Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : n°4

Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain

Marion Zilio
Doctorante en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts à l’Université Paris – VIII
mzilio@hotmail.fr

Pour citer cet article : Zilio, Marion, « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Dans une culture et un quotidien désormais hybrides, le concept d’hybridation ne semble plus faire symptôme ni être l’indice d’une rupture symbolique. L’hybride devient, au contraire, la marque d’une idéologie proliférante dont les technologies numériques assurent le déploiement. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain se réduise à un « effet technique » parmi d’autres et résulte d’un fétichisme du métissage, évoluant dès lors, du subversif au conformisme. Pénétrant l’ordre du discours, il devient par ailleurs, un procédé canonique de raisonnement en adéquation avec la fluidification et la complexification du monde actuel. Or il apparaît également qu’en devenant une sorte de paradigme, sous l’influence du numérique, s’actualise un mode de pensée transversal héritée de la pensée cybernétique, systémique ou postmoderne. Ainsi se jouent les conditions de possibilité d’une épistémologie topologique et d’une ontologie relationnelle et hybride, davantage proche d’une anthropo-topologie.

Mots-clés : hybride – numérique – diamorphose – différance – hybridation – post-humain – technologie

Abstract:

In a period where the term « hybrid » comes as a paradigm in our culture and in our everyday life, this concept does not seem to be a symptom or a symbolic break anymore. The hybrid becomes, however, the mark of a proliferating ideology supported by the digital technology. It would appear that the contemporary hybrid is reduced to a “technical effect” among others, and the result of a crossbreeding fetichism, therefore evolving from subversion to conformism. Entering the actual discourses, the hybrids also strives to a canonical reasoning process, in line with the fluidity and the complexity of our world today. But it also appears that the hybrid, as it becomes a sort of paradigm under the influence of the digital technology, is actualizing a way of thinking inherited from the cybernetic, systemic or postmodern thoughts. Thus, arises the possibility of a topological epistemology and of a relational ontology, closer to an anthropo-topology.

Key-words: hybrid – digital – diamorphosis – différance – hybridism – post-human – technology

Le monde contemporain, appareillé par les Technologies de l’Information et de la Communication numériques (TIC), est sujet à des processus de compression-dilatation, conduisant à repenser les catégories d’espace et de temps, selon un topos et un chronos qui se veulent sans frontière ni latence, sans extériorité ni intériorité, sans aspérité ni altérité. Notre milieu est désormais hybride : il ne s’agit plus, en effet, d’opposer le réel au virtuel, mais bien de considérer l’ambivalence de notre écosystème « physico-numérique » selon ses contingences et ses imprévisibilités. Ainsi mondialisés et capitalisés, nos territoires hybrides semblent neutraliser les partages catégoriels et dichotomiques de la modernité, ceux délimitant des couples d’opposition tel que la présence et l’absence, l’espace public et privé, le local et le global, entres autres. Mais au-delà, il semble que l’hybridation contemporaine déplace également l’action déconstructiviste des postmodernes et des avant-gardes. La postmodernité rêvait de transgresser les formes rigides de la modernité, la contemporanéité semble l’avoir actualisé. Penser le non-linéaire, les contradictions, les multiplicités et les « entre-deux » apparaît désormais comme une nécessité dans nos sociétés de l’information. Dès lors, l’hybride devient-il une figure de la complexité contemporaine ? Mieux, le concept d’hybride peut-il devenir l’enjeu d’une rupture épistémique, dynamisée par les flux électroniques et orientée par le souci de relier et d’enchevêtrer nos connaissances ? Le numérique dissout-il alors le terrain de l’ontologie au profit de nouvelles topologies et logiques de voisinages ?

Or, la perte essentielle des frontières (Debray, 2010), souvent associée à des disjonctions – délocalisant le sens et le sensible, le moi et l’autre, l’image et la réalité – n’intronise pas l’hybride pour autant. Cela révèle, a contrario, un consensus indifférencié ne répondant pas à la nécessité d’agencer des rapports de forces et d’altérité ; l’hybride se ferait alors l’écho d’une culture mainstream louant les mérites de la flexibilité, du nomadisme, du trans et de l’inter. Aussi, si l’hybride apparaît longtemps comme une figure symbolique – à l’image d’une certaine tradition mythologique ou romantique – sa valeur s’est peu à peu transmuée du subversif au conformisme, notamment avec les technologies numériques. L’hybride perd-il ainsi sa puissance transgressive en devenant un « effet technique » parmi d’autres, effet qui du reste s’éloigne peu de ce que Marc Tamisier nomme une « vision spectacle » ? De même l’hybride schématise-t-il un raisonnement canonique réservé à la stricte description d’un mouvement général de fluidification ? Autrement dit, l’hybride se réduit-il à une « technologie de l’esprit » (Sfez, 1992) exempte de valeurs conceptuelles ou symboliques ?

Nous verrons donc comment dans un premier moment, les stratégies de l’hybride se dégradent vers un « hybridisme généralisé ». Puis dans quelles mesures les spécificités numériques de l’hybride agencent une connivence topologique, faite de voisinages, de relations et de contiguïtés. Enfin, nous interrogerons cette traversée hybride afin d’en révéler les enjeux et les travers contemporains.

1. Stratégie de l’hybride et effet numérique, vers un hybridisme ?

Un bref retour sur la genèse du terme hybride nous éclaire sur la portée heuristique de cette notion. Étymologiquement, l’hybride est formé à partir du latin ibrida signifiant « sang-mêlé » et conduit à l’idée de manipulation ou d’acte transgressif brisant ainsi le cours normal des choses et l’ordre de la nature. Par la suite, ibrida est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hybris, désignant la démesure, l’excès ou la violence. La figure de l’hybride semble alors proche du monstrueux, dans la mesure où son aspect s’écarte de l’ordre naturel. Rappelons en outre que monstre, monstrare, désigne ce que l’on « montre du doigt faute de pouvoir compter sur le langage » (Ancet, 2006, p. 15). Aussi l’amalgame avec le monstrueux tient-il à cette suspension abdiquant notre propension à signifier, à catégoriser, à identifier et finalement, à réduire un sujet dans un pli identitaire. De plus, cet amalgame nous invite à une certaine éthique de la différance au sens derridien. Derrida considère en effet que la pensée doit dépasser l’illusion dichotomique créée par le langage. Sa critique logocentrique vise ainsi à « déconstruire » les binarismes en privilégiant une logique fluide et changeante. Littéralement, la différance diffère et déplace, elle est ce mouvement producteur de différences, le processus selon lequel les significations figées sont déjouées.

De fait, l’hybride en tant que forme intermédiaire et indéterminée – puisqu’elle se retire de l’emprise de l’Être et de ses définitions – s’inscrit dans une perspective de résistance, voire de révolte. En déplaçant les formes figées et stratifiées, l’hybride, comme la figure allégorique du monstre, remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de centre ou de sens univoque. La relation directe entre le signifiant et le signifié ne tient plus, il s’opère alors des glissements de sens infinis d’un signifiant à un autre, à l’image de ce que l’une des artistes pionnières de l’art numérique, Nancy Burson, nous proposait dès les années quatre-vingt. Cette artiste américaine réalise en effet la série Early Composite à partir d’un feuilletage d’images afin de figurer des visages singuliers et hors-mesures.

En témoignent ses photomontages, inspirés par la technique de forme-synthèse mise au point par Francis Galton, dont le projet relevait, rappelons-le, d’une stratégie typologique : il s’agissait, en effet, de produire le visage générique d’un criminel. Les visages He with She et She with He, réalisés en 1996 par Burson, déclinent cependant le thème de l’androgynie et semblent manifester une idée de passage malgré la fixité des images. L’identité sexuelle des individus est alors perçue, non plus comme le glissement du féminin au masculin tel que Claude Cahun l’expérimente, ni comme celui du masculin au féminin ainsi que Pierre Molinier le fantasme, mais comme un dépassement. Mi-homme mi-femme, ni homme ni femme, mais les deux à la fois, l’artiste ne cherche pas à jouer des oppositions vers une dialectique non productive tout à la fois rigide et binaire mais cherche, au contraire, à déplacer le sens.

Elle ouvre ainsi un territoire fluide et transverse, à la fois neutre et subversif. Neutre, d’une part, puisqu’elle invente une opération singulière et mouvante qui prend en compte les deux « sens » à la fois et les rends simultanément valides. Notons que cette opération se distingue de la dialectique hégélienne et semble davantage proche de la « dialogique » – de la double logique – telle qu’Edgar Morin l’entend dans la pensée complexe (Morin, 2005). Subversive, d’autre part, puisqu’il s’agit d’une réelle contestation des catégories et des logiques identitaires, reflets des discours assujettissants parsemant l’ordre du biologique, du social et du politique. Or, l’assujettissement désigne à la fois le processus par lequel un sujet devient subordonné à un pouvoir et le processus selon lequel un individu devient sujet. Comprenons que le sujet est bien celui qui est, il unifie les signifiants dans l’identité qu’il se donne, ou plutôt qu’on lui assigne. Ainsi politisés, ces visages – à l’individuation sans sujet – échappent aux logiques dominantes, patriarcales, coloniales ou autres, et inventent de nouveaux schémas perceptifs. De même, ces visages hybrides semblent suggérer une normalité déphasée et auto-organisée. Dès lors ces visages en devenir, ni stables ni instables mais méta-stables, semblent répondre à une nouvelle phase d’individuation par contamination et hétérogenèse.

Sans doute est-ce en cela que l’hybride contribue à modifier l’organisation de notre perception et de nos connaissances selon des configurations de voisinage, de relations ou de contradictions simultanées. Sans doute également, la figure de l’hybride participe-t-elle au discrédit des philosophies analytiques ainsi que des métaphysiques du sujet, étant, à l’image de la pensée chinoise, attentive aux transformations, aux passages et aux contradictions. De même, elle semble écarter de sa logique le verbe « être », lequel demeure un puissant et indispensable outil pour les langues indo-européennes en matière d’ontologie. De la sorte, il semble que l’hybride, comme la pensée chinoise, privilégie la fluidité de l’esprit à la solidité des arguments.

Cependant, la portée conceptuelle et symbolique de l’hybride, à la fois riche de potentiels renouvelés et expression de nouveaux territoires de pensée, semble se dégrader à mesure qu’elle entre dans les discours contemporains, notamment sous l’effet des techniques numériques, mais aussi du technocapitalisme. Edmond Couchot et Norbert Hilaire affirment, à propos des technologies numériques, qu’elles instituent « un art de l’hybridation, non seulement entre les constituants de l’image, mais aussi entre les pratiques artistiques » (Couchot et Hilaire, 2003, p. 112). Ajoutons également que le numérique, pierre angulaire des différentes sphères ingénériales, artistiques, économiques ou médiatiques, touche désormais l’ensemble des structures de notre quotidienneté. Le numérique semble alors profiter de cette convergence d’applications pour s’imposer tel un véritable opérateur et ordonnateur de notre quotidien, tout comme il est probable que cette technique – au potentiel d’hybridation tous azimuts – puisse également influencer nos manières d’être et de penser.

L’hybride est ainsi devenu une figure incontournable des discours et de la création, un concept « passe-partout » dont il semble que l’on oublie le sens initial. Le posthumain en a fait son avatar, le numérique sa réussite formelle – avec notamment le concept de diamorphose – la transdisciplinarité son fondement, mais l’hybride touche également des champs aussi divers que la génétique, l’agriculture, l’automobile et les territoires, à tel point que nous tendons vers un hybridisme généralisé appelant ainsi une modification du sens donné habituellement aux hybridations. Le suffixe isme témoigne, par conséquent, d’une idéologie reflétant une vision particulière du monde ; vision dont nous estimons que la valeur conceptuelle est évincée par les spécificités numériques et son instrumentalisation capitalistique. Si de tels procédés parcourent l’histoire de l’art, ainsi que le précise Emmanuel Molinet, faisant de l’hybride un objet de propagande, « un système de représentation », correspondant à une « codification du réel » (Molinet, 2006), il semble que cette politique de l’image ne fasse plus symptôme dans une culture et un quotidien désormais hybrides. Dans un monde de plus en plus simulé et codifié, l’hybride n’est plus un phénomène de rupture, mais la marque d’une idéologie proliférante.

Ainsi, l’idéologie de l’hybride semble se réduire au fétichisme du métissage, voire au spectre du libéralisme multiculturel. Nous noterons par ailleurs la proximité de ce fétichisme idéologique avec « la critique des réseaux » tel que Pierre Musso (Musso, 2003) ou Lucien Sfez (Sfez, 1992) en dénoncent les apories. Leurs analyses prouvent, en effet, la dévaluation et la dépréciation du concept, qui devient une « technologie de l’esprit », soit une vulgate limitée à la stricte compréhension des réseaux informatiques et d’Internet. Ils citent alors Deleuze et Guattari selon qui la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : « d’abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation » (Musso, 2003, p. 234). Si cette affirmation est à nuancer d’un point de vue philosophique et épistémique, nous pensons cependant que l’hybride suit le même processus de dévalorisation. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain résulte davantage de distinctions a posteriori que de qualités a priori : l’hybride n’est plus une entité signifiante, mais un qualificatif galvaudé.

Autrement dit, l’hybride, dans le champ de la création contemporaine, devient l’enjeu d’une tension entre des codes plastiques – légitimés, entre autres, par le marché des images et la plasticité du numérique – et des identités hybrides indifférentes. Réalisant le projet de l’hybridation généralisée, les artistes perdent alors de vue la nécessité d’interroger une identité, certes fluide et polymorphe, mais néanmoins, objet d’un combat sans cesse renouvelé entre normes sociales, biologiques, esthétiques et politiques.

Lorsque le Time Magazine réalise en 1993 le visage intitulé The New Face of America, le feuilletage de l’image et du visage, loin de subvertir, réduit au contraire le visage à un type. De même, le visage « Who is the face of America ?« , parue en couverture du magazine Mirabella l’année suivante, réalise le portrait type de la Beauté américaine en vue d’offrir une certaine tendance des canons de beauté et des normes sociales. Citons également le projet de Chris Dorley-Brown d’établir la synthèse de deux mille visages d’hommes et de femmes de tout âge pour le passage à l’an 2000. L’identité fictive et hybride reproduit alors paradoxalement les stratégiques typologiques élaborées par Galton, quand bien même la finalité était de rendre compte de la diversité culturelle et ethnique des États-Unis ; chose qui n’apparait pas de prime abord. Certains, comme Donna Haraway, ont évoqué, à propos de la couverture de Time Magazine, le « déni de la réalité multiraciale » ou l’idée d’une « citoyenneté normative ». Il nous semble ainsi que le numérique précède, voire légitime, une certaine normalisation, reflétant davantage ce que doit être la femme américaine : avenante et puritaine dans le Time Magazine, idéale et sexy dans le magazine féminin Mirabella. Le numérique synthétise et modélise, et l’hybride devient un moyen, non plus une fin. Certes, ces clichés datent et relèvent de commandes accompagnant une technologie encore naissante, cependant une certaine tendance à l’hybridation, amorcée par les avant-gardes et parachevée par le numérique, parcourt la création et les enjeux contemporains.

De même il semblerait que le capitalisme, retournant et intégrant la critique d’un monde désenchanté, privé de participation et de créativité, tende à assimiler l’hybride à son mode de fonctionnement. La flexibilité du capitalisme contemporain semble en effet établir une politique des différences et des multiplicités, célèbre la fascination pour le nouveau et le spectaculaire, et encourage, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, « une pensée du dehors » (Foucault, 1986). Ainsi instrumentalisée, l’hybridation se réduit à des stéréotypes ou des archétypes, n’en demeurant pas moins des types, lesquels prolongent et instituent de nouvelles structures binaires et hiérarchies sociales. Comme l’énoncent les auteurs d’Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, « Échanges et communication dominés par le capital sont intégrés dans sa logique et seul un acte radical de résistance peut ressaisir le sens producteur de la nouvelle mobilité et hybridité des sujets, et réaliser leur libération » (Hardt et Negri, 2000, p. 439).

Toutefois, soulignons que la vulgarisation et la commercialisation du concept d’hybride, dont le numérique se fait à la fois l’opérateur et le récepteur privilégié, ont permis une véritable acculturation de ces mêmes techniques. Dès lors, le mouvement de concrétisation d’une technique se développe à travers diverses étapes. Après une période d’emphase en prise avec les utopies et les idéologies engendrées par le numérique – dont nous pensons que l’hybride posthumain est l’icône – une phase pragmatique et expérimentale confronte ces imaginaires aux usages. Or, il nous semble que le déplacement d’intérêt de l’homme à son milieu, d’une vision privilégiant le statut moral à son insertion environnementale, est l’indice d’une évolution des rapports de l’homme à l’hybride, de l’homme aux potentialités numériques, de l’homme à la formation de nouveaux outils de pensée. Dès lors, que peut l’hybride dans un contexte d’hybridation généralisée ?

2. La connivence topologique ?

Il semblerait en effet que l’hybride contemporain n’est pas seulement un mixte, ni même une figure monstrueuse, mais davantage la preuve tangible que nos catégories, nos définitions et nos binarismes sont inadaptées, voire incapables de penser les relations et les complexités de nos « sociétés 2.0 ». L’hybridation contemporaine traverse par conséquent les champs du savoir, mais prépare aussi les bases d’une nouvelle attitude esthétique et mentale, moins préoccupée de représentation que d’interaction, moins désireuse de rendre raison que de faire circuler le sens selon des logiques processuelles, voire rhizomatiques. Le numérique et les technologies relationnelles esquissent en effet de nouveaux procédés d’écriture rendant possible l’émergence d’une épistémè interstitielle et transversale.

La numérisation croissante de nos territoires favorise la modélisation d’un double monde contemporain, façonné par l’omniprésence des réseaux et des flux de tout ordre. Nous vivons en effet dans un monde hybride, où nos territoires physiques sont désormais doublés de coordonnées numériques et de données sémantiques, en lien les unes avec les autres. Aussi, de nouvelles manières d’habiter le monde, de le sentir, d’agir sur lui, mais aussi de le penser et de le fabriquer émergent : d’un paysage composé de points selon une logique des positions figées, tout à la fois taxinomique et typologique, il semble que nous entrons dans un paysage de lignes, fondé sur une logique des flux, des topologies et des cartographies dynamiques.

La pensée s’achemine ainsi vers une prééminence du topologique sur l’ontologique, où les notions de devenir et de voisinage recouvrent celles de frontières et de limites stables. Ainsi, d’une ontologie substantielle, relative à la question de l’être, nous tendons vers une ontologie relationnelle et hybride, voire vers une anthropo-topologie. En outre, la connivence topologique, telle que nous l’entendons, ne relève pas d’un « discours sur le lieu » ni d’un simple rapport entre notions juxtaposées, mais bien de la création de nouveaux interstices, dont l’hybride conditionne le dispositif.

Le numérique absorbe donc l’hybridation dans sa logique productive, mais participe aussi, ainsi que nous l’avons évoqué, à modéliser notre expérience cognitive, selon des principes de transversalité, de complexité ou de fluidité, propre à ce que peut un dispositif hybride. Aussi, dans un contexte d’hybridation généralisée et de cyberespace, la nécessité de dépasser la représentation ou l’étude des phénomènes, pour s’intéresser aux interactions entre les éléments, semble réactualiser les prémisses postmodernes. Nous mesurons cependant, avec Anne Cauquelin (Cauquelin, 2002), les impasses et les écarts d’une telle continuité – entre l’héritage postmoderne et le cyberespace – dans la mesure où les résonances numériques de notions aussi « cultes » que celles de rhizome, de nomadisme, de déterritorialisation ou de déconstruction, ne peuvent rendre compte des visées philosophiques et émancipatrices qu’elles recèlent. Toutefois, nous pensons que les usages technologiques ont révélé des accointances et une affinité avec ces concepts qui, habituellement perçus comme abstraits, paraissent désormais concrets. Mireille Buydens parle notamment à ce propos de « perception deleuzienne d’Internet » (Buydens, 1997). Suite à la cybernétique, au systémisme, à la pensée complexe ou au postmodernisme dont Derrida, Deleuze, Guattari et Lyotard sont les figures emblématiques, l’hybride contemporain semble devenir une écriture métaphorique, actualisant une pensée ouverte et dynamique, cheminant depuis l’après-guerre.

Aussi, l’hybride ne se réduit-il pas à une simple traduction imagée ou métaphorique, tout comme il n’investit pas à lui seul la logique numérique, mais semble, néanmoins, le reflet d’une certaine idéologie contemporaine, au sens positif du terme, dont les incidences se situent au niveau de l’appréhension des savoirs, du monde et de l’homme. Tel que l’avait annoncé Foucault, « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (Foucault, 1970), faut-il entrevoir dans cette prophétie l’actualité d’une pensée dont le XXIème siècle a fait sa devise et son mode de fonctionnement ? De plus, non seulement chacune de ces approches – cybernétique, systémique, complexe ou postmoderne – est guidée par un paradigme communicationnel et donc relationnel, et aspire au décloisonnement des disciplines, mais chacune, à sa manière, tend à une dissolution créatrice du sujet, préférant en cela la fluidité identitaire et les multiplicités au sujet donné. Aussi, tout comme l’hybride, la multiplicité est-elle a-formelle et a-subjective, nous ne discuterons pas des présupposés anti-humanistes accompagnant ces courants de pensées, cependant nous rappellerons que l’hybride est un avatar du posthumain, conséquence directe des mutations anthropologiques de l’utopie technoscientifique.

Comprenons en définitive que l’hybride n’est pas une illustration d’idées ou de concepts, cybernétiques ou postmodernes, mais le prolongement actualisé d’un mouvement de pensée révolutionnaire et révolutionnant les rapports entre savoir et pouvoir.

L’hybride devient cet art de la transition qui, proche de la pensée chinoise, nous donne à penser les « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) ainsi que les subtilités de la processualité. Renouvelant nos logiques occidentales, l’hybride se focalise alors sur le trou béant ignoré par la logique classique et taxinomique des Lumières. En effet, la rationalité technique des Modernes, orientée par une pensée de l’Être et les exigences du logos, a négligé l’ensemble des espaces intermédiaires et hors-mesures émergeant via l’hybride. Dès lors le numérique, dans ses formes hypertextuelles ou ses occurrences cartographiques, favorise une attention renouvelée aux nœuds, liens et relations entre les instances. Au point que certains présument l’apparition d’une « raison numérique ou computationnelle » (Bachimont, 2010) au coté de la « raison graphique » examinée par Jack Goody (Goody, 1979). Ce dernier a en effet souligné comment le passage de l’oralité à la technique de l’écriture avait favorisé la constitution de nouvelles catégories conceptuelles, fortifiant l’organisation de la pensée. Dans cette perspective, on peut supposer que le numérique, à travers sa logique de contamination et d’hybridation, est également constitutif et constituant de nouveaux paradigmes de pensée fondés sur des notions de passages, de double logique et d’ouverture à la complexité.

3. L’hybride : le flux contre le code

Les caractéristiques des technologies numériques telles que l’interactivité, la plasticité ou la fluidité encouragent de nouveaux modes de « contamination positive » entre les disciplines, les techniques, les savoirs mais aussi les sphères culturelle, économique et informationnelle. Par conséquent, le numérique favorise et amplifie naturellement l’hybridation et voit éclater tout principe d’identité univoque. Au terme de ce parcours, nous voici devant l’évidence de mutations épistémiques, ontologiques, esthétiques et politiques soulevées par ce que nous avons désigné comme une traversée hybride.

Cependant, face à la tendance absorbante de l’hybride à vouloir embrasser la globalité des choses, dans ses contradictions internes, ses contingences et ses multiplicités, ne risquons-nous pas de sombrer dans des abstractions de codes et de formes insaisissables, équivoques et sans substance ? Le mouvement de confusion généralisée orienté par un hybridisme sans mesure ni limite, où art et sans-art vont jusqu’à se partager la production symbolique, appelle de nouvelles postures et la volonté d’accepter ce que Christine Buci-Glucksmann nomme « l’esprit de la vague » (Buci-Glucksmann, 2003, p. 20), en référence à la pensée orientale.

Si de nombreux sociologues considèrent cette fluidité épistémique comme l’avènement d’une grande désorientation – semblant détruire toute possibilité de se constituer comme sujet – ne peut-on pas, au contraire, se réjouir de cet espace toujours renouvelé qui s’offre à nous ? Certes, le sens et les significations résonnent sous l’ambivalence du paradoxe et des ambiguïtés, mais dans un monde investi par des lignes de codes et des algorithmes « aveugles » – sans conscience ni spontanéité humaine – il est préférable de choisir l’imprévisibilité à l’univocité de la machine. Le problème n’est pas tant de trouver de nouveaux repères dans cet empire hybride, que de céder à la dévalorisation d’un concept phare, en oubliant l’éthique de la différance à laquelle il nous invite. La tâche des artistes contemporains serait alors de poursuivre celle amorcée par Fred Forest dans les années soixante-dix afin d’aboutir à des artistes hybridés, dont la figure de l’amateur, actif et connecté, pourrait bien compléter l’action.


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Pour citer cet article :

Marion Zilio , « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 7, mis en ligne le 03/10/2012.
URL :  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-7-mz/

« What are they afraid of us for ? », Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans « Terremer » d’Ursula K. Le Guin

Viviane Bergue
Doctorante en Lettres Modernes, Spécialité Littérature Comparée, LLA-CRÉATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès
viviane.bergue@free.fr

Pour citer cet article : Bergue, Viviane, « “What are they afraid of us for ?”, Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans “Terremer” d’Ursula K. Le Guin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin est une œuvre majeure de la Fantasy post-tolkienienne, débutée en 1968 puis reprise et complétée à partir de 1990. Avec le quatrième tome, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirme sa position d’auteur féministe en replaçant au cœur du cycle la question de la femme et sa situation d’infériorité à l’égard de la domination masculine. Cette analyse des figures de la femme dans le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin se propose ainsi de souligner la convergence entre le statut de la femme et ses représentations négatives dans Terremer et les représentations de la femme dans les mythes, notamment à travers son association aux puissances chthoniennes et à la figure du dragon.

Mots-clés : fantasy – féminisme –  hybridité – figures du féminin – métaphore

Abstract:

Ursula K. Le Guin’s Earthsea series is a masterwork of post-Tolkienian Fantasy fiction, which was started in 1968 and later completed from 1990 on. In the fourth volume, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirms her feminist position by placing at the heart of the cycle the question of woman and the inferiority situation in which women are set by male domination. This analysis of the figures of women in Ursula K. Le Guin’s Earthsea series consequently aims to underline the convergence between women’s negative representations in Earthsea and their representations in myths, mainly through the association of women to chthonian powers and dragons.

Key-words: fantasy – feminism – hybridism – female figures – metaphor


Les premiers cycles de Fantasy écrits dans les années 60-70 suite au succès du Seigneur des Anneaux de Tolkien mettent majoritairement en scène des univers masculins où la femme tient une place mineure ou stéréotypée. Princesse à sauver, amante du héros ou sorcière et redoutable séductrice, les personnages féminins de la Fantasy tendent à assumer l’ensemble des clichés de la féminité. Cette propension semble confiner le genre à une dynamique machiste et réactionnaire qui reconduit les rôles traditionnels accordés à la femme sans les interroger, alors que les États-Unis sont en pleine vague féministe. C’est dans ce contexte qu’en 1968, Ursula K. Le Guin entame un cycle de Fantasy, Terremer (Earthsea), d’abord conçu comme une trilogie dont la figure centrale est encore un personnage masculin. Cependant, à partir de 1990, la romancière complète le cycle par deux autres romans et un recueil de nouvelles dans lesquels la place de la femme est interrogée. Tehanu, en particulier, problématise le statut de la femme dans les sociétés traditionnelles de la Fantasy, rejoignant ainsi les réflexions féministes. Traditionnelle exclue de la société patriarcale, la femme apparaît comme l’Autre incompréhensible dont se défient les hommes. Le pouvoir féminin, associé aux forces chthoniennes, constitue une menace pour l’ordre patriarcal qui cherche à maintenir la femme dans une position inférieure. Dès lors, la figure de la femme se construit en figure par excellence de l’Autre, monstre, ou hybride, tels les personnages de Therru/Tehanu et Orm Irian, mi-femmes, mi-dragons, rejetées hors des marges de la société. À travers la reconfiguration de la femme dans l’hybridation, et la peur qu’elle inspire, Ursula K. Le Guin thématise sous l’angle de la Fantasy la traditionnelle dichotomie polarisée dans l’imaginaire occidental par les figures d’Ève et de Lilith. Quelle est donc cette part obscure que représenterait la femme et dont se défient les hommes de Terremer ? N’est-elle pas une construction née de la peur face à l’étrangeté et à la différence de l’Autre ?

