Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Séries, sexualité féminine et traduction : une impossible reconquête du pouvoir ?

Sophie CHADELLE

En septembre 2019, Sophie Chadelle a entrepris une thèse, en CDU au DEMA, intitulée « Voix de femmes, voix de fans, voix institutionnelles : La traduction du genre dans les séries contemporaines », au CAS, sous la direction de Nathalie Vincent-Arnaud (UT2J) et de David Roche (UT2J). Ses recherches portent notamment sur les études sur le genre, sur la traductologie et sur les études audiovisuelles.

sopchad@yahoo.fr

Pour citer cet article : Chadelle, Sophie, « Séries, sexualité féminine et traduction : une impossible reconquête du pouvoir ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 01/07/2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/series-sexualite-feminine-et-traduction-une-impossible-reconquete-du-pouvoir/>.

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Résumé

Les séries Sex and the City(Star, HBO, 1999) et Ugly Betty (Horta, ABC, 2004) mettent en scène des figures féminines fortes et indépendantes assumant pleinement leurs corps et leurs sexualités. Ces portraits féminins semblent se détacher des représentations stéréotypées et sexistes du personnage féminin du cinéma classique, souvent érotisé et objectifié pour le plaisir du regard masculin. Or, ces séries sont produites en anglais et une étude de la traduction audiovisuelle (TAV) française, le sous-titrage et le doublage, montre dans quelle mesure la TAV réintroduit, par le biais de certains décalages entre le texte de la V.F. et celui de la V.O., une vision patriarcale et normée du corps de la femme, de sa sexualité et de son identité.

Mots-clés : Séries nord-américaines – Féminisme – Traduction – Langue – Politique culturelle

Abstract

The two series under study, Sex and the City and Ugly Betty stage a number of female characters who are both strong and independent, openly accepting their bodies. The portrayal of these feminine characters seems to go beyond stereotyped, sexist representations traditionally seen in feminine characters in the cinema where they are often objectified, eroticized for the mere pleasure of the male gaze.

Now these series were originally made in English and studies carried out of the French translation, both subtitling and dubbing, show just how far the TAV, through the existence of a number of discrepancies between the original text and the French translation, reintroduces a somewhat patriarchal vision of the sexuality and the female body and her identity.

Keywords : North American series – Women studies – Translation Studies – Linguistics – Cultural Studies


Sommaire

Introduction
1. Le rejet d’une vision patriarcale et objectifiante du corps de la femme
2. La sexualité et la corporalité féminine comme prise de pouvoir des héroïnes
3. Redéfinition du plaisir féminin : de la corporalité au pouvoir intellectuel
Conclusion
Notes
Bibliographie


Introduction

Il est difficile de remettre en question le langage visuel, les images mentales, clichés d’un cinéma fait par les hommes selon leurs visions, leurs fantasmes, leurs désirs et leurs normes. […] Le cinéma des femmes, la créativité des femmes, la vie des femmes… tout est à réinventer1.

C’est ce que souligne Agnès Varda dans La Création étouffée, confirmant ainsi ce que les chercheurs en études cinématographiques et audiovisuelles des années 1970 et 1980, comme Laura Mulvey, Kaja Silverman2 ou encore Teresa De Lauretis3, dénoncent : le milieu du cinéma, comme celui de la création audiovisuelle, jouerait un rôle important dans la perpétration d’une représentation de la féminité stéréotypée et limitée. Selon elles, l’identité de la femme, de son corps et de sa sexualité dans le cinéma classique seraient le reflet du désir masculin et de la norme dominante. Dans son article « Visual Pleasure and Narrative Cinema4 », Laura Mulvey dénonce une forme d’asymétrie dans le cinéma hollywoodien entre le personnage masculin doué d’agentivité et le personnage féminin qui devient objet de plaisir fétichiste et voyeuriste. En se référant au concept freudien de scopophillie, Mulvey affirme que la femme est alors représentée comme une image objectifiée, érotisée et passive. Ce regard masculin à trois dimensions, celui du personnage masculin, celui de la caméra et enfin celui du spectateur, limite ainsi le personnage féminin à un rôle passif dans la diégèse, dans la narration et dans la réception. Kaja Silverman dans son ouvrage The Acoustic Mirror va plus loin en abordant la question de la voix de la femme. Il existerait une différence nette entre la voix cinématographique féminine et la voix cinématographique masculine. La voix de la femme serait isolée de toute forme de productivité et de création car elle serait représentée dans de nombreux films du cinéma classique comme « dictée », comme dépourvue d’agentivité et surtout comme limitée au domaine du diégétique. Or, depuis les années 1970, les luttes pour les droits civiques et même la théorie féministe et queer ont largement influencé les fictions populaires contemporaines, selon les travaux de Laurie Ouelette5 et Joanne Hollows6. En particulier, certaines séries s’efforcent de représenter la femme comme active dans sa quête d’identité et de sexualité, s’éloignant ainsi de la représentation passive et stéréotypée de la femme comme simple objet de désir. De nombreuses œuvres audiovisuelles ont à cœur de mettre en scène une véritable discussion dialectique de voix féminines contradictoires et de ne pas seulement montrer l’image d’une femme indépendante. Iris Brey, dans son ouvrage Sex and the Series, souligne l’importance de mettre en mot la sexualité féminine :

Les séries ont beau montrer la sexualité des femmes, ce n’est pas pour autant qu’elles en parlent facilement. L’orgasme féminin, l’anatomie, du clitoris, la localisation du point G […] … la représentation de la sexualité féminine a été presque inexistante dans les médias. […] Or certaines séries se sont emparées de la sexualité et inventent une nouvelle langue, écrite ou visuelle, pour mettre enfin des mots sur l’un des plus grands mystères de la modernité. Le sexe féminin est protégé par des lèvres, pas étonnant, donc, que la sexualité féminine soit d’abord une question de langage7.

La parole et la mise en discours seraient donc des éléments centraux dans le processus d’émancipation. Cette prise de parole de la femme est d’autant plus active et libérée qu’il y a de plus en plus de créatrices et de productrices de séries, comme Jenji Kohan (Weeds, Orange is the New Black), Jane Campion (Top of the Lake) ou Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, Murder) qui sont reconnues autant par les critiques que par les audiences grâce à leurs œuvres télévisuelles qui mettent en scène des figures de femmes assumant et revendiquant leur identité et leur sexualité. La voix de la femme se libèrerait, selon Brey, du cadre du diégétique et du regard masculin et deviendrait source de création, répondant, donc, à l’appel lancé par Cixous exigeant que « la femme s’écrive8 ».

Les séries Sex and the City (Star, HBO, 1999) et Ugly Betty (Horta, ABC, 2004) sont des comédies qui jouent avec humour sur certains stéréotypes patriarcaux. Ce jeu sur les stéréotypes sexistes permet l’expression, par les images et par les mots, d’une sexualité et d’une corporalité féminine émancipée et émancipante. Ugly Betty, relatant l’évolution professionnelle au sein d’un magazine de mode d’une jeune fille latine au physique jugé disgracieux, met en scène avec humour les stéréotypes visuels et linguistiques d’une représentation normative de la beauté et du corps féminin afin d’en proposer une vision transgressive. Cette série se joue à la fois des images mais également des discours habituellement associés à la beauté féminine. La série Sex and the City, retraçant la vie sexuelle et amoureuse de quatre amies à Manhattan, met en images et en mots la sexualité et le désir de ces quatre jeunes femmes. Selon Kim Akass9et Iris Brey10, Sex and the City est une des premières séries qui ne se limite pas seulement à montrer la sexualité féminine mais s’efforce de la nommer explicitement lui donnant donc une existence. Il s’agit d’une série chorale puisque les quatre protagonistes principales ne cessent de débattre de certains aspects de leur sexualité et ce débat constant entre les quatre héroïnes permet d’installer une relation dialogique libératrice de la sexualité féminine. Dans ces deux séries, la représentation du corps de la femme et de sa sexualité est placée au cœur de la narration. Pour autant, les personnages féminins ne sont pas représentés comme la source passive du plaisir voyeuriste observé par le « male gaze » décrit par Mulvey. Au contraire, elles sont dépeintes comme assumant leur sexualité et leur corporalité, ce qui leur permet de reconquérir leur force d’action et leur identité. Cette reconquête s’effectue en plusieurs étapes : le rejet (explicite ou de manière détournée par l’ironie et l’humour) de la vision patriarcale du corps et de la sexualité féminine, l’affirmation de la sexualité et du corps de la femme comme nouvelle arme de pouvoir et enfin la redéfinition du plaisir féminin comme étant l’association d’une corporalité féminine et d’un pouvoir intellectuel émancipant. Dans ces deux séries, l’association de la corporalité de la femme à ses mots et à son pouvoir d’écriture devient une force émancipatrice. En effet, les deux héroïnes de ces séries sont toutes deux des figures d’auteures. Carrie Bradshaw, dans Sex and the City, est journaliste et ce sont les chroniques qu’elle écrit dans chaque épisode qui sont les moteurs de la narration. Betty Suarez est, dans Ugly Betty, secrétaire dont le seul but est de devenir écrivain. Betty doit accepter son corps et Carrie doit assumer sa sexualité afin que toutes deux puissent trouver l’écriture et ainsi compléter leur quête identitaire. Les mots ne sont donc pas seulement utilisés pour exprimer une sexualité féminine libérée des carcans cinématographiques et audiovisuels patriarcaux mais sont également la source d’une nouvelle forme de pouvoir pour les personnages féminins : le pouvoir créatif.

Cependant, les deux séries étudiées ici sont produites en langue anglaise. La réception de ces deux séries et de leur discours sur l’identité féminine, pour un public non-anglophone, dépend donc de leur adaptation linguistique, à savoir de leur traduction audiovisuelle (TAV) : le sous-titrage et le doublage. Les chercheuses en traductologie, Louise Von Flotow et Sherry Simon, dans leur ouvrage Translation and Gender : Translating in the Era of Feminism11, ont mis en avant la dimension politique de la traduction et le lien entre traduction et perpétration d’une politique patriarcale institutionnalisée. Ces deux traductologues mettent en avant le fait que la traduction ne doit plus être envisagée comme un simple transfert linguistique mais bel et bien comme une forme de pouvoir intellectuel. Elles mettent en avant le concept de « Cultural Turn », concept traductologique qui révolutionne la vision de la méthodologie de la traduction. La traduction doit être considérée dans un contexte et doit prendre en compte des concepts tels que la culture, l’identité, le genre, concepts complexes et difficilement définissables. L’acte de traduire ne doit plus être considéré comme la simple reproduction d’un original, une simple transposition linguistique, mais comme une véritable production culturelle. Il s’agit alors d’envisager les conséquences de l’acte de traduire et ainsi d’en comprendre sa dimension politique. La traduction devient le reflet, au même titre que l’acte d’écriture, des luttes de pouvoirs entre les violences normatives d’une culture ou d’une idéologie dominante et les voix marginalisées. La traduction peut alors être envisagée comme un acte d’émancipation mais également comme une forme de manipulation. Pour Christina Zwarg, la traduction devient le reflet des crises idéologiques que traversent nos sociétés et nos civilisations : « translation has increasingly become the vehicle through which history, meaning and language come to crisis12 » . C’est dans cette perspective que, dans leur ouvrage, Von Flotow et Simon affirment que la traduction, au même titre que la langue, joue un rôle essentiel dans la représentation de la femme dans nos sociétés. Elles illustrent cette théorie en donnant de nombreux exemples d’ouvrages dont les thèses féministes ont été trahies dans le processus de traduction. Un de ces exemples est la traduction en anglais américain du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. C’est en 1952 que la maison d’édition BantamBooks publie la version en langue anglaise de cette œuvre, sous le titre The Second Sex, traduite par Howard Parshley, œuvre qui connaît un succès important dès sa parution. Les rééditions ont été nombreuses au cours des décennies suivantes mais l’œuvre ne sera jamais retraduite et c’est la traduction de 1952 de Parshley qui reste la version américaine officielle. Or, certains chercheurs féministes, comme Margaret Simons13, se sont aperçus que la traduction de Parshley est par moment très libre et change ou même passe sous silence certains passages. Ainsi, dans la version américaine du Deuxième sexe, plus de dix pourcent du texte original a été omis sans que cela n’ait été signalé ni par le traducteur, ni par la maison d’édition. Les passages qui ont été coupés concernent essentiellement l’historiographie féminine (le nom de soixante-dix-huit femmes a été enlevé : des femmes politiques, des chefs militaires, des courtisanes, des saintes, des artistes et des poètes), certains événements historiques qui remettent en questions certains clichés sur l’identité féminine, comme l’existence, dans la Renaissance de femmes nobles à la tête d’armées, la plupart des références à des tabous culturels telles que les relations homosexuelles féminines etc. Simons, qui a comparé les deux versions du Deuxième sexe, affirme ainsi :

He [Parshley] didn’t care to have discussions of women’s oppression belaboured, although he was quite content to let Beauvoir go on at length about the superior advantages of man’s situation and achievements14.

La traduction défectueuse de cette œuvre de référence féministe, selon Von Flotow et Simon, pourrait expliquer en partie quelques critiques américaines à l’égard de Beauvoir qui estiment que cette dernière reste trop modérée en ce qui concerne la revendication d’une sexualité féminine libérée. Ainsi, Barbara Klaw affirme que Beauvoir reproduit même certains stéréotypes patriarcaux en ce domaine : « [Beauvoir is] perpetuating patriarchal stereotypes of female sexuality15 ». L’exemple de la traduction du Deuxième sexe met en lumière un lien qui à l’époque n’était que peu connu : le genre, l’écriture et la traduction.

L’exemple de la traduction de Beauvoir nous amène donc à nous demander si la TAV des séries étudiées ici n’impacte pas les discours d’émancipation à propos de l’identité de la femme. N’existe-t-il pas des décalages ou même des omissions qui ne relèveraient pas de la simple faute linguistique ou d’orthographe mais qui possèderaient une réelle dimension politique en termes de genre ? Dans quelle mesure ces décalages auraient-ils un impact sur notre compréhension de la représentation, dans ces deux séries, du corps et de la sexualité de la femme ? Le mot et le discours sont au cœur de l’émancipation identitaire des personnages féminins, il semble donc vital de se pencher sur l’adaptation des termes originaux dans une autre langue. Les éventuelles différences entre les deux médiums (l’écran et la TAV) par lesquels passe le discours, créeraient ainsi un gouffre passant sous silence certains aspects de la reconquête du pouvoir par les personnages féminins de ces deux séries. La TAV pourrait-elle être alors considérée comme une déclinaison de la langue patriarcale dénoncée par de nombreuses féministes, comme Cixous, Irigaray et Kristeva, et du langage patriarcal cinématographique dénoncé par Varda (« le langage visuel, les images mentales, clichés d’un cinéma fait par les hommes selon leurs visions ») ? Pour y répondre, il s’agira donc de considérer, dans l’analyse de la TAV de ces deux séries, les passages portant sur les différences étapes de reconquête du pouvoir (le rejet de la vision patriarcale du corps et de la sexualité féminine, l’affirmation de la sexualité et du corps de la femme comme nouvelle arme de pouvoir et enfin la redéfinition du plaisir féminin comme étant l’association d’une corporalité féminine et d’un pouvoir intellectuel émancipant).

 

Dans le cas des adaptations françaises de ces séries, que cela soit le sous-titrage ou le doublage, comme dans tout acte de traduction en général, il existe une double situation de communication. L’énonciateur est double puisqu’il y a l’énonciateur de la version source et l’énonciateur-traducteur de la version cible. L’interlocuteur est également double puisqu’il existe le public de la version originale, ici le public anglophone, et le public de la version adaptée, le public francophone. Cela suppose que la situation d’énonciation soit également dédoublée, entraînant ainsi la superposition de deux réalités culturelles bien distinctes. Enfin, le signifiant et le signifié en anglais sont associés à un signifiant et un signifié français. Le message délivré est donc complexe, créant un nécessaire décalage dans l’acte de communication. C’est dans ce décalage que réside la dimension politique qui nous intéresse : la réinstallation de certains stéréotypes patriarcaux par le biais de la TAV. Comme le suggère le concept de « Cutural Turn », il est vital d’interroger le contexte dans lequel s’opère la traduction. Il s’agit tout d’abord de mesurer le contexte de production de la TAV. La TAV est une forme de traduction très technique puisqu’il s’agit de respecter un certain nombre de contraintes pour permettre au spectateur de suivre au mieux l’œuvre cinématographique ou audiovisuelle. Le doublage doit respecter des contraintes de temps et doit correspondre aux mouvements des lèvres des acteurs. Les sous-titres doivent également respecter les contraintes de temps mais doivent aussi condenser les dialogues car un sous-titre ne peut dépasser trente-trois caractères. Ces contraintes techniques ont évidemment un impact sur le choix du traducteur et donc sur sa dimension politique mais elles ne sont pas les seules raisons expliquant certains décalages entre la version source et la version cible. Si l’on cherche à étudier la dimension genrée de la TAV, il s’agit alors de se détacher de ces aspects techniques afin de se concentrer davantage sur d’autres décalages, davantage culturels et politiques que linguistiques ou techniques. En effet, selon Jorge Diaz Cintas dans son article « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation16 », il est important de comprendre que la TAV s’inscrit dans un contexte économique : celui du marché de la culture, de ses luttes de forces et de sa hiérarchie. Selon Diaz Cintas, avec le développement du genre sériel et de ses moyens de diffusion, la consommation de séries en téléchargement illégal ou en streaming a bouleversé la production normée de la TAV. Le discours issu de la production officielle de la TAV est depuis une décennie soumis aux normes du marché libéral et de la production de masse de la culture ainsi qu’à la nécessité d’adapter le discours sériel au plus grand nombre. Le but commercial est évidemment de faire le plus d’audience possible. C’est justement par le biais de cette politique de l’adaptation commerciale que la TAV révèlerait, toujours selon Diaz Cintas, certaines luttes de pouvoir idéologiques comme la question du genre. La question de la représentation francophone de l’identité de la femme dépasse donc le cadre de la création textuelle ou de l’image puisqu’elle s’inscrit dans une démarche culturelle commerciale. Il s’agit également de la faire correspondre à une politique de réception et de lecture télévisuelle.

 

Dans cette analyse, les exemples de la TAV des dvds français des deux séries à l’étude (DVD Company Buena Vista Home) ont été classés selon les étapes de la reconquête du pouvoir (définis et cités au préalable) par les personnages féminins des œuvres à l’étude. Ces éléments de la TAV pris individuellement n’ont que peu d’impact en termes de politique genrée. Mais en les comparant et en les mettant en relation les uns avec les autres, nous avons constaté que des schémas se mettent en place, détruisant ainsi, pour certains passages, la vision émancipée du corps de la femme et de sa sexualité. C’est une analyse qui s’appuie sur les travaux d’Anne-Lise Feral 17sur la série Sex and the City et sur mes propres analyses de la TAV d’Ugly Betty. Le principe était le suivant : relever tous les décalages entre la V.O. et la V.F. n’ayant aucun rapport avec des erreurs linguistiques ou des choix techniques. Il s’agissait de relever des décalages entre la V.O. et la V.F. sur des expressions :

– rejetant une vision patriarcale du corps de la femme ;

– revendiquant la prise de pouvoir des femmes par leur sexualité, leur corps et leur féminité ;

– redéfinissant le vrai plaisir féminin comme l’association de la corporalité de la femme et de son pouvoir intellectuel, et notamment de sa capacité à écrire.

Certains exemples de décalages entre la V.O. et la TAV sur ces thèmes démontrent la dimension politique de certaines parties de la TAV, altérant ainsi la mise en scène émancipatrice du corps et de la sexualité de la femme dans ces deux œuvres télévisuelles. En voici quelques exemples.

 

1. Le rejet d’une vision patriarcale et objectifiante du corps de la femme

Item 1 : Sex and the City (E01, S01)

Original TAV

Miranda: The advantages given to models and to beautiful women in general are so unfair, it makes me want to puke! . . . We should just admit that we live in a culture that promotes impossible standards of beauty.

 

Carrie: Yeah, except men think they’re possible.

 

Miranda: Yeah.

 

DOUBLAGE (D) :

Miranda: Les avantages qui sont donnés aux mannequins et aussi aux belles femmes me dépassent tellement que je voudrais tout de suite être encore plus bête et plus moche! . . . Nous devrions juste admettre que nous vivons dans un monde où personne ne peut instaurer un nouveau standard de beauté.

Carrie: Oui, nous n’avons pas à nous juger les unes les autres.

 

Miranda: Oui.

Lors de cette discussion, les quatre héroïnes discutent des normes de beauté imposées par les magazines de mode. Le premier décalage souligné met en avant le fait que la V.O. dénonce l’injustice d’une société qui accorde des privilèges aux belles femmes tandis que la V.F. introduit une remarque sur le physique et l’intelligence de Miranda. Non seulement la notion d’injustice (à propos de l’existence d’une beauté normée) disparaît dans la V.F., mais la TAV sous-entend également que Miranda est complètement dépassée alors que celle-ci revendique une forme de prise de pouvoir en rejetant ce fait (« me dépassent »). Nous passons donc d’une forme d’agentivité de la femme (par son refus) à une forme de passivité dans la V.F. De plus, la notion de dégoût (« puke » veut dire vomir) pour ces normes de beauté a disparu dans la V.F. Enfin, la traduction de la réplique de Carrie efface la révolte du personnage envers le comportement des hommes qui justement permet l’installation de ces normes de beauté. La V.F. suggère que ce sont les femmes qui se jugent les unes les autres et qui sont donc les responsables. Cet item met donc bien en valeur que la représentation les femmes rejetant les normes de beauté est remise en question dans la version française.

 

Item 2 : Sex and the City(E01, S01)

Original TAV
Miranda : I find it fascinating that four beautiful flesh and blood women could be intimidated by some unreal fantasy. I mean, look at this [she shows an issue of Glamour]. Is this really intimidating for any of you?

