Marie-Laure Delaporte
Doctorante en histoire de l’art contemporain, Université Paris – Nanterre, Centre Histoire des Arts et des Représentations
marie-laure.delaporte@hotmail.fr

Pour citer cet article : Delaporte, Marie-Laure, « L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité rencontre le travail de l’artiste américain Matthew Barney à de nombreux niveaux : dans sa pratique multimédia qui s’apparente au concept de Gesamtkunstwerk, dans sa conception du corps comme totalité et producteur de forme, dans la multiplication des identités réinventées à travers les personnages peuplant ses films ainsi que dans l’aboutissement de ses travaux sous la forme de l’installation et de l’exposition.

Mots-clés : art contemporain – installation multimédia – vidéo – performance

Abstract :

The notion of hybridity meets the American artist Matthew Barney’s work at several different levels : in his multimedia practice related to the Gesamtkunstwerk concept, in his thinking of the body as a totality and shape producer, in the multiplication of identities recreated through the characters inhabiting his films and in the achievement of his works under the artistic forms of installation and exhibit.

Key-words: contemporary art  -multimedia installation – video – performance

 


Dans le cas de l’artiste américain Matthew Barney (1967-), la notion d’hybridité peut s’appliquer à différents niveaux de lecture : sa pratique de plusieurs mediums et l’application de différents états à une même œuvre en créant des cycles ou séries mêlant vidéo, sculpture, dessin, photographie, performance, sa relation à l’opéra, tout en faisant intervenir une forme d’art à l’intérieur d’une autre, ainsi que la réinvention du soi artistique à travers la démultiplication des personnages interprétés par l’artiste.

Cette hybridité des genres entre étrangement en résonance avec la notion d’œuvre d’art totale dès l’achèvement du cycle Cremaster en 2002 et notamment dans le dossier de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris :

Ce système de références internes nous amène enfin au concept de Gesamtkunstwerk, issu du romantisme allemand. Il s’agit d’appréhender une totalité dans chaque expression particulière, de s’incarner dans le tout et d’y ramener chaque élément. Il faut pour cela constituer un monde en soi, recourir à la mythologie ou à des mythologies réinventées1.

Si l’œuvre de Matthew Barney parvient à s’inscrire dans une hybridation artistique, c’est avant tout par sa faculté à dispenser un discours illustré par une imagerie atypique permettant d’exercer une fascination certaine sur le spectateur. De plus, cette forme d’art total prend toute son ampleur une fois exposée : l’œuvre et l’espace muséal fusionnent pour créer un lieu hybride entre installation, sculpture et projection cinématographique.

Cette hybridité oscille entre une totalité de sa forme utopique et le danger de perversion qu’implique ce principe2. À cette notion incombe également la volonté de surmonter le temps, ce qui expliquerait une pratique artistique empruntant la cyclicité comme moyen d’expression. Une œuvre qui n’aurait jamais de fin, s’inscrivant dans un éternel recommencement et avec lui une multitude de significations.

Dès l’ouverture de l’exposition parisienne, Philippe Dagen, dans son article L’art total de Barney, met en exergue le « pouvoir de stupéfaction bien au-delà de tout ce que l’on voit d’ordinaire […] la capacité d’invention visuelle, la prolifération onirique et le pouvoir hypnotique des images »3. Outre-Atlantique, le philosophe et critique d’art Arthur C. Danto développe une comparaison très aboutie entre l’œuvre de Barney et le cycle L’Anneau de Nibelung de Wagner4.

1. Le Corps

Matthew Barney, DRAWING RESTRAINT 2, 1988, Action et vue d’installation, Copyright Matthew Barney, 1988. Photo : Michael Rees, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Matthew Barney, Radial Drill, 1988, Capture de vidéo. Vidéo : Peter Strietmann. Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

La thématique que Matthew Barney se propose de renouveler est celle déjà abordée dans les décennies 1960 et 1970 par les artistes utilisant leur corps comme véhicule de sens et la vidéo pour en enregistrer les événements. Cette pratique renouvelle la relation entre l’action, l’objet et la vidéo. La notion de contrainte est le point focal autour duquel Matthew Barney développe la superposition du rôle créateur de l’artiste et de l’athlète. Dans la série Drawing Restraint, débutée en 1987, il s’impose des obstacles afin de compliquer, voire rendre impossible l’acte de dessiner. Mais ces expérimentations de studio, si elles sont à l’origine des futures performances, ne mettent en scène aucun personnage, uniquement l’artiste testant des processus de création permettant de développer une forme artistique, mais se focalisant davantage sur le processus que sur la création finie qui relève souvent de la forme du schéma ou de l’esquisse.

