Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Le « training » comme processus dramaturgique : corps à corps chez Pippo Delbono

Milena Mogica
Doctorante en Lettres et Arts, Université Lumière – Lyon 2
milemogi@yahoo.fr

Adeline Thulard
Doctorante en Lettres et Arts, Université Lumière – Lyon 2
adeline.9juin@gmail.com

Pour citer cet article : Mogica, Milena et Thulard, Adeline, « Le “training” comme processus dramaturgique : corps à corps chez Pippo Delbono. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Pippo Delbono travaille à partir des corps de ses comédiens et de son propre corps. Il propose aux spectateurs des images intenses provoquant une expérience émotionnelle forte. L’étude de son training permet de dévoiler comment le geste devient un principe dramaturgique structurant, appelant une réception corporelle de la part du spectateur, à l’origine de l’émotion particulière caractérisant les représentations de la compagnie.

Mots-clés : training – théâtre – dramaturgie – geste – mouvement – psychologie

Abstract

Pippo Delbono works upon his body as well as his actors. He gives spectators intense images resulting in strong emotional responses. The study of his training allows to reveal how one movement becomes a dramaturgical structuring principle which calls for a physical reception from the spectator. It simply caracterises the origin of the company’s representations shared by the larger public.

Key-words: training – theatre – dramaturgy – motion – movement – psychology


Sommaire

1. Une matière corporelle pour la scène
2. Le training : des principes dramaturgiques
Notes
Bibliographie

 

Les spectacles de Pippo Delbono se déclinent en images, petites saynètes non dialoguées s’enchaînant sans liens logiques apparents. Colette Godard, dans sa préface à l’ouvrage Le Corps de l’acteur, les décrit en ces termes :

Car son théâtre […] se compose […] d’un enchaînement de tension, de défoulement, d’attente, d’arrêts brusques et menaçants, de cris, de paroles, de silences, de gestes, de mouvements, d’attente, de rires, de regards, de tout ce qui fait la vie en commun des êtres humains. Autant dire le théâtre.1

Le chaos qui semble parfois régner sur scène dans certaines séquences est le résultat d’improvisations corporelles, ensuite ré-élaborées et fixées. Ce travail de composition d’une partition physique à partir d’improvisations peut-il constituer la base d’une dramaturgie scénique ? Comment le training amène-t-il une réception physique pour le spectateur ? Les principes primordiaux qui régissent ce travail dans le corps peuvent-ils devenir la base dramaturgique du spectacle ?

Pippo Delbono travaille à partir des corps de ses comédiens et de son propre corps. Il propose aux spectateurs des images intenses provoquant une expérience émotionnelle forte, née d’une réception physique. Ce travail de corps à corps, de l’acteur au spectateur, vient de la pratique d’un théâtre anti-psychologique construite au fil des ans à partir de diverses rencontres, en particulier de collaborations avec l’actrice Iben Nagel Rasmussen de l’Odin Teatret (dirigé par Eugenio Barba) et avec Pina Bausch. D’une manière à la fois personnelle et héritée de ces rencontres, Pippo Delbono développe sa conception du training physique. Pour lui, il n’est pas voué à la virtuosité, n’est pas non plus uniquement un échauffement du corps avant la création, mais permet une maîtrise du corps et de ses émotions. Cette maîtrise n’est pas un contrôle coercitif, elle a pour objectif d’exprimer les tensions internes de l’interprète tout en les maintenant en équilibre et dans une forme de distance. Ainsi, l’engagement personnel de Pippo Delbono, de son vécu, dans ses spectacles, se double d’un engagement physique. Celui-ci permet de maîtriser celui-là, tout en l’exprimant par le geste. Le corps du spectateur est ainsi touché, en s’appuyant sur une empathie physique. Par ce biais, c’est dans le corps que naît l’émotion et c’est par lui qu’elle est revécue sur le mode de la distance. Dans ce théâtre, le geste issu du training est à la base de la dramaturgie du spectacle. L’émotion physique mise en jeu est d’abord marquée du sceau de l’incompréhension, car sa transposition dans le geste déplace son objet. La partition psychophysique de l’acteur construit un parcours sensoriel et émotionnel pour le spectateur, dont le corps est convoqué organiquement. Nous dévoilons ici, par une analyse du training chez Pippo Delbono, la façon dont le geste devient un principe dramaturgique structurant, appelant une réception corporelle.

1. Une matière corporelle pour la scène

De manière générale, le travail corporel des acteurs, à travers ce que l’on appelle parfois training, est devenu plus présent avec le développement d’un théâtre émancipé du texte, accentuant des aspects performatifs ou visuels, théâtre dit parfois « postdramatique », selon la terminologie utilisée par Hans-Thies Lehmann pour souligner cette émancipation. Nous verrons dans la deuxième partie ce qu’il en est de cet écartement du dramatique. 

Dans un recueil, Le Training de l’acteur, Josette Féral introduit à cette notion de training :

Deux mots se partagent le champ dévolu au travail de l’acteur : training et entraînement. Coexistants dans les textes et les discours, sous la plume de praticiens et de chercheurs, ces deux termes semblent employés indifféremment pour désigner une seule et même réalité : celle du travail qu’effectue l’acteur pour perfectionner son art avant d’entrer en scène. Cette impression pourtant fait illusion.2

À ceci elle ajoute que l’utilisation de ce terme en France est relativement récente – milieu des années 1980. On le retrouve dans les écrits d’Eugenio Barba, de Richard Schechner, de Nicolà Savarese, alors que les textes de Jerzy Grotowski, Peter Brook, Antoine Vitez, Yoshi Oida, et de Barba lui-même avant 1982, parlent d’entraînement. Le mot training permet d’utiliser un même concept de manière « interculturelle »3, mais surtout d’éviter les connotations sportives voire militaires du mot « entraînement » : nous ne sommes pas dans une gymnastique d’acteur, mais dans une préparation à la scène qui va au-delà de la technique pure et s’inscrit dans le long terme. Nous sommes loin d’un travail physique qui ne servirait qu’à échauffer les muscles. Nous pouvons ici apercevoir l’héritage des pédagogies du XXème siècle : Jacques Copeau, Grotowski, Barba, défenseurs d’une éthique de l’acteur face au travail, l’attitude comptant autant que la réussite technique. Josette Féral donne, dans cette idée, quelques constantes du training : l’attachement à un maître ; un au-delà de la technique (la technique n’est pas tout) ; une inscription dans la durée ; des exercices poussés toujours plus loin et se décentrant ainsi de la notion de réussite pour proposer plutôt un cheminement tout au long de la vie ; l’individualisation de l’entraînement, car l’acteur doit s’y engager pleinement – et donc de manière personnelle.

Le training peut alors devenir la base d’un processus dramaturgique créateur, prenant les corps individualisés des acteurs comme matière première. Pippo Delbono est un artiste emblématique de cette évolution du training, évolution dont les différentes phases correspondent pour lui à un parcours de création et de vie4 qu’il est possible de suivre dans l’ordre chronologique de ses trois étapes principales : la découverte du training issu de l’Odin Teatret d’Eugenio Barba, puis le déclic provoqué par Pina Bausch dans l’usage de matériaux issus de la vie quotidienne, d’un biographique transposé, et enfin la rencontre avec Bobò, microcéphale et sourd-muet, mais surtout égérie, acteur représentatif de ce que Pippo Delbono demande au théâtre.

1.1. Le travail du mouvement au centre de la création : le training de l’Odin Teatret

Lorsque Pippo Delbono entre à l’adolescence dans sa première école de théâtre, le travail corporel n’y a pas sa place. La simple rencontre, en la personne de Pepe Robledo, avec un théâtre accordant de l’importance aux techniques physiques, est une révolution. Il pratiquera le training de l’Odin Teatret5, basé sur des actions physiques et vocales, avec Pepe Robledo puis avec Iben Nagel Rasmussen. Cette dernière est une des toutes premières actrices d’Eugenio Barba, et a largement contribué à l’évolution des techniques de l’Odin. Elle dirigeait à cette époque son propre groupe, appelé Farfa, à partir du training qu’elle avait développé d’une manière personnelle et qu’elle voulait transmettre.6.

Il dira plus tard qu’à ce moment-là, il ne comprenait rien au training, et qu’il ne saisira que plus tard la portée des principes internes aux exercices proposés. Ceux-ci sont tous en lien avec la notion de déséquilibre, de centre du mouvement, de tissage de contradictions corporelles7, et avec une idée du rythme issue des théâtres d’Inde et d’Asie. Par exemple, des « stops » au moment d’une acmé de l’action permettent de concentrer l’énergie qui en est issue en un instant intense pour le spectateur. Ou encore, dans le training de l’Odin, on insiste sur l’idée que les actions ont un début, un développement et une fin, ce qui correspond au principe de jo-ha-kyu du théâtre japonais8. Développer cet exemple va nous permettre de saisir en quoi on peut parler d’une dramaticité9 du geste, et, avec Barba, d’une « dramaturgie » de l’exercice10. Jo correspond au début, créé par une résistance interne au mouvement, par exemple dans une marche qui se figure rencontrer un obstacle (on peut imaginer le vent, ou opposer une pression contraire au niveau des hanches). Ha, c’est la possibilité du développement du mouvement, de l’action : la résistance disparaît et l’énergie, d’autant plus intensément qu’elle était précédemment retenue, se déploie dans le Kyu jusqu’à la fin, le moment de suspens équivalent au « stop » dont nous parlions, fin qui est aussi un nouveau début, un nouveau Jo. Pippo Delbono dira dans Le Corps de l’acteur11 :

Le training se construit en trois moments. Avant, pendant, après. L’acteur doit trouver différentes façons de tourner, d’aller au sol, de sauter, de perdre l’équilibre. Ensuite, il les assemble indifféremment comme dans une improvisation. Il s’agit de mouvements concrets et pas esthétiques. Une fois ces « phrases chorégraphiques » dessinées nous devons les inscrire dans l’espace et prendre conscience des lignes que le corps dessine.

Dans cette citation, nous retrouvons l’idée des trois étapes du mouvement, du montage des actions (permis par la fin du mouvement considérée comme un nouveau début), et enfin l’idée de « phrase », d’une écriture du corps dans l’espace, porteuse de dramaturgie. Il s’agit d’actions, et non pas de danse, ou alors d’une danse absolument dépourvue de volonté esthétique.

Mais Pippo Delbono dit aussi qu’il faudra se libérer de ces exercices et n’en garder que les principes intrinsèques (en particulier, le centrage de l’action), le but étant :

[…] de parvenir ultérieurement à une forme d’improvisation libre, poétique, consciente et attentive qui trace dans le même temps deux chemins, celui de l’observation des lignes que le corps produit dans l’espace, et celui de la fragilité et du naturel.

Le training n’est pas pour lui une fin en soi mais le vecteur de principes poétiques, à travers lesquels peut s’exprimer la sensibilité de l’acteur sans qu’il ne perde conscience de son inscription dans la dramaticité de l’espace et du mouvement, sur lesquels il peut alors s’appuyer.

1.2. Training et émotion : le vécu comme matière scénique

La sensibilité en scène est une caractéristique importante du travail de Pippo Delbono, que l’on peut symboliser, car il le fait lui-même, par sa rencontre avec Pina Bausch. Pepe Robledo en résume la conséquence ainsi : « Pippo a découvert que [son] vécu, très dense, pouvait devenir une matière artistique »12. En fait, il construisait déjà des scènes de manière très personnelle au moment de Farfa, proposant des éléments qui entraient en contradiction avec l’esprit du groupe – par exemple l’utilisation de musiques enregistrées. Cet univers est entièrement présent dans son premier spectacle, Le Temps des assassins, créé en collaboration avec Pepe. C’est ce spectacle que Pina Bausch voit et approuve, avant de les inviter à Wuppertal. Plus qu’un apprentissage de techniques – car le niveau des danseurs de Pina Bausch est difficile à suivre – il y trouve une reconnaissance de son univers, une confirmation, et comprend qu’il peut être « le créateur de ses propres spectacles »13.

Il est difficile de faire la part des choses entre l’influence du training de l’Odin Teatret et celle de Pina Bausch. Pippo Delbono dira de l’Odin : « J’ai senti qu’il manquait de la fragilité sous cette masse technique »14. Mais il serait trop simple de dire que l’Odin pousse à une virtuosité technique froide, là où Pina Bausch travaillerait sur le vécu et l’émotion. Dans Mon théâtre on peut lire :

À l’Odin, tout était fondé sur une sorte de rhétorique corporelle. Mais c’est comme dans le théâtre de texte, certains acteurs peuvent avoir une diction parfaite et être de mauvais acteurs.15

La différence viendrait alors du degré de sensibilité poétique que l’acteur est capable d’exprimer, de mettre en forme. Pour exprimer cette sensibilité, que l’on pourrait être tenté de placer du côté de Pina Bausch, Pippo Delbono dira aussi la nécessité de cette technique, ici celle de l’Odin :

Au bout d’un certain temps, l’acteur prend conscience de toutes les possibilités que lui offre son corps. Ainsi ce travail est un entraînement pour maîtriser les soubresauts de la pensée et les diktats des émotions.16

En effet, dans le training sont déjà présents des principes qui poussent l’acteur à une conscience de soi, à un travail sur le centrage de son corps, permettant un engagement du corps mais aussi de l’esprit et des émotions dans l’action, un engagement psychophysique. Par exemple, les exercices acrobatiques peuvent provoquer des émotions : un des stagiaires sur Enrico V17 dit qu’il a été « troublé » par un exercice sur la colonne vertébrale, que les sensations étaient troublantes, parce que les repères corporels étaient déplacés. De même, certains mouvements demandent une forme de courage, une gestion des émotions : la peur, le désir de bien faire, l’éveil de la sensualité. À propos des stages qu’il a pu diriger, Pippo Delbono nous dit :

[Je] me consacre uniquement à ce moment de l’échauffement [élaboré selon les principes du training] car y réside une grande partie des principes de l’art de l’acteur. Tout est là, la « dramaticité » et… la psychologie. L’acteur peut trouver à l’intérieur de son corps, sans se creuser la tête, des sentiments comme la douleur, l’amour, la beauté, la souffrance.18

Le terme « psychologie », dans ses autres occurrences, a dans sa bouche une connotation très négative. Elle semble ici être d’une nature différente et représenter l’apparition d’émotions nées du corps en travail.

Les œuvres de Pina Bausch semblent faire le chemin inverse, pour arriver à une précision hautement technique, qui posera des problèmes d’exécution au duo Pippo-Pepe. L’émotion, matière de départ, n’y est pas brute, elle est retraitée, jusqu’à devenir une forme, un mouvement froid que l’on peut répéter à l’infini.

L’opposition entre la physicité de l’Odin, risquant de toucher au formalisme par des principes de travail devenant des lois, et l’usage de la matière-émotion liée au vécu chez Pina Bausch, n’est donc valable que dans le cas précis de Pippo Delbono, dans le sens que ces rencontres ont prises pour lui. Mais cette opposition toute rhétorique nous permet de mettre à jour une contradiction volontairement présente dans ses créations, une tension entre la technicité, la précision des gestes, et l’intensité des émotions qu’ils peuvent provoquer pour le spectateur. L’émotion fait un double chemin : Pippo demande à ses acteurs de « trouver une manière de transformer les émotions en signes », et une « habileté technique pour transformer ses émotions en signes »19. Puis l’émotion naît pour le spectateur par le montage de ces différents « gestes », qui se contredisent, se complètent, se contaminent, dans un dialogue de type dramaturgique que nous analyserons en deuxième partie.

 

1.3. Le geste : déplacer l’émotion et la transformer en signes

Nous sommes en présence de partitions construites, où le mouvement sert à former des « phrases chorégraphiques ». Réciproquement, le texte en scène, souvent porté par Pippo Delbono, demande à être perçu comme un geste. Pippo lit les textes au lieu de les apprendre, pour mettre à distance les mots, pour que l’on ne puisse pas croire qu’ils sortent directement de lui, au premier degré. Il est donc dans une position où le texte n’est pas incarné par Pippo jouant un personnage. Les mots de Pippo n’interagissent pas au niveau fictionnel avec les saynètes, mais sont portés par lui comme un geste, exécuté en son nom propre, qui lui permet d’entrer dans un rapport poétique avec les actions des acteurs. Nous sommes de nouveau dans une logique de montage, créant des associations fécondes pour l’imagination du spectateur. Le texte y a le même statut que le reste des éléments scéniques montés dans la représentation, avec lesquels il dialogue. Il est par exemple en décalage avec l’action effectuée, comme lors de la dernière apparition de Lucia dans Il Silenzio, costumée en clown, une bouteille à la main, tandis que Pippo dit en boucle cette phrase grave qu’il a vue au cimetière des enfants de Buchenwald : « Quand tu es ici fait silence. Une fois dehors, ne reste pas silencieux ». La question de l’émotion trouve sans doute une issue modèle dans la rencontre avec Bobò20, que Pippo Delbono désigne comme son troisième maître. Cette rencontre intervient à un moment où il n’est plus capable de continuer le training, et éprouve du dégoût à l’égard de ce type de travail. Pourtant, il cherche encore à trouver un moyen d’en exprimer les principes. Il en explore les fondements, rythmiques et physiques, même lorsqu’il ne peut se lever. Il dira de cette période : « J’ai trouvé dans mon bassin, à la chute de la colonne vertébrale, la nécessité de ma présence sur un plateau […] l’énergie vitale s’y concentre. C’est là que réside ma pensée »21. Bobò est celui qui n’a pas besoin du training car la vie lui a fait intégrer ces mêmes principes, par un autre chemin que celui du travail technique. À partir de ce sentiment de soi initial, débarrassé de la tentation virtuose des partitions physiques, Pippo va développer dans ses spectacles une présence scénique mettant en avant une émotion non plus seulement liée aux contenus proposés par les séquences, mais liée aussi à l’engagement de l’acteur dans l’action même d’être en scène22. Il va désormais chercher des acteurs dont la présence sur le plateau le touche. Dans Mon théâtre, il est très clair à ce propos : « Le théâtre est aussi une question de vie, d’émotion, d’humanité, de présence et d’engagement sur le plateau »23. L’émotion, la vie, se trouvent associées à la présence de l’acteur en scène et à son niveau d’engagement dans l’action scénique. Pippo dira ainsi « Dans Barboni ou dans Guerra, les spectateurs ne doivent pas voir le travail de l’acteur, ils doivent percevoir la poésie de l’acteur au travail. C’est cela la rencontre avec Bobò. »24.

Cette poésie et cette présence continuent de passer par le geste, à la condition que ce geste soit une « nécessité » entièrement tournée vers la volonté de communication du récit ou de l’émotion de départ. Il parle de la nécessité de communication des gestes de Bobò, sourd-muet n’ayant jamais utilisé le langage des signes. Sa survie dépend de ses gestes, qui ne sont jamais esthétiques mais toujours voués à l’expression, et qui s’opposent à ce que Pippo appelle une « nécessité du personnage » empêchant de sentir celle, plus profonde, de l’acteur à être en scène25. Guidé par cette nécessité de communication, Bobò semble toujours faire pour la première fois les gestes pourtant calculés et encadrés par la partition prédéfinie qui est le point final de la poïétique de Pippo Delbono26. L’émotion est dépassée : quand ce n’est pas par la partition physique, c’est par un déplacement de l’intérêt du personnage sur la présence de l’acteur en scène et sur son engagement « centré » dans son action. Le travail du training, évoluant tout au long du parcours de l’artiste, a permis à la fois l’émotion et le dépassement de cette émotion par sa mise à distance ou par son déplacement. Le vécu utilisé comme matière scénique est complètement retraité, et l’émotion du spectateur n’est donc pas directement provoquée par le contenu du « récit » mais par le geste qui la porte, qui la transpose. Cela n’est possible que par une forme d’engagement dans l’action de la part des acteurs. Cet engagement est dans l’exécution du geste et de la partition plus lié à l’incarnation d’un personnage. Cela permet au spectateur de ne jamais perdre de vue l’acteur et son jeu. Il s’agit alors de monter ensemble des « lignes » d’actions physiques, dans la tradition allant de Stanislavski27 à Barba en passant par Grotowski. Leur précision, leur linéarité permettent de se dégager de la question de l’inspiration et du personnage, et servent à nettoyer l’acteur des émotions parasites. L’acteur est ainsi mis en évidence dans sa fonction de personne agissant en scène. Il est la matière scénique, modelée par un processus de type dramaturgique montant ensemble et faisant correspondre entre eux les éléments issus du training et ceux issus d’un vécu personnel.

Ces actions ne sont pas toujours porteuses d’un sens évident. L’incompréhension marquant les spectateurs est pourtant relayée par une dramaticité organique, réélaborée intellectuellement après le vécu, et portée par une dramaturgie déplacée à l’intérieur même du montage des actions scéniques.

2. Le training : des principes dramaturgiques

Comme nous l’avons vu, à la base du travail de composition se trouve le corps du comédien. Le travail d’écriture ou « travail à la table » est remplacé par des séances consacrées au training, à la maîtrise et à l’écoute du corps. Le texte n’est pas au centre de la représentation, mais le modèle dramaturgique n’est finalement pas écarté. Il devient dramaturgie scénique, écriture des corps, et ce à différents niveaux : par le montage des séquences entre elles à l’échelle du spectacle, par le montage à l’intérieur des séquences, et par un travail à l’intérieur du corps. La dramaturgie comme construction du sens et de l’émotion, associée au training, implique alors pour le spectateur une logique de l’émotion passant par le corps. Ce qui se tisse entre la scène et la salle devient de l’ordre de l’organique.

2.1. Enjeux d’une dramaturgie

Il peut sembler difficile de parler de dramaturgie puisque ce terme est fondamentalement lié à la question du texte, tant dans son premier sens (l’écriture du texte théâtral), que dans le second (le passage du texte théâtral à la scène). Il s’agit ici au contraire de partir de la scène et d’en organiser les matériaux visuels et auditifs. Catherine Bouko et Hans-Thies Lehmann, dans leurs ouvrages respectifs sur le spectateur postdramatique28 et le théâtre postdramatique29, parlent de dramaturgie visuelle. Dans leur réflexion, la scène devient « graphie », le spectateur « lecteur », les éléments scéniques étant considérés comme des signes. Les conséquences du déplacement du terme de dramaturgie du texte à la scène ne sont cependant pas analysées. Ce sont les définitions les plus larges du terme qui permettent de penser une dramaturgie de la représentation, comme l’indique Joseph Danan dans son article « Tentative de cadrage » : « La dramaturgie est ce qui organise l’action en fonction d’une scène, qu’elle soit le fait de l’auteur dramatique ou celui du metteur en scène ou de l’auteur scénique ».30 Dans Qu’est-ce que la dramaturgie ? il reprend les mots de Jean-Marie Piemme pour éclairer les diverses significations du terme :

À son sens le plus large elle [la dramaturgie] témoigne de ce que tout élément théâtral élaboré dans la dialectique d’un objet à voir et d’un regard pour le saisir installe l’ordre du sens, de la signification.31

Les éléments, qu’ils soient textuels ou visuels, sont organisés pour être montrés, et par conséquent pour « faire sens ». Il s’agit donc d’organiser l’action, cet art de la composition devenant un « ordre où tout signifie32», mais pas seulement : c’est aussi un ordre où tout fait « émotion ». Marie-Madeleine Mervant-Roux, dans son article « Un dramatique postthéâtral ? », nous rappelle que selon Aristote la dramaturgie s’élabore entre mimesis et catharsis : « l’organisation du mythos, le jeu mimétique de l’acteur […] l’une et l’autre ont un même objectif ultime : produire chez le spectateur des émotions ». Une étude dramaturgique a autant pour but de comprendre le type de représentation en jeu que l’émotion qui en naît, ce que l’auteure résume dans la question suivante :

Comment se développe aujourd’hui le processus émotionnel, donc sémantique – il y a de l’émotion lorsque le sens déborde – occupant désormais la place de la catharsis à l’ancienne ?33

Nous ne chercherons pas spécifiquement à répondre à cette question mais cela nous permet de définir la dramaturgie comme désignant la façon dont l’action s’organise pour produire du sens et de l’émotion. C’est donc à partir d’une étude dramaturgique que nous tenterons de comprendre le type de réception mis en jeu par le travail sur le corps défini en première partie de cet article. Dans le Lexique du drame moderne et contemporain34, coordonné par Jean-Pierre Sarrazac, les auteurs étudient les évolutions des termes traditionnels de la dramaturgie dans les écritures textuelles contemporaines. Nous tenterons d’appliquer la même logique en pensant aux déplacements de ces termes dans les écritures scéniques. Les principes fondamentaux de la dramaturgie sont énoncés par Peter Szondi dans Théorie du drame moderne35. Selon lui, le personnage dramatique se réalise dans l’acte de décision qui instaure le conflit à résoudre, moteur de l’action dramatique et du déroulement de la « fable », à travers le dialogue. Le dialogue étant presque absent des spectacles de Pippo Delbono, nous privilégierons l’étude des notions d’action et de conflit.

2.2. Une dramaturgie du geste faite de tensions

L’action qui se développe dans les spectacles de Delbono n’a bien sûr plus rien de la grande action avec un début, un milieu et une fin. Aucune progression, ni évolution quelconque : le conflit ne se résout pas. Il s’agit ici plutôt de micro-gestes ou de micro-actions, telles que les définit Vinaver, dont les réflexions sont reprises par Joseph Danan dans l’article « action » du Lexique du drame moderne et contemporain : « [e]lles prolifèrent et le texte n’agit plus qu’au niveau moléculaire, dans un grossissement, comme au microscope, du présent […] Elles se développent dans deux directions opposées : la parole-action et les actions physiques »36. Si les textes contemporains jouent sur la parole-action, comme chez Valère Novarina, les écrivains de plateau se réapproprient les actions scéniques d’abord élaborées par Stanislavski puis par Grotowski et Barba, comme nous l’avons abordé en première partie.

Dans une scène d’Il Silenzio, une jeune femme se dandine sur une chaise au son de la chanson « Une histoire de plage » de Brigitte Bardot. Un jeune homme arrive, elle lui saute dans les bras, puis se retourne et fait la moue. Il lui offre un collier, le lui met : de nouveau elle l’embrasse puis fait la moue. Il lui offre un manteau de fourrure : même jeu. Puis il lui donne des clés que nous supposons être d’une voiture. Ils s’enlacent finalement pour ne plus se lâcher, tournent de plus en plus vite et tombent au sol. Pendant la fin de la scène, le volume sonore de la musique a augmenté, et la voix de Pippo Delbono en off dit les mots suivants en italien : « dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que tu m’aimeras toujours », de plus en plus fort, jusqu’au cri. Les gestes composent ici « l’action » principale. Les principes de composition de cette « partition » sont intrinsèquement liés au travail du training dont nous venons de parler. Dans cette scène, les gestes sont précis et répétitifs, et le travail sur la tension intérieure, le conflit qui marque l’émergence du geste, est visible dans le mouvement final. Les deux amoureux tournent sur eux-mêmes, enlacés : la force de ce mouvement giratoire tend à la séparation des deux corps, alors que ceux-ci se resserrent l’un contre l’autre. Pour contrer l’élévation que subit le corps de la femme, ils tombent finalement tout deux au sol. Le « conflit » dramatique semble ici élargir sa définition, comme les auteurs du Lexique le notent déjà à propos des écritures dramatiques. Il retrouve son sens étymologique de « choc » et désigne tout type de « tension, […], oppositions, […] luttes »37.

Pour en revenir aux tensions en jeu dans le corps, on peut s’arrêter un moment sur la « danse de Pippo », évoquée à de nombreuses reprises dans les écrits sur le travail du metteur en scène. Nous avons vu que le parcours de Pippo l’a amené progressivement de la maîtrise du corps à sa prise en compte dans des caractéristiques individualisées, notamment à travers son expérience du corps malade. L’impossibilité d’exécuter le training parfaitement fait naître une danse pleine de tensions qui rend compte des énergies et des faiblesses traversant le corps empêché38. Dans Questo buio feroce, cette danse apparaît à plusieurs reprises : ses bras semblent pris de spasmes, entraînant le corps vers le haut puis vers le bas, d’un côté puis de l’autre, se répétant inlassablement. Le même type de mouvements, ici exécuté sur une musique stridente au violon reprenant à travers un jeu entre graves et aigus les tensions du corps, sont ensuite reproduits vers la fin du spectacle, sur la chanson d’Aznavour « Emmenez-moi » : cette fois le rythme est moins saccadé, les mouvements allant plutôt de la fermeture sur soi à l’ouverture.

Ce jeu de reprises des mêmes mouvements, jeu sur les différentes tensions qui peuvent naître de l’assemblage d’éléments, est également présent dans Il Silenzio. Le metteur en scène reprend un texte d’Ezéchiel dans la Bible à deux reprises : la première fois texte en main, articulant les mots et appuyant sur chaque syllabe, une musique au violon sur un mode mineur accompagnant sa voix. La seconde fois en hurlant et courant, sur un fond de bruit de tonnerre. Pippo Delbono affirme cette volonté de contradiction dans une formule assez simple « je veux voir un corps qui nie cette voix »39. Les éléments scéniques, dans la variation, peuvent donc se contredire, et le corps et la voix peuvent se dissocier et entrer en conflit. Dans la scène des « amoureux » évoquée plus haut, les éléments scéniques semblent entrer en collision les uns avec les autres : l’augmentation du volume de la musique, les cris de Delbono entrent en contradiction avec la légèreté même de la chanson et de la scène.