 

Voice over : Suddenly I was interested. If models could cause otherwise rational individuals to crumble in their presence, exactly how powerful was beauty ?

DOUBLAGE (D) :

Miranda : Je trouve ça fascinant que quatre merveilleuses filles soient attirées voire intimidées par ces filles plastifiées de partout. Ça doit être plutôt désagréable. Regardez-ça. Est-ce que ça vous fascine vraiment ?

 

Voice over : Soudain je me suis sentie intéressée. Si les mannequins pouvaient changer le comportement d’une femme, du moins l’influencer, quel était donc le pouvoir réel de la beauté ?

 

 

Dans cet item, le premier décalage repéré est la traduction de l’expression « beautiful flesh and blood women » par « quatre merveilleuses filles ». Il s’agit de la même discussion que pour l’item précédent. Miranda fait alors l’apologie de la beauté « normale » de ses amies. Cette revendication disparaît dans la V.F. puisque l’allusion à la beauté des quatre amies disparaît. La dimension charnelle des personnages est donc niée par la disparition de l’idée de « chair » et de « sang ». Notons également que le terme « women » est traduit par le terme « filles » alors qu’il aurait dû être traduit, dans un souci de fidélité, par « femmes » puisque « fille » est l’équivalent français du terme anglais « girls ». Le terme « femme » suggère davantage de maturité et sa dégradation au rang de « fille » est révélatrice d’une certaine diminution du pouvoir féminin. Le deuxième décalage relevé ici est la traduction de l’expression « unreal fantasy » par « ces filles plastifiées de partout ». Le doublage supprime l’idée que ces normes de beauté ne sont pas réelles, ce qui constitue l’argument principal de la critique de Miranda de ces normes de beauté. L’expression française suppose qu’il s’agit de quelque chose qui n’est pas naturel. Enfin, le dernier décalage intéressant à analyser concerne la traduction française de l’expression « rational individuals ». La V.F. donne un genre aux personnes désignées par Miranda alors que cette dernière tente justement de ne pas féminiser les personnes concernées par ce phénomène de fascination puisqu’elle sous-entend un peu plus loin dans le dialogue que les hommes en sont également victimes. La V.F féminise le processus. De plus, le terme « rational » est omis dans la V.F., ce qui diminue justement les capacités intellectuelles de ces femmes.

 

L’analyse de la TAV de ces deux items souligne donc dans quelle mesure certains choix de traduction remettent en question la volonté des personnages féminins de cette série de dénoncer une vision patriarcale et normée de leurs corps et de la beauté féminine en général. Il ne s’agit pas de contre-sens mais de quelques omissions et d’adaptations qui atténuent fortement la démarche militante de Miranda. Ces décalages contribuent ainsi à la réécriture du discours de la série et inscrit donc la TAV de cette œuvre dans une dimension politique genrée.

 

2. La sexualité et la corporalité féminine comme prise de pouvoir des héroïnes

Item 3 : Sex and the City (E03, S01)

Original TAV

Samantha : Plus the sense of power is such a turn on, maybe you’re on your knees, but you’ve got him by the balls.

Charlotte : Now, you see, that is the reason I don’t want to go down this road.

 

D : Samantha : Et en plus, tu as un pouvoir sur eux très excitant. Tu es peut-être à genoux mais tu les tiens par les couilles.

Charlotte : Je ne suis pas féministe et je n’ai aucune envie de faire ce que vous dites, aucune!

 

SOUS-TITRAGE (S) : Samantha: Et le sentiment de pouvoir est excitant. T’es à genoux mais tu le tiens par les couilles.

Charlotte : C’est la raison pour laquelle je ne veux pas m’y aventurer.

 

 

Dans cet épisode, Samantha revendique une sexualité libérée et argumente que la fellation représente une forme de prise de pouvoir pour la femme. Charlotte, en revanche, dans le doublage estime que cet acte sexuel est dégradant pour la femme. Et pourtant la raison avancée est qu’elle n’est pas féministe. Le terme féministe, surtout dans une série comme Sex and the City, n’est pas utilisé à la légère. La série représente justement les nombreuses facettes des divers féminismes, qui sont associées à l’idée de pouvoir. Le doublage, lui, oppose sexualité et féminisme et suggère que le féminisme est l’équivalent d’un acte dégradant.

 

Item 4 : Ugly Betty (E02, S01)

Original TAV

Journalist : Someone should tell to that woman, wearing a young man on your arm doesn’t always cover the jiggle parts.

D : Il serait temps d’expliquer à cette femme que se montrer au bras d’un jeune homme fait paraître ses rides plus flagrantes

 

S : Quelqu’un devrait expliquer à cette femme que porter un jeune homme à son bras ne cache pas les chairs molles.

 

 

Dans cet épisode, une journaliste se moque d’une des personnages féminins de la série, Wilhelmina, la directrice artistique du magazine pour lequel travaille Betty. Wilhelmina est dépeinte comme mangeuse d’hommes et revendique une sexualité libérée et dominatrice, comme le suggère la journaliste. En effet, selon cette dernière, Wilhelmina porte sa nouvelle conquête comme un vêtement ou un bijou. Dans cet item, un changement de point de vue s’opère en partie dans le doublage par un chassé-croisé réorganisant les éléments de la phrase anglaise. Le résultat de ce chassé-croisé implique que Wilhelmina n’est plus celle qui domine dans la relation puisqu’elle ne porte plus l’homme mais se retrouve à son bras. Elle passe d’une figure active et dominatrice qui objectifie l’homme avec qui elle sort à une figure passive et ornementale. Dans ce cas, nous avons encore une atténuation du discours original revendiquant la sexualité féminine comme une forme de prise de pouvoir.

 

Item 5: Ugly Betty (E02, S01)

Original TAV
Betty : I work in an office full of Glamazone women

D : Je travaille dans un bureau rempli de filles qui sont toutes des glamazones parfaitement épilées

S : Je travaille dans un bureau plein de femmes sophistiquées qui font toutes 1m80 et sont parfaitement épilées

 

Dans la V.O., Betty procède à un néologisme qui associe à la fois l’élégance physique des femmes avec qui elle travaille et l’image de guerrière. Elle utilise cette expression lors d’une conversation avec son père au cours de laquelle elle évoque son admiration pour ces femmes qui cumulent beauté, pouvoir et férocité. Ici, la notion de beauté est associée à celle de guerrière et donc de pouvoir, association illustrant le discours de la série qui tente de redéfinir la notion de beauté féminine et d’échapper au carcan patriarcal alliant beauté féminine et fragilité. Or, le sous-titrage fait disparaître la dimension guerrière, changeant ainsi la portée féministe du néologisme.

 

Ces trois items mettent en valeur les décalages entre la V.O. et la V.F. qui atténuent fortement la dimension de pouvoir de la corporalité et de la sexualité féminine. La prise de pouvoir des personnages féminins de ces deux séries par leur sexualité ou leurs corps est donc, dans ces exemples, fortement remise en question.

 

3. Redéfinition du plaisir féminin : de la corporalité au pouvoir intellectuel

Les deux séries mettent en avant le fait que leurs personnages féminins doivent apprendre à accepter leurs corps hors norme (dans le cas de Betty) et à vivre une sexualité émancipée et libérée (dans le cas des protagonistes de Sex and the City) afin de poursuivre une quête identitaire les menant vers le vrai plaisir émancipateur : le pouvoir intellectuel et surtout l’écriture. Les deux héroïnes des deux séries sont des auteures et les références aux figures féminines intellectuelles ou des références à des personnalités féminines qui écrivent sont nombreuses dans la série. Pourtant, la TAV propose parfois une traduction inadéquate, atténuant voire supprimant ces références et leur pouvoir d’évocation et d’inspiration.

 

Item 6: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV

Candace Bushnell wants to pitch a story on power women in Manhattan.

S : CB veut écrire sur les femmes influentes de Manhattan

D : CB veut te parler de son prochain livre sur les femmes à Manhattan

 

Dans cet exemple Sofia Reyes, journaliste féministe s’adresse à son équipe de rédaction, entièrement constituée de journalistes femmes et leur présente un nouveau projet pour leur magazine féministe. Ce qui nous intéresse ici est la traduction de l’expression « power women ». Dans le doublage, l’idée de pouvoir (“power”) disparaît complètement. Il ne s’agit plus que d’un livre sur les femmes à Manhattan. L’omission de l’idée de pouvoir peut passer inaperçue ou anodine et pourtant cela contribue à diminuer les capacités intellectuelles associées aux femmes fortes ou aux figures féministes. L’exemple n’est pas isolé et c’est la répétition de ce genre de décalages et d’omissions qui contribue au changement de perspective par rapport au discours féministe de la série.

 

Item 7: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV

5 years ago he wrote for an airline magazine, now he’s Katie Couric

 

S : Il y a cinq ans il écrivait pour une ligne aérienne et il se prend pour Katie Couric

D : Formidable, il y a cinq ans il écrivait dans la revue d’une compagnie aérienne et aujourd’hui c’est Mr Pullizer

 

Dans cet épisode, Daniel, le rédacteur en chef de Modeet patron de Betty, lui parle d’un photographe célèbre. Le nom de Katie Couric, première femme journaliste américaine de télévision à devenir très célèbre est remplacé, dans le doublage, par « Mr Pullizer ». La référence à cette figure intellectuelle de femme est masculinisée par le doublage alors que l’on aurait pu penser à un équivalent français, comme « Claire Chazal » par exemple.

 

Item 8: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV
Seems like generic chick lit to me

 

S : Ça semble de la littérature de nana

D : Je pensais que c’était des trucs sans intérêt, des trucs de nana

 

Dans cet épisode, Daniel fait référence à un genre littéraire considéré comme féminin. Si la V.O. suggère un certain mépris pour ce genre, le doublage, lui, supprime complètement la dimension littéraire et associe le « truc sans intérêt » à la notion de féminité alors que la V.O. associe, malgré l’aspect péjoratif, l’image de la femme à la littérature (« litt ») et à l’écriture.

 

Item 9: Sex and the City (E01, S01)

Original TAV
Tina Brown

 

Diana Sawyer

S : Tina Brown

Diana Sawyer

D : Tina Turner

Naomi Campbell

 

Dans cet épisode, Carrie fait références aux figures féminines intellectuelles influentes de Manhattan. Étant, journaliste elle-même, elle se réfère à deux grandes figures féminines du journalisme américain. Tina Brown était la rédactrice en chef du New Yorker en 1998. Diana Sawyer, elle, était une grande journaliste télévisée des années 1980 et 1990. Or, le doublage français adapte ces références par les noms d’une chanteuse et d’un mannequin, certes des personnalités publiques artistiques fortes mais tout de même différentes des femmes journalistes et auteures évoquées (une est d’ailleurs un mannequin, incarnation de la beauté normée dénoncée par Miranda dans le même épisode). La figure féminine auctoriale disparaît donc.

 

Ces quatre items illustrent dans quelle mesure la TAV dissocie, dans certains cas, la figure féminine de la figure auctoriale. Pourtant, l’acte d’écrire est présenté dans Ugly Betty et dans Sex and the City, comme la vraie source d’émancipation des deux héroïnes. Leurs sexualités et leurs corps de femmes, associés à leurs écritures et leurs capacités intellectuelles deviennent la clé de leurs quêtes identitaires. Or, à de nombreuses reprises, la TAV incomplète, inexacte ou trop libre, remet en question cette thèse.

 

Les quelques exemples donnés ici montrent dans quelle mesure la traduction audiovisuelle des discours originaux de ces deux œuvres audiovisuelles peut acquérir, dans certains cas, une dimension politique en ce qui concerne le genre. Les décalages entre la V.O. et la V.F. ne sont ici pas dus à des erreurs purement linguistiques ni à des contraintes techniques. Il s’agit bel et bien d’un choix de traduction. Ces exemples soulignent également une différence entre le sous-titrage et le doublage. La traduction du doublage suggère davantage de prise de distance par rapport au texte source tandis que le sous-titrage, sans doute à cause de la contrainte d’espace, propose une traduction plus littérale. Il s’agit de la traditionnelle différence traductologique entre la traduction dite « directe » et la traduction « oblique18». Le concept de « traduction directe », selon Hardin et Picot, suggère que la traduction n’est utilisée que comme un simple outil dans le processus de communication. En revanche, la « traduction oblique », dont le doublage se rapproche le plus, devient une forme de création et place au centre du processus de communication le choix du traducteur. La prise de distance du doublage, de manière générale, suggère qu’il s’agit davantage d’une adaptation que d’une simple transposition linguistique. Le but est à la fois de traduire le texte source, de respecter les contraintes techniques et d’adapter ce qui est dit ainsi que les références culturelles afin que le public cible puisse s’approprier le mieux possible le texte source. Dans le cas du sous-titrage, de nombreuses références culturelles ne sont pas adaptées mais traduites littéralement. Ainsi, des références à des figures culturelles et influentes comme Katie Couric et Candace Bushnell, dans Ugly Betty, ou Tina Brown et Diana Sawyer, dans Sex and the City, certes sont gardées, mais ne sont pas forcément reconnues par un public francophone.

Qu’il s’agisse d’une forme de censure ou simplement d’une question de non-compréhension culturelle, la représentation de l’identité féminine dans ces deux séries est double et un décalage est ainsi créé, dans certains cas, entre sa représentation à l’écran et sa représentation dans la traduction française. Jorge Diaz Cintaz dans « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation » souligne la difficulté de traduire certains thèmes :

Audiovisual media and its translation play a special role in the articulation of cultural concepts such as femininity, masculinity, race and Otherness, among others. It can contribute greatly to perpetuating certain racial stereotypes, framing ethnic and gender prejudices and presenting viewers with out-dated role models and concepts of good and bad19.

Ainsi, la notion d’altérité, que cela soit la représentation du féminin ou des réalités intellectuelles et culturelles d’une autre civilisation, reste difficile à adapter d’une société à une autre. La traduction peut devenir une forme de ventriloquisme culturel ou même une forme de censure de la voix féminine. Au-delà de la question de la représentation, il s’agit de questionner la phase de réception, comme le rappelle Francesca Billiani :

Communication media in general, and above all mass media, address a rather large and socially diverse audience, which, more so than in the case of literary texts, needs to be kept under control and organized in its tastes and opinions by a visible, and invisible, censorial power20.

La traduction semble refléter, dans les cas étudiés, cette relativité et la difficulté d’adapter et de comprendre ces questions identitaires. Mais il ne faut pas non plus négliger la dimension commerciale du marché des séries, comme le suggère Diaz Cintas dans son article « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation ». Ainsi, l’adaptation linguistique pourrait également être considérée comme une arme commerciale dont le but serait de rentabiliser l’adaptation de ces séries. La question de la rentabilité est donc essentielle dans la création de ces œuvres et évidemment dans leur adaptation. Il est pourtant difficile d’établir un lien direct entre la politique genrée de certains éléments de la TAV et les exigences de rentabilité du marché libéral de la culture. Une chose est certaine : la représentation à l’écran de la sexualité et du corps de la femme, utilisée comme arme de reconquête du pouvoir identitaire vers une émancipation intellectuelle, reste donc théorique et de l’ordre de la fiction puisque sa mise en pratique par le biais de la TAV reste encore lacunaire, du moins en partie.

 

Conclusion

Pour pallier cette difficulté à mettre en pratique les discours féministes de certaines œuvres artistiques lorsqu’il s’agit de les adapter à des publics étrangers, Louise Von Flotow, dans la conclusion de son ouvrage Translating in the Era of Feminism, rappelle l’importance vitale d’envisager toute forme de traduction comme une production culturelle et politique s’inscrivant dans un contexte au sein duquel des luttes idéologiques sont en jeu. L’aspect militant de l’acte de traduire ne doit pas quitter la conscience du traducteur, selon elle. La vigilance doit être de mise. Il nous semble tout même juste de rappeler l’importance vitale qu’a eue, et continue de jouer, la traduction dans la compréhension de thématiques féministes américaines, anglophones ou issues d’autres cultures, et dans l’acquisition d’une conscience et d’une compréhension commune et internationale des combats en termes de genre. La traduction a permis la diffusion plus large des voix féminines, que cela soit par les textes ou par les images, leur permettant ainsi de s’affranchir des frontières culturelles et de s’émanciper à une plus large échelle. La TAV n’est pas en reste dans ce processus d’émancipation puisqu’il s’agit d’un moyen de communication de plus en plus utilisé dans la sphère médiatique, et permettant une meilleure compréhension de l’Autre (longtemps associé à la féminité), mais également de la notion de relativité et de pluralité culturelle, comme le souligne Rubi Rich :

Subtitling allows us to hear other people’s voices intact and gives us full access to their subjectivity. Subtitles acknowledge that our language, the language of this place in which we are watching this film, is only one of many languages in the world, and that at that very moment, elsewhere they are watching movies in which characters speak in English while other languages spell out their thoughts and emotions across the bottom of the frame for other audiences. It gives me hope . . . Subtitles, I’d like to think, are a token of peace21.


Notes

1 HORER, Suzanne et Jeanne SOCQUET. La Création étouffée. Paris : édition Pierre Horay, 1973.

2 SILVERMAN, Kaja. The Acoustic Mirror. Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1988.

3 DE LAURETIS, Teresa. Technologies of Gender. Bloomington: Indiana University Press, 1987.

4 MULVEY, Laura. Visual Pleasure and Narrative Cinema. Film Theory and Criticism : Introductory Readings.  New York : Eds. Leo Braudy and Marshall Cohen, Oxford UP, 1999, p. 833-844.

5 OUELETTE, Laurie. Victims No More : Television, Postfeminism and Ally McBeal. The Communication Review. Vol. 5, N° 4, 2002, p. 312-323.

6 HOLLOWS, Joanne. Feminism, Femininity and Popular Culture. Oxford : Manchester University Press, 2000.

7 BREY, Iris. Sex and the Series. Mionnay : Libellus Editions, 2016,  p. 36.

8 CIXOUS, Hélène. Le Rire de la méduse. Paris : Galilée, « Lignes fictives », 2010.

9 AKASS, Kim et Janet MCCABE. Reading Sex and the City. Londres : IB Tauris, 2004.

10 BREY, Iris. Sex and the Series. 2016.

11 VON FLOTOW, Louise. Translation and Gender : Translating in the Era of Feminism. Ottawa : University of Ottawa Press, 1997.

12 ZWARG, Christina. Feminism in Translation : Margaret Fuller’s Tasso. Studies in Romanticism. Boston : Boston University, 1990p. 463-90.

13 SIMONS, Margaret. The Silencing of Simone de Beauvoir. Guess What’s Missing from the Second Sex, Women’s Studies International Forum. Vol. 6, 1983, p. 559-564.

14 SIMONS, Margaret. The Silencing of Simone de Beauvoir. 1983, p. 562.

15 VON FLOTOW, Louise. Translation and Gender. 1997, p. 193.

16 DIAZ CINTAS, Jorge. Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation. Meta. Vol. 57, n° 2, 2012, p. 279-293.

17 FERAL, Anne-Lise. Gender in Audiovisual Translation : Naturalizing Feminine Voices in the French Sex and the City. European Journal of Women Studies. 2011, Vol. 18,  p. 391-407.

18 HARDIN, Gérard et PICOT, Cynthia. Translate : Initiation à la pratique de la traduction. Paris : Dunot, 1990.

19 DIAZ CINTAS, Jorge. Clearing the Smoke to See the Screen. 2012, p. 282.

20 BILLIANI, Francesca. Assessing boundaries – Censorship and Translation. An Introduction. Modes of Censorship and Translation. Manchester : Ed. Francesca Billiani, 2007, p. 5.

21 RICH, B. Ruby. To Read or Not to Read: Subtitles, Trailers, and Monolingualism. Subtitles : On the Foreignness of Film. Montreal : Alphabetic City, 2004, p. 153.


Bibliographie

AKASS, Kim et Janet MCCABE. Reading Sex and the City. Londres: IB Tauris, 2004.

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Représentation du désir féminin : une écriture de la rupture dans Gently Down the Stream de Su Friedrich

Maud CAZAUX

Maud Cazaux est en troisième année de doctorat à l’école doctorale allph@. Elle fait partie du laboratoire Lara-Seppia à l’université Jean Jaurès de Toulouse. L’objet de sa recherche porte sur l’écriture féministe dans le cinéma de la réalisatrice germano-américaine Su Friedrich et du cinéma d’avant-garde États-uniens à partir des années 1970.

maudcazaux@hotmail.fr

Pour citer cet article : Cazaux, Maud « Représentation du désir féminin : une écriture de la rupture dans Gently Down the Stream de Su Friedrich », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/une-ecriture-de-la-rupture-dans-gentle-down-the-stream-de-su-friedrich/.

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Résumé

Cet article propose d’étudier le court métrage Gently Down the Stream réalisé en 1981 par Su Friedrich. Nous verrons comment la réalisatrice interroge l’expression du désir et la visibilité de la sexualité féminine par le biais d’une écriture poétique qui met en jeu les nombreux conflits inhérents au sujet lorsque celui-ci cherche à se redéfinir loin des repères et des injonctions de la société.

Mots-clés : film expérimental, désir, norme, narrativité, sexualité, binarité

Abstract

This article will focus on the short film Gently Down the Stream directed in 1981 by Su Friedrich. We will see how the director questions the expression of desire and the visibility of female sexuality through a poetic writing that brings into play the many conflicts that emerge from the subject when it seeks to redefine itself far from the reference points and injunctions of society.

Keywords: experimental film, desire, norm, narrativity, sexuality, binarity


Sommaire

Introduction
1. Une tentative d’expression du désir
2. L’impossibilité du désir : les spectateur.trice.s captif.ive.s
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Gently Down the Stream est un film expérimental, dépourvu de bande-son, réalisé en 19811. Dans ce film, Su Friedrich accorde une place importante à l’écriture en insérant des mots et des fragments de texte qui sont travaillés par la technique du grattage de la pellicule. Su Friedrich recourt à ce procédé, où le texte se superpose le plus souvent en contrepoint à des images filmées, pour narrer quatorze courtes séquences de rêves. Ces derniers ont été sélectionnés dans les journaux personnels de la réalisatrice écrits sur une période de huit ans. Dans ce film, l’écriture du rêve permet à celle-ci de transcrire ses troubles, ses peurs et ses désirs.