Dans les six premiers épisodes, entre 1987 et 1989, il s’engage dans des actions en studio dans lesquelles il construit des obstacles avec des rampes, des trampolines, des élastiques pour s’auto-contraindre dans l’acte créatif. Elaborées en privé, ces expérimentations sont filmées et/ou photographiées afin de conserver une trace documentaire en noir et blanc de ces événements éphémères. Pourtant cet usage adopte une forme hybride entre documentaire et installation. Relevant d’une esthétique de style documentaire, certains travaux relèvent presque du domaine domestique et laissent croire à une action réelle et non artificielle.

1.1 Le corps comme véhicule de créativité et de sens

Dans la création de Matthew Barney le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance, mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art.

Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps »5. En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant à la manière de diagrammes conceptuels de la métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie. L’un des exemples est celui du muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer6. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Le corps est visualisé comme une machine et la machine comme un corps, qui produisent toutes sortes de fluides abordant la dualité entre interne et externe.

Le processus de construction du corps est au cœur de la pratique de Matthew Barney. Cette démarche est peut-être la raison qui explique l’engouement et la fascination de la scène artistique new-yorkaise puis internationale pour ses travaux. Dès 1991, il séduit le milieu de l’art par le développement de sa mythologie personnelle qui lui permet d’élaborer un langage visuel figuratif après des décennies d’abstraction, mais qui maintient des aspects relativement abstraits dans sa signification. Il y associe des motifs récurrents tels que l’athlétisme, l’héroïsme, le transsexualisme et le contrôle du corps, et réintroduit l’image de l’artiste-héros7. La vidéo devient l’un des moyens d’expression les plus efficace et immédiat permettant au spectateur d’expérimenter l’œuvre en temps réel, selon les mêmes principes développés dans les théories phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty8. Le corps de l’artiste devient à la fois sujet et objet de l’œuvre. Dans l’épisode Radial Drill (1991), l’artiste gaine son corps dans une élégante robe de soirée, transformant son apparence dans un numéro de transgenre. Pourtant, le spectateur ne participe pas à cette transformation, il n’en voit que la surface, à distance, sans participer à ce rituel9. Le corps de l’artiste est transformé par l’entraînement de préparation et la performance, mais est reçu plus comme une image que comme un processus qui montre le corps en tant que véhicule de l’effort et spectacle. Cette volonté d’ôter le corps et sa sexuation de tout contexte socioculturel, est avant tout un moyen de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. De la même façon que le personnage de l’athlète incarne un medium permettant d’expérimenter le développement d’une forme selon le principe d’hypertrophie superposé à la création artistique. Ainsi l’iconographie à laquelle Barney a recours et qui pourrait s’inscrire dans un discours social est envisagée d’un point de vue formel traduisant une dépolitisation de son art. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.

Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de l’identité de l’artiste, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine »10. Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance, et plus particulièrement dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2011) et The Cremaster Cycle (1992-2002).