Comme le montre l’interrogation d’Alouette (Lark) dans Tehanu, la peur semble bien être le cœur du problème :

“Fear”, she said. “What are we so afraid of ? Why do we let ’em tell us we’re afraid ? What is it they’re afraid of ?” She picked up the stocking she had been darning, turned it in her hands, was silent awhile ; finally she said, “What are they afraid of us for ?”1

Alouette sous-entend ainsi que la peur que les hommes cherchent à inspirer aux femmes pour asseoir leur domination trouverait son origine dans la peur qu’ils ont eux-mêmes des femmes. « What are they afraid of us for ? » C’est à partir de cette interrogation qui donne son titre à cette communication que nous analyserons les figures de la femme dans Terremer. Nous nous appuierons pour cela principalement sur les romans du cycle centrés sur des personnages féminins : Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan), deuxième tome de la trilogie d’origine, et Tehanu, ainsi que sur la nouvelle « Libellule » (« Dragonfly ») du recueil des Contes de Terremer. Nous examinerons en premier lieu l’association dysphorique entre femme et pouvoir chthonien afin de mettre en évidence la caractérisation négative de la femme dans les représentations culturelles des sociétés de Terremer, ces dernières offrant un miroir à nos propres représentations, et afin de souligner la nécessité pour la femme de se rebeller face à ces représentations. Puis, nous verrons comment l’hybridité des personnages de Therru et Orm Irian, unissant la femme et le dragon, s’articule entre monstruosité et métaphore de liberté.

1. Femme et pouvoir chthonien

À l’exception des Tombeaux d’Atuan, la trilogie d’origine de Terremer est marquée par la relative absence de figures féminines. Les rares personnages à apparaître dans Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea) et L’Ultime Rivage (The Farthest Shore) tiennent une place relativement mineure dans l’intrigue. Seules les femmes de pouvoir, comme la tante de Ged, sorcière de village, et Serret, la Dame de la Cour de Terrenon, jouent un rôle important dans le parcours de Ged, la première en découvrant le don du héros pour la magie, devenant ainsi son premier maître, la seconde en tenant le rôle de tentatrice invitant Ged à se lier aux forces obscures. Versée dans la magie, cette dernière s’est attaché aux Anciennes Puissances (the Old Powers), puissances chthoniennes inquiétantes plus anciennes que toutes les créatures de Terremer et apparentées à l’Ombre maléfique qui pourchasse Ged, et que la jeune femme croit pouvoir maîtriser. L’épisode de la Pierre de Terrenon2, lieu tellurique de communication entre les Anciennes Puissances et le monde des hommes, constitue l’une des premières instances de ces Puissances dans le cycle, et signe le lien entre femme et pouvoir chthonien, à travers Serret, à la fois servante et victime des forces obscures. Celles-ci apparaissent explicitement sous un jour maléfique, qui ne peut que jeter un voile inquiétant sur le deuxième volet de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan, où leur culte est au cœur de l’intrigue et où leur lien avec les femmes est encore plus explicite. Si, avec Serret, se cristallise l’association du féminin à l’obscurité, le deuxième roman s’empare de cette association pour mieux révéler qu’elle est le fruit d’une mise à distance de la femme par les hommes, mise à distance contre laquelle il s’agit de se rebeller.

Contrairement au Sorcier de Terremer, le personnage principal des Tombeaux d’Atuan est une jeune femme, Tenar, devenue sous le nom d’Arha, la Dévorée (the Eaten One), la Grande Prêtresse des Innommables (the High Priestess of the Nameless Ones), résidant au Lieu sacré des Tombeaux à Atuan, dans l’Empire kargade3. Symboliquement dévorée par les Anciennes Puissances, la vie d’Arha appartient au Lieu et est attachée à un pouvoir inquiétant qui lie obscurité et silence, entouré d’un culte mystérieux visiblement séparé du pouvoir masculin de l’Empire. Bien qu’Arha soit la prêtresse la plus élevée de la hiérarchie religieuse kargue, servant les « divinités » les plus puissantes et les plus énigmatiques, elle n’a pourtant aucune véritable autorité en dehors du Lieu des Tombeaux et de son labyrinthe de ténèbres. Dirigé par un Dieu-Roi, Kargad est essentiellement régi par un pouvoir masculin. Le Lieu où seuls vivent des femmes et des eunuques est de fait le seul endroit de Kargad où semble s’exprimer un pouvoir féminin mais ce pouvoir est maintenu en un lieu isolé, coupé du reste du monde (dans le désert), ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. De fait, le Lieu est une prison pour ses prêtresses. Arha, la prêtresse éternellement réincarnée en elle-même, à laquelle on a dérobé son véritable nom, est une prisonnière qui s’ignore et, plus encore, ignore la servitude dans laquelle elle est placée vis-à-vis des hommes en raison de son isolement. Sa rencontre avec Ged, l’étranger, lui permet de reconsidérer son monde et de le critiquer en confrontant son savoir à celui de l’archipel. Grâce à cette rencontre, il lui est possible de se rebeller et de se libérer des chaînes invisibles qui la lient au Lieu. Pour devenir femme, adulte, elle doit suivre un chemin différent de celui suivi par Ged dans le premier tome : non pas se conformer au rôle que la société dans laquelle elle vit attend d’elle, mais au contraire s’arracher à ce rôle pour retrouver son nom, Tenar, et avec lui, sa singularité en tant qu’individu unique et non réduplication d’une prêtresse toujours réincarnée en elle-même. Ceci implique de s’arracher au Lieu des Tombeaux et de se dégager du lien qui la lie aux Puissances obscures.

Comme l’explique Ursula K. Le Guin dans son article de 1973 « Dreams Must Explain Themselves », Les Tombeaux d’Atuan raconte « a feminine coming of age. Birth, rebirth, destruction, freedom are the themes4. » De tels thèmes, chez une romancière qui s’affirme féministe, invitent à considérer le passage à l’âge adulte d’une femme comme devant nécessairement passer par une forme de rébellion face à un ordre où les femmes doivent se conformer à des rôles préétablis. En cela, Tenar est davantage une révolutionnaire que les personnages masculins du cycle. Son propre parcours dans Les Tombeaux d’Atuan constitue la remise en cause d’un ordre, celui d’une religion qui vénère des Puissances qui n’ont nul besoin d’être vénérées mais seulement acceptées, malgré leur caractère inquiétant, comme composante de l’univers, et celui de la société patriarcale de Kargad qui voue les prêtresses à ces Puissances, révélant une même défiance5.

La sortie de Tenar hors des Tombeaux et de l’obscurité constitue une remontée à la lumière et à la vie qui s’apparente à une nouvelle naissance, comme si la jeune femme accouchait d’elle-même. Le Lieu des Tombeaux et son Labyrinthe est en somme tout à la fois une prison et un lieu symbolique de gestation, rappelant l’obscurité de la matrice originelle. Tenar quitte un pays où les femmes n’ont pas droit de parole pour un autre à la culture apparemment moins superstitieuse et plus tolérante (du moins la culture de l’Archipel apparaît-elle ainsi à travers le personnage de Ged)6.

Mais l’Archipel se méfie également du pouvoir féminin, le tenant à distance en s’en moquant comme le montre le dicton « Weak as women’s magic, wicked as women’s magic »7. Pensée explicitement moins puissante que la magie des hommes, dévaluée (les femmes ne sont pas admises à Roke, l’école des mages), la magie des femmes est implicitement inquiétante pour les hommes, d’une part parce qu’elle permet à celles qui la pratiquent de s’émanciper partiellement des rôles attribués à la femme et donc d’échapper à la domination masculine, d’autre part parce que son fonctionnement échappe à l’homme. En maintenant la femme dans des rôles préétablis, les hommes de Terremer réduisent l’insupportable altérité de la femme, ce qui leur permet de faire l’économie de la confrontation au mystère féminin qui est aussi confrontation au mystère organique de la vie. Les tâches allouées spécifiquement aux femmes sont conçues comme inférieures et impures, ce qui suppose, par extension, une conception impure de la femme, en raison de son lien avec la naissance et la mort. La femme vient rappeler les origines organiques de la vie. Dans cette perception de la femme impure et potentiellement menaçante pour le pouvoir masculin, la double figure d’Ève et de Lilith, la Mère des hommes par qui le péché arrive et la Mère des démons qui a refusé la soumission (sexuelle) à l’homme, n’est pas loin, même si le monde de Terremer ne fait aucune référence explicite à cet imaginaire occidental judéo-chrétien. La femme n’est jamais plus menaçante que lorsqu’elle s’arrache à la domination de l’homme pour se construire en être indépendant8, sapant les fondements de l’ordre patriarcal qui veut que la femme soit la possession de l’homme, chair de sa chair, née de l’une de ses côtes (pour reprendre la conception biblique).

L’association du pouvoir féminin à l’obscurité et aux racines du monde renvoie à l’obscurité de la Matrice originelle : la création, la vie, qui naît de l’obscurité. Dans La Création d’Éa, poème archipélien relatant la création du monde de Terremer, il est dit que Segoy tira les îles de l’obscurité et de l’eau (Only in silence the word9). Obscurité et humidité sont deux termes traditionnellement associés au corps féminin, l’utérus d’où s’extirpe la vie. Ainsi on retrouve à travers ces deux aspects le symbolisme de la Terre Mère qui, parce qu’elle donne la vie, peut aussi la reprendre, symbolisme présent dans de nombreuses mythologies à travers le lien entre Déesse Mère et Déesse Mort mais aussi dans la figure des divinités du Destin. Les Parques de la mythologie gréco-romaine représentent chacune trois âges de la vie incarnés par les trois âges de la femme : Clotho, la vierge (la naissance), Lachesis, la femme mûre/la mère (le milieu de la vie), Atropos, l’aïeule (la vieillesse et la mort). On peut aussi évoquer, dans le panthéon hindou, Kali la Noire, un des aspects de la déesse Parvati, épouse du dieu Shiva, et qui représente la Déesse Mère destructrice et créatrice10. Toutes ces figures ne sont pas si éloignées de la Lilith judéo-chrétienne dans leur caractère inquiétant et le lien qu’elles impliquent entre femme, pouvoir de vie et pouvoir de mort. Vie et mort sont liées par le rappel de l’organicité de la vie qui signe l’appartenance de l’être humain à la matière périssable, et la femme apparaît comme la détentrice du mystère de la vie et de la mort que l’homme ne peut maîtriser. C’est ainsi que nombre de cultures jugent impures les menstruations car celles-ci constituent un signe ambivalent de vie et mort, faisant de la femme tout à la fois un être sacré et impur, conception essentielle pour comprendre le statut ambigu de Tenar, alias Arha, dans la société kargue, à la fois révérée pour son lien avec les Anciennes Puissances et isolée du reste du monde.

L’impureté supposée de la femme et des tâches qui lui sont réservées dans Terremer reflète cet imaginaire qui, loin de se retrouver uniquement dans des sociétés primitives ou non-occidentales, continue d’organiser profondément les représentations féminines dans l’imagerie occidentale, notamment à travers la figure de Lilith, la première femme selon le folklore juif, traditionnellement conçue comme démon femelle au corps monstrueux et devenue pour les féministes une figure de la femme libre. Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas remarquer une lointaine parenté entre cette dernière et ces deux hybrides mi-femmes, mi-dragons que sont Therru/Tehanu et Orm Irian.

2. Femme et dragon : l’hybridité de Therru et Orm Irian, entre monstruosité et métaphore de liberté

Le mystère entourant la nature d’Orm Irian et de Therru est respectivement au cœur de la nouvelle « Dragonfly » et du roman Tehanu où chacune apparaît comme un être anormal, rejeté ou du moins, dans le cas d’Orm Irian, ne trouvant pas sa place dans la société de Terremer. Chaque récit se clôt par la révélation de la nature double du personnage, humain et dragon, révélation qui est déjà annoncée dans Tehanu par le récit de la Femme de Kemay, relaté par Tenar, et dans la nouvelle, par le titre même qui est aussi le nom usuel d’Orm Irian11. La traduction française de « Dragonfly » perd malheureusement cet effet d’annonce puisque Dragonfly devient Libellule, nom qui n’évoque plus, par homophonie, le vol du dragon.

Le lien établi entre femme et dragon à travers l’hybridité d’Orm Irian et de Therru n’est pas innocent. En effet, tout comme les femmes, les dragons de Terremer sont des êtres en marge de la société des hommes. Créatures anciennes, magiques par essence, échappant à la compréhension des hommes, les dragons sont perçus comme des monstres dont il faut se défier, bien qu’ils soient cependant parents des hommes, comme le révèle le récit de la Femme de Kemay. Le passage au premier plan des femmes et des dragons dans Tehanu constitue un renversement par rapport à la trilogie d’origine de Terremer où, comme l’observe Maria do Rosariò Monteiro, « dragons, women and death remained in the periphery of the plot. They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature »12. Le renversement de la figure négative du dragon, déjà amorcé à la fin de L’Ultime Rivage, accompagne ainsi la critique de la société patriarcale et la revalorisation des femmes. De plus, la nature mi-dragon, mi-femme de Therru et Orm Irian confirme la nature chthonienne et tellurique de la femme et de son pouvoir pressentie par leur association au culte des Innommables dans les romans précédents, un pouvoir différent de celui des hommes et défini par la sorcière Mousse (Moss) comme « deeper than the sea, older than the raising of the lands […] No one knows, no one knows, no one can say what I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon […] »13 L’ancienneté du pouvoir féminin, qui serait plus ancien encore que la Création, renforce le lien entre femme et dragon, les dragons étant le peuple le plus ancien de Terremer et le dragon Kalessin étant appelé Segoy par Therru14, autrement dit le nom du mystérieux créateur qui tira les îles de l’océan primordial et les nomma. Le lien entre femme, dragon et création nous ramène par ailleurs à Lilith, la femme primordiale, dont le corps hybride est un prototype du corps féminin comme hybridité, signe de monstruosité. Lilith combine en effet corps féminin, reptilien et batracien15. Elle est le corps qui rassemble les contraires en une unité impossible, qui nie la distinction des sexes16, négation inquiétante et problématique pour une société basée sur la distinction des sexes et des rôles sexuels puisqu’elle suppose une subversion des rôles traditionnels masculin et féminin17. Il n’est donc pas anodin que les dragons de Terremer soient en apparence asexués (nul ne sait par exemple si Kalessin est mâle ou femelle), ni non plus qu’Orm Irian se travestit temporairement en garçon pour entrer à Roke, même si ce déguisement est immédiatement percé à jour. Par leur nature hybride, Therru et Orm Irian remettent en question la place accordée à la femme dans la société patriarcale de Terremer. Mais, dans le même temps, leur hybridité recombine l’inquiétude et la méfiance du patriarcat à l’égard des femmes.

Le caractère hybride de Therru et Orm Irian est effectivement à double tranchant. Le rapprochement entre femme et dragon ne peut pas ne pas se colorer d’une face négative et sinistre. Si ce rapprochement se trouve justifié par le fait que les dragons sont des créatures autres, exclues elles aussi du système patriarcal de Terremer, les dragons restent cependant une force indomptable, représentant une menace potentielle porteuse de chaos. Le dragon est l’étranger, l’absolument Autre qui s’oppose à l’homme. Symbole du chaos, il est le monstre que doit traditionnellement abattre le héros pour préserver l’ordre cosmique. Il est aussi le monstre informe, le grand ver, serpent primordial que le dieu tue pour instaurer cet ordre cosmique. Dans les mythes assyro-babyloniens et grecs, ce serpent primordial est de nature féminine : Tiamat, la mère originelle, tuée par Mardouk18 ; Python, tuée par Apollon à Delphes19. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que la Pythie, pourtant prophétesse d’Apollon, porte un nom qui rappelle étymologiquement celui de Python. Le nom de la Pythie est ainsi ambivalent : messagère de la sagesse d’Apollon, son nom évoque pourtant l’être chthonien primordial que le dieu solaire ouranien a vaincu. Ainsi le rapprochement entre femme et dragon dans Terremer fait écho, dans l’imaginaire occidental, au lien entre femme et créature ophidienne. La sagesse féminine tout comme la sagesse du dragon renvoie dès lors à un savoir primordial, ce savoir qui a trait à l’origine même de la vie et son organicité, comme nous avons déjà pu le constater en première partie.

La tradition judéo-chrétienne voit dans le dragon une figure du Serpent tentateur de la Genèse20, ce serpent qui évoquerait par sa forme phallique la sexualité, conçue comme un péché. Joseph Campbell propose toutefois une interprétation alternative à la signification du Serpent, en lien avec le symbole de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue et que l’on retrouve dans l’imagerie de nombreuses civilisations. Selon lui, ce qui fait du Serpent un symbole négatif dans la Genèse est moins son caractère phallique, que sa capacité à changer de peau et sa forme qui rappelle aussi le tube digestif : le serpent révèle à l’homme par son apparence même le caractère terrifiant de la vie dans toute sa crudité en matérialisant l’image de la vie qui se nourrit de la vie et ne cesse de renaître d’elle-même, abandonnant les générations passées21. Vie et mort sont liées. Pour continuer à vivre, il faut se nourrir, autrement dit ingérer d’autres êtres vivants, une réalité qu’il n’est pas toujours aisé de reconnaître et accepter, comme le montre le phénomène du végétarisme.

Ces rapprochements entre dragon et serpent permettent d’expliquer le lien profond entre femme et créature ophidienne dans l’imaginaire. La femme, pourvoyeuse de vie, rejoint la symbolique du serpent ou dragon primordial car elle est symboliquement le chaos dont il faut sortir pour donner forme à la vie22. Ce faisant elle partage aussi le savoir primordial du dragon, d’où la compréhension mutuelle entre Tenar et Kalessin, qui se passe de mots lors de leur rencontre23.

Cette ambivalence se retrouve dans la figure même du dragon dans Terremer. Dans Le Sorcier de Terremer, le dragon Yevaud ressemble encore beaucoup au monstre reptilien traditionnel de l’imagerie occidentale : gigantesque reptile ailé semant la terreur dans les villages de Low Torning et qui a fait de l’île de Pendor sa demeure, il veille sur un immense trésor et se caractérise par son avidité. Son langage trompeur le rapproche du Fáfnir de la Völsunga Saga. Au contraire, les autres dragons du cycle, Orm Embar, et plus particulièrement Kalessin offrent une image beaucoup plus ambivalente du dragon, les rapprochant plutôt des dragons chinois que du monstre que les Beowulf, Sigurd et autres Saint George s’en vont combattre. Kalessin, présenté comme le plus ancien (the elder), ne se caractérise ni par l’avidité, ni par l’avarice, ni par une langue trompeuse mais par sa sagesse. Qui plus est, l’image des dragons est d’autant plus transformée dans les derniers romans du cycle qu’est révélée la parenté des humains et des dragons, qui, à l’origine, ne formaient qu’une seule espèce, la division de l’espèce originelle entre dragon et humain redoublant la distinction entre femme et homme, les deux parts de l’humanité. Cette révélation est confirmée à travers les trois êtres hybrides que sont la Femme de Kemay, Therru elle-même et Orm Irian. Comme on l’a vu, il n’est pas anodin que ces trois hybrides soient aussi trois femmes puisque dragons et femmes ont en commun l’image négative que les hommes ont forgée d’eux alors même qu’ils appartiennent à la même espèce. En fondant les figures de la femme et du dragon dans ces trois personnages, Ursula K. Le Guin met en relief la peur irraisonnée des hommes et le statut problématique de la femme dans un système patriarcal. Therru, en particulier, concentre sur elle l’ensemble des injustices faites aux femmes : enfant battue et abusée sexuellement par ses parents avant de finir à moitié brûlée vive et irrémédiablement défigurée et mutilée, Therru est une victime de la violence des hommes. On ne peut pas ne pas songer, en lisant son histoire, à ces femmes brûlées à l’acide pour avoir porté atteinte à l’honneur de leur famille ou de leur époux. La question récurrente que posent les habitants de Gont, et en particulier les personnages masculins, « Mais qu’a-t-elle bien pu faire pour qu’on la mutile ainsi ? », renvoie au présupposé sous-jacent que la victime est coupable d’une faute inavouable. En d’autres termes, la femme violée ou battue est responsable du préjudice porté à son encontre. Porteuse de ces stigmates qui l’identifient en victime, Therru fait peur et révulse. Sa nature hybride de dragon symbolise cependant sa force intérieure, cette capacité à se reconstruire face à l’adversité. Le dragon en elle est une force libératrice.

En effet, les dragons de Terremer sont aussi un symbole de liberté. Le vol du dragon représente l’aspiration de la femme à la liberté. La description du vol de Kalessin lors de sa rencontre avec Tenar le montre bien. Lors de son approche, de loin, Kalessin apparaît à Tenar comme un oiseau : « It was not a gull, for it flew steadily, and too high to be a pelican. Was it a wild goose, or an albatross, the great, rare voyager of the open sea, come among the islands ? »24 Kalessin est à nouveau comparé à un oiseau lorsqu’il disparaît au loin (« till it was no larger than a wild goose or a gull. 25) Le dragon est successivement comparé à une mouette (gull), un pélican, une oie sauvage (wild goose) et un albatros, tous oiseaux caractérisés par leurs longues ailes et leur vol majestueux mais ayant une allure pataude à terre, à l’instar de Therru, défigurée et laide sous sa forme humaine mais qui prendra la forme d’un superbe dragon en vol à la fin du Vent d’ailleurs. Dégagé de la pesanteur de la terre, libre, le vol du dragon constitue une réponse à la possessivité de l’homme à l’égard de la femme, de la terre et de ses trésors. Le dragon qui vole, c’est l’être libre et sans attache, celui qui n’appartient à personne et ne possède rien ni personne, l’être qui va où il désire sans crainte, sans être jugé. Bien plus, étant une créature de feu, de lumière et d’air, magique par essence, le dragon métaphorise le pouvoir de l’imagination, cette capacité de l’esprit humain traditionnellement associée au caractère supposément fantasque et irraisonné de la femme, alors que la raison a toujours été pensée comme une qualité masculine. Cette association se justifie par celle unissant la femme à la nature, voyant dans la femme un être plus naturel que l’homme, association que l’anthropologue et féministe Colette Guillaumin considère comme une pièce maîtresse de l’oppression des femmes. « Selon elle, c’est parce que les femmes sont appropriées, et donc constituées en choses, qu’elles peuvent être dans le même temps perçues comme des choses naturelles […] »26 Dans le même mouvement, l’idée que les femmes seraient plus naturelles que les hommes redouble l’idée que la domination des hommes sur les femmes serait fondée en nature. Or, dans Terremer, le lien qui se crée entre femme, dragon, nature et imagination est revalorisé et subverti pour ne plus être un élément possible d’oppression mais un instrument de liberté. Contre la supposée raison masculine et son savoir qui s’avèrent de fait nourris par la peur et les préjugés, la femme et le dragon opposent la communauté des cœurs27 et la liberté d’être soi, malgré l’adversité. À l’économie de la possession, ils opposent celle de la reconnaissance mutuelle des individus libres. Enfin, face à l’homme (mage) besogneux qui tente de s’octroyer des pouvoirs qu’il n’a pas, et, en particulier, le pouvoir de créer, le dragon se définit comme un artiste naturel. Comme le dit Ged : « We men do dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do, they are »28. En cela, la figure ambivalente du dragon se fait figure positive, figure de l’idéal, et transcende la figure féminine parce qu’elle est un espoir de liberté mais aussi un rappel du simple droit de chacun à exister.

Dans un article intitulé « Why Are Americans Afraid of Dragons ? », Ursula K. Le Guin lie explicitement le pouvoir de l’imagination, la liberté et l’image du dragon dans un passage qui entre en résonance avec la figure du dragon dans les derniers tomes de Terremer, figure de liberté qui, à travers les personnages hybrides de Therru et Orm Irian, remet en question les préjugés des sociétés patriarcales de Terremer :

For Fantasy is true, of course. It isn’t factual, but it is true. Children know that. Adults know it too, and that is precisely why many of them are afraid of fantasy. They know that its truth challenges, even threatens, all that is false, all that is phony, unnecessary, and trivial in the life they have let themselves be forced into living. They are afraid of dragons, because they are afraid of freedom.29

L’imaginaire est une voie pour la liberté, et dans Terremer, la figure intrinsèquement imaginaire du dragon, dans ces hybrides que sont Therru et Orm Irian, représente la femme qui s’émancipe enfin et prend son envol.

En prenant pour thèmes principaux la question de la femme et de l’hybridité, Tehanu est bien un roman pivot dans le cycle de Terremer et l’on peut voir, à la suite de Maria do Rosário Monteiro, dans le questionnement féministe de Tenar, une quête pour découvrir ce qu’est la vraie nature des femmes, cette nature qui effraie tant les hommes, et où réside le pouvoir féminin. Pourtant, le roman, pas plus que les nouvelles des Contes de Terremer ou le cinquième et dernier roman du cycle, n’apporte de réponse stable et définitive à la question de ce que serait la nature intrinsèque de la femme et ce que devrait être son rôle véritable. Bien au contraire, par le biais du rapprochement entre femmes et dragons et leur hybridation dans le personnage de Therru, le roman privilégie la mise en évidence de la construction de la figure féminine opérée par les préjugés de la société patriarcale, et l’interrogation du statut de la femme. Il s’agit moins pour Ursula K. Le Guin de problématiser le statut de la femme dans les œuvres de Fantasy que d’interroger la place de la femme dans nos représentations culturelles, tout en apportant des éléments de subversion à celles-ci. Cette problématisation se trouve déjà en creux dans le deuxième roman du cycle, Les Tombeaux d’Atuan, et fait de Terremer non seulement une œuvre majeure de la Fantasy mais aussi une œuvre intrinsèquement féminine et féministe.


Notes

1 –  Le Guin (Ursula K.), The Earthsea Quartet, Londres, Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973, 1990 pour les éditions originales des quatre volumes séparés), p.651 : « “La peur,” dit-elle. “De quoi avons-nous si peur ? Pourquoi les laissons-nous nous dire que nous avons peur ? De quoi ont-ils peur, eux ?” Elle reprit le bas qu’elle était en train de repriser, le tourna dans ses mains, resta silencieuse un moment ; enfin elle dit, “Pourquoi ont-ils peur de nous ?” » (notre traduction)

2 –  The Earthsea Quartet, p.104-116

3 –  Le monde de Terremer est divisé géopolitiquement entre l’Archipel, confédération d’îles où les habitants ont la peau sombre et où la magie est pratiquée, et les Terres kargades, empire dont la population a la peau blanche et où la magie est prohibée.

4 –  Le Guin (Ursula K.), The Language of the Night, Essays in Fantasy and Science Fiction, édition et introductions de Susan Wood, édition révisée par Ursula K. Le Guin, Londres, The Women’s Press, 1989, p.44-45 : « une version féminine du passage à l’âge adulte. Naissance, renaissance, destruction, liberté en sont les thèmes. » (notre traduction)

5 –  Voir Bernardo (Susan M.) et Murphy (Graham J.), Ursula K. Le Guin, A Critical Companion, Westport, Connecticut et Londres, Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, p.110 : « Elizabeth Cummins, in her article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, says of Tenar that “she cannot become a wizard or a king. But Tenar is more of a revolutionary than either Ged or Arren. Whereas Ged and Arren mature so as to assume socially-approved roles, she has had to rebel against the society which nurtured her.” »« Elizabeth Cummins, dans son article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, dit de Tenar qu’elle “ne peut pas devenir mage ou roi. Mais Tenar est davantage une révolutionnaire que Ged ou Arren. Alors que Ged et Arren mûrissent afin d’assumer des rôles socialement approuvés, elle a dû se rebeller contre la société qui l’a élevée.” » (notre traduction)

6 –  L’idée que la société kargue est beaucoup plus oppressive pour les femmes que la société archipélienne est également suggérée dans Le Vent d’ailleurs (The Other Wind), dernier roman du cycle, avec la princesse kargue Seserakh qui porte le feyag, une sorte d’équivalent fictif du voile intégral islamique.

7 –  « Faible comme la magie des femmes, mauvaise comme la magie des femmes. » (notre traduction)

8 –  On notera que la rébellion de Tenar dans Les Tombeaux d’Atuan aboutit d’ailleurs à la destruction du Lieu dans un tremblement de terre.

9 –  The Eathsea Quartet p. 12 : « Seulement dans le silence le mot » (notre traduction) Il s’agit du premier vers du poème liminaire du cycle.

10 –  Voir Varenne (Jean), « Kali », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com. Dans l’iconographie, Kali est représentée portant un collier de crânes, la bouche ensanglantée. Sur le caractère ambivalent de la Déesse Mère, voir Eliade (Mircea), « Mythologies (dieux et déesses », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com : « L’hymne homérique à Gaia (Terre) exalte “la Terre, mère universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit tout ce qui existe […]. C’est à toi qu’il appartient de donner la vie aux mortels, comme de la leur reprendre […].” C’est la raison pour laquelle la grande déesse, la Terre-Mère, est considérée non seulement comme la source dela vie et dela fertilité, mais aussi comme la maîtresse du destin et la déesse de la mort. Dans l’Inde, Durga-Kali est à la fois créatrice et destructrice, principe de la vie et de la mort. »

11 –  Contrairement aux Kargues, les Archipéliens ont deux noms, un nom usuel, et leur vrai nom qui leur est révélé au cours de la cérémonie du Passage par un mage ou une sorcière. La magie pratiquée à Terremer étant basée sur la connaissance du vrai nom des êtres et des choses, ce nom vrai doit rester secret.

12 –  « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », communication présentée à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt: « les dragons, les femmes et la mort restent à la périphérie de l’intrigue. Ils interviennent, ils agissent, mais Ged, les mages et la société dans son ensemble ne les connaissent pas, ne comprennent pas leur nature. » (notre traduction) Cette observation mérite toutefois d’être nuancée : la question de la mort est centrale dans le troisième roman de Terremer, L’Ultime Rivage, et le deuxième roman, Les Tombeaux d’Atuan, est, comme, on l’a vu, centré sur le personnage de Tenar. Néanmoins, c’est un homme, Ged, qui aide Tenar à prendre conscience de la réalité de sa situation et si les croyances kargues relatives aux Innommables sont remises en question, le statut de la femme n’est pas encore véritablement interrogé.