Su Friedrich interroge l’énonciation du désir et la visibilité de la sexualité féminine par le biais d’une écriture poétique. Nous verrons comment elle met en jeu les nombreux conflits inhérents au sujet lorsque celui-ci cherche à se redéfinir loin des repères et des injonctions de la société2.

Nous nous demanderons tout d’abord quels sont les moyens, notamment plastiques, engagés par la réalisatrice pour exprimer les nouvelles modalités de ce sujet désirant, en analysant les différentes voies expressives choisies par Su Friedrich afin de donner corps à l’irreprésentable, celui d’un désir féminin fluctuant et échappant aux catégories genrées. Nous verrons que cette difficulté à « dire » le désir pour l’artiste se diffracte et se répercute auprès du.de la spectateur.trice. Condamné.e à partager une expérience et un espace contraint, le.la spectateur.trice est ainsi sollicité.e par le film afin d’éprouver dans son visionnement la frustration d’un désir inassouvi3.

1. Une tentative d’expression du désir

Malgré son titre, Gently Down the Stream (Tout doucement au fil de l’eau) travaille une esthétique de la rupture afin de bousculer les canons narratifs classiques. Selon David Bordwell et Kristin Thompson, le cinéma classique a systématisé la construction de récits destinés à être compris du plus grand nombre de spectateur.trice.s, selon une logique renvoyant à ce qu’ils ont pu appeler une esthétique de la transparence. Pour ce faire, le cinéma classique a construit un discours clair et accessible grâce à une linéarité du discours et un récit lié par des relations causales4. Dans ce système la construction du protagoniste répond à un enjeu de transparence où le sujet est clairement identifié5. Au contraire, dans Gently Down the Stream, la narration est « heurtée » et lacunaire, car elle repose sur des expériences et des rêves de la narratrice exprimant un rapport conflictuel au corps genré, à la sexualité et à la religion catholique, qui se manifeste tout d’abord par le recours à la statuaire de la Vierge. Pour cela, Su Friedrich développe une relation texte/image construite en contrepoint. Tout au long du film, les textes sont entrecoupés par des images que nous pouvons classer selon cinq catégories (des images religieuses, une femme faisant du rameur, une femme nageant, une séquence de pieds qui marchent, des plans sur l’eau). Ces images se répètent, se dédoublent, se superposent, s’inversent ou sont mises en négatif (les valeurs chromatiques sont inversées). Ces caractéristiques rappellent la forme du cinéma structurel qui a émergé dans les années 1960. Selon P. Adams Sitney, celui-ci peut se définir comme un « cinéma fondé sur la structure dans lequel la forme d’ensemble, prédéterminée et simplifiée, constitue l’impression principale produite par le film. [Cette forme utilise le] « plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), les effets de clignotements, les images en boucle et le refilmage d’écran6 ».

Pour le théoricien, ce cinéma privilégie la forme au fond. Bien que Gently Down the Stream réponde à cette esthétique, le film utilise cette forme structurelle pour construire une narration complexe qui articule par l’écriture et l’image, le discours polyphonique de la réalisatrice qui oscille entre la volonté de dire son désir et sa difficulté à l’énoncer.

Figure 1

Figure 2

Figure 3

Figure 4

Gently Down the Stream s’ouvre ainsi sur une suite de photogrammes où se répètent des visages fragmentés de statues de Vierges. Ces figures relèvent d’une iconographie chrétienne, ce statut leur confère une identification par le plus grand nombre et une portée symbolique dans nos sociétés iconophiles. C’est donc par un espace de la reconnaissance que Su Friedrich ouvre le film. Cependant, cette figure iconique est mise à mal par le cadrage qui la surplombe et la fragmente ainsi que par son regard vide qui contribue à sa désincarnation, suggérant alors que la Vierge se situe entre l’incarné et le désincarné. Le statut équivoque de la Vierge est analysé par l’essayiste Jacques Duquesne dans un ouvrage consacré à l’ambiguïté du culte de la Vierge Marie. Pour l’auteur, au long des siècles, l’Église catholique, les prêtres et les croyants ont fait jouer à la Vierge deux rôles tout à fait opposés :

Femme, mère de Jésus, « mère de Dieu », comme l’a proclamé le concile d’Éphèse dans une formulation discutée, elle n’est pas seulement l’instrument mais la partenaire efficace, le signe même de l’incarnation. Or, dans le même temps, ou à peu près, par l’affirmation de la conception virginale et de la virginité perpétuelle, par le dogme de l’immaculée conception, par celui de l’assomption, [l’Église catholique, les prêtres et les croyants l’ont] mise à part du commun des mortels, hors de la condition humaine. Elle n’est plus une femme parmi les femmes, mais une femme à part, occupant au minimum une place intermédiaire entre l’humanité et la divinité7.

Cette opposition est travaillée par les choix esthétiques de Gently Down the Stream qui renversent dès les premiers plans, la représentation convenue de la Vierge pour laisser advenir une déconstruction et un retournement des symboles religieux. Pour incarner ce renversement, les Vierges aux visages floutés et parcellaires laissent tout à coup apparaître un corps désirant, à l’image de la bouche qui embrasse son double dans un jeu de miroir (fig 4). Le visage de la Vierge est alors recomposé par la superposition des deux plans qui unissent les fragments de la figure dans un même baiser. Alors que les derniers plans s’attardent plus longtemps sur les lèvres et créent une pause narrative, l’enchaînement du motif des lèvres et du baiser ancre la question du désir et sa possible répression. Le surgissement de la chair dans la statuaire souligne alors la façon dont on peut proposer un sous-texte, une relecture derrière le présupposé social et religieux.

La tradition de la statuaire religieuse peut ainsi rappeler les représentations de Vierges extatiques, dont la plus célèbre, la statue de Sainte Thérèse du Bernin est une figure de la sublimation de l’extase mystique8. La complexité de l’expérience de Sainte Thérèse est analysée par Julia Kristeva dans un article où elle relève le lien entre le fondement du sujet et la parole-amour du Père Idéal. Alors que la foi chrétienne passe par une désérotisation de cette parole, les mystiques comme Sainte-Thérèse ne cessent de resexualiser l’idéalisation du lien parole/amour9. Ce rapprochement entre le corps et le sacré se retrouve dans Gently Down the Stream. Il joue d’une dualité liée à l’association transgressive de l’érotisme et du religieux pour interroger la construction normée du désir. Le discours qui fait allusion à cette figure religieuse, participe à une tentative de renversement de l’injonction du refoulement et de l’érotisation de l’interdit. La statue de la Vierge est la représentation d’une construction du féminin, que l’on pourrait qualifier de mythifiée. Le mythe, selon Roland Barthes, est un système qui opère comme un jeu de cache-cache entre le sens et la forme10. Cette alternance produit une déformation qui est au cœur du « principe du mythe, il transforme l’histoire en nature11 ». La Vierge qui est associée au concept de la virginité, dépasse alors une simple définition anatomique. En effet, la virginité féminine renvoie à « des normes sexuées visant la construction sociale d’un corps « pur », sur le plan matériel et symbolique12 ». Le caractère normatif de mythe virginal de la Vierge a ainsi permis une naturalisation du rôle social des femmes en tant que reproductrices désexualisées et sans désir. La statue de la Vierge représente finalement le masque des identités genrées que le social impose au féminin et qui oscille entre sexualisation extrême et répression du désir.

Cette problématique du désir refoulé par les normes religieuses s’affirme dans le poème qui suit ces séquences. Il énonce avec ironie le récit d’une prière sur l’orgasme :

Walk into church

My mother trembles

                 trances

                 reciting a prayer about orgasm

I start to weep13

Les termes trembles, trances, orgasm, weep, développent une écriture sensorielle où le mouvement du corps exprime le désir. Ce « bruissement du langage » comme le nomme Roland Barthes14, rappelle que la langue peut faire émerger à la surface du texte les sens et le corps de l’auteur15. Dans ce poème, le désir de la réalisatrice est toujours travaillé par le tiraillement entre l’espace du sacré de l’église et le frémissement du désir. Cette oscillation de l’écriture traduit toute la tension et le désarroi de la narratrice. Ce texte qui est ici mis en forme selon la proposition du script de Su Friedrich16, propose ainsi de restituer le rythme d’apparition du texte dans le film par les espaces et les retours à la ligne. L’écart d’un élément dans l’ensemble du texte crée une trouée qui découpe la linéarité du texte et fait surgir de nouvelles interprétations. Ce mouvement perpétuel entre excitation et répression conduit à une écriture qui met en forme le ressac d’un désir qui est brutalement stoppé. La déclinaison des effets graphiques de l’écriture, raturée, floutée et l’oscillation presque stroboscopique des mots conjointe à celle des photogrammes participe à une fragmentation de l’espace narratif. Celle-ci permet d’autant plus à l’écriture poétique de mettre au défi le sens du texte et d’introduire une béance dans l’environnement cohésif que la société prétend produire.

Dans ce poème, le cadre de l’institution religieuse, le rythme du texte, le traitement du temps et de l’image s’opposent à la frénésie du corps et de l’écriture. Ce tiraillement entre norme et subjectivité qui ouvre le film est aussi interrogé dans la représentation du corps comme support entravé du désir. Dans cette scène, la dévotion religieuse est associée à la sexualité et la prière déclenche une animation du corps qui évoque par la peine et la douleur, la volonté d’expiation par les larmes. Ce ressenti du corps met la narratrice en situation de repentir17, lorsque le désir remonte à la surface, il est vécu comme honteux. Mais paradoxalement, ce sentiment déclenche aussi la sécrétion des larmes qui sont l’expression du corps. Cette oscillation perpétuelle entre désir et répression confèrent au désir une ambiguïté car il est toujours perturbé.

Figure 5

Figure 6

Cette dualité se retrouve dans la séquence ci-dessus. Le montage opère un enchainement entre les visages des statues des Vierges et des plans d’une femme faisant du rameur. Le corps est ainsi mis en action, depuis la scène dans l’église où le corps « tremble » jusqu’au plan sur le rameur où il s’active. Sur l’image du corps mis au travail, Su Friedrich superpose une écriture manuscrite rageuse. Par ce procédé, la réalisatrice cherche à s’émanciper du discours qui l’assujettit et veut montrer un corps qui cherche à se défaire du cadre imposé. Cette écriture fulgurante marque le discours grâce à sa mise en œuvre représentée par les ratures et les coulures. L’animation de ces mots et leur caractère discontinu qui rappelle la pratique du cadavre exquis18 et le jeu graphique, amplifié par une écriture automatique du rêve où la conscience et la volonté ne semblent plus contrôler la pensée, expriment la repentance et l’impossibilité de représentation du désir par une rature rageuse.

Figure 7

Figure 8

Les textes floutés qui renvoient à l’inconscient et au rêve apparaissent par des flashs intermittents et leur défilement rapide ne permet pas de reconstituer des phrases dotées d’un sens précis. Ils forment plutôt une liste hétérogène et furtive d’interrogations, d’incertitudes relevant de concepts sociaux et culturels. Cependant, certains mots et bribes de phrases sont parfaitement lisibles, car ils restent plusieurs secondes à l’écran. Ils parviennent à s’échapper du flot textuel incessant qui défile avec frénésie. Les termes This is Pure/ Natural/ Think/ She Shouts, émergent du texte poétique et constituent un contre-discours, une forme d’insurrection narrative. Ainsi, la phrase raturée « This is pure » joue sur la symbolique de la pureté, celle-ci étant associée à la virginité comme norme sexuée19. Elle fait écho aux images de la Vierge et du baiser en miroir précédemment évoquées en ouverture. Cette question morale est soutenue par un autre panneau où est écrit « natural? ». Les ramifications de ce terme à la fois historiques, sociales et philosophiques sont complexes et dans ce cas précis, l’utilisation de ce mot vient perturber un peu plus les catégories sexuelles et esthétiques. Ce qui est considéré comme naturel a en effet justifié une inégalité des sexes et a instauré une bicatégorisation de la pensée et des rapports sociaux de sexe en deux entités distinctes homme/femme, hétéro/homo20. L’intrusion de ce concept révèle l’enjeu d’une écriture du désir réprimée. Par le discours, Su Friedrich cherche à renverser et détourner les normes patriarcales ancestrales en opérant un retour sur les termes qui ont forgé les normes sexuelles.

Ainsi, à l’inverse de ce qu’annonce le titre Gently Down the Stream (Tout doucement au fil de l’eau), le film travaille sur une ambivalence : au flot cyclique des images s’oppose une écriture manuscrite, hachée, raturée sur la surface de la pellicule. Cette omniprésence de l’écriture qui souligne par le grattage son caractère brutal et frénétique contredit sans cesse le calme et l’harmonie annoncés par le titre. Ce déroulement incessant du flux de mots soumet le montage au discours de la narratrice. À l’omniprésence de ce discours social qu’elle ne cesse d’interroger, « natural? », elle oppose le discours poétique. La tridimensionnalité du discours poétique et ses figures comme la métaphore21, permettent de se détacher de la structure normative du discours collectif. C’est dans cet effet de saillie que Su Friedrich fait émerger la forme sensible et imprévisible du discours et de la question du désir.

Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. […] La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là deux éléments dont elle est faite, en somme22.

Le désir renvoie à une quête, à un processus effectué par le sujet désirant pour un objet qui répond à une attente23. Pour cela, Su Friedrich utilise les symboles de son éducation catholique, qu’elle considère comme répressive et idéaliste et contre laquelle elle s’insurge, pour renverser et détourner ce qu’elle nomme « un désir non partagé pour le sublime24 ». Si nous avons vu tout d’abord que Gently Down the Stream cherche à exprimer la fluctuation du désir féminin qui tente d’échapper aux catégories genrées, le déroulement du film montre à quel point l’expression du désir reste entravée. Pour cela, la réalisatrice mobilise toute une stratégie de discontinuités narratives. Celles-ci exposent la dualité désir-répression et révèlent les tensions dans l’assignation d’un désir impossible, toujours empêché. La biffure des mots et l’utilisation d’une symbolique opaque rendent la lecture difficile et ne permettent pas l’installation d’une forme de plénitude pour le.la spectateur.trice. C’est ainsi par une écriture de la rupture que Gently Down the Stream exprime l’impossibilité d’écrire le désir féminin. L’entrave au désir est d’autant mieux exprimée qu’elle ne cesse d’être rejouée auprès du.de la spectateur.trice par le mode d’apparition/disparition choisi par la réalisatrice.

2. L’impossibilité du désir : les spectateur.trice.s captif.ive.s

Figure 9

Figure 10

Figure 11

Par l’écriture poétique du texte et de l’image, Su Friedrich réalise tout un travail de déconstruction de la narration qui complexifie l’expérience et la compréhension spectatorielle. Les photogrammes ci-dessus apparaissent dans le premier texte qui ouvre le film. La forme interrogative s’adresse directement au.à la spectateur.trice et le sens de cette phrase lui échappe alors même que la question semble lui être adressée. Cette phrase lui fait alors éprouver un sentiment d’exclusion. Le.la spectateur.trice est mis.e en marge par le discours qui répète dans la même séquence « Why do you come here25? ». Une première rupture dans l’identification s’opère par ces deux phrases. Par cette interpellation, le.la spectateur.trice se trouve interrogé.e sur son statut et sa place dans le film. Ces phrases interrogatives empêchent alors les spectateur.trice.s d’être dans une forme de contemplation puisqu’il.elle se trouve tout comme la narratrice, captif.ive dans un espace mental labyrinthique, que l’on retrouve exprimé dans le texte même « Wander large quiet rooms 26». Cet espace abstrait perd l’énonciataire, il ressent alors une déroute narrative et une confusion qui occultent son regard. Cette discontinuité est amplifiée par le fond noir des textes qui découpe et fragmente la narration. À l’écran, le texte défile de manière fulgurante, ce défilement contraint le.la spectateur.trice à anticiper le sens des images en reconstituant la syntaxe des phrases. Ce travail de reconstitution coupe le.la spectateur.trice de la sensorialité en jeu dans l’expérience spectatorielle pour le.la cantonner à une position de ce qui pourrait le.la constituer en sujet désirant, il.elle devient avant tout un sujet pensant. Le montage focalise son attention sur un déferlement de texte qui lui fait expérimenter la difficulté de remonter le courant langagier. Ce flot du discours contraint le sujet et l’empêche d’accéder au sensible et au désir. Dès l’ouverture du film, la narration impose aux spectateur.trice.s d’expérimenter un état inconfortable de marginalité et d’exclusion. La narration met le.la spectateur.trice dans l’obligation de se retrouver face à un discours dont il.elle ne maîtrise pas les codes, qui ne lui est ni coutumier ni adapté. Contrairement aux discours classiques qui privilégient une narrativité et une lisibilité claire, Gently Down the Stream met à distance le.la spectateur.trice en déconstruisant la linéarité et en exacerbant la confusion. Ce processus entrave l’identification spectatorielle notamment par un discours et des personnages que les spectateur.trice.s ne parviennent pas à appréhender dans une totalité signifiante. Cette problématique d’une impossible identification s’affirme dans les séquences ci-dessous, où la représentation du corps interroge la posture spectatorielle.

Figure 12

Figure 13

Dans cet extrait, le personnage féminin simplement nommé « A woman » peut évoquer par son allure sportive, cheveux courts, débardeur, short, une esthétique Butch27, sans pour autant être caractérisé et limité à cela. Le corps ne renvoie pas à un genre particulier. Le cadre limite la surface filmée et permet juste d’identifier le mouvement que le corps est en train d’effectuer. Le déplacement du cadre à la droite de l’écran et le fond noir créée une séparation entre le corps et l’écriture, comme s’il s’agissait d’une légende sur l’image désormais inapte à rendre compte de ce qu’est l’individu représenté. Cette coupure entretient une distance entre les spectateur.trice.s et ce corps mis en action. Cette rupture attire le regard sur le texte alors que le corps qui est mis en arrière-plan est difficilement déchiffrable. Ce personnage décadré, fragmenté et anonyme empêche tout espace de la reconnaissance et ne permet pas aux spectateur.trice.s d’être dans une posture d’identification. Ces séquences qui se répètent participent à la forme structurelle28 et réflexive du film et matérialisent la difficulté pour les spectateur.trice.s de recréer une narration. Ce travail de répétition vient amplifier l’oscillation d’un sujet désirant qui est tiraillé entre répression et liberté. Tout au long du film, l’articulation entre le texte et l’image invite le.la spectateur.tice par des relais spectatoriels, à s’interroger sur le tiraillement de l’énonciation.

Figure 14

Figure 15

L’utilisation de verbes à l’impératif en début de plusieurs poèmes, « Wander », « Walk », « Built » « Think », « Take 29», manifeste la tentative d’interpeller le.la spectateur.trice. Ces termes utilisent une forme performative qui peut permettre au.à la spectateur.trice de redevenir actif.ve dans la construction de la narration. L’effet hypnotisant d’une linéarité narrative classique est ainsi annulé et remplacé par la performativité de l’écriture.

I draw a man

take his skin

inflate it

get excited

mount it

It’s like being in love with

a straight woman30

Dans ce texte, l’énonciation reprend le dispositif de verbes à l’impératif qui transmet à la fois les actions de la réalisatrice et s’adresse aux spectateur.trice.s « take/ inflate/ get excited/ mount it 31». Su Friedrich brouille la séparation entre masculin et féminin en mêlant tout d’abord les deux sexualités généralement opposées homo/hétéro dans un seul corps. La création de liens inédits fait le lit de la poésie, c’est ainsi que l’on sort des chaînes de la binarité, par le biais de la tridimensionnalité poétique. Puis par le tracé du corps masculin, dans le texte ci-dessus, la réalisatrice renverse le voyeurisme induit par des représentations du corps féminin selon des codes établis. Ce poème utilise donc une forme de narrativité performative par les verbes mais aussi par les actions de la narratrice pour interpeller le.la spectateur.trice. Elle lui fait ainsi partager et expérimenter sa propre exclusion. Le rapport texte/image constitue une proposition pour que le.la spectateur.trice s’interroge sur sa propre construction et ouvre des espaces pour se réapproprier le discours qui lui a été imposé. Le texte poétique, par sa forme et son recours aux figures de style, est ici un support pour véhiculer une instabilité des catégories sexuelles et genrées par des identités de genre fluctuantes et par la pratique polyphonique du texte et de l’image qui sont vecteurs de dissonances. Celle-ci augmente le brouillage du sens et empêche une interprétation figée. Le montage et le texte montrent ainsi un désir qui se veut fluctuant, mais qui est toujours comparé et entravé par la norme discursive de la masculinité et de l’hétérosexualité. Le discours et le montage réflexifs constituent alors des filtres qui empêchent l’identification des spectateur.trice.s.

I lie in a gutter

giving birth to myself

two fetuses        dark green       and

knotted up

try to breathe so they don’t

suffocate

I can pull one out

but it starts to crumble up32

Cette expérience de l’exclusion clôture le film en travaillant sur l’idée de la renaissance avortée. La narration met le spectateur sur une fausse piste, lui faisant croire que son projet initial est de donner naissance à un nouveau soi, de permettre une recréation du sujet. L’altérité qui devait alors advenir par la naissance des deux fœtus est annulée par cette « maternité monstrueuse » qui par l’irruption de la couleur verdâtre et l’effritement de la chair évoque autant la mort de l’individu que l’altération de ce que la maternité est supposée enfanter. Le film expose ainsi la mise en échec du désir et de la reconnaissance de soi, qui se délite en étant toujours hors champ, hors d’atteinte.