La dramaticité des gestes semble résolument attachée à ce travail sur la contradiction : Pippo Delbono affirme que l’objectif est de laisser ouvert le sens pour « créer un vide dans la signification de ce qui est dit en scène, [et permettre] au spectateur de combler ce vide avec son expérience »40. Cette dramaticité est ouverte, non fixée, fondamentalement liée à la nature du geste théâtral. Les théories sur le geste théâtral sont l’enjeu d’un débat haut en couleurs au XIXème siècle. Si certains, comme Le Brun, tentent de fixer le sens des gestes et des expressions, pour parfaire l’art du comédien, d’autres affirment l’impossibilité de faire du geste un signe dont la signification serait évidente. Le geste serait donc, pour reprendre l’expression d’Anne Ubersfeld, signe opaque, en ce sens que le référent est absent, non identifiable. Maddalena Mazzocut-Mis, dans son ouvrage inédit sur « La forme de la passion »41 se replace au centre du débat des Lumières et expose la position de Raymond de Sainte-Albine, théoricien de l’époque : « Aucune codification de signe ne peut exprimer la gamme passionnelle infinie et le geste n’est pas un langage à lire ». Elle affirme un peu plus loin que « le langage gestuel, comme le langage artistique en général, ne sera donc pas l’expression en miroir d’un ordre présumé de type cognitif ». Le geste est expression et communication des émotions, en ce sens, justement, il ne peut faire passer un sens clair et circonscrit.

2.3. Sémiotisation déplacée et réception physique

Si l’action dramatique comme principe dramaturgique est remplacée par le geste dans les formes que nous étudions ici, c’est donc à partir de cette organisation de l’action comme organisation du geste que naîtront le sens et l’émotion. Le geste est cependant un signe opaque et sa dramaticité, sa potentialité de sens, passe par l’émotion. Le travail sur le corps permet à Delbono d’atteindre les spectateurs sans passer par une intellectualisation. Le geste serait donc « le vecteur d’une émotion non polluée par un sens ou un discours » pour que « la relation à établir entre les acteurs et le public ne soit pas intellectuelle mais physique »42. Du côté de la réception, le spectateur se trouve face à des images dont la signification reste ambiguë : même si les gestes de la scène des amoureux, que nous avons décrits plus haut, sont assez reconnaissables (un couple pas si atypique où Madame réclame les cadeaux de Monsieur), le final, composé à partir de jeux de tension, rend l’interprétation difficile. C’est la contradiction en jeu dans le geste, le « conflit » qui y est surexposé et empêche une sémiotisation limpide. Cette absence de réponse à l’appétit sémiotisant du spectateur peut créer une sorte de choc, non en jouant sur des images choquantes, mais simplement parce qu’il y a ici aussi tension entre les attentes du spectateur et ce qui lui est proposé. Ce choc relèverait alors directement du geste, grâce à sa valence émotionnelle intrinsèque et au travail de précision développé pendant le training.

La réception prend donc un caractère corporel lié au travail du corps du comédien. On peut évoquer à ce sujet les théories d’Hubert Godard sur l’empathie kinesthésique en danse :

Le mouvement de l’autre met en jeu l’expérience propre du mouvement de l’observateur : l’information visuelle génère, chez le spectateur, une expérience kinesthésique (sensation interne des mouvements de son propre corps) immédiate, les modifications et les intensités de l’espace corporel du danseur trouvant ainsi leur résonance dans le corps du spectateur.43

Le mouvement de l’autre, du comédien, est ressenti dans le corps-mémoire du spectateur grâce à sa capacité kinesthésique, c’est-à-dire, selon la définition du terme dans Le Nouveau Littré, « la perception sensitive et nerveuse du mouvement des muscles du corps», ceux-là même qui contiennent cette mémoire et qui permettent « l’empathie kinesthésique ». Certains de nos muscles enregistrent nos changements d’état affectif. Ainsi, un changement de notre état peut provoquer une modification corporelle et vice versa, un mouvement peut amener un état émotionnel. De la même façon, via l’empathie kinesthésique, le mouvement de l’autre, sollicitant le mien, peut m’amener à un état affectif. Il est ainsi possible que le corps traversé de tensions de Pippo Delbono ait un impact sur le corps du spectateur, par le ressenti organique de ces tensions.

Le geste permet de toucher le spectateur, de l’amener à l’émotion, celle-ci ne donnant pas tout de suite lieu à un sens direct, à une intellectualisation. Le travail du training constitue ici une dramaturgie du geste basée sur le conflit (le choc, la tension), et c’est ce travail qui donne au geste sa qualité affective. Selon Delbono,

« Dramatique » signifie que ces mouvements, leurs enchaînements, leurs ruptures et surtout l’énergie, la force qui les habite, donnent à l’acteur la possibilité de créer un lien avec le public, une attention partagée.44

Joseph Danan, dans son dernier ouvrage Entre théâtre et performance : la question du texte, admet des formes de dramaticité non suscitées par le texte et, en évoquant l’étiquette postdramatique il suppose qu’ « il pourrait s’agir, dans bien des cas, d’une dramaticité qui s’élabore et opère autrement »45. Autrement que le texte, infirmant en partie les théories de Lehmann et Bouko faisant de la scène postdramatique une graphie et de ses éléments des signes. Ces signes, ici les gestes, obéissent à une logique autre qui appelle la sensibilité du spectateur, la dramatisation du spectateur passant par une expérience corporelle. Si l’on reprend les termes de Danan il s’agirait alors d’une dramaticité.

[…] qui n’annule pas l’intellection mais la déplace dans le temps. Le spectateur revient de là […] [du spectacle] avec une somme d’impressions, de sensations, en tout point comparables à celles d’une expérience vécue.46

Conclusion

Dans son travail sur le training, Pippo opère une synthèse, dont les étapes correspondent à son propre parcours artistique. D’abord, en opposition avec le théâtre de psychologie et de texte, il s’engage dans un travail d’accumulation de principes physiques avec Iben Nagel Rasmussen. Le training devient la possibilité de construire des partitions avec « la force, les qualités dramatiques du training, qui met en jeu le corps de manière tout à fait particulière, concentre l’énergie au niveau de l’estomac »47. Des conséquences psychophysiques sont déjà présentes, et ce sont ces conséquences, ces sensations de tensions, de contradictions dans le corps créant un engagement dans l’action et une sensation de soi exacerbée, qu’il retiendra. A partir de cet engagement qui focalise l’attention du spectateur sur l’acteur, tout matériau peut devenir intéressant pour la scène, y compris des éléments d’un biographique transposé. Cela lui sera confirmé par le travail que développe Pina Bausch à partir de micro-actions issues d’un vécu quotidien. Pour Pippo le geste devient alors encore plus important, et se transforme en signe opaque et complexe. Puis le fait que le corps de Pippo malade le trahisse, et la collaboration avec des acteurs qui ont toutes sortes de difficultés physiques, dévie le geste de son amplitude expressive esthétisante, pour l’amener à considérer l’acteur comme un être qui effectue en scène un travail de présentation de soi et d’usage de soi tel qu’il est, sans autre support que lui-même : « être sur scène, ne rien faire, et dégager de cette immobilité une humanité ». Petit à petit, Pippo ascétise les principes du training initial.

Si Pippo synthétise différentes tendances d’un training sujet à évolutions, on peut dégager au moins une constante : celle de provoquer des émotions avec un langage artificiel, par une dramaturgie du geste. Le geste prend la place de l’action et, par les principes de contradiction en jeu dans le training, crée une tension de type physique chez le spectateur, avec des réactions physiologiques et une attention accrue portée à la scène. On a donc une construction dramaturgique intrinsèquement liée au travail du training, entendu comme travail psychophysique et personnel, et non comme acquisition d’éléments de virtuosité. La manière d’envisager le training permet un lien organique entre le processus de création et le processus de réception.

Ce travail corporel du training, débouchant sur la partition physique de l’acteur, est soutenu par le montage qu’effectue Pippo Delbono avec les autres éléments de la représentation. L’organicité de la réception est encadrée et guidée par les images scéniques, qui en sont comme le support. Elles restent dans la mémoire des spectateurs car ce sont des images vivantes, d’une vie à la fois traduite par l’image et créée par les contradictions internes à l’image, qui en devient dynamique. La poïétique de Pippo Delbono permet dans ses représentations des associations visuelles et sonores faisant appel à tous les sens, et à une mémoire, une « bibliothèque » d’images du spectateur, le rendant actif dans la perception du spectacle par l’éveil de son propre univers. Le montage, de type surréaliste, est producteur d’un sens inextricable plus qu’absent.

Au-delà de l’entraînement de l’acteur, c’est une manière de créer qui se met en place, une poétique dont le dialogue avec la réception se fait dans un jeu de miroir corporel. Cela permet au spectateur de vivre autrement l’expérience du spectacle, d’une manière somme toute proche de ce qu’est l’expérience émotive dans la vie réelle : momentanément non-intellectuelle, opaque, et suffisamment dérangeante ou présente pour que l’on revienne dessus et que l’on y réfléchisse par la suite.


Notes

1 – Colette Godard, Préface à Le Corps de l’acteur, 2004, p. 12.

2 – Josette Féral, Introduction à Le Training de l’acteur, 2000, p. 10.

3Ibidem p. 11 ; cette notion d’interculturel est largement utilisée et développée par Eugenio Barba et représente une volonté de trouver les éléments communs entre différentes cultures, pour une anthropologie du théâtre.

4 – Sera principalement utilisé l’ouvrage Le Corps de l’acteur, op. cit., qui développe les principes de travail corporels de Pippo Delbono. Voir également l’ouvrage Mon théâtre, 2004, qui raconte son parcours et sa vision du théâtre. Deux entretiens avec des participants au stage autour du spectacle Enrico V ont confirmé par des exemples concrets ce que disent ces livres à propos du training.

5 – Eugenio Barba a fondé l’Odin Teatret en Norvège en 1964, à son retour de Pologne où il avait passé trois ans avec Jerzy Grotowski. De cette formation initiale, il garde le travail physique et vocal sur des exercices issus du yoga et adaptés au développement des capacités scéniques des acteurs.

6 – À propos de l’individualisation progressive des séquences d’exercices, « laboratoire de la dramaturgie personnelle », on peut consulter l’article « Un jardin tout pour soi » de Barba, publié dans la revue québécoise Jeu, n° 129, 2008, pp. 62-66.

7 – Ces oppositions peuvent concerner les directions, mais aussi les qualités du mouvement. Par exemple, pour exécuter le « pas du samouraï » qui fait partie du training, issu des arts martiaux, le haut du corps est détendu alors que le bas est tonique.

8 – Eugenio Barba, Nicolà Savarese, L’Énergie qui danse, Dictionnaire d’anthropologie théâtrale, 2008 (1983), p. 24.

9 – « Dramaticité » est un terme employé par Pippo Delbono. On le retrouve aussi chez Joseph Danan. Contrairement à la dramaturgie, il ne concerne pas la composition de l’action, mais ses aspects donnant à l’œuvre la possibilité de provoquer une émotion dramatique, émotion liée à la mise en présence des différents éléments de l’action.

10 – Eugenio Barba, « Le Protagoniste absent » dans Le Training de l’acteur, op. cit., pp. 81-94 et en particulier p. 86 : « Un exercice est un exemple paradoxal de dramaturgie, si par dramaturgie nous entendons une succession d’événements. »

11 – Op. cit, ici p. 28. Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées de cet ouvrage, qui développe les principes corporels de son travail.

12Ibidem, p. 43.

13Ibidem, p. 44.

14Ibidem, p. 31.

15 – Pippo Delbono, Mon théâtre, 2004, p. 85.

16Le Corps de l’acteur, op. cit., p. 30.

17 – Spectacle créé en 1992, d’après Shakespeare, et intégrant un chœur recruté sur place et formé pour la représentation pendant une semaine, en suivant le training dirigé par Pepe Robledo.

18Le Corps de l’acteur, op. cit., p. 23.

19Le Corps de l’acteur, op. cit., p. 86.

20 – Vincenzo Cannavacciuolo, dit Bobò, est microcéphale et sourd-muet. Pippo Delbono l’a rencontré dans l’hôpital psychiatrique où il était interné depuis 40 ans. Quand on l’interroge à ce propos, Pippo Delbono se défend de faire du théâtre-handicap, et affirme avant tout les qualités d’acteurs des gens avec qui il a choisi de travailler.

21Le Corps de l’acteur, op. cit., p. 42. Par ailleurs, Pippo Delbono est bouddhiste et les pratiques de méditation ou d’observation des émotions se basent, entre autres, sur un centre du corps humain interne placé légèrement sous le nombril, au niveau des entrailles. Appelé Hara en japonais, Tantien en chinois, il est considéré comme le centre de gravité du corps mais aussi comme le siège des émotions et la source de l’énergie.

22 – Les éléments du travail de Delbono correspondent à l’évolution de son parcours artistique. Ils servent ici de modélisation et sont présentés comme séparés. Mais le travail de l’Odin et les théorisations d’Eugenio Barba, en particulier sur la notion de pré-expressif, prenaient déjà en compte cette présence première de l’acteur en scène – l’important, ici, c’est la prise de conscience de cet aspect par Pippo Delbono et les changements que cela a introduit dans ses principes de création.

23Op. cit., p. 88.

24Le Corps de l’acteur, op. cit., p. 37.

25 – Des personnages sont présents par le biais de costumes et de gestuelles, mais il est impossible d’oublier qu’il s’agit avant tout de Bobò, ou de tel ou tel acteur, de par la qualité du mouvement et les silhouettes si reconnaissables.

26 – Pippo Delbono parle de cette capacité de Bobò à faire les gestes « pour la première fois » dans l’émission « Studio Théâtre » du 27 janvier 2012 animée par Laure Adler, en écoute sur le site de France Inter jusqu’au 23 octobre 2014.

27 – Stanislavski, dans la dernière partie de son travail, rejoint sur certains aspects ce que proposait Mejerhold (alors que pendant longtemps leurs travaux allaient dans des directions opposées). C’est sur cette dernière période que se base Grotowski lorsqu’il revendique une continuité entre son travail et celui de Stanislavski. Voir à ce sujet : Marie-Christine Autant-Mathieu, K. Stanislavski. La Ligne des actions physiques. Répétitions et exercices, 2007.

28 – Catherine Bouko, Théâtre et réception : le spectateur postdramatique, 2010.

29 – Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, 2002.

30 – Joseph Danan, « Tentative de cadrage(s) », 2010, p. 12.

31 – Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, 2012, p. 6.

32 – Ibidem.

33 – Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Un dramatique postthéâtral ? », 2004, p. 16.

34Lexique Du Drame Moderne et Contemporain, 2005.

35 – Peter Szondi, Théorie du drame moderne, 1956.

36Lexique, 2005, p. 26.

37Lexique, 2005, p. 49.

38 – Cf. Bruno Tackels, Pippo Delbono, 2009, p. 74.

39 – Leonetta Bentivoglio, Corpi senza menzogna, 2009, p. 28.

40 – Rossi Ghiglione, Barboni, 1999, p. 55-56.

41 – Maddalena Mazzocut-Mis, La Forma Della Passione, np.

42 – Pippo Delbono, Pons, Le Corps de l’acteur, 2004, p. 22 et 26.

43 – Hubert Godard, 1995, « Le Geste et sa perception », p. 239.

44 – Pippo Delbono, Pons, op. cit., 2004, p. 22.

45 – Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, 2013, p. 29.

46 – Joseph Danan, op. cit., 2013, p. 39.

47 – Pippo Delbono, Mon théâtre, 2004, p. 87.


Bibliographie

AUTANT-MATHIEU Marie-Christine. K. Stanislavski. La Ligne des actions physiques. Répétitions et exercices. Montpellier : L’Entretemps, collection Les Voies de l’Acteur, 2007, 364p.

BARBA Eugenio. « Un jardin tout pour soi » , revue Jeu, n° 129, 2008.

BARBA Eugenio, SAVARESE Nicolà. L’Énergie qui danse, Dictionnaire d’anthropologie théâtrale. Paris : Éditions l’Entretemps, collection Les Voies de l’Acteur, 2008.

BENTIVOGLIO Leonetta. Corpi senza menzogna. Firenze : Barbès, 2009, 163p.

BOUKO Catherine. Théâtre et réception : le spectateur post-dramatique. Bruxelles : Peter Lang, 2010, 258p.

COLLECTIF. Le Training de l’acteur. Éditions Actes Sud Papiers, coédition Centre national du théâtre (CNSAD), coll. Apprendre, 2000, 208p.

DANAN Joseph. « Tentative de cadrage(s) », Revue d’études théâtrales : Registres, 2010.

DANAN Joseph. Qu’est-ce que la dramaturgie ? Éditions Actes Sud Papiers, coll. Apprendre, 2012, 76p.

DANAN Joseph. Entre théâtre et performance : la question du texte. Éditions Actes Sud Papiers, coll. Apprendre, 2013, 96p.

DELBONO Pippo. Mon théâtre. Éditions Actes Sud Théâtre, coll. Le temps du théâtre, 2004, 240p.

DELBONO Pippo, PONS Hervé (préface : GODARD Colette). Le Corps de l’acteur. Éditions Les Solitaires Intempestifs, coll. Du Désavantage du Vent, 2004, 96p.

GHIGLIONE Rossi. Barboni :  il teatro di Pippo Delbono. Ubulibri, 1999, 182p.

GODARD Hubert. « Le Geste et sa perception » in GINOT Isabelle et MARCEL Michelle, La danse au XXème siècle. Paris : Bordas, 1995.

LEHMANN Hans-Thies. Le Théâtre postdramatique. L’Arche Éditeur, 2002, 308p.

MAZZOCUT-MIS Maddalena. La Forma Della Passione. Éditions Mondadori Éducation, coll. Studi di Filosofia, 2014, 144p.

MERVANT-ROUX Marie-Madeleine. « Un dramatique post-théâtral ? », L’Annuaire théâtral, numéro 36, automne 2004, p. 13–26.

SARRAZAC Jean-Pierre (dir.). Lexique Du Drame Moderne et Contemporain. Éditions Circé, collection Circé Poches, 2005, 254 p.

SZONDI Peter. Théorie du drame moderne. Éditions Circé, 1956 (réédition 2006).

Corps en marche

Bridget Sheridan
Doctorante en arts plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
bridgetsheridan@hotmail.fr

Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « Corps en marche. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Suivons les pas des artistes-marcheurs qui sillonnent les chemins de l’art contemporain. Chacun de ces arpenteurs cherche à traduire l’expérience de leurs déambulations par un dispositif différent. Il appartient à ces artistes de créer un jeu de déplacements de corps – celui de l’artiste, de son œuvre et du spectateur – interrogeant les relations qui se tissent entre ces derniers.

Mots-clés : art contemporain – marche – cartographie – sound walks

Abstract

If we follow the trails of walking-artists through Contemporary Art, we shall see that they each attempt to translate their nomadic experience through a different device. These artists choose to create a stratagem in which bodies are displaced – that of the artist, that of his work of art, and that of the spectator – thus, considering the relationship between them.

Key-words: contemporary arts – walk – mapping – sound walks

 


Sommaire

1. Cartographier la marche
2. Cheminer dans le livre
3. Du corps au regard – du regard au corps
Notes
Bibliographie

Dans la célèbre fresque de Masaccio, peinte en 1425, figurent les deux corps en marche d’Adam et Eve quittant le paradis. La figure de l’homme qui marche entamera ainsi une longue marche à travers l’histoire de l’art en figurant dans de nombreuses peintures, puis en devenant le sujet de sculpteurs tels que Rodin ou Giacometti. Si les figures de nos musées se mettent en marche comme si elles s’apprêtaient à quitter les lieux, ce sont les artistes eux-mêmes qui, dans les années soixante, ouvrent les portes de l’espace muséal pour déplacer l’œuvre et leur propre corps dans la nature. Ces artistes, que l’on qualifiera de land-artistes choisiront différents dispositifs qui vont marquer les artistes-marcheurs contemporains, et qui vont également engager le corps du spectateur de différentes manières. Parmi ces dispositifs, on trouve une abondante utilisation de la carte qui permet de localiser sur un territoire donné le tracé de la marche. Si le regard du spectateur est engagé avec la carte, il l’est pareillement lorsque ces artistes choisissent de documenter leur marche par le dispositif du livre en utilisant la photographie et l’écriture. Un tout autre rapport se crée entre l’œuvre et le lecteur qui chemine et qui parfois se perd dans les pages du livre. D’autres dispositifs engagent davantage le corps du spectateur. Nous pouvons citer ici certaines installations qui sont de véritables parcours, les fameux sound walks, des marches sonores qui sollicitent la participation du spectateur ou les marches participatives.

1. Cartographier la marche

Commençons notre pérégrination avec une marche Richard Long de cent milles sur les landes de Dartmoor en Angleterre. Cette marche sera effectuée sur une période de sept jours et sera documentée par une carte, de l’écriture et une photographie. Nous pourrions penser que la carte devient la métaphore de la marche ici, mais ce n’est pas le cas. Pour Long, comme pour son ami Hamish Fulton d’ailleurs, la marche est l’œuvre. Souvenons-nous que la marche était devenue, pour les land-artistes, une expérience esthétique en soi. Nous pouvons retenir ces quelques mots d’Hamish Fulton qui résument l’attitude pionnière de ces artistes :

Ma façon de faire de l’art est un bref voyage à pied dans le paysage […]. Les photos sont la seule chose que l’on doit prélever du paysage. Les seules choses qu’on doit laisser sont les empreintes de nos pieds.1

Ainsi Long ou Fulton semblent délivrer l’œuvre d’art de sa qualité de produit puisque la marche elle-même devient l’œuvre, une expérience en soi qui ne sollicite que l’artiste-marcheur. Or, nous pourrions discuter de cette hypothèse, puisque l’œuvre retourne de nouveau dans l’espace muséal lors de la production de livres d’artistes ou de cartes comme c’est le cas ici. Cependant, Gilles A. Tiberghien remarque que dans l’œuvre de Richard Long les cartes sont la marche elle-même. Il note que :

La carte peut […] fonctionner […] comme un système d’équivalence permettant d’ « accrocher » des images qui ont un statut de « signifiant flottant » à l’intérieur d’un système de coordonnées capable de garantir la signification de l’ensemble.2

Le titre, l’écriture et la photographie constituent la marche elle-même qui a d’ailleurs été soigneusement repérée auparavant sur la carte. Notre regard se déplace sur la carte de Long et nous permet de nous situer par rapport à cette marche. Tiberghien nous rappelle qu’il s’agit d’une question d’échelle3. Ici le titre nous permet de réaliser la longueur et l’effort de la marche : une marche d’une distance de cent milles à travers les landes du Dartmoor. Ainsi, grâce à cet ensemble de données que sont la carte et son tracé, la photographie, l’écriture et le titre, Long nous permet de nous confronter à l’expérience de sa marche ; il engage le spectateur et plus précisément son regard. C’est une expérience qui permet à notre corps de ressentir toute l’envergure de la marche de Long.

Si les tracés des marches de Long précèdent la marche elle-même, ce n’est pas le cas du tracé de Planisfero Roma, une œuvre du collectif d’artistes italiens STALKER qui traverse ici les terrains vagues de Rome. Le tracé apparaît ici de manière beaucoup plus anarchique. Il illustre les corps de ces artistes qui ne se limitent plus aux voies et aux signalisations qui guident notre déplacement en milieu urbain. Ce sont des corps libres, des corps qui s’affranchissent des flux qui nous aspirent en ville. Bien qu’Henry David Thoreau ait fait l’éloge de la marche dans la nature, nous pourrions retrouver chez STALKER cette même désobéissance qui apparaît dans la volonté de marcher de Thoreau : une volonté de quitter les lieux qui nous conditionnent et qui conditionnent pareillement notre corps tout entier. Dans son court essai De la marche, cet écrivain rebelle fait référence aux saunterers, aux vagabonds du Moyen Âge qui allaient de maison en maison et qui demandaient charité. Selon leurs dires, ils cherchaient la Sainte Terre. En réalité, les saunterers – ou pourrait-on dire les sans-terre – cherchaient l’aventure, une expérience corporelle inédite où leurs corps échapperaient à l’emprise du système. Selon Thoreau, ces hommes étaient de véritables marcheurs4. Cette philosophie se rapproche du travail de STALKER, et d’autant plus lorsqu’ils se réfèrent dans leur manifeste au célèbre film d’Andreï Tarkovski, Stalker, et à la chambre des secrets qui se trouve à l’intérieur de la zone5. Les corps des artistes du collectif STALKER déambulent dans une ville en évolution sans véritables repères, à la recherche de quelque chose d’insaisissable, tout comme les saunterers, et tout comme les protagonistes de Stalker. De retour de leur aventure ils proposent une nouvelle cartographie de la ville romaine dans laquelle apparaissent en bleu ces espaces abandonnés de tout usage. Cette carte résulte de cette marche ou performance dans laquelle le corps se déplace librement et découvre des espaces en mutation. Les artistes de STALKER ont franchi de nombreux grillages, de nombreuses barrières, et de nombreux portails pour évoluer à travers l’espace intermédiaire de la ville. La carte de STALKER livre au spectateur deux mouvements, deux devenirs : celui du groupe d’artistes qui se déplace à travers un milieu urbain, représenté par un tracé blanc, et celui d’espaces qui se renouvellent sans cesse, illustré par la couleur bleue. La carte de STALKER n’est pas sans nous rappeler celle de Deleuze et Guattari, qui, contrairement au calque est en mutation permanente. Selon ces philosophes la carte n’est pas figée :

La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale.6

Ce devenir, ce mouvement de la carte transparaît dans l’œuvre de Christian Nold, Greenwich Emotion Map, de 20066. Cette carte, qui est toujours éditée, est le résultat d’une commande de la ville de Greenwich pour améliorer le quotidien de la ville. Nold a pris un échantillon de quatre-vingts résidents de la ville et a enregistré leurs émotions grâce à un dispositif mis en place par l’artiste lui-même, le G.S.R. (Galvanic Skin Response). Grâce à des capteurs situés sur la peau des participants, Nold a pu relever les émotions de ces personnes lorsqu’ils ont marché à travers la ville et lorsqu’ils ont interagi avec leur environnement quotidien. La carte de Nold est un ensemble de quatre-vingts courbes d’émotion, un ensemble qui vibre, un ensemble en mouvement, en devenir. La carte de Nold traduit à la fois le déplacement du corps des participants, mais également le mouvement de leurs émotions. Le concept de Nold trouve ses origines dans les cartes situationnistes que Guy Debord a théorisé dans les années cinquante. Les corps en dérive des personnes qui se lancent dans les déplacements situationnistes se retrouvent dans une situation ludo-constructive, selon Debord, une situation qui a pour effet de lui faire prendre conscience de la nature psycho-géographique de l’expérience7. Nold est conscient du lien entre le corps de l’individu et son environnement, cependant le laisser-aller que les situationnistes mettaient en avant est ici absent puisque les corps des habitants de Greenwich évoluent dans leur environnement quotidien. Nous pouvons tout de même souligner une certaine parenté entre les cartes de Nold et leurs ancêtres situationnistes. Devant la Greenwich Emotion Map, le spectateur se trouve confronté à la ville en mouvement, il perçoit aussi les interactions des corps des habitants de Greenwich avec leur environnement, avec les lieux qu’ils traversent et avec les autres individus qu’ils rencontrent. L’enchevêtrement des courbes d’émotion illustre l’idée de Deleuze, de sa carte en mouvement.

Ce ne sont pas des courbes qui s’enchevêtrent dans le travail de Jean-Luc Moulène, Fénautrigues, mais des photographies. Pendant quinze ans, de 1991 à 2006, Moulène est retourné sur les chemins de son enfance à Fénautrigues où il a parcouru et photographié le territoire. Ainsi, il a constitué une immense archive de plus de 5000 photographies et négatifs. Les cinq cents photographies qu’il a choisies sont ici agrafées au support en bois. Il a déployé sa collection de photographies où apparaissent champs et chemins sur cette carte qui témoigne de ses multiples passages sur les chemins de Fénautrigues. De plus, l’enchevêtrement que nous avons relevé, souligne les multiples allers et retours que le photographe a effectués pendant ces quinze années. Selon Tiberghien :

La carte joue un rôle de « traduction », comme celle de La Pérouse, […] : la traduction du chaos des données empiriques en un système homogène exprimé en termes de position et de distance.8

Certes, en cartographiant ses marches, Moulène nous présente un ensemble homogène, mais il permet également à notre regard de pénétrer dans le territoire de Fénautrigues par de nombreuses entrées et de suivre les chemins photographiés.

2. Cheminer dans le livre

L’œuvre de Fénautrigues n’est pas seulement une carte. Un livre, commandé par le Ministère de la Culture avait précédé cette carte, et avait été édité en 2010. C’est un livre qui est constitué des mêmes photographies que la carte. On peut le voir sous la forme d’un labyrinthe constitué de ces trois chemins dans lequel on se perd d’une page à l’autre entre les différents formats, l’alternance entre le noir et blanc et la couleur, le changement entre le paysage et les gros plans. Ce sont des plans rapprochés d’une nature que le corps de l’artiste rencontre, son appareil tenu au niveau de sa taille. En procédant ainsi, l’artiste témoigne de la rencontre intime entre son corps et la nature qu’il traverse. C’est la photographie qui va donc révéler ce rapport intime. Quant à nous, notre regard pénètre également dans le territoire de Fénautrigues et circule sur ces chemins que Moulène a maintes et maintes fois foulés. Mais surtout, notre regard circule dans ce dispositif page après page, et parfois il retourne sur ses pas pour se perdre à nouveau.

Si Richard Long a décidé de nommer son livre d’artiste Labyrinth, ce n’est pas sans raison. Au moment où nous ouvrons ce recueil de cent photographies en noir et blanc, nous nous perdons dans les méandres des chemins ruraux de l’Angleterre. Nous pouvons souligner l’effet produit par la présence de virages interminables. Dès lors, nous perdons tout repère et notre sens de l’orientation, puisqu’il nous est impossible de nous créer des liens entre chaque photographie. Labyrinth porte bien son titre puisque ce livre nous apparaît davantage comme une collection de voies sans issue que comme un simple cheminement. Nous sommes prévenus dès l’ouverture du livre, dès la lecture du titre de son caractère labyrinthique. Il semblerait que Long essaye de nous faire réfléchir à la forme du livre et au rapprochement que nous faisons entre le livre et la marche. Le livre traditionnel comporte une temporalité particulière que nous construisons nous-mêmes lorsque nous parcourons page après page, avec parfois des retours en arrière, le cheminement de l’artiste. Or, ici Long nous retire la possibilité de reconstruire sa marche, mais également la possibilité de construire quelque cheminement que ce soit.