13 –  The Earthsea Quartet, p.528 : « Plus [profond] que l’océan, plus [ancien] que l’émergence des terres. […] Nul ne sait, nul ne sait, nul ne peut dire ce que je suis, ce qu’une femme est, une femme de pouvoir, le pouvoir d’une femme, plus profond que les racines des arbres, plus profond que les racines des îles, plus ancien que la Création, plus ancien que la lune. […] » (notre traduction)

14 –  tThe Earthsea Quartet, p.688

15 –  On soulignera au passage le caractère tellurique et aquatique de ce corps.

16 –  Voir Rousseau (Vanessa), « Lilith : une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, mis en ligne le 17 novembre 2005, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

17 –  Il est intéressant de noter que le principe de subversion des rôles sexuels passant par un refus de la distinction masculin/féminin se trouve au cœur de la problématique transgenre, et alimente en partie la théorie féministe anti-essentialiste qui refuse le postulat selon lequel la distinction des sexes serait fondée en nature. Pour une introduction générale aux questions de genre, voir Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre), Revillard (Anne), Introduction aux Gender Studies,Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008

18 –  Tiamat apparaît dans le poème babylonien de la création, Enûma Elish, où elle incarne la déesse primordiale des eaux salées. Opposée à Mardouk dans le conflit entre les divinités primordiales et les nouvelles générations divines, elle s’entoure de monstres ophidiens (dragons, serpents,…). Mardouk la tue et organise le cosmos à partir de son corps : une moitié devient la voûte céleste et l’autre devient la terre. Bien qu’elle ne soit pas explicitement présentée comme une créature serpentine dans le poème, de nombreuses représentations iconographiques de l’époque assyro-babylonienne montrant un héros tuant un dragon ou serpent monstrueux ont été interprétées comme des illustrations du mythe de Tiamat et de Mardouk. Voir « Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org. René Labat observe que le « récit commence au début même du monde alors que tout n’était encore que chaos. Il évoque l’apparition successive des dieux et le conflit qui finit par opposer le premier ordre divin, où régnaient le silence, les ténèbres et l’immobilité, aux plus jeunes générations divines, génératrices de bruit, de mouvement et de lumière. » (« Assyro-babyloniens (littérature) », Encyclopaedia Universalis tome 2, p.959). La caractérisation de ce premier ordre divin n’est pas sans rappeler le culte des Innommables dans Les Tombeaux d’Atuan. Mircea Eliade, quant à lui, note que Tiamat « cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être androgyne, monstre et embryon. » (« Création (Les mythes de la Création) », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

19 –  Pythonest un monstre femelle engendré par Gaïa, la Terre mère. Sa mise à mort par Apollon est relatée dans l’Hymne homérique consacré au dieu. Selon les textes, Python est tantôt présentée comme un serpent, tantôt comme un dragon. Une version en ligne de la traduction de Leconte de Lisle de l’Hymne peut être consultée sur wikisource.org. Il est probable que Python était à l’origine une ancienne divinité chthonienne locale associée au site de Delphes (dont l’ancien nom est Pytho) dont le culte, lié à la divination, aurait été par la suite supplanté par celui d’Apollon, ce dont témoignerait le mythe.

20 –  Lui-même associé à une figure féminine, Ève.

21 –  Voir Campbell (Joseph), Puissance du mythe (Power of Myth), avec la collaboration de Bill Moyers, traduction de Jazenne Tanzac, [s.l.], J’ai lu, 1991 (1988), p.89-92. Joseph Campbell souligne que les cultures en contact avec la civilisation hébraïque connaissaient le serpent comme symbole de vie et de fertilité.

22 –  En illustration de cette idée, on peut évoquer la légende médiévale française de Mélusine, mi-femme, mi-serpent, présentée comme l’ancêtre de la Maison des Lusignan dans le roman de Jean d’Arras. Mélusine a été rapprochée des figures de souveraineté celtes et son caractère ophidien en ferait l’incarnation de la fertilité du sol. Voir Morris (Matthew), « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20. (Nous remercions Jean-Michel Caralp qui nous a indiqué cette référence.)

23 –  The Earthsea Quartet, p.515-518

24 –  op.cit. p.515 : « Ce n’était pas une mouette, car il volait régulièrement, et trop haut pour être un pélican. Était-ce une oie sauvage, ou un albatros, le grand, rare voyageur de la haute mer, venu dans les îles ? » (notre traduction)

25 –  Op.cit. p.518 : « jusqu’à ce qu’il ne fut pas plus grand qu’une oie sauvage ou une mouette. » (notre traduction)

26 –  Introduction aux Gender Studies, op.cit. p.22

27 –  Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Warren G. Rochelle, Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin, Liverpool University Press, 2001.

28 –  The Earthsea Quartet, p.335 : « Nous les hommes faisons des rêves, nous utilisons la magie, nous faisons le bien, nous faisons le mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont des rêves. Ils n’utilisent pas la magie : c’est leur substance, leur être. Ils ne font pas, ils sont. » (notre traduction)

29 –  The Language of the Night, p. 36 : « Car l’Imaginaire est vrai, bien sûr. Il n’est pas factuel, mais il est vrai. Les enfants le savent. Les adultes le savent aussi, et c’est précisément pourquoi tant d’entre eux ont peur de l’imaginaire. Ils savent que sa vérité met en question, menace même, tout ce qui est faux, tout ce qui est en toc, inutile, et trivial dans la vie qu’ils se sont laissés forcer à vivre. Ils ont peur des dragons, parce qu’ils ont peur de la liberté. » (notre traduction)

 


Bibliographie

Œuvres

Anonyme. Hymne homérique à Apollon. Traduction de Leconte de Lisle.

Anonyme. Völsunga saga (The saga of the Völsungs). Traduction et introduction de Jesse L. Byock, Berkeley et Los Angeles, Californie : University of California Press, 1990

LE GUIN Ursula K.  The Earthsea Quartet (comprenant A Wizard of Earthsea, The Tombs of Atuan, The Farthest Shore, et Tehanu). Londres : Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973 et 1990 pour les premières éditions respectives des quatre volumes séparés)

Tales from Earthsea. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

The Other Wind. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

Ouvrages critiques

BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne. Introduction aux Gender Studies, manuel des études sur le genre. Bruxelles : De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008, 358p.

BERNARDO Susan M., MURPHY Graham J., LE GUIN Ursula K. A Critical Companion. Westport, Connecticut et Londres : Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, 216p.

CAMPBELL Joseph. Puissance du mythe (Power of Myth). J’ai lu, 1991 (1988), 373p.

ELIADE Mircea. « Création (Les mythes de la Création) ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

« Mythologies (Dieux et déesses) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

LABAT René. « Assyro-babyloniens (littérature) ». Encyclopaedia Universalis, tome 2, p.957-961.

LE GUIN Ursula K. The Language of the Night, Essays on Fantasy and Science Fiction. Londres : The Women’s Press, 1989 (1979 pour l’édition non révisée à New York chez GP Putman’s Sons), 210p.

MORRIS Matthew. « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20.

ROSARIO MONTEIRO Maria. « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », papier présenté à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt

ROUSSEAU Vanessa. « Lilith : une androgynie oubliée ».  Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

ROCHELLE Warren G. Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin. Liverpool University Press, 2001, 208p.

« Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org

VARENNE Jean. « Kali ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

L’hybridation dans « La Chose » de John Carpenter

Nikoletta Batsolaki
Doctorante en Cinéma, Université Paris – VIII
batsolaki@gmail.com

Pour citer cet article : Batsolaki, Nikoletta, « L’hybridation dans “La Chose” de John Carpenter. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

En 1982, le film La Chose (ou The Thing) de John Carpenter apparaît dans les salles. Dans ce film, il est question d’un extra-terrestre privé de forme propre qui attaque les êtres humains et les animaux pour acquérir leur forme. La « métamorphose » et l’« hybridation » sont les deux termes qui le caractérisent. Mon travail se focalise sur une séquence (chapitre 10 « The Beast Within », 00:27:00 – 00:31:05) et propose une analyse d’ordre biologique et esthétique en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Buffon.

Mots-clés : hybridation – métamorphose – transformation – polymorphe – cinéma

Abstract:

In The Thing, John Carpenter’s film of 1982, an alien without a form attacks every form of life in a scientific centre. « Metamorphosis » and « hybridization » are the two terms that characterize it.

Key-words: hybridism – metamorphosis – transformation – polymorph – cinema


En 1982, John Carpenter réalise La Chose (The Thing). L’histoire du film s’articule autour d’un organisme extra-terrestre privé de forme propre et susceptible de revêtir la forme des corps qui se trouvent à sa proximité. C’est un extraterrestre métamorphe qui infiltre une station de recherche scientifique et tue l’équipe de recherche. Une autre équipe de chercheurs mène l’enquête et, à son tour, est attaquée par la créature.

Dans l’extrait du film que nous avons choisi de commenter, un chien husky se trouve parmi d’autres chiens à l’intérieur d’une cage. Ce chien, infecté par la Chose, se met à attaquer les autres et à se transformer. Nous décrirons la séquence et, par la suite, nous proposerons une analyse d’ordre biologique et esthétique.

1. Description de la séquence

Dans cet extrait, nous soulevons quatre stades de transformation :

Extraits du film The Thing. Chapitre 10 « The Beast Within ». Séquence 00:27:00 – 00:31:05.

 

1er stade – La tête du chien se met à trembler et se déchire en trois morceaux comme une fleur qui ouvre ses pétales. À l’intérieur de la tête s’en trouve une deuxième qui se détache sous la pression d’un autre élément qui y apparaît. C’est un morceau de chair qui ressemble à une langue démesurée.

 

2ème stade – La Chose acquiert des tentacules et six pieds d’araignée. Les pieds de la forme initiale, ceux du chien, sont toujours là malgré la transformation subie.

 

 

3ème stade – Une ellipse narrative nous cache une partie de la transformation. Désormais, la Chose a une tête dépouillée de sa chair. Elle est comme divisée en deux parties : l’une est rouge et l’autre est blanche. La partie rouge, tout au début, est une masse informe alors que c’est à présent la partie blanche qui constitue le monstre. Par la suite, la Chose acquiert plusieurs pieds qui vibrent sur le sol. Les tentacules s’approchent des chiens et essaient de les attraper. Deux mains s’élèvent et se dirigent vers le plafond. Elles ont des doigts et elles cassent le plafond. Une partie de la créature devient autonome et, telle une araignée, se dirige vers le plafond.

 

4ème stade – L’organisme est plus développé. Sur son corps on distingue trois yeux. Par la suite, la partie où les trois yeux étaient situés se déchire et un nouvel élément y apparaît. Sa couleur est rose et, à l’intérieur, se trouvent des séries de morceaux blancs qui ressemblent à des dents. Cette « plante » s’efforce d’attaquer les humains.

 

 Le husky : un animal dénaturé

Tout commence par le chien. À première vue, le chien qui porte la Chose en lui est un être banal, ressemblant à tout autre chien de sa race. Néanmoins, ce chien, avant même d’être altéré et déformé par les transformations qu’il subira, est déjà dénaturé : il fait partie des animaux domestiqués par l’homme. Cet animal, originaire de Sibérie, est utilisé pour la traction des traîneaux. Auparavant, il était un animal fort et indépendant. Or, dans son état actuel, il est un animal totalement dépendant de son maître. Selon Buffon :

L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté.1

Il y a un mot qui pourrait décrire cette situation, c’est le mot « dégénération ». La dégénération consiste dans le fait de perdre les qualités naturelles de sa race2. Plus précisément, le mot « dégénération » « oscille […] entre les sens de la dégénérescence, dégradation et celui de création par hybridation »3. Ce mot semble caractériser en partie le comportement de la Chose. La Chose dégénère mais, étant donné qu’elle n’appartient pas à une race spécifique, elle ne peut pas vraiment perdre les qualités de celle-ci.

2. La forme comme polymorphe

La Chose est un organisme hybride en continuelle évolution et mutation. L’hybride se définit comme un individu « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, participant de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles »4. La Chose constitue en effet un cumul (ou un amalgame) de formes végétales, animales et humaines.

2.1. La forme végétale est présente dans deux moments de la séquence. Dans les deux cas, elle nous fait penser à une fleur qui ouvre ses pétales.

Dans le deuxième cas, on voit une fleur menaçante, carnivore. Sa forme est proche de ces plantes que l’être humain croise au fond de la mer et qui ouvrent leurs pétales pour dévorer leur proie. Les pétales lui servent de lèvres. Lorsque les pétales s’ouvrent, une bouche se constitue. Cette plante carnivore est un élément qui a été abondamment utilisé dans le cinéma fantastique. Dans le film King Kong5 de 2005, les personnages tombent du haut de la montagne pour se trouver dans un gouffre. Dans cet endroit, d’énormes plantes carnivores ressemblant à celles de la Chose les attendent pour les dévorer.

Nous en déduisons que la forme végétale de cette séquence est investie plus d’un comportement animal ou humain que végétal si l’on considère bien évidemment que la dévoration est le propre de l’humain ou de l’animal.

2.2. La deuxième forme est la forme animale. Le tentacule est un élément très récurrent du film. Il renvoie au poulpe. Le poulpe a des bras armés pour se défendre mais aussi pour attaquer sa proie afin de se nourrir. De même, dans le film, les tentacules servent à établir une relation entre la Chose et sa proie. Les polypes se rapprochent considérablement des végétaux pour deux raisons : premièrement, à cause de leur forme extérieure et, deuxièmement, à cause de leur manière de se reproduire. D’ailleurs, Von Linné voyait dans le polype un « être intermédiaire »6, idée à laquelle Buffon s’est catégoriquement opposé.

Un autre élément, également récurrent et qui relève du règne animal, est la forme de l’araignée et notamment les pieds de cet arachnide7 qui sont huit au total. Dans cette séquence, il y en a six. Un manque se présente ici : cette sorte d’araignée est privée de ses deux pattes.

Acquérir les caractéristiques d’une espèce inférieure pourrait être pensé comme un signe de dégradation. Ovide relate la transformation d’Arachné – une jeune femme qui a dédaigné la déesse Athéna – en araignée. Chez lui, la métamorphose est le résultat d’un châtiment. Toutefois, cet ouvrage ne contient pas seulement des histoires menant à un châtiment. Dans l’histoire de Niobé, par exemple, la métamorphose est le résultat d’une mutation interne. Il en va de même dans The Thing. La métamorphose en elle-même n’est pas liée à des facteurs extérieurs mais intérieurs.

2.3. Enfin, il y a notamment deux éléments qui relèvent de la forme humaine. Ce sont les mains et les yeux. Chaque main comporte trois doigts alors qu’une partie du corps de la Chose porte sur elle trois yeux. Ces yeux, placés ici sur le corps de la Chose ne sont pas placés de façon régulière. Ils sont placés de façon à former un triangle. En plus, chaque œil existe indépendamment des autres : il regarde vers la direction qu’il veut et se ferme et s’ouvre à sa guise. Les yeux présupposent un visage ou une tête, ce qui n’est pas le cas ici. La figure humaine est-elle concevable sans visage ? Jacques Aumont écrit que « le visage est humain » ou le visage « est de l’homme ». C’est sa fonction la plus ontologique8. Sa deuxième fonction est d’être le lieu du regard. Par conséquent, rien d’humain ici.

Cette image étrange réunit en elle deux éléments complètements hétérogènes. L’œil, d’un côté, organe familier, présent ici triplé et une masse informe, de l’autre, qui ne ressemble aucunement à un visage. Toutefois, l’informe ne doit pas être pensé de manière négative. Selon Didi-Huberman, « l’informe qualifierait un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable »9. L’informe serait alors le paradoxe selon lequel la « Figure humaine » demeure « Figure » et demeure « humaine », bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement et de dévoration »10. C’est le devenir-chose de l’être humain, c’est également le devenir-chose de l’animal. L’animal est le premier organisme qui est susceptible d’écorchement voire d’extermination par l’être humain car il lui sert de nourriture. La séquence que nous analysons aborde la question du devenir-chose du chien.

2.4. L’organisme éprouve la capacité non seulement de traverser les règnes et les espèces, mais aussi d’être à la fois dans un règne et dans un autre. Nous devons ajouter toutefois que le règne minéral est pratiquement exclu de la procédure sauf si nous considérons que la masse finale peut relever de ce règne. Nous réfutons cette hypothèse pour la raison suivante : par principe, les minéraux sont stables, immuables. La masse finale ne l’est pas.

Les scientifiques ont procédé à la séparation de la nature en règnes et en espèces (ou en genres et en espèces) pour pouvoir mieux observer le monde naturel. Néanmoins, d’après Von Linné11 et Buffon12, naturalistes ayant vécu au XVIIIe siècle, cette séparation ne constitue pas une règle stricte.

Buffon remarque que « nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal ou bien entre le règne végétal et le minéral […] »13 Selon lui, l’homme ressemble beaucoup aux animaux. Les animaux sont dotés des mêmes sens – la vue, l’ouïe, etc. et ils font une infinité d’actions semblables aux nôtres. L’homme diffère beaucoup des végétaux, cependant il leur ressemble plus qu’il ne ressemble aux minéraux, et cela parce que les végétaux ont « une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon » à celle de l’homme, « au lieu que les minéraux n’ont aucun organe »14.

Mais d’où en effet viennent ces êtres hybrides ? Ils ne sont certainement pas l’invention du cinéma mais la réinvention.

3. L’existence matérielle des êtres hybrides dans les années 80

On doit en effet au surréalisme la découverte de la figure hybride qui (simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier) devient alors un instrument gnoséologique : l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu15. Gilbert Lascault16 a inventé un nom pour les figures hybrides : il les appelle « formes m ». La formeest créée par la littérature ou les arts plastiques et elle se présente comme une forme contre-nature, une forme παράφύσιν (paraphysis) selon Aristote. Elle « naît d’une cause efficiente qui se veut toute puissante, d’une volonté qui veut rivaliser avec la nature et d’une matière torturée et dominée »17. Cette forme est définie comme « un écart formel » par rapport aux êtres naturels que d’autres formes veulent imiter et elle transgresse « les classifications éthiques comme les classifications esthétiques traditionnelles »18.

La forme m est très souvent le résultat du collage chez les surréalistes. Le collage rapproche deux éléments qui, à première vue, n’ont rien de commun. Cet accouplement était aussi possible dans le cinéma des années 80 à travers les effets spéciaux.

Les effets spéciaux résultent, dans un premier temps, du dessin. L’aspect extérieur d’un être hybride est toujours dessiné sur un papier avant d’être traité comme un objet à part. Cet objet prend ensuite forme à travers sa construction. Henri Focillon, dans son ouvrage intitulé La vie des formes écrit :

« Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. »19

C’est de cette manière que les monstres des années 80 prenaient vie. John Carpenter a fait ses monstres « avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs gluants » car, pour lui, « ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… »20. Ces monstres-là avaient une existence matérielle. De nos jours, le progrès technologique permet leur création à travers les logiciels. Par conséquent, les nouveaux organismes sont parfois dépourvus de réalité physique.

L’hybridation renvoie à l’anomalie et à la monstruosité. L’organisme extra-terrestre de Carpenter n’a pas plu. La critique a foudroyé le film et l’a classé parmi les films les plus répugnants de la décennie. Pourtant, dans le film, il y a un renouvellement incessant de formes et un éloignement de l’art cinématographique de ce qu’il est, à savoir un médium qui procède par enregistrement et pour cela condamné à reproduire la « réalité ».


Notes

1 –  Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.51

2 –  Le Nouveau Petit Robert 1, p.258

3 –  DELON Michel, préface de l’Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.20

4 –  BATT Noëlle, « Que peut la science pour l’art ? De la saisie du différentiel dans la pensée de l’art » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.74

5 –  King Kong ; États-Unis, Nouvelle Zélandie, 2005; Universal Pictures, 3h ; R : Peter Jackson; Sc./ Ad. : Peter Jackson et Fran Walsh; Ph. : Andrew Lesnie; Prod. : Jan Blenkin, Carolynne Cunningham, Fran Walsh et Peter Jackson; Int. : Naomi Watts, Jack Black, Adrien Brody, Andy Serkis

6 –  Sur cette ‘querelle’ voir la préface de l’Histoire Naturelle de Buffon, pp.17-18

7–  espèce solitaire et prédatrice

8 –  AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1992, p.14

9 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

10 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

11 –  1707-1778, naturaliste suédois

12 –  1707-1788

13 –  BUFFON Charles, Hist. Nat., 1er discours, cité par Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, mise à jour pour 1992, tome 8, p.172

14 –  BUFFON Charles, Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.50

15 –  BERNARDI Sandro, « Le Minotaure c’est nous… De Godard à Pasolini » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.121

16 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973

17 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

18 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

19 –  FOCILLON Henri, Vie des formes, Paris : Presses Universitaires de France, p.24

20 –  HAMUS-VALLEE Rejane, Les effets spéciaux, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2004, p.74


Bibliographie

AUMONT Jacques. Du visage au cinéma. Paris : éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, 219p.

BATAILLE Georges, FOUCAULT Michel. « Les écarts de la nature » in Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1992.

BERNARDI Sandro. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 211p.

BILSON Anne. The Thing. British Film Institute Modern Classics, BFI Publishing, 1997, 96p.

BRUNEL Pierre. Le Mythe de la métamorphose. Paris : J. Corti, 2003, 257p.

BUFFON Charles. Histoire Naturelle. Paris : Gallimard : 1984.

CANGHUILLEM Georges. La connaissance de la vie. Paris, Vrin, 2000, 256p.

CLAIR Jean. Autoportrait au visage absent : écrits sur l’art 1981-2007. Paris : Gallimard, 2008, 463p.

Collectif.  L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 192p.

DIDI-HUBERMAN Georges. Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1995, 446p.

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« Le Songe, ou l’Astronomie lunaire » de Kepler, « Les États et Empires du Soleil » de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne

Jean-Michel Caralp
Doctorant, Laboratoire LLA-CRÉATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
jmcaralp@gmail.com

Pour citer cet article : Caralp, Jean-Michel, « “Le Songe, ou l’Astronomie lunaire” de Kepler, “Les États et Empires du Soleil” de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La fracture de la représentation cosmologique postérieure à la révolution copernicienne a en même temps, détruit une intrication complexe et stabilisée de « science » et de symboles tenue pour unique et certaine, en corrélation avec une conception supranaturelle de l’humain, et ouvert l’espace à des projections désormais conscientes de n’être plus qu’un possible imaginaire au sein d’un réel sans cesse plus fuyant à l’idée d’être saisi avec netteté par le regard scientifique. En projetant des êtres hybrides sur ces astres dont le mouvement nouvellement décrit induit des conditions physiques qui génèrent les facteurs d’une hybridation adaptée, Kepler, dans Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, et Cyrano de Bergerac, dans États et Empires du Soleil, inventent un imaginaire rationalisé libéré de la transcendance et de ses paradigmes symboliques. Mais deux voies divergent déjà : d’une part celle d’un imaginaire qui serait contenu dans les latitudes ouvertes par le discours scientifique sur l’objet, et d’autre part la prise de pouvoir du sujet imaginant sur la plasticité d’un cosmos atomiste. Ainsi l’astronomie a fécondé un dispositif de représentation où l’hybride spatial sera décliné selon toutes ses variantes rationnelles par la science-fiction moderne, mais elle devient à son tour un dispositif dans la représentation, grâce auquel Baudelaire expose sa poïétique dans « Paysage ».

Mots-clés : astronomie – cosmos – hybridation – imaginaire – philosophie – réel

Abstract :

The post copernician’s revolution cosmological representation fracture both ended with an intricate, stable, supposed unique and true tissue made of symbols and supposed sciences, linked with a supranatural idea of humankind, and widened space for imaginary shapes henceforth conscious of being no more than a potentiality in the unending intangible real because of the willing of sciences to describe it obviously. While designing hybrid beings on planets which newly described momentus induced physical conditions, themselves generating adapted hybrid factors, Kepler, in Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, and Cyrano de Bergerac, in États et Empires du Soleil, invented a rationalized imaginary now freed from transcendence and its symbolical paradigms. But two separate ways already forked : one imagination enclosed in the yet free ranges of the scientific object description and, on the other hand, the imagining subject’s control over an atomistic scale cosmos plasticity. So astronomy gave birth to a representation’s matrix in which a various kind of rational space hybrid beings were to be invented by modern science-fiction, but this science became also a matrix integrated in the representation thanks to which Baudelaire disclosed his poïétique in “Paysage”.

Key-words: astronomy – cosmos – hybridism – imagination – philosophy – real


Le Songe, ou l’Astronomie lunaire de Kepler, paru de manière posthume en 1634, et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac, ouvrage publié aussi après la mort de son auteur en 1662, explorent un nouvel espace de représentation au carrefour des sciences, de la philosophie et de la littérature, carrefour d’ailleurs encore mal défini puisque, jusqu’en 1650 environ, la physique, et donc l’astronomie, sont des sous-parties de la philosophie, au même titre que la métaphysique ou la morale.

Pourquoi rapprocher ces deux œuvres et pourquoi les confronter au concept d’hybride ?

Elles ont d’abord pour point commun d’être des œuvres transgressives, car les conséquences tirées par les auteurs entrent en violation des frontières symboliques dominantes (avec ce que l’acception de ce dernier adjectif implique de coercition). De ce fait, elles ont été publiées de manière posthume après avoir circulé sous le manteau puisqu’elles n’étaient pas sans danger pour leurs auteurs, et ont même valu à Kepler1 de sérieux ennuis. Les deux auteurs ont multiplié les filtres génériques de manière à désamorcer les risques que pouvait générer une prise en charge trop personnelle de leurs thèses et représentations : Cyrano de Bergerac utilise le biais du roman comique avec un voyage aérien, ou plutôt spatial, de la Terre au Soleil qui s’apparente à une exploration allégorique des différentes théories astronomiques et philosophiques de l’auteur ; Kepler entraîne son personnage-narrateur dans un songe durant lequel le dormeur lit un livre dont le personnage-narrateur de second niveau est lui-même transporté dans l’espace lunaire par l’entremise d’un démon, en lequel l’auteur laisse reconnaître une allégorie de la connaissance astronomique.

Au-delà de leur transgression des codes symboliques, ces deux œuvres développent à partir d’un substrat astronomique des représentations imaginaires de et dans l’espace en entérinant une modification des lignes-frontières cosmologiques, celles qu’a bouleversé la révolution copernicienne. Précisons d’emblée que n’y apparaît pas encore un univers ouvert sur l’infini : l’espace y reste clos par la sphère des fixes : celle des étoiles. Ces voyages imaginaires eux-mêmes hybrides, entre science et représentation, entérinent l’héliocentrisme et déploient un espace cosmique que Le Songe et Les États et Empires du Soleil peuplent d’êtres hybrides respectivement sur la Lune et sur le Soleil. Une variété d’hybridation en particulier se rencontre aussi bien chez Cyrano de Bergerac que chez Kepler : en effet, celui-ci imagine des êtres lunaires hybrides entre le végétal et l’animal (ils sortent de pommes de pin) alors que Cyrano de Bergerac met en scène un arbre dont les fruits sont des minéraux, puis se transforment en êtres humains. Ce rapprochement initie notre problématique : quelles sont les conditions d’émergence de cet imaginaire nouveau d’hybridation ? En quoi ces deux formes pourtant si semblables en leur réunion du végétal et de l’animal divergent-elles radicalement ?

Et est-il avant toute chose approprié de les qualifier d’hybrides ? Une certaine prudence épistémologique s’impose.

Le terme « hybride » est absent du dictionnaire Furetière de 1690, même si sa première acception date, selon Le Robert, de 1596. Si le mot et le concept font défaut, l’hybride est connu empiriquement par certaines possibilités naturelles d’hybridation, en particulier celle du mulet chez les animaux, et on sait que le terme apparaît chez Pline, dans une littérature latine qui était familière au XVIIe siècle. Ce qu’informe notre regard ne constitue donc pas un anachronisme2. L’hybride a existé avant le concept et, de toute façon, pour reprendre la perspective de Philippe Ortel, un modèle conceptuel « est admissible à partir du moment où (il) ne prétend pas délivrer un savoir mais sert simplement de filtre intellectuel permettant de souligner des niveaux d’analyse dans les objets qu’on étudie3. » Penser cette hybridation est d’autant plus complexe que les taxinomies sont elles-mêmes diachroniquement évolutives donc problématiques 4.

Entre concepts en devenir, champs épistémologiques en recomposition et liberté fictionnelle, ces œuvres nous obligent à penser dans le relatif de la scientificité, à partir d’un état de la connaissance qui est dans la palette validée par la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi acceptons-nous que des mers soient sur la Lune ainsi que des marées5, comme on le pense depuis Galilée, et cette projection a d’ailleurs fondé le principe d’identité avec la Terre ; nous acceptons aussi, ainsi que Cyrano de Bergerac le met en scène dans Les États et empires du Soleil, que le Soleil soit une planète où des êtres peuvent vivre, et non, comme nous le savons désormais, un astre dont le rayonnement dû à l’énergie thermonucléaire de l’hydrogène rend impensable tout développement biologique. Car le but n’est pas de refaire une histoire des sciences, le serait-elle sous la forme d’une archéologie du savoir, encore moins une histoire des idées gorgée d’érudition6 mais de cerner deux lignes de force de la représentation de l’hybride dans cet imaginaire scientifique. De ce fait nous nous contenterons d’une définition a minima du concept d’hybride : la réunion de deux catégories a priori incompatibles s’intriquant en une entité autonome en sa néo-réalité.

