle entreprise répondait aux préoccupations pédagogiques affichées par la Maison d’Édition. Bien sûr, ce désir de vulgarisation littéraire était loin d’être incompatible avec une diffusion massive de l’œuvre du romancier et donc une rentabilité accrue. L’opuscule intitulé Argumento de la novela cinematográfica Sangre y arena se révèle très éclairant à l’heure de comprendre comment l’écrivain concevait le passage d’un média à un autre. Cependant, au-delà de cette dimension pratique d’intermédiaire entre l’écrit et l’écran, il nous apparaît comme le laboratoire du nouveau roman que projette d’écrire V. Blasco Ibáñez : un roman visuel, basé sur la séduction exercée par l’image.

Au terme de ce travail, notre hypothèse est la suivante : le projet de l’écrivain valencien serait d’inventer le « roman cinématographique », c’est-à-dire un dispositif fictionnel susceptible de s’actualiser tant à l’écrit qu’à l’écran et d’être diffusé massivement. L’opuscule que nous avons étudié ici constituerait une première étape dans l’invention de cet objet hybride à la croisée des dispositifs cinématographique, publicitaire et littéraire. En effet, il inaugure toute une série de récits apparemment écrits pour le cinéma, mais qui souvent ne dépassèrent pas le stade de la publication. C’est le cas, par exemple, de textes publiés sous la forme de contes et qui partagent donc avec le scénario des impératifs d’efficacité et de concision. La question est maintenant de savoir si, dans ces textes, le romancier réutilise les procédés employés dans le scénario de Sangre y Arena : la place accordée à l’action et au dialogue a-t-elle changé ? Qu’en est-il du traitement du temps et de l’espace ? Quel est le rôle imparti à la lumière ? Enfin, ces œuvres intègrent-elles des procédés propres à la rhétorique publicitaire ? Mais c’est là l’objet d’une autre étude.


Notes

1 – Il meurt en janvier 1928, peu de temps avant l’avènement du cinéma parlant.

2 – Il s’agit du film d’Eduardo Jimeno, Salida de misa de doce del Pilar de Zaragoza, 1896. Voir à ce sujet Miguel Ángel Barroso et Fernando Gil-Delgado, Cine español en cien películas, Madrid, Ed. Jaguar, 2002.

3 – Il écrit dans « La leçon de cinéma » (1919) : « La naissance du Cinéma, ce fut exactement celle d’un Septième Art. » Ce texte peut être consulté dans José Moure et Daniel Banda (éds.) Le cinéma : naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920), Paris, Flammarion, 2008, p. 491-495.

4 – Canudo pensait que le XXe siècle serait celui de la synthèse des arts. Il qualifia d’abord le cinéma de « sixième art » (La Naissance d’un sixième art – Essai sur le cinématographe, 1911), puis après avoir inclus la danse, il inventa la formule « septième art » qu’il définit et défendit systématiquement après la Première Guerre Mondiale, notamment dans une célèbre conférence de 1921 (Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 2ème éd., Paris, Armand Colin, 2008, p. 39).

5 – Le film Sangre y Arena fut restauré à partir du fragment d’une copie espagnole conservé à la Cinémathèque de Valence et à partir d’un film intitulé Toreador qui s’est avéré être la version tchèque du film de V. Blasco Ibáñez. Cette copie de 40 minutes fut retrouvée au Narodni Filmovy Archiv de Prague. Par conséquent, le film dont on dispose actuellement est un mélange de ces deux versions.

6 – Voir à ce propos Julie Avellana, Los vínculos entre texto e ilustración de la cubierta en las obras de Vicente Blasco Ibáñez publicadas por la editorial « Prometeo », Mémoire de master 1ère année, sous la direction de Marie-Linda Ortega, Université Toulouse – Jean Jaurès, UFR de Langues Littératures et Civilisations Étrangères, Département d’études hispaniques et hispano-américaines, 2007.

7 – Miguel Herráez, Epistolario de Vicente Blasco Ibáñez, Francisco Sempere : 1901-1917, Monografies del Consell Valencià de Cultura, Valencia, Generalitat Valenciana, Consell Valencià de Cultura, 1999, lettre nº 316. Nous traduisons ainsi : « nous sommes rentrés hier soir avec des centaines de kilos de choses cinématographiques ».

8Ibid., lettre nº 314. « On a presque fini. La partie la plus importante est terminée. Maintenant, pendant que Max André coupe, prépare, etc., j’irai une dizaine de jours en Suisse pour des raisons de santé. »

9 – Vicente Blasco Ibañez, Sangre y arena: argumento de la novela cinematográfica, Tip. de Ramón de Soto, 191?, p. 2. Nous traduisons: « sous le ciel lumineux de Séville ».

10 – « Sous sa forme la plus élémentaire, un dispositif peut être uniquement technique (I), comme celui de la mise à feu, par exemple, mais, comme on l’a vu plus haut à propos du simultanéisme, la vie sociale associe généralement à ce soubassement physique deux autres composantes, l’une pragmatique (II), fondée sur un échange entre actants, qui peut relever de la communication, mais aussi, plus largement des affaires humaines (le ta pragmata des grecs), l’autre symbolique (III), correspondant à l’ensemble des valeurs sémantiques ou axiologiques s’y attachant. » Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Philippe Ortel (éd.), Penser la représentation II. Discours, image, dispositif, Centre de recherche La Scène (Toulouse), Champs visuels, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39.