Tous ces moyens mis en œuvre dans le film proposent au.à la spectateur.trice d’expérimenter une expérience de l’altérité, de l’exclusion et de la marginalité. Les derniers poèmes du film ont recours à une poétique qui inclut l’animalité pour exposer cet être monstrueux qui ne se définit pas.

Walk into church

A bloody furry arm is torn

from the body of an

animal

Did it rip its own arm off33?

Pendant que le texte fait défiler chaque mot d’une écriture tremblante, qui donc réinscrit la chair dans l’image, l’image de fond qui est figée représente une femme de dos dans une piscine. Elle ne se remet en mouvement que lorsque le dernier mot « off » du poème disparait. Alors qu’à l’écran la nageuse repart en crawl, la dernière phrase du texte « Did it rip its own arm off 34? » résonne encore et fixe notre attention sur l’idée d’emprisonnement et de volonté de libération du corps. Cette auto-destruction met aussi en œuvre, à travers l’acte de mutilation le surgissement de l’informe. Ce mot qui convoque une altération de la forme, est à même, selon Georges Bataille, « de déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d’annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.) »35. Par l’informe, le texte expose alors la nécessaire perte de repères qui permet de reconfigurer une identité hors des marqueurs genrés. En réponse à ces images, le texte articule le corps de façon horrifique et fantastique à l’animal pour représenter un être hybride et inconnu. L’indéfinissable permet de développer une représentation esthétique de « l’autre » par l’animal à travers laquelle une représentation genrée et sexuée peut être brouillée et s’annuler. Dans Gently Down the Stream, la métamorphose qui est le support imaginaire des figures intermédiaires et hybrides invite le.la spectateur.trice à devenir un corps et un être indéfini, marginal. L’intrusion de ce passage fantastique dans un texte qui cherche à déconstruire les codes d’énonciation du désir féminin interroge le statut du corps et de cet « autre » représenté par l’animal. Ce texte révèle une métamorphose qui a échoué, l’animal s’étant arraché le bras. En faisant appel à l’animalité morbide, Su Friedrich représente le rapport à cet « autre » comme constitutif de l’impossible rapport à soi. Pour Judith Butler,

Interroger les normes de la reconnaissance qui règlent ce que je pourrais être, se demander ce qu’elles excluent, ce qu’elles pourraient être contraintes de recevoir, c’est sous le présent régime, risquer de ne pas être reconnu comme sujet ou du moins créer l’occasion de se demander qui on est (ou peut être) et si l’on est, ou non, reconnaissable36.

L’expérience de la disparition de soi, de la mise en échec de sa subjectivité et de son impossible reconnaissance est paradoxalement utilisée par Su Friedrich comme une stratégie pour inclure le.la spectateur.trice dans une expérience de l’exclusion qu’il.elle n’aurait peut-être pas la possibilité d’expérimenter autrement. Ce rapport distancié aux spectateur.trice.s reflète l’impossible rapport de la narratrice à être un sujet désirant. La remise en cause des normes du discours par lesquelles elle s’est construite, l’expose à ne plus être reconnaissable et positionne son désir comme irreprésentable et hors d’atteinte. La narratrice fait alors expérimenter au.à la spectateur.trice dans Gently Down the Stream le même sentiment de captivité et d’exclusion qui est le résultat de sa propre impossibilité à être un sujet désirant. La leçon que nous permet de tirer Su Friedrich passe donc non pas tant par une tentative d’explicitation de l’individualité qu’elle tente d’exprimer ici que par la contrainte qu’elle exerce sur le.la spectateur.trice en le.la mettant face à un discours qui lui échappe et à des codes qu’il.elle ne maîtrise pas ou dans lesquels il.elle peine à se reconnaître.

Conclusion

Dans Gently Down the Stream, Su Friedrich interroge et renverse les codes et les normes hérités du cinéma classique, défini par une continuité narrative, une clarté du discours, une transparence formelle et une identification à des protagonistes clairement identifiés. La réalisatrice oppose à ce système une écriture de la rupture, par l’utilisation d’une narration discontinue, d’un refus de la linéarité du discours, d’une symbolique opaque, qui rendent difficile toute lecture. Cette énonciation a pour but de bousculer, brouiller voire renverser le discours qui a construit les normes sexuelles hétéronormées. Dans cette lutte, l’expression du désir est articulée dans sa complexe oscillation entre un sujet désirant qui tente d’exprimer l’objet de son désir et son impossible énonciation. Le discours travaille la dualité de la répression et de la liberté du désir qui est entravée par les normes extérieures qui sans cesse veulent reformater le discours. Ainsi, le recours au poétique dans l’écriture du rêve permet de créer des béances dans un discours social qui se veut cohésif. Le recours à une écriture qui utilise tout un vocabulaire des fluides physiques permet de resexualiser un discours qui est toujours détaché du corporel, à l’image de la statuaire de la Vierge, corps désincarné qui alterne entre sublimation et érotisation de l’interdit. Le texte et l’image travaillent ainsi sur l’ambiguïté des discours sociaux liés au sexe, au désir et au genre qui régissent les processus de naturalisation des corps.

La frustration qui résulte de cette difficulté à dire le désir est expérimentée par le.la spectateur.trice dont l’exclusion perpétuelle de la narration l’empêche d’accéder à toute identification. La forme performative du texte qui utilise les interpellations et injonctions verbales et la réflexivité du film sont des propositions pour que le.la spectateur.trice utilise l’expérience de l’exclusion qu’il.elle subit par le film pour réinterroger la construction de son être désirant. Ainsi, bien que le film expose l’impossible énonciation d’un sujet désirant, il parvient à faire ressentir l’expérience collective de l’exclusion. La modification du.de la spectateur.trice généralement sujet désirant du film en un sujet mis en marge permet de lui faire ressentir la perte d’identité et le poids du discours collectif qui étouffe la voix singulière de la narratrice. L’impossibilité du rapport à soi est alors reflétée dans l’inconcevable rapport à l’autre. Gently Down the Stream, permet par son univers poétique et son écriture de la rupture d’expérimenter l’altérité et d’interroger les « différences » qui nous constituent comme autre.


Notes

1 Su FRIEDRICH, Gently down the stream, Outcast Films, 1981.

2 Nos sociétés occidentales patriarcales reposent sur l’injonction à l’hétéronormativité. Celle-ci constitue un marqueur et une limite qui vise à réguler la sexualité et le genre. L’hétéronormativité impose à l’individu un modèle qui assigne une correspondance entre le genre, le sexe et la sexualité. Cette problématique constitue un axe majeur de la théorisation féministe à partir des années 1980, avec notamment l’ouvrage Compulsory Heterosexuality And Lesbian Experience d’Adrienne Rich. Pour la théoricienne, l’hétérosexualité institutionnalisée et normative, gouverne tant ceux et celles à l’intérieur de ses frontières qu’elle marginalise et sanctionne ceux et celles en dehors. Adrienne Rich, Compulsory heterosexuality and lesbian existence, London, Onlywomen Press, 1980.

3 Je tiens particulièrement à remercier Isabelle Labrouillère, maître de conférence à l’ENSAV et membre du laboratoire LARA-SEPPIA, pour nos échanges et pour son aide dans l’écriture de cet article et pour l’analyse de l’œuvre de Su Friedrich.

4 David Bordwell, Kristin Thompson et Cyril Beghin, L’art du film: une introduction, 3e édition française., Bruxelles, De Boeck, 2014, p. 131.

5 Ibid., p. 138.

6 « Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran. Très rarement on trouvera ces quatre caractéristiques rassemblées en un seul film et il y a même des films structurels qui modifient ces éléments de base. » P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire: l’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 369.

7 Jacques Duquesne et Alain Houziaux, La Vierge Marie: histoire et ambiguïté d’un culte, Paris, Atelier, 2006, p. 18.

8 Claude MIGNOT, « BERNIN GIAN LORENZO BERNINI dit LE CAVALIER (1598-1680) », in , Encyclopædia Universalis.

9 Julia Kristeva, Julia Kristeva – La passion selon Thérèse d’Avila, http://www.kristeva.fr/passion.html, consulté le 18 janvier 2019.

10 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 439

11 Ibid., p. 188.

12 Simona Tersigni, « Virginité », in Encyclopédie critique du genre: corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2017, p. 701.

13 « Entrer dans l’église/Ma mère tremble en transe/récitant une prière sur l’orgasme/Je commence à pleurer » * The Su Friedrich Homepage *, https://www.sufriedrich.com/content.php?sec=scripts, consulté le 7 février 2019.

14 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Editions du Seuil, 1993, 439 p.

15 Ibid., p. 49.

16 « * The Su Friedrich Homepage * », op. cit.

17 Le principe de culpabilité est un procédé de contrôle indissociable du catholicisme. Le sentiment de culpabilité institutionnalisé est ainsi vecteur d’assujettissement et de prise de pouvoir moral.

18 André Breton et Paul Eluard (dirs.), Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Paris, Galerie des Beaux-Arts, 1938, 75 p.

19 Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre: corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2016, p. 701.

20 Ibid., p. 87.

21 Par exemple, l’utilisation de la métaphore pour renvoyer au tiraillement entre l’hétérosexualité et l’homosexualité dans : « Smears spermicidal jelly on my lips », « Frottis/tâches de gelée spermicide sur mes lèvres ».

22 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, traduit par Auguste Burdeau, Paris, PUF, 1912, p. 398.

23 « Envie d’obtenir, d’avoir quelque chose. » Littré – désir – définition, citations, étymologie, https://www.littre.org/definition/d%C3%A9sir, consulté le 5 février 2019.

24 « an unrequited desire for the sublime » Su FRIEDRICH, « Su Friedrich, Radical Form/Radical Content », 1990 1989, no 22, p. 123.

25 « Pourquoi viens-tu ici ? »

26 « Errer dans de grandes pièces calmes »

27 Ce terme à l’origine désigne les hommes particulièrement masculins. Il sera ensuite repris pour désigner les lesbiennes masculines.

28 « Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran. Très rarement on trouvera ces quatre caractéristiques rassemblées en un seul film et il y a même des films structurels qui modifient ces éléments de base. » P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 369.

29« Erre /Marche /Construit/Pense/Prend »

30 Je dessine un homme/je prends sa peau/la gonfler/s’emballer/le monter/C’est comme si j’étais amoureuse d’une une femme hétéro

31 « prendre/ gonfler/ être excité/ le monter »

32 « Je m’allonge dans un caniveau/me donnant naissance à moi-même/deux fœtus vert foncé et noués/ j’essaye de respirer pour qu’ils ne puissent pas suffoquer/ Je peux en sortir un/mais ça commence à s’effriter ».

33 Entrer dans l’église/Un bras en fourrure ensanglanté est déchiré/à partir du corps d’un animal/S’est-il arraché son propre bras ?

34 « Est-ce qu’il s’est arraché le bras »

35 Georges Bataille, Premiers écrits: 1922 – 1940 ; Histoire de l’œil. L’anus solaire. Sacrifices. Articles, Reprod., Paris, Gallimard, coll. « Œuvres complètes », 1970, p. 217.

36 Judith Butler, Le récit de soi, Paris, Presses Univ. de France, 2010, p. 23.


Bibliographie

Barthes Roland, Le bruissement de la langue, Paris : Éditions du Seuil, 1993, 439 p.

Barthes Roland, Mythologies, Paris : Édition du Seuil, 1957, 272 p.

Bataille Georges, Premiers écrits: 1922 – 1940 ; Histoire de l’œil. L’anus solaire. Sacrifices. Articles, Paris : Gallimard, 1970, 696 p.

Bordwell David, Thompson Kristin et Beghin Cyril, L’art du film: une introduction, Bruxelles : De Boeck, 2014, 879 p.

Breton André et Eluard Paul (dirs.), Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Paris : Galerie des Beaux-Arts, 1938, 75 p.

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Kristeva Julia, Julia Kristeva – La passion selon Thérèse d’Avila, http://www.kristeva.fr/passion.html, consulté le 18 janvier 2019.

MIGNOT Claude, Bernin Gian Lorenzo Bernini dit Le Cavalier (1598-1680), https://www.universalis.fr/encyclopedie/bernin-le-cavalier/, consulté le 18 janvier 2019.

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Rich Adrienne, Compulsory heterosexuality and lesbian existence, London : Onlywomen Press, 1980, 32 p.

Schopenhauer Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris : PUF, 1912, 438 p.

Simona Tersigni, « Virginité », in Encyclopédie critique du genre: corps, sexualité, rapports sociaux, Paris : La Découverte, 2017, 904 p.

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* The Su Friedrich Homepage *, https://www.sufriedrich.com/content.php?sec=scripts, consulté le 7 février 2019.

« Désir », Littré, définition, citations, étymologie, https://www.littre.org/definition/d%C3%A9sir, consulté le 5 février 2019.

Édition et Rédaction du numéro 11

Marion CAUDEBEC, Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université du Québec à Montréal.

Sarah CONIL, Doctorante en Littérature Comparée, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Chloé DUBOST, Doctorante en Arts du Spectacle, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Camille HÉBRARD, Doctorant en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Marion LE TORRIVELLEC, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Julie MARTIN, Doctorante en Arts et Sciences de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Agatha MOHRING, Docteure en Études hispaniques et hispano-américaines, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Édition et Rédaction du numéro 10

Marion CAUDEBEC, Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université du Québec à Montréal.

Sarah CONIL, Doctorante en Littérature Comparée, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Chloé DUBOST, Doctorante en Arts du spectacle , Université Toulouse – Jean Jaurès.

Marion LE TORRIVELLEC, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Julie MARTIN, Doctorante en Arts et Sciences de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Agatha MOHRING, Docteure en Études hispaniques et hispano-américaines, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Comité scientifique du n° 11

  • Dominique CLÉVENOT – PR en Arts plastiques et Sciences de l’Art. Thèmes de recherche : Art et esthétique islamique ; Art contemporain ; Relations interculturelles ; Notion d’« archaïque contemporain ». LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès
  • Cyrielle DODET – MCF en Littérature comparée et Arts. Thèmes de recherche : Théâtre contemporain ; Poésie à travers les formes artistiques ; Relations intermédiales et interartistiques entre la scène et la littérature ; Photographie et théâtre. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès
  • Carole FILLIÈRE – MCF, Directrice du Centre de Traduction, d’Interprétation et de Médiation linguistique (CeTIM) de l’UT2J. Thèmes de recherche : Proses des XIXe et XXe siècles ; Traductologie ; Ironie et humour. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Aurélie HERBET – MCF en Arts plastiques. Thèmes de recherche : formes fictionnelles médiées par les dispositifs numériques et leurs différentes modalités de réception (engagement du corps, immersion sonore, rapport à l’espace tangible et numérique). LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès, Institut ACTE/PARIS 1.
  • Agatha MOHRING – Docteure, PRAG. Thèmes de recherche : Roman graphique et bande dessinée espagnols contemporains ; Intermédialité ; Intime/extime ; Didactique du roman graphique
  • Jérôme MORENO – Docteur, chargé de cours. Thèmes de recherche : Systèmes contemporains de narration visuelle ; Approche poïétique et discursive de l’art contemporain ; Mémoire historique et collective. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Exposition JE Lieux et non-lieux : liens au corps

Virginie PEYRAMAYOU, Espace fictif à échelle personnelle 02, fils de coton brodés sur papier blanc de 180 g, 2016-2017.

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Un espace fictif est dessiné avec des fils de coton sur du papier blanc. Le dessin est composé d’une vue architecturée imaginée et d’une trame. La vue architecturée représentée est neutre, sans possibilité d’inscription culturelle dans un lieu en particulier. Elle s’inscrit dans un espace qui joue sur le rythme et la variation à partir du module de base de la longueur de mon auriculaire. Comme un développement organique, le graphisme s’étend mais n’excède pas ma taille (1m64) dans la longueur de la feuille.

 

Alessia NIZOVTSEVA, Tower 1 et 2, sculptures bois, miroirs, photographies, 2016-2017.

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Les sculptures Tower 1 et Tower 2 composées des photographies d’architecture et assemblées dans deux structures instables et verticales évoquent par leurs formes « une figure en déséquilibre ». Ici, le jeu photographique entre l’illusion et la réalité crée une ambiguïté et une sensation de vertige qui trouble le spectateur. Évoquant des maquettes d’architectures inachevées, ces sculptures sont formées par des cubes vides vacillants qui dévoilent leurs structures. Dès lors, les photographies et les sculptures ne font plus qu’une en ouvrant au regard un espace imaginaire en deux et trois dimensions.

 

Aurélie FATIN, E(n)trelàcs, lycra blanc, fils et laine rouge, ampoules, galets, 2016-?

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E(n)trelàcs est un dispositif à morphologie variable constitué d’un double jeu de membranes nervurées. Se met en place avec ce dispositif un espace, un lieu intermédiaire, ni extérieur ni intérieur qui à la fois relie et sépare l’espace d’exposition. prenant appui sur ce dernier et se formant avec lui, jouant des ombres portées qui viennent le doubler, ce sont alors les seuils, ces marqueur de passage qui sont ainsi brouillés.

Tous les chemins mènent à Ambre — Irène Dunyach et Carole Nosella

Installation graphique, vidéographique et sonore à partir d’un extrait du roman Nine Princes in Amber de Roger Zelazny.

Fresque typographique, projections murales de deux vidéos, diffusion d’un montage sonore.

Salle de création de la Maison de la Recherche, Université de Toulouse – Jean Jaurès.

Avril 2017.

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Tous les chemins mènent à Ambre est une installation réalisée en collaboration entre Carole Nosella et Irène Dunyach. Elle se base sur une portion d’un texte de fiction, Nine Princes in Amber de Roger Zelazny. Dans cet extrait, deux personnages effectuent un trajet en voiture à travers des couches d’univers parallèles pour tenter de rejoindre Ambre, leur ville natale, présentée comme l’univers originel dont découlent tous les autres. Mêlant une fresque typographique et des projections vidéos, le dispositif propose d’expérimenter cette traversée, déplaçant l’immersion fictionnelle de la littérature dans l’espace d’exposition.

Tous les chemins mènent à Ambre — traduire une traversée par un dispositif intermédial

Irène DUNYACH
Irène Dunyach est docteure en design graphique. Sa thèse, intitulée « Les espaces graphiques de la transition — repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », a été soutenue le 16 mars 2017 et défend une approche artistique et expérimentale du design graphique éditorial. Dans cette même lignée, elle a créé en 2016 une maison d’édition, Les Presses Fantômes, en collaboration avec Édith Mercier, pour rééditer des textes passés dans le domaine publique et leur donner des formes livresque originales, en accord avec leurs contenus.

Carole NOSELLA
Carole Nosella est docteure et agrégée en arts plastiques, elle vient de prendre les fonctions de maitre de conférences en arts plastiques à l’université Jean Monnet à Saint-Etienne à la rentrée 2017. Sa thèse intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement » soutenue en décembre 2016 sous la direction de Christine Buignet, a reçu le prix Rescam 2017. Artiste-chercheuse, son travail se concentre sur les expériences filmiques et urbaines. Elle est membre du CIEREC et membre associée de LLA CREATIS.

Pour citer cet article : Nosella, Carole, et Dunyach, Irène, « Tous les chemins mènent à Ambre — traduire une traversée par un dispositif intermédial », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/tous-les-chemins-menent-a-ambre-traduire-une-traversee-par-un-dispositif-intermedial/>. ‎

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Résumé

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation articulant vidéo et graphisme réalisée par Irène Dunyach et Carole Nosella en 2017, à l’occasion de la journée d’études Lieux non-lieux : liens aux corps. Elle se base sur une portion d’un texte de fiction, Nine Princes in Amber de Roger Zelazny, dans lequel deux personnages effectuent un trajet en voiture à travers des couches d’univers parallèles. Cet article retrace la genèse du projet, issu d’une analyse du récit visant à aboutir à des choix de transpositions visuelles. Il met en lumière comment, en croisant leurs pratiques et recherches respectives, les deux autrices ont mis en place un protocole de création, faisant se rencontrer graphisme et images en mouvement. Mettant en œuvre des processus de transition, de traversée, ce dispositif intermédial, mêle fresque typographique et projections vidéos, afin de faire expérimenter l’entre-deux, dans une esthétique du trouble et de l’instabilité. Visiteurs et visiteuses de la salle d’exposition entrent dans un espace fluctuant, qui leur propose de faire l’expérience du récit de manière mouvante, les insérant dans un parcours en écho avec celui des personnages.

Mots-clés : Art – Vidéo – Design graphique – Installation – Intermédialité – Écran – Glitch – Transition – Trouble

Abstract

All roads lead to Amber is a videographic artistic installation by Carole Nosella and Irène Dunyach that articulates graphic design and video. Il was created in 2017 for the conference Lieux non-lieux : liens aux corps. It is based on a small portion of the novel Nine Princes in Amber written by Roger Zelazny, in which two characters in a car drive through layers of parallel universes. This project started with an analysis of the story in order to determine visual adaptations of its principles. This article shows how the authors, by crossing their research and practices, managed to set up a creation protocol, merging graphic design and moving images. Combining transitional processes, the intermedial art piece mixes a typographic mural with projected videos to let the notion of in-between emerge, in a general aesthetics of both confusion and instability. Visitors of this installation enter a troubled and fluctuating space which allows them to expercience the story by moving through it, in a path echoing that of the characters.

Keywords: Art – Video – Graphic design – Installation – Intermediality – Screen – Glitch – Transition – Confusion


Sommaire

Introduction
1. Le point de départ : la traversée vers Ambre
2. Des pratiques croisées
3. Un dispositif intermédial
4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement
5. Vers une esthétique du trouble
Conclusion : non-lieux et parcours des corps
Notes
Bibliographie

Pour voir Tous les Chemins mènent à Ambre

Introduction

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation video/graphique in situ réalisée en avril 2017 par Carole Nosella et Irène Dunyach. Elle a été exposée dans la Maison de la Recherche de l’université de Toulouse 2 – Jean Jaurès pendant la journée d’étude « Lieux et Non-lieux, le lien au corps ». L’installation comprend une fresque murale en noir et blanc, avec des bribes textuelles qui se déploient sur deux murs blancs ; une vidéo est projetée en boucle sur cette fresque, de manière à la recouvrir totalement. Sur le mur opposé, une autre vidéo plus petite est projetée, avec une bande sonore qui l’accompagne. Les visiteurs·ses sont invités·es à pénétrer dans la pièce et à masquer partiellement par leurs ombres les projections pendant qu’ils·elles arpentent l’installation et déchiffrent la fresque.