Si le livre traditionnel nous permet généralement de reconstruire une temporalité de la marche en découvrant le livre page après page avec parfois des retours en arrière, ce n’est pas le cas du leporello, plus couramment appelé livre en accordéon, que l’ami de Long, Hamish Fulton, explore avec Ajawaan. En août 1985, il effectue une marche dans le Saskatchewan au Canada autour du Lac Ajawaan. A son retour il crée ce leporello dans lequel nous découvrons dès son ouverture une photographie en panoramique du lac et des colonnes de mots de quatre lettres. Contrairement au livre traditionnel, nous percevons le livre dans sa totalité dès l’ouverture. Moeglin-Delcroix note que chez Fulton, le leporello est utilisé « pour donner à voir l’unité du panorama ou la continuité du chemin parcouru »9. Il nous autorise à parcourir l’intégralité de sa marche d’un regard continu. La succession des colonnes de mots et la régularité des mots à quatre lettres pourraient nous faire penser au rythme de la marche ; elle pourrait correspondre à la succession des pas de l’artiste. Rebecca Solnit a relevé l’analogie que nous faisons si souvent entre la marche et l’écriture. Elle dira qu’ « écrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire » et plus loin elle ajoute que « lire c’est voyager dans ce territoire en acceptant l’auteur pour guide »10.

Long et Fulton se servent tous les deux d’une écriture textuelle pour traduire leurs marches. Les mots cheminent à travers les pages et nous situent poétiquement dans l’œuvre. Ce sont souvent des phrases nominales qui évoquent les sons, la lumière, la température ou tout ce qui se réfère à l’environnement de l’artiste-marcheur11. L’écriture de Long, de Fulton, mais aussi d’autres artistes-marcheurs comme Chris Drury peut être textuelle mais ils utilisent également une écriture photographique. Les deux écritures se complètent dans le livre d’artiste et ces artistes-marcheurs disposent de ces deux formes plastiques afin de nous intégrer dans leur marche.

3. Du corps au regard – du regard au corps

Parfois les photographies de l’artiste-marcheur sont disposées autrement que dans la forme d’un livre. Prenons par exemple le travail de Renée Lavaillante. Lors de son Grand Tour en Italie, elle a photographié les sols des ruines romaines. Dans Promenades romaines nous pouvons également apercevoir dans ces photographies les pieds de l’artiste. Elle a fait le choix d’assembler ces images en les juxtaposant afin de laisser filer une ligne entre chaque photographie. Ainsi, notre regard suit les circonvolutions labyrinthiques de cet assemblage. Le support sur lequel sont imprimées les photographies de Renée Lavaillante devient la surface sur laquelle le regard du spectateur chemine tout comme l’artiste elle-même. De ce travail ressort un va-et-vient entre les pieds de Lavaillante qui marchent, entre son regard qui passe par le viseur de l’appareil photo, et entre le regard du spectateur. Lavaillante se tient debout pour marcher, et pourtant son regard n’embrasse plus l’horizon comme celui de Long ou de Fulton. Le regard qu’elle nous livre est un regard vertical, qu’elle nous propose ici à l’horizontal. Nous regardons devant et pourtant nous regardons le sol. En tant que spectateur, nous sommes aux prises avec un certain vertige, une instabilité qui nous renvoie immédiatement à la place de l’artiste-marcheur.

Dans une installation intitulée Graphie du déplacement Mathias Poisson nous permet aussi de réfléchir au rapport entre l’artiste-marcheur, l’œuvre et le spectateur. Installées côte à côte sur des supports en bois au centre de la pièce, ses photographies décrivent un parcours. Nous déambulons autour de ces images reliées entre elles par une ligne d’horizon. Tout à la fois, notre regard suit cette ligne d’horizon et notre corps circule autour de l’installation. Ainsi nous imitons le déplacement du corps de l’artiste à travers les villes méditerranéennes qu’il a parcourues et qu’il a photographiées. Si Mathias Poisson révèle son intérêt pour le corps du spectateur dans ce travail, il utilise aussi ce corps comme matière principale dans des marches qu’il met en œuvre où nous découvrons l’espace les yeux fermés ou bien avec des lunettes floues. Parfois nous sommes guidés par sa voix. Parfois nous sommes guidés par un partenaire qui reçoit lui-même les directives comme ce fut le cas lors de son exposition à l’Espace Écureuil à Toulouse, début 2013. Il va de soi que nos sens sont pleinement engagés lorsque l’on nous ôte la vue : notre corps devient attentif aux sons, aux odeurs, et surtout au contact avec le sol. Les Marches Blanches qu’il a organisées avec Alain Michard à Bruxelles en 2010 invitent le spectateur à participer à une expérience collective où nous devenons à la fois conscients de notre propre corps, du mouvement, du déplacement de ce dernier, mais aussi de l’environnement dans lequel notre corps évolue.

S’abandonner à la voix de l’artiste et se laisser guider par elle est aussi central dans l’œuvre de Janet Cardiff. Cette artiste canadienne reste connue du grand public pour ses Sound Walks : des marches effectuées par Cardiff elle-même et qu’elle enregistre avec un son binaural, un procédé complexe qui a pour effet de nous placer précisément à la place du marcheur. Dans Wånas Walk, Cardiff nous guide à travers une forêt grâce à des directions précises. Nous entendons à la fois ses pensées, ses pas et les sons environnants. Mais surtout, nous recevons les paroles de Cardiff à la manière d’un mythe qui se projette directement sur le paysage que notre corps traverse. Les deux marches, celle de l’artiste et celle du spectateur se superposent, créant ainsi une fusion entre les deux corps. Lorsque le spectateur se met en marche, lorsqu’il devient participant, l’œuvre se crée.

À ce propos nous pouvons citer une autre artiste, Johanna Hällsten, dont l’un des travaux s’apparente aux Sound walks de Cardiff et qui maintient que son art « ne se suffit pas à lui-même, il n’existe qu’à travers sa relation avec le participant »12. En 2012 elle a effectué un parcours sonore, Every Day Material, dans lequel nous nous déplaçons en écoutant un enregistrement binaural qui nous situe dans la ruralité et le passé de Covas do Monte, un petit village situé au cœur des montagnes Gralheira au Portugal. Hällsten tient compte de l’interdépendance entre le participant et les lieux qu’il traverse. Ainsi elle avance que :

L’installation comprend l’expérience du participant à travers son interaction avec l’espace et avec l’intervention qui a pris forme par le mouvement. L’expérience se déploie et change lorsque le participant marche à travers l’installation et le lieu.13

Lorsque le corps du spectateur, cette matière qu’a choisi Hällsten pour son œuvre, se met en marche, c’est l’ensemble de l’œuvre qui se crée. La déambulation devient ainsi l’œuvre. Par ailleurs, Thierry Davila soutient que :

Tel est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme.14

Plus loin, il ajoute que « marcher devient le moyen privilégié pour écouter le monde, y prêter attention, parce que se déplacer est aussi une façon de se mettre à entendre »15. C’est précisément ce que Poisson, Cardiff et Hällsten permettent dans leurs dispositifs respectifs. Poisson nous ôte un sens, la vue, ou bien, il nous la modifie. Cardiff et Hällsten, quant à elles, nous imposent des sons qu’elles ont enregistrés et qui dirigent notre marche. Le monde est remodelé par la marche de ces artistes, mais également par la nôtre lorsque notre corps s’immisce dans leur œuvre. C’est notre propre corps qui entre en jeu.

La marche serait un jeu selon Davila, un entre-deux, où l’individu se situe entre un monde géographique et un monde psychique, un entre-deux où il se découvre en tant que sujet. Et au théoricien d’ajouter que :

Ainsi va la cinéplastique qu’il (l’artiste) met en œuvre : elle participe d’un mouvement oscillatoire capable d’œuvrer entre intérieur et extérieur, elle se développe comme un mouvement dialectique, comme une dialectisation.16

L’œuvre qui résulte de ces marches demeure la marche elle-même que les cartes, livres et installations viennent traduire chacun à sa manière. Les dispositifs utilisés par les artistes-marcheurs sont eux-mêmes la marche dans lesquels notre regard se promène, effectuant ainsi le trajet de l’artiste-marcheur lui-même. Notre regard est ainsi entièrement engagé et nous pourrions ajouter que notre corps l’est également. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas des marches participatives dans lesquels les corps se déplacent : les corps des artistes, les corps des spectateurs et le corps de l’œuvre lui-même. Nous pouvons aussi souligner que les œuvres que sont les marches participatives ont aussi une part d’aléatoire puisque l’artiste laisse au spectateur une grande part de la poïétique de l’œuvre, son corps et son ressenti étant la matière principale. Ainsi, le corps de l’œuvre vit, il respire, il marche. Ce sont des œuvres en marche, des œuvres qui cheminent, des œuvres en devenir permanent.

 


Notes

1 – H. Fulton, cité das F. Careri, Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice, Barcelone, Ed. Gustavo Gili, 2005, p. 145.

2 – G.A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud Paysage, 2001, p. 64.

3Ibidem, p66.

4 – H.D. Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003, p.7-8.

5 –  stalkerlab.org

6 –  emotionmap.net

7 – G. Debord, Théorie de la dérive, publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958, consulté sur http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html, le 18/04/2013.

8 – G.A. Tiberghien, Op.cit., p. 64.

9 – A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2012, p. 256.

10 – R. Solnit, L’art de marcher, Arles, actes Sud, 2002, p. 100.

11 – Nous pourrions nous référer ici aux haïkus, ces célèbres poèmes japonais qui ont pour particularité de nous situer précisément dans un environnement. Au XVIIème siècle, lors de son ascension du Mont Fuji, le moine Bashô entreprend l’écriture de plusieurs journaux de voyage contenant des haïkus.

12 – Johanna Hällsten, « Movement and Participation: Journeys within Everyday Environments », in Contemporary Aesthetics, hors série, « Aesthetics and Mobility », 2005.

13 – J. Hällsten, ibidem.

14 – T. Davila, Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle, Paris, Ed. du Regard, 2007, p. 15.

15 – T. Davila, Op.cit., p. 16.

16 – T. Davila, Op.cit., p. 23.


Bibliographie

CARERI Francesco. Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice. Barcelone : Ed. Gustavo Gili, 2005, 216p.

DAVILA Thierry. Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle. Paris : Éditions du Regard, 2007, 200p.

DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie. Paris : Minuit (collection Critique), 1980, 648p.

HÄLLSTEN Johanna. « Movement and Participation : Journeys within Everyday Environments » in Contemporary Aesthetics, hors série « Aesthetics and Mobility ».

MOEGLIN-DELCROIX Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain. Paris : Bibliothèque Nationale de France, 2012, 443p.

SOLNIT Rebecca. L’art de marcher. Arles : Actes Sud – Babel, 2002, 400p.

THOREAU Henry David. De la marche. Paris : Mille et une Nuits, 2003, 79p.

TIBERGHIEN Gilles A. Nature, Art, Paysage. Arles : Actes Sud – Nature, 2001, 232p.

 

Sites internet des artistes cités

CARDIFF Janet : cardiffmiller.com

FULTON Hamish : hamish-fulton.com

HÄLLSTEN Johanna : johannahallsten.com

LAVAILLANTE Renée : reneelavaillante.net

LONG Richard : richardlong.org

NOLD Christian : christiannold.com

POISSON Mathias : poissom.free.fr

STALKER (collectif) : stalkerlab.org

 

Corps « noirs », enjeux de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique ?

Annie Bourdié
Docteur en Sciences Sociales, Université Paris-Est Créteil
bourdie@u-pec.fr

Pour citer cet article : Bourdié, Annie, « Corps “noirs”, enjeux de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

De nombreux travaux ont été menés sur l’image du « Noir » à travers l’Histoire. Soumis au poids du regard occidental, l’ « Africain » s’est souvent vu réifié, essentialisé, assigné à un certain “exotisme » que pouvait inspirer sa couleur de peau. Les arts chorégraphiques ont eux aussi historiquement contribué, non sans un certain ethnocentrisme, à l’ancrage d’idées reçues sur les corps noirs, aussi bien dans la réception et la perception des œuvres par les publics occidentaux, que dans leur mise en scène par les artistes eux-mêmes. Depuis les années quatre-vingt dix, de nombreux chorégraphes du continent africain se sont engagés dans un mouvement improprement appelé « danse africaine contemporaine ». Dans leur travail chorégraphique, ont-ils pu se mettre à distance des idées reçues et des modèles imposés  dans le domaine de la danse ? Pour satisfaire un public majoritairement occidental,  ne se sont-ils pas appuyés sur certaines images ? Sont-ils parvenus à déconstruire les stéréotypes sur les corps noirs et à affirmer une écriture singulière ?
Le corps mis en jeu dans la danse, soumis au regard de certains publics, peut se retrouver au cœur d’enjeux qui dépassent la seule dimension artistique.

Mots-clés : Afrique – danse  – « corps noir » – colonisation – réappropriation – chorégraphie

Abstract

Contemporary choreographies from Africa have been crossed by social representations of dance, body and arts but they are also nurtured by the historical western gaze on Africa, on the black body, and the african dance. How the artists can deal with this to find their own artistic expression?

Key-words: Africa – dance – « black body » – colonisation – reappropriation – choregraphy

 


 Sommaire

1. Un corps producteur de sens
2. Un corps marqué par l’Histoire
3. Une « danse africaine » pour l’Occident
Conclusion
Notes
Bibliographie

 

Chaque individu établit sa relation au monde en premier lieu par son corps, façonné par son vécu individuel mais aussi par l’histoire sociale et culturelle des divers groupes auxquels il va s’identifier sa vie durant. Objet de représentations, lieu d’imaginaires multiples et enjeu de pouvoirs, le corps n’est ainsi jamais neutre.

 1. Un corps producteur de sens

1.1. La réhabilitation récente du corps en Occident

Dans les civilisations occidentales, il fut très longtemps relégué à une place secondaire1. Durant des siècles, la culture judéo-chrétienne tout autant que la philosophie occidentale2 contribuèrent à entretenir une certaine « somatophobie ». Il fallut attendre le XXe siècle pour que soit en quelque sorte inventé théoriquement le corps3, et remise en question la dichotomie corps-esprit. Ainsi les grands changements de paradigmes que la psychanalyse4, la phénoménologie5, l’anthropologie sociale6 et la sociologie7 ont successivement opérés, réhabilitèrent progressivement le corps en lui redonnant sa place au sein des sociétés occidentales :

Notre siècle a effacé la ligne de partage du « corps » et de l’ « esprit » et voit la vie humaine comme spirituelle et corporelle de part en part, toujours appuyée sur le corps.8

La deuxième moitié du XXe siècle fut incontestablement celle d’une véritable revalorisation somatique. Les années 70 constituèrent à cet égard l’une des périodes les plus emblématiques. Le corps, lieu de l’expression du sensible, devint l’enjeu de revendications diverses pour toutes les catégories opprimées ou marginalisées9. Cette période de libération corporelle, partagée par toute une génération révoltée en quête de changement, laissa progressivement la place au cours des années 80 à un culte plus individualisé du corps. Selon David Le Breton, cette nouvelle centration somatique, érigée en véritable quête de soi, serait la conséquence d’une structuration individualiste du monde qui participerait à la construction de l’identité du sujet :

« C’est par votre corps qu’on vous juge et qu’on vous classe », dit en substance le discours de nos sociétés contemporaines. Nos sociétés sacrent le corps en emblème de soi. Autant le construire sur mesure pour ne pas déroger au sentiment de la meilleure apparence.10

Pour Jean Baudrillard, le corps fonctionnerait comme une valeur signe11, jusqu’à devenir objet spectaculaire. Qu’il soit image ou fétiche, tout individu tendrait à s’identifier pleinement à lui12.

Pluriel, producteur de sens, étroitement lié aux regards qui lui sont portés et aux représentations dont il est l’objet, le corps n’est ainsi jamais neutre et les discours qui l’accompagnent encore moins. Dans un monde globalisé où se télescopent des modèles contradictoires, la construction de la corporéité, entendue au sens phénoménologique du terme13, est le résultat de processus complexes qui, loin d’être linéaires, sont parfois difficilement objectivables.

 

1.2. Le corps de l’ « Autre » comme objet de stigmatisation

Si la place du corps a été minutieusement étudiée et analysée dans les sociétés occidentales, force est de constater que la majorité des recherches ont implicitement délaissé tout ce qui avait trait au corps « non occidental » considéré le plus souvent comme « hors norme ». Ce déni, révélateur d’un certain ethnocentrisme, a contribué à l’élaboration progressive de la figure de « l’Autre » générant la production, la circulation et le maintien jusqu’à aujourd’hui de tout un aréopage des représentations les plus stéréotypées.
Le rejet de la différence est un phénomène ancien et relativement universel. Les théories racialistes, en instaurant dès le XVIIe siècle une hiérarchisation des « races »14, servirent de fondement scientifique aux discriminations les plus graves et ce jusqu’au XXe siècle. L’esclavagisme, le colonialisme, le ségrégationnisme, le nazisme et plus près de nous l’apartheid en sont les témoignages historiques les plus marquants.
Aujourd’hui encore, malgré l’invalidation scientifique du principe racial par la biologie contemporaine, la stigmatisation de l’individu à partir de ses caractéristiques somatiques est loin d’avoir disparue :

Que les races ou non existent pour les savants, n’influence en rien la perception de n’importe quel individu, qui constate bien que les différences sont là. De ce dernier point de vue, seules comptent les propriétés immédiatement visibles : couleur de peau, système pileux, configuration du visage15.

Les corps « noirs » sont ceux qui, au cours de l’Histoire, ont été les plus stigmatisés et réifiés. Les récentes attaques dont a été victime la Ministre de la Justice d’origine guyanaise, Christiane Taubira16, montrent que « le racisme biologique est encore présent dans nos sociétés »17.

 

1.3. Les enjeux d’une recherche autour de la création chorégraphique d’Afrique

Lorsque ces corps sont mis en spectacle, ils deviennent inévitablement le lieu privilégié de la circulation des représentations les plus diverses où se jouent des relations hiérarchiques de pouvoir mais où s’affirment également des revendications d’ordre identitaire.
Dans mes travaux, je me suis plus particulièrement intéressée au développement de la création chorégraphique contemporaine en Afrique de l’Ouest francophone18, durant la période péri et post-coloniale. En problématisant ma recherche autour des représentations du « Noir », de l’Afrique et de la danse, j’ai montré que les chorégraphes et les danseurs du continent étaient régulièrement soumis à une double contrainte qui les obligeait à composer avec les images le plus souvent stigmatisées du corps « noir », de l’Afrique, et de « la danse africaine » tout en se confrontant aux modèles dominants du corps et de la danse en Occident. Dans ce contexte très particulier, ils ont dû développer des stratégies spécifiques, en vue d’obtenir la meilleure reconnaissance.
J’ai pu ainsi montrer que la mise en jeu des corps « noirs » sur les scènes occidentales était au cœur d’enjeux qui dépassaient les seules considérations esthétiques ou artistiques.
Dans quelle mesure ce regard porté depuis des générations sur l’Afrique, le « Noir » et la danse influence-t-il les choix artistiques des chorégraphes africains ? Dans cet article, je souhaite apporter des éléments de réponse à cette question en m’appuyant sur des exemples précis.

2. Un corps marqué par l’Histoire

2.1. Le corps africain « sauvage »

Les récits d’explorateurs et l’iconographie occidentale du XVe au XVIIIe siècles contribuèrent à renforcer l’idée selon laquelle les Africains étaient proches d’un certain « état de nature » en opposition à la culture de l’homme civilisé. On se servit de cette imagerie pour appuyer tout autant les thèses sur l’animalité, la monstruosité et la sauvagerie, que celles sur l’infériorité et la docilité du « Noir ». Plus tard, cette représentation des corps servit à asseoir l’image du vaincu sur la voie de la civilisation, au moment où naissaient conjointement la colonisation et l’anthropologie.
On pourrait imaginer aujourd’hui que sur les scènes contemporaines ces aspects aient totalement disparu. Pourtant, en 2008, à Tunis, lors du concours des septièmes rencontres chorégraphiques d’Afrique, Danse, l’Afrique danse ! organisées par Afrique en Créations, le danseur sénégalais, Pape Ibrahima N’diaye (dit Kaolack), remportait le premier prix solo avec sa pièce, Dieu est mort. Il donnait à voir un corps africain « sauvage », selon ses propres termes, n’hésitant pas à se convulser sur scène, revendiquant par là sa nature animale19. Ce danseur interprète de la compagnie Jant-Bi de Germaine Acogny, en faisant de la « bestialité africaine » une spécificité de son écriture, contribuait dans une certaine mesure à renforcer une image caricaturale de « l’Africain » et de « sa » danse, régulièrement identifiée comme athlétique, virile et exotique.

Qu’est-ce-qu’on voit dans la peau d’un Africain, qu’est-ce-qu’on attend d’un Africain, où va l’Africain ? […] Je suis là pour être moi, en tant que sauvage, parce que je suis un sauvage et on l’a vu dans le spectacle. C’est à cause de cela qu’il y a les rugissements, c’est ma manière de respirer sur scène, je ne le fais pas exprès. C’est ma manière de respirer20.

Dieu est mort, Pape Ibrahim N’diaye, © Kaolack MS, 2005

2.2. Exposer le corps « noir »

 Au début du XIXe siècle, l’histoire tragique de la jeune sud-africaine Saartje Baartman21 marqua le début d’un processus paradoxal d’exposition du corps « noir » en Europe. En 1810 cette jeune femme fut ramenée du Cap. Enfermée nue dans une cage, sa stéatopygie fut exhibée aux yeux des foules de Londres et de Paris. Considérée comme l’archétype de la morphologie féminine africaine, véritable curiosité pour les biologistes, celle qu’on surnomma la Vénus Hottentote pour ses formes callipyges exceptionnelles, fit à ses dépends le lien entre science et spectacle. Emportée par la maladie cinq ans plus tard, son corps fut alors moulé puis disséqué, à l’initiative du biologiste français Georges Cuvier. Son cerveau et ses organes génitaux furent découpés et conservés au Musée de l’Homme à Paris. Tel un trophée de la science, le moulage de son anatomie trôna dans le hall du célèbre musée jusqu’en 1974, avant d’être stocké dans les sous-sols du bâtiment. Ce ne fut qu’en 2002 après huit années de négociations complexes entre l’Afrique du Sud et la France, que la dépouille de Saartje Baartman fut enfin rapatriée. Des obsèques nationales furent organisées par le Président Thabo Mbeki.

 

Sartjee Baartman © Westminster Archive Center, 1810

 

Depuis la restitution de son corps le destin de cette femme a non seulement suscité l’émoi dans l’opinion publique mais il est même devenu, pour de nombreux artistes du monde contemporain, une source d’inspiration, voire un outil de revendication féministe et identitaire.
Des adaptations de l’histoire tragique de cette femme ont vu le jour au théâtre ou au cinéma, comme la pièce Vénus de l’auteure afro-américaine Suzan-Lori Parks, mise en scène par Cristèle Alves Meira en 2010 ou le film Vénus noire du réalisateur Abdelatif Kechiche en 2009.
Le milieu de la danse n’a pas été en reste, s’emparant également du thème de manière récurrente ces dernières années. La sud-africaine Nelixiwe Xaba ancienne interprète de Robyn Orlin est une des premières à s’inspirer de la « Vénus Hottentote », en créant deux solos autour du thème. Le premier, They look at me and that’s all they think créé en 2007, dénonce le voyeurisme exotique du regard occidental. Dans sa deuxième pièce, Sakhozi says no to the Venus, créée en 2008 à la demande du Musée du Quai Branly, elle met en écho l’histoire de la jeune Saartje avec son propre parcours. Elle raconte avec ironie le retour difficile d’une jeune femme dans son pays, l’Afrique du Sud, après plusieurs années passées en France. Déracinée, elle décide de revenir dans l’Hexagone. Mais « Sakhozi » s’y oppose et ne lui offre qu’une alternative, trois mois de liberté surveillée à être exhibée dans un musée parisien. Dans son travail artistique, Nelixiwe Xaba se met systématiquement en scène avec des objets à forte charge symbolique. Avec humour et cynisme elle n’hésite pas à bousculer le public avec des images provocantes22.

Nelixiwe Xaba : Sakhozy says no to the Venus © Suzy Bernstein, 2008

They look at me and that’s all they think © Photo CDC Toulouse, 2012

 

La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a créé à son tour en Europe en 2011 un spectacle collectif intitulé Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? 23. Dans cette pièce, cinq comédiennes et chanteuses au corps généreux, moulées dans des robes colorées, incarnent les « Vénus Noires ». Dans cette mise en scène proche du cabaret burlesque, alternent chants, danses et discussions. Dans les créations de cette artiste, le public est régulièrement pris à parti. Dans Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today ?, les interprètes provoquent le public en distribuant des bananes en même temps qu’ils les interpellent sur la condition noire.

 

Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? Robyn Orlin
© Corinne Dardé, 2012

Dans ce spectacle qui relève plus de la performance que de la chorégraphie, Robyn Orlin, en tant que femme blanche sud-africaine, pose une question qui pour elle est essentielle : « qu’est-ce qu’être Africain ? »

En 2011, la danseuse guadeloupéenne Chantal Loïal24et la martiniquaise Annabel Guérédrat25 présentent à leur tour chacune un solo inspiré de la Vénus Hottentote.

On t’appelle Vénus, Chantal Loïal © C. Loïal, 2011

Chantal Loïal, qui se désigne elle-même comme « la danseuse aux grosses fesses »26, n’hésite pas à s’identifier physiquement à Sartjee Bartman, dans une danse lente, sensuelle et mystérieuse, ponctuée de textes, construite comme une sorte d’auto-exhibition décomplexée de ses propres formes.

Je me suis sentie terriblement proche d’elle, confie-t-elle. Son histoire m’allait en quelque sorte comme un gant. Pour la première fois de ma carrière, j’ai osé parler de mon corps, de mes fesses, sans passer par l’humour. J’ai même pris le risque, après beaucoup d’hésitations, de me montrer nue. En me confrontant à la souffrance de Sarah, je n’avais plus le choix : il fallait y aller !27

Annabel Guérédrat dans Afreak show for S.28, en mini-short et soutien-gorge rouges, talons aiguilles, perruque afro et grosses lunettes de soleil, tout en évoquant le destin de Saartje Bartman, dénonce la relation quasi-néocoloniale que ceux qui ont le pouvoir entretiennent avec les artistes du continent noir.

Afreak show for S., Annabel Gueredrat © Sophie Dupuis, 2011

Toutes ces chorégraphes s’appuient sur cet événement emblématique du passé colonial pour questionner chacune à leur façon la condition actuelle des femmes « noires » ou métisses en Afrique. Elles dénoncent le regard porté sur le corps « noir » féminin.

 

 2.3. Les spectacles « ethniques » comme processus de généralisation des clichés

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe la mise en spectacle de l’ « altérité ethnique », loin de rester un cas isolé, se généralisa avec la mise en place des spectacles « anthropozoologiques »29. À la recherche de populations de plus en plus exotiques, jugées sauvages ou spectaculaires, on achemina des centaines de troupes, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants venus du Pacifique, d’Asie et surtout d’Afrique, pour les exhiber en Europe et aux USA dans les zoos, les expositions, les foires, les cirques, mais aussi sur la scène des cabarets et des music-halls. À leurs débuts, ces « zoos humains »30 furent tout autant une attraction de foire qu’un terrain d’expérimentation pour les scientifiques, biologistes et anthropologues, venus observer et mesurer les « indigènes » in situ.

Avec la montée en puissance des empires coloniaux, ces manifestations prirent une signification plus politique et contribuèrent à convaincre le public que non seulement le « sauvage » existait mais qu’il était fondamental de le civiliser. Les États européens s’appuyèrent alors sur ces exhibitions pour asseoir leur politique d’expansion coloniale en les intégrant dans ces grandes expositions jusqu’au début du XXe siècle. Celle de 1931 à Paris fut emblématique. Le faste et les moyens mis en œuvre à cette occasion, le succès qu’elle remporta, tout en témoignant de la puissance de l’empire colonial français, permirent d’ancrer profondément les représentations les plus caricaturales sur l’ « Autre ». Des centaines de figurants furent recrutés à cette occasion, soit directement dans les colonies, soit parmi les tirailleurs ou les travailleurs vivant à Paris. Les shows étaient confiés à des metteurs en scène venant du théâtre ou du music-hall. Par la présentation de ces danses venues de tous les continents, il s’agissait en quelque sorte de « chorégraphier l’empire »31.

Si, quels que fussent les peuples représentés lors de ces expositions, l’altérité fut mise en scène et globalement stigmatisée, c’est véritablement sur le « Noir » et l’ « Africain » que se cristallisèrent les représentations les plus fantasmées autour de notions comme celles du « peuple-enfant, proche de la nature et de l’animal, naturellement violent, sauvage, anthropophage, paresseux, fourbe et fanatique »32. Dans cette vision caricaturale, le corps et la danse occupèrent une place de choix.

Les interprètes de ces shows, tout autant que les artistes noirs se produisant sur les scènes des théâtres ou des cabarets, s’ils se plièrent parfois contre leur gré aux règles de mise en scène souhaitées par les imprésarios occidentaux, avaient cependant conscience du jeu auquel ils se prêtaient. Les danseurs arrivaient habillés à l’occidentale dans les villes où ils se produisaient. Ils parlaient même souvent un français irréprochable. Mais pour les besoins de la scène, ils endossaient des costumes réinventés de toute pièce, jouaient aux méchants, parlaient « petit nègre » ou incarnaient les bamboulas 33. Ils avaient intégré le fait qu’en « jouant au sauvage », en proposant des danses énergiques, ils avaient l’assurance du succès auprès des publics.