Matthew Barney, CREMASTER 5, 1997. Photographie de film ©1997 Matthew Barney. Photo : Michael James O’Brien, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Mais la présence de l’artiste à travers l’image filmique est remise en question par son absence même du lieu d’exposition. Il crée par son absence une relation de temps et d’espace à sa personne, car la vidéo retransmet une performance qui a eu lieu mais qui n’est plus, dans l’espace même où elle s’est déroulée. L’artiste impose sa présence à travers son absence11. Il exécute son œuvre en tant que genre dans une quête de « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Dans ses actes, à travers lesquels Barney réaffirme la masculinité, il n’en donne qu’une lecture partielle puisqu’il remet en cause le genre par une multitude d’interprétations, telle une mascarade12. Il devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc-maçon, diva, cow-boy ou magicien pour emprunter l’identité d’autrui, qu’il soit imaginaire ou historique, témoignant des possibilités infinies de l’individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie. Bien qu’étant attirantes visuellement parlant, les créatures et les transformations corporelles de Matthew Barney traitent de thèmes qui relèvent de dualités telles que le genre et le sexe, le masculin et le féminin. La pratique de la forme artistique qu’est la performance témoigne de la volonté de l’artiste d’un contrôle total sur son corps et de sa perception dans un système cyclique qui lui permettrait de réaffirmer son identité artistique, mais aussi sa masculinité après les discours féministes des années 1960 et 1970. Dans la droite ligne des performers tels que Bruce Nauman, une part de l’expression artistique de Barney est susceptible de s’inscrire dans les recherches des gender studies comme celles de Judith Butler ou Griselda Pollock 13.

Dans la création de Matthew Barney, le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art. Tout comme les autres paradoxes de son œuvre, la relation de la masculinité au corps et à la sexualité est un sujet que Matthew Barney semble aborder ou parfois refuser. Dans les récentes recherches effectuées sur les gender studies, est abordée la possibilité que l’identité du genre et la sexualité puissent être vécues et pensées séparément. C’est dans ce contexte que les œuvres de Matthew Barney peuvent être analysées et interprétées. Mais au-delà de la thématique du genre, il faut peut-être également envisager dans une certaine perspective le manque de genre.

Matthew Barney refuserait donc finalement toute implication dans le masculin comme dans le féminin, pour préférer rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle zone de pleine potentialité, une zone qui d’un point de vue corporel serait androgyne. C’est également cette identité troublée qui génère la fascination autant que l’anxiété. Il refuse d’adopter une relation mécanique entre la sexualité et le genre, mais conçoit même une identité indifférenciée du genre et de la sexualité et ainsi un espace de toutes les possibilités artistiques et fictionnelles.

1.2. Vers un nouveau lieu spatio-temporel de création

photo 4 art 2

Matthew Barney, FIELD DRESSING, 1989. Vue d’installation. Payne Whitney Gymnasium, Yale University, Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Exposée en 1989, à la galerie Althea Viafora de New York, Field Dressing (orifill) est l’une des premières performances dans laquelle Matthew Barney se met en scène, et plus précisément dans un personnage d’athlète, appelé le « Character of Positive Restraint » (personnage de la contrainte positive) inspiré du prestidigitateur Harry Houdini et annonçant le concept de The Path (le chemin). Il trouve son incarnation dans les performances et les vidéos de l’année 1991 : Blind Perineum, Transexualis et MILE HIGH Threshold : Flight with the anal sadistic warrior (Seuil à un mile de hauteur : vol avec le guerrier anal-sadique), présentées dans les galeries Barbara Gladstone de New York et Regen Projects de Los Angeles.

Ces dernières expositions compliquent quelque peu le champ temporel car elles présentent plusieurs vidéos et sculptures aux titres différents au sein d’une même installation.

Ces actions se déroulent toutes en privé, dans un silence portant l’atmosphère de concentration de l’artiste, toujours nu, hormis ses accessoires (harnais, pics à glace…) l’aidant à escalader. Les pièces dans lesquelles se déroulent les actions abritent également des sculptures servant à la performance. Elles sont moulées dans des matériaux mous, instables et organiques tels que la vaseline. L’action filmée est retransmise lors des expositions sur des écrans et les objets et sculptures sont laissés sur les lieux, transformant le lieu d’exposition en véritable sanctuaire dédié au culte du corps. Sur les deux écrans de Field Dressing (orifill), l’action retransmise montre l’artiste montant et descendant dans la pièce au-dessus d’une sculpture en vaseline, en forme d’emblème de terrain, dont il prélève la substance pour boucher ses orifices et faire de son corps un système clos. La sculpture participe littéralement à la construction de l’action et le corps est considéré comme un terrain qui peut être modifié et redessiné, un corps entièrement assujetti à la volonté humaine. Les objets sculptés utilisés dans cette action filmée font référence aux équipements servant à la construction du corps athlétique : les bancs de musculations, les haltères et les tapis de lutte. Les matériaux utilisés empruntent également beaucoup au vocabulaire sportif et plus précisément aux substances organiques ayant des répercussions sur le métabolisme comme les stéroïdes, le sucre ou les acides aminés. Dans ces objets, les équipements se superposent au métabolisme dans des objets construits à partir de substances biochimiques comme des haltères moulées de sucre ou de cire ou des machines mêlant le tapioca et le glucose. Blind Perineum, la plus longue des vidéos (87 minutes), montre Barney entrant dans la pièce réfrigérée de l’installation sculpturale TRANSEXUALIS, après avoir escaladé le plafond de la galerie. Radial Drill utilise les mêmes éléments mais dans des actions différentes, montrant que les deux vidéos n’ont pas pu se produire en même temps.