Tout comme l’œuvre sur laquelle il porte, ce texte a été rédigé à quatre mains1. Tous les chemins mènent à Ambre est un projet collaboratif né de l’envie de mêler les pratiques des deux auteures – l’installation vidéo et le design graphique – autour de la thématique de la transition. Cet intérêt pour l’entre-deux les avait déjà rapprochées et elles avaient organisé en 2015 une journée d’étude portant sur l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains2. Durant leurs doctorats, elles ont parallèlement interrogé la notion de trouble, pour tirer des conclusions similaires dans leurs champ d’études respectifs ; elles ont en particulier développé l’idée que la dérive et le déplacement peuvent être des moyens d’expérimenter une œuvre ou un contenu fictionnel, et que le sens peut émerger dans le doute et l’errance.

Au-delà des croisements de leurs thématiques de recherches3 sur le plan théorique, elles ont par ce projet voulu expérimenter autour d’une rencontre artistique pour questionner ensemble les processus de recherche en création. Bien que ne se plaçant pas dans la même discipline, l’une en arts plastiques et l’autre en arts appliqués, plusieurs de leurs thèmes trouvent écho les uns dans les autres : le déplacement, le trouble, la superposition et la projection. Elles ont approché leur conférence donnée à la journée d’étude – et à sa suite, ce présent texte – en tant que praticiennes et chercheuses, à l’embranchement entre la théorie et la création, en revendiquant leurs postures d’artiste-chercheuse et graphiste-chercheuse. S’il est évident que ces deux aspects, production et réflexion, vont souvent de pair dans leurs deux domaines, il est important de préciser qu’elles ont ici avant tout souhaité expliquer leur processus, pour tenter ensuite d’analyser les enjeux soulevés par leur projet. L’œuvre réalisée, sous la forme d’une installation avec fresque murale et projections vidéo, est le résultat d’expérimentations à partir de l’envie de créer un trajet spectatoriel. Elles ont choisi, comme matière première, un extrait du premier tome de la série « Les Princes d’Ambre »4 de Roger Zelazny.

Après une rapide description de l’extrait choisi, nous verrons comment les pratiques respectives des auteures se sont croisées dans le projet pour faire émerger un dialogue entre graphisme typographique et image en mouvement, et comment le protocole mis en place a pris la forme d’un dispositif intermédial. Il sera ensuite question d’interroger la notion d’entre-deux au prisme de l’écran, vu à la fois comme un révélateur et comme un dissimulateur, pour terminer sur une analyse de l’esthétique trouble qui émane de l’œuvre, et conclure sur les différents parcours que cette installation met en jeu.

1. Le point de départ : la traversée vers Ambre

Tous les chemins mènent à Ambre : car Ambre est la ville originelle, à partir de laquelle se déploient des reflets successifs, appelés ombres dans l’histoire. Tous les mondes qui existent – le nôtre, et une infinité d’univers parallèles – sont des ombres d’Ambre ; plus une ombre est éloignée de son point de départ, plus elle est étirée, et donc, étrange et déformée. Dans l’histoire, les princes·sses d’Ambre sont les seuls·es capables de traverser les ombres pour rejoindre leur ville natale ; ils·elles possèdent le pouvoir de manipuler leur environnement jusqu’à le faire être Ambre. Mais au sein d’Ambre, la famille royale se dispute sans cesse le pouvoir ; les frères et sœurs, depuis la disparition de leur père, revendiquent la couronne, forment des alliances et complotent en secret.

Au début du premier tome, Corwin, le protagoniste de cette série de romans, se réveille dans un institut hospitalier, totalement amnésique. Rapidement conscient qu’il est maintenu dans un état médicamenteux forcé, il parvient à s’enfuir en récupérant l’adresse de la personne qui s’occupe de payer ses soins ; arrivé à cette adresse, il reconnaît sa sœur, mais ne parvient pas à se souvenir de quoi que ce soit d’autre. Il parvient à manipuler le fil des conversations de manière à éviter de révéler son amnésie ; un lieu revient encore et toujours dans les dialogues : Ambre. Il sent pour ce nom une attirance considérable, comprenant que cette ville est d’une importance capitale. Peu de temps après, son frère Random arrive et lui demande sa protection. En cachant toujours qu’il ne se souvient de rien, Corwin accepte et lui propose, lors d’un trajet en voiture, de se rendre à Ambre : c’est le récit de ce trajet que nous avons sélectionné comme base pour notre projet.

Réussissant à convaincre Random pour que celui-ci soit son guide –arguant qu’il a lui-même du mal à se rappeler le chemin – Corwin entame avec lui un voyage de plus en plus fantastique, traversant des lieux improbables, comme des villes entièrement translucides, des plaines peuplées de dinosaures, des paysages au ciel orange, ce qu’il ne parvient pas à s’expliquer. C’est sur cette portion de l’histoire que porte le projet ; il s’agit d’un fragment de quelques pages pendant lequel Corwin et Random ne sortent pas du véhicule et, tout en discutant, transitent au travers d’univers changeants ; Corwin, le narrateur, décrit ce qui l’environne et fait tout pour que son frère ne découvre pas que lui-même ne peut plus se rendre à Ambre, puisqu’il n’en a pas le souvenir – le souvenir d’Ambre étant ce qui sert de guide pour ceux qui naviguent entre les ombres.

2. Des pratiques croisées

Ce fragment de récit a joué le rôle de déclencheur pour mettre œuvre la rencontre entre deux démarches plastiques à priori assez éloignées.

La pratique d’Irène Dunyach se situe dans le champ du design graphique éditorial ; sa thèse portant sur les moyens de façonner le contact du·de la lecteur·trice avec les contenus fictionnels, elle s’intéresse fortement aux notions de passage, de trajet, de transition. En ce sens, le texte de Roger Zelazny a permis de soulever plusieurs enjeux liés à la lecture et la mise en forme d’une narration et a dicté certains choix artistiques, comme celui de présenter une portion qui n’a pas de fin : en effet, l’extrait sélectionné ne comprend pas le moment où le voyage se termine ; dans l’œuvre, Corwin et Random sont dans une voiture et passent au travers de plusieurs ombres successives sans aboutir nulle part. Ce texte a également mis en lumière la notion de superposition. L’extrait choisi est avant tout une suite de descriptions de paysages qui se transforment sous les yeux du narrateur et de là émerge une vision pelliculée de l’environnement, avec des portions qui se substituent à d’autres, qui s’ajoutent et se retirent, jusqu’à venir former Ambre. Ainsi, dans l’extrait, Random déclare : « Now that I’ve got the sky, I’m going to try for the terrain5 ». Cette perception du paysage qui se construit par le souvenir a guidé un souhait d’interroger différentes manières de lui donner corps graphiquement. De plus, le·la lecteur·trice est apparenté au narrateur, qui s’embarque dans un voyage qu’il ne comprend pas entièrement ; il·elle réalise, avec Corwin, que si Random parvient à modifier leur environnement par la pensée, c’est grâce au souvenir d’Ambre bien présent dans sa mémoire. Se rappeler d’Ambre est donc la condition indispensable pour pouvoir un jour y revenir. Dans le passage choisi, le·la lecteur·trice a accès aux pensées de Corwin qui s’interroge, qui observe sans comprendre, qui en arrive à des déductions : en cela, l’expérience du·de la lecteur·trice et celle de ce personnage sont en résonance, et il est facile de s’identifier à Corwin.

Carole Nosella quant à elle est artiste vidéaste. Elle travaille l’image en mouvement comme une matière malléable, plastique, qui peut se transformer au grès de l’écoulement temporel et au contact des lieux et espaces dans lesquels elle transite. En utilisant des procédures de compression accidentées et un protocole de reprojection mobile, Carole Nosella produit des images en dehors des sentiers battus de l’audiovisuel. Elle a ainsi rédigé une thèse en arts plastiques dans laquelle elle propose d’envisager le déplacement comme posture créatrice dans l’expérimentation des dispositifs écraniques. Face aux écrans et aux appareils de captation et de diffusion d’images, elle cherche à dévier la relation en même temps que l’attention, afin de faire prendre conscience de la double expérience que constitue le visionnage filmique aujourd’hui : à la fois immersion dans le contenu et contrôle de la diffusion. Sa démarche s’ancre également dans une certaine appréhension de l’espace, du déplacement, du voyage ; dans ses traversées, elle explique avoir tendance à voir le monde comme déjà dans un écran… Expérience et représentation s’entremêlent ainsi constamment. Le texte de Roger Zelazny l’a particulièrement intéressée dans le sens où le pare-brise de la voiture semble apparaître comme une véritable table de montage cinématographique à travers laquelle les personnages visionnent les changements que Random effectue mentalement sur le paysage. Le dispositif associant véhicule et manipulation psychique du visible fait ici fortement écho à ses préoccupations artistiques.

Ce projet a suivi un processus collaboratif qui s’est effectué en trois temps : Irène Dunyach a produit une fresque typographique avec des fragments textuels organisés dans l’espace pour générer un trajet de lecture et Carole Nosella a produit des vidéos qu’elle a ensuite projetées sur la fresque, puis elle a filmé en suivant le trajet de lecture du texte sur lequel se superposait la projection et réalisé un montage articulant ces images et des fragments de la version audio du livre de Zelazny, ainsi que d’autres sources. Cette vidéo est diffusée sur le mur opposé à la fresque. Il s’est agit de mettre en place un protocole de création qui fait écho au processus que met en œuvre Random. Celui-ci transforme son environnement par la pensée en retirant ou ajoutant des couches successives d’univers pour aboutir à la strate originelle d’Ambre. La pratique de Carole Nosella, qui fait se superposer différentes vidéos et temporalités de captations, est en adéquation avec ce qui se passe dans le récit, de même que le trajet textuel de la fresque fait écho au trajet des deux personnages, qui errent au volant de leur voiture pour se rapprocher d’Ambre et symbolise également le flux des pensées de Corwin qui dérivent.

Si leur pratique est différente, les auteures ont en commun de mettre en œuvre, dans leur champ respectif, une approche réflexive des médias en interrogeant leurs composantes : la typographie, les logiciels de montage, les supports, etc., Pour elles, ceux-ci ne sont pas neutres et apparaissent comme des systèmes de représentation. Carole Nosella et Irène Dunyach, dans leurs recherches et leurs pratiques, cherchent à sortir de la transparence des médias, des outils, des composants, pour les considérer comme des matériaux à détourner. Dans cette création, l’image en mouvement et le texte deviennent des éléments manipulables, des matières plastiques.

Le texte d’un point de vue typographique est ici un élément central. Il est celui qui véhicule le récit et en cela, il est ce qui donne une présence visuelle à l’histoire fictionnelle et ce qui la déploie dans l’espace. Dans la fresque, le texte est en équilibre entre un signifiant et un signifié : il est porteur d’un sens, celui du récit, mais porte également en lui un sens qui émane de sa forme, de sa position dans l’espace – en somme, de sa présence visuelle qui découle des choix typographiques.

La vidéo vient pointer ce “faire paysage” du texte en en faisant vaciller la perception : tantôt celui-ci est lisible, tantôt, par des effets de flous, de défaut de mise au point, il redevient pure forme graphique dont la lisibilité est impossible : la projection met le texte en mouvement et lui donne une dimension changeante et évolutive.

3. Un dispositif intermédial

La fresque a été pensée pour être une sorte de reflet du paysage qui se transforme autour des personnages ; au fil du trajet du·de la lecteur·trice dans l’espace, elle invite à se pencher, se reculer, s’approcher, déchiffrer des passages presque illisibles… Elle s’inscrit dans une volonté de questionner le statut du texte et le trajet du·de la lecteur·trice au sein de contenus littéraires, pour faire émerger des paysages graphiques qui donnent corps à la fiction de manière inhabituelle. Il s’agit ici de comprendre le texte comme une surface à arpenter, comme un territoire à parcourir, comme un lieu renvoyant aux non-lieux, ces mondes imaginaires vers lesquels il ouvre des passages.

Le travail d’addition ou de soustraction opéré par Random renvoie au photo ou vidéo-montage, mais l’originalité du dispositif que décrit l’auteur des « Neuf Princes d’Ambre » réside en ce que ce changement s’opère dans la traversée, le mouvement. Pour traduire ces métamorphoses dans le trajet, Carole Nosella a choisi d’utiliser la technique du datamoshing. Associée au glitch art, cette technique consiste à accidenter la compression d’un fichier vidéo en supprimant ces images clés – ces images placées à intervalle régulier qui constituent des repères permettant de supprimer des données intermédiaires tout en conservant une qualité convenable. Sans ces repères, les passages d’un plan à un autre deviennent le théâtre d’un brouillage intense, les pixels des plans successifs se mélangent, s’additionnent et se soustraient de façon aléatoire. Ce montage, ou mixage, s’opère dans la temporalité : Carole Nosella a ainsi favorisé la présence de plans filmés en voiture ou en transports en commun, pour combiner déplacement spatial et écoulement temporel. Ces vidéos projetées sur la fresque, fusionnées et malléables au grès de la traversée, sont comme la matière d’Ambre.

Ces images ont été utilisées comme un premier filtre pour rendre poreuse la séparation entre l’immersion fictionnelle par le texte et celle que produit une image. C’était aussi un moyen de rejouer d’une façon décalée le protocole de re-projection mobile que Carole Nosella utilise dans plusieurs de ses réalisations. Celui-ci consiste à projeter des images dans l’espace et à filmer cette projection en se déplaçant. Ici, c’est dans l’écran même que constitue la fresque qu’elle s’est déplacée et qu’elle a filmé, à ras du mur, les mots mis en espace par Irène Dunyach. Dans le montage ensuite effectué à partir de la captation de la fresque, de nouvelles transformations plastiques sont produites par la confrontation du texte – spatialisé et parasité par les projections – aux limites de l’appareil de captation. Celui-ci ne parvient pas à retranscrire la vision humaine, qui, elle, peut s’adapter aux transformations successives du matériau textuel par la projection qui s’y superpose. La vidéo montre le vacillement constant de la mise au point, les déformations que provoque la spatialisation, et ces effets sont intéressants tant d’un point de vue technique et théorique – ils permettent d’interroger la spécificité des médiums et leur possible fusionnement – que d’un point de vue sémantique, car ils font écho à ce que vit le narrateur dans le texte.

Ensemble, la fresque et les vidéos viennent se combiner pour former des emboîtements visuels. Le but était de faire se superposer plusieurs strates de contenus diégétiques : le texte changeant, les vidéos de trajets comme appui au récit, et la voix de l’auteur, Roger Zelazny, qui lit son propre texte et qui hante la salle où l’œuvre est exposée.

La notion d’entre-deux est omniprésente dans cette œuvre et se retrouve particulièrement dans le fait qu’il s’agit d’un dispositif intermédial. L’intermédialité est souvent considérée comme une approche théorique qui consiste à étudier les relations entre les différents médias mobilisés dans une production, en prenant en compte la matérialité de celle-ci. En tant que plasticienne et graphiste, les auteures l’envisagent comme un processus de création. Les dynamiques de transfert, de coprésence, d’émergence et de milieu, pour reprendre les catégories qu’énonce Rémy Besson dans son article « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité6 », se retrouvent clairement dans ce projet : il y a d’abord transfert d’un extrait de roman à un espace textuel tel que la fresque, puis coprésence par l’imprégnation de ce texte des projections vidéos et par l’ajout d’une bande sonore qui apporte une nouvelle couche sensorielle de compréhension, enfin émergence car l’ensemble propose un nouveau rapport médiatique : un texte animé à sa surface et spatialisé, rapport qui est exploré dans la vidéo qui fusionne les couches de médias. Pour finir, l’ensemble constitue un milieu, dans le sens où se tissent des relations entre les différents médias. L’espace de l’installation peut être qualifié de zone intermédiale où se mêlent et s’emboîtent plusieurs strates de contenus et où les différents sens qui émanent de ces contenus se superposent pour former un environnement sensible de compréhension partielle.

Le dispositif met en œuvre des zones de fuites, des espaces qui s’échappent, des silences et des manques : la présence du blanc dans la fresque et les zones d’effacement du texte, l’esthétique glitchée des vidéos qui reconfigurent des paysages par le brouillage de certains de leurs éléments, mais aussi les portions sonores qui sont parfois manquantes pour des parties écrites au mur, et qui parfois au contraire font entendre des fragments du récit qui ne sont pas contenus dans la fresque. Il y a ainsi des zones creuses, des percées, des complémentarités entre les strates, des fuites les unes entre les autres.

4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement

La thématique de l’écran est apparue centrale dans ce texte : l’écran révélateur, avec le pare-brise de la voiture qui permet à Corwin d’observer les changements d’un monde à l’autre, et l’écran dissimulateur, avec l’amnésie de Corwin qui forme comme un voile dans son esprit, rendant ses souvenirs inaccessibles. Entre la fresque et les projections, plusieurs écrans s’articulent et se mélangent. Ce procédé en pelliculage est, dans ce cas, un révélateur de contenus en même temps qu’il est un procédé qui parasite la lisibilité et donc, l’accès au sens.

Cette double dynamique dans le récit, entre caché et dévoilé, a guidé le choix de produire une installation qui place le·la visiteur·euse / lecteur·trice dans un espace trouble et changeant, dont il·elle ne peut jamais entièrement saisir le sens. Les vidéos viennent parfois révéler le texte mais aussi le masquer, celui-ci est illisible par endroits ; la voix qui lit le récit se rajoute à tout cela pour parfois souligner le sens ou le parasiter ; enfin, la musique grandissante, qui rappelle la vibration lointaine d’Ambre qui attire les deux personnages qui s’en rapprochent, finit d’installer le·la visiteur·euse dans une ambiance flottante, dans un entre-deux en équilibre entre plusieurs univers.

Par ailleurs, certaines parties de la fresque jouent sur une esthétique de l’effacement : faire disparaître une partie des contenus littéraires peut faire écho à la pratique du palimpseste, qui consiste à effacer par grattage un parchemin manuscrit pour y substituer un autre par-dessus. Par le recouvrement, des portions se cumulent à d’autres et en bloquent l’accès. En décalage par rapport à l’idée du palimpseste, la chercheuse et graphiste Catherine Guiral parle d’un par-dessus :

Ne se substituant ni au repenti ni au palimpseste, le par-dessus est cet effacement partiel ou total d’une forme par une autre. L’absence fabriquée se signifie par cette nouvelle présence qui reste, à différents degrés, tributaire du « fantôme » de la forme disparue. Le par-dessus est donc aussi un recouvrement et plus que ce geste d’effacement communément attribué au repentir et au palimpseste, il vient non pas gratter mais napper, recouvrir, comme le font les draps sur les meubles des maisons endormies. Disparaissant sous un linceul blanc, les contours des meubles se devinent alors, suggérant leur nouveau statut de spectres dissimulés7.

Envisager ainsi le recouvrement comme mise en spectre est un moyen de modifier le statut de certaines informations, une fois qu’elles ont été partiellement masquées. La fresque, recouverte des vidéos conçues par couches et emboîtements, devient elle-même spectrale : le dispositif semble alors se définir comme une zone de trouble , à l’image de Corwin qui est “dans le flou” tout au long du trajet.

5. Vers une esthétique du trouble

Toute l’installation vidéographique met en jeu une esthétique du trouble qui se construit à partir de celui du narrateur. Ce trouble vient ajouter au récit de Zelazny des passages absents : ceux qui décrivent la transition d’une ombre à l’autre. Corwin décrit successivement les lieux par lesquels lui et son frère transitent, mais ne décrit pas les instants où les lieux se mélangent, deviennent autres, se reconfigurent : en somme, il ne décrit pas les phases transitoires. Ce sont donc celles-ci qu’il s’est agit de mettre en lumière par ce dispositif artistique, qui se focalise sur le flou, sur l’entre-deux et sur le trouble qui émerge dans la transformation. Ainsi, la vidéo projetée en face de la fresque présente des moments de netteté qui alternent avec des moments brouillés, la typographie est par intermittence rendue lisible puis complètement effacée, avant d’être de nouveau reconstruite et rendue accessible aux visiteurs·trices. Ceux·celles-ci sont en permanence en train de courir après le sens, de se raccrocher aux bribes qu’ils·elles parviennent à déchiffrer dans les vidéos et dans la fresque, ou qu’ils·elles entendent dans la bande sonore. Leur expérience se rapproche de celle du narrateur, qui, étant amnésique mais ne voulant pas le dévoiler, passe son temps à analyser ce qu’il voit et entend et tente d’en faire sens malgré ses lacunes et son incompréhension générale de son environnement.

Le choix de la langue participe également de ce trouble : outre le fait que part les traductions en français ne font pas honneur à la qualité du texte original, projeter les visiteurs dans un espace au langage étranger ajoute à la sensation de trouble général, une autre perte de repères. Déchiffrant un texte fuyant, dans une autre langue que la sienne, le·la spectateur·trice s’immerge dans une dynamique de traduction continue et donc dans une zone intervallaire.

Conclusion : non-lieux et parcours des corps

Ce dispositif intermédial est né du désir de générer un trajet trouble, qui tend à se concevoir comme un suspens et explore la notion de non-lieu en ce qu’il figure des espaces transitoires, des lieux inexistants mais qui pourtant s’expérimentent. Si les non-lieux que décrit Marc Augé sont ces espaces d’attente, ceux dans lesquels on transite à l’occasion de voyages ou de déplacements quotidiens, on peut également appeler non-lieux ces zones de reconfigurations instables entre les dimensions parallèles du roman de Zelazny. Le non-lieu est alors l’espace permanent de la transition.