Ces longs mais nécessaires préalables tracent notre parcours dans la complexité. De la même manière que le concept d’hybride nous intéresse comme outil théorique, nous entendons faire œuvrer la théorie contemporaine du dispositif à l’intérieur d’un champ d’érudition (l’astronomie représentée) autour de la notion d’hybride. Car c’est en pensant la connaissance astronomique comme un dispositif que l’on peut comprendre l’émergence de représentations d’êtres hybrides imaginaires qui ne doivent plus essentiellement à l’imaginaire tératologique antérieur connoté péjorativement sur le plan symbolique7. Si l’hybride biologique est généralement stérile, il n’en va pas de même de l’hybridation imaginaire rationalisée dont la fécondité se poursuit au-delà de ce point d’émergence dans la science-fiction contemporaine, comme nous le verrons avec les êtres intergalactiques de George Lucas, aussi bien que dans la modernité poétique baudelairienne, qui réinvente la subjectivité créatrice à partir d’une position de rejet de la réalité cosmique, et de recomposition hybridée de ses éléments par l’imaginaire.

1. Le dispositif astronomique créateur de « trou »

1.1. Penser la représentation cosmologique comme un dispositif

Pour comprendre les conditions d’émergence de l’hybride moderne, il faut se pencher sur le dispositif astronomique ou penser l’astronomie en tant que dispositif extérieur à la représentation8 avec le bouleversement engendré à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles par la révolution copernicienne que l’on limite, à tort, à un passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. Paradoxalement, en amenant une connaissance un peu plus exacte sur le fonctionnement céleste, l’astronomie va être créatrice d’une béance, d’un « trou »9: à la fois une déchirure dans la représentation du cosmos admis par la doxa, et la naissance des espaces, l’évidement de l’espace lui-même. En générant du savoir, en cartographiant l’inconnu pour y décrire une néo-réalité, l’astronomie crée un nouvel inconnu. Cadastrer la réalité c’est faire émerger le réel ou, pour le reformuler selon une perspective plus strictement lacanienne (et sans que la superposition des concepts soit totalement symétrique), la science est « la pulsion dans toute sa pureté » qui constitue un « oubli de l’Être »10. « Le dispositif aussi est une fenêtre ouverte sur le néant »11, pour reprendre une image de Philippe Ortel. Le dispositif scientifique est à l’instar du dispositif de contrôle foucaldien dans lequel la prison, qui vise à contrôler les entorses à la loi, crée de la délinquance. Ainsi, à la fin de la Renaissance, le ciel est décrit et représenté comme une structure stable, en tout cas à peu près stabilisée, totalement cadastrée, hiérarchisée physiquement, verrouillée par des superpositions symboliques intriquées (métaphysiques et spirituelles). C’est à la fois en élaborant une néo-représentation qui cherche à canaliser les débordements générés par les bouleversements de la connaissance du cosmos et parce que la nouvelle science est en instance de divorce avec le symbolique12 que le nouveau dispositif va paradoxalement générer (ou donner conscience à) des béances, trous, vides dans le ciel.

1.2. La déchirure

Art 4_CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.01

Art 4_2CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.02

Comme il a déjà été précisé, l’astronomie et, plus généralement la physique, ont longtemps été confondues dans la philosophie comme domaine, au même titre que la morale, et cette science ne va s’autonomiser que vers 1750 en entérinant l’apport cartésien (il suffit de consulter les sommaires des ouvrages de philosophie de l’époque pour s’en rendre compte) alors qu’une épistémè stable dominait au moins depuis le Moyen-âge, soit depuis trois siècles (avec la synthèse du thomisme) malgré des voix divergentes. Les visions antérieures sont un « à-plat », un développement de la voûte céleste ainsi qu’en témoigne, par exemple, le septième jour de la création de la Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel.
Tout le visible de la voûte s’inscrit dans le continu de la proximité à l’image de tout le savoir lui-même (en un temps où le langage est lui-même partie intégrante du monde, comme le souligne Foucault13). Les représentations du cosmos sont intriquées et verrouillées avec des théories philosophiques comme l’illustre l’enluminure du Liber divinorum operum d’Hildegarde Von Bingen superposant l’homme au cosmos ; le discours ontologique y trouve soit un substrat soit un prolongement cohérent.
Le continu du cosmos se double d’implications médicales14 liées aux analogies du microcosme et du macrocosme soumises aux influences des éléments, à la hiérarchie du macrocosme et du microcosme, aux hiérarchies entre monde sublunaire corruptible et supra lunaire incorruptible ayant des incidences dans l’ordre symbolique, l’ensemble asservi à une temporalité eschatologique : de la Genèse à la fin du monde. Ces intrications de continuités peuvent déboucher sur des modèles extrêmement complexes, comme dans l’ouvrage de Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia, paru en 1619.

Art 4_3CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.03

Cette synthèse cosmo-métaphysique extrêmement structurée et stable va voler en éclat par une conjonction du « dit » (De Revolutionibus orbium caelestium, de Copernic, paru de manière posthume en 1543) et de « non-dit », la lunette astronomique grâce à laquelle Galilée, en vérifiant l’hypothèse des phases de Vénus, va fournir la preuve expérimentale que les planètes du système solaire sont en rotation sur elles-mêmes et autour du soleil.

1.3. La naissance de l’espace

art 4_4_CARALP

Fig.04

Ainsi, en même temps qu’elle produit un savoir nouveau sur le fonctionnement céleste, le déplacement des astres, l’astronomie crée des trous15 dans le continu de la représentation du ciel : dès la théorie des tourbillons de Descartes, le ciel dégagé de toute métaphysique est réduit à un fonctionnement, et encore Descartes, trop respectueux du principe d’Aristote selon lequel « la nature a horreur du vide16 », place-t-il de la matière dans ses tourbillons entre les astres. Mais, en 1646 et 1648, Blaise Pascal va vérifier l’expérience de Toricelli et démontrer l’existence du vide. Cette évolution vers l’évidement est aussi validée par le lexique, le mot « espace » tendant à s’imposer au milieu du XVIIe siècle avec un sens qu’il n’avait guère, alors que le mot « ciel », qui désignait soit le séjour des dieux, soit la voûte céleste, tend à s’effacer du lexique cosmologique pour se spécialiser comme une métonymie du séjour des dieux, et plus tard comme la zone basse de l’atmosphère, où se produisent les phénomènes météorologiques (le mot y conservant le sème d’à-plat de son sens originel). Telle approche sémantique témoigne de la déconstruction des réalèmes de la doxa.

On est en droit de penser que ce creusement de la profondeur cosmique avait aussi été préparé par l’émergence, dès le XVe siècle, des lois de la perspective dans la représentation, perspective qui avait été orientée vers la verticalité avec les ciels en trompe-l’œil des dômes d’églises (Mantegna, chambre des époux du Castello San Giorgio de Mantoue, vers 1470).

1.4. Fécondité pour l’imaginaire du néo-évidement de l’espace

Ces espaces entre les astres (une latitude, un discontinu, un vide) vont rendre plus plausible l’idée du voyage interplanétaire même s’il en existait dans les représentations antérieures du ciel des versions fantasques comme l’échelle de Scipion, ou merveilleuses, comme la migration des âmes. Et s’il n’y a pas voyage concret, il s’opère par l’esprit : ainsi, dans le Songe de Kepler, ce sont les « démons » (de Daemon, « esprit »), allégories de la connaissance scientifique, qui effectuent le voyage de la Terre à la Lune.

art 4_5_CARALP

Fig.05

art 4_6_CARALP

Fig.06

L’astronomie était au demeurant privilégiée pour imaginer ce déplacement entre les astres. Un tel type de décentrement de la perspective de représentation (qui suppose un déplacement préalable) pouvait d’autant mieux être inféré par l’astronomie qu’elle possédait un instrument simulant le déplacement du regard dans l’espace, sa plongée dans l’épaisseur du cosmos : la sphère armillaire. Son utilisation par les astronomes peut avoir conditionné un mode de regard qui n’est plus le regard géocentré à partir duquel on obtient toutes les cartes du ciel en développement à plat. Telle idée du décentrement du regard apparaît déjà chez Giordano Bruno et Galilée. Il est possible que ces deux astronomes, et Kepler en écrivant le Songe, aient eu l’idée du regard décentré (se placer en position lunaire, par exemple, pour observer la Terre comme un satellite, nommée Volva par Kepler) par l’utilisation propre aux astronomes du seul instrument tridimensionnel de représentation de l’univers : la sphère armillaire dans certaines desquelles l’astronome devait glisser la tête pour voir selon un angle particulier la position des planètes17.
Une représentation du planétaire du XVIIIe siècle permet de prendre conscience de ce déplacement du regard dans le champ virtuel reproduit par l’instrument et de sa capacité à traverser l’espace. Telle hypothèse montrerait à quel point le dispositif technique informe la représentation.

1.5. L’espace béant comme confrontation au Réel angoissant

L’astronomie achève ainsi durant la première moitié du XVIIe siècle la déchirure de toutes les représentations cohérentes et stables antérieures. Cette instabilité a pu contribuer à ce que l’on qualifie d’âge baroque. Mais, plus spécifiquement, un grand pan de ciel est déchiré et instaure la panique18 car le réel est la béance, le vide, le gouffre. « […] Le Réel n’est pas la « vraie réalité » dissimulée derrière la simulation virtuelle mais le vide qui rend la réalité incomplète et inconsistante, la fonction de toute matrice symbolique étant de dissimuler cette inconsistance […]19 ». Nous avons du mal à prendre pleinement conscience de la radicalité d’une telle déterritorialisation, pour reprendre le concept de Deleuze, un phénomène de déterritorialisation qui se produit sans que l’homme ait été en quelque manière déplacé de son territoire terrestre et de sa familiarité au cosmos. Il suffit de se référer au célèbre texte des « deux infinis » de Pascal, fragment 23020 des Pensées, pour percevoir cette perte d’équilibre dans la représentation. On sait quelle exploitation Pascal va faire de ce « trou » dans l’univers, non seulement parce que la coupure entre la physique et la métaphysique prive l’homme du sens ancien, mais aussi parce que ce vide est de nature à susciter le vertige21 et l’effroi dans la peinture de la représentation de l’homme dans l’univers, c’est-à-dire du libertin qui voudrait assurer par la seule connaissance rationnelle le sens de sa présence au monde.

Le potentiel de cet espace vide s’associe à la transgression des frontières anciennes et l’érection de nouvelles frontières par la science. Les conditions de l’émergence de l’hybride passaient par une libération du cosmos de la hiérarchie métaphysique, par la subordination aux lois de ce que Foucault nomme la mathésis ou « effort de mathématisation de l’empirique »22. L’imaginaire opère dès lors une reterritorialisation à partir des catégories empiriques, déplacées dans un cosmos aux lois homogènes dans la profondeur selon la combinatoire rationalisée d’une néo-hybridation. Dans le même temps, cette combinatoire constitue la limite rationnelle même de notre imagination selon les propos de Sagredo que Galilée met en scène dans le Dialogue des deux grands systèmes du monde23.

Cette reterritorialisation constitue une forme de réappropriation du monde par l’imaginaire ; peupler d’êtres un espace dont cette révolution astronomique vient révéler la continuité des lois et des formes par rapport au discontinu antérieur s’impose comme une prise de possession, par une projection de la familiarité ; et l’homme du XVIIe siècle a sans doute eu besoin, comme nous-mêmes, d’images pour son équilibre psychique, dont la neurobiologie nous explique qu’elle entre dans une dimension prédictive de maîtrise anxiolytique du milieu. L’évidement de l’espace autorise le déplacement du regard et joue un rôle dynamique dans la mesure où le vide angoissant œuvre comme un appel d’air à la représentation. Le monde dans son abstraction d’espace et de temps est une perspective insoutenable pour qui n’y projette pas soit une libido sciendi astronomique, soit des représentations imaginaires : il suffit de voir combien nous l’avons depuis re-peuplé d’un imaginaire composite, serait-il erroné comme l’astrologie, ou hypothétique, comme la science-fiction.

2. Le peuplement imaginaire en hybrides

2.1. Les êtres hybrides adaptés de Kepler

C’est dans cette vacuité et cette profondeur uniforme que s’engouffre le premier Kepler dont les premières esquisses du Songe datent de 1593. Notons tout d’abord que les hybrides de Kepler ne sont qu’un jeu de l’esprit de l’astronome, un surplus24 au développement astronomique : ils n’apparaissent d’ailleurs que dans les toutes dernières pages du Songe, dont l’essentiel, au-delà des pages liminaires narratives, consiste à un développement des conditions climatiques supposées régner à la surface de la Lune, rebaptisée Levania (la déterritorialisation de la perspective s’accompagnant d’un changement sémantique radical dans la désignation). Ces conditions de température, de durée du jour et d’hygrométrie sont induites à partir des calculs de rotations des astres que l’on peut observer autour d’elle, et des projections conscientes et argumentées (la présence de mers, les cratères lunaires supposés être des abris pour ses habitants) ou tacites (la présence d’une atmosphère induite du fait que la Lune est une planète). L’ensemble forme ce que nous appellerions aujourd’hui un éco-système et l’imaginaire de Kepler s’emploie à y penser les conditions élémentaires du vivant (pour simplifier : une fourchette empirique de température et d’humidité autorisant une vie animale).

Les vivants lunaires sont conformes aux conditions extrêmes qui règnent sur l’astre comme ces êtres aux longues jambes (comparées à celles des dromadaires) pour pouvoir fuir en fonction des marées qui envahissent l’hémisphère de Levania (Kepler stipule que les habitants de la Lune se déplacent et « parcourent en groupe tout le globe en une de leur journée » soit 364 kms en une journée terrestre). D’ailleurs tous les êtres ont des tailles démesurées25 : « Tout ce qui pousse ou vit sur cette terre est d’une taille monstrueuse »26 .

Les hybrides adaptés de Kepler ne relèvent pas encore de l’évolution darwinienne (il n’y a pas de dynamique de changement des espèces) mais procèdent en tout cas d’une adaptation au milieu : tous les êtres sont en recherche de ce qu’on n’appelle pas encore leur homéostasie27 (la loi de conservation interne de l’équilibre de la vie) et ont une forme et des organes pour ce faire à la mesure du milieu spécifique dans lequel ils évoluent : la peau qui tombe comme une écorce végétale car elle est brûlée par la lumière, les êtres qui naissent dans des pignes de pin qui leur sont une protection thermique : « Çà et là, on trouve sur le sol des corps dispersés qui ont la forme de nos pommes de pin. Dans la journée leur enveloppe brûle superficiellement ; le soir, ces espèces de cachettes s’ouvrent et laissent sortir des êtres vivants » 28 .L’alliance du végétal et de l’animal est ainsi justifiée par Kepler comme une parade aux amplitudes thermiques supposées très élevées sur Levania29.

Alors que certains êtres sont pourvus de jambes de dromadaire pour fuir les marées qui envahissent l’hémisphère de Privolva (la face lunaire tournée vers Volva, la Terre), d’autres s’enfoncent dans les profondeurs de l’eau par une forme d’apnée prolongée30 et présentent des signes partiels d’adaptation aquatique (sans atteindre à la capacité amphibie) pour trouver refuge sous l’eau durant les phases d’immersion.

La nature adaptative est confirmée par son caractère transgénérique : le même phénomène apparaît chez les végétaux et les êtres vivants : « L’écorce sur les troncs, la peau chez les animaux et tout ce qui en tient lieu couvre la plus grande partie du corps, elle est spongieuse et poreuse. Si un être vivant s’expose au Soleil durant la journée, sa peau se durcit et brûle superficiellement. Le soir, cette enveloppe brûlée tombe »31. Notons au demeurant que la mention des êtres hybrides sur la Lune se concentre dans l’ultime page du Songe, dans une forme de développement progressif et logique des conditions qui règnent à la surface de la Lune. Dans ce modèle d’imaginaire scientifique, il faut d’abord dépeindre le milieu avant d’y placer les formes de vie possibles : le milieu génère ce qu’on n’appelle pas encore la vie (la vie est un concept moderne comme le rappelle Foucault). En tout cas, le continu de la loi physique s’y est substitué au continu de la représentation de la physique médiévale : et c’est cette néo-continuité qui génère la redistribution du continu antérieur, et non une création venue de l’extérieur et de nature transcendante. L’être hybride du Songe est le produit du milieu32 et, s’il se transforme, comme les pommes de pin se muant en êtres, ce n’est que pour obéir à un changement dans les conditions du milieu. La forme du sujet est induite seulement par le milieu. L’hybride de Kepler se distingue radicalement des êtres monstrueux que produisait la mythologie antique : les sirènes, amphibies mi-homme mi-poisson ; le centaure ; l’hydre de Lerne. La déconstruction astronomique a détruit la norme qui rejetait dans le tératologique une hybridation de caractères en dehors des hybrides inclus dans le continuum du monde pré-scientifique.

2.2. Fécondité du modèle de l’hybride adapté

art 4_7_CARALP

Fig.07 a.

art 4_8_CARALP

Fig.07 b.

Et ce déplacement des frontières symboliques ne nous paraît pas sans incidence sur les représentations modernes de l’hybride adaptatif, dont un exemple fort similaire et parmi les plus notoires, apparaît dans La Guerre des étoiles, saga cinématographique de George Lucas dont le premier épisode est sorti à l’écran en 1977. Parmi tant d’autres robots, êtres galactiques et androïdes, et pour rester dans la ligne des hybrides de Kepler, nous y rencontrons le Neti ou Ryyk : un être hybride, de type « humanoïde-végétal », d’une taille de 3 à 5 mètres, couleur de peau brune, originaire de la planète Mykr puis Ryyk, dont le langage est le Neti et le Basic, et qui a pour signe particulier d’être une « espèce métamorphe (sic) de type végétal (elle appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) »33.
On croisera aussi dans l’univers de George Lucas, le Félucien : hybride de type humanoïde-amphibien / aquatique, peau noire et bleue, taille : 1,90 m ; signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude34 qui n’est pas sans évoquer les êtres quasi amphibies que Kepler postule sur Levania.

Les êtres des films de Lucas reprennent donc le principe d’une reconstruction rationnelle à partir d’éléments composites afin d’obtenir des êtres adaptés au milieu ambiant de leur planète. Curieusement, les êtres hybrides des mondes de La Guerre des étoiles demeurent non évolutifs (ils changent d’astre sans que leur forme ou leurs aptitudes en soient modifiés) : ils ne sont pas plus darwiniens que les hybrides de Kepler. Leurs variantes apparaissent comme la multiplication des combinatoires d’un imaginaire rationalisé, nourri d’une connaissance plus aboutie des lois biologiques et astronomiques et amplifié des capacités d’hybridation avec la robotique.

Notons que ces êtres galactiques de La Guerre des étoiles confirment une réorientation du symbolique. Alors que la forme même du monstre hybride donnait lieu à son rejet symbolique en raison de son a-normalité au Moyen-Âge, comme le montre Emmanuel Molinet35, les hybrides de Georges Lucas ne sont pas évaluables sur le plan symbolique par leur forme mais dans leur adhésion aux forces du bien et du mal dont le paradigme fonde le récit de La Guerre des étoiles. Le cinéma populaire de science-fiction valide l’assertion lacanienne selon laquelle « la vérité a structure de fiction »36. Grâce à la diversité galactique, le cinéma industriel introduit une nouvelle doxa entrant dans un discours de la tolérance37. Nous sommes en droit de penser que cette réorientation du symbolique s’origine dans la légitimation de l’hybridation par le milieu que commence à opérer Kepler. On n’est pas responsable de sa forme.

3. Les hybrides métamorphiques de Cyrano de Bergerac

3.1. Métamorphose de la matière

Kepler avait imaginé des pommes de pin d’où naissent des êtres, alliance du végétal et de l’animal ; nous observons une configuration d’hybridation en apparence semblable dans Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac. À son arrivée sur le soleil, le personnage-narrateur s’éveille :

« […] sous un arbre en comparaison de qui les plus hauts Cèdres ne paraîtraient que de l’herbe. Son tronc était d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes qui, dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit ne devait rien aux feuilles : l’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l’autre était en suspens si elle tenait sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les feuilles épanouies étaient de grosses roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

[…]

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m’assouvir de le regarder. Mais, comme j’occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de Grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite Couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea pour lui former un col. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ces jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige, et d’une légère culbute tomba jusqu’à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération.38

La transformation du minéral en végétal puis en animal mérite explication : dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac, un changement d’échelle s’est opéré pour la représentation scientifique du cosmos. Certes Les États et Empires du Soleil intègre les dernières découvertes astronomiques d’échelle macroscopique de déplacement des astres dans l’espace (le géocentrisme copernicien) ainsi que des apports plus récents (les taches solaires découvertes par Galilée), mais la véritable loi de continuité du cosmos est à l’échelle microscopique dans la matière, l’atome.

Le matérialisme est continu à l’échelle de l’univers proposé par Cyrano de Bergerac, et les conditions astronomiques ne peuvent qu’en faire varier la densité : le Soleil, parce qu’il est plus lumineux présente un état de la matière moins dense (sur sa face éclairée en tout cas) et parce qu’il connaît une absence de pesanteur faute de centre39, permet à la matière, à sa surface, de changer d’état et de passer, par exemple, de l’état minéral au végétal, puis de se muer en animal. Cyrano de Bergerac, en philosophe matérialiste (et imprégné des modèles alchimiques) descend au niveau microscopique de la matière pour expliquer l’hybridation métamorphique, alors que Kepler observait l’univers, en astronome, à l’échelle macroscopique. Curieusement, il anticipe sur la physique quantique : la matière, dans certaines conditions, n’est plus qu’un ensemble de particules, une forme malléable en attente de saisie transitoire (de mesure, dirait Schrödinger) : c’est la volonté, ou le désir qui l’habite qui la modèlera. Ainsi le narrateur est ébahi en voyant une pierre précieuse se muer d’elle-même en fruit puis en être humain, c’est-à-dire accomplir la métamorphose du minéral au végétal puis à l’animal, catégories qui structurent la typologie de cet hybride. Le sujet prévaut sur les conditions du milieu qui induisent une marge de possibles pour sa liberté formelle. Ces formes métamorphiques que l’on observe sur la face éclairée du Soleil parce que la matière y est moins dense, plus labile, et, partant, plus plastique à la volonté, relèvent d’une hybridation dynamique, et non statique : elle est métamorphique car deux catégories se succèdent dans le temps au lieu de le faire dans une continuité, de se superposer dans l’espace. Telle vision matérialiste fait abstraction de la volonté transcendante antérieurement supposée à la base du cosmos et des êtres qui le peuplent (il s’agit dès lors de chercher les sujets dans la totalité et non un sujet qui soit une unité totalisante). Elle opère ou plutôt perpétue la position atomiste d’une émancipation du sujet par rapport à une toute puissance de création supérieure. On observe à ce titre une remarquable cohérence entre le sujet hybride dans l’univers cosmique représenté, et l’œuvre comme lieu de la représentation pour laquelle le sujet créateur modèle une unité syncrétique.

3.2. Une hybridation de la représentation : le syncrétisme théorique et philosophique

Les États et Empires du Soleil témoignent d’une volonté totalisante : car il y a un syncrétisme (qui est une forme d’hybridation théorique) et celui-ci est projeté sur le cosmos : en voyageant dans l’espace, le personnage-narrateur traverse plusieurs visions théoriques du monde (celle de Copernic, la théorie des éléments pour le voyage aérien (icosaèdre), l’atomisme, etc.) qui sont plaquées sur un arrière-plan astronomique incertain et composite (l’héliocentrisme copernicien y côtoie les théories magiques et alchimiques de Marsile Ficin et Campanella). Le sujet imaginant procède lui-même à une forme de métamorphose de ses représentations théoriques en fonction des possibles de l’espace sur lequel il les projette au fil de son voyage. Donc, même si sont respectées, les conditions de l’objet (conditions objectives, ou supposées telles par Cyrano de Bergerac et/ou la science de son temps), c’est la subjectivité qui prévaut librement. L’astronomie dans sa béance et sa contingence n’est au fond pour Cyrano de Bergerac qu’un prétexte puisque in fine, le sujet a tout le pouvoir sur la représentation. Si le voyage aérien se faisait chez Kepler par des « démons » allégoriques de la pensée scientifique, le vol spatial de Cyrano de Bergerac n’est peut-être que la métaphore de la puissance de l’esprit sur la représentation.

Le sujet a le dernier mot dans cette dynamique de représentation. Certes, la vision épicurienne se veut anti-dualiste (la pensée, la volonté ne sont qu’une émanation de la matière), mais force est de constater que le sujet domine la forme tout en l’habitant (auto-création). Cyrano de Bergerac semble être dans une nostalgie de l’unité perdue avec la déchirure par la révolution copernicienne de l’intrication cosmo-métaphysique antérieure, et en quête d’une forme d’unité par le syncrétisme de théories philosophiques frappées d’interdit et qui trouvent un « trou » suffisamment vaste dans la béance ouverte à cette révolution pour s’y déployer et s’y jouer.

Dès lors, la cosmologie peut-elle encore se prétendre cadre rationnel dans les marges duquel l’imaginaire explorerait librement les possibles, ou n’est-elle pas phagocytée par la représentation elle-même pour se muer en dispositif de celle-ci, et inscrire une dimension symbolique dans la réalité ?

3.3. De l’astronomie comme dispositif au dispositif dans la représentation : puissance subjective d’hybridation de l’imaginaire baudelairien

3.3.1. Dispositif de la camera obscura astronomique dans « Paysage »

Si le Soleil mis en scène par Cyrano de Bergerac n’est plus véritablement un espace scientifique ou utopique, mais un espace de représentation où se (re)joue la plasticité du réel sous la forme de l’hybridation, on peut lui découvrir une étonnante postérité40dans l’œuvre de Baudelaire, plus particulièrement dans « Paysage »41.

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Fig.08

Pour assimiler ce vertigineux passage, il faut comprendre que l’astronomie que nous avons initialement postulée comme un dispositif scientifique extérieur à la représentation artistique, niant des représentations anciennes et en générant de nouvelles, va devenir le (en tout cas, un) dispositif interne à la représentation artistique par lequel nous sont délivrées les clefs de décryptage de la représentation elle-même. Les éléments du dispositif perdent leur dimension référentielle, au besoin par le biais de l’image, pour devenir les indices d’un autre niveau de lisibilité dépassant la seule structure textuelle. En l’occurrence, en plaçant initialement le regard en position d’« astrologue »42 enfermé dans la chambre noire où il est, lui-même, le pôle d’inversion (et de métamorphose) de l’image entre la sensation acquise de la réalité et la représentation poétique restituée, Baudelaire ne décrit pas simplement l’espace de la mansarde propice à l’observation du ciel à la lunette, il pose les conditions de lisibilité du poème, voire une poétique de la section Tableaux parisiens. Il l’inscrit dans le cadre du dispositif astronomique de la camera obscura, qui était originellement pour l’astronome l’outil de la re-présentation. Le dispositif de l’astronomie s’est intégré à la représentation dans le poème : comme le montre si clairement Philippe Ortel pour le modèle optique, « (il) n’est pas dit par le texte mais montré : disparaissant de l’énoncé, il conditionne l’ordre d’énonciation des composants (…) », c’est un « schème imaginaire structurant »43. Un dispositif s’intègre dans le texte avec ses trois dimensions (technique, pragmatique, symbolique) et s’y dissimule a priori (ou s’y exhibe).
Ce dispositif astronomique posé dans « Paysage », Baudelaire va le poursuivre et le développer en une hybridation métamorphique dans la représentation du réel cosmique. « Paysage », poème liminaire de la section Tableaux parisiens, dont Philippe Ortel, à la suite de Philippe Hamon, a montré qu’il intègre le dispositif photographique de la chambre noire (avant tout parce que Baudelaire, par mépris de la photographie, réintroduit la subjectivité au cœur de la représentation), a vraisemblablement une fonction programmatique. Mais nous pensons bien plutôt qu’il s’agit du dispositif astronomique44 et non photographique45de la chambre noire, camera obscura, qui est posé comme schème structurant de la représentation : non seulement le deuxième vers du poème nous place dans cet univers et la captation du regard est verticale, tournée vers le ciel, mais les champs lexicaux qui précèdent comme ceux qui suivent la référence à la chambre noire, relèvent du cosmos. Dans les deux cas, la camera obscura inverse l’image dans la représentation, mais la position du sujet observateur diffère. En astronomie, l’observateur se place au centre de la chambre noire, et cela n’est pas anodin. En l’occurrence, le poète se représente en surplomb, tendu vers le ciel, dans la mansarde dont ont été fermées « portières et volets » pour obtenir l’obscurité nécessaire aux phénomènes de canopée.