En juxtaposant ces vidéos, Barney crée plusieurs zones temporelles, mais qui sont expérimentées en même temps par le spectateur. Cette désorientation est d’autant plus présente que les vidéos ne cessent de tourner en boucle. Le temps même devient rituel. Une tension est créée par la présence étrange des accessoires utilisés dans la vidéo, preuves d’un événement passé. L’assemblage du temps de la vidéo et du temps présent de l’expérience de l’installation instaure une frustration de la perception du spectateur de la notion de réel et d’imaginaire, de présent et de passé. Mais plus encore, Barney parvient à faire de l’espace dans lequel se déroule l’action un espace sculptural14.

Ces actions s’inscrivent dans la tradition de l’art de la performance et de la vidéo agrémentée de nouvelles iconographies, celles du sport et de la chirurgie, dont les actions qui en sont inspirées dégagent une atmosphère quasi-morbide dans la répétition de gestes traduisant un désir frustré et une virilité remise en cause. L’action de Barney est également influencée par l’esthétique télévisuelle qui anesthésie autant qu’elle spectacularise l’image du corps dans une certaine « société du spectacle »15.

2. Installation

L’utilisation du medium de l’installation se fait afin de diminuer la frontière entre œuvre et réalité, écran et espace réel, grâce au principe d’immersion/projection. Deleuze qualifie cette relation à l’espace d’« architecture de la vision » : le spectateur partage le même espace que la représentation, ce qui implique la participation du spectateur, dans un rapport de phénoménologie des sens.

2.1. L’exposition comme œuvre

Le cycle du Cremaster est envisagé comme étant sculptural avant d’adopter la forme cinématographique16 : une sculpture, composante essentielle des installations, dans l’espace et dans le temps, composée de cinq épisodes qui se déploient comme des organismes vivants, et dont la narration, loin d’être linéaire, apparaît comme un lien unificateur. De plus, les films sont créés comme des pièces monocanales, faites pour être regardées du début jusqu’à la fin, contrairement aux vidéos précédentes dont quelques minutes suffisent pour en expérimenter les principales caractéristiques.

À travers les métaphores biochimiques et psychosexuelles, c’est l’évolution d’une forme qui est mise en place. Si le point de départ conceptuel est le muscle cremaster, les films expriment une circulation autour des conditions anatomiques d’ascension et de descente dans la description d’organismes mythologiques suspendus dans des états de latence. Les pièces d’installation faisant partie du même univers érotique et excentrique montrent qu’il n’y a rien de simple dans la construction de ce concept. Les films du cycle instaurent un nouveau style cinématographique construit sur une mythologie privée, une narration lente et labyrinthique, une musique omniprésente qui rythme les actions simultanées qui une fois montées à l’écran créent une relation entre l’espace et le temps. Ils possèdent à la fois la complexité d’une symphonie et la plasticité d’une sculpture17.

C’est justement ce mélange des genres, à travers l’utilisation de plusieurs mediums au sein d’une même œuvre, qui n’est pas sans rappeler la notion d’œuvre d’art totale. Mais cette dernière se développe de manière d’autant plus pertinente dans la mise en forme, voire dans la mise en scène de l’exposition des œuvres. L’artiste conçoit ses expositions comme des installations créées pour un site spécifique permettant d’intégrer les œuvres dans un espace unitaire. De plus, les œuvres étant créées sur plusieurs années, l’exposition devient un véritable medium, une œuvre d’art à part entière qui apparaît comme le point d’orgue des créations précédentes18.