Les personnages évoluent en marge de lieux définis, et avec eux, le·la spectateur·trice est placé·e dans des zones flottantes, qui ne se donnent jamais entièrement à voir ou à lire. Pour faire ressortir les phases de transition non décrites dans le texte mais sous-entendues par les événements qui y sont racontés, plusieurs choix ont été faits : celui de l’intermédialité, celui de la superposition, celui du brouillage ; enfin, celui de mêler toutes ces approches dans une installation qui invite le·la spectateur·trice à entrer et découvrir par le déplacement. Le corps du·de la visiteur·euse peut interagir avec les différentes zones de l’œuvre, par exemple lorsqu’il·elle masque partiellement la grande projection en s’approchant de la fresque pour y lire les textes qui ne peuvent être déchiffrés de loin.

Ainsi, entre lieu (de l’exposition) et non lieux (de la transition), le lien se fait par le corps : c’est par le déplacement du·de la spectateur·trice que s’active ce dispositif stratifié, qui lui-même se fait l’écho de corps qui transitent : ceux des personnages en partance pour Ambre, ceux des voyageurs·euses qui ont filmé les captations glitchées, et enfin ceux des auteures : celui d’Irène Dunyach qui a composé dans l’espace, écrit sur les murs, et celui de Carole Nosella, qui a dérivé, caméra à la main, sur ce paysage typographique.


Notes

1 – Pour une meilleure facilité de lecture et pour éviter les confusions, les deux auteures de ce texte ont choisi de ne pas écrire nous ou je et d’adopter un positionnement externe par l’emploi de la troisième personne du singulier et du pluriel.

2« Design, Art et Narration : l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains », journée d’étude, Laboratoire LLA-CREATIS, Université de Toulouse 2 – Jean Jaurès, organisée par Carole Nosella et Irène Dunyach sous la direction de Fabienne Denoual, 9 avril 2015.

3 – La thèse de Carole Nosella, intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement », soutenue le 9 décembre 2016, traite de la relation aux écrans à l’ère de leur mobilité, de leur interactivité et de leur prolifération telle qu’elle est interrogée par les artistes contemporains. La thèse de Irène Dunyach, intitulée « Les espaces graphiques de la transition repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », soutenue le 16 mars 2017, porte sur le façonnage par le design graphique de la transition du·de la lecteur·trice vers les récits de fiction.

4 – Zelazny, Roger. « Nine Princes in Amber », G.K. Hall, 1998 [1970].

5 – Zelazny, Roger. Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970], p. 77. « Maintenant que j’ai le bon ciel, je vais essayer d’avoir le terrain », traduction des auteures.

6 – Rémy Besson. “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”. 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

7 – Guiral, Catherine. Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.


Bibliographie

Besson Rémy, “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”, 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

Dunyach Irène, Les espaces graphiques de la transition – repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture, thèse sous la direction de Fabienne Denoual et Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2017.

Guiral Catherine, Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.

Nosella Carole, Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement, thèse sous la direction de Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2016.

Zelazny Roger, Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970].

La ville contemporaine aux visages u-topique. De la plasticité de la verticalité au générique.

Alessia NIZOVTSEVA

Alessia Nizovtseva est plasticienne et doctorante en Arts Plastiques au laboratoire LLA-CREATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès. Son sujet de thèse est un sillage de la construction et de la « déconstruction » de/dans l’image photographique d’architecture dans sa relation à la sculpture spatiale et à la maquette dans l’art contemporain. Le terme de la « déconstruction » est inspiré de la philosophie de Jacques Derrida en lien avec les mouvements du déconstructivisme et constructivisme russe en architecture.

alessianizovtseva@gmail.com

Pour citer cet article : Nizovtseva, Alessia , « La ville contemporaine aux visages u-topique. De la plasticité de la verticalité au générique. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

En partant de la pluralité du concept du « non-lieu » qui nous ramène vers la définition de « l’u-topie » de Louis Martin, mais également de l’utopie moderne en architecture, nous nous pencherons vers l’analyse des œuvres de trois artistes tels que Stéphane Couturier, Gao Brothers et mon installation Towers 2. Dans ces œuvres, l’architecture contemporaine est à l’image d’une ville déshumanisée où l’absence et la présence des corps humains deviennent une figure critique de l’uniformité, de la perte d’identité, d’anonymat et de masse.

Mots-clés : photographie – non-lieu – architecture moderne – sculpture – maquette – habitat contemporain.

Abstract

Starting from the plurality of the concept « non-place » which leads us to the definition of the « u-topie » of Louis Martin, but also of the modern utopia in architecture, we will analyze the works of three artists such as Stéphane Couturier, Gao Brothers and my installation Towers 2. In these works, contemporary architecture is like a dehumanized city where the absence and presence of human bodies become a critical figure of uniformity, the loss of identity, anonymity and mass.

Keywords: photography – non-place – modern architecture – sculpture – model – contemporary habitat.


Sommaire

Introduction
1. La ville contemporaine : de la modernité à la monumondialité
2. L’espace de la bidimensionnalité
3. La plasticité de la verticalité : de la photographie vers la sculpture
4. La maquette et l’utopie comme figure de déséquilibre
5. Du corps souffrant au corps abstrait
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

En réalisant les séries des photographies des habitations de masse entre la Roumanie et la Russie, j’ai été frappée par une ressemblance étonnante des quartiers résidentiels entre ces deux pays. Dès lors, je me suis intéressée à l’habitat contemporain tel que les tours et barres d’habitation qui peuplent les villes de l’Europe de l’Est mais également les villes occidentales qui ne sont pas dépourvues de zones périphériques et banlieues.

Une grande partie de l’architecture d’habitat soviétique, tout comme certains grands ensembles des banlieues européennes sont emmurés dans une forme de négligence voire de désamour de la population ; critiqués et remis en cause, ces espaces provoquent de nombreux débats parmi les sociologues et les urbanistes. A ce titre, Bernard Savignon critique les périphéries des grandes villes dans son ouvrage La cité n’appartient à personne, en écrivant : « Toute la banlieue a fabriqué cet univers du Même autour d’une rupture des sens, la ville construisait loin de son forum, a mis à l’écart délibérément ces habitations périphériques […]1 ».

De même, Michael Kokoreff définit les barres d’habitation construites sur les terrains vagues comme des « non-lieux » proches de la définition de Marc Augé, car ce type d’habitat manque « à la fois d’histoire de mémoire collective2 ».

Selon Marc Augé, « le non-lieu » est un produit de la « surmodernité » qui est opposé au lieu anthropologique : « […] un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique […]3 ». Les « non-lieux » d’Augé sont des lieux de croisement entre les êtres humains sans échanges préalables, où seuls existent des rapports de consommation. Ce sont les lieux de transport en commun, des supermarchés, les lieux virtuels… où tout être humain reste solitaire, où la vitesse et d’autres facteurs le mettent à l’écart du reste du monde.

La théorie de Marc Augé est considérée aujourd’hui comme étant trop radicale, portant à ces espaces une connotation négative qui a été remise en question. Tel est l’exemple de Claude Raffestin qui rejette le concept du non-lieu de Marc Augé qui, « au-delà de sa banalité binaire, n’ajoute rien aux sciences humaines, sinon une éventuelle occasion de confusion4 ». De nombreux articles parus dans l’ouvrage Ville infectée, ville déshumanisée en 2014 ont analysé la ville à travers les processus de déshumanisation et d’humanisation au cœur de la littérature de l’extrême contemporain qui prouvent que les lieux ne s’opposent pas aux non-lieux, mais que les deux coexistent : « une même entité peut être à la fois le lieu et le non-lieu […] ceux qui sont réputés être des lieux ou ont vocation à l’être sont susceptibles de se déshumaniser et devenir de ce fait des non-lieux ; inversement5 ».

Si le concept du non-lieu de Marc Augé ne peut pas être caractéristique pour les espaces réels car trop catégorique, il me semble que certaines œuvres d’art contemporaines en lien avec l’architecture ne sont pas dépourvues des caractéristiques des non-lieux tels que : perte d’identité, anonymat, masse, enfermement (comme l’attestent les pratiques de Cyprien Gaillard, de Michel Wolf, d’Yves Bélorgey).

Hormis la théorie de Marc Augé, le non-lieu est avant tout lié au terme d’utopie inventé par Thomas More en 1516 signifiant u-topos un lieu sans lieu mais également eu-topos lieu du bonheur, imaginaire et inatteignable. Ce qui nous intéressera dans cette recherche ce n’est pas le terme de non-lieu de Marc Augé ou le terme d’utopie mais plutôt la tension qui se crée dans l’œuvre à travers la pluralité de ce concept. Ceci nous ramenant à de nombreuses réflexions à travers les œuvres de Stéphane Couturier, de Gao Brothers et mon travail plastique Tower 2. En partant du terme de « l’u-topie » de Louis Martin qui caractérise la traduction directe de la structure sémantique à travers les textes de Xénakis comme : « le non-lieu ; nulle-part qui ne signifie pas l’irréel ou l’imaginaire, mais l’indétermination du lieu, le lieu du neutre, l’espace de la différence, de la force de la différenciation : le lieu de ce qui n’est ni ici ni là ; la présence du manque dans l’espace autour duquel et par rapport auquel l’espace s’organise6 ».

Il me semble que de multiples œuvres d’art corrélées à l’architecture se trouvent dans l’indétermination et se rapprochent de la définition sémantique de l’u-topie, elles sont généralement, comme le dit Catherine Grenier : « […] caractérisées par une irrésolution volontaire entre chantier et ruine, utopie et dégénérescence7 », mais également entre la présence et l’absence des corps humains. Les trois œuvres que nous étudierons s’inscrivent dans cette réflexion à travers la remise en cause de la ville et de l’habitat contemporain.

1. La ville contemporaine : de la modernité à la monumondialité

Ce n’est pas une ville fantôme ou la ruine abandonnée qui est représentée à travers la série des photographies d’architecture de Stéphane Couturier. Pourtant, ce qui nous frappe dès le premier regard, c’est l’absence de tout être humain et l’image de la ville qui est soumise à la répétition et l’uniformisation des façades d’architecture. Même si la photographie d’architecture est souvent caractérisée par l’absence des corps humains pour mettre en valeur la vue du bâtiment, dans les photographies de Stéphane Couturier cette absence devient un moyen plastique pour créer un manque et problématiser la condition humaine dans les villes surpeuplées. En jouant entre la réalité et l’illusion, ces vues paradoxales des façades d’immeuble nous ramènent à un questionnement sur le statut de l’image photographique.

Entre 1997 et 2006, Stéphane Couturier réalise la série des photographies sous-titrée Monuments ; le photographe se consacre aux périphéries des villes qu’il parcourt pour y immortaliser les mutations des masses monumentales en construction telles que des barres d’habitation, des zones pavillonnaires, des tours. En privilégiant toujours le même cadrage strict, la prise de vue frontale, une lumière douce où le bâtiment paraît comme étant enfermé dans un cadre, isolé du monde extérieur, les photographies de Couturier imposent des volumes de grands formats simples et géométriques, qui créent un face à face avec le spectateur. Nous ne voyons rien d’autre que la vue du bâtiment à sa hauteur, sa façade devient la totalité de l’image et absorbe tout le reste : le ciel y est souvent absent, le sol est invisible. Le bâtiment devient ici un fragment, une bribe, une suspension entre le haut et le bas dans un espace indéfini. Ici, l’immeuble paraît comme étant arraché de son contexte, déraciné, neutralisé de tout le reste, où le lien au lieu est rompu.

Pourquoi ne pas parler à travers cette série de photographies de la modernité en architecture ? Celle ci se caractérise par son idéologie fonctionnaliste formulée dans la Charte d’Athènes rédigée par Le Corbusier en 1943. La modernité en architecture s’inscrit, selon Augustin Berque dans un « espace absolu » qui devient universel et neutralise la singularité des lieux réels et impose : « […] des formes identiques aux quatre coins de la planète. Partout la même chose – l’identité absolue réalisée dans toute l’étendue terrestre […]. C’est un espace utopique par essence, car négateur des lieux (où topos veut dire « non-lieu »), alors même qu’il ne peut se réaliser que dans les lieux concrets, à la surface de la terre 8 ».

Apparaissent, alors, l’uniformité, l’alignement identique des immeubles dans l’espace urbain. Dans ses nombreux ouvrages, Augustin Berque critique la modernité en architecture qui est vue par l’auteur comme un résultat déplorable de notre époque. C’est le cas des barres gigantesques imaginées par Le Corbusier à travers une répétition mécanique pour ces projets utopistes irréalisés de la ville de Paris, et sont selon Berque ravageuses, « […] sans aucun rapport ni avec le milieu, ni avec l’histoire9 ».

C’est ainsi que les façades identiques qui proviennent dans leur majorité des périphéries de Séoul sur les clichés de Couturier pourraient être à Paris, à Pékin, à Moscou où dans n’importe quelle autre ville de la planète ; ici, l’identité d’une ville reste méconnaissable, anonyme. Toutes les mêmes, ces villes contemporaines que Rem Koolhaas caractérise de « génériques », sont dépourvues d’identité. « La Ville générique », selon l’architecte, n’a plus d’identité, elle est libérée de son « carcan10 », sans histoire et sans passé, la ville s’étend si elle devient trop petite et se renouvelle toute seule, simplement. La périphérie s’est émancipée de « l’emprise du centre11 », est comparable à un organisme vivant en continuelle transformation.

En caractérisant les clichés de Stéphane Couturier, Philippe Piguet nomme les immeubles : « Figures emblématiques des temps contemporains, ces immeubles qui semblent n’en pas finir de leur étagement comme de leur alignement ne sont autres que de nouveaux monuments de l’ère de la mondialisation12 ».

L’image que nous en donne Couturier que l’on serait tenté de qualifier de monumondial comme l’explique Piguet, pourrait avoir quelques caractéristiques en lien avec « la surmodernité » de Marc Augé qui caractérise notre époque pour mettre en évidence l’idée de l’excès, de surconsommation. Le monumondial de Philippe Piguet est sans doute lié aux phénomènes de la mondialisation où la standardisation et la vitesse de la construction des villes créent une ablation d’identité. A cet endroit, la façade d’immeuble devient une figure anonyme ; toute absence de présence humaine laisse transparaître un manque, une frustration, puisque tout est arraché de ce contexte : le ciel, le sol, les corps humains.

En outre, la « ville générique » qui ressort à travers les photographies de Couturier est celle de la hauteur, elle :

« […] abandonne l’horizontal pour le vertical. Le gratte-ciel semble appelé à y devenir la typologie ultime et définitive. Il a absorbé tout le reste. Il peut se dresser partout, dans une rizière ou en centre-ville, peu importe. Les tours ne sont plus côte à côte, mais ainsi séparées qu’elles n’ont plus d’interaction. La densité dans l’isolement: voilà l’idéal 13. »

La ville de Stéphane Couturier pourrait présenter quelques rapprochements avec l’utopie corbuséenne car elle privilégie la verticalité et où le gratte-ciel est symbolique : « […] un volume sans chair, une figure de géométrie la plus simple possible, répétable à l’infini par le biais de la standardisation généralisée14 ». Ce ne sont pas les gratte-ciels, symboles de la réussite et de l’économie prospère, mais les tours et les barres d’habitation qui deviennent « la typologie ultime15», les monuments de la ville contemporaine de Stéphane Couturier.

Plus loin, la densité est réalisée par le cadrage strict sur les façades d’immeubles et isole ainsi les éléments multiples sur la même surface mais encore par le travail de la série. Le paradoxe se trouve à la frontière entre l’universalité et la diversité : il apparaît dans le chevauchement des plans sans hiérarchie dans la même image : « Chaque fenêtre est identique et pourtant différente. Chaque bloc ressemble à son jumeau et pourtant s’en distingue16 ».

2. L’espace de la bidimensionnalité

L’artiste joue avec l’éloignement et le rapprochement de vision puisque les formats relativement grands permettent de voir au plus près les détails de la façade : les fenêtres, les balcons, les couleurs, toute la multitude des indices s’expose au regard du spectateur qui glisse sur la surface plane de la façade.

L’effet d’une surface est renforcé par la prise de vue neutre qui abolit complètement la perception. La particularité de ses photographies se trouve dans l’illusion de « la bidimensionalité » volontairement recherchée par l’artiste.

C’est ainsi que Eric De Chassey parle de « la photographie plate » dans son ouvrage Platitude. Une histoire de la photographie plate en précisant que :

« Le photographe n’est pas comme le peintre, conduit à chercher la représentation de la troisième dimension ; son appareil est construit pour donner toujours cette illusion.[…] Ce que peut chercher le photographe en revanche, c’est à accentuer volontairement la bidimensionnalité, à supprimer l’illusion de profondeur par la précision de la prise de vue : à faire plat17 . »

Il me semble que Stéphane Couturier joue de la bidimensionnalité pour effacer les frontières entre l’illusion et la réalité. En réduisant l’immeuble à une surface fine et plate, elle devient dans l’espace d’exposition une fenêtre en longueur qui sert de vitrine pour l’œil du spectateur parcourant cet écran photographique : « Délaissant tout ornement inutile, nettoyée en quelque sorte de tout accident, et surtout de tout décor, la façade se présente comme surface […]18 ». Vue de près, la façade apparaît comme un élément d’architecture à part entière, se manifeste comme une fine limite entre intérieur et extérieur ; vue de loin elle devient un élément géométrique abstrait.

C’est également le procédé du nettoyage, de neutralisation par l’élimination des éléments inutiles que l’artiste emploie : paysage, corps humains, ciel, sol. Cette neutralisation crée une dualité de lecture de l’image où l’architecture devient « un lieu neutre », qui est capable selon Barthes d’une duplicité des sens. Le lieu neutre dans la vision de Barthes comme l’explique Claude Stéphane Perrain « […] crée un sentiment de semi-absence comme dans une boîte […] 19 ».

Pour Louis Martin, le neutre est « […] un écart des contradictions, la contradiction même maintenue entre le vrai et le faux […]20 ». Par exemple, dans la photographie Séoul n°1, le photographe crée la reconstitution de panoramiques à partir de fragments des façades identiques d’un immeuble de Séoul. Sans le savoir, nous pouvons facilement croire dans la réalité de la représentation, pourtant l’image se trouve à la limite entre le vrai et le faux, entre le réel et l’abstrait.

A l’instar de la maquette d’architecture qui n’est pas encore réalisée, ces chantiers fantomatiques, vidés de leur habitants sont encore en construction. Dans l’entre-deux, entre la fin et le commencement, ces architectures sont en attente, en stand-by mais également en mutation et en mouvement. La vue des façades en chantier donne aux bâtiments l’aspect stérile et ambigu de l’architecture de masse, là où l’image photographiée devient le lieu du trouble et de l’illusion.

3. La plasticité de la verticalité : de la photographie vers la sculpture

Dans mon travail plastique, la recherche de la bidimentionalité entre l’illusion et la réalité se différencie de celle de Stéphane Couturier par la prise de vue en contre-plongée, mais également par la composition de deux images identiques, qui rompt avec l’équilibre géométrique de la photographie. Dans le cliché Ciel 2, nous ne voyons qu’un petit bout de l’immeuble de masse monumentale des années 60 du quartier d’Empalot dont la démolition est déjà prévue.

Ne pas prendre en photographie la façade de l’immeuble où la vue d’ensemble du bâtiment, à l’instar de Couturier, me permet de voiler cet espace qui me semble dystopique, déshumanisé, cette architecture qui ne peut évoquer que « le même, l’universel, l’identique » et rappeler la froideur et la stérilité de l’esthétique corbuséenne. Il faudrait regarder de plus près pour comprendre ce que le spectateur voit en réalité à travers les images composées : lignes abstraites ou détails d’architecture ? Lorsque je compose deux images identiques :

« Les photographies commencent à nous offrir « des rectangles », des « lignes », des « compositions » plutôt que des « fenêtres », des « portes », des « tuyaux » et des « murs ». […] Une fois que tout sens d’une présence, d’un lieu, d’un contexte et d’une échelle individuelle ont été éliminés, nous nous retrouvons dans le domaine d’un dialogue formel précisément construit21. »

Tel un non-lieu abstrait qui apparaît devant nous, où l’illusion de la bidimensionalité est accentuée par l’abstraction de la composition. Nous ne distinguons plus de perspectives, plus de profondeurs, perdus dans la répétition de la même image proliférée sans fin qui dessine alors une façade en déséquilibre, maintenue par une sculpture.

Par ailleurs, les photographies participent à la dé-construction de la figure verticale en déséquilibre qui crée une tension entre l’utopie architecturale en relation à la hauteur et à la ville comme l’espace de « l’u-topie » pensé par Xénakis comme un non-lieu. C’est ainsi que : « […] disjoindre le sol et la ville et de faire rentrer la ville en état « d’indépendance par rapport à la surface et au paysage22 » devient un acte créateur de « la ville cosmique » qui apporte à la pensée urbanistique une nouvelle réflexion sur « l’habiter23 » humain. « Autrement dit, l’opération fondamentale de la ville, l’acte qui la fonde, est un acte u-topique par définition : le non du lieu, le refus de la topographie, de la géographie, le non à l’espace étendu comme système lié de lieux dits et écrits […]24 ».

Par conséquent, l’instabilité de la sculpture et l’assemblage photographique n’évoquent plus le contexte du lieu où la photographie a été prise. La forme vacillante de la sculpture rappelle celle d’un bâtiment en devenir qui aurait subi une secousse lors d’un tremblement de terre. La sculpture n’évoque plus une maison à habiter mais une figure de déséquilibre, une ruine qui est le résultat des métamorphoses du bâtiment. Là, la structure a basculé. Pourtant elle n’est pas encore détruite et crée : « […] une suspension, un moment arrêté dans le processus de transformation, de métamorphose, non encore totalement accompli25 ». La sculpture s’incline mais ne tombe pas, elle reste suspendue, les étages commencent déjà à s’effondrer mais restent pourtant intacts. La sculpture devient un objet autonome dans l’espace d’exposition qui renvoie à lui-même sa propre instabilité, un lieu u-topique dépourvu de topographie.