3.3.2. L’hybridation métamorphique comme clé de la poétique baudelairienne

L’hybridation métamorphique (et de nature magique), qui était inhérente, dans Les États et Empires du Soleil, à la volonté du sujet représenté agissant sur sa propre matière « déliée » car étant dans l’espace solaire d’une moindre densité, se révèle chez Baudelaire l’œuvre du sujet-poète qui, en se plaçant au cœur de l’instrument de représentation, au point de divergence des faisceaux qui s’inversent dans la chambre noire, interrompt et nie le flux de la représentation en miroir exact bien qu’inversé du cosmos, pour le recomposer en fonction de ses propres lois subjectives qui deviennent le pôle même d’inversion/métamorphose. Le désir et la volonté de forme qui habitaient le sujet hybride métamorphique de Cyrano de Bergerac deviennent chez Baudelaire inhérents à la poïétique46 de représentation du sujet créateur. Avec le dispositif de la chambre noire astronomique, le sujet créateur s’expose imaginant. Et l’hybridation relève désormais de la puissance de la métaphore47 qui inclut le macrocosme dans le microcosme (« tirer un soleil de mon cœur » dont nous pouvons penser qu’il réfère d’ailleurs à d’antiques superpositions cosmologiques – voir la position du cœur sur la vignette 3 – tout en revendiquant son caractère novateur), tout en s’exhibant par des métaphores in praesentia dont les verbes d’action (« bâtir », « tirer », « évoquer », « faire ») renvoient à la volonté créatrice. Ces métaphores métamorphosent la matière par des référents humains (« les jets d’eau pleurant dans les albâtres »). Le passage par la camera obscura scelle le passage entre deux régimes de l’image : du visible au visuel. Le sujet créateur baudelairien a autrement résolu la déterritorialisation que l’astronomie avait fait subir à l’humain du XVIIe siècle : en hybridant par la puissance de l’image son propre sujet à un monde intérieur recomposé, non dans le réalisme photographique, mais au terme d’une imprégnation initiale (non exclusive de la vue puisque intégrant aussi la mémoire de sensations visuelles) d’un univers dont il faut se couper pour mieux l’imaginer. « Évoquer48 le printemps », c’est faire œuvre magique par la « volonté » de la même manière que les sujets-objets de Cyrano de Bergerac se métamorphosaient par la leur. À celui qui n’a pas encore écrit Le Gouffre (ni fait l’expérience terrible du réel qui en a suscité l’écriture), la puissance métamorphique de l’imaginaire peut toujours paraître la condition d’habiter le monde (le chiasme « les pensers brûlants en une tiède atmosphère49 », superposant dans la transformation sur le mode de l’inversion inhérent à la camera obscura les réalités physiques et cosmiques à la vie psychique pour poser les marges de tolérance du vivable). Le sujet n’abdique que par un pouvoir sur le monde que la science était venue lui dénier en créant du trou dans la représentation : il le recompose en parallèle50 par fragmentation d’objets hybridés au sujet. L’image est bien plus essentielle à l’équilibre psychique du sujet que la perception exacte de la réalité.

Conclusion

Cerner une origine impose d’analyser les conditions d’une émergence et de tracer les (des) lignes de force d’une fécondité que l’hybride imaginaire possède a contrario de la plupart de ses homologues biologiques.

Les êtres hybrides de Kepler et ceux de Cyrano de Bergerac nous montrent un – sinon le – point d’émergence de la notion moderne et normalisée de l’être hybride dans une archéologie de la représentation, laquelle a dû faire face à l’angoissante béance du Réel imposée par la science nouvelle par un dispositif qui intègre l’hybridation. Se cristallisent avec ces êtres astraux deux modèles divergents de représentations par rapport au possible imaginaire généré par la fracture du ciel que la nouvelle astronomie postérieure à Copernic et, surtout, à Galilée, a opéré. Alors que l’un déduit d’une patiente analyse des conditions sur la Lune, des formes de vie adaptées qui réinvestissent avec rigueur de manière hybridée les connaissances biologiques encore empiriques de la Renaissance, l’autre, tout en intégrant le substrat scientifique de la nouvelle astronomie, projette dans l’espace libre du cosmos une synthèse de systèmes philosophiques disparates où l’atomisme antique trouve dans la pensée magique la clef d’une énergétique de la métamorphose : ce sont deux matrices distinctes du réel, même si elles prennent appui sur la « réalité » astronomique. L’un postule une réintroduction du sujet dans les marges laissées vacantes par le redécoupage scientifique de l’objet, et en fonction de celles-ci ; l’autre, tout en prenant en compte les résultats de l’astronomie, revendique ce champ comme le terrain de puissance du désir et de l’imaginaire, d’une volonté capable de métamorphoser la matière pour lui donner forme.

Avec Kepler, l’hybride recompose les données du symbolique en s’écartant de la tératologie et légitimant déjà une pensée moderne de la tolérance, la différence n’étant que le produit objectif du milieu sur le sujet. La science-fiction moderne s’emparera de cette recette pour en décliner de multiples possibles. Avec Cyrano de Bergerac s’ouvre le champ d’une reterritorialisation plus libre par le sujet au sein de la représentation, pouvoir du sujet que revendiquera plus vigoureusement encore Baudelaire. Car, tout en gardant le référent astronomique dans « Paysage », le poète le transforme en dispositif de représentation afin de poser le fondement vital de sa poétique, la « tiède atmosphère » où s’accomplit le sujet en sa volonté créatrice capable de métamorphoser la réalité pour, ainsi que le souligne Philippe Ortel, « jeter un pont sur l’abîme, […] construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte51 ». Un pas majeur est ainsi franchi par la perte du référent vers la déconstruction post moderne du sujet en regard du symbolique.

L’hybride dans la représentation s’avère en tous les cas une réappropriation, une acrobatie « nécessaire » dans un monde où les repères transcendants qui fondaient le sens se sont progressivement estompés : nos facultés cognitives52 peuvent avec lui se raccrocher à un axe composite dans l’immanence d’une vacuité laissée béante par le monde scientifique (cette profondeur sans fin dans la matière du monde ayant été initialement nécessaire pour établir des relations disparates entre ce qui apparaissait, dans son à-plat antérieur stabilisé, de la nature du continu hiérarchisé). Resterait à savoir si telle parade de la représentation face à la première révolution scientifique copernicienne opèrerait encore à l’âge quantique, ce dont Slavoj Žižek doute53. Les travaux de Grit Ruhland, de Laurence Ressier, de Giancarlo Faini et Michel Paysant présentés lors du colloque « Images et mirages @ Nanosciences »54 témoignent du désir des artistes d’investir par des formes subjectives (fatalement hybrides) ces nouvelles dimensions du réel.

Cet imaginaire hybridé, nous dit-on55, puise sa fécondité dans les représentations topographiquement organisées de notre cerveau qui mobilisent le disparate de nos mémoires sensitives. Aussi tirerions-nous grand bénéfice à croiser nos approches esthétiques et philosophiques et, par-dessus tout, psychanalytiques, avec les conclusions de la neurobiologie sur la génération psychique des images et sur l’équilibre vital56 que ces représentations nous assurent avec le monde.


Notes

1 –  Dans la note 8, p. 53 (le Songe est accompagné d’un considérable appareil de notes de Kepler), l’astronome impute clairement le procès en sorcellerie intenté à sa mère, et dont il mettra plus de six ans à l’arracher, à diffusion de son Songe sous forme manuscrite. En effet, le personnage-narrateur, dans son sommeil, y lit un ouvrage dont le personnage, Duracotus, va être initié aux secrets du monde lunaire au cours d’un rituel d’apparence magique par l’entremise de sa mère, la magicienne Fiolxhilde. Entre autres pratiques, celle-ci cueille le soir de la Saint Jean « des herbes avec toutes sortes de rites et, chez elle, en faisait des décoctions. » Selon Kepler, des lecteurs contemporains superstitieux et malveillants auraient identifié la Fiolxhilde de la fiction à sa propre mère. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris),(posth. 1634, Francfort), éd. et trad. Michèle Ducos, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984.

2 –  Pour répondre à la question posée par Emmanuel Molinet dans L’hybridation, un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique [En ligne], 2-2006. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

3 –  Philippe Ortel, Vers une poétique du dispositif, in Penser la représentation II, Paris, éd. L’Harmattan, 2008, p. 44.

4 –  Les deux œuvres s’entent dans les catégories de la première partie du XVIIème siècle durant laquelle le processus de rationalisation et de classement de la connaissance n’a pas encore produit les taxinomies pré-modernes. À titre d’exemple, le dictionnaire de Furetière, un demi-siècle environ après ces deux œuvres, stipule à l’article « Végétaux » : « On classe les corps naturels sublunaires en métaux, minéraux, végétaux et animaux. » Par ailleurs, l’animal est aussi qualifié de « genre ». On observe donc un certain flottement des catégories chez le lexicographe, sans compter des divisions qui vont disparaître dans une taxinomie postérieure (entre « métaux » et « minéraux »). Le mot « règne » (végétal, animal, etc.) n’apparaîtra qu’en 1762 selon Le Robert. Nous n’approfondirons pas cette réflexion car le but de ce travail est de penser l’hybridation à un stade daté de la connaissance, non de mettre en cause celle-ci.

5 –  Kepler n’est pas dupe lorsqu’il développe l’hypothèse des marées lunaires et stipule non sans humour dans la note 202, op. cit., p. 115 : « Contentons-nous d’y croire jusqu’à ce qu’un explorateur aille voir ce qu’il en est. »

6 –  L’érudition ne nous paraît pas devoir âtre une fin, mais un moyen de la pensée dans une transdisciplinarité lucide.

7 –  Emmanuel Molinet rappelle que les émergences médiévales de ce qu’on n’appelle pas encore l’hybride ont servi dans une dimension symbolique au rejet de l’altérité religieuse des Musulmans. Op. cit..

8 –  Cette nuance mériterait de plus amples développements que ceux que l’objet de cet article nous permet de faire. D’une manière grossière, nous pourrions dire que la présentation qu’opère la science dans le Réel diverge plus clairement en ce début de XVIIème siècle de la représentation nécessaire tout autant au discours ontologique qu’à la perception vulgarisée du discours scientifique.

9 –  Ce pour quoi la science, au lieu d’être une trame totalitaire de lois verrouillant la réalité qui fait peur à certains artistes, s’avère plutôt productrice de « trous » dans la réalité, libérant ainsi des latitudes et des champs dans le réel pour l’art. La science peut créer des espaces libres et des profondeurs hétérogènes pour y voyager par la représentation au service du sens et des sens.

10 –  « Précisément dans la mesure où la science « ne pense pas », elle sait ; hors la dimension de la vérité, et représente, en tant que telle, la pulsion dans toute sa pureté. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, trad. François Théron, Paris, éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, p.58.

11 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, Enquête sur une révolution invisible, Paris, Jacqueline Chambon, collection « Rayon photo », 2002, p. 98.

12 –  Slavoj Žižek, rappelle les nuances établies par Lacan à ce propos : « Il faut ici éviter un malentendu : Lacan est loin de relativiser la science en en faisant un récit arbitraire parmi d’autres récits arbitraires, dans une hiérarchie comparable aux mythes politiquement corrects. Lacan tient que la science « touche au Réel », le savoir qu’elle construit EST « un savoir du Réel » ; l’impasse réside simplement aujourd’hui dans le fait que le savoir scientifique ne nous sert plus de « grand Autre » SYMBOLIQUE. » La Subjectivité à venir, op. cit., p.102-103.

13 –  « Il s’agit d’abord de la non-distinction entre ce qu’on voit et ce qu’on lit, entre l’observé et le rapporté, donc de la constitution d’une nappe unique et lisse où le regard et le langage s’entrecroisent à l’infini ; et il s’agit aussi, à l’inverse, de la dissociation immédiate de tout langage que dédouble, sans jamais aucun terme assignable, le ressassement du commentaire. » Michel Foucault, Des Mots et des choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, collection « Tél », 1966, p. 54.

14 –  Michel Foucault rappelle comment la médecine du XVIIème siècle prend appui sur un système d’analogies entre l’homme et le monde, la tempête dans celui-ci équivalent à la maladie dans celui-là, avec une réciprocité des effets. « Cette réversibilité, comme cette polyvalence, donne à l’analogie un champ universel d’application. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonné en toutes les directions, un point privilégié : il est saturé d’analogies (chacune peut y trouver l’un de ses points d’appui) et, en passant par lui, les rapports s’inversent sans s’altérer. Ce point, c’est l’homme ; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leur voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel. » Op. cit., p. 37.

15 –  Au fur et à mesure qu’elle gagnait en précision dans la description de la matière, la physique moderne n’a fait qu’accroître ce processus d’évidemment, d’espace : en physique quantique, l’électron n’est plus qu’une probabilité de présence. Même le plein de la matière s’est révélé un mythe métaphysique.

16 –  Des représentations du ciel bien postérieures à la révolution copernicienne continuent à postuler des orbes (sphères sur lesquelles sont accrochés les astres) translucides mais solides (le plus souvent en cristal). Si le regard pouvait traverser l’espace tel qu’il était représenté, tout déplacement physique y était inconcevable.

17 –  . Pour les instruments d’astronomie et leur usage avant l’invention de la lunette astronomique, se rapporter à Voir et rêver le monde, p. 42.

18 –  Déchirure dans la représentation qu’Arnaud Rykner a décrite à l’échelle du texte : « Le pan est cette façon dont la lumière du réel rentre dans le langage et fait un trou dans l’écran du texte. » Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, éd. José Corti, 2004, p. 21.

19 –  Analyse de Slavoj Žižek à propos du film Matrix dans La Subjectivité à venir, op. cit., p. 100.

20 –  Dans le célèbre fragment 230, Pascal utilise la représentation du monde de l’astronomie nouvelle pour créer le sentiment du vertige. Ce fragment est une réécriture de deux passages des Essais de Montaigne (livre I, chap 26, p 157, et livre 2, chap 12, p. 450) or si l’idée d’infini y apparaît une unique fois, et de façon secondaire, Montaigne utilise la représentation du ciel pour rabattre les prétentions d’anthropocentrisme ou de vanité de l’homme par rapport à l’univers, et non pour engendrer le sentiment du vertige face à l’immensité. Il s’agit d’en rabattre, non de frémir. Notons que si Montaigne fait mention de la théorie de Copernic dans les Essais, ce n’est qu’à l’appui du scepticisme dont les théories contradictoires et toutes valides en apparence lui donnent la preuve : il n’adopte pas l’héliocentrisme copernicien car « Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? » Michel de Montaigne, Essais, II, 12, 570 – strate A du texte, 1580, édition Villey, P.U.F., collection « Quadrige », 1965.

21 –  Avec une référence explicite à Pascal, Baudelaire reprendra (et nous verrons que ce n’est pas un hasard) cet angoissant vertige de la cosmologie dans « Le Gouffre », dans la troisième édition, en 1868, du recueil Les Fleurs du Mal, p. 220. C’est bien par le néant que le gouffre est angoissant et non par sa profondeur.

22 –  Michel Foucault, Des Mots et des choses. Op. cit., p. 70.

23 –  Dans son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée oppose les deux grandes théories cosmologiques, le géocentrisme et l’héliocentrisme. Il est remarquable qu’alors que le géocentriste Simplicio réfute la présence de vie sur la Lune au motif religieux qu’il ne saurait y avoir de mouvements s’ils ne sont aux fins de l’homme (§ 126, p. 160), il fasse défendre à Sagredo, partisan de l’héliocentrisme, la thèse d’une possible présence de vie sur la lune, d’une forme que nous ne pouvons pas imaginer : « J’en suis certain, jamais quelqu’un qui serait né et aurait grandi dans une immense forêt, au milieu des bêtes et des oiseaux, ignorant complètement l’élément de l’eau, ne pourrait arriver à imaginer que, dans la nature, il y ait un monde différent de l’élément terrestre, un monde rempli d’animaux capables d’avancer, et même de rester immobiles où il leur plaît, ce que ne peuvent faire les oiseaux dans l’air ; il n’imaginerait pas non plus que les hommes habitent là, y édifient des palais et des cités et peuvent facilement voyager, allant sans fatigue en des pays très lointains, avec toute leur famille, toute leur maisonnée, avec des cités entières. Cet homme, avec l’imagination la plus vive, n’arriverait jamais à se représenter les poissons, l’océan, les navires, les flottes, les armadas. À plus forte raison sur la Lune, si éloignée de nous, faite peut-être d’une matière très différente de la Terre, il pourrait exister des substances et se produire des opérations difficiles et même impossibles à imaginer ; parce que ne ressemblant absolument pas à ce que nous connaissons, elles sont totalement impensables : nous ne pouvons imaginer en effet qu’une chose que nous avons déjà vue, ou composée de choses ou de parties de choses déjà vues, par exemple les sphinx, les sirènes, les chimères, les centaures, etc. » Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux et François de Gandt, Paris, Seuil, Points Sciences, 1992, § 129, p. 161.

24 –  « Dans un songe, on a besoin d’inventer en toute liberté même ce qui n’est pas donné par les sens. », Note 116 de Kepler, p. 85.

25 –  Kepler justifie cette taille démesurée dans la note 212 : « Je pensais que les êtres vivants ressemblaient aux montagnes ; […] Ce rapport ne vaut pas seulement pour le physique (comparé à celui de nos créatures terrestres) mais pour les fonctions : respirer, se nourrir, boire, veiller, dormir, travailler, se reposer. La grandeur de leurs ouvrages, surtout visibles dans l’appendice, en témoigne ; l’excès constant dans la chaleur et dans le froid en témoignent aussi ainsi que la rareté des moments de radoucissement. […] ».

26 –  P. 47.

27 –  Une homéostasie tout à fait empirique et élémentaire mais une homéostasie tout de même : pour se préserver de la noyade, les êtres doivent soit avoir de longues jambes pour éviter d’être rattrapés par la marée, ou pouvoir rester sous l’eau suffisamment longtemps en apnée ; pour rester dans un équilibre thermique avec le milieu, le corps doit se préserver avec une peau épaisse, végétale, sujette à dégradation dans la journée. Kepler envisage aussi une vie troglodytique, mais ce n’est plus de l’hybridation (et l’hypothèse est générée de l’extérieur par le fait que l’on observe de grands trous qui semblent être des grottes sur la Lune, et que l’on en voit pas de mouvement à sa surface).

28 –  Notre analyse de l’hybridation touche ici les limites de la scientificité relative des catégories dont elle procède. Car, paradoxalement, cette hybridation adaptative des êtres mi-végétaux mi-animaux est nourrie par un savoir tiré de ce que Michel Foucault rapporte aux connaissances préscientifiques de la Renaissance, composées selon les règles de la rationalité mais aussi en vertu d’un pittoresque fantasque. Kepler accompagne son Songe d’une glose et justifie en effet ainsi son hybride imaginaire : « Sous l’effet de la chaleur du Soleil, la résine sort des poutres des navires et s’agglomère en une boule, d’où naissent les canards. Leur bec est la dernière partie de leur corps à se développer ; quand il est dégagé, ils se jettent à l’eau, comme le dit Scaliger dans ses Exercices. On connaît aussi un arbre d’Ecosse fréquemment cité, qui donne naissance aux mêmes animaux. En 1615, pendant un été très sec, j’ai vu à Linz une branche de genévrier qui venait des plaines désertes de la Traun. Elle avait donné naissance à un insecte d’une forme étrange, qui avait la couleur du scarabée cornu. L’insecte se tenait au milieu de la branche et bougeait lentement. Sa partie postérieure qui adhérait à l’arbre était faite de résine de genévrier. » Note 221, p. 121. Simplement, l’explication de Kepler porte sur la possibilité du passage du végétal à l’animal, tenue pour scientifique d’avoir été observée, mais les composantes de son hybride lunaire sont tirées spécifiquement de catégories disparates en fonction des conditions de milieu auxquelles elles sont adaptées. Ce n’est plus la transmutation qui importe, mais le rapport que les éléments discontinus ont avec les conditions hétérogènes du milieu.

29 –  La note 70 de Kepler, page 69, développe, pour une tout autre raison, une théorie de nature à expliquer telle rugosité de la peau : « Nos corps restent chauds grâce à la chaleur produite par une évaporation continuelle qui provient des profondeurs de la terre ; elle tombe sous forme de pluie, ou la nuit, quand les chauds rayons du Soleil ont disparu, sous forme de rosée ou de gelée blanche. La peau, privée de cette chaude vapeur extérieure, devient peu à peu rugueuse […] » Kepler explique par ailleurs que les deux hémisphères de Levania (La Lune) ont des conditions climatiques très opposées, Subvolva (l’hémisphère qui fait constamment face à la Terre) étant plutôt tempéré, alors que Privolva (l’hémisphère lunaire qui n’a jamais la Terre dans son ciel) connaît des conditions de froid et de chaleur extrêmes.

30 –  Cette adaptation peut intégrer des éléments physiques des amphibiens, mais Kepler précise clairement dans sa note qu’il leur donne « la faculté de nager et de s’adapter à l’eau, mais sans se transformer en poissons. Aucun de ces détails n’est incroyable, quand on connaît l’histoire du Sicilien Cola, l’homme-poisson », note 214, page 119. Selon Cardan, ce plongeur pouvait rester trois ou quatre heures sous l’eau, ce qui l’apparenterait davantage aux facultés d’un mammifère marin qu’à celles d’un homme.

31 –  Op cit., p. 47.

32 –  Au moment où le livre lu en rêve évoquait le climat de Levania, le personnage-narrateur de premier niveau est éveillé par le vent et la pluie. Il est stipulé que le livre n’est pas achevé. D’où la perplexité pour le lecteur de premier niveau que nous sommes : Kepler se moquait-il de développer au-delà du strict nécessaire induit par l’astronomie l’éco-système du monde lunaire (aucun élément sur l’organisation politique, par exemple, n’apparaît) ? ou avait-il eu la prescience des conséquences fâcheuses pour lui-même de la génération de créatures lunaires par les conditions scientifiques ? Il nous paraît probable qu’il n’ait pas voulu, en sus du développement périlleux de l’astronomie copernicienne, poursuivre l’audace en réécrivant la Genèse à l’envers, créant les êtres à partir des conditions scientifiques du milieu en contradiction avec le dogme religieux d’une création des hiérarchisée des êtres. L’obscurité de la mathématisation de l’astronomie pouvait être une relative égide.

33 –  Biologie et apparence : Les Netis, également appelés Ryyks sont originaires de la planète Mykr puis Ryyk. / C’est une espèce à part, appartenant au monde végétal et possédant la capacité de se métamorphoser. Ils ont une peau dure et grise semblable à l’écorce des arbres. Ils possèdent de nombreux bras comparables à des branches et un corps fin assimilé au tronc d’un arbre. Ils possèdent un feuillage dont la couleur tend vers le brun et parfois le gris et le noir. / Ils sont capables de changer de forme et de taille. Ils semblent pouvoir le faire à volonté. / Les plus habiles d’entre eux peuvent ainsi prendre une apparence humanoïde avec une taille pouvant aller de 2 à 9,5 m de haut, tout en gardant leur couleur végétale. / Sous leur forme humanoïde, ils n’ont pas besoin de respirer. / Au repos, ils arborent une taille variant de 3,5 à 5 m. Lorsqu’ils sont inconscients, après avoir reçu un coup ou lorsqu’ils dorment, ils arrivent à conserver la forme qu’ils avaient choisit (sic) juste avant l’état d’inconscience. / Étant une espèce végétale, ils se nourrissent par photosynthèse et n’ont comme seul besoin de survie qu’un peu d’eau et lumière naturelle. Leur longévité s’entend (sic) sur plusieurs centaines d’années. / Leur reproduction s’effectue une fois tous les cent ans ou plus. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

34 –  Biologie et apparence : Les Féluciens sont les habitants de la planète fongique Felucia. Ils portent un masque en permanence dissimulant leur vrai visage. Ils ont une peau noire et bleue et n’ont pas de cheveux, bien que leur masque en donne l’impression. / Ce sont des amphibiens, ce qui leur permet d’être à l’aise aussi bien dans l’eau que sur terre et de traverser les marais sans difficulté. / Ils sont grands, environ 1.9 mètres, et leur corps leur permet de jouir d’un camouflage naturel qui leur permet de disparaître dans la végétation de la planète. / Leurs mains et leurs pieds se terminent par quatre membres palmés et ventousés, ils peuvent ainsi s’accrocher aux surfaces et nager avec aisance. / Au niveau de leur avant-bras, ils ont une protubérance, une sorte de second bras, dont l’extrémité se termine par trois doigts agiles. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

35 –  II.4) L’hybride comme originaire comme forme négative en occident, § 43 à 46 ; III.1) La question du politique, § 65 et 66. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

36 –  Cité par Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 66. À propos des dessins animés dans lesquels Žižek prend l’exemple de la série de films d’animation de Spielberg intitulée Le petit Dinosaure pour expliquer qu’« ils révèlent en effet bien plus directement l’identité de notre société que ne le font les films traditionnels et le jeu « réaliste » de leurs acteurs ».

37 –  Rappelons que c’est en 1980 que sortira sur les écrans Elephant Man, de David Lynch, qui porte une même réflexion morale par rapport à la monstruosité.

38 –  Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, p. 116.

39 –  « Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples Solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu’elle venait de faire. », op. cit., p. 125.

40 –  Nous aurions pu étudier la postérité moderne de cette hybridité métamorphique avec les feux d’artifices esthétiquement spectaculaires de Groupe F pour mettre en scène Les États et Empires du Soleil à Versailles en 2008 mais nous risquions de n’évoquer que le spectaculaire esthétisant d’un spectacle pyrotechnique.

41 –  Paysage Je veux, pour composer chastement mes églogues,Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent.Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.Il est doux, à travers les brumes de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement.Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féériques palais.Alors je rêverai des horizons bleuâtres,Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté,De tirer un soleil de mon cœur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.Tableaux parisiens LXXXVI, in Les Fleurs du Mal, pp 114-115.

42 –  Le mot ne nous paraît pas substitué à « astronome » pour la seule rime. Astronomie et astrologie ont longtemps été confondues (le très sérieux Kepler, par exemple, pratiquait les deux) avant que le caractère fantaisiste de l’astrologie ne soit rejeté par la scientificité d’une astronomie toujours plus rigoureusement attachée à décrire objectivement les causalités des phénomènes cosmiques. L’astrologue se donnant pour but de tirer du sens de phénomènes physiques, cette figure forme image de la poétique baudelairienne dans laquelle le poète revendique la puissance du sujet sur l’objet pouvant aller, d’ailleurs, jusqu’à la prévision de l’avenir « évoquer le printemps avec ma volonté ».

43 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, p. 61-62.

44 –  Kepler nous a mis sur la piste de cette pratique de la chambre noire chez les astronomes, grâce à la note 49 du Songe : « Nous avons pratiqué ce rite (oui, ce rite si magiquement magique !) pour observer – peu avant que je n’aie l’idée de ce livre – une éclipse de Soleil le 2/12 Octobre 1605. […] Dans les jardins de l’empereur, il n’y avait pas de chambre noire sur le balcon du pavillon et nous nous sommes protégés de la lumière du jour en nous couvrant la tête de nos manteaux. » Le Songe ou astronomie lunaire, op. cit., p. 63. Notons que Kepler est le premier à avoir utilisé le terme de camera obscura.

45 –  Cet amalgame entre la chambre noire et l’appareil photographique tend à se systématiser. Martine Bubb le relève chez Jonathan Crary et souligne à juste titre que l’appareil ne sera pas dans les deux cas au même point de perception (et que l’énonciation s’en trouve selon nous modifiée) : « Reconnaissons cependant que la fonction “d’innervation”, au sens de W. Benjamin, de la camera obscura est très justement relevée par J.Crary lorsqu’il évoque le statut hybride d’un appareil qui pose comme inséparables la machine, qui ne se réduit pas à la « matérialité d’un objet technique » (X, p.59), et l’observateur, qui n’a rien d’une entité abstraite mais qui est au contraire sensibilisé par l’appareil – et ce dans un processus historique. C’est pour cette raison que des appareils apparemment très proches du point de vue de certains éléments de structure, tels que la camera obscura et la photographie, ne se ressemblent fondamentalement pas, car l’articulation de l’observateur au dispositif ne s’établit pas selon les mêmes lois. » La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur.

46 –  Nous noterons que le verbe « rêver » est utilisé deux fois, de manière intransitive dans le processus initial d’imprégnation du cosmos, de tension vers l’ouvert, puis de manière transitive dans le processus final de représentation poétique dans Paysage. La structure textuelle n’est interprétable que par le biais du dispositif.

47 –  Foucault décrit fort sensément dans l’autonomisation du langage dans la représentation à partir du XVIIème siècle un point d’émergence de la littérature moderne. Il suffit de lire « Paysage » de Baudelaire pour constater comment la représentation s’est autonomisée par rapport à Cyrano de Bergerac qui la projette et la tisse encore sur la toile de fond de l’astronomie. L’intégration du dispositif dans la représentation peut être liée à la séparation du langage et du monde, le langage devenant le lieu d’un monde second structuré par des dispositifs.L’hybridation réside dans la plasticité métamorphique (suffixe « -âtre » qui porte l’approximation) et dans le renversement du comparé en comparant (« soleil » [voir vignette 4], « atmosphère »), métaphore qui relève de la capacité du langage à l’hybridité. Approcher Baudelaire sans l’histoire des sciences, et le dispositif astronomique au cœur de la représentation, pourrait donc être appauvrissant.

48 –  Le sens premier du mot étant lié à l’action magique d’appel des esprits.

49 –  En termes d’érudition, rien n’interdit de penser que Baudelaire ait pu être lecteur du Songe de Kepler. L’œuvre, en latin (mais Baudelaire était un latiniste émérite), était très lue au XIXème siècle. Michèle Ducos, dans sa présentation du Songe, page 18, rappelle que Flammarion le fait figurer « en bonne place » dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1864). L’idée d’une atmosphère où évoluaient les hybrides chez Kepler peut très bien être à l’origine de cette atmosphère dans laquelle les « pensers brûlants », métaphore de l’angoisse, trouvent des conditions vivables pour le sujet grâce à la capacité d’hybridation métaphorique de l’imaginaire subjectif.