Vue de l’exposition Matthew Barney : The Cremaster Cycle, The Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 21 février – 11 juin, 2003. Photographie : David Heald©The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York

En 2003, Matthew Barney investit le musée Solomon R. Guggenheim de Frank Lloyd Wright à New York pour présenter l’exposition The Cremaster Cycle. L’architecture en spirale ainsi que la coupole de verre permettent la mise en place d’une scénographie adaptée à la disposition des écrans retransmettant The Order, séquence du troisième et dernier film du cycle ; placée au sommet de la rotonde, la répartition des sculptures, dessins et photographies sur les rampes hélicoïdales du musée jouent avec les principes d’ascension et de descente abordés par le cycle. Cette structure crée une mise en abyme de l’œuvre à l’intérieur du musée, The Order ayant été tourné à l’intérieur même du bâtiment, et déploie dans l’espace muséal une forme hybride entre exposition et installation. Des premières expositions de l’artiste, la scénographie du Guggenheim reprend à la fois le système de suspension des écrans en hauteur surplombant les visiteurs ainsi que le rapport d’espace/temps créé par la projection de l’action filmée ayant eu lieu dans l’espace d’exposition. Au-delà du lien qui unit le lieu à l’œuvre par la séquence de Cremaster 3, une relation symbolique est également établie entre les cinq épisodes filmiques et les cinq courbes ascendantes de l’architecture du musée. L’ordre dans lequel sont disposés les sculptures et objets du cycle est expérimenté d’une rampe à l’autre en résonance de l’ordre des films. Comme le remarque Arthur Danto, de la même façon que dans l’œuvre de Richard Wagner l’élément architectural du Festspielhaus (Palais des Festivals) de Bayreuth, dessiné par le compositeur, est une composante essentielle à l’expérience totale de l’œuvre, le musée Guggenheim, bien qu’il ne soit pas l’œuvre de Barney, est réapproprié pour devenir une véritable installation architecturale et une partie intégrante du Cremaster. Ainsi l’espace d’exposition se confond avec le contenu exposé19.

Dans une pratique « multimédia », le musée apparaît comme le lieu le plus propice à l’exposition des différents états d’une même œuvre. Les sculptures, photographies, installations et films peuvent s’exprimer clairement dans l’espace muséal et parfois même se révèlent comme ayant été conçus uniquement pour cet environnement. Néanmoins, la forme filmique témoigne une fois de plus de son ambiguïté. Les films sont tantôt retransmis sur moniteurs au cœur des expositions ou projetés sur écrans dans des salles de cinéma. Dans le premier cas, ils font alors partie intégrante du dispositif scénographique, participant à la forme hybride de l’œuvre,  comme le montre l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2002. Pourtant, l’artiste fait appel à l’endurance du visiteur, qui pour visionner le cycle dans son entier, doit rester dans l’espace d’exposition plus de sept heures. Les films empruntent alors le comportement des vidéos, ne permettant pas d’être visionnées dans leur continuité. Dans le second cas, il est fait abstraction de toutes les autres œuvres pour se concentrer sur la pièce filmique qui acquiert une autonomie particulière, mais qui est également sortie de son contexte premier, dans lequel elle est censée s’inscrire. Ainsi, projetée dans les salles de cinéma, l’œuvre filmique prend le risque d’être assimilée au divertissement cinématographique, face auquel le spectateur se laisse submerger et ne peut instaurer de distanciation critique ou analytique.

L’hybridité qui se développe dans l’œuvre de Matthew Barney, si elle se joue dans un premier temps à travers la multiplicité des personnages développés dans son œuvre, se développe également à travers les différentes pratiques artistiques qui trouvent leur point de départ dans le film comme l’explique Vivian Sobchack. Elle témoigne de son attachement au medium filmique au regard du dialogue qu’il peut entamer avec les autres médias artistiques et de sa capacité révélatrice :

Ce qui m’a attiré vers le film en tant qu’objet d’étude n’était pas seulement le fait que je l’appréciais pour ce qu’il a de sensuel et de totalement fascinant en tant que medium, mais aussi parce qu’il me paraissait être un point d’ancrage à partir duquel on pouvait aller partout. On pouvait s’intéresser à la peinture, ou à l’architecture, ou vouloir aller vers la philosophie ou des problématiques sociales. Pour moi, le film était un medium qui était par nature interdisciplinaire.20