De plus, en assemblant les photographies, les volumes cubiques montent sans cesse vers la hauteur en formant une figure géométrique semblable à un escalier tout en se référant aux mouvements de chute, de basculement vers le côté.

4. La maquette et l’utopie comme figure de déséquilibre

La « construction spatiale26 » peut ainsi trouver son rapprochement avec une maquette d’architecture moderniste :

« Les historiens d’architecture s’accordent pour dire qu’« Il faut attendre des avant-gardes du début du XXè siècle pour qu’enfin la maquette d’architecture gagne en autonomie esthétique et s’affirme dans les mouvements modernistes – suprématisme, constructivisme, De Stijl – comme un objet exploratoire ». De Kasimir Malévich à Georgii Krutikov, de Naum Gabo à Theo Van Doesburg, la maquette a été l’outil logique promu par les avant-gardes historiques pour rêver les architectures idéales, des Utopia. Facilitée par les progrès des techniques, elle devient l’organe même de l’utopie : elle donne un embryon de forme et de la réalité à des architectures rêvées, souvent irréalisables27. »

Pourquoi ne pas parler à travers cette construction, du projet utopique du mouvement d’avant-garde russe constructiviste de la Tour Tatline qui n’a jamais été réalisé et reste à l’état de maquette en bois ? En effet, la Tour Tatline, le monument à la IIIè Internationale, devait être construite à Saint Pétersbourg afin de symboliser le nouvel élan d’une société progressiste car propulsée par le communisme russe. L’esthétique de la tour vient davantage alimenter cette idée de l’utopie, comme, par exemple, le mouvement vers la hauteur en spirale pour symboliser : « […] la ligne du mouvement de l’humanité libérée […]28 ». Il y a quelque chose de la tour de Babel dans la Tour Tatline qui est une l’immense construction voulue par les hommes pour atteindre le ciel. « […] car viser l’accès au ciel, c’est vouloir pénétrer tous mystères suprêmes […]29 ». Telle une curiosité de l’homme qui se finit par un échec, la tour de Babel reste inachevée. Le ciel apparent dans mes photographies, mais aussi l’idée de l’escalier qui ne monte nulle part vers le sommet rejoignent l’idée de l’impossibilité d’atteindre l’idéal.

Lorsque l’on regarde derrière la composition photographique, nous découvrons la structure apparente de la sculpture qui a été créée avec des cubes vides collés et superposés. Cette « […] mise à mort de la stabilité et de l’harmonie […]30 », de l’ordre géométrique stable questionne la perfection de l’architecture moderne.

Léonard.R. Rogers, sculpteur et théoricien de la sculpture, explique que : « Le développement de la sculpture spatiale s’est fait en parallèle avec celui de l’architecture moderne. De ce fait, beaucoup de sculptures spatiales ressemblent fortement à des maquettes d’architecture31 ».

La sculpture spatiale se différencie de la sculpture classique, selon Rogers, par l’absence des formes : « […] dans ces composants à une ou deux dimensions, il n’y a pas de masse à mettre en forme, pas d’intérieur à structurer […] 32».

Telles sont les sculptures des frères Antoine Pevsner et Naum Gabo où l’ouverture complète entre l’intérieur et l’extérieur reste visible grâce aux matériaux employés : verre, plexiglas, fer. Ce qui me rapproche de ces artistes, ce n’est pas l’aspect esthétique ou encore les matériaux employés mais la visibilité de la structure : « Nous sommes dans une époque très sensible aux structures ; nous aimons montrer l’ossature de ce que nous faisons et la laisser nue vierge de tout décor33 ».

Si la sculpture des frères Gabo est inspirée de l’esthétique de la tour Eiffel selon l’analyse de Rogers, dans mon travail, la sculpture est à l’image de la structure moderne où : « La distinction autrefois rigide entre le dehors et le dedans s’est brouillée […]. L’effet séparateur des murs s’est trouvé atténué […]. On peut maintenant voir à travers les bâtiments […] Ils ne sont plus enracinés dans le sol, massifs et pesants, mais flottent au-dessus avec légèreté34 ».

C’est ainsi que pour Le Corbusier, l’architecture est avant tout une structure, « un squelette 35», « une ossature36 », un corps « non-organique37 ». Elle est une machine à habiter que le Corbusier appelle corps-machine, ce corps-machine qui est purifié, nettoyé de tout organe inutile.

En revanche, les cubes vides et blancs de mes sculptures sont en rapport avec les contenants vides destinés à loger les corps humains sous le régime d’une incarcération où l’homme, à cet effet, est vu comme une unité, « […] une biologie inscrite dans un volume, saisie dans la boite […]».38 En ce sens, l’architecture est symboliquement réduite à un volume doté d’enveloppes vides, des cases, des cellules qui ne peuvent en aucun cas accueillir un corps humain et restent donc inhabitables.

5. Du corps souffrant au corps abstrait

Dans les installations de Gao Brothers The Utopia of construction et The Sens of space, le corps sert d’outil, d’élément plastique pour remettre en question, problématiser l’architecture contemporaine des mégapoles chinoises. Dans leurs quatre photographies, Prière, Attente, Anxiété et Douleur, des grilles construites semblables à des maquettes, rappellent par leurs formes géométriques les grands ensembles d’habitation qui contiennent des corps nus, masculins, anonymes. En créant les photographies, Gao Brothers choisissent des hommes ayant la même taille et la même morphologie pour accentuer l’aspect d’anonymat. Les hommes tentent de rentrer désespérément dans les cases de la structure. Cette installation est une métaphore de l’habitat dans les grandes villes de Chine surpeuplées ayant connu dans les années 80, la migration des villageois vers les agglomérations urbaines. Les artistes témoignent à travers ces photographies de la condition humaine, de la vulnérabilité de l’homme et des épreuves du corps. Ces anatomies isolées, enfermées sont partagées entre deux figures : individualité et collectivité. Dès lors, l’architecture devient une métaphore de l’angoisse, de l’anxiété, de la claustrophobie, de la dystopie.

Par extension, les mégapoles chinoises se transforment symboliquement en « machines à habiter » où tous les sens du corps sont affectés et atteints par l’architecture : « Car l’habitation et les locaux de travail, ainsi que leurs dispositions réciproques, ne font pas qu’envelopper, de toutes parts, la vie des individus et de la société, ils pénètrent dans l’intérieur de cette vie […]39 ».

« Sous le régime d’incarcération […] 40 », le corps et l’architecture fabriquent un tout ; « Tout doit être vu : surface et ossature, peau, et squelette, et les fluides qui rendent vivants l’ensemble41 », Ici, le corps devient surface même de la façade, il l’habille, il est omniprésent.

Une autre installation The Forever Unfinished Building de Gao Brothers qui représente la photographie des structures géométriques semblables à une grille aux cellules démultipliées, une foule de personnages occupent chacun un espace limité et clos représentant une continuité de leur travail de Sense of Space. Les figures minuscules isolées, démultipliées à l’infini dans une structure fragmentée, abstraite, forment un ensemble. Ces cellules nous font penser à la ville biologique telle que la voyait le Corbusier le corps humain devient « […] une fourmi ou une abeille asservie à la loi de se loger dans une boite, une case, derrière une fenêtre […]42 ».

Contrairement à l’installation The sens of space, dans The forever unfinished building, le corps paraît tout petit, voire invisible, un fondu dans la masse architecturale en forme d’une grille qui remplit complètement l’espace de la photographie. Situé à l’intérieur de ce volume où plus précisément de la surface abstraite que l’architecture devient dans la photographie : « […] l’homme ne peut être lui-même qu’une chose réduite à l’essentiel […] une biologie inscrite dans un volume, saisie dans la boite, avec pour seul horizon la fenêtre ouverte vers l’infini [..]43 ».

Dans l’installation, l’architecture est vue par sa forme esthétique comme une surface abstraite et par sa forme symbolique comme un contenant « […] qui maintient et retient les corps humains […] 44 » dans un espace vide auquel les corps des individus sont soumis. Tel un paysage utopique qui tourne en dystopie où la solitude, fondue dans la masse, reste invisible. Ainsi, l’homme devient un « corps-façade », « un corps-abstrait » enfermé dans une structure géométrique gigantesque qui le tient.

Conclusion

Dans les photographies de Gao Brothers, les corps deviennent des unités abstraites ou des anatomies enfermées dans les cellules géométriques de l’espace architectural. Faits du même moule, tout comme les façades de Stéphane Couturier, ils tendent vers le générique, l’universel ou le monumondial. A travers ces photographies et mon travail plastique, ce n’est pas la verticalité mais la hauteur de l’habitat qui nous donne à voir une essence autrefois utopique des lieux inatteignables. C’est ainsi que le ciel n’est plus ce lieu inatteignable et utopique puisque habiter la hauteur est devenu banal. Pourtant, viser le ciel par la forme et la grandeur architecturale reste toujours d’actualité. Telle une curiosité, « […] qu’on peut aussi nommer volonté de savoir, désir de connaître, c’est dire si la tour de Babel est emblématique des pouvoirs de la science contre ceux de la croyance45 ».


Notes

1 – Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Architecture Esthétique de la forme Éthique de la conception, Paris, Théétète Édition, 1997, p. 97.

2 – Michel Kokoreff, La force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Paris, Payot, 2003, p. 161.

3 – Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil,1992, p. 71.

4 – Claude Raffestin, « Penser et classer dans les sciences humaines », Revue Européenne des sciences sociales n° 127, 2003, Librery Droz Génève, p. 77.

5 – Sylvie Freyermuth, « Généricité et degré d’implication dans l’appréhension des processus de déshumanisation – ou d’humanisation », (sous la dir. de Sylvie Freyermuth, Jean-François P. Bonnot), Ville infectée, ville déshumanisée, Bruxelles, 2014, Comparatismes et société vol. n° 29, p. 159.

6 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, Paris, les Éditions de minuit, 1973, p. 330.

7 – Catherine, Grenier, La manipulation des images dans l’art contemporain, Paris, Édition du Regard, 2014, p. 169.

8 – Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnement de synthèse, Nantes, Hazan Édition, 1995, p. 142.

9 – Augustin Berque, « Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité », (sous la dir. d’Augustin Berque, Marie-Antoinette Maupertuis, Vannina Bernard-Leoni), Le lien au lieu, Actes de la chaire de mésologie de l’Université de Corse, Bastia, Éditions Éolienne, 2014, p. 122.

10 – Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 49.

11 – Ibid., p. 49.

12 – Philippe Piguet, « Stéphane Couturier, Entre l’anonymat et monumental, L’Anonymes, Rencontres internationales de la photographie XXXIIes, Arles, Actes Sud, 2001, p. 83.

13 – Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 56.

14 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 127.

15 – Rem Koolhaas, Junkspace, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 56.

16 – Piguet Philippe, « Stéphane Couturier, Entre l’anonymat et monumental », L’Anonymes, 2001, Arles, Rencontres internationales de la photographie XXXIIes, Arles, Actes Sud, 2001, p. 83.

17 – Éric De Chassey, Platitudes, Une histoire de la photographie plate, Paris, Édition Gallimard, 2006, p. 27.

18 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Michalon Éditeur, 2015, p. 119.

19 – Claude Stéphane Perrin, Le neutre et la pensée, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 120.

20 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, les Éditions de minuit, 1973, p. 21.

21 – Éric De Chassey, Platitudes, Une histoire de la photographie plate, Paris, Édition Gallimard, 2006, p. 159.

22 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, Paris, les Éditions de minuit, 1973, p. 330.

23 – Ibid., p. 341

24 – Ibid., p. 331

25 – Isabelle Alzieu, « George Rousse : plasticité des espaces déconstruits, Espaces transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse », (sous la dir. de Christine Bugnet, Dominique Clévenot), Espaces Transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse, Figure de l’art n° 13, p. 106.

26 – Marie-Ange Brayer, « La maquette, un objet modèle ? Entre art et architecture », L’art même n°33, Bruxelles, Bruxelles, 4e trimestre, 2006, p. 7.

27 – Ibid., p. 7

28 – Gérard Conio, Le constructivisme russe Le constructivisme dans les arts plastiques, textes théoriques, manifestes, documents, Lausanne, Age d’homme, 1987, p. 58

29 – Michel Onfray, Métaphysique des ruines, Nantes, Mollat Éditeur, 2010, p. 53.

30 – Isabelle Alzieu, « George Rousse : plasticité des espaces déconstruits, Espaces transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse », Figure de l’art n° 13, p.106.

31 – Roger, L.R, Comprendre la sculpture, Rennes, presses universitaires de Rennes, 2015, p. 95.

32 – Ibid., p. 95.

33 – Ibid.,p. 95.

34 – Ibid., p.95.

35 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 126.

36 – Ibid., p. 126.

37 – Ibid., p. 156.

38 – Marc Perelman, Le Corbusier, Paris, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 128.

39 – Ibid., p. 126.

40 – Ibid., p. 128.

41 – Ibid., p. 126-127.

42 – Ibid., p.128.

43 – Ibid., p. 127-128.

44 – Ibid., p. 128.

45 – Michel Onfray, Métaphysique des ruines, Nantes, Mollat Éditeur, 2010, p. 53.

Bibliographie

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Lieux et non-lieux : liens au sport

Marion LE TORRIVELLEC

Marion Le Torrivellec est artiste plasticienne diplômée de l’iSDAT et doctorante en arts plastiques au sein du laboratoire LLA Créatis (UT2J). Elle enseigne par ailleurs les arts plastiques dans le secondaire ainsi qu’au sein du département Arts plastiques-Design de l’université Toulouse Jean Jaurès. Intitulée « A cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse aborde les enjeux de la relation au cheval et ses analogies avec la sculpture.
marionletorrivellec@gmail.com

Pour citer cet article : Le Torrivellec, Marion, « Lieux et non-lieux : liens au sport », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-et-non-lieux-liens-au-sport/>.

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Résumé

Cet article propose une analyse de la pratique sportive depuis le champ de la philosophie. Les limites physiques sont envisagées comme un lieu dont le sportif souhaite s’extraire pour aller plus loin, vers un utopique terrain de la victoire. Les théories de Deleuze et Guattari sur le Corps sans Organe (CsO) sont confrontées à la pratique de la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) pour la quête de sensation inhérente à toute pratique sportive, mais aussi pour la fusion, soit le changement d’état, que cette pratique de couple induit.

Mots-clés : Sport – Concourt de saut d’obstacle – CSO – Corps sans Organe – CsO – Désir – Equitation – Sensation -Ouvert.

Abstract

This article proposes an analysis of sport practice from the philosophic field. Physical limits are contemplated as a place where the athlete wishes to extract himself in order to go further, towards an utopian ground of victory. The theories of Deleuze and Guattari on the body without organs (CsO) are confronted with the practice of the show jumping discipline for the quest of the inherent sensation in every sports practice, but also for the fusion wich is a change of state that this couple practice induces.

Keywords: Sport – Competition of show-jumping – Body without organs – CsO – Desire – Horse riding – Sensation – Open.


Sommaire

Introduction
1.L’effort, un élan contre nature ?
2. CSO/ CsO : un monde sensationnel
3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions
4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie
Table des illustrations

Introduction

Construit par l’assemblage du préfixe privatif u, et du nom grec topos qui veut dire lieu, le terme utopie désigne un non-lieu, un espace qui n’existe pas, où l’on ne peut se rendre. Depuis cette entrée étymologique, nous nous pencherons sur la pratique sportive pour la redéfinition perpétuelle des limites physiques qu’elle impose et donc le rapport mouvant de sa frontière à l’utopie.

Le premier sport interrogé sera la danse, pratique intense réputée pour sa rigueur et la difficulté de ses entraînements. Le danseur met à l’épreuve son corps dans l’absolu contrôle qu’il doit en avoir et la nécessité d’un équilibre poids/puissance constant. L’antagonisme plaisir/douleur propre à toute pratique sportive de haut niveau redéfinira certains liens au corps et nous amènera sur le terrain de la théorie deleuzo-guattarienne du Corps sans Organe1. Mais très vite les jambes du cheval remplaceront les ballerines et, jouant avec l’homonymie, c’est la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) qui se verra confrontée à cette autre pratique de la sensation, celle du Corps sans Organe (CsO). L’équitation nécessitant une fusion entre le cheval et son cavalier pour de bonnes performances, le changement d’état lié au Corps sans Organe nous renseignera sur l’impulsion d’un lâcher-prise permettant d’aller plus loin et plus haut, nous faisant entrevoir la pratique sportive équestre comme une pratique de couple soumise à l’altérité et ouverte au désir

Pour ce faire, des photographies d’une carrière de saut d’obstacle serviront de décor à notre réflexion. Les théories de Deleuze et Guattari sur le corps – Corps sans Organe puis machine désirante – viendront guider notre analyse de ces pratiques sportives, leur conférant une dimension existentielle à laquelle le travail de l’artiste Mounir Fatmi engageant le vocabulaire sculptural de la barre de saut d’obstacle viendra faire écho. Ainsi, par la pratique équestre « nous nous rendrons pleinement présents aux anomalies de l’existence tout en demeurant maître de sa vitesse2 ».

1. L’effort, un élan contre nature

« Plus jeune, on est comme un pur sang lâché au galop. On maîtrise davantage son corps que son mental. En vieillissant, le mental prend le dessus. Il y a vraiment un décalage troublant. Quand arrive la maturité mentale, le physique commence à décliner : c’est le drame du danseur. Mais la période où les deux sont au même niveau, qui dure quatre ou cinq ans, donne des moments uniques, de grâce, quand tout à coup, tout se surpasse. Le corps prend le dessus de ce que la tête a décidé3 ».

L’effort est la mobilisation de son corps en réponse à la volonté de son esprit : c’est la soumission de l’un à l’autre. Pour Benjamin Pech, ancien danseur étoile à l’Opéra de Paris, habitué de l’effort et de sa pratique forcenée, la dualité corps et esprit s’exacerbe dans une pratique sportive à haut niveau. Cela réclame une rigueur physique comme mentale pour parvenir, car là est tout l’enjeu, à repousser des limites physiques préexistantes fixées par la nature4. Mais la relation corps/esprit n’est pas le seul antagonisme à prendre forme dans l’effort : on saisit l’ambivalence d’une pratique joignant la douleur au plaisir, nuance également perceptible dans l’emploi indifférencié du terme jeu ou sport pour une même activité5 : Sport vient de l’anglais disport, emprunté au vieux français déport, déverbal du verbe déporter. En latin, déporter se dit deportare et signifie s’amuser, se divertir. Si son étymologie nous amène du côté du divertissement, sa pratique est elle pourtant bien empreinte de douleur. Et il n’y a d’ailleurs qu’à réfléchir à la définition française courante du mot déporter pour comprendre que le mouvement ici impliqué est forcé, qu’il s’agit d’un transport de corps en dehors de ses limites spatiales originelles. Ce témoignage du danseur nous informe également sur la connaissance de soi que l’effort inculque. Si, selon les théories biraniennes6, la conscience de soi prend forme par l’effort, reste au sportif l’équilibrage nécessaire entre plaisir et douleur, mais aussi entre volonté mentale et limites physiques. Il semble pour cela qu’une pratique régulière de son corps autour d’une mobilisation totale et intense de ses facultés soit à appréhender. L’expérience en serait la clé, pour ce qu’elle sous-entend de pratique de la sensation mais aussi pour la notion de temps qu’elle convoque, comme travail pour devenir expérimenté et en supporter les stigmates : « La douleur, il faut l’accommoder. C’est une longue habitude. On développe une sorte de tolérance, presque une appétence à la douleur7 ». De cette souffrance découle un accès au savoir – et en ceci elle rejoint celle du religieux ascétique – et donc une certaine élévation au-dessus des autres hommes. On apprend à se connaître de l’intérieur, à voir ce qui est recouvert, charnu, invisible et dont la composition se fait pourtant ressentir jusqu’à devenir limpide. De violentes courbatures ne donnent-elles pas l’impression d’avoir de nouveaux muscles, ou plus exactement d’en découvrir subitement l’existence ? Benjamin Pech explique, par la pratique de la sensation, connaître son corps par cœur :

« Quand tu es dans la douleur, tu es tellement à l’écoute de ton corps que tu sais comment te faire moins mal. Je sais presque tout, je peux donner un cours sur le triceps. A la maison j’ai tellement de radios, d’IRM, d’échographies, je vois tout, je le connais de l’intérieur. Lorsqu’on se sent en pleine possession de ses moyens et de ses muscles, là il y a un risque de demander toujours plus, de mettre la barre un peu plus haut, trop haut. Et ça casse8 ».

L’attitude du sportif qui s’impose un regard sur son entraînement tout en le vivant de l’intérieur semble un peu schizophrénique dans le sens où l’alerte de la douleur devrait l’arrêter dans l’effort, ne pas l’emmener au-delà d’un certain seuil. Or l’interview de Benjamin Pech nous offre l’exemple du passionné qui ne subit plus la hiérarchie des organes : le corps peut prendre le dessus sur l’esprit, et inverse donc le fonctionnement traditionnel que l’on impute à l’organisme. Le va et vient entre la production de plaisir et la douleur met en évidence la désorganisation du corps et la place du désir dans son fonctionnement : « Dans des grands ballets sur trois ou quatre actes, c’est épuisant, mais d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère9 ».

Le fonctionnement corporel du danseur semble régi par ses propres lois. L’agencement de tout son être semble se signifier par un contenu intensif, par ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari qualifient de « machine désirante10 ». Les limites corps/esprit, mais aussi celles entretenues à l’espace qui les accueille semblent se brouiller. Michel Foucault dans sa conférence « Le corps utopique11 » pointait le corps du danseur, se demandant s’il « n’est pas justement un corps dilaté selon un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois12 ? » Par l’effort et les sensations procurées nous pouvons entendre par là que la dimension proprement matérielle du corps n’est plus un endroit clos mais bien ouvert.