 

2.4. La valorisation progressive d’un corps noir sublimé : un jeu ambigu sur la nudité

2.4.1. L’érotisation du corps noir

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, alors que la nudité était tabou en Europe, à Paris, au sein des divers lieux publics de monstration de l’ « Autre », qu’il s’agisse des zoos, des expositions, des scènes ou des rings de boxe, un public bourgeois commença à se délecter, non sans un certain voyeurisme, de ces corps noirs dévêtus. Dans une certaine mesure, ils symbolisaient l’aspiration d’une société en pleine mutation à vivre sa propre libération somatique. Ce phénomène contribua à une véritable érotisation du « Noir ». Peu importe que celui-ci fût d’Afrique ou des États-Unis, pourvu qu’il alimentât les fantasmes des Parisiens branchés des années folles, avides de corps exotiques, débridés et instinctifs. Paris, avec l’engouement qu’avaient suscités le jazz, les revues et les danses « nègres », devint progressivement la capitale de la « Négrophilie », cristallisant tous les clichés qui accompagnaient cette nouvelle passion.
Le processus d’érotisation toucha plus particulièrement les femmes. Sylvie Perrault34 souligne la permanence, jusqu’à aujourd’hui, des clichés sur la femme africaine, érotisée à l’extrême, construits sur la base d’un imaginaire colonial entretenu d’après elle par des personnages comme Joséphine Baker. Paradoxalement, celle-ci contribua en effet tout autant à construire une vision moderne d’un corps féminin émancipé qu’à stéréotyper l’image de la femme « africaine américanisée »35. Sa célèbre danse des bananes, par exemple, se voulait être une « danse africaine »36, conçue par ses imprésarios pour satisfaire l’imaginaire européen. Mais elle s’appuyait aussi sur sa propre représentation, en tant qu’Américaine, d’une Afrique mythique et sauvage. « Elle jouait en fait la négresse que l’on souhaitait qu’elle soit »37.

Joséphine Baker en 1927 © J. Baker

Joséphine Baker en 1951 © J. Baker

 

 

 

 

 

 

 

 

2.4.2. Un corps piégé par l’image

Durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’idée d’un corps noir « objet du désir », fut entretenue et amplifiée par la parution d’un nombre considérable d’ouvrages d’art, magnifiant la beauté africaine. À partir des années 60, plus particulièrement aux USA, la black beauty fut valorisée, portée par le slogan, black is beautiful, un mouvement esthétique né de la revendication politique et sociale des communautés noires des États-Unis, au moment où un vent de révolte commençait à souffler dans toute la société de l’époque.
L’Europe blanche ne fut pas en reste. Après la « Négrophilie » de l’entre-deux guerres, on assista à une véritable mise en valeur de la beauté noire. Cependant, celle-ci ne se fit pas sans une certaine ambiguïté. Les livres de la photographe et cinéaste allemande, Léni Riefenstahl, sont à ce titre, révélateurs. La réalisatrice des films de propagande d’Hitler, qui, à travers ses images sur les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, avait magnifié le corps aryen38, fit dans les années 70 l’apologie des Africains. Elle consacra une grande partie de son travail à photographier et à filmer les habitants d’un petit village du Soudan. Die Nuba 39, paru en 1973, fut un véritable bestseller avec sa collection de clichés visant à mettre en valeur les corps entièrement nus des « indigènes » de Kau40. Elle contribua très largement à renforcer l’image d’une Afrique authentique, pure, peuplée d’hommes « à la fraîcheur enfantine »41 dont la beauté nue était « issue tout droit des origines »42. Elle réduisait elle aussi les individus à leur seul corps tout en étant fascinée par leur esthétique. Pour la philosophe Susan Sontag, la démarche de Léni Riefenstahl était avant tout de nature fasciste43. L’artiste allemande participa par ses clichés à entretenir l’imaginaire occidental en diffusant cette vision esthétisante d’un corps noir originel, naturel et proche de la perfection.

Photo tirée du livre Die Nuba de Leni riefenstahl, 1973

Ce processus de fascination a perduré depuis lors, renforcé par de nombreux ouvrages qui, en voulant magnifier le corps noir, ont finalement bien plus contribué à sa réification. Le photographe français Antoine Tempé en est une illustration contemporaine. Celui-ci est bien connu du milieu de la danse pour avoir construit une partie de sa renommée sur un style particulier de photos qu’il prend des artistes africains depuis une douzaine d’années. Ses clichés les plus célèbres, la plupart en noir et blanc, mettent essentiellement en scène des corps dénudés de danseurs44. Interrogé sur sa démarche esthétique, il explique qu’il cherche avant tout à photographier le mouvement et à faire ressortir un certain graphisme des corps pris en pleine action. Il se dit vouloir rester fidèle au propos chorégraphique de l’artiste45.
Pour Antoine Tempé, les photographies les plus représentatives de son style ne sont pas uniquement celles qui mettent en avant un corps mâle puissant, viril et dénudé. Il brosse effectivement des portraits d’artistes qui valorisent des femmes ou d’autres types de morphologies masculines46. Pourtant ses photographies les plus connues et les plus diffusées sont celles qui mettent principalement en valeur l’esthétique d’un corps noir masculin sculptural. Finalement, l’artiste qui sert de modèle, tout autant que le photographe, renforcent à leur façon l’image du « Noir danseur » réduit à son seul corps.

Liady Anggy Haïf © Antoine Tempé, 2008

Adedayo Muslim © Antoine Tempé, 2008

 

Faustin Linyekula © Antoine Tempé, 2002

Nelixiwe Xaba © Antoine Tempé, 2005

Paradoxalement, cet imaginaire construit depuis des générations par l’Occident, loin d’être remis en question, est toujours présent dans le travail chorégraphique de nombreux artistes africains. Même dans les formes les plus contemporaines d’expression, et souvent derrière des revendications identitaires, ils participent eux-mêmes à ce processus de réification du corps noir sur scène, par une exposition ostentatoire de leur anatomie.
C’est par exemple le cas du danseur et chorégraphe kenyan Fernando Anuang’a47. Dans son solo A journey into the future, pour défendre la culture Massaï dont il est issu, il s’inspire du répertoire des danses traditionnelles de cette région du Kenya. Pour lui le corps joue dans son esthétique un rôle central :

C’est important parce que je présente l’image du guerrier, le corps droit, les lignes (…). Pour les guerriers c’est toujours comme ça. Il faut être beau.48

A journey into the future, Fernando Anuang’a © Antoine Tempé, 2010

Son physique longiligne aux muscles ciselés, minutieusement mis en valeur par des lumières conçues en ce sens, n’exerce-t-il pas finalement sur le public la même fascination esthétique que celle qui transporta Léni Riefenstahl à propos des Nubas ?
Ainsi, qu’il s’agisse des shows organisés dans les spectacles anthropozoologiques, en passant par les revues nègres de l’entre-deux guerres, jusqu’aux scènes contemporaines, les interprètes semblent s’être régulièrement prêtés au jeu ambigu de la monstration d’un certain corps « noir ».

3. Une « danse africaine » pour l’Occident

3.1. Des représentations entretenues par les artistes africains

L’histoire de la professionnalisation des danses scéniques venues d’Afrique en Europe est relativement récente. Elle est en grande partie due au Guinéen Fodéba Kéita. Dès les années 50, ce jeune étudiant engagé, qui faisait ses études à Paris, décida de créer des spectacles compilant danses, musiques et chants de tout le continent. Sa démarche se voulait militante et clairement panafricaine. Il s’agissait pour Fodéba Kéita de valoriser les danses d’Afrique en montrant leur richesse et leur diversité. Il espérait faire changer le regard porté jusqu’alors sur l’Afrique et la « danse africaine » en empruntant des procédés scéniques au ballet occidental49. En faisant appel à des étudiants vivant pour la plupart à Paris, originaires de plusieurs régions d’Afrique, il créa les Ballets Africains avec lesquels il tourna partout dans le monde. Dans ses mises en scène colorées se succédaient des tableaux évoquant la vie en Afrique. Ces spectacles connurent effectivement un succès sans précédent en Occident. Cependant, plutôt que de changer le regard porté sur l’Afrique et sa culture50, ils contribuèrent, sous couvert d’authenticité et de modernité, à entretenir une image folklorique et archaïque des arts vivants du continent. La danse, dans ce processus, se retrouva finalement instrumentalisée et essentialisée51.

Les Ballets Africains © Ballets Africains, 2007

 

Au moment de la décolonisation, de nombreux pays africains, s’inspirant des mises en scène de Fodéba Kéita, créèrent à leur tour des Ballets Nationaux. Véritables vitrines identitaires des États nouvellement indépendants, s’ils participèrent à la conservation et à la diffusion des danses et musiques traditionnelles, il contribuèrent, lors des tournées en Occident, à entretenir eux aussi, la vision d’une Afrique mythique villageoise, aux traditions dansées figées.
Pourtant, à la même période, quelques artistes installés en France osaient des styles plus innovants. L’Américano-kényane Elsa Wolliaston, le Béninois Koffi Kôkôou, la Togolaise Flora Thiéfaine, par exemple, proposèrent une « danse d’expression africaine » située au carrefour de nombreuses influences, en prise directe avec leur époque. Mais leurs initiatives restèrent à l’époque relativement confidentielles, moins en conformité avec les attentes du public occidental avide d’images plus exotiques, comme celles que généraient les Ballets Africains ou Nationaux.
Aujourd’hui des artistes contemporains continuent à encourager sur les scènes européennes ce type de représentations sur l’Afrique. Le chorégraphe ivoirien Georges Momboye, implanté en France depuis les années 90, qui se réclame d’une démarche contemporaine crée, en 2011 Empreintes Massaï52. Dans cette pièce qui se veut un hommage à la culture Massaï, le Kenyan Fernando Anuang’a, incarne l’archétype du Massaï « authentique » sur scène. Le public adhère à l’ensemble des clichés servis sur une Afrique des origines. Toutes les attentes occidentales sont ici satisfaites : une danse explosive exécutée par des corps noirs masculins dénudés, des « rites secrets ancestraux » dévoilés sur scène, un voyage exotique au cœur d’une Afrique mythique… L’unique danseur blanc, tout d’abord rejeté par le Massaï, est finalement accepté par le groupe des « initiés » grâce à l’intervention de la seule interprète féminine de la pièce. Celle-ci joue elle aussi un rôle caricatural en incarnant, selon les propos de Georges Momboye, la « Mère Afrique »:

La femme dans cette pièce inspire la Mère Afrique, c’est la Mama Africa. Elle observe ses enfants, elle est symbole de séduction, ou objet de séduction, elle est protectrice, elle accompagne, elle purifie. Elle les accompagne jusqu’au bout, jusqu’à les faire rentrer dans la maison53

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

La mise en évidence de telles représentations sur scène par un chorégraphe africain de renom révèle que non seulement celles-ci continuent de circuler aujourd’hui et sont appréciées dans le milieu de la danse, y compris sur les scène françaises, mais surtout qu’elles peuvent changer de territoire pour servir de fond de commerce aux créateurs africains eux-mêmes, en vue de satisfaire les attentes d’un public. Par ces mécanismes, les artistes africains participent finalement à une sorte de ghettoïsation de leur danse54.

 

3.2. L’invention politique d’une « danse africaine contemporaine »55

À la fin des années 80, soit presque trois décennies après la fin de la décolonisation, dans une conjoncture plus pacifiée permettant un renouveau des relations internationales, d’autres formes de collaborations furent envisagées avec les pays d’Afrique. Les Arts et la Culture, qui avaient déjà été valorisés en France sous l’impulsion de François Mitterrand et de Jacques Lang, furent au cœur des nouvelles politiques de coopération. Celles-ci visèrent à favoriser plus particulièrement la création contemporaine sur le continent africain. Par ce nouveau levier, la présence française pouvait être repensée en Afrique, non seulement dans ses anciennes colonies et son « pré-carré », mais plus largement sur l’ensemble du continent.

En janvier 1990, à l’issue de rencontres professionnelles intitulées Afrique en Créations, organisées à Paris par Michel Rocard, fut décidée la mise en place d’aides publiques européennes et majoritairement françaises pour la création africaine56. L’Hexagone réaffirma à cette occasion son « exception culturelle »57 et ses liens avec le continent africain.
Ce qui devait être un dispositif léger à son lancement est devenu aujourd’hui un pôle puissant du département des échanges artistiques de l’Institut Français. Cet Établissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) centralise l’ensemble des Centres Culturels, Instituts Français et la plupart des Alliances Françaises du monde entier, sous la tutelle du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication. Au sein de cette institution, Afrique En Créations est maintenant devenue incontournable pour la promotion de la création artistique contemporaine d’Afrique.
La danse fait partie des disciplines artistiques qui ont su tirer le plus large profit d’un tel dispositif58. Lors du lancement d’Afrique en Créations, il y avait pourtant peu de pistes pour promouvoir les arts chorégraphiques sur le continent59. Encore plus rares étaient les créateurs vivant sur place engagés dans cette voie60. Le passage à la scène contemporaine semblait toujours difficilement concevable. Les quelques initiatives qui avaient jalonné jusqu’alors l’histoire de la danse professionnelle sur le continent, comme Mudra Afrique à Dakar61 ne pouvaient suffire à justifier la création d’une biennale africaine consacrée exclusivement à la création chorégraphique en Afrique.
Il fallut en quelque sorte inventer artificiellement une nouvelle danse en conformité avec les exigences des bailleurs de fonds. Celle-ci fut alors dénommée « danse africaine contemporaine » par l’Ivoirien Alphonse Tiérou, mandaté par Afrique en Créations pour cette mission. Un concours et des rencontres chorégraphiques avec à l’appui des prix attractifs furent organisées sous forme de biennales sur le continent62.
D’édition en édition, les candidats furent de plus en plus nombreux. L’envergure de ces manifestations est telle qu’aujourd’hui, si cet organisme émanant de l’État français venait à retirer son aide, la plupart des actions en faveur d’une danse de création risqueraient de disparaître sur le continent63. Les festivals, les centres de formation64, les aides à la création et à la diffusion, les résidences d’artistes, qui se sont multipliés ces vingt dernières années, majoritairement en Afrique de l’Ouest, se sont calqués sur le modèle de la danse contemporaine française et continuent à dépendre majoritairement des subsides de la France par le biais d’Afrique en Créations. Dans une telle configuration, la tentation fut grande de se laisser happer par le modèle prégnant d’une danse contemporaine européenne et plus particulièrement française, celle-ci ayant largement fait ses preuves sur les scènes internationales.

Certains artistes ont su se positionner habilement. C’est par exemple le cas des Burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro qui furent « découverts » par le milieu de la danse contemporaine française grâce au succès retentissant de la pièce de la chorégraphe Mathilde Monnier, Pour Antigone, créée en 1993. Ce spectacle fut interprété conjointement par des danseurs contemporains européens et des danseurs burkinabés pour la plupart venus du ballet traditionnel. La compagnie Salia Nï Seydou qui remporta le deuxième prix des rencontres chorégraphiques d’Afrique en Créations en 1998, a été depuis programmée régulièrement dans les plus grands festivals européens de danse contemporaine. Salia Sanou, qui se considère lui-même aujourd’hui comme un enfant de ces rencontres65, a su intégrer les ingrédients nécessaires à la reconnaissance de son travail artistique en proposant « une danse contemporaine africaine » en conformité avec les attentes des programmateurs et des publics occidentaux.

Conclusion : dépasser les pièges identitaires 

L’histoire du développement contemporain de la création chorégraphique d’Afrique a montré elle aussi que les artistes étaient régulièrement tiraillés entre, d’une part, la tentation d’être reconnus en se conformant aux images induites et construites depuis des générations sur « leur » corps, « leur » danse  et « leurs » traditions, tout en se conformant aux modèles d’un Occident dominant et, d’autre part, le désir d’une véritable liberté de création individuelle, dépouillée de toute assignation esthétique ou identitaire.

Le malheur veut que bien des danseurs peu sagaces, pensent être authentiques en renvoyant à l’Européen sa vision de l’Africain. Ils s’enferment dans des stéréotypes. Dès qu’on veut s’en échapper, on est accusé de vendre son âme, son identité. À se vouloir simplement artiste avant d’être artiste africain, on est taxé d’arrogant.66

Peu de danseurs sont finalement parvenus aujourd’hui à dissocier leur « identité artistique » de leur « identité culturelle ». Et le nouveau cadre construit par Afrique en Créations n’a pas favorisé leur « émancipation », surtout en Afrique de l’Ouest où le modèle « à la française » pèse encore lourdement.
En revanche, les artistes africains de la zone australe ou centrale se mettent plus volontiers en opposition avec les modèles occidentaux, offrant une danse en résistance qui fait voler en éclats de nombreux codes préétablis. Pour eux, la danse devient un moyen de lutte contre les discriminations. La scène est régulièrement envisagée par les artistes comme un véritable moyen de lutte contre les préjugés sociaux, raciaux ou sexistes. Particulièrement engagés sur ces questions de sociétés, nombre d’entre eux se jouent, dans leurs œuvres, des stéréotypes qui traversent l’Afrique et plus largement le corps, la femme, la sexualité et la danse67.
La jeune chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, est à ce titre exemplaire. Dans sa création Swan Lake 68, elle revisite le Lac des Cygnes en bousculant tout un ensemble de codes, n’hésitant pas à faire fusionner danse classique et danses sud-africaines. Hommes et femmes sont tous en tutus, les pointes sont abandonnées et même la musique de Tchaïkovski est mise à distance. L’argument est lui-même transposé, évoquant l’homosexualité. Il n’en reste pas moins que son écriture est d’une grande précision et les interprètes excellents dans toutes les techniques de danse.

Cette fois toutes les cordes et tabous du ballet romantique volent en éclats. Et pourtant, les ballettomanes ne résistent pas à ce Lac d’un autre genre […] Dada Masilo révise l’argument du Lac des Cygnes, faisant de Siegfried un prince aux amours homosexuelles. Ainsi, elle nous parle de la société dans laquelle elle vit, de la tolérance et des sentiments.69

Swan Lake, Dada Masilo © Biennale de Lyon, 2012

 

Cependant même si de tels artistes arrivent à se jouer des stéréotypes, ils ne s’en libèrent pas totalement puisqu’ils en font encore malgré tout régulièrement le thème de leur travail artistique. Ils échappent difficilement aux contingences socio-politiques et aux assignations culturelles auxquelles ils ont été historiquement soumis. Il est vrai que le « corps africain », lié à son lourd passé, est encore loin d’être à l’abri de toute stigmatisation, et le spectre des vieux clichés ressurgissant régulièrement, il est parfois difficile pour les danseurs de ne pas se laisser piéger.
Mais plutôt que de s’inquiéter jusqu’à l’obsession des identités, c’est en tirant parti de leur pluralité que les artistes, qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs, sont à même d’inventer un monde fait de libre circulation, de tolérance et de partage. Les créateurs sont souvent des visionnaires qui ont un temps d’avance sur les grandes mutations sociétales. Par une vision globale qui consiste à savoir « se situer pour mieux agir, relier pour mieux comprendre et s’élever pour mieux voir »70, les chorégraphes et danseurs devraient pouvoir contribuer à désaliéner le corps en développant une pensée critique et une créativité émergente.

 


Notes

1 – COURTINE Jean-Jacques, Histoire du corps, 3. Les mutations du regard, le XXe siècle, 2006, p.7.

2 – JAQUET Chantal, Le corps, 2001, p.3.

3 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.7.

4 – FREUD Sigmund (1904), Cinq leçons de psychanalyse, 1965.

5 – MERLEAU-PONTY Maurice, La Phénoménologie de la perception, 1945.

6 – MAUSS Marcel, « Les techniques du corps » in Sociologie et Anthropologie, 1950.

7 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le corps et ses sociologies, 2003, p.8.

8 – MERLEAU-PONTY Maurice, Signes, 1960, p.287.

9 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.9.

10 – LE BRETON David, L’adieu au corps, 1999, p.26, 27.

11 – BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, 1986, p. 207.

12 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, op.cit., p.57.

13 – GARNIER Catherine, « la corporéité comme définition interdisciplinaire et interculturelle », in Le Corps Rassemblé: Pour une Perspective Interdisciplinaire et Culturelle de la Corporéité (sld) 1991, p.14.

14 – Les premières taxinomies apparurent au dix-septième siècle, notamment à travers François Bernier qui en 1684 employait pour la première fois le mot “race“. Mais ses propos passèrent à l’époque relativement inaperçus. La notion ne se développa dans le milieu scientifique qu’au siècle suivant principalement à travers les théories de BUFFON (Histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, 1766) et de Carl Von LINNE (Systema naturae per regna tria naturae : secundum classes, ordines, genera, species cum characteribus, differentiis, sinonimis, locis Tomus I (Regnum animale) 1735).

15 – TODOROV Tzvetan, Nous et les Autres, 1989, p.135.

16 – La Ministre fut l’objet d’insultes racistes de la part de personnalités politiques mais aussi des medias. d’extrême-droite, ceux-ci n’ayant pas hésité à rapprocher la Ministre d’une guenon courant Novembre 2013

17 – NDIAYE Pap, La condition noire, essai sur une minorité française, 2008.

1818- BOURDIE Annie, Création chorégraphique d’Afrique francophone : systèmes de représentations et stratégies de reconnaissance en période contemporaine, thèse de doctorat en Sciences Humaines et Sociales. dirigée par Jacqueline TRINCAZ, soutenue à l’Université Paris Est Créteil, 21 Octobre 2013.

19 – Photo n°1.

20 – N’DIAYE Pape Ibrahima, cité par ANDRE Béatrice, « Le sénégalais Kaoloak danse sa colère » in Cultures sans frontières, Radio Prague, 9 septembre 2007, source : http://www.radio.cz/fr/rubrique/culture/la-senegalais-kaolack-danse-sa-colere.

21 – Gravure n°1.

22 – Voir photos n°2 et 3.

23 – Photo n°4.

24 – Photo n°5.

25 – GUEREDRAT Annabel, A freak show for S., solo créé en 2011.

26 – BOISSEAU Rosita, « Le feu d’artifice de Chantal Loïal, la « danseuse aux grosses fesses » » in Journal Le Monde du 19.02.2009.

27 – LOÏAL Chantal citée par BOISSEAU Rosita, « Nous sommes toutes des Vénus Hottentotes » in Le Monde du 21 Novembre 2011.

28 – Photo n°6.

29 – Carl HAGENBECK, commerçant allemand importateur d’animaux, eut l’idée en 1874 de monter des spectacles qu’il qualifia lui-même d’“anthropozoologiques“.

30 – BLANCHARD Pascal (Dir.), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002.

31 – DECORET-AHIHA Anne, Les danses exotiques en France, 1880-1940, 2004, p.58.

32 – BLANCHARD Pascal, « Les “Noirs“ en image : des abolitions aux zoos humains, des conquêtes coloniales aux indépendances », conférence donnée au Centre Beaubourg dans le cadre des forums de la sociétés sur le thème de L’esclavage, la France, les abolitions, les enjeux, Paris, Beaubourg, 31 Mars-1er Avril 2006.

33 – BLANCHARD Pascal, BANCEL Nicolas, LEMAIRE Sandrine, « Les zoos humains, le passage d’un racisme scientifique vers un racisme populaire et colonial en Occident » in BLANCHARD Pascal (dir), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002, p.63-71.

34 – PERRAULT Sylvie,« Danseuse(s) noire(s) au music-hall, la permanence d’un stéréotype », Corps, 2007/2 n° 3, p. 65-72.

35 – Photos n°7 et 8.

36 – Voir à ce sujet les commentaires de LEVINSON André, (1929), in danse d’aujourd’hui, Actes Sud, Paris, réédition 1990.

37 – CHALAYE Sylvie, les représentations du noir au théâtre, Conférence du 16 Octobre 2007 à la Bibliothèque nationale de France, NF en partenariat avec l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Paris.

38 – RIEFENSTAHL Leni, Les Dieux du Stade (Olympia), Allemagne, 1938, 220 mn.

39 – RIEFENSTAHL Leni, Die Nuba, 1973.

40 – Photo n°9.

41 – RIEFENSTAHL Leni, , L’Afrique, (Trad. de l’allemand par Louise Dupont), 1982, p.24.

42 – RIEFENSTAHL Leni, 1973, op.cit., p.10.

43 – SONTAG Susan, « Fascinating fascism » in New York Review of Books,
6 Février 1975.

44 – Photos n°10 et 11.

45 – Propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Johannesburg en septembre 2012.

46 – Photos n°12 et n°13.

47 – Photo n°14.

48 – ANUANG’A Fernando, propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Bamako en Novembre 2010.

49 – KEITA Fodéba, « La Danse africaine et la scène » in Présence africaine, XIV-XV, 1957, p.164-178.

50 – Voir photo n°15.

51 – TIEROU Alphonse, Si sa danse bouge, l’Afrique bougera, 2001, p. 121.

52 – Photos n°16 et n°17.

53 – MOMBOYE Georges, commentant son travail dans le film sur empreintes Masaï, site internet numéridanse :http://www.numeridanse.tv/index.php?Itemid=7&mediaRef=MEDIA110902152634926&option=com_mediacenter.

54 – BEBEY Kidi, « Pour un corps mutant » in NJAMI, Simon (dir) Ethnicolor, 1987 p. 155.

55 – BOURDIÉ Annie, « l’invention d’une danse africaine contemporaine », in thèse de doctorat, op.cit p.320, Octobre 2013.

56 – Sources : Archives AFAA, Actes des rencontres Afrique en Créations, Paris, 1990.

57 – PELLETIER Jacques, « Discours de clôture », Actes des rencontresAfrique en Créations, Paris, 1990, p. 193-198.

58 – La création chorégraphique est subventionnée à 80% par Afrique en Créations.

59 – Mis à part peut-être le Marché Africain des Arts de la Scène (MASA) d’Abidjan.

60 – Sauf l’ancienne élève de Mudra Afrique, la Burkinabé Irène Tasembedo, qui s’était fait remarquer avec sa pièce Yenenga en 1992.

61 – Il y avait eu une tentative écourtée de “modernisation“ de la danse en Afrique de l’Ouest, voulue par Senghor, par le biais de Mudra Afrique. Cette antenne du centre Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, dirigée par Germaine Acogny, ne dura que 5 ans de 1977 à 1982.

62 – La première édition eut lieu en 1995 à Luanda en Angola, puis en 1998, 1999, 2003 à Antananarivo, en 2006 à Paris, 2008 à Tunis, 2010à Bamako et la neuvième eut lieu en 2012, à Johannesburg, Lors de cette 9ème édition, plusieurs centaines de programmateurs du monde entier et d’artistes de toute l’Afrique avaient été réunis.

63 – Même si la commission européenne et quelques grandes fondations privées sont aussi des partenaires privilégiés les festivals, les centres de formations.

64 – Parmi eux l’Ecole des Sables au Sénégal, le CDC La Termitière au Burkina Faso, le centre Donko Seko au Mali.

65 – SANOU salia, Afrique, danse contemporaine, 2008, p.42.

66 – CUVILAS Augusto, cité par DE GUBERNATIS Raphaël, « L’Afrique danse sur un fil », in Le Nouvel Observateur, Avril 2006, p. 130.

67 – A titre d’exemple nous pouvons citer, pour l’Afrique du Sud Robyn Orlin mais aussi Sello Pesa, Boyzie Cekwana, Mamela Nyamza, Nelixibe Xaba, et plus récemment Désirée Davids et Dada Masilo pour le Mozambique Panaïbra Gabriel et Augusto Cuvilas (aujourd’hui disparu) et pour le Congo (Brazzaville et RDC) respectivement Delavallet Bidiefono et Faustin Linyekula.

68 – Photo n°18.

69 – Présentation de la pièce Swan Lake sur le site du théâtre La Baleine d’Onet le Château. Source : http://www.la-baleine.eu/portfolio/dada-masilo-swan-lake/.

70 – DE ROSNAY Joël, Le macroscope : vers une vision globale,1975.


Bibliographie


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BLANCHARD  Pascal. « Les zoos humains, le passage d’un « racisme scientifique » vers un « racisme populaire et colonial » en Occident » in BLANCHARD Pascal (dir), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, Paris : La Découverte, 2002.

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CHALAYE Sylvie. «les représentations du noir au théâtre », Conférence du 16 Octobre 2007 à la Bibliothèque nationale de France, en partenariat avec l’Athénéé-Théâtre Louis Jouvet, Paris.

CUVILAS Augusto, cité par DE GUBERNATIS Raphaël. « L’Afrique danse sur un fil », in Le Nouvel Observateur, avril 2006.

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TODOROV Tzvetan. Nous et les Autres. Paris : Seuil, 1989, 464p.

Les narrations taxidermiques de Polly Morgan

Marion D’Amato
Docteur en Arts Plastiques, Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse Jean – Jaurès
marion.damato@wanadoo.fr

Pour citer cet article : D’AmatoMarion, « Les narrations taxidermiques de Polly Morgan. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs cadavres afin de donner l’illusion du vivant. Dans son travail, Polly Morgan emploie la taxidermie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En effet, le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti-pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, Polly Morgan nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue.

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, Tribute to sleeping beauty, ou encore Still life after death (Rabbit), nous questionnerons l’enjeu de la fiction en tant qu’élément transcendant l’image initiale. Dans un second temps, nous analyserons l’œuvre Carnevale, qui par la figuration corporelle de la référence humaine nous demande qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

Mots-clés : taxidermie – animal – art contemporain – Polly Morgan – trope

 

Abstract

Taxidermy is the art of giving dead animals a lifelike appearance. If we get back to etymology, we learn that it comes from the greek taxis which means order, arrangement, and derma, skin. By a work on material tegument, it consists in bringing dead animal back to life, arranging their carcass so as to give an illusion of life. Through her work, Polly Morgan uses taxidermy in extracting animals out of their natural environment, staging them to relate, suggesting stories which refer to western cultural references. Whether they’re represented dead, eyes closed and body languid in a fixed manner, or alive, eyes opened and body frozen into action, Polly Morgan’s animals obey to this artificial dichotomy intrinsic to taxidermy. Indeed, when do we stop watching the carcass and start following the story proposed by the artist with her animals? How this shift in meaning is operating and how mental images make it possible to the spectator to come into this universe?

Using little animals and miniature objects so as to create their environment, reinforces Polly Morgan’s preconception, where animals are humanized, ready to give us their feelings, or feelings which we give them. In an artistic field with a lot of tales and legends references, tinged with precious and feminine, Polly Morgan is taking us into a particular universe, filled with dead animals which seem to hold a lost humanity.