Le film dépasse désormais les frontières de la « boîte noire » et témoigne de son caractère hybride lorsqu’il côtoie les autres pratiques artistiques qui très souvent l’emploient pour ses propriétés projectives et immersives, comme le décrit Giuliana Bruno :

Le film trouve sa place dans la construction de l’espace, car il est aussi une « projection » […] le film est en réalité un objet très matériel qui rend visible quelque chose qui ne l’est pas, incluant notre espace imaginaire et mental.21

Pourtant dans ce « mélange des genres », la nature du film reste néanmoins très problématique pour Peggy Phelan qui affirme : « La seule vie de la performance réside dans le présent22», considérant que l’œuvre reste la performance et est distincte de son enregistrement. De plus, elle émet un doute quant à la possibilité de médiation de ce medium relevant de la technologie :

Dans la performance live, ce qui importe est la possibilité pour l’événement d’être transformé par ceux qui y participent, c’est ce qui donne vie à la performance […] Mais ce potentiel, cette promesse séduisante de transformation mutuelle est extrêmement importante car c’est le lieu où se rejoignent l’esthétique et l’éthique.23

Cette position a très rapidement suscité des réactions et notamment chez Philip Auslander24 pour qui l’enregistrement filmique peut faire œuvre de manière autonome indépendamment de la performance.


Notes

1 –  Laurence Bossé et Julia Garimorth, « The Cremaster Cycle », in Matthew Barney : The Cremaster Cycle, Paris, Paris-Musées/ Beaux-arts Magazine, 2002, p. 5.

2 –  Timothée Picard, L’art total : grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), Rennes, Presses universitaires, 2006.

3 –  Philippe Dagen, « L’art total de Matthew Barney », Le Monde, 13 octobre 2002, p. 21.

4 –  Arthur C. Danto, « The Anatomy Lesson », The Nation, 17 avril 2003.

5 –  Giovanna Zapperi, « Matthew Barney systèmes de production », in Pratiques, Réflexions sur l’art, n°17, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p.59

6 –  Keith Seward, « Matthew Barney and Beyond », in Parkett n° 45, Zurich, 1995, p. 58-61.

7 –  Giovanna Zapperi, op.cit.

8 –  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (1945), 2001.

9 –  Liz Kotz, “Video : process and duration”, in Acting Out (The Body in Video : Then and Now), Londres, Royal College of Art, 1994, p.17-26.

10 –  Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992.

11 –  Amelia Jones, « Presence in abstentia : experiencing performance as documentation », in Art Journal, vol. 56, n°4, Hiver 1997, p.11-18.

12 –  Harry Brod, “Masculinity as Masquerade”, in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

13 –  Andrew Perchuk, The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

14 –  Nat Trotman, “Ritual space / Sculptural Time”, in All in the present must be transformed : Matthew Barney and Joseph Beuys, New York, Guggenheim Museum Publications, 2007, p.145.

15 –  Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

16 –  Hans-UlrichObrist, Hans-Ulrich Obrist Interviews, Vol. I, Milan, Charta, 2003, p.71.

17 –  Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007.

18 –  Charlotte Szmaragd, L’Exposition comme Œuvre : l’exposition The Cremaster cycle de Matthew Barney au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (10 octobre 2002 – 04 janvier 2003), mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, sous la direction de Cécile Dazord, 2006.

19 –  Arthur Danto, op. cit.

20 –  Marquard Smith, « Phenomenology, mass media, and being-in-the-world, Interview with Vivian Sobchack », in Visual Cultures Studies, Londres, Sage, 2008, p.116.

21 –  Marquard Smith, « Cultural cartography, materiality and the fashioning of emotion, Interview with Giuliana Bruno », ibid., p.147-148.

22 –  Peggy Phelan, Unmarked : the Politics of Performance, Londres, Routledge, 1993, p.146.

23–  M. Smith, « Performance, Live Culture and Things of the Heart, Interview with Peggy Phelan », op.cit., p.136.

24 –  Philipp Auslander, Liveness : Performance in a Mediatized Culture, New York, Routledge, 1999.


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