La théorie du Corps sans Organe se profile ici et nous y reviendrons pour le point de vue qu’elle propose sur un mode de conscience qui diffère du traditionnel cogito cartésien, au bénéfice d’un fonctionnement sensationnel de l’ordre de la pulsion. Pour étudier de près cette notion, nous allons poursuivre cette étude de l’effort sportif comme prise de conscience de soi à travers la discipline équestre du concours de saut d’obstacle. Ainsi l’animal fait corps avec l’humain et le corps de l’athlète se retrouve double. La dualité corps et esprit, mais aussi celle du plaisir et de la douleur désignée par Benjamin Pech subit ici une mise en abîme car le corps éprouvant n’est plus celui de l’humain, mais bien celui de l’animal. En effet, lorsqu’il y a rupture ligamentaire ou tendineuse en CSO, c’est le corps du cheval qui est éprouvé. La fusion au sein du couple permet-elle d’appliquer les mêmes processus de connaissance de soi prônés par le danseur ?

2. CSO / CsO : un monde sensationnel

Marion Le Torrivellec, Carrière, 2017, photographies couleur, triptyque, 200 x 300 cm chacune, © Marion Le Torrivellec.

Dans la série de photos Carrière c’est le terrain du sport qui est donné à voir. Le ciel est bleu, le sable est clair et fin et les volumes jalonnant un parcours ont l’aspect de gros jouets en bois. Les couleurs sont vives, les formes sont simples et semblent prêtes à s’accueillir l’une l’autre, à s’emboîter pour permettre de nouveaux volumes, comme un jeu de construction en cours, faisant appel à nos souvenirs d’enfant pour projeter sur l’endroit tout un tas de possibles. Nous sommes ici dans l’univers du jeu. Pour l’attrait des formes et leur apparence ludique certes mais aussi pour le jeu d’échelle : les images sont imprimées à échelle 1 sur un papier à tapisser et recouvrent une surface de plus ou moins 2 mètres sur 9. Mais ces jouets nous dépassent, et nous ne sommes pas de taille pour jouer avec ; ils ont visiblement été construits pour nous plaire, selon nos codes esthétiques du jeu mais à destination de quelqu’un, de quelque chose qui nous surpasse. Et enfin, le jeu de mot induit par le titre termine cette invitation sportive, cette invitation à l’amusement avec le transfert de tous ces obstacles à la vie d’adulte, celle qui est professionnelle et qui, pour faire carrière, réclame un nombre d’efforts et de peines parfois conséquents. Mais cette carrière vide aurait pu avoir un tout autre titre, elle aurait de façon tout aussi didactique pu s’appeler CSO – acronyme désignant la discipline équestre du Concours de Saut d’Obstacle – dont le décor est ici posé. Ce titre aurait de la même façon joué d’homonymie en convoquant les liens au corps sous-entendus par l’échelle du parcours en nous dirigeant vers la théorie du Corps sans Organe :

« Le CsO est une pratique en ce sens qu’il est une quête sans fin, et qu’en tant que conscience de la sensation son étendue est celle de toutes les sensations susceptibles d’être vécues par un corps. Et c’est justement parce que le CsO est toujours présent, et définit les vivants en tant qu’êtres sentant, mais qu’il nous échappe en tant que sujets rationnels, qu’il convient de faire des expériences que l’on pourrait qualifier d’extrêmes pour peut-être le voir émerger. En effet, lutter contre l’évidence du cogito cartésien afin d’accéder à cet autre niveau de conscience qu’est le CsO, implique, si l’on se réfère à Mille Plateaux, que « les drogués, les masochistes, les schizophrènes13” soient en quête du CsO14 ».

Je compléterai donc cette liste avec les sportifs qui, en quête d’endomorphine, passent par la douleur pour atteindre l’extase15, à la différence que contrairement aux drogués, masochistes et schizophrènes cités par Deleuze, le sportif dans l’effort est méritant, il bénéficie d’un regard favorable au sein de la société car il semble à travers l’effort se réaliser et s’accomplir.

Le CsO s’oppose au cogito et à l’idée de conscience de soi telle que l’a construite la modernité. L’effort répondant à la volonté, le sujet se jauge, se maîtrise, prend ses propres mesures : celle de sa volonté mais aussi celle de ses capacités. Il rencontre ainsi les limites de son organisme qui deviendront chez l’athlète l’objectif à atteindre, puis à dépasser. Cette appréhension du corps phénoménologique, s’ancre du côté de l’expérience et de la connaissance sensible. En ceci le CsO en est proche car là aussi il s’agit d’une pratique, donc d’une quête d’expérience sensible, la principale différence étant que le CsO n’est à aucun moment convoqué pour éclaircir sa conscience de soi, pour une subjectivation de soi, bien au contraire, cette pratique consiste à désorganiser voire défaire l’organisme pour ne plus l’appréhender sous l’angle de ses fonctions –« je pense donc je suis »– mais davantage comme lieu d’expression des sensations : « je sens donc je suis ». Ainsi les limites physiques se brouillent.

Les questions qui se posent dans notre contexte du concours de saut d’obstacle seraient alors : quel est le moteur ? Quel phénomène amène l’athlète vers ses limites ? La conscience de soi et l’entraînement assidu du corps dans un but prédéterminé ou le retournement voire l’éclatement de ce corps pour qu’il ne réponde plus qu’au désir pour sa récompense sensationnelle immédiate ? Autrement dit, mise-t-on sur l’effort volontaire ou sur la puissance du désir ? La force en jeu est-elle consciente ?

En effet la théorie du Corps sans Organe touche à l’organisation de l’organisme ; or l’équitation reste le seul sport qui mobilise un corps autre que celui du sportif. L’organisation classique de la volonté se trouve donc bousculée car la hiérarchie habituelle voulant que la tête commande le mouvement des membres n’est plus directement appliquée. Le cavalier est saisi par le désir de franchir les barrières et de s’élever mais ses propres jambes ne sautent pas. Aucun mouvement de flexion/extension ne sera commandé nerveusement si ce n’est chez le cheval lui-même. C’est donc sans avoir à bouger ses propres jambes que le cavalier provoquera l’extension nécessaire pour le franchissement des obstacles. Nous ne sommes alors pas loin de « marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre16 ». Une certaine fusion s’opère et le corps du cavalier s’apparente à deux corps : celui qui désire et celui qui saute, en une sorte de centaurisation schizophrénique volontaire.

La théorie cartésienne de l’animal-machine ne l’a défini que comme système organisé et en le privant de conscience lui a fait le mal que l’on connaît. Pouvoir envisager l’animal sous un angle contraire prend ici tout son sens. Pensons-le soumis à une autre conscience : celle de la sensation. Cela expliquerait bien des choses quant à son comportement. Le CsO est « un dispositif émancipatoire grâce auquel nous désirons17 », et le désir est l’unique mode régissant l’animal. Tout chez l’animal est manifestation d’intensité (accouplement, fuite, faim, contact…), l’animal n’est qu’un être sentant : il ne peut pas ne pas s’impliquer. Sous le mot allemand Benommeinheit, le philosophe Heidegger désigne cet accaparement et le défini comme étant « le fait d’être absorbé dans l’ensemble des pulsions compulsées les unes avec les autres. Pour l’animal, être soi-même c’est être propre à soi, sur le mode du tiraillement pulsionnel18 ».

3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions

Tel l’animal-machine, la machine désirante est l’allégorie d’un mode de fonctionnement, de réactions physiques. L’animal-machine est une théorie cartésienne : elle réduit le fonctionnement animal et son rapport au monde à une série de comportements mécaniques répondant à des stimuli. La machine désirante, elle, est issue des théories de Deleuze et Guattari et vise à expliquer la production du désir et la place que celui-ci occupe dans nos fonctionnements. Dans un cas comme dans l’autre, le corps est abordé dans sa dimension matérielle, loin de toute approche spiritualiste.

Selon Florence Andoka, le flux produit par le corps-machine est sexuel dans sa forme la plus large. « La sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont une affaire fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat19 ». A cette définition du désir semble s’accorder celle du pouvoir dans son acception foucaldienne, c’est-à-dire dans sa positivité, comme force qui produit, et non comme hiérarchie entre les êtres vivants, bien que le dernier exemple cité ci-dessus puisse laisser présager du contraire.

Cependant, notre observation du couple homme/cheval ne se fait pas ici depuis l’angle d’approche de la domination, bien au contraire. Nous aurons compris que la convocation des théories de Deleuze et Guattari a pour visée l’appréhension des corps fonctionnant en réseau, permettant une libre circulation des flux –flux énergétiques, flux sexuels, désirants– et donc un point de vue mélioratif sur la pratique d’un sport, et par ricochet, sur la place que le cheval y occupe. La nature sexuelle de la production du corps-machine est dans le domaine équestre du saut d’obstacle assez juste dans la mesure où le binôme cavalier/cheval ne procède à rien d’autre qu’à un accouplement, une pratique fusionnelle visant à s’envoyer en l’air20.

Nous avons pu observer que la pratique de l’effort engendrait une production successive de plaisir et de douleur, en cela l’image d’une batterie me semble à même d’illustrer notre démonstration : grâce à sa bipolarité, une énergie, une électricité est produite, alimentant les machines les plus complexes.

En résumé, en plaçant le désir comme moteur premier de tout mouvement, et par sa production même, l’ascendance de l’esprit sur le corps devient confuse et nous éloigne définitivement de tout cartésianisme. Le mécanisme est ici autoalimenté, dynamo du désir permettant au corps dans l’effort de s’émanciper de toutes directives : « d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère21 ».

4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation

Bernard Jeu dans Analyse du sport remarque la récurrence, depuis toujours des mêmes schèmes au sein des jeux, jalons fondamentaux de la vie de l’homme : «Les compétitions rituelles – initiatiques, matrimoniales, funéraires – […] faisaient fonction de rite de passage22 ». Les unités de lieu et d’instruments seraient également presque toujours les même, quels que soient le territoire et l’époque, on retrouve  un terrain délimité, une balle, un cheval et  une arme. La ligne du terrain de jeu délimiterait un autre monde offert aux projections de l’imaginaire.

L’absence de l’athlète sur le terrain de CSO permet dans Carrière l’ambivalence décrite précédemment avec l’imagerie d’un jeu de construction : le lieu habituellement habité, foulé, mesuré littéralement au compas23 perd toute fonctionnalité. La barre n’est obstacle que si elle suscite un effort pour être franchie, et sans rien ni personne pour le faire, la carrière, malgré ses multiples éléments, demeure vide. Seules les traces de pas au sol, marquées sur le sable donnent à imaginer un moment autre, celui où se déchaînent les passions et les corps pour le franchissement des barres. Ainsi relève-t-on des « lignes de désir24 » témoignant de l’énergie des corps sportifs et de la répétition de leur entraînement. Les passages créent l’érosion, et si, par définition, la « ligne de désir » contourne l’obstacle, il me semble intéressant de convoquer sa figure pour témoigner du fait que les corps centaurisés, désirants et fusionnels ont un comportement contraire : ils foncent droit sur la barre à franchir, allant par l’impulsion chercher la sensation25.

L’artiste marocain Mounir Fatmi utilise la barre de saut d’obstacle dans ses installations depuis le début des années 2000 et la série Next Flag (2003). Convoquées pour leurs qualités graphiques et leurs couleurs vives26 ou encore pour leur poids symbolique, les barres de CSO font partie intégrante et récurrente du vocabulaire de l’artiste.

Les œuvres se dressent dans le lieu d’exposition, parois amovibles et précaires, qui jouent d’ambivalence entre un format imposant (chaque barre mesure 4 mètres) et la place importante qu’y occupe le vide. L’installation Pièges (2004-2005) intervient de la même façon dans l’espace et on comprend par le titre qu’une certaine méfiance est de mise. Qu’il s’agisse d’éviter la chute éventuelle d’un des modules qui semble instable, ou encore par le changement d’itinéraire forcé qui s’impose au spectateur, Mounir Fatmi nous conseille ici de garder l’œil ouvert. Le rapport au corps est criant, frontal, l’obstacle nous impose un certain recul, sur l’installation certes pour en embrasser les enjeux et en faire le tour, mais également de manière plus métaphorique sur :

« la vision d’une humanité nécessairement inachevée, pour laquelle seul un état permanent de précarité permet de déconstruire les certitudes, une existence humaine dans laquelle la constitution de son identité, la coïncidence avec soi-même, la saisie de l’altérité, la liberté exige de s’affranchir de bien des déterminismes27 ».

 

Fatmi, Pièges, 2005, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, © Studio Fatmi.

Et c’est en cette dernière analyse que l’écho aux théories deleuzienne se fait le plus clair. « S’affranchir des déterminismes » sous-entend une mise à plat de toute hiérarchie, l’ouverture à un autre fonctionnement, à l’altérité, à une autre réalité. Ainsi, le cavalier se confie entièrement au cheval, laissant l’animal et son fonctionnement pulsionnel l’emmener hors de ses frontières.

L’installation Pièges sonne comme une alerte, nous rappelant de conserver notre liberté, liberté de mouvement comme de pensée. En regard du triptyque Carrière, il apparaît que dans un cas l’obstacle est franchi (les traces dans le sable au sol en témoignent) et la perspective est ouverte sur un horizon au ciel bien bleu tandis que Pièges ne s’annonce qu’à travers un titre menaçant et une oppression physique dans l’espace d’exposition. Grâce à la fusion qui s’opère avec le corps du cavalier et la force supplémentaire qui lui est alors allouée, le cheval semble être la condition siné qua non pour foncer droit dans le mur et s’en sortir victorieux. « La force, affirme Deleuze est la condition de la sensation28 » : et c’est sans doute en ceci que la théorie du corps sans organe gagne à se confronter à la pratique sportive et au report perpétuel des limites qu’elle induit. Dans ce paysage mouvant aux contours sans cesse redessinés, aux frontières repoussées, la précarité prônée par le travail de Mounir Fatmi dans le but de « déconstruire les certitudes » résonne comme un adage. Le devenir-autre est en route et l’animal nous guide, nous rend plus fort, plus libre.

Conclusion

De l’allemand Ursprung on traduit origine, sprung voulant dire saut : c’est par le bond que tout commence. La conscience de soi par l’ouverture sensationnelle au monde animal prend forme dans l’activité équestre et nous amène sur le chemin d’un « devenir-animal29 », autre figure deleuzo-guattarienne, semblant succéder à toute pratique CsO. Être multiple – multiplicité moléculaire, pour paraphraser les deux philosophes – éveillerait une conscience de la sensation plus fine, un devenir-autre élargissant notre umwelt. Deleuze et Guattari mettent en évidence que « l’organisme emprisonne le corps et que l’impératif d’attacher à la corporéité des formes spatiales mesurables et déterminées lui ôte proprement la vie30 » , c’est entendre par là que l’ouverture du corps à la libre circulation des énergies est vitale, et que si le désir met en mouvement, pourvu que celui-ci ait la marge de son amplitude.

Exister du latin ex-sistere veut dire se tenir hors de soi, et c’est appuyée par l’étymologie de cette langue morte que notre démonstration prend tout son sens : le repousser ses limites propre au corps phénoménologique vient rejoindre le repousser ses limites de toute quête sensationnelle. Drogué, masochiste, schizophrène ou sportif dans l’effort flirtent alors avec une autre dimension au frontière du vivable. En quête d’une petite mort, ils s’offrent le déport nécessaire pour qu’ait lieu cette posture délicate, cette aventureuse promenade en terre d’utopie, loin de leurs propres limites, pour se tenir hors de soi, et par cette conscience de soi, mobilisés par et pour le désir, exister.


Notes

1 – Le Corps sans Organe est une théorie que Gilles Deleuze emprunte à Antonin Artaud qui en fait mention pour la première fois dans son œuvre « Pour en finir avec le jugement de dieu » en 1947. Le poète annonce vouloir « faire danser l’anatomie humaine », et repenser la hiérarchie des organes dans un désir de liberté, au bénéfice de la perception, remettant en question le concept traditionnel de la conscience de soi.

2 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie n° 222, mis en ligne le 30 septembre 2009, URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

3 – « Le cœur à corps de Benjamin Pech », entretien réalisé par E. Favereau, Libération, 15 décembre 2015, in I. Queval, Philosophie de l’effort, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2016, p. 54.

4 – L’héritage aristotélicien qui définit le monde comme cosmos, espace ordonné et bien fini sera la vision qu’adoptera l’église, reléguant le corps à une création de la nature, lui aussi ordonné et bien fini. Descartes, au XVIIème siècle viendra remettre en question ces principes par son cogito ergo sum : je pense donc je suis étant la seule certitude de l’homme sur cette terre. Ainsi le sujet devient le centre de toute réflexion et par la conscience de soi, par le je, l’homme prend la mesure de sa propre volonté.

5 – Je pense ici à la plus grande compétition sportive internationale : les jeux olympiques.

6 – Selon Maine de Biran, un siècle après Descartes, c’est par l’effort que la conscience de soi émerge. Apparaissant fin XVIIIème, en lien direct avec la modernité, le rapport au corps dans l’exercice physique peut être conçu comme expression d’une liberté, celle de transgresser par l’effort des limites physiques naturelles et donc de bouleverser celles établies par une nature bien ordonnée.

7 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

8 – Ibid.

9 – Ibid.

10 – Terme qui apparaît dans G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti Œdipe,Capitalisme et schizophrénie, Tome I, Paris, Les éditions de Minuit, 1972.

11 – M. Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique sur France Culture, 1966, PDF [En ligne], mis en ligne le 19 juin 2009, URL :https://www.editions-lignes.com/LES-HETEROTOPIES-LE-CORPS-UTOPIQUE.html, consulté le 24 juin 2017.

12 – Ibid.

13 – G.. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p.191.

14 – F. Andoka, « Qu’est-ce qu’un corps sans organe? », Philosophique, 16 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2016, PDF [en ligne], URL : http://philosophique.revues.org/838, consulté le 19 décembre 2016.

15 – G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit. p.192. « Le plaisir n’est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir. » On comprend donc ici que l’enjeu des pratiques autodestructrices du masochiste ou du drogué repose sur la production du désir, sur la quête en elle-même plus que sur un but précis.

16 – G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit, p.188.

17 – G. F. Duportail, « Autopsie du corps sans organes », Essaim, 2011/1 (n° 26), mis en ligne le 1er février 2011, URL : http://www.cairn.info/revue-essaim-2011-1-page-91.htm, consulté le 22 juin 2017.

18 – F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, Louvain-la neuve, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 2003, p.53.

19 – G.. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Tome I, op.cit. p. 348 cité in F.Andoka, « Machine désirante et subjectivité dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari », Philosophique, n°15/2012, mis en ligne le 6 avril 2012, URL: https://philosophique.revues.org/659, consulté le 22 juin 2017.

20 – Il est intéressant de relever que la relation cavalier/cheval est l’exemple que Deleuze et Guattari utilisent dans Mille Plateaux pour expliquer le CsO du masochiste. « Résultat à obtenir : que je sois dans l’attente continuelle de tes gestes et de tes ordres, et que peu à peu toute opposition fasse place à la fusion de ma personne avec la tienne ». R. Dupouy, Du masochisme, Annales médico-psychologiques, 1929, pp. 397-405. cité par G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op.cit., p. 193.

21 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

22 – B .Jeu, Analyse du sport, Paris, PUF, 1987, p 188.

23 – C’est-à-dire selon les racines latines du mot compas (compasare) mesuré par le pas, car c’est ici le nombre de foulées de galop que le cheval peut placer entre chaque élément qui importe.

24 – Une ligne de désir est un concept urbanistique désignant un sentier créé par le passage répété de piétons voulant simplifier l’itinéraire prévu par l’aménagement urbain.

25 – Et par l’image de cette fuite, de cette échappée, nous pouvons repenser aux « drogués », « masochistes » et « schizophrènes » cités par Deleuze dans Mille Plateaux et qui incarnent des comportements en quête d’un Corps sans Organe pour foncer droit dans le mur.

26 – Nous verrons par exemple les barres de saut d’obstacle photographiées dans la série d’images Obstacles qui se veut proposition de regard sur l’art minimaliste, jeu pictural et référence au travail de l’artiste Piet Mondrian.

27 – M. Deparis, Pièges, Paris, 2007, sur le site de l’artiste, URL : http://www.mounirfatmi.com/work-283-13.html, consulté le 5 octobre 2017.

28 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie, 2002/4 (n° 222), URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

29 – Le « devenir-animal » est un concept qui apparaît dans Mille Plateaux et qui qualifie un changement presque imperceptible qui intervient au niveau « moléculaire ». C’est « laisser advenir en soi l’animal que je deviens » in D. Viennet, « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, mis en ligne le 28 septembre 2011, URL : http://leportique.revues.org/2454, consulté le 23 octobre 2017.

30 – R. Arsenie- Zamfir, Pourquoi le corps sans organes est-il « plein » ?, PDF [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2007, URL:http://erraphis.univtlse2.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1317125365827, consulté le 22 juin 2017.


Bibliographie

OUVRAGES

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DERRIDA, Jacques, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.

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MARRATI, Paola, SAUVAGNARGUES, Anne, ZOURABICHVILI, François, La philosophie de Deleuze, Paris, PUF,2004/2011.

ARTICLES

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Webographie

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VAN REETH, Adèle, Les chemins de la philosophie, 25 novembre 2016, France Culture.

SITES INTERNET

Site en ligne de l’artiste Mounir Fatmi, URL :http://www.mounirfatmi.com/ , site consulté le 5 octobre 2017.

Table des illustrations

Page 5 : LE TORRIVELLEC, Marion, Carrière, photographie couleur, triptyque, 200 x 300 cm chaque, 2017.

Page 9 : FATMI, Mounir , Pièges, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, 2004/2005. Vue de l’exposition « Africa remix », centre Georges Pompidou, Paris, 2005.

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