50 – Baudelaire incarne, par rapport à ce dispositif, le stade final du « processus d’autonomisation du champ » dont Emmanuel Molinet fait remonter l’origine au romantisme en littérature, mais que nous imputons au dédoublement du langage par rapport à la représentation dont Foucault voit l’origine au XVIIe siècle. Source.

51 –  L’hybride a, selon nous, un bénéfice semblable à celui que Philippe Ortel impute à la machine dans l’esthétique romantique : « Toutefois, parce qu’elle surmonte l’opposition entre être et non-être, la machine permet aussi à l’écrivain de jeter un pont sur l’abîme, de construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte. » La Littérature à l’ère de la photographie,op. cit., p. 98.

52 –  Nous éviterons le terme d’esprit, qui renvoie à des conceptions dualistes.

53 –  « Le fossé entre la science moderne et le bon sens aristotélicien de l’ontologie philosophique est ici insurmontable : si un premier signe de ce fossé se repère avec Galilée, il se creuse de manière extrême avec la physique quantique, lorsque nous avons affaire à des lois et à des règles qui fonctionnent dans le réel bien qu’elles ne puissent plus être retraduites dans notre expérience de la réalité représentable. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 103.

54 –  Manifestation internationale ayant eu lieu du 8 au 16 décembre 2010 à La Fabrique à Toulouse.

55 –  Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes. La Raison des émotions, trad. M. Blanc, Paris, Odile Jacob, 1994.

56 –  Équilibre psychique d’apparence moins vital que l’homéostasie physiologique pour le maintien de la vie, mais les nombreux suicides professionnels dans l’entreprise France Télécom, dans la police et dans bien d’autres milieux socioprofessionnels permettraient pourtant de démontrer la radicalité de cette perte d’équilibre, même si elle passe par des rapports de cause à effet moins visiblement et matériellement mécanistes. Une fracture de nos représentations (et des paradigmes symboliques qu’elles portent) est vraisemblablement aussi traumatique quoique de nature différente qu’une fracture de la boîte crânienne. Nous avons tendance à penser que l’hybridation des représentations est aussi vitale à notre homéostasie (qui ne se réduit pas à la notion traditionnelle un peu floue d’« équilibre psychique ») que les hybridations technologiques (technologies de la virtualité comme la télévision ou les jeux vidéos, ou de la communication comme le téléphone) qui entretiennent un rapport de plus en plus étroit avec notre corporalité.

 


Table des illustrations

Fig.01 – Le 7ème jour de la Création, extrait de Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg (1493) – BnF, Paris.

Fig.02 – Hildegarde de Bingen, Liber Divinorum Operum (vers 1180), Paris, BnF (extrait de Voir et rêver le monde, éd. Larousse).

Fig.03 – Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia. (1619), Paris, Bibliothèque de l’Institut (extrait de Figures du ciel, éd. Seuil/BnF).

Fig.04 – René Descartes, Principia philosophiae (1644), Amsterdam, chez L. Elzevier, in-4°, Paris, Bnf.

Fig.05 – Sphère armillaire : dispositif astronomique décentrant le regard et ayant pu contribuer à penser le cosmos comme un espace. Sphère armillaire (système de Ptolémée), réalisation de Jérôme Martinot, fin XVIIème s. Paris, BnF, Cartes et plans (extrait de Figures du ciel, éd. Bnf/Seuil)

Fig.06 – Le Planétaire (1766), tableau de Joseph Wright, Musée et galerie d’art de Derby (Royaume-Uni)

Fig.07 a. – Neti, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source : http://www.starwars-universe.com/espece-124-neti.html )

Fig.07 b. – Type « humanoïde-végétal » / Taille de 3 à 5 mètres / couleur de peau : brun / originaire de la planète Mykr puis Ryyk / langages : Neti et Basic / Signe particulier : « espèce métamorphe de type végétal (il appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) ».

Fig.08 – Félucien, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source http://www.starwars-universe.com/espece-200-felucien.html). Origine : planète Felucia / Langue : felucianese / type : humanoïde – amphibien / aquatique / couleur : noire et bleue / taille : 1,9 m / signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude.


Bibliographie

BAUDELAIRE Charles. Les Fleurs du Mal. 1857. Paris : Gallimard, Poésie, 1972, 352p.

BUBB Martine. « La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur». Revue Appareil [En ligne], Varia, mis à jour le : 20/06/2008, URL (Consulté le 15 avril 2011).

CYRANO (de) BERGERAC (de) Savinien. Les États et Empires du Soleil (posth. 1662). Paris : éd. Garnier-Flammarion, 2003, 273p.

DAMASIO Antonio R. L’erreur de Descartes. La Raison des émotions. Trad. M. Blanc, Paris : éd. Odile Jacob, 1994, 368p.

FOUCAULT Michel. Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines. Paris : éd. Gallimard, collection Tel, 1966, 400p.

FURETIERE Antoine. Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts. 1690, La Haye. (Consulté le 8 avril 2011).

GALILEI Galileo. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632) (Dialogo supra i due sistemi del mondo tolemaico e copernicano). Trad. R. Fréreux et F. De Gandt, Paris : Ed. du Seuil, 1992, 656p.

KEPLER Johann. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris), (posth. 1634, Francfort). Ed. et trad. Michèle Ducos, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1984, 222p.

KOYRE Alexandre. Du Monde clos à l’univers infini (From the closed World to the infinite Universe, 1957). Trad. Raissa Tarr, Paris : éd. Gallimard, coll. Tel,1966, 350p.

LACHIEZE-REY Marc, LUMINET Jean-Pierre. Figures du ciel : de l’harmonie des sphères à la conquête spatiale. Paris : éd. du Seuil/Bibliothèque nationale de France, 1998, 207p.

MOLINET Emmanuel.  « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques ». Le Portique [En ligne], 2-2006. URL (Consulté le 10 avril 2011).

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ORTEL Philippe. Vers une poétique des dispositifs, in Discours, image, dispositif. Paris : éd. L’Harmattan, 2008, 263p.

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ŽIŽEK Slavoj. La Subjectivité à venir. Trad. François Théron, Paris : éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, 212p.

Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?

Marion Sauvaire
Doctorante en Lettres Modernes et en Didactique du français, Université Toulouse – Jean Jaurès et Université de Laval (Québec)
marion.sauvaire@fse.ulaval.ca

Pour citer cet article : Sauvaire, Marion, « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-3-ms/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité, issue de l’anthropologie culturelle, est interrogée dans le cadre de notre recherche sur l’enseignement de la littérature. La notion est confrontée à celle de métissage, puis à celle de diversité, dans la perspective d’élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires.

Mots-clés : hybridité – métissage – diversité – identité culturelle – rhizome – créolisation – études post-coloniales – altérité – didactique de la littérature

Abstract :

Hybridity, as understood by cultural anthropology, is questioned within the framework of our investigation on the teaching of literature. The notion is confronted to the concept of miscegenation and then to the notion of diversity. The overall purpose of this study is to set up a training program for young scholar readers taking into account their subjectivity and diversity.

Key-words: hybridity – miscenegation – diversity – cultural identity – rhizome – creolization – post-colonial studies – otherness – literature didactics


Dans cet article, nous interrogerons la possibilité d’intégrer la notion d’hybridité, issue des études postcoloniales, à notre recherche sur la diversité des lectures subjectives. Plus précisément, nous questionnerons la pertinence des notions d’hybridité et de diversité pour élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires. Lorsque l’on s’interroge sur la dimension subjective de la formation des lecteurs, on ne peut éluder la question sous-jacente du modèle de sujet que l’école souhaite former : s’agit-il d’un sujet homogène et rationnel, tel que celui de la tradition humaniste ? S’agit-il d’un sujet hybride, culturellement « dissonant »1, potentiellement disloqué ? S’agit-il d’un sujet divers, multiple, changeant ? Dans le cadre de notre étude, nous envisageons le sujet comme une catégorie herméneutique, c’est-à-dire comme une construction théorique permettant l’interprétation de parcours d’apprentissage singuliers de la lecture littéraire. Or, ces parcours singuliers rendent compte de relations complexes aux cultures contemporaines et passées. Ces relations transcendent l’analyse critique de la distance entre culture privée et culture scolaire, car elles font coexister des modèles culturels très diversifiés, parfois contradictoires, et non nécessairement hiérarchisés, issus entre autres de l’intensification des migrations humaines et de la multiplication des réseaux de communication. Comment les recherches didactiques sur la lecture littéraire peuvent-elles accueillir les nombreux déplacements des subjectivités contemporaines, qu’ils résultent de mouvements migratoires effectifs ou plus largement de la contamination des espaces symboliques, que l’anthropologue A. Appaduraï nomme les « ethnoscapes »2 ?

La notion d’hybridité culturelle telle qu’elle a été élaborée par les études postcoloniales peut-elle être convoquée pour élaborer un modèle de formation des sujets lecteurs en classe de français ? Un effort de clarification entre les notions d’hybridité, de métissage et de diversité nous a semblé nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de distinguer des nuances sémantiques, mais de questionner les fondements épistémologiques d’un projet de redéfinition critique de la culture qui trouve sa source dans les études postcoloniales. Comme le souligne l’anthropologue C. Chivallon, à travers la notion d’hybridité, ce sont les fondements philosophiques de la pensée moderne qui sont remis en cause :

Le « Third space » de Homi Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse « hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la « tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition » – concentre le sens de la quête des postcolonial studies : parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale.3

Nous verrons que ce projet n’est pas exempt d’ambiguïtés. Face à la généralisation de l’usage du terme « hybridité » dans les discours des sciences humaines, il nous parait4 important de tenir compte des développements successifs de cette notion. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons essayé de définir l’hybridité notamment en regard de la notion voisine de métissage. Dans un second temps, nous soulevons les enjeux de la notion d’hybridité pour la construction du sujet, selon trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité et la diversité. Finalement, nous proposons une modeste contribution théorique au modèle de formation du sujet lecteur5, avec la notion de sujet lecteur divers.

 1. Quelques définitions de l’hybridité

1.1. Évolution sémantique des notions d’hybridité et de métissage

Étymologiquement, « hybride » vient du latin (h) ibrida, qui signifie « bâtard ; de sang mélangé », à rapprocher sans doute de iber [« mulet, demi-âne »] et imbrum [« mulet ; bétail, brebis »]. La graphie la plus usuelle hybrida est due, sans doute, à un faux rapprochement avec le grec hybris « violence ». Au sens propre, l’adjectif « hybride » et le substantif dérivé « hybridité » s’inscrivent dans le domaine de la biologie animale et végétale, puis dans celui de la linguistique. L’article « hybride » du dictionnaire Trésor de la langue française6 propose les définitions suivantes :

1. [En parlant d’animaux, de plantes] Qui provient du croisement naturel ou artificiel de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. Les mulets sont des animaux hybrides. […]

2. LING., Mot dont les éléments sont empruntés à des langues différentes.

Un exemple d’usage métaphorique est donné dans lequel l’adjectif caractérise l’homme ; il est alors connoté négativement et rapproché de l’idée de monstruosité : « un monstrueux hybride humain ». (Mirbeau, 1900, p. 161). Enfin, au figuré, « hybride » signifie qui n’appartient à aucun type, genre, style particulier ; qui est bizarrement composé d’éléments disparates.

Les termes « hybride » et « hybridité », et les termes « métis » et « métissage » ont eu une fortune assez semblable. Issus de la biologie, ils ont été appliqués à l’homme dans un sens péjoratif, puis ils ont progressivement cessé de déterminer des différences phénotypiques pour caractériser le produit unique du croisement de deux cultures. Commune aux deux termes et également inspirée de la botanique, la métaphore de la greffe s’est répandue dans les discours des sciences humaines à mesure que les termes de métissage et d’hybridité acquerraient une signification plus large et positive. L.S. Senghor fut un des premiers à faire l’éloge de la « saveur du fruit de la greffe » : « Pourquoi ne pas unir nos clartés pour supprimer toute ombre ? Ou, pour employer une image familière, pourquoi, cultivant notre jardin, ne pas greffer le scion européen sur notre sauvageon ? Vertu des civilisations métisses »7. La conception du métissage comme processus vertueux de développement culturel fut tardive. Le terme « métis » (du latin mixtus, « mélangé ») est d’abord apparu dans le contexte de la colonisation de l’Amérique du Sud, pour désigner la progéniture que les colons eurent avec des indigènes puis des esclaves. Au XVIIIe siècle, il est rapproché de l’hybridité botanique ou animale, comme le montre sa synonymie avec « mulâtre », dérivé du « mulet », animal hybride né du croisement de deux espèces. L’individu « métis » stigmatise un comportement jugé bestial. En raison de cette connotation ancrée dans le discours colonialiste, A. Césaire et B. Diop ont rejeté le concept de « métissage » au profit de la Négritude.

L’expression « métissage culturel » définit un phénomène de nature multiple et fragmentaire, parfois abusivement présenté comme universel. Pour S. Gruzunski, la vision culturaliste entretient la croyance qu’il existerait une totalité cohérente capable de conditionner les comportements, elle incite « à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables dénommées cultures et civilisations »8. En affirmant que « le métissage représente à l’échelle du monde ce que le multiculturalisme est à l’échelle de la nation »9 ne court-on pas le risque d’ériger le métissage en une nouvelle norme hégémonique, un nouvel humanisme basé sur la fusion des différences ? Malgré ces réserves, l’usage du mot « métissage » s’est généralisé pour définir tout croisement entre deux cultures. Dans ce sens, il est en concurrence avec le terme « hybridité ». En effet, les études postcoloniales anglophones ont particulièrement contribué à la l’élargissement de la notion d’hybridity dans le champ de l’anthropologie culturelle.

L’élucidation des nuances sémantiques entre métissage et hybridité n’est pas aisée. Sont-ils des synonymes issus d’un processus de traduction entre les traditions francophones et anglophones ou bien décrivent-ils des phénomènes culturels distincts ? Dans son Plaidoyer pour un monde métis, A. Nouss propose de distinguer le métissage, comme processus transculturel, de l’hybridité comme résultat. Il regrette l’usage anglo-saxon du terme hybridity, comme synonyme de métissage, « au détriment de sa signification précise qui ressort explicitement de son usage en botanique et en zoologie »10. C’est oublier que l’origine du terme métissage ressort lui aussi de ces domaines ! Une critique plus justifiée est formulée par Young dans sa mise en garde contre un usage sans discernement de la notion d’hybridité dans les discours contemporains, usage qui ne peut ignorer l’ancrage de la notion dans les catégories racistes du passé colonial : « Quand nous parlons d’hybridité […] pour déconstruire une notion aussi essentialiste que celle de race, aujourd’hui, nous risquons plus de répéter la fixation passée sur la race que de nous en distancier ou d’en développer une critique »11.

1.2. Ambiguïté de l’hybridité dans les études postcoloniales

En dépit de ces controverses, l’hybridité reste une notion centrale du projet des études postcoloniales, qui l’associent à la déconstruction des discours ethnographiques attribuant des caractéristiques culturelles propres à des groupes distincts. Dans ce domaine, l’hybridité désigne communément « la création de nouvelles formes transculturelles au sein des zones de contact produites par la colonisation »12. Hutnyk souligne que dans un usage récent, l’hybridité est liée plus largement aux mouvements migratoires : « L’hybridité apparait comme une catégorie commode à la lisière ou au point de contact de la diaspora, décrivant le mélange culturel là où la personne issue de la diaspora rencontre l’hôte, sur la scène de la migration »13 (notre traduction). L’hybridité est présentée comme une notion clé pour comprendre les multiples déplacements identitaires dus à l’accentuation des mouvements migratoires et à la contamination des modèles culturels. Cependant, cet usage de la notion soulève une nouvelle réserve. D’une part, les tenants de l’hybridité revendiquent la critique d’une définition stable et homogène de l’identité, du sujet et de la culture, mais, d’autre part, la notion conserve les postulats de l’identité, en tant que préalables à la création d’une nouvelle forme hybride. Chivallon, à propos de l’ouvrage de Paul Gilroy sur le modèle hybride de la diaspora noire, exprime clairement ce paradoxe : « l’hybride ne peut se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté »14. La contradiction qui consiste à déconstruire le discours de la « pureté identitaire » à partir de termes qui trouvent leurs origines dans ce même discours est embarrassante. Que penser, par exemple, de l’expression « identité hybride », s’agit-il d’un oxymore ou d’un subtil pléonasme ? En admettant que la notion d’hybridité aille à l’encontre d’un discours fantasmatique sur l’unité de l’identité originelle, il demeure que l’hybridité, comme le métissage, reproduisent une logique dualiste, qui de deux identités en créent une nouvelle. Si la notion d’hybridité ne se laisse pas définir de manière satisfaisante, n’est-ce pas parce qu’elle est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture ; l’autre inspiré des perspectives post-modernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement d’éléments en interaction ?

2. Situer l’hybridité par rapport à trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

2.1. Trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

Pour mieux rendre compte des enjeux et des limites de la notion d’hybridité dans le cadre de la construction théorique d’un modèle de sujet lecteur, nous proposons de la situer par rapport à trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité, la diversité.

Le concept d’identité est antérieur à celui de sujet et trouve son origine dans l’opposition platonicienne entre l’un et le multiple. La perspective de l’identité est fondée sur un paradigme qui associe l’unité (identité numérique), à la mêmeté (identité de nature) et à la permanence. Cette perspective anime le projet rationnel de fondation du sujet moderne et la conception humaniste de la culture comme unitaire, homogène et stable. Elle correspond à ce que Deleuze et Guattari nomment le livre racine, qui « est à la littérature, ce que le sujet est à la philosophie et à la sociologie classiques […] C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre) »15. Dans le domaine de la littérature, cette perspective s’est déployée au XIXe siècle, la modernité littéraire rejoignant la modernité philosophique en faisant du sujet créateur la source de la norme esthétique. En France, la figure de l’auteur était censée exprimer « le génie national ». Dès lors, le développement de la lecture littéraire dans tous les ordres d’enseignement avait pour objectif de renforcer l’unification de l’identité nationale autour d’une langue et d’une culture patrimoniale, dont la littérature canonique était l’expression par excellence.

La deuxième perspective est centrée sur l’idée que l’identité ne peut pas être pensée sans référence à l’altérité. Elle définit l’autre comme essentiellement différent du même. La polarisation de la différence entre l’identité et altérité conduit à un paradigme dualiste qui oppose le même et l’autre, l’identique et le différent, le centre et la périphérie, l’universel et le singulier, etc. Pour résorber cette dichotomie, trois voies sont envisageables :

  1. Le recouvrement de l’autre par le même, par assimilation de sa différence, selon, par exemple, le modèle de l’universalisme.

  2. L’affirmation de l’altérité comme différence, à laquelle on prête les caractéristiques du même ou à laquelle on accorde les prétentions hégémoniques de l’identité, comme, par exemple, dans le modèle du culturalisme.

  3. La fusion du même et de l’autre dans une nouvelle unité plus englobante, comme dans le modèle du multiculturalisme.

Ces trois voies ont en commun de conserver les postulats de l’identité pour définir l’altérité. Postuler une altérité en soi, c’est enfermer les relations entre le sujet et autrui dans une dichotomie qui ne se résorbera que dans la quête fantasmée d’une unité identitaire, passée ou à venir. Alors que la perspective de l’identité se rapprochait de la notion deleuzienne du livre-racine, la perspective de l’altérité relève du « livre-radicelle » et de l’image de la greffe : « Après le livre-racine, le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires ». Cependant, la racine principale n’est pas abolie, elle demeure à l’état de principe ou en tant que projet : « son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l’exigence d’une unité secrète encore plus compréhensive, ou d’une totalité plus extensive »16.

La troisième perspective est celle de la diversité. Elle suggère un renoncement à la figure du sujet moderne identique à soi, tout en cherchant à éviter les écueils de l’essentialisation de l’altérité. La diversité implique un déplacement des perspectives du même et de l’autre, et plus précisément, elle implique un changement de nature du sujet, qui devient un sujet divers. En français, l’adjectif divers est synonyme de contradictoire, de pluriel, de dissemblable, et de petit, marginal. Un sujet divers serait non seulement pluriel, mais aussi discontinu, mobile, changeant et contradictoire. On ne peut donc réduire la diversité à la pluralité, car la diversité est indissociable de la mutabilité : si elle peut se concevoir simultanément, comme multiplicité, elle doit aussi être comprise successivement, comme discontinuité.

La diversité renverrait à la figure du livre-rhizome, qui procède à la fois par « déterritorialisation » et par l’accroissement de « multiplicités » qui changent de nature en s’interconnectant. Contrairement à la racine, même tronquée ou dupliquée, le rhizome est libéré de l’essentialisme de l’identité.17 Le rhizome permet de penser conjointement les mouvements de déterritorialisation et les processus d’altération des sujets divers. Par exemple, le migrant ne perçoit pas la diversité culturelle comme un décor bariolé dans lequel il se déplacerait, mais comme les transformations de son devenir autre. L’individu se déplace et ce faisant il mute, il mue ; au contact des autres, il devient lui-même comme un autre. L’intérêt de la notion de rhizome dans le cas des groupes migrants a été souligné par des spécialistes des diasporas, tels que S. Hall18 et C. Chivallon. Cette dernière montre que La diaspora noire des Amériques ne peut être ramenée à une identité culturelle « racine ». Elle se développe comme un rhizome qui, au fur et à mesure des nouvelles vagues migratoires qu’elle génère, agence des multiplicités, qui changent de nature en se déterritorialisant et en se reterritorialisant.

2.2. De l’hybridité à la diversité

Cette brève présentation de trois perspectives théoriques est susceptible d’éclairer les enjeux et les limites de la notion d’hybridité pour la formation culturelle des sujets. La notion d’hybridité est ambiguë, car elle peut être interprétée au moins selon deux de ces perspectives : celle de l’altérité, dont la puissance critique est entravée par la permanence plus ou moins implicite des postulats de l’identité, ou bien, celle de la diversité, qui permet d’envisager une ouverture à la multiplicité et la mutabilité, mais dont les assises théoriques restent à approfondir.

Pour certains l’hybridité relève d’un paradigme dualiste, dans la mesure où la notion même d’hybride implique deux identités distinctes dont le mélange produit une troisième entité. L’hybridité culturelle se rapproche alors du métissage et se situe dans la perspective de l’altérité. Dans cette perspective, il faudrait se garder de récréer de la centralité en faisant de l’hybridité une nouvelle norme culturelle ou esthétique. Néanmoins, la notion d’hybridité peut être très productive, si elle est utilisée avec précaution, c’est-à-dire définie par rapport à un champ de référence qui assume de manière critique certaines de ses contradictions. Pour certains, les tensions entre le même et l’autre, propres à la notion d’hybridité, permettent de se garder des illusions d’un discours euphorique sur la fusion des différences. Ainsi Hutnyk conclut-il : « C’est peut-être aussi le message de l’hybridité que de réaffirmer une identité fixe dans ce qui devient simplement le scoutisme du pluralisme et de la multiplicité ? » (notre traduction)19.

Pour d’autres, l’hybridité est au contraire une notion clé pour étudier les processus de transformations culturelles en dehors de tout essentialisme. Elle se rapproche de la créolisation20, et se situe davantage dans la perspective de la diversité. On peut alors la concevoir comme un processus de transformation, voire de création (l’hybridation), plutôt que comme un résultat. L’hybridation serait envisagée non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques à des situations d’interactions particulières. Dans le champ des arts plastiques, E. Molinet propose de « considérer que ce processus (l’hybridation) interagit aux côtés d’autres processus, afin de constituer un espace en devenir, un territoire infini, générant lui-même la diversité, et instaurant du même coup un nouveau paradigme de l’art »21. Dans le cadre de la formation de sujets lecteurs, nous pourrions envisager les processus d’hybridation en lien avec d’autres processus de transformation culturelle (comme la distanciation, la médiation par la lecture) pour rendre compte des multiples déplacements des subjectivités à l’œuvre dans la production de diverses interprétations d’un texte littéraire.

Comme nous l’avons vu, la notion d’hybridité, et son corollaire l’hybridation, soulèvent plusieurs réserves : une connotation péjorative issue de l’étymologie ; un premier ancrage de la notion dans le discours colonialiste que les usages ultérieurs de la notion prétendent déconstruire ; et surtout, un arrière plan épistémologique constitué par une pensée dualiste fondant la différenciation essentialiste du Même et de l’Autre. C’est pourquoi, dans le cadre de notre recherche, nous avons préféré la notion de diversité, qui, bien que galvaudée, permet de dépasser la dialectique de l’identité-altérité et d’assumer le caractère divers et mouvant des sujets culturels.

L’ouverture à la diversité culturelle est devenue un poncif des discours institutionnels pour l’éducation, et bénéficie d’une légitimation politique de plus en plus large, comme en témoignent les chartes de l’UNESCO. Cet état de fait rend ardue la démonstration de la pertinence de cette notion pour la recherche en didactique du français, car la notion subit des réductions descriptives et formalistes, qui éludent sa dimension dynamique et intersubjective. Selon une approche descriptive, par analogie avec la biodiversité, la « diversité culturelle » est le simple constat de la coexistence de groupes humains de cultures distinctes (les cultures étant entendues comme des ensembles d’attitudes, de comportement, de modes de vie, de pensées et de valeurs). Cette définition fait l’objet de la critique de H. Bhabba qui y voit un risque d’exotisme22. En effet, selon une réduction formaliste, la diversité culturelle recouvre l’ensemble des formes d’expressions de groupes variés et stabilisés. Selon nous, cette définition de la diversité culturelle affaiblit considérablement la portée heuristique de la notion de diversité en éludant sa dimension processuelle, subjective et relationnelle.

Si la diversité ne peut être définie selon le paradigme de l’identité, au risque de fonder une nouvelle totalité normative, elle ne peut non plus être réduite à une différence, même plurielle, qui ne ferait que dupliquer le dualisme de l’identité-altérité sans en modifier les postulats. Puisqu’il faudrait renoncer à déterminer des identités (individuelle ou collective) selon un système différentiel de traits culturels, nous privilégions une approche de la diversité basée sur la compréhension des processus culturels tels qu’ils sont expérimentés et interprétés par des sujets, eux-mêmes divers, en interaction. Nous proposons de définir la diversité comme le mouvement par lequel un individu ou un groupe se comprend comme un sujet pluriel, changeant, mobile, parfois de manière contradictoire ou marginale, par rapport à d’autres sujets et en relation avec des œuvres et des pratiques culturelles.

3. Vers la formation de sujets lecteurs divers

À l’analyse ethnologique des différences culturelles, nous privilégions la compréhension des processus intersubjectifs à travers lesquels les individus se construisent comme des sujets divers. Dans le domaine de l’enseignement de la littérature, cela revient à considérer que la diversité n’est pas une variable supplémentaire de la situation didactique, mais une herméneutique, c’est-à-dire un mode d’intelligibilité des situations d’interactions complexes dans lesquelles les élèves se comprennent comme des sujets lecteurs divers. En postulant que tout sujet lecteur est divers, nous tentons de reformuler le problème de la pertinence de l’acte de formation en contexte hétérogène : il ne s’agit plus d’adapter les contenus ou les méthodes d’enseignement à des publics particuliers, mais de concevoir un modèle de formation destiné à tous et fondé théoriquement et méthodologiquement sur la perspective de la diversité.

L’activité subjective du lecteur a été mise en évidence dans la définition de la lecture littéraire comme l’activité d’un « sujet lecteur »23 qui construit le sens de textes dont la signification n’est jamais achevée (Jauss, 1978 ; Ricœur, 1985 ; De Certeau, 1990 ; Bayard, 2007). Nous considérons que le lecteur, le sens du texte et la lecture sont divers, c’est-à-dire pluriels, mobiles et changeants. Nous faisons l’hypothèse que la lecture littéraire peut donner lieu à une compréhension subjective, réflexive et médiatisée de la diversité dans la mesure où les sujets lecteurs divers produisent diverses interprétations. La production de cette diversité interprétative peut-elle être envisagée comme un processus d’hybridation culturelle entre la diversité des possibles narratifs manifestée dans le texte et la diversité propre à chaque sujet lecteur ? L’esthétique de la réception de H.R. Jauss et l’herméneutique de Gadamer ont montré que la lecture littéraire consiste à prendre conscience de la distance historique entre le contexte de production et celui de la réception du texte littéraire. On pourrait faire l’hypothèse que cette prise de conscience porte également sur la distance culturelle entre un texte et un lecteur contemporains. Cette hypothèse est séduisante parce qu’elle nous engage à considérer qu’en amont de la lecture, préexistent deux totalités de significations, le monde du texte et le monde du lecteur, qui en entrant en relation produisent un troisième texte, un texte hybride. Néanmoins, cette hypothèse n’est pas tout à fait satisfaisante, d’une part, parce qu’elle tend à faire croire en une unité du sens textuel et une interprétation lectorale identique à elle-même. Or, s’il est démontré que tout texte littéraire donne lieu à une pluralité de lectures par différents lecteurs, on peut aussi supposer qu’un même lecteur produit plusieurs interprétations successives et même concomitantes. D’autre part, cette hypothèse n’est soutenable que dans le tête-à-texte d’un lecteur individuel, elle résiste mal à l’épreuve de la communauté de sujets lecteurs divers, car elle ne permet pas de prendre en compte comment les interprétations se transforment en situation d’interactions.