Studying at first the artist’s scenography choices, with works like Lovebird, Tribute to sleeping beauty, or Still life after death (Rabbit), we’ll question fiction’s stake as the element transcending the initial picture. Secondly, we’ll analyze the work Carnevale, which, with human body figuration, is asking us who of the human or the animal is drawing limits of the other, while leaving time in abeyance thanks to fixed action, allowing the spectator to understand the tropes they are confronted with.

Keywords: taxidermy – animal – contemporary art – Polly Morgan – trope


Sommaire

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan
2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes
Notes
Bibliographie

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs dépouilles afin de donner l’illusion du vivant. Des muséums d’histoire naturelle jusqu’aux cabinets de curiosité, la taxidermie se place dans un système ambigu, entre dégoût et fascination. Figés dans des postures qui se veulent naturelles, mémoires mortes d’animaux sauvages et domestiques servant à reconstituer un état premier, ou bien chimères fantastiques illustrant ou inventant des légendes, les animaux empaillés sont le témoignage d’une pratique humaine qui cherche à arrêter le temps, conserver un patrimoine, tout en reconstituant et donnant un contexte précis à l’animal naturalisé. Le taxidermiste, artisan à part entière, est ainsi perçu à la fois comme un scientifique consciencieux, mais aussi comme un sculpteur de la matière morte, pour laquelle la mise en scène est savamment travaillée. Celle-ci se doit alors d’informer le spectateur sur l’objet auquel il fait face, tout en dépassant l’image visuelle première de l’animal mort, pour faire émerger une image mentale autre.

Les questions du statut du créateur, de l’identité de sa créature, et de sa réception par le spectateur sont ainsi particulièrement prégnantes. Il n’est donc pas étonnant que la pratique de la taxidermie soit employée dans le champ de l’art contemporain, car elle met en jeu plusieurs niveaux de réception de l’œuvre. Entre réalité et fiction, cette pratique artistique invite à une narration qui va au-delà de l’image de l’animal mort.

Polly Morgan, artiste contemporaine anglaise, travaille depuis 2005 la taxidermie comme pratique artistique à part entière. Elle l’emploie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales et populaires. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, et une Sans titre pour l’exposition collective Mythologies, nous questionnerons la narration en tant qu’élément transcendant l’image initiale dans l’enjeu de l’espace plastique. Dans un second temps, nous analyserons les œuvres Still life after death (Rabbit), et Carnevale1, qui par l’allusion et la figuration corporelle de la référence humaine nous demandent qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan

Le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, l’artiste nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue. Contrairement au travail de Damien Hirst2 qui expose des animaux morts conservés dans du formol, Polly Morgan instaure une narration particulière, où l’animal est mis en scène dans une apparente légèreté. Par ailleurs, notons ici que pour garantir la pérennité de ses œuvres, Damien Hirst est obligé de remplacer les animaux ainsi conservés, puisque le formol ne fait que ralentir la décomposition des corps, il ne la stoppe pas. Il ne s’agit donc pas de taxidermie, qui emploie d’une part uniquement la peau des animaux morts, et qui d’autre part suspend l’état de mort et de dégradation, obstacle au cycle naturel.

Pour Polly Morgan, il ne s’agirait donc plus uniquement de mettre le spectateur face à sa propre conscience de la mortalité, mais de l’inviter à découvrir ce qui est susceptible d’advenir au-delà, dans l’au-delà ou par-delà le cadavre, alors transformé en objet plastique par le biais de sa mise en scène.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

L’œuvre Lovebird, réalisée en 2005, joue ainsi sur plusieurs niveaux de lectures. De prime abord, cette œuvre présente sous une cloche en verre un oiseau sur un perchoir, faisant face à son reflet dans un miroir, avec à son pied une peau de souris blanche transformée en tapis. La scène est surélevée par un socle à trois marches, et mise en lumière par un minuscule lustre. Les détails sont extrêmement soignés, et témoignent du travail méticuleux effectué par l’artiste. En cloisonnant ainsi son œuvre par une cloche en verre, Polly Morgan appuie la théâtralité de la mise en scène, le côté précieux et fragile, ainsi que la référence aux cabinets de curiosité. À défaut d’une étiquette apposée sur l’objet, le titre de l’œuvre vient orienter notre lecture de l’œuvre, et engage la narration instaurée par l’artiste. Pour Daniel Sibony, philosophe et psychanalyste, dans son ouvrage Création, essai sur l’art contemporain paru chez Seuil en 2005 :

Le propre de l’artiste est qu’il crée une œuvre, une mise en situation, à chaque détour marquant du processus : là où les autres changent de cadre mais sans confier au nouveau cadre la tâche de montrer le passage, d’incarner cette secousse d’identité sur un mode créatif partageable. Certes, il y a eu pour eux un passage, mais l’artiste, lui, incarne ce passage, cette rupture d’identité dans une œuvre, comme élément d’un jeu de l’être où les autres sont impliqués. Du reste, il les appelle à venir reconnaître les traces du passage en question, les traces qu’ils n’ont pas remarquées en les vivant. Et s’ils les voient dans l’œuvre, ça leur donne de l’énergie, ça les « accroche », il y a « rencontre »3.

La rencontre proposée par Polly Morgan se joue dans l’ensemble des détails mis en scène, plus que dans les animaux figés par la taxidermie, et ce même s’ils renvoient à leurs propres morts dans la narration comme nous le verrons plus tard. Les détails donc, sont à analyser et à assembler, de façon à oublier la morbidité des cadavres et à saisir la fiction qui les met en œuvre. Le glissement, ou le passage comme le nomme Daniel Sibony, semble résider dans la découverte de ces détails, dans le titre de l’œuvre, mais aussi dans le miroir, autre figure principale de la création. En anglais, lovebird renvoie aux oiseaux inséparables, connus pour vivre en couple et ne supportant pas la solitude, se laissant mourir si leur compagnon disparait. Pourtant, il n’y a là qu’un seul oiseau, qui se regarde, ou plutôt qui regarde le spectateur par le reflet du miroir. Par ailleurs, le miroir, figure qui a fasciné nombre d’artistes au cours des différents siècles fait appel à plusieurs références bien spécifiques, telles que celle de Méduse vaincue par Persée et son bouclier, Narcisse, ou encore Blanche Neige. Ici, il semble que tout est symbole, appel au spectateur pour rentrer dans la narration plastique, et ainsi dépasser les objets réels employés. Pour reprendre les termes de Daniel Sibony, il s’agit là de reconnaître les traces du passage en question. Mais il ne faut pas en rester à cette reconnaissance, c’est-à-dire qu’il faut effectivement comprendre les signes plastiques mis en jeu, et ensuite effectuer un retour sur l’espace plastique. Celui-ci ne tiendrait-il dès lors qu’au simple fait des symboles utilisés ? Comme le dit Michel Guérin dans son livre L’Espace Plastique4, l’œuvre fait symbole, en ne relevant pas d’une contigüité de ses différentes parties, mais bien d’une continuité de celles-ci :

L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace.

L’œuvre n’était pas là avant d’exister, c’est un fait, mais en surgissant, elle témoigne de son propre espace, comme de la création de celui-ci et d’elle-même, dessinant ainsi des limites plus ou moins marquées, selon son appropriation par le spectateur. Et c’est ici même que se dessine l’espace plastique, en regroupant espace représenté, représentation d’espace, et espace du lien au spectateur. L’œuvre est formée de son tout et de ses parties, et sa lecture tient de la considération de cet état. Le spectateur doit se saisir du tout et des parties, entrer dans la pensée plastique qui est selon Michel Guérin reprenant Pierre Francastel :

Constellante ou rayonnante ; elle commence partout à la fois. Elle projette d’un coup son espace tout en le parcourant en détail. Est plastique un processus dans lequel priment les suggestions qui remontent de la matière, et qui président à la déformation-reformation.5

Cette appropriation s’effectue donc par strates successives, ou plutôt continues, à mesure que les indices référentiels se dévoilent. Pour Lovebird, l’espace est dans un premier temps concrètement marqué par la cloche en verre, et se déploie ensuite dans les indices distillés par l’artiste. En ne se regardant pas directement dans le miroir l’oiseau semble faire référence au mythe de Méduse et Persée. En effet, par analogie, nous pourrions penser que s’il se regardait lui-même, il serait figé dans sa propre image, alors que dirigé vers l’extérieur de la cloche en verre, c’est bien au spectateur que s’adresse cette fixation. Ainsi, nous nous retrouvons figés par ce regard, invités par ce lien visuel à faire partie de la mise en scène sous cloche. Il y a là plusieurs enchaînements autour du reflet : celui du miroir et de ses différentes projections, celui du regard, miroir de l’âme, qui retient le spectateur en quête de liens plastiques, et celui des reflets de la couche en verre qui renvoie plusieurs effets visuels qui pourraient mettre le spectateur à distance. Ces enchaînements et leur compréhension permettent alors de faire émerger la question de la place du spectateur au sein de l’œuvre. Nous l’avons dit, le regard de l’oiseau orienté vers l’extérieur permet d’entrer sous la cloche, mais il permet également d’appuyer la contradiction avec ce qui se passe en-dedans et en-dehors. En-dedans, par la taxidermie, les animaux renvoient à leurs propres morts, depuis la souris pour laquelle la peau entière est juste déposée comme le serait réellement un tapis, et l’oiseau empaillé, figé pour toujours dans cette posture. En dehors, le spectateur peut tourner autour de cette installation, mais ne sera qu’en un point précis en lien direct avec l’oiseau, et figé lui aussi face aux deux animaux. Le vivant et le mort se retrouvent ainsi entremêlés, donnant chacun à l’autre une épaisseur à l’œuvre. Il s’agit dès lors d’appréhender le temps en suspens, de ressentir l’enjeu de l’espace plastique comme espace créé et création d’espace.

Le travail plastique de Polly Morgan permet cette appréhension de l’œuvre, car en employant la taxidermie, l’artiste met directement en avant ce temps en suspens. Grâce à ses titres, elle donne au spectateur un indice qui lui servira de référence, et lui permettra d’entrer dans la narration. De même, en utilisant de petits animaux, au contraire de Damien Hirst, Polly Morgan n’est pas dans le registre du spectacle, de l’horreur, de l’effroi, mais elle invite le spectateur à prendre le temps de découvrir toute la préciosité et la fragilité de son travail.

Polly Morgan, Sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Polly Morgan, sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Pour l’exposition collective Mythologies organisée à la galerie Haunch of Venison de Londres en 2009, l’artiste a présenté une œuvre sans titre, pour laquelle un oiseau est à nouveau mis en scène sous verre, allongé dans un coffre à bijoux, transformé ainsi en un cercueil précieux.

Cette mise en scène évoque encore l’univers des contes tel que celui de la Belle au bois dormant ou Blanche-Neige, allongées endormies et attendant que leurs princes viennent les délivrer de leurs sorts. À nouveau, l’artiste choisit une symbolique explicite afin de permettre au spectateur de se défaire de l’image du cadavre scénographié. Au-delà de la personnification de l’animal, c’est tout le champ sémantique invoqué qui participe au glissement plastique. L’écrin sur lequel l’oiseau repose est délicat, et sa transparence joue, comme le faisait le miroir de Lovebird, sur l’intérieur et l’extérieur de l’installation, invitation au spectateur à participer à l’œuvre, à y rentrer, comme pour la cloche de verre qui était protection en même temps que révélation. Par ailleurs, il y a sur cette boîte une poignée, contrairement à la cloche en verre, qui induit la possibilité de l’ouvrir et de la fermer, et d’agir plus consciemment sur l’oiseau. Si pour Daniel Sibony :

L’œuvre est l’ensemble des limites que l’artiste a touchées, ou qui l’ont atteint. Limites de perception et de mémoire, de besoin et de désir, de déprime et de créativité, d’érotisme et de calcul. Autant d’évènements à incarner.6

L’œuvre donc, parait également être la perception et l’incarnation par le spectateur de ces mêmes limites. Aussi, en incluant cette ouverture dans son dispositif, Polly Morgan lui permet de ressentir l’expérience plastique, et de percevoir la possibilité de rentrer en tant qu’acteur dans la narration. La main, que ce soit celle de l’artiste ou celle imaginée du spectateur-acteur, induit le geste, et par là même la tactilité de l’œuvre, expérience intime de l’objet et du créateur. Cette approche tactile invite ainsi à une réception plus sensible de l’espace plastique, pour laquelle la mise à distance est moins prononcée que pour Lovebird. De plus, si pour la première œuvre les animaux renvoyaient à leurs propres morts, le temps en suspens est ici plus prononcé par le fait même de l’allusion au sommeil de la Belle au bois dormant et de Blanche-Neige, qui n’est pas non plus « naturel », mais bien sous le coup d’un sortilège, plus profond et dans l’attente d’un réveil provoqué par un tiers.

L’artiste serait-elle dès lors la sorcière qui aurait causé ce sommeil, et le spectateur l’élément qui viendrait l’interrompre ? Nous sommes avec cette question à nouveau emmenés sur le chemin de la narration, tout en ayant conscience que celle-ci sert à la mise en relief de l’espace plastique. En effet, si l’œuvre à travers ses références nous guide vers ce cheminement, elle permet également de souligner l’importance du rôle du spectateur dans la création même de son espace : il s’agit de la rencontre, du lien qui maintient la relation intime entre l’artiste, l’œuvre, et le spectateur à l’espace plastique, qui ne se résume pas aux contours et aux limites physiques de l’œuvre.

2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Chez Polly Morgan, les titres et les mises en scène jouent donc sur plusieurs niveaux de lecture. Still life after death (Rabbit), œuvre de 2006, est un autre exemple de l’atmosphère particulière créée par l’artiste. Contrairement aux deux premières œuvres étudiées, aucune boîte ni cloche de verre ne participe à l’installation. Seuls un chapeau haut de forme noir, un lapin blanc recroquevillé sur lui-même, et un disque de peinture noire sont mis en scène. Notons ici que ce travail s’articule au sein d’une série Still life after death, qui présente à chaque œuvre un nouvel animal figé. Si en français, cette série s’intitulerait Nature morteaprès la mort, il est intéressant de noter que l’anglais emploie littéralement le terme de – vie figée –, alors que le français clôt l’expression en renvoyant directement à la mort de l’objet, à son immobilité définitive. Il serait intéressant de développer la question de la nature morte dans l’art contemporain, mais à défaut de temps, nous retiendrons avec cette œuvre la dualité du titre et de la mise en scène. En effet, l’action en suspens, ce chapeau qui flotte au-dessus du lapin allongé au sol renvoie davantage au terme anglais – vie figée – qu’à notre traduction française. De plus, en faisant clairement référence au chapeau du magicien et à son tour fétiche, Polly Morgan parvient à former une scène qui serait figée, « en cours de route ». La mise en scène et le saisissement photographique semblent ainsi interrompre le tour de magie, arrêté sur un accident de parcours. À nouveau, le spectateur est entrainé par la narration, à la recherche d’éléments qui viendraient donner corps à l’installation qui lui est offerte. L’action proposée, pourtant possiblement en plein rebondissement, se retrouve alors elle-même figée par le titre de l’œuvre, qui nous rappelle bien qu’elle se situe « après la mort », le tour de magie ne peut pas continuer. De même, nous ne sommes pas non plus dans la miniaturisation que les deux précédentes œuvres nous présentaient, mais bien dans des dimensions à taille humaine, le chapeau invoquant directement cette mise à l’échelle. Accessoire vestimentaire, celui-ci appelle l’image de la personne qui peut le porter. Si la présence humaine aurait clairement établit un contexte référentiel, l’absence permet de laisser le choix au spectateur dans la narration, elle ouvre le champ des possibles. En cela, Polly Morgan ancre non seulement sa démarche dans une volonté d’employer la taxidermie comme principal médium artistique, mais aussi comme une porte ouverte à l’espace plastique investi par le spectateur, saisi grâce aux différents tropes mis en scène. Le manquement est alors comblé par ceux-ci, et participe à l’épaisseur, au relief de l’espace plastique. Le lapin ainsi disposé sur le sol, au milieu du cercle de peinture noire, fond du chapeau, ombre de celui-ci, ou encore et peut-être symbolisation de l’aura de la mort, semble dessiner les contours du magicien, a priori responsable du drame. Ce ne serait plus dès-lors l’humain qui donne forme et arrange la peau animale – taxis derma –, mais bien l’animal qui dessine les contours de l’humain.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Avec l’œuvre Carnevale, réalisée en 2011, nous retrouvons cette mise en forme de la référence corporelle humaine par l’animal. Plusieurs merles y sont figés en plein vol, tenant chacun dans leurs pattes un ruban de couleur vive, enrubannant une silhouette fine, comme momifiée et statufiée, debout sur un socle. L’entrelacement des rubans ne laisse aucune allusion à une surface de peau visible, car celle-ci aurait sans doute notifiée trop clairement une possible vie, alors que le recouvrement total réfère à un état fixe définitif, et souligne une forme, suggère une figure qui reste invisible. De même, les rubans et leurs couleurs vives, ainsi que leur tressage à même la silhouette, et qui donne visuellement des losanges évoque le costume d’arlequin, personnage symbole du carnaval, répercutant ainsi lisiblement le titre dans l’œuvre et réciproquement. D’ailleurs étymologiquement, carnaval vient du latin – carne – la viande, et – levare – laisser, lever, et fait référence au carême où l’on s’abstient de viande. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Polly Morgan a choisi le mot italien et non anglais, comme si elle voulait en souligner l’étymologie. En effet, la viande, que l’on associe ici au corps humain donc, a été gommée à force d’être recouvert, laissée de côté au profit de la peau animale agencée. Ce paradoxe souligné, il devient alors intéressant de se questionner sur la mise en œuvre de l’installation par l’artiste, qui d’une part offre par le biais de la taxidermie l’illusion de la vie aux merles, et d’autre part a représenté le corps humain par son effacement, travail tout aussi méticuleux d’agencement d’un autre type de tissu non vivant, rubans patiemment tressés. La mise sur socle pose par ailleurs cette silhouette comme une réelle sculpture, non pas taillée dans un bloc de pierre, mais bien pensée par le textile, dans la mise en forme et en cernes de ses contours. Concernant les oiseaux, il n’y a ici rien à voir avec Les pensionnaires7 d’Annette Messager, réalisés en 1971 et pour lesquels l’artiste a fabriqué des tricots dont elle les a habillés. En effet, si Messager s’est appliquée à constituer une collection dans laquelle le temps est bel et bien arrêté, Polly Morgan nous entraîne définitivement par-delà les animaux morts. Le temps suspendu de la mise en scène, fait encore une fois participer le spectateur à l’œuvre, lui permettant de tourner autour de l’installation pour la comprendre, et réaliser que dans la narration engagée, ce sont bien les oiseaux qui dessinent le corps humain.

La peau, ainsi travaillée et envisagée, que ce soit par la taxidermie ou le tressage, animale ou humaine, appelle également à la surface et à la profondeur des corps. Avec Polly Morgan, nous avons vu que tout était mise en scène, le matériel plastique et son agencement narratif lui permettant de donner corps à son œuvre, de rentrer au cœur de l’espace plastique. L’intérieur des corps n’est pas montré, parce que justement il n’y en a pas, c’est du « faux », des « supports formés » pour accueillir la peau travaillée. Pourtant, cette surface symbole de l’intérieur et de l’extérieur, de la relation à l’autre, permet de donner corps et relief à l’espace plastique. Pour Michel Guérin il apparaît qu’en peinture la surface :

Accomplit une triple mission de réception : elle supporte l’inscription, elle distribue les places, elle sublime le plat et le plan (avec ses avant-plans et ses arrière-plans) et y creuse une profondeur. La surface récupère la profondeur, elle lui trouve une solution, l’interprète, la révèle en creux. 8

Avec le travail de Polly Morgan, il semble que la peau à la surface de l’œuvre permette encore plus de révéler la profondeur de son support. De même, en mettant en scène des références communes populaires par la taxidermie, l’artiste permet au spectateur d’aller plus loin dans son appréhension de l’œuvre, d’être interpellé, touché par ce qu’il regarde. Cette expérience ne paraîtrait pas envisageable si de multiples tropes n’étaient distillés par l’artiste, et elle pose le spectateur dans un contexte où il ne fait dès lors plus face à l’œuvre, à la surface de celle-ci, mais bien corps avec elle.


Notes

1 – Polly Morgan, Lovebird, technique mixte, 2005. Sans titre, boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009. Still life after death (rabbit) chapeau haut de forme, lapin, peinture, 2006. Carnevale, taxidermie de merles, rubans, 2011.

2 – Nous pensons aux œuvres de Damien Hirst tel que The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, 1991, acier, verre, requin tigre, formol, 213x518cm, ou Mother and Child Divided, 1993, acier, GRP composites, verre, silicone, vache, veau, formol, 208.6 x 332.5 x 109cm (x 2), 113.6 x 169 x 62cm (x 2)

3 – Daniel Sibony, Création, Essai sur l’art contemporain, Seuil, 2005, page 94.

4 – Michel Guérin, L’Espace Plastique, La Part de l’Œil, Bruxelles, 2008, page 79.

5Ibid., page 102

6 – Daniel Sibony, Op. cit., page 80.

7 – Annette Messager, Les Pensionnaires, 1971-72.

8 – Michel Guérin, Op. cit., page 94.


Bibliographie

GUÉRIN Michel. L’Espace Plastique. Bruxelles : éditions La Part de l’Œil, coll. Théorie, 2008, 124p.

MESSAGER Annette. Les Pensionnaires. Éditions Dilecta, coll. Les Travaux de l’Atelier, 2007, 24p.

SIBONY Daniel. Création, Essai sur l’art contemporain. Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2005, 298p.

Images et nostalgie de l’in-vu

Michèle Galéa
Doctorante en Arts plastiques – Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
michele-galea@wanadoo.fr

Pour citer cet article : Galéa, Michèle, « Images et nostalgie de l’in-vu. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

À partir de l’étude de deux œuvres photographiques contemporaines, il s’agira d’interroger la notion de trope, puis de déceler dans les images les figures de torsion qui peuvent faire dire que le discours iconique manifeste en vient à être déplacé, voire contredit pour déporter le regard en direction d’un in-vu semblant se dérober à toute forme de discours.

Mots-clés : trope – identité – in-vu – photographie – réthorique – tropisme

Abstract

From the study of two contemporary photographic works, we will question the notion of trope, then reveal in the images the figures of twisting which can make say that the iconic obvious speech comes there to be moved, and even contradicts to deport the glance in the direction of one un-seen seeming to shy away from any form of speech.

Keywords: trope – identity – un-seen – photograph – rethoric – tropism


Sommaire

Images et nostalgie de l’in-vu
Notes
Bibliographie

Le trope est un terme de rhétorique, plus précisément, c’est une figure de mots, ce qui le distingue par exemple de l’ellipse, de la litote ou de la répétition qui sont des figures de phrases. Son étymologie nous dit que c’est une figure du langage s’employant à détourner le sens premier ou le sens propre d’un mot, reposant sur des associations visant à révéler un sens nouveau au sein d’une phrase ou d’une expression. Un trope abrite toujours son propre détournement et sa propre surprise. Son sens ne peut se figer puisqu’il est une figure de mouvement agissant sur le sens sur lequel il se greffe. Cela signifie qu’en se figeant, un trope tend à devenir un cliché ou un stéréotype.

Si l’on transpose ces premières indications à la notion d’image, on peut avancer que le tropisme d’une image, c’est-à-dire l’orientation particulière de certains de ses signes dans une direction visant à modifier le sens de ces mêmes signes, tendrait à se condenser dans un élément ou une conjonction d’éléments, qui, dans l’image, a la capacité de retenir l’attention par sa façon de dévier le sens des signes et d’énoncer les lois de sa propre singularité. Le trope attire indirectement l’attention sans pour autant contrarier ou contrefaire la saisie de l’image, il interpelle le regard par une sorte d’efficacité qui se révèle peu à peu comme un point de fixation singulier dans l’image. La notion d’efficacité pourrait donc être la chaîne de sens du tropisme, ce vers quoi ce dernier se tend et s’oriente pour s’installer dans un système de signes et y faire signe lui-même. Or, en prenant la notion de trope sous cet angle consistant à repérer l’axe de son efficacité dans une image, on n’adapte pas la rhétorique au domaine particulier des images, on retourne au contraire aux fondements de la rhétorique classique. Parce qu’en effet, la rhétorique est d’abord l’art de bien parler en public, « bien » renvoyant ici à des critères d’efficacité et non de morale. La rhétorique classique vise la persuasion et pour reprendre les mots de Todorov, « il ne s’agit pas d’établir une vérité (ce qui est impossible) mais de l’approcher, d’en donner l’impression.1»
Dans l’ensemble des figures que la rhétorique met en œuvre, le trope apparaît comme une figure de style relevant davantage du vraisemblable que du vrai. Todorov poursuit par une citation extraite du Phèdre de Platon :

Dans les tribunaux, on ne s’inquiète pas le moins du monde de dire la vérité, mais de persuader, et la persuasion relève de la vraisemblance [….] La vraisemblance, soutenue d’un bout à l’autre du discours, voilà ce qui constitue tout l’art oratoire2.

Si le trope est originairement une figure de rhétorique déjà connue des présocratiques puisque le classement de ses sous-catégories nous vient des Anciens Sceptiques Grecs, et si, par ailleurs, l’emploi du terme-même a migré de son champ initial de référence — le langage, l’art du discours — en direction de celui de l’image, nous devons alors admettre deux choses :

Nous devons d’abord admettre que l’image n’est pas une représentation analogique en dépit de ses apparences mais que sa « manière d’être », autrement dit son apparence, est une forme de discours, c’est-à-dire une forme produisant un système de signes. Ceci signifie que la transparence des signes iconiques est aussi illusoire que celle des signes linguistiques. Avant d’être en relation avec son référent, une image est d’abord en relation avec ses propres lois, dont la marque est de se rendre aussi imperceptibles que les lois régissant tout autre discours. C’est précisément dans cet imperceptible que se loge la loi de vraisemblance qui semble fonder l’efficacité du tropisme d’une image.

Nous devons ensuite admettre qu’avec cette forme de discours constituant et informant l’image, se sont également déplacées des ambivalences provenant de la fonction attribuée au discours. En effet, le discours est toujours tiraillé entre ce que l’on peut appeler l’art de convaincre et l’art de toucher ou d’étreindre. Dans un tel contexte, le vraisemblable est alors l’opérateur de la persuasion ou celui de l’émotion. Or le vraisemblable n’est pas le vrai ni même le réel, c’est une mise en conformité, qui, selon les mots de Todorov, « […] comble le vide entre les lois du langage — la rhétorique — et ce que l’on croit être la propriété du langage, la référence au réel3.

Le vraisemblable est donc une relation de conformité entre un discours, un récit ou une image et une attente de réalité de la part de l’auditeur, du lecteur ou du spectateur. Entre persuasion et émotion, c’est au cœur de cette tension que s’installe la rhétorique de l’image, dont le trope est une figure et peut-être même la figure.

Mais de même que le trope agit localement sur un mot ou une expression et détourne ou transforme le sens de la phrase, la mise en œuvre discursive du trope dans une image opère parfois localement, comme un détail inutile dirait Roland Barthes, un îlot formel échappant à la structure narrative de l’image tout en apparaissant comme une authentique et paradoxale référence au réel. Quand elle se manifeste de cette manière dans une image ou une série d’images, la figure de style semble alors opérer une transgression de la loi de vraisemblance. Quelque chose se brise en silence, ou du moins, se défait et se désarticule en prenant une autre tournure. La loi de vraisemblance comme attente de réalité ne semble plus agir sur la structure de l’image qui énonce alors un autre discours que l’on tient d’abord pour vrai, avant de percevoir en lui, une autre loi de vraisemblance s’exerçant à un autre niveau et dont le trope — ou le tropisme — semble être l’orientation originaire. La question qui se pose alors, est celle de savoir si une image « mise en tropes » n’est pas toujours une image dont le tropisme défie et oblitère le sens premier de l’élément qu’il détourne, parce que ce dernier nous apparaît soudain comme la part la plus efficace de l’image, au sens de la plus vibrante, la plus mobile. Sa part insaisissable pour tout dire et qui, dans le trouble qu’elle provoque, atteint un effet de réel par sa manière de s’adresser au spectateur dans l’impensé de sa perception. Et là, nous arrivons à une contradiction, au moins en apparence. En remplaçant une loi de vraisemblance par une autre, le tropisme de certaines images semble court-circuiter sa relation à l’idée même de discours, il semble ouvrir une faille pour le moins suspecte que j’appellerai pour l’instant une faille du hors-langage avant d’en proposer une lecture possible. C’est à quelques-unes de ces images que la réflexion va maintenant s’intéresser.

La première série d’images photographiques se rapporte à ce que l’on pourrait hâtivement appeler la photographie documentaire. Leur auteur, Juul Hondius4, est un photographe néerlandais dont le travail a principalement été montré aux Pays-Bas et en Allemagne. Ses œuvres sont assorties de titres et fonctionnent indépendamment les unes des autres, ce qui n’empêche pas Hondius de les montrer comme des séries, notamment lors de l’exposition consacrée à la photographie néerlandaise que la Maison Européenne de la Photographie a organisée en juin 2006.

Lien vers le site Internet de Juul Hondius.