11 – V. Blasco Ibañez, op. cit., p. 5. Nous traduisons : « … mais le souvenir des conseils raisonnables du Nacional parviennent à l’en empêcher. »

12Ibid., p. 2. Nous traduisons : « Le pittoresque édifice sévillan apparaît sous nos yeux ».

13 – Maurice Barrès, Du sang, de la volupté, de la mort, Paris, Plon, 1894, p. 133 ; cité dans Bartolomé et Lucile Bennassar, Le voyage en Espagne : anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Bouquins, Paris, R. Laffont, 1998, p. 879.

14 – Nous empruntons cette expression à Philippe Ortel, « Avant-propos », dans Ph. Ortel, op. cit., p. 6.

15 – La terminologie n’était pas encore fixée en ces débuts du cinéma. Le terme de « scénario », d’origine italienne et appartenant au vocabulaire du théâtre, commence à émigrer dans celui du cinéma dans les années 1910. Aujourd’hui, l’élaboration d’un scénario recouvre en général plusieurs étapes : le synopsis, le traitement, la continuité et le découpage (Aumont et Marie, op. cit., p. 222 et 240). D’ailleurs, a posteriori, il semble pertinent d’appliquer le terme de « synopsis » au texte qui nous intéresse dans la mesure où il s’agit davantage d’un résumé du scénario que du scénario lui-même.

16 – Étienne Garcin, « L’industrie du ciné-roman », dans Jacques Migozzi, De l’écrit à l’écran : littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques. Actes du colloque international du 12 au 15 mai 1998, Centre de recherches sur les littératures populaires (Limoges), Collection Littératures en marge, Limoges, 2000, p. 135-150 (p. 136).

17 – Claire Monnier Rochat, « A propósito de Sangre y Arena de Vicente Blasco Ibáñez: miradas a un opúsculo que costaba 10 céntimos », Cauce: Revista de filología y su didáctica, 2003, p. 291-310 (p. 305).

18 – E. Garcin, dans Jacques Migozzi,op. cit., p. 139.

19 – « No cabe duda de que, al preservar cierta facilidad de lectura, se preserva a un público interesado por un digest de la novela. » (C. Monnier Rochat, op. cit., p. 291-310).


Bibliographie

1. Les versions de Sangre y Arena par V. Blasco Ibáñez

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, Sangre y arena, Valencia, Prometeo, 1916, 394 p. (roman)

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, Sangre y arena: argumento de la noveal cinematográfica, Tip. de Ramón de Soto, 191?, 11p.

BLASCO IBÁÑEZ Vicente, ANDRÉ Max, Sangre y Arena, Prometeus Films (Prod.), France-Espagne, 1916.  (film)

2. Ouvrages consultés

AVELLANA Julie, Los vínculos entre texto e ilustración de la cubierta en las obras de Vicente Blasco Ibáñez publicadas por la editorial « Prometeo », Mémoire de master 1ère année, sous la direction de Marie-Linda Ortega, Université Toulouse-Jean Jaurès, UFR Langues, Littératures et Civilisations Étrangères, Département Etudes hispaniques et hispano-américaines, 2007.

AUMONT Jacques, et MARIE Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma. 2e éd, Paris, Armand Colin, 2008, 304p.

BARROSO Miguel Ángel et GIL-DELGADO Fernando, Cine español en cien películas, Madrid, Ed. Jaguar, 2002, 224p.

BENNASSAR Bartolomé et Lucile, Le voyage en Espagne : anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Paris, R. Laffont, « Bouquins »1998, 1312p.

GARCIN Étienne, « L’industrie du ciné-roman », dans MIGOZZI Jacques, De l’écrit à l’écran : littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques. Actes du colloque international du 12 au 15 mai 1998, Centre de recherches sur les littératures populaires (Limoges), Collection Littératures en marge, Limoges, PULIM, 2000, p. 135-150.

HERRÁEZ Miguel, Epistolario de Vicente Blasco Ibáñez, Francisco Sempere : 1901-1917, Collection Monografies del Consell Valencià de Cultura, Valencia : Generalitat Valenciana, 1999, 319p.

MONNIER ROCHAT Claire, « A propósito de Sangre y Arena de Vicente Blasco Ibáñez: miradas a un opúsculo que costaba 10 céntimos » dans Cauce: Revista de filología y su didáctica. 2003, p. 291-310.

MOURE José et BANDA Daniel (eds.), Le cinéma : naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920). Paris, Flammarion, 2008, 534p.

ORTEL Philippe, Penser la représentation II. Discours, image, dispositif. Centre de recherche La Scène (Toulouse), Paris, L’Harmattan, « Champs visuels » 2008, 270p.


Filmographie succincte

CODINA José María (réal.), Films Cuesta (prod.), El tonto de la huerta, Adaptation cinématographique du roman La Barraca de V. Blasco Ibáñez, Espagne, 1914.

JIMENO Eduardo.Salida de misa de doce del Pilar de Zaragoza, Espagne, 1 min, 1896.

MARRO Alberto (réal.), La tierra de los naranjos. Adaptation cinématographique du roman Entre naranjos de V. Blasco Ibáñez, Espagne, 1914.

PROMIO. Catalogue de vues : Arrivée des toréadors / Puerta del sol/ Porte de Tolède/ Hallebardiers de la reine/ Lanciers de la reine, charge / Lanciers de la reine, défilé / Défilé du génie / Artillerie (Exercices de tir) / Garde descendante du Palais-Royal. France, 8 min, 1896.

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