Sous le vocable de diversité interprétative, nous proposons de comprendre la multiplicité des interprétations d’un texte littéraire telles qu’elles sont produites par des lecteurs, eux-mêmes divers, en situation d’interaction. La diversité interprétative est donc le produit à la fois de l’activité d’un sujet lecteur individuel et d’une communauté de lecteurs. Elle recouvre non seulement les diverses interprétations produites par différents lecteurs, mais aussi les multiples transformations que ces dernières subissent lors des interactions. Favoriser et organiser la production par les élèves de diverses interprétations apparaît comme un enjeu didactique central de la formation de sujets lecteurs divers. Selon cette approche, l’apprentissage par les élèves d’un questionnement interprétatif prévaut sur la recherche d’une réponse en adéquation avec l’interprétation canonique ou magistrale. Le rôle de l’enseignant s’en trouve complexifié, car, s’il doit favoriser l’émergence de la diversité interprétative, il doit également la gérer, la valider, l’évaluer. La formation de sujets lecteurs divers doit se garder d’une forme de relativisme qui voudrait que toutes les lectures se valent. Si la question de fond demeure : « comment peut – [on] gérer au sein d’une communauté éducative la diversité des lectures subjectives ?24», nous pensons que le retour au texte (par exemple, sous la forme de relectures), le développement de la réflexivité (par exemple, par le questionnement explicite des ressources qui ont participé à l’élaboration d’une interprétation) et l’exercice raisonné de l’intersubjectivité (grâce à des discussions organisées autour de diverses interprétations) constituent des pratiques complémentaires, qui permettent à chacun non seulement de produire, mais aussi de transformer et d’évaluer les diverses interprétations proposées en classe.

Conclusion

Lorsque nous avons élaboré le cadre théorique de notre recherche didactique sur la formation de sujets lecteurs divers, nous avons été confrontés à la variété des usages de « l’hybridité » dans les travaux en sciences humaines. L’hybridité apparaissait comme une notion proliférante, susceptible de caractériser la subjectivité contemporaine, les transformations culturelles, les productions esthétiques et médiatiques, la réception de ces productions, etc. Dans le domaine de l’analyse littéraire, l’hybridité s’apparentait à une métaphore commode pour décrire des phénomènes aussi variés que le dialogisme inhérent au discours, le brouillage des frontières génériques, les problématiques identitaires spécifiques à la littérature postcoloniale puis migrante. Un effort de clarification conceptuelle s’imposait pour distinguer ce qui dans la généralisation de l’hybridité relevait de l’air du temps, de revendications idéologiques, et d’un projet épistémologique de redéfinition critique de la culture et du sujet modernes.

Le rôle des études postcoloniales dans le développement de l’hybridité ayant été décisif, nous avons choisi d’explorer la notion à partir de ce domaine, ce qui nous a permis de la comparer à celle de métissage. Il est apparu que la notion d’hybridité était controversée au sein même du champ qui l’avait déployée. Les réserves émises à son encontre concernaient son ancrage étymologique dans les catégories racistes du passé colonial, son interprétation culturaliste par la tradition des « aires culturelles », et la pérennité des postulats de la pensée dualiste issue de la métaphysique occidentale. Ces critiques nous ont permis d’accéder à un questionnement plus général sur les concepts d’identité, d’altérité et de diversité. L’hybridité est apparue comme une notion ambiguë, car traversée par deux paradigmes, l’un relevant de l’altérité, l’autre de la diversité. Cette ambiguïté nous a amenée à privilégier la notion de diversité à celle d’hybridité pour définir le sujet lecteur que nous souhaitons former. Finalement, nous avons suggéré quelques propositions théoriques pour la formation de sujets lecteurs divers, notamment à propos de la gestion didactique de la diversité interprétative.


Notes

1 –  Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : Découverte, 2004.

2 –  Arjun Appaduraï, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Paillot. 2001. p.69 : « Par ethnoscape, j’entends le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et d’autres groupes et individus mouvants constituent un trait essentiel du monde qui semble affecter comme jamais la politique des nations […] Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de communautés, de réseaux de parenté, d’amitiés, de travail, et de loisir relativement stables, ni de naissance, de résidences et d’autres formes d’affiliation ; mais que la chaine de ces stabilités est partout transpercée par la trame du mouvement humain à mesure que davantage de personnes et de groupes affrontent les réalités du déplacement par la contrainte ou le fantasme du désir de déplacement. »

3 –  Christine Chivallon, La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée. Mouvements. 2007/3, n°51, p. 36.

4 –  Ce texte adopte l’orthographe rectifiée.

5 –  Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature. 2004. Rennes : Presses universitaires de Rennes. 2004.

6 –  Dictionnaire informatisé Trésor de la langue française. Terme hybride.

0 –  Léopold Sedar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme. Paris : Seuil. 1964. p. 91.

8 –  Serge Gruzinzky, La pensée métisse. Paris : Fayard. 1999. p. 45.

9 –  Laurier Turgeon, Regards croisés sur le métissage. Québec : Presses de l’Université Laval. 2002. p. 9.

10 –  Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis. Paris : Textuel. 2005. p. 27.

11 –  R.J.C. Young, Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race, Routledge, 1995, p. 27. « When talking about hybridity […] deconstructing such essentialist notions of race today, may well lead us to repeat the fixation on race that we find in the past rather than enabling us to distance ourselves from it or providing a critic of it »

12 –  Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Post-colonial studies, The key concepts. New York : Routledge. [2000] 2007. p.108 (notre traduction).

13 –  « hybridity appears as a convenient category at ‘the edge’ or at the contact point of diaspora, describing cultural mixture where the diasporized meets the host in the scene of migration ». John Hutnyk, Hybridity, Ethnic and racial studies, 28 : 1, p. 79.

14 –  Op.cit. p. 37. Voir aussi : Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques, Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy. L’Homme, 2002/1, n°161, p.51-73.

15 –  Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980, p.11.

16 –  Ibid., p.13.

17 –  « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Écrire à n- 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome », Ibid., p. 10.

18 –  Stuart Hall, Identités et cultures : politiques des cultural studies. Paris : Éditions Amsterdam. 2007.

19 –  Op.cit., p. 99. « But is it, perhaps, also the message of hybridity that reassigns fixed identity into what will become merely a jamboree of pluralism and multiplicity ».

20 –  Dans l’Introduction à une poétique du divers, Édouard Glissant définit la créolisation comme le processus selon lequel les éléments culturels les plus éloignés et hétérogènes peuvent entrer en relation. Paris : Gallimard. 1996. p.22.

21 –  Emmanuel Molinet, L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique, 2-2006, Varia, Recherches, p. 9.

22 –  Homi K. Bhabha, The location of culture. London : Routledge. 1994. p. 38 : « It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial provenance. For a willingness to descend into that alien territory… may open the way to conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism of the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity ».

23 –  Voir : Gérard Langlade, Et le sujet lecteur dans tout ça ? Enjeux, n° 51/52, 200. p. 53-62 ; Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Sujets lecteurs et enseignement de la littérature, Rennes : PUR. 2004 ; Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du lecteur, Bruxelles : Peter Lang. 2011.

24 –  Gérard Langlade, Marie-José Fourtanier, La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire. Dans Falardeau Érick, Fischer Carole, Simard Claude, Sorin Noëlle (dir.). La didactique du français, les voies actuelles de la recherche, 2007, Québec : PUL, p.120.


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L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney

Marie-Laure Delaporte
Doctorante en histoire de l’art contemporain, Université Paris – Nanterre, Centre Histoire des Arts et des Représentations
marie-laure.delaporte@hotmail.fr

Pour citer cet article : Delaporte, Marie-Laure, « L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité rencontre le travail de l’artiste américain Matthew Barney à de nombreux niveaux : dans sa pratique multimédia qui s’apparente au concept de Gesamtkunstwerk, dans sa conception du corps comme totalité et producteur de forme, dans la multiplication des identités réinventées à travers les personnages peuplant ses films ainsi que dans l’aboutissement de ses travaux sous la forme de l’installation et de l’exposition.

Mots-clés : art contemporain – installation multimédia – vidéo – performance

Abstract :

The notion of hybridity meets the American artist Matthew Barney’s work at several different levels : in his multimedia practice related to the Gesamtkunstwerk concept, in his thinking of the body as a totality and shape producer, in the multiplication of identities recreated through the characters inhabiting his films and in the achievement of his works under the artistic forms of installation and exhibit.

Key-words: contemporary art  -multimedia installation – video – performance

 


Dans le cas de l’artiste américain Matthew Barney (1967-), la notion d’hybridité peut s’appliquer à différents niveaux de lecture : sa pratique de plusieurs mediums et l’application de différents états à une même œuvre en créant des cycles ou séries mêlant vidéo, sculpture, dessin, photographie, performance, sa relation à l’opéra, tout en faisant intervenir une forme d’art à l’intérieur d’une autre, ainsi que la réinvention du soi artistique à travers la démultiplication des personnages interprétés par l’artiste.

Cette hybridité des genres entre étrangement en résonance avec la notion d’œuvre d’art totale dès l’achèvement du cycle Cremaster en 2002 et notamment dans le dossier de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris :

Ce système de références internes nous amène enfin au concept de Gesamtkunstwerk, issu du romantisme allemand. Il s’agit d’appréhender une totalité dans chaque expression particulière, de s’incarner dans le tout et d’y ramener chaque élément. Il faut pour cela constituer un monde en soi, recourir à la mythologie ou à des mythologies réinventées1.

Si l’œuvre de Matthew Barney parvient à s’inscrire dans une hybridation artistique, c’est avant tout par sa faculté à dispenser un discours illustré par une imagerie atypique permettant d’exercer une fascination certaine sur le spectateur. De plus, cette forme d’art total prend toute son ampleur une fois exposée : l’œuvre et l’espace muséal fusionnent pour créer un lieu hybride entre installation, sculpture et projection cinématographique.

Cette hybridité oscille entre une totalité de sa forme utopique et le danger de perversion qu’implique ce principe2. À cette notion incombe également la volonté de surmonter le temps, ce qui expliquerait une pratique artistique empruntant la cyclicité comme moyen d’expression. Une œuvre qui n’aurait jamais de fin, s’inscrivant dans un éternel recommencement et avec lui une multitude de significations.

Dès l’ouverture de l’exposition parisienne, Philippe Dagen, dans son article L’art total de Barney, met en exergue le « pouvoir de stupéfaction bien au-delà de tout ce que l’on voit d’ordinaire […] la capacité d’invention visuelle, la prolifération onirique et le pouvoir hypnotique des images »3. Outre-Atlantique, le philosophe et critique d’art Arthur C. Danto développe une comparaison très aboutie entre l’œuvre de Barney et le cycle L’Anneau de Nibelung de Wagner4.

1. Le Corps

Matthew Barney, DRAWING RESTRAINT 2, 1988, Action et vue d’installation, Copyright Matthew Barney, 1988. Photo : Michael Rees, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Matthew Barney, Radial Drill, 1988, Capture de vidéo. Vidéo : Peter Strietmann. Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

La thématique que Matthew Barney se propose de renouveler est celle déjà abordée dans les décennies 1960 et 1970 par les artistes utilisant leur corps comme véhicule de sens et la vidéo pour en enregistrer les événements. Cette pratique renouvelle la relation entre l’action, l’objet et la vidéo. La notion de contrainte est le point focal autour duquel Matthew Barney développe la superposition du rôle créateur de l’artiste et de l’athlète. Dans la série Drawing Restraint, débutée en 1987, il s’impose des obstacles afin de compliquer, voire rendre impossible l’acte de dessiner. Mais ces expérimentations de studio, si elles sont à l’origine des futures performances, ne mettent en scène aucun personnage, uniquement l’artiste testant des processus de création permettant de développer une forme artistique, mais se focalisant davantage sur le processus que sur la création finie qui relève souvent de la forme du schéma ou de l’esquisse.

Dans les six premiers épisodes, entre 1987 et 1989, il s’engage dans des actions en studio dans lesquelles il construit des obstacles avec des rampes, des trampolines, des élastiques pour s’auto-contraindre dans l’acte créatif. Elaborées en privé, ces expérimentations sont filmées et/ou photographiées afin de conserver une trace documentaire en noir et blanc de ces événements éphémères. Pourtant cet usage adopte une forme hybride entre documentaire et installation. Relevant d’une esthétique de style documentaire, certains travaux relèvent presque du domaine domestique et laissent croire à une action réelle et non artificielle.

1.1 Le corps comme véhicule de créativité et de sens

Dans la création de Matthew Barney le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance, mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art.

Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps »5. En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant à la manière de diagrammes conceptuels de la métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie. L’un des exemples est celui du muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer6. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Le corps est visualisé comme une machine et la machine comme un corps, qui produisent toutes sortes de fluides abordant la dualité entre interne et externe.

Le processus de construction du corps est au cœur de la pratique de Matthew Barney. Cette démarche est peut-être la raison qui explique l’engouement et la fascination de la scène artistique new-yorkaise puis internationale pour ses travaux. Dès 1991, il séduit le milieu de l’art par le développement de sa mythologie personnelle qui lui permet d’élaborer un langage visuel figuratif après des décennies d’abstraction, mais qui maintient des aspects relativement abstraits dans sa signification. Il y associe des motifs récurrents tels que l’athlétisme, l’héroïsme, le transsexualisme et le contrôle du corps, et réintroduit l’image de l’artiste-héros7. La vidéo devient l’un des moyens d’expression les plus efficace et immédiat permettant au spectateur d’expérimenter l’œuvre en temps réel, selon les mêmes principes développés dans les théories phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty8. Le corps de l’artiste devient à la fois sujet et objet de l’œuvre. Dans l’épisode Radial Drill (1991), l’artiste gaine son corps dans une élégante robe de soirée, transformant son apparence dans un numéro de transgenre. Pourtant, le spectateur ne participe pas à cette transformation, il n’en voit que la surface, à distance, sans participer à ce rituel9. Le corps de l’artiste est transformé par l’entraînement de préparation et la performance, mais est reçu plus comme une image que comme un processus qui montre le corps en tant que véhicule de l’effort et spectacle. Cette volonté d’ôter le corps et sa sexuation de tout contexte socioculturel, est avant tout un moyen de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. De la même façon que le personnage de l’athlète incarne un medium permettant d’expérimenter le développement d’une forme selon le principe d’hypertrophie superposé à la création artistique. Ainsi l’iconographie à laquelle Barney a recours et qui pourrait s’inscrire dans un discours social est envisagée d’un point de vue formel traduisant une dépolitisation de son art. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.

Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de l’identité de l’artiste, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine »10. Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance, et plus particulièrement dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2011) et The Cremaster Cycle (1992-2002).

Matthew Barney, CREMASTER 5, 1997. Photographie de film ©1997 Matthew Barney. Photo : Michael James O’Brien, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Mais la présence de l’artiste à travers l’image filmique est remise en question par son absence même du lieu d’exposition. Il crée par son absence une relation de temps et d’espace à sa personne, car la vidéo retransmet une performance qui a eu lieu mais qui n’est plus, dans l’espace même où elle s’est déroulée. L’artiste impose sa présence à travers son absence11. Il exécute son œuvre en tant que genre dans une quête de « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Dans ses actes, à travers lesquels Barney réaffirme la masculinité, il n’en donne qu’une lecture partielle puisqu’il remet en cause le genre par une multitude d’interprétations, telle une mascarade12. Il devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc-maçon, diva, cow-boy ou magicien pour emprunter l’identité d’autrui, qu’il soit imaginaire ou historique, témoignant des possibilités infinies de l’individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie. Bien qu’étant attirantes visuellement parlant, les créatures et les transformations corporelles de Matthew Barney traitent de thèmes qui relèvent de dualités telles que le genre et le sexe, le masculin et le féminin. La pratique de la forme artistique qu’est la performance témoigne de la volonté de l’artiste d’un contrôle total sur son corps et de sa perception dans un système cyclique qui lui permettrait de réaffirmer son identité artistique, mais aussi sa masculinité après les discours féministes des années 1960 et 1970. Dans la droite ligne des performers tels que Bruce Nauman, une part de l’expression artistique de Barney est susceptible de s’inscrire dans les recherches des gender studies comme celles de Judith Butler ou Griselda Pollock 13.

Dans la création de Matthew Barney, le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art. Tout comme les autres paradoxes de son œuvre, la relation de la masculinité au corps et à la sexualité est un sujet que Matthew Barney semble aborder ou parfois refuser. Dans les récentes recherches effectuées sur les gender studies, est abordée la possibilité que l’identité du genre et la sexualité puissent être vécues et pensées séparément. C’est dans ce contexte que les œuvres de Matthew Barney peuvent être analysées et interprétées. Mais au-delà de la thématique du genre, il faut peut-être également envisager dans une certaine perspective le manque de genre.

Matthew Barney refuserait donc finalement toute implication dans le masculin comme dans le féminin, pour préférer rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle zone de pleine potentialité, une zone qui d’un point de vue corporel serait androgyne. C’est également cette identité troublée qui génère la fascination autant que l’anxiété. Il refuse d’adopter une relation mécanique entre la sexualité et le genre, mais conçoit même une identité indifférenciée du genre et de la sexualité et ainsi un espace de toutes les possibilités artistiques et fictionnelles.

1.2. Vers un nouveau lieu spatio-temporel de création

photo 4 art 2

Matthew Barney, FIELD DRESSING, 1989. Vue d’installation. Payne Whitney Gymnasium, Yale University, Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Exposée en 1989, à la galerie Althea Viafora de New York, Field Dressing (orifill) est l’une des premières performances dans laquelle Matthew Barney se met en scène, et plus précisément dans un personnage d’athlète, appelé le « Character of Positive Restraint » (personnage de la contrainte positive) inspiré du prestidigitateur Harry Houdini et annonçant le concept de The Path (le chemin). Il trouve son incarnation dans les performances et les vidéos de l’année 1991 : Blind Perineum, Transexualis et MILE HIGH Threshold : Flight with the anal sadistic warrior (Seuil à un mile de hauteur : vol avec le guerrier anal-sadique), présentées dans les galeries Barbara Gladstone de New York et Regen Projects de Los Angeles.

Ces dernières expositions compliquent quelque peu le champ temporel car elles présentent plusieurs vidéos et sculptures aux titres différents au sein d’une même installation.

Ces actions se déroulent toutes en privé, dans un silence portant l’atmosphère de concentration de l’artiste, toujours nu, hormis ses accessoires (harnais, pics à glace…) l’aidant à escalader. Les pièces dans lesquelles se déroulent les actions abritent également des sculptures servant à la performance. Elles sont moulées dans des matériaux mous, instables et organiques tels que la vaseline. L’action filmée est retransmise lors des expositions sur des écrans et les objets et sculptures sont laissés sur les lieux, transformant le lieu d’exposition en véritable sanctuaire dédié au culte du corps. Sur les deux écrans de Field Dressing (orifill), l’action retransmise montre l’artiste montant et descendant dans la pièce au-dessus d’une sculpture en vaseline, en forme d’emblème de terrain, dont il prélève la substance pour boucher ses orifices et faire de son corps un système clos. La sculpture participe littéralement à la construction de l’action et le corps est considéré comme un terrain qui peut être modifié et redessiné, un corps entièrement assujetti à la volonté humaine. Les objets sculptés utilisés dans cette action filmée font référence aux équipements servant à la construction du corps athlétique : les bancs de musculations, les haltères et les tapis de lutte. Les matériaux utilisés empruntent également beaucoup au vocabulaire sportif et plus précisément aux substances organiques ayant des répercussions sur le métabolisme comme les stéroïdes, le sucre ou les acides aminés. Dans ces objets, les équipements se superposent au métabolisme dans des objets construits à partir de substances biochimiques comme des haltères moulées de sucre ou de cire ou des machines mêlant le tapioca et le glucose. Blind Perineum, la plus longue des vidéos (87 minutes), montre Barney entrant dans la pièce réfrigérée de l’installation sculpturale TRANSEXUALIS, après avoir escaladé le plafond de la galerie. Radial Drill utilise les mêmes éléments mais dans des actions différentes, montrant que les deux vidéos n’ont pas pu se produire en même temps.

En juxtaposant ces vidéos, Barney crée plusieurs zones temporelles, mais qui sont expérimentées en même temps par le spectateur. Cette désorientation est d’autant plus présente que les vidéos ne cessent de tourner en boucle. Le temps même devient rituel. Une tension est créée par la présence étrange des accessoires utilisés dans la vidéo, preuves d’un événement passé. L’assemblage du temps de la vidéo et du temps présent de l’expérience de l’installation instaure une frustration de la perception du spectateur de la notion de réel et d’imaginaire, de présent et de passé. Mais plus encore, Barney parvient à faire de l’espace dans lequel se déroule l’action un espace sculptural14.

Ces actions s’inscrivent dans la tradition de l’art de la performance et de la vidéo agrémentée de nouvelles iconographies, celles du sport et de la chirurgie, dont les actions qui en sont inspirées dégagent une atmosphère quasi-morbide dans la répétition de gestes traduisant un désir frustré et une virilité remise en cause. L’action de Barney est également influencée par l’esthétique télévisuelle qui anesthésie autant qu’elle spectacularise l’image du corps dans une certaine « société du spectacle »15.

2. Installation

L’utilisation du medium de l’installation se fait afin de diminuer la frontière entre œuvre et réalité, écran et espace réel, grâce au principe d’immersion/projection. Deleuze qualifie cette relation à l’espace d’« architecture de la vision » : le spectateur partage le même espace que la représentation, ce qui implique la participation du spectateur, dans un rapport de phénoménologie des sens.

2.1. L’exposition comme œuvre

Le cycle du Cremaster est envisagé comme étant sculptural avant d’adopter la forme cinématographique16 : une sculpture, composante essentielle des installations, dans l’espace et dans le temps, composée de cinq épisodes qui se déploient comme des organismes vivants, et dont la narration, loin d’être linéaire, apparaît comme un lien unificateur. De plus, les films sont créés comme des pièces monocanales, faites pour être regardées du début jusqu’à la fin, contrairement aux vidéos précédentes dont quelques minutes suffisent pour en expérimenter les principales caractéristiques.

À travers les métaphores biochimiques et psychosexuelles, c’est l’évolution d’une forme qui est mise en place. Si le point de départ conceptuel est le muscle cremaster, les films expriment une circulation autour des conditions anatomiques d’ascension et de descente dans la description d’organismes mythologiques suspendus dans des états de latence. Les pièces d’installation faisant partie du même univers érotique et excentrique montrent qu’il n’y a rien de simple dans la construction de ce concept. Les films du cycle instaurent un nouveau style cinématographique construit sur une mythologie privée, une narration lente et labyrinthique, une musique omniprésente qui rythme les actions simultanées qui une fois montées à l’écran créent une relation entre l’espace et le temps. Ils possèdent à la fois la complexité d’une symphonie et la plasticité d’une sculpture17.

C’est justement ce mélange des genres, à travers l’utilisation de plusieurs mediums au sein d’une même œuvre, qui n’est pas sans rappeler la notion d’œuvre d’art totale. Mais cette dernière se développe de manière d’autant plus pertinente dans la mise en forme, voire dans la mise en scène de l’exposition des œuvres. L’artiste conçoit ses expositions comme des installations créées pour un site spécifique permettant d’intégrer les œuvres dans un espace unitaire. De plus, les œuvres étant créées sur plusieurs années, l’exposition devient un véritable medium, une œuvre d’art à part entière qui apparaît comme le point d’orgue des créations précédentes18.

Vue de l’exposition Matthew Barney : The Cremaster Cycle, The Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 21 février – 11 juin, 2003. Photographie : David Heald©The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York

En 2003, Matthew Barney investit le musée Solomon R. Guggenheim de Frank Lloyd Wright à New York pour présenter l’exposition The Cremaster Cycle. L’architecture en spirale ainsi que la coupole de verre permettent la mise en place d’une scénographie adaptée à la disposition des écrans retransmettant The Order, séquence du troisième et dernier film du cycle ; placée au sommet de la rotonde, la répartition des sculptures, dessins et photographies sur les rampes hélicoïdales du musée jouent avec les principes d’ascension et de descente abordés par le cycle. Cette structure crée une mise en abyme de l’œuvre à l’intérieur du musée, The Order ayant été tourné à l’intérieur même du bâtiment, et déploie dans l’espace muséal une forme hybride entre exposition et installation. Des premières expositions de l’artiste, la scénographie du Guggenheim reprend à la fois le système de suspension des écrans en hauteur surplombant les visiteurs ainsi que le rapport d’espace/temps créé par la projection de l’action filmée ayant eu lieu dans l’espace d’exposition. Au-delà du lien qui unit le lieu à l’œuvre par la séquence de Cremaster 3, une relation symbolique est également établie entre les cinq épisodes filmiques et les cinq courbes ascendantes de l’architecture du musée. L’ordre dans lequel sont disposés les sculptures et objets du cycle est expérimenté d’une rampe à l’autre en résonance de l’ordre des films. Comme le remarque Arthur Danto, de la même façon que dans l’œuvre de Richard Wagner l’élément architectural du Festspielhaus (Palais des Festivals) de Bayreuth, dessiné par le compositeur, est une composante essentielle à l’expérience totale de l’œuvre, le musée Guggenheim, bien qu’il ne soit pas l’œuvre de Barney, est réapproprié pour devenir une véritable installation architecturale et une partie intégrante du Cremaster. Ainsi l’espace d’exposition se confond avec le contenu exposé19.

Dans une pratique « multimédia », le musée apparaît comme le lieu le plus propice à l’exposition des différents états d’une même œuvre. Les sculptures, photographies, installations et films peuvent s’exprimer clairement dans l’espace muséal et parfois même se révèlent comme ayant été conçus uniquement pour cet environnement. Néanmoins, la forme filmique témoigne une fois de plus de son ambiguïté. Les films sont tantôt retransmis sur moniteurs au cœur des expositions ou projetés sur écrans dans des salles de cinéma. Dans le premier cas, ils font alors partie intégrante du dispositif scénographique, participant à la forme hybride de l’œuvre,  comme le montre l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2002. Pourtant, l’artiste fait appel à l’endurance du visiteur, qui pour visionner le cycle dans son entier, doit rester dans l’espace d’exposition plus de sept heures. Les films empruntent alors le comportement des vidéos, ne permettant pas d’être visionnées dans leur continuité. Dans le second cas, il est fait abstraction de toutes les autres œuvres pour se concentrer sur la pièce filmique qui acquiert une autonomie particulière, mais qui est également sortie de son contexte premier, dans lequel elle est censée s’inscrire. Ainsi, projetée dans les salles de cinéma, l’œuvre filmique prend le risque d’être assimilée au divertissement cinématographique, face auquel le spectateur se laisse submerger et ne peut instaurer de distanciation critique ou analytique.

L’hybridité qui se développe dans l’œuvre de Matthew Barney, si elle se joue dans un premier temps à travers la multiplicité des personnages développés dans son œuvre, se développe également à travers les différentes pratiques artistiques qui trouvent leur point de départ dans le film comme l’explique Vivian Sobchack. Elle témoigne de son attachement au medium filmique au regard du dialogue qu’il peut entamer avec les autres médias artistiques et de sa capacité révélatrice :

Ce qui m’a attiré vers le film en tant qu’objet d’étude n’était pas seulement le fait que je l’appréciais pour ce qu’il a de sensuel et de totalement fascinant en tant que medium, mais aussi parce qu’il me paraissait être un point d’ancrage à partir duquel on pouvait aller partout. On pouvait s’intéresser à la peinture, ou à l’architecture, ou vouloir aller vers la philosophie ou des problématiques sociales. Pour moi, le film était un medium qui était par nature interdisciplinaire.20

Le film dépasse désormais les frontières de la « boîte noire » et témoigne de son caractère hybride lorsqu’il côtoie les autres pratiques artistiques qui très souvent l’emploient pour ses propriétés projectives et immersives, comme le décrit Giuliana Bruno :

Le film trouve sa place dans la construction de l’espace, car il est aussi une « projection » […] le film est en réalité un objet très matériel qui rend visible quelque chose qui ne l’est pas, incluant notre espace imaginaire et mental.21

Pourtant dans ce « mélange des genres », la nature du film reste néanmoins très problématique pour Peggy Phelan qui affirme : « La seule vie de la performance réside dans le présent22», considérant que l’œuvre reste la performance et est distincte de son enregistrement. De plus, elle émet un doute quant à la possibilité de médiation de ce medium relevant de la technologie :

Dans la performance live, ce qui importe est la possibilité pour l’événement d’être transformé par ceux qui y participent, c’est ce qui donne vie à la performance […] Mais ce potentiel, cette promesse séduisante de transformation mutuelle est extrêmement importante car c’est le lieu où se rejoignent l’esthétique et l’éthique.23

Cette position a très rapidement suscité des réactions et notamment chez Philip Auslander24 pour qui l’enregistrement filmique peut faire œuvre de manière autonome indépendamment de la performance.


Notes

1 –  Laurence Bossé et Julia Garimorth, « The Cremaster Cycle », in Matthew Barney : The Cremaster Cycle, Paris, Paris-Musées/ Beaux-arts Magazine, 2002, p. 5.

2 –  Timothée Picard, L’art total : grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), Rennes, Presses universitaires, 2006.