Ces œuvres dont les tirages sont de moyen format (150 cm x 125 cm pour la plupart), s’apparentent de prime abord au portrait documentaire, ce sont des images que l’on pourrait ranger au registre du photojournalisme et donc du support de communication. Par ailleurs, ce sont des images mille fois vues, des images de plus s’ajoutant au flux ininterrompu des images de presse qui inondent les médias. Il y a dans ces images une sorte d’effort pour coller à l’image-document. Le cadrage est serré, les visages ne regardent pas l’objectif et semblent penser à autre chose qu’à celui qui les prend en photo. Les personnages sont saisis dans leur seule présence corporelle et semblent avoir été prélevés de leur milieu environnant. Il est en effet impossible de dire où ils se trouvent précisément. Ils ne sont pas seuls, mais paraissent curieusement isolés. Isolés dans un groupe ou isolés dans un groupe lui-même confiné dans un espace. Ils pourraient être en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, rien ne permet de les géo-localiser. La seule chose qui soit sûre, c’est qu’ils se trouvaient dans une voiture ou un bus quand le photographe les a rencontrés. Les vitres embuées des véhicules, le siège arrière de la voiture, les places dans l’autocar, ces vêtements de tous les jours que l’on devine fripés par les contraintes du voyage, tous ces différents éléments prennent alors leur signification et guident le regard du spectateur pour y trouver de quoi esquisser un embryon de récit. Or les images demeurent mutiques. Portant leur regard au loin, les personnages perdus dans leurs pensées sont retirés au fond d’eux-mêmes, en transit et transportant avec eux un monde privé réduit à l’espace de leur propre corps. De ce point de vue, ce sont des portraits de voyageurs comme il en existe partout, et peut-être pouvons-nous déceler dans ces regards qui s’échappent hors du cadre des images, une manière d’inclure le spectateur dans l’espace de l’image et de le forcer à en faire partie.

L’angle de la démarche artistique du photographe se situe sur cette brèche, sur le déjà-vu des images de presse et le déjà-vu de ces visages coincés derrière des vitres, voyageurs anonymes dont l’errance se délite dans un espace sans territoire ou plutôt, entre deux territoires dont les frontières étanches imposent le déplacement permanent. Ce sont des voyageurs qui pourraient être des immigrants illégaux ou non, des réfugiés, des déplacés ou des demandeurs d’asile. Juul Hondius en appelle à notre mémoire de l’imagerie médiatique dont la rhétorique agence ici les signes d’une mémoire collective de l’idée de déracinement et de clandestinité. Ses images sont de subtiles mécaniques esthétiques dont les arrière-plans flous et écrasés par une probable prise de vue au téléobjectif, s’avèrent être des discours visuels tendus entre persuasion et émotion. Ils comblent en effet l’attente de réalité et le désir d’empathie du spectateur par une vraisemblance qui s’appuie principalement sur notre mémoire collective des images-documents, en tant que ces dernières se fondent sur la reconnaissance implicite de leurs stéréotypes. Cela signifie qu’à travers cette mémoire collective, circulent des schèmes perceptifs, mais également des constructions mentales élaborées à partir des cadres spatio-temporels d’une culture commune de l’image, des événements et des rapports sociaux.

C’est là que les images de Juul Hondius basculent et substituent à cette loi de vraisemblance, une autre loi de vraisemblance qui ne nous apparaît pas immédiatement comme telle, mais qui, au contraire, s’insinue par des signes a priori superflus et s’applique à déplacer le discours de l’image pour le situer dans une vérité qui échappe à la vraisemblance qu’elle avait affichée. Quand on s’attarde sur ces images, on remarque en effet des petits détails, des incisions dans l’agencement formel homogène des images. Le doigt posé sur la gorge, la tranche de la vitre séparant curieusement les têtes du reste du corps, semblant répondre au bord rouge du tee-shirt du troisième personnage assis, une séparation que l’on retrouve également dans le portrait de la jeune fille pensive, les deux étiquettes collées sur l’envers de la vitre embuée… Tous ces détails apparemment inutiles, en tout cas secondaires, ramènent invariablement aux visages qui ne nous regardent pas, qui regardent de côté et qui, du fond de leurs consciences repliées sur elles-mêmes, regardent ce qui est derrière nous ou sur le côté et qu’en tout cas, nous ne pouvons pas voir depuis la place que nous occupons. Leur façon de regarder en évitant le contact direct apparaît alors comme l’expression insidieuse d’une menace, l’expression mutique d’un non-identifié qui refuse de livrer son sens et qui donc, devient l’expression d’une forme de menace de l’incontrôlable.

On peut noter par ailleurs que les titres des photographies ne lèvent en rien l’ambiguïté de ce contexte menaçant de l’incontrôlable, parce qu’ils ne divulguent aucune information et ne fonctionnent donc pas comme une légende de photographie de presse. Sans contenu légendé explicite, ces images obligent donc le spectateur à regarder et à s’interroger sur sa manière de regarder. Au fond, la vraisemblance dont il s’agit et que le tropisme des images révèle à partir de ses signes secondaires, n’est plus tout à fait celle que l’on attend et que l’on re-connaît par son insistance à puiser dans le répertoire iconique de la mémoire collective. Une autre loi de vraisemblance semble s’exercer sur le discours affiché des images, à un niveau qui touche des strates plus profondes que celles des comportements sociaux et que l’on peut situer dans des zones de comportements archaïques entre congénères de la même espèce. Ne pas renvoyer le regard, se détourner de l’objectif et se refuser à la réciprocité, se reçoivent peu à peu comme l’expression d’une peur inavouable et irrationnelle du nomade et de l’incertain, du non-identifié et du déracinement de l’exil forcé et surtout de sa version actualisée : la peur instrumentalisée par les médias du déferlement des réfugiés en Europe Occidentale. La loi de vraisemblance sous-jacente au discours des images en vient alors à transformer la tension inhérente à tout discours, entre persuasion et émotion. La persuasion demeure intacte, mais l’émotion n’est plus empathique ; elle s’imprègne de répulsion ou de fascination, ce qui revient au même. S’il fallait résumer d’un mot la torsion opérée par les signes secondaires dans ces images, ce pourrait être : tropisme de l’inavouable. Pour toutes sortes de raisons, ces images sont ancrées à des préoccupations contemporaines mais au fond, elles actualisent une figure très ancienne de la culture occidentale, celle de Dionysos, celui qui vient du dehors, l’étranger à la cité mettant la stabilité sociale en péril et constituant par là-même une clé de la dialectique entre identité et altérité.

Ajoutons pour finir que les images de Juul Hondius sont des photographies mises en scène. Elles n’ont pas été prises sur le vif et résultent au contraire d’agencements pensés dans leurs moindres articulations, du casting des acteurs au choix du décor et de l’éclairage, toujours artificiel. Ce sont des théâtres du réel et comme au théâtre, c’est par le corps de l’acteur que les tropismes instaurent une autre vraisemblance du discours, parce que, nous dit Arnaud Rykner, « l’acteur est un perpétuel créateur de tropismes, qui se projette dans les profondeurs de son intériorité pour provoquer en lui ce bouillonnement de sensations primitives qui seules commandent l’action théâtrale »5.

Une autre série d’images photographiques semble travailler encore plus profondément ce rapport « tropismique » selon le mot d’Arnaud Rykner, entre l’acteur et le personnage, refusant tous deux « de prendre le mot au mot et devinant que derrière eux se cachent des zones troubles »6. Il s’y ajoute cependant un lien plus explicite à la corporéité du personnage et une allusion au silence et à la parole.

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Anne-Line Bessou, « Introspection » de la série Décadences. (40 cm x130 cm), 2009.

Comme les images de Juul Hondius, le polyptyque d’Anne-Line Bessou relève de ce que l’on appelle la photographie mise en scène. Cette œuvre datée de 2009 et intitulée Introspection7 est constituée de deux portraits identiques et de deux scènes d’intérieur disposées en alternance. Comme chez Juul Hondius, on retrouve l’effet insidieux des regards qui se détournent et qui fixent une zone hors-champ, invisible depuis la place que nous occupons. Et comme chez Juul Hondius, il y a une circulation entre l’expression des visages rétractés sur leur intériorité et les éléments de décor, dont les signes affichent le caractère anodin de l’image documentaire. La comparaison s’arrête là, mais elle permet cependant de relever ce qui fait la vraisemblance de ce discours iconique. En effet, la répétition des deux portraits identiques ne parvient pas à enrayer la narration implicite de l’alignement des images. Elle la freine tout au plus en contrariant le désir d’image du spectateur et en l’obligeant par là-même à déchiffrer les signes secondaires disséminés autour du personnage assis sur la chaise. Ainsi, en se promenant du visage au décor et du décor au visage, on comprend peu à peu que ce personnage tassé sur lui-même se trouve dans la salle d’attente du cabinet d’un psychologue. L’affichette mentionnant « ticket psy » semble signifier qu’il s’agit d’une consultation prise en charge par une entreprise ou un organisme quelconque. Ce que l’on aurait pu prendre pour des portes donnant sur des pièces séparées, derrière le personnage, sont en fait des portes de placard sur lesquelles sont punaisées une photographie et un diagramme dont les informations sont a priori sans conséquence directe sur le discours de l’image. L’effet de narration est ténu et se limite aux signes de l’anxiété précédant la rencontre frontale avec un représentant de l’institution médicale. Mais en revanche, il y a incontestablement une référence explicite à la rhétorique de l’image. À la manière de One and three chairs de Joseph Kossuth, les trois modes d’énonciation de l’icone cohabitent dans cette image en prenant pour ainsi dire le personnage en otage. L’installation de Kossuth laisse entrevoir que l’objet demeure insaisissable malgré la multiplicité de ses définitions. Référent, indice et symbole se conjuguent en une triple représentation qui échoue à signifier l’objet en soi et qui ne fait que le désigner à divers degrés d’abstraction. Nous ne communiquons pas avec les objets mais avec leurs significations. C’est ce que semble également signifier la photographie du polyptyque d’Anne-Line Bessou : le personnage est cerné par trois représentations qui s’avèrent être les trois modalités de l’icône : le diagramme, l’image et une image numérique reproduite dans le magazine entr’ouvert, figurant un jeune homme pendu à un rail de néon. Une métaphore donc. Un trope s’exposant comme tel, figé à l’état de stéréotype, stade latent du psychisme du personnage qui s’en détourne. Or, la distribution alternée du polyptyque invite en quelque sorte le spectateur à aller chercher le sens de cette métaphore dans les autres images, parce qu’un polyptyque est d’abord un ensemble de panneaux dont les signes dialoguent entre eux d’une représentation à l’autre. Et c’est précisément par le personnage que la loi de vraisemblance de ce discours iconique manifeste en vient à se briser pour laisser place à un autre discours sous-jacent, dont la loi de vraisemblance singulière émerge de ce rapport « tropismique » entre l’acteur et le personnage. Les « zones troubles » dont parle Arnaud Rykner prennent des allures de soudaine clarté dans l’image de la pièce vide. Le personnage a déserté le lieu et les pages du magazine ont été tournées. À la place de l’image de pendaison qui signifiait la métaphore, on distingue deux formes laiteuses sur un fond noir. Deux ovales effilés rappelant curieusement les deux visages en gros plan, dont la prise de vue a pour principal effet d’hypertrophier le haut du crâne et de faire glisser le menton et la bouche dans le col boutonné comme dans un entonnoir. Ce parallélisme formel entre deux portraits identiques et deux formes jumelles indéchiffrables depuis la place que l’on occupe, c’est-à-dire depuis cette même place qui nous empêchait tout-à -’heure de voir ce que les personnages de Juul Hondius regardaient, apparaît alors comme le trope qui détourne le sens du discours manifeste de l’image, en le situant dans une zone troublante. Celle d’un rapport douloureux à l’organique et d’un tourment sur lequel les mots ne parviennent pas à se poser. Depuis la place que j’occupe, ces deux formes indéterminées sont des échographies. L’ovale irrégulier de leur découpe évoque l’imagerie médicale et là encore, l’image n’en finit pas de se dérober en semant d’autres sens possibles, puisque l’échographie est une image indiciaire résultant d’un transcodage d’ondes sonores. De l’échographie au visage mutique étranglé par le col de la chemise, du personnage contracté sur ses angoisses au fauteuil vide, tous ces signes s’entremêlent dans la linéarité d’un récit qui, s’il fallait le qualifier d’un mot, pourrait être le récit d’une expulsion. Mise au placard, expulsion de l’image. Expulsion d’autant plus impossible qu’elle se non-formule par un signe masqué, le cou rentré dans les épaules ou le cou serré par un col de chemise ou une corde. Si le cou est ce qui sépare la tête du reste du corps, le cou est aussi l’enveloppe du larynx et des cordes vocales. C’est le siège organique de la résonance des mots et dans ce polyptyque, l’expulsion du corps semble fonctionner comme un acte se substituant à l’expulsion des mots. C’est finalement par l’image de l’échographie que le tropisme de cet ensemble iconique fusionne l’acteur et le personnage pour faire émerger une autre loi de vraisemblance, plus ténébreuse que celle de son discours manifeste.

De l’inavouable des images de Juul Hondius à l’expulsion impossible du polyptyque d’Anne-Line Bessou, il y a plus que des récurrences formelles, passant principalement par le refus de regarder le spectateur et l’insistance à désigner en creux, une partie du corps dans laquelle circulent tous les fluides vitaux. De l’inavouable à l’expulsion impossible, il y a aussi deux mises en œuvre de tropismes dont les retournements s’appliquent à esquiver toute forme de discours univoque, en commençant par refuser de donner au spectateur de qu’il attend au-delà de son attente de réalité, et en lui donnant finalement ce dont il ne veut pas. Entre ne pas avoir ce que l’on attend et avoir ce que l’on ne veut pas, ces deux œuvres, par une fusion de l’acteur et du personnage, suggèrent au spectateur que ce qu’il attend d’une image et ce dont il ne veut pas, sont peut-être une seule et même chose, qui se reçoit d’abord comme l’expression d’une frustration, et qui se manifeste invisiblement au contact de l’image comme la perception intériorisée d’un manque ou d’un manquement de sa part. Entre l’image et le spectateur, quelque chose ne peut ni ne veut se dire, quelque chose a défailli et s’est perdu en route.

Comment le trope qui est au départ une figure de mots, parvient-il dans l’image à se fonder sur des signes bavards et conduire à une telle perception de ce qui ne peut ni ne veut se dire ? En d’autres termes, comment le trope peut-il à la fois marquer sa présence par des signes visibles, et opacifier l’image en déplaçant son discours sur le registre de ce qui n’est pas physiologiquement vu, mais autrement perçu par le regard de l’esprit ? Le trope nous apparaît dans un premier temps comme une manière d’assagir l’image, en ramenant sa mutité à une autre forme de discours. Mais très vite, il nous apparaît comme une suppléance à l’in-vu, un moyen formel de vaincre le silence de la forme, et d’accéder au corps étranger qu’est l’image, depuis les signes inoffensifs de son discours déclaratif. Mais malgré cela, depuis la place que nous occupons, le trope est précisément ce qui atteste dans l’image, que le spectateur est à sa place et l’image est à la sienne. Parce que dans l’agencement d’ensemble de l’image, il est le lien à la chose qu’il a fallu faire disparaître pour qu’il soit justement un trope et autre chose qu’un stéréotype ou un cliché. Dans l’image et par les signes sur lesquels il opère un retournement, le trope pourrait donc être le lien à la chose disparue qui est au fond des images, ce qui le donnerait au regard comme un objet nostalgique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un retour de la douleur, que l’on assimile trop souvent au regret du passé mais qui se rapporte primitivement au mal du pays8.


Notes

1 –  Tzvetan Todorov. Dossier « Recherches sémiologiques, Le vraisemblable », revue Communications, n°11, Seuil, 1968, pp. 1-4.

2 –  Platon. Phèdre, 272d-273c, Paris Garnier Flammarion, 1964.

3 –  Tzvetan Todorov. Op. Cit., p. 1.

4 –  Œuvres consultables sur le site de l’artiste : http://www.juulhondius.com/juulhondius.html

5 –  Arnaud Rykner. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

6 –  Ibid., p. 144.

7 –  Introspection (40 cm x130 cm), 2009, de la série Décadences.

8 –  Du Grec nostos, retour et algos, mal, souffrance. Nostalgia apparaît d’abord pour qualifier le « mal du pays » des suisses alémaniques partis à l’étranger pour y être mercenaires. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004, p. 2394


Bibliographie

PLATON. Phèdre, 272d-273c, Paris : Garnier Flammarion, 1964.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004.

RYKNER Arnaud. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

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Pour citer cet article :

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URL : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/images-et-nostalgie-de-l-in-vu-galea-numero-5-2012/#n1

Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain

Marion Zilio
Doctorante en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts à l’Université Paris – VIII
mzilio@hotmail.fr

Pour citer cet article : Zilio, Marion, « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Dans une culture et un quotidien désormais hybrides, le concept d’hybridation ne semble plus faire symptôme ni être l’indice d’une rupture symbolique. L’hybride devient, au contraire, la marque d’une idéologie proliférante dont les technologies numériques assurent le déploiement. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain se réduise à un « effet technique » parmi d’autres et résulte d’un fétichisme du métissage, évoluant dès lors, du subversif au conformisme. Pénétrant l’ordre du discours, il devient par ailleurs, un procédé canonique de raisonnement en adéquation avec la fluidification et la complexification du monde actuel. Or il apparaît également qu’en devenant une sorte de paradigme, sous l’influence du numérique, s’actualise un mode de pensée transversal héritée de la pensée cybernétique, systémique ou postmoderne. Ainsi se jouent les conditions de possibilité d’une épistémologie topologique et d’une ontologie relationnelle et hybride, davantage proche d’une anthropo-topologie.

Mots-clés : hybride – numérique – diamorphose – différance – hybridation – post-humain – technologie

Abstract:

In a period where the term « hybrid » comes as a paradigm in our culture and in our everyday life, this concept does not seem to be a symptom or a symbolic break anymore. The hybrid becomes, however, the mark of a proliferating ideology supported by the digital technology. It would appear that the contemporary hybrid is reduced to a “technical effect” among others, and the result of a crossbreeding fetichism, therefore evolving from subversion to conformism. Entering the actual discourses, the hybrids also strives to a canonical reasoning process, in line with the fluidity and the complexity of our world today. But it also appears that the hybrid, as it becomes a sort of paradigm under the influence of the digital technology, is actualizing a way of thinking inherited from the cybernetic, systemic or postmodern thoughts. Thus, arises the possibility of a topological epistemology and of a relational ontology, closer to an anthropo-topology.

Key-words: hybrid – digital – diamorphosis – différance – hybridism – post-human – technology

Le monde contemporain, appareillé par les Technologies de l’Information et de la Communication numériques (TIC), est sujet à des processus de compression-dilatation, conduisant à repenser les catégories d’espace et de temps, selon un topos et un chronos qui se veulent sans frontière ni latence, sans extériorité ni intériorité, sans aspérité ni altérité. Notre milieu est désormais hybride : il ne s’agit plus, en effet, d’opposer le réel au virtuel, mais bien de considérer l’ambivalence de notre écosystème « physico-numérique » selon ses contingences et ses imprévisibilités. Ainsi mondialisés et capitalisés, nos territoires hybrides semblent neutraliser les partages catégoriels et dichotomiques de la modernité, ceux délimitant des couples d’opposition tel que la présence et l’absence, l’espace public et privé, le local et le global, entres autres. Mais au-delà, il semble que l’hybridation contemporaine déplace également l’action déconstructiviste des postmodernes et des avant-gardes. La postmodernité rêvait de transgresser les formes rigides de la modernité, la contemporanéité semble l’avoir actualisé. Penser le non-linéaire, les contradictions, les multiplicités et les « entre-deux » apparaît désormais comme une nécessité dans nos sociétés de l’information. Dès lors, l’hybride devient-il une figure de la complexité contemporaine ? Mieux, le concept d’hybride peut-il devenir l’enjeu d’une rupture épistémique, dynamisée par les flux électroniques et orientée par le souci de relier et d’enchevêtrer nos connaissances ? Le numérique dissout-il alors le terrain de l’ontologie au profit de nouvelles topologies et logiques de voisinages ?

Or, la perte essentielle des frontières (Debray, 2010), souvent associée à des disjonctions – délocalisant le sens et le sensible, le moi et l’autre, l’image et la réalité – n’intronise pas l’hybride pour autant. Cela révèle, a contrario, un consensus indifférencié ne répondant pas à la nécessité d’agencer des rapports de forces et d’altérité ; l’hybride se ferait alors l’écho d’une culture mainstream louant les mérites de la flexibilité, du nomadisme, du trans et de l’inter. Aussi, si l’hybride apparaît longtemps comme une figure symbolique – à l’image d’une certaine tradition mythologique ou romantique – sa valeur s’est peu à peu transmuée du subversif au conformisme, notamment avec les technologies numériques. L’hybride perd-il ainsi sa puissance transgressive en devenant un « effet technique » parmi d’autres, effet qui du reste s’éloigne peu de ce que Marc Tamisier nomme une « vision spectacle » ? De même l’hybride schématise-t-il un raisonnement canonique réservé à la stricte description d’un mouvement général de fluidification ? Autrement dit, l’hybride se réduit-il à une « technologie de l’esprit » (Sfez, 1992) exempte de valeurs conceptuelles ou symboliques ?

Nous verrons donc comment dans un premier moment, les stratégies de l’hybride se dégradent vers un « hybridisme généralisé ». Puis dans quelles mesures les spécificités numériques de l’hybride agencent une connivence topologique, faite de voisinages, de relations et de contiguïtés. Enfin, nous interrogerons cette traversée hybride afin d’en révéler les enjeux et les travers contemporains.

1. Stratégie de l’hybride et effet numérique, vers un hybridisme ?

Un bref retour sur la genèse du terme hybride nous éclaire sur la portée heuristique de cette notion. Étymologiquement, l’hybride est formé à partir du latin ibrida signifiant « sang-mêlé » et conduit à l’idée de manipulation ou d’acte transgressif brisant ainsi le cours normal des choses et l’ordre de la nature. Par la suite, ibrida est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hybris, désignant la démesure, l’excès ou la violence. La figure de l’hybride semble alors proche du monstrueux, dans la mesure où son aspect s’écarte de l’ordre naturel. Rappelons en outre que monstre, monstrare, désigne ce que l’on « montre du doigt faute de pouvoir compter sur le langage » (Ancet, 2006, p. 15). Aussi l’amalgame avec le monstrueux tient-il à cette suspension abdiquant notre propension à signifier, à catégoriser, à identifier et finalement, à réduire un sujet dans un pli identitaire. De plus, cet amalgame nous invite à une certaine éthique de la différance au sens derridien. Derrida considère en effet que la pensée doit dépasser l’illusion dichotomique créée par le langage. Sa critique logocentrique vise ainsi à « déconstruire » les binarismes en privilégiant une logique fluide et changeante. Littéralement, la différance diffère et déplace, elle est ce mouvement producteur de différences, le processus selon lequel les significations figées sont déjouées.

De fait, l’hybride en tant que forme intermédiaire et indéterminée – puisqu’elle se retire de l’emprise de l’Être et de ses définitions – s’inscrit dans une perspective de résistance, voire de révolte. En déplaçant les formes figées et stratifiées, l’hybride, comme la figure allégorique du monstre, remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de centre ou de sens univoque. La relation directe entre le signifiant et le signifié ne tient plus, il s’opère alors des glissements de sens infinis d’un signifiant à un autre, à l’image de ce que l’une des artistes pionnières de l’art numérique, Nancy Burson, nous proposait dès les années quatre-vingt. Cette artiste américaine réalise en effet la série Early Composite à partir d’un feuilletage d’images afin de figurer des visages singuliers et hors-mesures.

En témoignent ses photomontages, inspirés par la technique de forme-synthèse mise au point par Francis Galton, dont le projet relevait, rappelons-le, d’une stratégie typologique : il s’agissait, en effet, de produire le visage générique d’un criminel. Les visages He with She et She with He, réalisés en 1996 par Burson, déclinent cependant le thème de l’androgynie et semblent manifester une idée de passage malgré la fixité des images. L’identité sexuelle des individus est alors perçue, non plus comme le glissement du féminin au masculin tel que Claude Cahun l’expérimente, ni comme celui du masculin au féminin ainsi que Pierre Molinier le fantasme, mais comme un dépassement. Mi-homme mi-femme, ni homme ni femme, mais les deux à la fois, l’artiste ne cherche pas à jouer des oppositions vers une dialectique non productive tout à la fois rigide et binaire mais cherche, au contraire, à déplacer le sens.

Elle ouvre ainsi un territoire fluide et transverse, à la fois neutre et subversif. Neutre, d’une part, puisqu’elle invente une opération singulière et mouvante qui prend en compte les deux « sens » à la fois et les rends simultanément valides. Notons que cette opération se distingue de la dialectique hégélienne et semble davantage proche de la « dialogique » – de la double logique – telle qu’Edgar Morin l’entend dans la pensée complexe (Morin, 2005). Subversive, d’autre part, puisqu’il s’agit d’une réelle contestation des catégories et des logiques identitaires, reflets des discours assujettissants parsemant l’ordre du biologique, du social et du politique. Or, l’assujettissement désigne à la fois le processus par lequel un sujet devient subordonné à un pouvoir et le processus selon lequel un individu devient sujet. Comprenons que le sujet est bien celui qui est, il unifie les signifiants dans l’identité qu’il se donne, ou plutôt qu’on lui assigne. Ainsi politisés, ces visages – à l’individuation sans sujet – échappent aux logiques dominantes, patriarcales, coloniales ou autres, et inventent de nouveaux schémas perceptifs. De même, ces visages hybrides semblent suggérer une normalité déphasée et auto-organisée. Dès lors ces visages en devenir, ni stables ni instables mais méta-stables, semblent répondre à une nouvelle phase d’individuation par contamination et hétérogenèse.

Sans doute est-ce en cela que l’hybride contribue à modifier l’organisation de notre perception et de nos connaissances selon des configurations de voisinage, de relations ou de contradictions simultanées. Sans doute également, la figure de l’hybride participe-t-elle au discrédit des philosophies analytiques ainsi que des métaphysiques du sujet, étant, à l’image de la pensée chinoise, attentive aux transformations, aux passages et aux contradictions. De même, elle semble écarter de sa logique le verbe « être », lequel demeure un puissant et indispensable outil pour les langues indo-européennes en matière d’ontologie. De la sorte, il semble que l’hybride, comme la pensée chinoise, privilégie la fluidité de l’esprit à la solidité des arguments.

Cependant, la portée conceptuelle et symbolique de l’hybride, à la fois riche de potentiels renouvelés et expression de nouveaux territoires de pensée, semble se dégrader à mesure qu’elle entre dans les discours contemporains, notamment sous l’effet des techniques numériques, mais aussi du technocapitalisme. Edmond Couchot et Norbert Hilaire affirment, à propos des technologies numériques, qu’elles instituent « un art de l’hybridation, non seulement entre les constituants de l’image, mais aussi entre les pratiques artistiques » (Couchot et Hilaire, 2003, p. 112). Ajoutons également que le numérique, pierre angulaire des différentes sphères ingénériales, artistiques, économiques ou médiatiques, touche désormais l’ensemble des structures de notre quotidienneté. Le numérique semble alors profiter de cette convergence d’applications pour s’imposer tel un véritable opérateur et ordonnateur de notre quotidien, tout comme il est probable que cette technique – au potentiel d’hybridation tous azimuts – puisse également influencer nos manières d’être et de penser.

L’hybride est ainsi devenu une figure incontournable des discours et de la création, un concept « passe-partout » dont il semble que l’on oublie le sens initial. Le posthumain en a fait son avatar, le numérique sa réussite formelle – avec notamment le concept de diamorphose – la transdisciplinarité son fondement, mais l’hybride touche également des champs aussi divers que la génétique, l’agriculture, l’automobile et les territoires, à tel point que nous tendons vers un hybridisme généralisé appelant ainsi une modification du sens donné habituellement aux hybridations. Le suffixe isme témoigne, par conséquent, d’une idéologie reflétant une vision particulière du monde ; vision dont nous estimons que la valeur conceptuelle est évincée par les spécificités numériques et son instrumentalisation capitalistique. Si de tels procédés parcourent l’histoire de l’art, ainsi que le précise Emmanuel Molinet, faisant de l’hybride un objet de propagande, « un système de représentation », correspondant à une « codification du réel » (Molinet, 2006), il semble que cette politique de l’image ne fasse plus symptôme dans une culture et un quotidien désormais hybrides. Dans un monde de plus en plus simulé et codifié, l’hybride n’est plus un phénomène de rupture, mais la marque d’une idéologie proliférante.

Ainsi, l’idéologie de l’hybride semble se réduire au fétichisme du métissage, voire au spectre du libéralisme multiculturel. Nous noterons par ailleurs la proximité de ce fétichisme idéologique avec « la critique des réseaux » tel que Pierre Musso (Musso, 2003) ou Lucien Sfez (Sfez, 1992) en dénoncent les apories. Leurs analyses prouvent, en effet, la dévaluation et la dépréciation du concept, qui devient une « technologie de l’esprit », soit une vulgate limitée à la stricte compréhension des réseaux informatiques et d’Internet. Ils citent alors Deleuze et Guattari selon qui la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : « d’abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation » (Musso, 2003, p. 234). Si cette affirmation est à nuancer d’un point de vue philosophique et épistémique, nous pensons cependant que l’hybride suit le même processus de dévalorisation. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain résulte davantage de distinctions a posteriori que de qualités a priori : l’hybride n’est plus une entité signifiante, mais un qualificatif galvaudé.

Autrement dit, l’hybride, dans le champ de la création contemporaine, devient l’enjeu d’une tension entre des codes plastiques – légitimés, entre autres, par le marché des images et la plasticité du numérique – et des identités hybrides indifférentes. Réalisant le projet de l’hybridation généralisée, les artistes perdent alors de vue la nécessité d’interroger une identité, certes fluide et polymorphe, mais néanmoins, objet d’un combat sans cesse renouvelé entre normes sociales, biologiques, esthétiques et politiques.

Lorsque le Time Magazine réalise en 1993 le visage intitulé The New Face of America, le feuilletage de l’image et du visage, loin de subvertir, réduit au contraire le visage à un type. De même, le visage « Who is the face of America ?« , parue en couverture du magazine Mirabella l’année suivante, réalise le portrait type de la Beauté américaine en vue d’offrir une certaine tendance des canons de beauté et des normes sociales. Citons également le projet de Chris Dorley-Brown d’établir la synthèse de deux mille visages d’hommes et de femmes de tout âge pour le passage à l’an 2000. L’identité fictive et hybride reproduit alors paradoxalement les stratégiques typologiques élaborées par Galton, quand bien même la finalité était de rendre compte de la diversité culturelle et ethnique des États-Unis ; chose qui n’apparait pas de prime abord. Certains, comme Donna Haraway, ont évoqué, à propos de la couverture de Time Magazine, le « déni de la réalité multiraciale » ou l’idée d’une « citoyenneté normative ». Il nous semble ainsi que le numérique précède, voire légitime, une certaine normalisation, reflétant davantage ce que doit être la femme américaine : avenante et puritaine dans le Time Magazine, idéale et sexy dans le magazine féminin Mirabella. Le numérique synthétise et modélise, et l’hybride devient un moyen, non plus une fin. Certes, ces clichés datent et relèvent de commandes accompagnant une technologie encore naissante, cependant une certaine tendance à l’hybridation, amorcée par les avant-gardes et parachevée par le numérique, parcourt la création et les enjeux contemporains.

De même il semblerait que le capitalisme, retournant et intégrant la critique d’un monde désenchanté, privé de participation et de créativité, tende à assimiler l’hybride à son mode de fonctionnement. La flexibilité du capitalisme contemporain semble en effet établir une politique des différences et des multiplicités, célèbre la fascination pour le nouveau et le spectaculaire, et encourage, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, « une pensée du dehors » (Foucault, 1986). Ainsi instrumentalisée, l’hybridation se réduit à des stéréotypes ou des archétypes, n’en demeurant pas moins des types, lesquels prolongent et instituent de nouvelles structures binaires et hiérarchies sociales. Comme l’énoncent les auteurs d’Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, « Échanges et communication dominés par le capital sont intégrés dans sa logique et seul un acte radical de résistance peut ressaisir le sens producteur de la nouvelle mobilité et hybridité des sujets, et réaliser leur libération » (Hardt et Negri, 2000, p. 439).

Toutefois, soulignons que la vulgarisation et la commercialisation du concept d’hybride, dont le numérique se fait à la fois l’opérateur et le récepteur privilégié, ont permis une véritable acculturation de ces mêmes techniques. Dès lors, le mouvement de concrétisation d’une technique se développe à travers diverses étapes. Après une période d’emphase en prise avec les utopies et les idéologies engendrées par le numérique – dont nous pensons que l’hybride posthumain est l’icône – une phase pragmatique et expérimentale confronte ces imaginaires aux usages. Or, il nous semble que le déplacement d’intérêt de l’homme à son milieu, d’une vision privilégiant le statut moral à son insertion environnementale, est l’indice d’une évolution des rapports de l’homme à l’hybride, de l’homme aux potentialités numériques, de l’homme à la formation de nouveaux outils de pensée. Dès lors, que peut l’hybride dans un contexte d’hybridation généralisée ?

2. La connivence topologique ?

Il semblerait en effet que l’hybride contemporain n’est pas seulement un mixte, ni même une figure monstrueuse, mais davantage la preuve tangible que nos catégories, nos définitions et nos binarismes sont inadaptées, voire incapables de penser les relations et les complexités de nos « sociétés 2.0 ». L’hybridation contemporaine traverse par conséquent les champs du savoir, mais prépare aussi les bases d’une nouvelle attitude esthétique et mentale, moins préoccupée de représentation que d’interaction, moins désireuse de rendre raison que de faire circuler le sens selon des logiques processuelles, voire rhizomatiques. Le numérique et les technologies relationnelles esquissent en effet de nouveaux procédés d’écriture rendant possible l’émergence d’une épistémè interstitielle et transversale.

La numérisation croissante de nos territoires favorise la modélisation d’un double monde contemporain, façonné par l’omniprésence des réseaux et des flux de tout ordre. Nous vivons en effet dans un monde hybride, où nos territoires physiques sont désormais doublés de coordonnées numériques et de données sémantiques, en lien les unes avec les autres. Aussi, de nouvelles manières d’habiter le monde, de le sentir, d’agir sur lui, mais aussi de le penser et de le fabriquer émergent : d’un paysage composé de points selon une logique des positions figées, tout à la fois taxinomique et typologique, il semble que nous entrons dans un paysage de lignes, fondé sur une logique des flux, des topologies et des cartographies dynamiques.

La pensée s’achemine ainsi vers une prééminence du topologique sur l’ontologique, où les notions de devenir et de voisinage recouvrent celles de frontières et de limites stables. Ainsi, d’une ontologie substantielle, relative à la question de l’être, nous tendons vers une ontologie relationnelle et hybride, voire vers une anthropo-topologie. En outre, la connivence topologique, telle que nous l’entendons, ne relève pas d’un « discours sur le lieu » ni d’un simple rapport entre notions juxtaposées, mais bien de la création de nouveaux interstices, dont l’hybride conditionne le dispositif.

Le numérique absorbe donc l’hybridation dans sa logique productive, mais participe aussi, ainsi que nous l’avons évoqué, à modéliser notre expérience cognitive, selon des principes de transversalité, de complexité ou de fluidité, propre à ce que peut un dispositif hybride. Aussi, dans un contexte d’hybridation généralisée et de cyberespace, la nécessité de dépasser la représentation ou l’étude des phénomènes, pour s’intéresser aux interactions entre les éléments, semble réactualiser les prémisses postmodernes. Nous mesurons cependant, avec Anne Cauquelin (Cauquelin, 2002), les impasses et les écarts d’une telle continuité – entre l’héritage postmoderne et le cyberespace – dans la mesure où les résonances numériques de notions aussi « cultes » que celles de rhizome, de nomadisme, de déterritorialisation ou de déconstruction, ne peuvent rendre compte des visées philosophiques et émancipatrices qu’elles recèlent. Toutefois, nous pensons que les usages technologiques ont révélé des accointances et une affinité avec ces concepts qui, habituellement perçus comme abstraits, paraissent désormais concrets. Mireille Buydens parle notamment à ce propos de « perception deleuzienne d’Internet » (Buydens, 1997). Suite à la cybernétique, au systémisme, à la pensée complexe ou au postmodernisme dont Derrida, Deleuze, Guattari et Lyotard sont les figures emblématiques, l’hybride contemporain semble devenir une écriture métaphorique, actualisant une pensée ouverte et dynamique, cheminant depuis l’après-guerre.

Aussi, l’hybride ne se réduit-il pas à une simple traduction imagée ou métaphorique, tout comme il n’investit pas à lui seul la logique numérique, mais semble, néanmoins, le reflet d’une certaine idéologie contemporaine, au sens positif du terme, dont les incidences se situent au niveau de l’appréhension des savoirs, du monde et de l’homme. Tel que l’avait annoncé Foucault, « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (Foucault, 1970), faut-il entrevoir dans cette prophétie l’actualité d’une pensée dont le XXIème siècle a fait sa devise et son mode de fonctionnement ? De plus, non seulement chacune de ces approches – cybernétique, systémique, complexe ou postmoderne – est guidée par un paradigme communicationnel et donc relationnel, et aspire au décloisonnement des disciplines, mais chacune, à sa manière, tend à une dissolution créatrice du sujet, préférant en cela la fluidité identitaire et les multiplicités au sujet donné. Aussi, tout comme l’hybride, la multiplicité est-elle a-formelle et a-subjective, nous ne discuterons pas des présupposés anti-humanistes accompagnant ces courants de pensées, cependant nous rappellerons que l’hybride est un avatar du posthumain, conséquence directe des mutations anthropologiques de l’utopie technoscientifique.

Comprenons en définitive que l’hybride n’est pas une illustration d’idées ou de concepts, cybernétiques ou postmodernes, mais le prolongement actualisé d’un mouvement de pensée révolutionnaire et révolutionnant les rapports entre savoir et pouvoir.

L’hybride devient cet art de la transition qui, proche de la pensée chinoise, nous donne à penser les « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) ainsi que les subtilités de la processualité. Renouvelant nos logiques occidentales, l’hybride se focalise alors sur le trou béant ignoré par la logique classique et taxinomique des Lumières. En effet, la rationalité technique des Modernes, orientée par une pensée de l’Être et les exigences du logos, a négligé l’ensemble des espaces intermédiaires et hors-mesures émergeant via l’hybride. Dès lors le numérique, dans ses formes hypertextuelles ou ses occurrences cartographiques, favorise une attention renouvelée aux nœuds, liens et relations entre les instances. Au point que certains présument l’apparition d’une « raison numérique ou computationnelle » (Bachimont, 2010) au coté de la « raison graphique » examinée par Jack Goody (Goody, 1979). Ce dernier a en effet souligné comment le passage de l’oralité à la technique de l’écriture avait favorisé la constitution de nouvelles catégories conceptuelles, fortifiant l’organisation de la pensée. Dans cette perspective, on peut supposer que le numérique, à travers sa logique de contamination et d’hybridation, est également constitutif et constituant de nouveaux paradigmes de pensée fondés sur des notions de passages, de double logique et d’ouverture à la complexité.

3. L’hybride : le flux contre le code

Les caractéristiques des technologies numériques telles que l’interactivité, la plasticité ou la fluidité encouragent de nouveaux modes de « contamination positive » entre les disciplines, les techniques, les savoirs mais aussi les sphères culturelle, économique et informationnelle. Par conséquent, le numérique favorise et amplifie naturellement l’hybridation et voit éclater tout principe d’identité univoque. Au terme de ce parcours, nous voici devant l’évidence de mutations épistémiques, ontologiques, esthétiques et politiques soulevées par ce que nous avons désigné comme une traversée hybride.

Cependant, face à la tendance absorbante de l’hybride à vouloir embrasser la globalité des choses, dans ses contradictions internes, ses contingences et ses multiplicités, ne risquons-nous pas de sombrer dans des abstractions de codes et de formes insaisissables, équivoques et sans substance ? Le mouvement de confusion généralisée orienté par un hybridisme sans mesure ni limite, où art et sans-art vont jusqu’à se partager la production symbolique, appelle de nouvelles postures et la volonté d’accepter ce que Christine Buci-Glucksmann nomme « l’esprit de la vague » (Buci-Glucksmann, 2003, p. 20), en référence à la pensée orientale.

Si de nombreux sociologues considèrent cette fluidité épistémique comme l’avènement d’une grande désorientation – semblant détruire toute possibilité de se constituer comme sujet – ne peut-on pas, au contraire, se réjouir de cet espace toujours renouvelé qui s’offre à nous ? Certes, le sens et les significations résonnent sous l’ambivalence du paradoxe et des ambiguïtés, mais dans un monde investi par des lignes de codes et des algorithmes « aveugles » – sans conscience ni spontanéité humaine – il est préférable de choisir l’imprévisibilité à l’univocité de la machine. Le problème n’est pas tant de trouver de nouveaux repères dans cet empire hybride, que de céder à la dévalorisation d’un concept phare, en oubliant l’éthique de la différance à laquelle il nous invite. La tâche des artistes contemporains serait alors de poursuivre celle amorcée par Fred Forest dans les années soixante-dix afin d’aboutir à des artistes hybridés, dont la figure de l’amateur, actif et connecté, pourrait bien compléter l’action.


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Pour citer cet article :

Marion Zilio , « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 7, mis en ligne le 03/10/2012.
URL :  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-7-mz/

« What are they afraid of us for ? », Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans « Terremer » d’Ursula K. Le Guin

Viviane Bergue
Doctorante en Lettres Modernes, Spécialité Littérature Comparée, LLA-CRÉATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès
viviane.bergue@free.fr

Pour citer cet article : Bergue, Viviane, « “What are they afraid of us for ?”, Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans “Terremer” d’Ursula K. Le Guin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin est une œuvre majeure de la Fantasy post-tolkienienne, débutée en 1968 puis reprise et complétée à partir de 1990. Avec le quatrième tome, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirme sa position d’auteur féministe en replaçant au cœur du cycle la question de la femme et sa situation d’infériorité à l’égard de la domination masculine. Cette analyse des figures de la femme dans le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin se propose ainsi de souligner la convergence entre le statut de la femme et ses représentations négatives dans Terremer et les représentations de la femme dans les mythes, notamment à travers son association aux puissances chthoniennes et à la figure du dragon.

Mots-clés : fantasy – féminisme –  hybridité – figures du féminin – métaphore

Abstract:

Ursula K. Le Guin’s Earthsea series is a masterwork of post-Tolkienian Fantasy fiction, which was started in 1968 and later completed from 1990 on. In the fourth volume, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirms her feminist position by placing at the heart of the cycle the question of woman and the inferiority situation in which women are set by male domination. This analysis of the figures of women in Ursula K. Le Guin’s Earthsea series consequently aims to underline the convergence between women’s negative representations in Earthsea and their representations in myths, mainly through the association of women to chthonian powers and dragons.

Key-words: fantasy – feminism – hybridism – female figures – metaphor


Les premiers cycles de Fantasy écrits dans les années 60-70 suite au succès du Seigneur des Anneaux de Tolkien mettent majoritairement en scène des univers masculins où la femme tient une place mineure ou stéréotypée. Princesse à sauver, amante du héros ou sorcière et redoutable séductrice, les personnages féminins de la Fantasy tendent à assumer l’ensemble des clichés de la féminité. Cette propension semble confiner le genre à une dynamique machiste et réactionnaire qui reconduit les rôles traditionnels accordés à la femme sans les interroger, alors que les États-Unis sont en pleine vague féministe. C’est dans ce contexte qu’en 1968, Ursula K. Le Guin entame un cycle de Fantasy, Terremer (Earthsea), d’abord conçu comme une trilogie dont la figure centrale est encore un personnage masculin. Cependant, à partir de 1990, la romancière complète le cycle par deux autres romans et un recueil de nouvelles dans lesquels la place de la femme est interrogée. Tehanu, en particulier, problématise le statut de la femme dans les sociétés traditionnelles de la Fantasy, rejoignant ainsi les réflexions féministes. Traditionnelle exclue de la société patriarcale, la femme apparaît comme l’Autre incompréhensible dont se défient les hommes. Le pouvoir féminin, associé aux forces chthoniennes, constitue une menace pour l’ordre patriarcal qui cherche à maintenir la femme dans une position inférieure. Dès lors, la figure de la femme se construit en figure par excellence de l’Autre, monstre, ou hybride, tels les personnages de Therru/Tehanu et Orm Irian, mi-femmes, mi-dragons, rejetées hors des marges de la société. À travers la reconfiguration de la femme dans l’hybridation, et la peur qu’elle inspire, Ursula K. Le Guin thématise sous l’angle de la Fantasy la traditionnelle dichotomie polarisée dans l’imaginaire occidental par les figures d’Ève et de Lilith. Quelle est donc cette part obscure que représenterait la femme et dont se défient les hommes de Terremer ? N’est-elle pas une construction née de la peur face à l’étrangeté et à la différence de l’Autre ?

Comme le montre l’interrogation d’Alouette (Lark) dans Tehanu, la peur semble bien être le cœur du problème :

“Fear”, she said. “What are we so afraid of ? Why do we let ’em tell us we’re afraid ? What is it they’re afraid of ?” She picked up the stocking she had been darning, turned it in her hands, was silent awhile ; finally she said, “What are they afraid of us for ?”1

Alouette sous-entend ainsi que la peur que les hommes cherchent à inspirer aux femmes pour asseoir leur domination trouverait son origine dans la peur qu’ils ont eux-mêmes des femmes. « What are they afraid of us for ? » C’est à partir de cette interrogation qui donne son titre à cette communication que nous analyserons les figures de la femme dans Terremer. Nous nous appuierons pour cela principalement sur les romans du cycle centrés sur des personnages féminins : Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan), deuxième tome de la trilogie d’origine, et Tehanu, ainsi que sur la nouvelle « Libellule » (« Dragonfly ») du recueil des Contes de Terremer. Nous examinerons en premier lieu l’association dysphorique entre femme et pouvoir chthonien afin de mettre en évidence la caractérisation négative de la femme dans les représentations culturelles des sociétés de Terremer, ces dernières offrant un miroir à nos propres représentations, et afin de souligner la nécessité pour la femme de se rebeller face à ces représentations. Puis, nous verrons comment l’hybridité des personnages de Therru et Orm Irian, unissant la femme et le dragon, s’articule entre monstruosité et métaphore de liberté.

1. Femme et pouvoir chthonien

À l’exception des Tombeaux d’Atuan, la trilogie d’origine de Terremer est marquée par la relative absence de figures féminines. Les rares personnages à apparaître dans Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea) et L’Ultime Rivage (The Farthest Shore) tiennent une place relativement mineure dans l’intrigue. Seules les femmes de pouvoir, comme la tante de Ged, sorcière de village, et Serret, la Dame de la Cour de Terrenon, jouent un rôle important dans le parcours de Ged, la première en découvrant le don du héros pour la magie, devenant ainsi son premier maître, la seconde en tenant le rôle de tentatrice invitant Ged à se lier aux forces obscures. Versée dans la magie, cette dernière s’est attaché aux Anciennes Puissances (the Old Powers), puissances chthoniennes inquiétantes plus anciennes que toutes les créatures de Terremer et apparentées à l’Ombre maléfique qui pourchasse Ged, et que la jeune femme croit pouvoir maîtriser. L’épisode de la Pierre de Terrenon2, lieu tellurique de communication entre les Anciennes Puissances et le monde des hommes, constitue l’une des premières instances de ces Puissances dans le cycle, et signe le lien entre femme et pouvoir chthonien, à travers Serret, à la fois servante et victime des forces obscures. Celles-ci apparaissent explicitement sous un jour maléfique, qui ne peut que jeter un voile inquiétant sur le deuxième volet de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan, où leur culte est au cœur de l’intrigue et où leur lien avec les femmes est encore plus explicite. Si, avec Serret, se cristallise l’association du féminin à l’obscurité, le deuxième roman s’empare de cette association pour mieux révéler qu’elle est le fruit d’une mise à distance de la femme par les hommes, mise à distance contre laquelle il s’agit de se rebeller.

Contrairement au Sorcier de Terremer, le personnage principal des Tombeaux d’Atuan est une jeune femme, Tenar, devenue sous le nom d’Arha, la Dévorée (the Eaten One), la Grande Prêtresse des Innommables (the High Priestess of the Nameless Ones), résidant au Lieu sacré des Tombeaux à Atuan, dans l’Empire kargade3. Symboliquement dévorée par les Anciennes Puissances, la vie d’Arha appartient au Lieu et est attachée à un pouvoir inquiétant qui lie obscurité et silence, entouré d’un culte mystérieux visiblement séparé du pouvoir masculin de l’Empire. Bien qu’Arha soit la prêtresse la plus élevée de la hiérarchie religieuse kargue, servant les « divinités » les plus puissantes et les plus énigmatiques, elle n’a pourtant aucune véritable autorité en dehors du Lieu des Tombeaux et de son labyrinthe de ténèbres. Dirigé par un Dieu-Roi, Kargad est essentiellement régi par un pouvoir masculin. Le Lieu où seuls vivent des femmes et des eunuques est de fait le seul endroit de Kargad où semble s’exprimer un pouvoir féminin mais ce pouvoir est maintenu en un lieu isolé, coupé du reste du monde (dans le désert), ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. De fait, le Lieu est une prison pour ses prêtresses. Arha, la prêtresse éternellement réincarnée en elle-même, à laquelle on a dérobé son véritable nom, est une prisonnière qui s’ignore et, plus encore, ignore la servitude dans laquelle elle est placée vis-à-vis des hommes en raison de son isolement. Sa rencontre avec Ged, l’étranger, lui permet de reconsidérer son monde et de le critiquer en confrontant son savoir à celui de l’archipel. Grâce à cette rencontre, il lui est possible de se rebeller et de se libérer des chaînes invisibles qui la lient au Lieu. Pour devenir femme, adulte, elle doit suivre un chemin différent de celui suivi par Ged dans le premier tome : non pas se conformer au rôle que la société dans laquelle elle vit attend d’elle, mais au contraire s’arracher à ce rôle pour retrouver son nom, Tenar, et avec lui, sa singularité en tant qu’individu unique et non réduplication d’une prêtresse toujours réincarnée en elle-même. Ceci implique de s’arracher au Lieu des Tombeaux et de se dégager du lien qui la lie aux Puissances obscures.

Comme l’explique Ursula K. Le Guin dans son article de 1973 « Dreams Must Explain Themselves », Les Tombeaux d’Atuan raconte « a feminine coming of age. Birth, rebirth, destruction, freedom are the themes4. » De tels thèmes, chez une romancière qui s’affirme féministe, invitent à considérer le passage à l’âge adulte d’une femme comme devant nécessairement passer par une forme de rébellion face à un ordre où les femmes doivent se conformer à des rôles préétablis. En cela, Tenar est davantage une révolutionnaire que les personnages masculins du cycle. Son propre parcours dans Les Tombeaux d’Atuan constitue la remise en cause d’un ordre, celui d’une religion qui vénère des Puissances qui n’ont nul besoin d’être vénérées mais seulement acceptées, malgré leur caractère inquiétant, comme composante de l’univers, et celui de la société patriarcale de Kargad qui voue les prêtresses à ces Puissances, révélant une même défiance5.

La sortie de Tenar hors des Tombeaux et de l’obscurité constitue une remontée à la lumière et à la vie qui s’apparente à une nouvelle naissance, comme si la jeune femme accouchait d’elle-même. Le Lieu des Tombeaux et son Labyrinthe est en somme tout à la fois une prison et un lieu symbolique de gestation, rappelant l’obscurité de la matrice originelle. Tenar quitte un pays où les femmes n’ont pas droit de parole pour un autre à la culture apparemment moins superstitieuse et plus tolérante (du moins la culture de l’Archipel apparaît-elle ainsi à travers le personnage de Ged)6.

Mais l’Archipel se méfie également du pouvoir féminin, le tenant à distance en s’en moquant comme le montre le dicton « Weak as women’s magic, wicked as women’s magic »7. Pensée explicitement moins puissante que la magie des hommes, dévaluée (les femmes ne sont pas admises à Roke, l’école des mages), la magie des femmes est implicitement inquiétante pour les hommes, d’une part parce qu’elle permet à celles qui la pratiquent de s’émanciper partiellement des rôles attribués à la femme et donc d’échapper à la domination masculine, d’autre part parce que son fonctionnement échappe à l’homme. En maintenant la femme dans des rôles préétablis, les hommes de Terremer réduisent l’insupportable altérité de la femme, ce qui leur permet de faire l’économie de la confrontation au mystère féminin qui est aussi confrontation au mystère organique de la vie. Les tâches allouées spécifiquement aux femmes sont conçues comme inférieures et impures, ce qui suppose, par extension, une conception impure de la femme, en raison de son lien avec la naissance et la mort. La femme vient rappeler les origines organiques de la vie. Dans cette perception de la femme impure et potentiellement menaçante pour le pouvoir masculin, la double figure d’Ève et de Lilith, la Mère des hommes par qui le péché arrive et la Mère des démons qui a refusé la soumission (sexuelle) à l’homme, n’est pas loin, même si le monde de Terremer ne fait aucune référence explicite à cet imaginaire occidental judéo-chrétien. La femme n’est jamais plus menaçante que lorsqu’elle s’arrache à la domination de l’homme pour se construire en être indépendant8, sapant les fondements de l’ordre patriarcal qui veut que la femme soit la possession de l’homme, chair de sa chair, née de l’une de ses côtes (pour reprendre la conception biblique).

L’association du pouvoir féminin à l’obscurité et aux racines du monde renvoie à l’obscurité de la Matrice originelle : la création, la vie, qui naît de l’obscurité. Dans La Création d’Éa, poème archipélien relatant la création du monde de Terremer, il est dit que Segoy tira les îles de l’obscurité et de l’eau (Only in silence the word9). Obscurité et humidité sont deux termes traditionnellement associés au corps féminin, l’utérus d’où s’extirpe la vie. Ainsi on retrouve à travers ces deux aspects le symbolisme de la Terre Mère qui, parce qu’elle donne la vie, peut aussi la reprendre, symbolisme présent dans de nombreuses mythologies à travers le lien entre Déesse Mère et Déesse Mort mais aussi dans la figure des divinités du Destin. Les Parques de la mythologie gréco-romaine représentent chacune trois âges de la vie incarnés par les trois âges de la femme : Clotho, la vierge (la naissance), Lachesis, la femme mûre/la mère (le milieu de la vie), Atropos, l’aïeule (la vieillesse et la mort). On peut aussi évoquer, dans le panthéon hindou, Kali la Noire, un des aspects de la déesse Parvati, épouse du dieu Shiva, et qui représente la Déesse Mère destructrice et créatrice10. Toutes ces figures ne sont pas si éloignées de la Lilith judéo-chrétienne dans leur caractère inquiétant et le lien qu’elles impliquent entre femme, pouvoir de vie et pouvoir de mort. Vie et mort sont liées par le rappel de l’organicité de la vie qui signe l’appartenance de l’être humain à la matière périssable, et la femme apparaît comme la détentrice du mystère de la vie et de la mort que l’homme ne peut maîtriser. C’est ainsi que nombre de cultures jugent impures les menstruations car celles-ci constituent un signe ambivalent de vie et mort, faisant de la femme tout à la fois un être sacré et impur, conception essentielle pour comprendre le statut ambigu de Tenar, alias Arha, dans la société kargue, à la fois révérée pour son lien avec les Anciennes Puissances et isolée du reste du monde.

L’impureté supposée de la femme et des tâches qui lui sont réservées dans Terremer reflète cet imaginaire qui, loin de se retrouver uniquement dans des sociétés primitives ou non-occidentales, continue d’organiser profondément les représentations féminines dans l’imagerie occidentale, notamment à travers la figure de Lilith, la première femme selon le folklore juif, traditionnellement conçue comme démon femelle au corps monstrueux et devenue pour les féministes une figure de la femme libre. Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas remarquer une lointaine parenté entre cette dernière et ces deux hybrides mi-femmes, mi-dragons que sont Therru/Tehanu et Orm Irian.

2. Femme et dragon : l’hybridité de Therru et Orm Irian, entre monstruosité et métaphore de liberté

Le mystère entourant la nature d’Orm Irian et de Therru est respectivement au cœur de la nouvelle « Dragonfly » et du roman Tehanu où chacune apparaît comme un être anormal, rejeté ou du moins, dans le cas d’Orm Irian, ne trouvant pas sa place dans la société de Terremer. Chaque récit se clôt par la révélation de la nature double du personnage, humain et dragon, révélation qui est déjà annoncée dans Tehanu par le récit de la Femme de Kemay, relaté par Tenar, et dans la nouvelle, par le titre même qui est aussi le nom usuel d’Orm Irian11. La traduction française de « Dragonfly » perd malheureusement cet effet d’annonce puisque Dragonfly devient Libellule, nom qui n’évoque plus, par homophonie, le vol du dragon.

Le lien établi entre femme et dragon à travers l’hybridité d’Orm Irian et de Therru n’est pas innocent. En effet, tout comme les femmes, les dragons de Terremer sont des êtres en marge de la société des hommes. Créatures anciennes, magiques par essence, échappant à la compréhension des hommes, les dragons sont perçus comme des monstres dont il faut se défier, bien qu’ils soient cependant parents des hommes, comme le révèle le récit de la Femme de Kemay. Le passage au premier plan des femmes et des dragons dans Tehanu constitue un renversement par rapport à la trilogie d’origine de Terremer où, comme l’observe Maria do Rosariò Monteiro, « dragons, women and death remained in the periphery of the plot. They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature »12. Le renversement de la figure négative du dragon, déjà amorcé à la fin de L’Ultime Rivage, accompagne ainsi la critique de la société patriarcale et la revalorisation des femmes. De plus, la nature mi-dragon, mi-femme de Therru et Orm Irian confirme la nature chthonienne et tellurique de la femme et de son pouvoir pressentie par leur association au culte des Innommables dans les romans précédents, un pouvoir différent de celui des hommes et défini par la sorcière Mousse (Moss) comme « deeper than the sea, older than the raising of the lands […] No one knows, no one knows, no one can say what I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon […] »13 L’ancienneté du pouvoir féminin, qui serait plus ancien encore que la Création, renforce le lien entre femme et dragon, les dragons étant le peuple le plus ancien de Terremer et le dragon Kalessin étant appelé Segoy par Therru14, autrement dit le nom du mystérieux créateur qui tira les îles de l’océan primordial et les nomma. Le lien entre femme, dragon et création nous ramène par ailleurs à Lilith, la femme primordiale, dont le corps hybride est un prototype du corps féminin comme hybridité, signe de monstruosité. Lilith combine en effet corps féminin, reptilien et batracien15. Elle est le corps qui rassemble les contraires en une unité impossible, qui nie la distinction des sexes16, négation inquiétante et problématique pour une société basée sur la distinction des sexes et des rôles sexuels puisqu’elle suppose une subversion des rôles traditionnels masculin et féminin17. Il n’est donc pas anodin que les dragons de Terremer soient en apparence asexués (nul ne sait par exemple si Kalessin est mâle ou femelle), ni non plus qu’Orm Irian se travestit temporairement en garçon pour entrer à Roke, même si ce déguisement est immédiatement percé à jour. Par leur nature hybride, Therru et Orm Irian remettent en question la place accordée à la femme dans la société patriarcale de Terremer. Mais, dans le même temps, leur hybridité recombine l’inquiétude et la méfiance du patriarcat à l’égard des femmes.

Le caractère hybride de Therru et Orm Irian est effectivement à double tranchant. Le rapprochement entre femme et dragon ne peut pas ne pas se colorer d’une face négative et sinistre. Si ce rapprochement se trouve justifié par le fait que les dragons sont des créatures autres, exclues elles aussi du système patriarcal de Terremer, les dragons restent cependant une force indomptable, représentant une menace potentielle porteuse de chaos. Le dragon est l’étranger, l’absolument Autre qui s’oppose à l’homme. Symbole du chaos, il est le monstre que doit traditionnellement abattre le héros pour préserver l’ordre cosmique. Il est aussi le monstre informe, le grand ver, serpent primordial que le dieu tue pour instaurer cet ordre cosmique. Dans les mythes assyro-babyloniens et grecs, ce serpent primordial est de nature féminine : Tiamat, la mère originelle, tuée par Mardouk18 ; Python, tuée par Apollon à Delphes19. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que la Pythie, pourtant prophétesse d’Apollon, porte un nom qui rappelle étymologiquement celui de Python. Le nom de la Pythie est ainsi ambivalent : messagère de la sagesse d’Apollon, son nom évoque pourtant l’être chthonien primordial que le dieu solaire ouranien a vaincu. Ainsi le rapprochement entre femme et dragon dans Terremer fait écho, dans l’imaginaire occidental, au lien entre femme et créature ophidienne. La sagesse féminine tout comme la sagesse du dragon renvoie dès lors à un savoir primordial, ce savoir qui a trait à l’origine même de la vie et son organicité, comme nous avons déjà pu le constater en première partie.