3 –  Philippe Dagen, « L’art total de Matthew Barney », Le Monde, 13 octobre 2002, p. 21.

4 –  Arthur C. Danto, « The Anatomy Lesson », The Nation, 17 avril 2003.

5 –  Giovanna Zapperi, « Matthew Barney systèmes de production », in Pratiques, Réflexions sur l’art, n°17, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p.59

6 –  Keith Seward, « Matthew Barney and Beyond », in Parkett n° 45, Zurich, 1995, p. 58-61.

7 –  Giovanna Zapperi, op.cit.

8 –  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (1945), 2001.

9 –  Liz Kotz, “Video : process and duration”, in Acting Out (The Body in Video : Then and Now), Londres, Royal College of Art, 1994, p.17-26.

10 –  Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992.

11 –  Amelia Jones, « Presence in abstentia : experiencing performance as documentation », in Art Journal, vol. 56, n°4, Hiver 1997, p.11-18.

12 –  Harry Brod, “Masculinity as Masquerade”, in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

13 –  Andrew Perchuk, The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

14 –  Nat Trotman, “Ritual space / Sculptural Time”, in All in the present must be transformed : Matthew Barney and Joseph Beuys, New York, Guggenheim Museum Publications, 2007, p.145.

15 –  Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

16 –  Hans-UlrichObrist, Hans-Ulrich Obrist Interviews, Vol. I, Milan, Charta, 2003, p.71.

17 –  Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007.

18 –  Charlotte Szmaragd, L’Exposition comme Œuvre : l’exposition The Cremaster cycle de Matthew Barney au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (10 octobre 2002 – 04 janvier 2003), mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, sous la direction de Cécile Dazord, 2006.

19 –  Arthur Danto, op. cit.

20 –  Marquard Smith, « Phenomenology, mass media, and being-in-the-world, Interview with Vivian Sobchack », in Visual Cultures Studies, Londres, Sage, 2008, p.116.

21 –  Marquard Smith, « Cultural cartography, materiality and the fashioning of emotion, Interview with Giuliana Bruno », ibid., p.147-148.

22 –  Peggy Phelan, Unmarked : the Politics of Performance, Londres, Routledge, 1993, p.146.

23–  M. Smith, « Performance, Live Culture and Things of the Heart, Interview with Peggy Phelan », op.cit., p.136.

24 –  Philipp Auslander, Liveness : Performance in a Mediatized Culture, New York, Routledge, 1999.


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SZMARAGD Charlotte. L’ Exposition comme Œuvre : l’exposition The Cremaster cycle de Matthew Barney au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (10 octobre 2002 – 04 janvier 2003), mémoire d’études. Paris : École du Louvre, sous la direction de Cécile Dazord, 2006.

TROTMAN Nat. Ritual space/ Sculptural Time. In All in the present must be transformed: Matthew Barney and Joseph Beuys. New York : Guggenheim Museum Publications, 2007.

ZAPPERI Giovanna. « Matthew Barney : systèmes de production ». Pratiques – Réflexions sur l’art, 2006, n°17, Presses Universitaires de Rennes, p59.

L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin

Sara Bédard-Goulet
Doctorante au Laboratoire LLA-CRÉATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et au Département de littératures de langue française de l’Université de Montréal
ichbinsara@googlemail.com

Pour citer cet article : Bédard-Goulet, Sara, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le présent article fait part d’un projet de recherche qui s’intéresse à la littérature et la psychose, et qui allie études théoriques et applicatives, sous la forme d’un atelier de lecture destiné aux patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse. Celui-ci se fonde sur certaines théories littéraires et pratiques d’art-thérapie et permet, en retour, d’analyser autrement les œuvres littéraires, dont celles de Nathalie Sarraute.

Mots-clés : littérature – psychiatrie – langage – art-thérapie – Nathalie Sarraute – dysfonctionnements langagiers

Abstract :

This article presents a research project interested in literature and psychosis, which mixes theoritical and applicative studies in reading sessions with the patients from Gérard-Marchant specialized hospital in Toulouse. The sessions are based on some literary theories and art-therapy practices which allows, in return, to analyze differently literary works, such as Natalie Sarraute’s.

Key-words: literature – psychiatry – language – art-therapy – Nathalie Sarraute –  language dysfunctions

1. Littérature et psychose

Nous avons choisi d’étudier les effets thérapeutique de la littérature, notamment afin d’aider les patients du Centre hospitalier spécialisé Gérard-Marchant de Toulouse sous la forme d’un atelier hebdomadaire. Nous nous sommes inspirés des théories de la littérature et des pratiques d’art-thérapie pour créer cet atelier qui, en retour, nous permet de poser un regard différent sur les œuvres et les études littéraires. À la suite de plusieurs théoriciens, nous avons considéré les fictions littéraires comme des mondes parallèles, actualisés par l’activité du lecteur, qui produit un modèle mental et symbolique à partir du texte. Nous pouvons comparer les mondes fictionnels à des simulateurs, au sens courant d’appareil qui permet de représenter artificiellement un fonctionnement réel ; ceux-ci permettent au lecteur d’engager une activité psychique semblable à celle employée dans la vie et explique son immersion fictionnelle parfois totale. La simulation nécessite une abstraction qui laisse des « espaces vides » dans ces mondes, mais qui fait aussi l’intérêt esthétique du texte selon leur agencement avec les « espaces pleins ». Elle permet également un investissement créatif de la part du lecteur allant à la rencontre de l’œuvre, qu’il peut choisir de s’approprier ou non mais qui, dans tous les cas, le pousse à se définir par rapport au texte. La psychose, quant à elle, est caractérisée selon Alain Manier, par « l’inscription du raté irrévocable d’une articulation (pensée-langage) qui n’a pas « pris » chez l’enfant »1. Rappelons que selon Saussure, le signe linguistique unit arbitrairement un concept (ou signifié) et une image acoustique (ou signifiant). Cette articulation entre la masse des idées (dans laquelle on inclut les percepts) et celle des mots n’existe pas ou peu chez le psychotique. Ces enfants, tributaires de la parole de l’Autre comme tout le monde, ne l’ont pas « reçue » ; bien qu’ils puissent parler, ils n’ont pas accès à l’usage social du langage. Ce dysfonctionnement langagier est, le dit Alain Manier, « une véritable « « catastrophe » : dénouement sans suite qui n’ouvre plus à aucune forme de vie, de relation, de maturation à advenir »2. Ainsi, nous ne pouvons pas dire qu’il existe une représentation qui serait de nature psychotique, mais uniquement « une présentation immédiate, totale, immuable et non langagière »3.

2. L’atelier de lecture

Il nous a semblé que la littérature, parce qu’elle met l’accent sur le langage et les percepts, qu’elle simule psychiquement les interactions de la vie sociale et intérieure, pouvait aider ces individus à s’approprier la fonction symbolique et à développer leurs aptitudes sociales et personnelles. En nous inscrivant à un D.U. de Psychiatrie et art-thérapie, nous avons pu appréhender les principes des psychothérapies médiatisées, qui cherchent d’abord à créer un espace où peut s’exprimer la créativité du patient au moyen de divers médias artistiques. L’atelier de lecture est pensé comme un cadre d’accompagnement rassurant et stable, délimité physiquement par l’espace qui lui est alloué, rythmé par son fonctionnement et animé par les mêmes soignants, dans ce cas une ergothérapeute de l’hôpital et nous-mêmes. Contrairement à d’autres médias, la lecture littéraire fait appel à une créativité intérieure de la part du lecteur, qui est difficilement quantifiable, mais dont on peut généralement observer des signes révélateurs. Notre atelier débute par la sélection, par chacun des participants et des soignants, d’un extrait parmi une vingtaine de livres posés sur la table. La lecture des passages à voix haute par chacun des participants permet de les partager avec le groupe et de profiter des sonorités et du rythme de l’œuvre. On s’aperçoit aussi des difficultés de lecture et d’investissement dans le texte, parfois causées par la forte médication qui provoque notamment des troubles de la vue et des tremblements. Chaque lecture est suivie d’un bref commentaire sur le choix de l’extrait et ce qu’il réveille : pensées, associations, souvenirs, émotions, images. Le texte devient un contenant de pensée qui donne des mots à mettre sur les ressentis exprimés, une difficulté majeure chez les patients. La fiction littéraire est conçue comme une médiatisation du langage incompréhensible et angoissant de l’Autre et sa fréquentation régulière sert à introduire le monde de manière indirecte et moins menaçante. La lecture est suivie par un moment d’écriture semi dirigé, seul ou à deux, qui permet de laisser une trace et de s’exprimer. On met là aussi l’accent sur les ressentis émotionnel et corporel, ainsi que sur la relation aux autres. Contrairement aux productions en ergothérapie récupérées par les patients à la fin de l’atelier, les écrits sont conservés à l’hôpital, car considérés comme des dépôts de souffrance. En raison des contraintes de la structure hospitalière et du public visé, l’évaluation de l’atelier se fait principalement par des observations et à l’aide d’un très bref questionnaire sur le vécu d’atelier à la fin de chaque séance.

3. Résultats préliminaires

Bien qu’on souhaiterait voir des résultats significatifs et rapides, les ateliers d’art-thérapie en milieu psychiatrique sont un investissement à long terme, soumis aux aléas du parcours de soin et du fonctionnement de l’institution. Sur les 17 patients qui sont passés par l’atelier en un an (sur une base volontaire, mais sous prescription médicale), 8 ont aujourd’hui quitté l’hôpital pour rentrer chez eux ou pour être replacés dans une autre structure. Plusieurs sont arrivés en cours d’année et certains n’ont assisté qu’à une, deux ou trois séances. Bien que la plupart des patients soient schizophrènes, certains souffrent d’autres pathologies avec des problématiques différentes, notamment des troubles neurologiques et des troubles de l’humeur. Il est donc difficile d’évaluer quantitativement la portée de l’atelier sur une pathologie donnée, car il s’inscrit dans un parcours de soin institutionnel et concerne un petit groupe ouvert. Nous pouvons toutefois juger qualitativement de l’évolution des patients au cours des séances. Pour des patients en grande difficulté, se présenter à l’atelier régulièrement et y participer pendant une heure est déjà un effort significatif. Même si l’on ne peut constater d’amélioration visible, l’atelier peut contribuer à freiner la dégradation de leur état, surtout pour des patients en perte d’autonomie, hospitalisés sur une longue période. Pour la plupart des patients, l’atelier est un lieu d’expression où ils se confient ; ils font spontanément des liens entre leurs lectures et leurs expériences pour parler d’eux-mêmes. Ils échangent avec les soignants et les autres patients autour de problématiques personnelles ou de sujets variés, dont l’appréciation des œuvres et des textes rédigés. Certains d’entre eux prennent l’initiative d’apporter les livres qu’ils désirent partager avec le groupe et présentent un ou des passages qu’ils ont particulièrement appréciés. Au fil des séances, il s’établit une cohésion dans le groupe et les patients se préoccupent davantage des autres, s’interrogent sur leurs absences par exemple.

Pascal souffre de schizophrénie. Hospitalisé depuis plusieurs années, il a fait plusieurs longs séjours en institution et n’est pas autonome. Il assiste régulièrement à l’atelier ; même s’il dit s’ennuyer, il participe et échange de plus en plus avec les autres patients. Son timbre de voix très bas et sa tendance à marmonner (qu’il attribue à sa médication) rendent sa lecture fastidieuse à écouter, sauf les jours où, sans raison visible, il parle plus fort. Interrogé sur ses lectures, Pascal fait beaucoup de liens avec son enfance, parfois de manière ironique, comme s’il prenait une attitude moqueuse par rapport au traitement psychanalytique qu’il semble connaître et auquel il associe l’atelier. Il cherche aussi à provoquer avec des sujets controversés (nazisme, messes noires, cannibalisme, etc.), mais il a une culture étendue et une réflexion développée. Dans quelques ateliers où il semble être plus posé, il évoque la maladie, la trop lourde médication, l’enfermement, et le suicide. Dans son cas, l’atelier contribue à maintenir ses capacités déclinantes à cause de sa longue hospitalisation, de l’oisiveté et de la médication qui lui donne notamment des troubles de la vue et de l’élocution. Il lui permet aussi de s’exprimer sur ses préoccupations, ce qu’il fait en écrivant des textes montrant son imaginaire très riche et sa créativité langagière.

Retranscription du texte  de Pascal

Lorsque la mort fut venue

Lente lente ne l’attendit plus

Mort-vivant déjà, sans soucis ni amis

Seul seul au fond de son lit

Il gémissait alors languit

Il pleura pleura la vie la vie

Le déluge diminua puis il sécha

Les yeux humides brillaient au soleil

Il séchait il séchait

Bon sent le sport l’intéressait

Il se mit à marcher puis à courir

Jusqu’à parcourir le monde en entier

Il se prenait pour une vedette

Bon marché aux pieds aux pieds

Le pied le pied cette vie active

On aurait dit une fête sans fin

La fin engendre la fin

La fin sans détective

Amène

Cet exercice inspiré du renku4 japonais montre néanmoins l’attention qu’il porte au dialogue, aux images et au rythme du texte.

Louis, lui, est diplômé de l’École nationale supérieure d’Arts et métiers et a aussi une licence d’histoire ; c’est un grand lecteur et il est très investi dans l’atelier. Il est hospitalisé d’office pour la première fois et il a plutôt l’habitude des cliniques privées ; il a eu des difficultés à s’adapter aux autres patients de son pavillon, généralement plus atteints que lui. Pendant les premières séances, son élocution est hésitante, il a des blancs de mémoire, puis il devient de plus en plus à l’aise. Il parle de sa famille, de ses origines pieds-noires et s’exprime, à travers ses textes et ses choix de lecture, sur ses rapports problématiques avec les femmes et sur ses angoisses. Il semble à l’aise avec les participants du groupe et les aide parfois dans leurs lectures. Ci-dessous un texte qu’il a écrit pendant la séance du 19 octobre 2010. Le thème de l’écrit était : « mon rêve familier », que nous avions introduit en lisant le poème de Verlaine du même titre. Le texte, par sa forme et son contenu, est particulièrement riche et touche à des éléments très personnels, ce que confirme le questionnaire de cette séance où Louis écrit se sentir honteux.

Retranscription du texte de Louis

Mon rêve familier

Maureen, 3 ans, émergeant de l’eau telle une ondine.

Maureen, 13 ans, pleine d’acné et le sourire barré par une ligne de fil de fer barbelé.

Maureen, 23 ans, toute ébranlée par l’aveu de ma secrète passion, elle qui ne voyait pas en moi un homme mais une relation presque asexuée de ses parents.

Maureen, 28 ans, qui se jette dans mes bras après un chagrin d’amour infligé par un petit con de son âge.

Maureen, 33 ans, qui m’annonce qu’elle me quitte afin d’avoir avec un autre les enfants que je me refuse à lui donner de peur de les laisser orphelin avant 20 ans.

Maureen, 38 ans, me recevant dans sa chambre à la maternité pour que je vienne voir sa dernière merveille, une fille, après deux garçons, et qui lui ressemblera.

Maureen, 43 ans, m’apprenant qu’on vient de lui détecter un cancer du sein et me demandant si elle partait la première, de veiller sur sa fille.

Maureen, 48 ans, assistant à mes obsèques très dignement, moi qui me suis éteint de mort naturelle à 78 ans.

Bien qu’on ne puisse évaluer quantitativement les bienfaits de l’atelier de lecture sur ces patients, il leur alloue clairement un espace d’expression dans lequel ils mettent des mots sur leurs ressentis. Il leur permet aussi d’échanger au sein du groupe et de respecter certaines règles de l’interaction sociale.

4. Sarraute et la psychose

L’atelier de lecture et la clinique de la psychose nous ont permis en retour d’analyser des textes littéraires sous un angle nouveau, notamment l’œuvre de Nathalie Sarraute. Celle-ci est portée par une méfiance originelle qu’éprouve l’auteure pour les mots, dont le traitement témoigne d’un effondrement sémiotique semblable à celui qu’on rencontre dans la psychose et dont Sarraute donne, involontairement, un aperçu frappant. Dans L’Usage de la parole, on retrouve une image de l’articulation entre idée et mot décrite par Saussure à propos de la réflexion d’un personnage :

Et aussitôt, comme toujours, son esprit alerté appelle, fait accourir, sélectionne, rassemble tout ce qu’il possède de plus habile, de mieux entraîné, de plus apte à attraper ce qu’on lui lance… une idée… par un bout il la saisit… Mais que lui arrive-t-il ? Elle lui échappe comme tirée en arrière… comme par un effet de boomerang elle revient à son point de départ… la voici là-bas, retrouvant son élément, s’animant, devenant un être vivant, [Puis plus loin…] impossible de s’en emparer, elle joue à cache-cache, se dissimule dans des dédales, se perd dans des méandres…

Et puis revient, se tend de nouveau, s’offre, se propose, veut s’imposer… [Puis plus loin…] Les mots qui la revêtent, à part quelques inversions seyantes, quelques brisures, sont disposées dans l’ordre qu’impose la raison, ils remplissent dûment leur fonction.5

Nous observons ici que les idées forment une masse distincte qui s’articule à la masse des mots compris dans la langue, pour éventuellement se transmettre à des interlocuteurs. Ce travail de maîtrise du langage, Natacha l’expérimente dans Enfance lorsqu’elle va au cours Brébant et qu’elle apprend à contrôler son écriture alors illisible : « petit à petit », dit-elle, « à force d’application, mon écriture s’assagit, se calme…»6 Au chapitre suivant, les idées incontrôlables qui s’emparaient d’elle jusqu’alors sans qu’elle puisse s’en débarrasser ne la tourmentent plus :

Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement « sorti de la tête ». […] Comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an, quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement… « mes idées » que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer… un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide…7

Natacha, comme la plupart des enfants, apprend à articuler les mots et les idées à partir d’un système symbolique de répétition du réel déjà en place. Le risque pour ceux qui n’y arrivent pas est de rester, comme elle le dit, « un pauvre enfant fou ». En repoussant les limites du langage, Sarraute expose des situations qui font ressortir l’ambiguïté de nos relations avec les mots. La structure psychotique, en raison de son immaturation langagière intrinsèque, se prête particulièrement à cette illustration. Sarraute semble d’ailleurs pressentir qu’à ce point de vue, tout se joue pendant l’enfance, bien que les symptômes évidents apparaissent souvent plus tard.

Pour dénoncer les mots comme des masques vides, Sarraute les montre sous diverses figures matérialisées parfois violentes et étouffantes, personnifiées ou non, et qui s’érigent comme des écrans. « Car la parole mutilée est le plus souvent une parole8 » rappelle Arnaud Rykner. Pour un fils de L’Usage de la parole, les paroles de sa mère, comme une gifle, « l’ont frappée au passage avec une telle force9… » Un peu plus loin, ses mots « glacés et durs10… », elle « les lui promène sur le visage11… » comme si elle lui (im)posait un masque formé de mots. Ailleurs, les paroles étouffent les personnages comme des masques d’anesthésie, les remplissent d’une substance fausse qui dérobe la pensée authentique. Dans Tropismes, un petit garçon est gavé de ces paroles par son grand-père, comme si elles étaient plaquées sur son visage :

Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l’engourdissait. Une masse molle et étouffante, qu’on lui faisait absorber inexorablement, en exerçant sur lui une douce et ferme contrainte, en lui pinçant légèrement le nez pour le faire avaler, sans qu’il pût résister – le pénétrait.12

Dans un autre tropisme, des paroles d’adultes se mêlent à l’air et se posent sur le visage d’un autre garçon comme une matière :

Leurs paroles, mêlées aux inquiétants parfums de ce printemps chétif, pleines d’ombres où s’agitaient des formes confuses, l’enveloppaient. L’air dense, comme gluant de poussière mouillée et de sèves, se collait à lui, adhérait à sa peau, à ses yeux.13

La conversation des parents hébète l’enfant, il refuse d’aller jouer avec les autres dans le pré et reste auprès d’eux à absorber ce qu’ils disent. Les paroles fausses, plutôt que de créer des liens, s’interposent et mettent le personnage à distance. Ces évocations rappellent étrangement les difficultés langagières du psychotique, pour qui les mots, désarticulés de la pensée, sont des choses et composent, dit Alain Manier, une « construction qui dépasse le locuteur et l’envahit14 », ce qui génère angoisse et isolement.

Même s’ils permettent d’échanger plus clairement, les mots comportent toujours le danger d’édulcorer l’expression jusqu’à la faire mourir. Le caractère mortifère du mot est bien marqué dans la première partie de L’Usage de la parole. On assiste à la mort de l’écrivain russe Anton Tchekhov, qu’il annonce lui-même par les mots « Ich sterbe » avant de retomber sur son lit. Le lecteur saisit néanmoins la complexité du passage de la vie à la mort réduite à ces deux mots dans cette description :

Ce qui en moi flotte… flageole… vacille… tremble… palpite… frémit… se délite… se défait… se désintègre… Non, pas cela… rien de tout cela… Qu’est-ce que c’est ? Ah voilà, c’est ici, ça vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S’immobilise. Se fige. S’assagit. S’apaise. Ich sterbe.15

La vie s’arrête dans ces deux mots qui font office de masque mortuaire pour l’écrivain. Or, la catastrophe langagière qui frappe le psychotique dans son développement le rapproche du personnage de Tchekhov, en ce qu’il devient alors un enfant mort (vivant). Sans accès au langage, il est privé de subjectivité, de vie intérieure et extérieure, puisqu’il ne peut pas réellement échanger avec son entourage16. Si les mots peuvent marquer la mort, comme c’est le cas pour le personnage de Tchekhov, leur absence peut également causer la mort d’un sujet en devenir, néanmoins condamné à « vivre ».

L’entreprise de Sarraute a pour effet de faire ressortir le côté brut du langage, le non-dit qui, selon Arnaud Rykner, « fait revenir à la surface du texte un regard […] le regard de la représentation sur celui qui la regarde17. Lorsque l’écrivain cesse de maîtriser les objets représentés par un langage normatif, ceux-ci apparaissent dans toute leur matérialité et, dans une impression d’inquiétante étrangeté, semblent observer à leur tour le lecteur. Le scopique, en devenant opérationnel à la surface des choses, prête des yeux au texte, qui devient alors sujet derrière son masque de papier. Comme ce personnage de Tropismes qui rêve de sortir du cadre des convenances, le texte échappe à l’emprise des mots alors que la représentation se déchire :

[…] non, c’était trop tôt, elle n’allait pas se lever déjà, partir, elle n’allait pas se séparer d’eux, elle allait rester là, près d’eux, […] oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand’mère se dresser et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne le coin de la rue, leur regard.18

Le trou évacue la représentation qui ne peut plus s’inscrire dans un espace représentable et laisse le hors-code apparaître à la surface du texte, regarder le lecteur par ce trou transformé en œil. Celui-ci est redoublé par la bouche du personnage, qui hurle des mots insensés (échappant aux règles de la langue et du sens), et qui forme un autre œil par lequel le réel sous le masque du texte regarde le lecteur. En fracassant l’ordre de la représentation, l’expérience panique du cri précipite l’effondrement sémiotique. Les maisons et les maris semblent, eux, appartenir à la représentation contrôlée, leurs regards appuyés au dos de la jeune fille précipitant sa fuite qui perturbe la représentation, comme si elle dérangeait la structure en place en exprimant son angoisse déchirante. Cette image de l’aliénation rappelle la situation du psychotique, contraint dans un système langagier auquel il est parfaitement étranger et qui génère chez lui incompréhension, angoisse et sentiment d’étrangeté. On peut rapprocher les « mots sans suite » hurlés par le personnage aux constructions sonores produites dans la psychose, qui nous paraissent insensées puisqu’elles sont produites hors des signes et de toute représentation. De la même manière, la structure psychotique fait « un trou énorme » dans notre société codée. Celle-ci répond par des dispositifs de contrôle supplémentaires (décrits par Michel Foucault) qui guettent aussi l’écart à la norme. Malgré ces dispositifs, la psychose continue de percer la surface lisse du système social et d’interroger sa légitimité. La société se retrouve inconfortablement devant un regard autre qui, comme pour le lecteur du texte sarrautien, le place devant un sujet qu’elle considérait jusqu’alors comme un objet. Le génie de Sarraute réside dans sa capacité à montrer ce phénomène de résistance sous la forme littéraire, en laissant au lecteur la liberté de se l’approprier ou non. Elle rappelle aussi que la parole vraie est l’unique protection contre l’aliénation. C’est vraisemblablement en raison du conflit viscéral entre l’univers langagier et elle-même19que l’auteure a pu donner un aperçu si juste de la structure psychotique, également fondée sur un rapport problématique au langage.


Notes

1 –  Manier Alain, Le Jour où l’espace a coupé le temps, Plancoët, Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, p. 46

2 –  Ibid.

3–  Ibid., p. 120.

4 –  Sur l’utilisation thérapeutique de cet exercice de poésie japonaise, voir Tamura, Hiroshi, « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) », The Arts in psychotherapy, vol. 28, 2001, p. 319-328.

5 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 144.

6 –  Sarraute Nathalie, Enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 134.

7 –  Ibid., p. 135.

8 –  Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, p. 26.

9 –  Sarraute Nathalie, L’Usage de la parole, p. 50.

10 –  Ibid., p. 59.

11 –  Ibid.

12 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, Paris, Minuit, 1957 [1939], p. 53.

13 –  Ibid., p. 104.

14 –  Manier, Alain, p. 60.

15 –  Ibid., p. 13.

16 –  Manier Alain, p. 97.

17 –  Rykner Arnaud, Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, José Corti, coll. « Les essais », 2004, p. 170.

18 –  Sarraute Nathalie, Tropismes, p. 122-123.

19 –  Rykner Arnaud, « Narcisse et les mots-miroirs », The Romanic review, vol. 83(1), 1992, p. 88.


Bibliographie

MANIER Alain. Le Jour où l’espace a coupé le temps. Plancoët : Diabase, coll. « Entendre l’archaïque », 2006, 189p.

RYKNER Arnaud. Pans : liberté de l’œuvre et résistance du texte. Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2004, 218p.

RYKNER Arnaud. « Narcisse et les mots-miroirs ». The Romanic review. 1992, vol. 83(1), p. 81-93.

RYKNER Arnaud. Nathalie Sarraute. Paris : Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, 205p.

SARRAUTE Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1983, 276p.

SARRAUTE Nathalie. L’Usage de la parole. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1980, 149p.

SARRAUTE Nathalie. Tropismes. 1939. Paris : Minuit, 1957, 144p.

TAMURA Hiroshi. « Poetry therapy for schizophrenia : a linguistic psychotherapeutic model of renku (linked poetry) ». The Arts in psychotherapy. 2001, vol. 28, p. 319-328.


Pour citer cet article :

Sara Bédard-Goulet, « L’atelier de lecture thérapeutique : entre théorie littéraire et pratique de soin », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 8, mis en ligne le 03/10/2012.
URL : http://e-revues.pum.univ-tlse2.fr/sdx2/littera-incognita/article.xsp?numero=4&id_article=art-SBG-809.

Édito du n°4

Chaque parcours, chaque itinéraire, avec halte ou d’un seul tenant, trace le chemin de la recherche vers l’hypothèse tendue, voire la découverte. Le doctorant, la doctorante, sont embarqués vers de nouveaux territoires qu’ils envisagent, arpentent et définissent.

L’objectif de la revue Littera Incognita initiée et dirigée par des doctorant-e-s est de rassembler puis de mettre en partage les avancées scientifiques de jeunes chercheurs et chercheuses du laboratoire LLA-CRÉATIS et d’ailleurs, dans les domaines spécifiques des Arts, de la Littérature et des Langues et selon des approches disciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (programmes de recherche fondamentale et programmes applicatifs).
Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°4 est nourri des actes de la 8ème Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS du 18 mai 2011, intitulée « L’hybride à l’épreuve des regards croisés ». Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur les notions d’hybridité et d’hybridation des chercheurs et chercheuses issus de champ disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

Nous vous invitons au voyage et comptons sur vos participations, liens scientifiques constructifs, remarques, afin de permettre l’avancée de la revue.

Cet espace est à vous.

Bonne lecture.

Comité Scientifique des n°4 et 5

Jacques BALLESTÉ – MCF, Université Toulouse – Jean Jaurès. Littérature espagnole (roman, théâtre) et histoire des idées de la première moitié du XIXe siècle espagnol.

Fabrice CORRONS – MCF, Université Toulouse – Jean Jaurès. Théâtre de Catalogne et du reste de l’Espagne aux XXe et XXIe siècles, intermédialité,  plurilinguisme,  traduction et didactique (intercompréhension entre langues romanes).

Emmanuelle GARNIER – Professeure des Universités, Université Toulouse – Jean Jaurès. Le tragique au féminin, théâtre espagnol de femmes, dramaturgies postmodernes, baroque contemporain.

Euriell GOBBÉ-MÉVELLEC – MCF, École Supérieure du Professorat et de l’Éducation, Université Toulouse – Jean Jaurès. Littérature pour la jeunesse contemporaine en Espagne et en France (album, théâtre jeune public).

Guy LARROUX – PR, Université Toulouse – Jean Jaurès. Littérature française des XIXe et XXe siècles (esthétique réaliste en particulier), critique et théorie littéraires, littérature française au présent.

Agnès SURBEZY – MCF, Université Toulouse – Jean Jaurès. Théâtre espagnol du XXe et XXIe siècle, théâtre postmoderne, théâtre quantique, traduction.

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