La tradition judéo-chrétienne voit dans le dragon une figure du Serpent tentateur de la Genèse20, ce serpent qui évoquerait par sa forme phallique la sexualité, conçue comme un péché. Joseph Campbell propose toutefois une interprétation alternative à la signification du Serpent, en lien avec le symbole de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue et que l’on retrouve dans l’imagerie de nombreuses civilisations. Selon lui, ce qui fait du Serpent un symbole négatif dans la Genèse est moins son caractère phallique, que sa capacité à changer de peau et sa forme qui rappelle aussi le tube digestif : le serpent révèle à l’homme par son apparence même le caractère terrifiant de la vie dans toute sa crudité en matérialisant l’image de la vie qui se nourrit de la vie et ne cesse de renaître d’elle-même, abandonnant les générations passées21. Vie et mort sont liées. Pour continuer à vivre, il faut se nourrir, autrement dit ingérer d’autres êtres vivants, une réalité qu’il n’est pas toujours aisé de reconnaître et accepter, comme le montre le phénomène du végétarisme.

Ces rapprochements entre dragon et serpent permettent d’expliquer le lien profond entre femme et créature ophidienne dans l’imaginaire. La femme, pourvoyeuse de vie, rejoint la symbolique du serpent ou dragon primordial car elle est symboliquement le chaos dont il faut sortir pour donner forme à la vie22. Ce faisant elle partage aussi le savoir primordial du dragon, d’où la compréhension mutuelle entre Tenar et Kalessin, qui se passe de mots lors de leur rencontre23.

Cette ambivalence se retrouve dans la figure même du dragon dans Terremer. Dans Le Sorcier de Terremer, le dragon Yevaud ressemble encore beaucoup au monstre reptilien traditionnel de l’imagerie occidentale : gigantesque reptile ailé semant la terreur dans les villages de Low Torning et qui a fait de l’île de Pendor sa demeure, il veille sur un immense trésor et se caractérise par son avidité. Son langage trompeur le rapproche du Fáfnir de la Völsunga Saga. Au contraire, les autres dragons du cycle, Orm Embar, et plus particulièrement Kalessin offrent une image beaucoup plus ambivalente du dragon, les rapprochant plutôt des dragons chinois que du monstre que les Beowulf, Sigurd et autres Saint George s’en vont combattre. Kalessin, présenté comme le plus ancien (the elder), ne se caractérise ni par l’avidité, ni par l’avarice, ni par une langue trompeuse mais par sa sagesse. Qui plus est, l’image des dragons est d’autant plus transformée dans les derniers romans du cycle qu’est révélée la parenté des humains et des dragons, qui, à l’origine, ne formaient qu’une seule espèce, la division de l’espèce originelle entre dragon et humain redoublant la distinction entre femme et homme, les deux parts de l’humanité. Cette révélation est confirmée à travers les trois êtres hybrides que sont la Femme de Kemay, Therru elle-même et Orm Irian. Comme on l’a vu, il n’est pas anodin que ces trois hybrides soient aussi trois femmes puisque dragons et femmes ont en commun l’image négative que les hommes ont forgée d’eux alors même qu’ils appartiennent à la même espèce. En fondant les figures de la femme et du dragon dans ces trois personnages, Ursula K. Le Guin met en relief la peur irraisonnée des hommes et le statut problématique de la femme dans un système patriarcal. Therru, en particulier, concentre sur elle l’ensemble des injustices faites aux femmes : enfant battue et abusée sexuellement par ses parents avant de finir à moitié brûlée vive et irrémédiablement défigurée et mutilée, Therru est une victime de la violence des hommes. On ne peut pas ne pas songer, en lisant son histoire, à ces femmes brûlées à l’acide pour avoir porté atteinte à l’honneur de leur famille ou de leur époux. La question récurrente que posent les habitants de Gont, et en particulier les personnages masculins, « Mais qu’a-t-elle bien pu faire pour qu’on la mutile ainsi ? », renvoie au présupposé sous-jacent que la victime est coupable d’une faute inavouable. En d’autres termes, la femme violée ou battue est responsable du préjudice porté à son encontre. Porteuse de ces stigmates qui l’identifient en victime, Therru fait peur et révulse. Sa nature hybride de dragon symbolise cependant sa force intérieure, cette capacité à se reconstruire face à l’adversité. Le dragon en elle est une force libératrice.

En effet, les dragons de Terremer sont aussi un symbole de liberté. Le vol du dragon représente l’aspiration de la femme à la liberté. La description du vol de Kalessin lors de sa rencontre avec Tenar le montre bien. Lors de son approche, de loin, Kalessin apparaît à Tenar comme un oiseau : « It was not a gull, for it flew steadily, and too high to be a pelican. Was it a wild goose, or an albatross, the great, rare voyager of the open sea, come among the islands ? »24 Kalessin est à nouveau comparé à un oiseau lorsqu’il disparaît au loin (« till it was no larger than a wild goose or a gull. 25) Le dragon est successivement comparé à une mouette (gull), un pélican, une oie sauvage (wild goose) et un albatros, tous oiseaux caractérisés par leurs longues ailes et leur vol majestueux mais ayant une allure pataude à terre, à l’instar de Therru, défigurée et laide sous sa forme humaine mais qui prendra la forme d’un superbe dragon en vol à la fin du Vent d’ailleurs. Dégagé de la pesanteur de la terre, libre, le vol du dragon constitue une réponse à la possessivité de l’homme à l’égard de la femme, de la terre et de ses trésors. Le dragon qui vole, c’est l’être libre et sans attache, celui qui n’appartient à personne et ne possède rien ni personne, l’être qui va où il désire sans crainte, sans être jugé. Bien plus, étant une créature de feu, de lumière et d’air, magique par essence, le dragon métaphorise le pouvoir de l’imagination, cette capacité de l’esprit humain traditionnellement associée au caractère supposément fantasque et irraisonné de la femme, alors que la raison a toujours été pensée comme une qualité masculine. Cette association se justifie par celle unissant la femme à la nature, voyant dans la femme un être plus naturel que l’homme, association que l’anthropologue et féministe Colette Guillaumin considère comme une pièce maîtresse de l’oppression des femmes. « Selon elle, c’est parce que les femmes sont appropriées, et donc constituées en choses, qu’elles peuvent être dans le même temps perçues comme des choses naturelles […] »26 Dans le même mouvement, l’idée que les femmes seraient plus naturelles que les hommes redouble l’idée que la domination des hommes sur les femmes serait fondée en nature. Or, dans Terremer, le lien qui se crée entre femme, dragon, nature et imagination est revalorisé et subverti pour ne plus être un élément possible d’oppression mais un instrument de liberté. Contre la supposée raison masculine et son savoir qui s’avèrent de fait nourris par la peur et les préjugés, la femme et le dragon opposent la communauté des cœurs27 et la liberté d’être soi, malgré l’adversité. À l’économie de la possession, ils opposent celle de la reconnaissance mutuelle des individus libres. Enfin, face à l’homme (mage) besogneux qui tente de s’octroyer des pouvoirs qu’il n’a pas, et, en particulier, le pouvoir de créer, le dragon se définit comme un artiste naturel. Comme le dit Ged : « We men do dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do, they are »28. En cela, la figure ambivalente du dragon se fait figure positive, figure de l’idéal, et transcende la figure féminine parce qu’elle est un espoir de liberté mais aussi un rappel du simple droit de chacun à exister.

Dans un article intitulé « Why Are Americans Afraid of Dragons ? », Ursula K. Le Guin lie explicitement le pouvoir de l’imagination, la liberté et l’image du dragon dans un passage qui entre en résonance avec la figure du dragon dans les derniers tomes de Terremer, figure de liberté qui, à travers les personnages hybrides de Therru et Orm Irian, remet en question les préjugés des sociétés patriarcales de Terremer :

For Fantasy is true, of course. It isn’t factual, but it is true. Children know that. Adults know it too, and that is precisely why many of them are afraid of fantasy. They know that its truth challenges, even threatens, all that is false, all that is phony, unnecessary, and trivial in the life they have let themselves be forced into living. They are afraid of dragons, because they are afraid of freedom.29

L’imaginaire est une voie pour la liberté, et dans Terremer, la figure intrinsèquement imaginaire du dragon, dans ces hybrides que sont Therru et Orm Irian, représente la femme qui s’émancipe enfin et prend son envol.

En prenant pour thèmes principaux la question de la femme et de l’hybridité, Tehanu est bien un roman pivot dans le cycle de Terremer et l’on peut voir, à la suite de Maria do Rosário Monteiro, dans le questionnement féministe de Tenar, une quête pour découvrir ce qu’est la vraie nature des femmes, cette nature qui effraie tant les hommes, et où réside le pouvoir féminin. Pourtant, le roman, pas plus que les nouvelles des Contes de Terremer ou le cinquième et dernier roman du cycle, n’apporte de réponse stable et définitive à la question de ce que serait la nature intrinsèque de la femme et ce que devrait être son rôle véritable. Bien au contraire, par le biais du rapprochement entre femmes et dragons et leur hybridation dans le personnage de Therru, le roman privilégie la mise en évidence de la construction de la figure féminine opérée par les préjugés de la société patriarcale, et l’interrogation du statut de la femme. Il s’agit moins pour Ursula K. Le Guin de problématiser le statut de la femme dans les œuvres de Fantasy que d’interroger la place de la femme dans nos représentations culturelles, tout en apportant des éléments de subversion à celles-ci. Cette problématisation se trouve déjà en creux dans le deuxième roman du cycle, Les Tombeaux d’Atuan, et fait de Terremer non seulement une œuvre majeure de la Fantasy mais aussi une œuvre intrinsèquement féminine et féministe.


Notes

1 –  Le Guin (Ursula K.), The Earthsea Quartet, Londres, Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973, 1990 pour les éditions originales des quatre volumes séparés), p.651 : « “La peur,” dit-elle. “De quoi avons-nous si peur ? Pourquoi les laissons-nous nous dire que nous avons peur ? De quoi ont-ils peur, eux ?” Elle reprit le bas qu’elle était en train de repriser, le tourna dans ses mains, resta silencieuse un moment ; enfin elle dit, “Pourquoi ont-ils peur de nous ?” » (notre traduction)

2 –  The Earthsea Quartet, p.104-116

3 –  Le monde de Terremer est divisé géopolitiquement entre l’Archipel, confédération d’îles où les habitants ont la peau sombre et où la magie est pratiquée, et les Terres kargades, empire dont la population a la peau blanche et où la magie est prohibée.

4 –  Le Guin (Ursula K.), The Language of the Night, Essays in Fantasy and Science Fiction, édition et introductions de Susan Wood, édition révisée par Ursula K. Le Guin, Londres, The Women’s Press, 1989, p.44-45 : « une version féminine du passage à l’âge adulte. Naissance, renaissance, destruction, liberté en sont les thèmes. » (notre traduction)

5 –  Voir Bernardo (Susan M.) et Murphy (Graham J.), Ursula K. Le Guin, A Critical Companion, Westport, Connecticut et Londres, Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, p.110 : « Elizabeth Cummins, in her article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, says of Tenar that “she cannot become a wizard or a king. But Tenar is more of a revolutionary than either Ged or Arren. Whereas Ged and Arren mature so as to assume socially-approved roles, she has had to rebel against the society which nurtured her.” »« Elizabeth Cummins, dans son article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, dit de Tenar qu’elle “ne peut pas devenir mage ou roi. Mais Tenar est davantage une révolutionnaire que Ged ou Arren. Alors que Ged et Arren mûrissent afin d’assumer des rôles socialement approuvés, elle a dû se rebeller contre la société qui l’a élevée.” » (notre traduction)

6 –  L’idée que la société kargue est beaucoup plus oppressive pour les femmes que la société archipélienne est également suggérée dans Le Vent d’ailleurs (The Other Wind), dernier roman du cycle, avec la princesse kargue Seserakh qui porte le feyag, une sorte d’équivalent fictif du voile intégral islamique.

7 –  « Faible comme la magie des femmes, mauvaise comme la magie des femmes. » (notre traduction)

8 –  On notera que la rébellion de Tenar dans Les Tombeaux d’Atuan aboutit d’ailleurs à la destruction du Lieu dans un tremblement de terre.

9 –  The Eathsea Quartet p. 12 : « Seulement dans le silence le mot » (notre traduction) Il s’agit du premier vers du poème liminaire du cycle.

10 –  Voir Varenne (Jean), « Kali », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com. Dans l’iconographie, Kali est représentée portant un collier de crânes, la bouche ensanglantée. Sur le caractère ambivalent de la Déesse Mère, voir Eliade (Mircea), « Mythologies (dieux et déesses », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com : « L’hymne homérique à Gaia (Terre) exalte “la Terre, mère universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit tout ce qui existe […]. C’est à toi qu’il appartient de donner la vie aux mortels, comme de la leur reprendre […].” C’est la raison pour laquelle la grande déesse, la Terre-Mère, est considérée non seulement comme la source dela vie et dela fertilité, mais aussi comme la maîtresse du destin et la déesse de la mort. Dans l’Inde, Durga-Kali est à la fois créatrice et destructrice, principe de la vie et de la mort. »

11 –  Contrairement aux Kargues, les Archipéliens ont deux noms, un nom usuel, et leur vrai nom qui leur est révélé au cours de la cérémonie du Passage par un mage ou une sorcière. La magie pratiquée à Terremer étant basée sur la connaissance du vrai nom des êtres et des choses, ce nom vrai doit rester secret.

12 –  « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », communication présentée à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt: « les dragons, les femmes et la mort restent à la périphérie de l’intrigue. Ils interviennent, ils agissent, mais Ged, les mages et la société dans son ensemble ne les connaissent pas, ne comprennent pas leur nature. » (notre traduction) Cette observation mérite toutefois d’être nuancée : la question de la mort est centrale dans le troisième roman de Terremer, L’Ultime Rivage, et le deuxième roman, Les Tombeaux d’Atuan, est, comme, on l’a vu, centré sur le personnage de Tenar. Néanmoins, c’est un homme, Ged, qui aide Tenar à prendre conscience de la réalité de sa situation et si les croyances kargues relatives aux Innommables sont remises en question, le statut de la femme n’est pas encore véritablement interrogé.

13 –  The Earthsea Quartet, p.528 : « Plus [profond] que l’océan, plus [ancien] que l’émergence des terres. […] Nul ne sait, nul ne sait, nul ne peut dire ce que je suis, ce qu’une femme est, une femme de pouvoir, le pouvoir d’une femme, plus profond que les racines des arbres, plus profond que les racines des îles, plus ancien que la Création, plus ancien que la lune. […] » (notre traduction)

14 –  tThe Earthsea Quartet, p.688

15 –  On soulignera au passage le caractère tellurique et aquatique de ce corps.

16 –  Voir Rousseau (Vanessa), « Lilith : une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, mis en ligne le 17 novembre 2005, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

17 –  Il est intéressant de noter que le principe de subversion des rôles sexuels passant par un refus de la distinction masculin/féminin se trouve au cœur de la problématique transgenre, et alimente en partie la théorie féministe anti-essentialiste qui refuse le postulat selon lequel la distinction des sexes serait fondée en nature. Pour une introduction générale aux questions de genre, voir Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre), Revillard (Anne), Introduction aux Gender Studies,Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008

18 –  Tiamat apparaît dans le poème babylonien de la création, Enûma Elish, où elle incarne la déesse primordiale des eaux salées. Opposée à Mardouk dans le conflit entre les divinités primordiales et les nouvelles générations divines, elle s’entoure de monstres ophidiens (dragons, serpents,…). Mardouk la tue et organise le cosmos à partir de son corps : une moitié devient la voûte céleste et l’autre devient la terre. Bien qu’elle ne soit pas explicitement présentée comme une créature serpentine dans le poème, de nombreuses représentations iconographiques de l’époque assyro-babylonienne montrant un héros tuant un dragon ou serpent monstrueux ont été interprétées comme des illustrations du mythe de Tiamat et de Mardouk. Voir « Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org. René Labat observe que le « récit commence au début même du monde alors que tout n’était encore que chaos. Il évoque l’apparition successive des dieux et le conflit qui finit par opposer le premier ordre divin, où régnaient le silence, les ténèbres et l’immobilité, aux plus jeunes générations divines, génératrices de bruit, de mouvement et de lumière. » (« Assyro-babyloniens (littérature) », Encyclopaedia Universalis tome 2, p.959). La caractérisation de ce premier ordre divin n’est pas sans rappeler le culte des Innommables dans Les Tombeaux d’Atuan. Mircea Eliade, quant à lui, note que Tiamat « cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être androgyne, monstre et embryon. » (« Création (Les mythes de la Création) », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

19 –  Pythonest un monstre femelle engendré par Gaïa, la Terre mère. Sa mise à mort par Apollon est relatée dans l’Hymne homérique consacré au dieu. Selon les textes, Python est tantôt présentée comme un serpent, tantôt comme un dragon. Une version en ligne de la traduction de Leconte de Lisle de l’Hymne peut être consultée sur wikisource.org. Il est probable que Python était à l’origine une ancienne divinité chthonienne locale associée au site de Delphes (dont l’ancien nom est Pytho) dont le culte, lié à la divination, aurait été par la suite supplanté par celui d’Apollon, ce dont témoignerait le mythe.

20 –  Lui-même associé à une figure féminine, Ève.

21 –  Voir Campbell (Joseph), Puissance du mythe (Power of Myth), avec la collaboration de Bill Moyers, traduction de Jazenne Tanzac, [s.l.], J’ai lu, 1991 (1988), p.89-92. Joseph Campbell souligne que les cultures en contact avec la civilisation hébraïque connaissaient le serpent comme symbole de vie et de fertilité.

22 –  En illustration de cette idée, on peut évoquer la légende médiévale française de Mélusine, mi-femme, mi-serpent, présentée comme l’ancêtre de la Maison des Lusignan dans le roman de Jean d’Arras. Mélusine a été rapprochée des figures de souveraineté celtes et son caractère ophidien en ferait l’incarnation de la fertilité du sol. Voir Morris (Matthew), « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20. (Nous remercions Jean-Michel Caralp qui nous a indiqué cette référence.)

23 –  The Earthsea Quartet, p.515-518

24 –  op.cit. p.515 : « Ce n’était pas une mouette, car il volait régulièrement, et trop haut pour être un pélican. Était-ce une oie sauvage, ou un albatros, le grand, rare voyageur de la haute mer, venu dans les îles ? » (notre traduction)

25 –  Op.cit. p.518 : « jusqu’à ce qu’il ne fut pas plus grand qu’une oie sauvage ou une mouette. » (notre traduction)

26 –  Introduction aux Gender Studies, op.cit. p.22

27 –  Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Warren G. Rochelle, Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin, Liverpool University Press, 2001.

28 –  The Earthsea Quartet, p.335 : « Nous les hommes faisons des rêves, nous utilisons la magie, nous faisons le bien, nous faisons le mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont des rêves. Ils n’utilisent pas la magie : c’est leur substance, leur être. Ils ne font pas, ils sont. » (notre traduction)

29 –  The Language of the Night, p. 36 : « Car l’Imaginaire est vrai, bien sûr. Il n’est pas factuel, mais il est vrai. Les enfants le savent. Les adultes le savent aussi, et c’est précisément pourquoi tant d’entre eux ont peur de l’imaginaire. Ils savent que sa vérité met en question, menace même, tout ce qui est faux, tout ce qui est en toc, inutile, et trivial dans la vie qu’ils se sont laissés forcer à vivre. Ils ont peur des dragons, parce qu’ils ont peur de la liberté. » (notre traduction)

 


Bibliographie

Œuvres

Anonyme. Hymne homérique à Apollon. Traduction de Leconte de Lisle.

Anonyme. Völsunga saga (The saga of the Völsungs). Traduction et introduction de Jesse L. Byock, Berkeley et Los Angeles, Californie : University of California Press, 1990

LE GUIN Ursula K.  The Earthsea Quartet (comprenant A Wizard of Earthsea, The Tombs of Atuan, The Farthest Shore, et Tehanu). Londres : Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973 et 1990 pour les premières éditions respectives des quatre volumes séparés)

Tales from Earthsea. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

The Other Wind. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

Ouvrages critiques

BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne. Introduction aux Gender Studies, manuel des études sur le genre. Bruxelles : De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008, 358p.

BERNARDO Susan M., MURPHY Graham J., LE GUIN Ursula K. A Critical Companion. Westport, Connecticut et Londres : Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, 216p.

CAMPBELL Joseph. Puissance du mythe (Power of Myth). J’ai lu, 1991 (1988), 373p.

ELIADE Mircea. « Création (Les mythes de la Création) ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

« Mythologies (Dieux et déesses) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

LABAT René. « Assyro-babyloniens (littérature) ». Encyclopaedia Universalis, tome 2, p.957-961.

LE GUIN Ursula K. The Language of the Night, Essays on Fantasy and Science Fiction. Londres : The Women’s Press, 1989 (1979 pour l’édition non révisée à New York chez GP Putman’s Sons), 210p.

MORRIS Matthew. « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20.

ROSARIO MONTEIRO Maria. « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », papier présenté à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt

ROUSSEAU Vanessa. « Lilith : une androgynie oubliée ».  Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

ROCHELLE Warren G. Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin. Liverpool University Press, 2001, 208p.

« Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org

VARENNE Jean. « Kali ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

L’hybridation dans « La Chose » de John Carpenter

Nikoletta Batsolaki
Doctorante en Cinéma, Université Paris – VIII
batsolaki@gmail.com

Pour citer cet article : Batsolaki, Nikoletta, « L’hybridation dans “La Chose” de John Carpenter. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

En 1982, le film La Chose (ou The Thing) de John Carpenter apparaît dans les salles. Dans ce film, il est question d’un extra-terrestre privé de forme propre qui attaque les êtres humains et les animaux pour acquérir leur forme. La « métamorphose » et l’« hybridation » sont les deux termes qui le caractérisent. Mon travail se focalise sur une séquence (chapitre 10 « The Beast Within », 00:27:00 – 00:31:05) et propose une analyse d’ordre biologique et esthétique en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Buffon.

Mots-clés : hybridation – métamorphose – transformation – polymorphe – cinéma

Abstract:

In The Thing, John Carpenter’s film of 1982, an alien without a form attacks every form of life in a scientific centre. « Metamorphosis » and « hybridization » are the two terms that characterize it.

Key-words: hybridism – metamorphosis – transformation – polymorph – cinema


En 1982, John Carpenter réalise La Chose (The Thing). L’histoire du film s’articule autour d’un organisme extra-terrestre privé de forme propre et susceptible de revêtir la forme des corps qui se trouvent à sa proximité. C’est un extraterrestre métamorphe qui infiltre une station de recherche scientifique et tue l’équipe de recherche. Une autre équipe de chercheurs mène l’enquête et, à son tour, est attaquée par la créature.

Dans l’extrait du film que nous avons choisi de commenter, un chien husky se trouve parmi d’autres chiens à l’intérieur d’une cage. Ce chien, infecté par la Chose, se met à attaquer les autres et à se transformer. Nous décrirons la séquence et, par la suite, nous proposerons une analyse d’ordre biologique et esthétique.

1. Description de la séquence

Dans cet extrait, nous soulevons quatre stades de transformation :

Extraits du film The Thing. Chapitre 10 « The Beast Within ». Séquence 00:27:00 – 00:31:05.

 

1er stade – La tête du chien se met à trembler et se déchire en trois morceaux comme une fleur qui ouvre ses pétales. À l’intérieur de la tête s’en trouve une deuxième qui se détache sous la pression d’un autre élément qui y apparaît. C’est un morceau de chair qui ressemble à une langue démesurée.

 

2ème stade – La Chose acquiert des tentacules et six pieds d’araignée. Les pieds de la forme initiale, ceux du chien, sont toujours là malgré la transformation subie.

 

 

3ème stade – Une ellipse narrative nous cache une partie de la transformation. Désormais, la Chose a une tête dépouillée de sa chair. Elle est comme divisée en deux parties : l’une est rouge et l’autre est blanche. La partie rouge, tout au début, est une masse informe alors que c’est à présent la partie blanche qui constitue le monstre. Par la suite, la Chose acquiert plusieurs pieds qui vibrent sur le sol. Les tentacules s’approchent des chiens et essaient de les attraper. Deux mains s’élèvent et se dirigent vers le plafond. Elles ont des doigts et elles cassent le plafond. Une partie de la créature devient autonome et, telle une araignée, se dirige vers le plafond.

 

4ème stade – L’organisme est plus développé. Sur son corps on distingue trois yeux. Par la suite, la partie où les trois yeux étaient situés se déchire et un nouvel élément y apparaît. Sa couleur est rose et, à l’intérieur, se trouvent des séries de morceaux blancs qui ressemblent à des dents. Cette « plante » s’efforce d’attaquer les humains.

 

 Le husky : un animal dénaturé

Tout commence par le chien. À première vue, le chien qui porte la Chose en lui est un être banal, ressemblant à tout autre chien de sa race. Néanmoins, ce chien, avant même d’être altéré et déformé par les transformations qu’il subira, est déjà dénaturé : il fait partie des animaux domestiqués par l’homme. Cet animal, originaire de Sibérie, est utilisé pour la traction des traîneaux. Auparavant, il était un animal fort et indépendant. Or, dans son état actuel, il est un animal totalement dépendant de son maître. Selon Buffon :

L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté.1

Il y a un mot qui pourrait décrire cette situation, c’est le mot « dégénération ». La dégénération consiste dans le fait de perdre les qualités naturelles de sa race2. Plus précisément, le mot « dégénération » « oscille […] entre les sens de la dégénérescence, dégradation et celui de création par hybridation »3. Ce mot semble caractériser en partie le comportement de la Chose. La Chose dégénère mais, étant donné qu’elle n’appartient pas à une race spécifique, elle ne peut pas vraiment perdre les qualités de celle-ci.

2. La forme comme polymorphe

La Chose est un organisme hybride en continuelle évolution et mutation. L’hybride se définit comme un individu « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, participant de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles »4. La Chose constitue en effet un cumul (ou un amalgame) de formes végétales, animales et humaines.

2.1. La forme végétale est présente dans deux moments de la séquence. Dans les deux cas, elle nous fait penser à une fleur qui ouvre ses pétales.

Dans le deuxième cas, on voit une fleur menaçante, carnivore. Sa forme est proche de ces plantes que l’être humain croise au fond de la mer et qui ouvrent leurs pétales pour dévorer leur proie. Les pétales lui servent de lèvres. Lorsque les pétales s’ouvrent, une bouche se constitue. Cette plante carnivore est un élément qui a été abondamment utilisé dans le cinéma fantastique. Dans le film King Kong5 de 2005, les personnages tombent du haut de la montagne pour se trouver dans un gouffre. Dans cet endroit, d’énormes plantes carnivores ressemblant à celles de la Chose les attendent pour les dévorer.

Nous en déduisons que la forme végétale de cette séquence est investie plus d’un comportement animal ou humain que végétal si l’on considère bien évidemment que la dévoration est le propre de l’humain ou de l’animal.

2.2. La deuxième forme est la forme animale. Le tentacule est un élément très récurrent du film. Il renvoie au poulpe. Le poulpe a des bras armés pour se défendre mais aussi pour attaquer sa proie afin de se nourrir. De même, dans le film, les tentacules servent à établir une relation entre la Chose et sa proie. Les polypes se rapprochent considérablement des végétaux pour deux raisons : premièrement, à cause de leur forme extérieure et, deuxièmement, à cause de leur manière de se reproduire. D’ailleurs, Von Linné voyait dans le polype un « être intermédiaire »6, idée à laquelle Buffon s’est catégoriquement opposé.

Un autre élément, également récurrent et qui relève du règne animal, est la forme de l’araignée et notamment les pieds de cet arachnide7 qui sont huit au total. Dans cette séquence, il y en a six. Un manque se présente ici : cette sorte d’araignée est privée de ses deux pattes.

Acquérir les caractéristiques d’une espèce inférieure pourrait être pensé comme un signe de dégradation. Ovide relate la transformation d’Arachné – une jeune femme qui a dédaigné la déesse Athéna – en araignée. Chez lui, la métamorphose est le résultat d’un châtiment. Toutefois, cet ouvrage ne contient pas seulement des histoires menant à un châtiment. Dans l’histoire de Niobé, par exemple, la métamorphose est le résultat d’une mutation interne. Il en va de même dans The Thing. La métamorphose en elle-même n’est pas liée à des facteurs extérieurs mais intérieurs.

2.3. Enfin, il y a notamment deux éléments qui relèvent de la forme humaine. Ce sont les mains et les yeux. Chaque main comporte trois doigts alors qu’une partie du corps de la Chose porte sur elle trois yeux. Ces yeux, placés ici sur le corps de la Chose ne sont pas placés de façon régulière. Ils sont placés de façon à former un triangle. En plus, chaque œil existe indépendamment des autres : il regarde vers la direction qu’il veut et se ferme et s’ouvre à sa guise. Les yeux présupposent un visage ou une tête, ce qui n’est pas le cas ici. La figure humaine est-elle concevable sans visage ? Jacques Aumont écrit que « le visage est humain » ou le visage « est de l’homme ». C’est sa fonction la plus ontologique8. Sa deuxième fonction est d’être le lieu du regard. Par conséquent, rien d’humain ici.

Cette image étrange réunit en elle deux éléments complètements hétérogènes. L’œil, d’un côté, organe familier, présent ici triplé et une masse informe, de l’autre, qui ne ressemble aucunement à un visage. Toutefois, l’informe ne doit pas être pensé de manière négative. Selon Didi-Huberman, « l’informe qualifierait un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable »9. L’informe serait alors le paradoxe selon lequel la « Figure humaine » demeure « Figure » et demeure « humaine », bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement et de dévoration »10. C’est le devenir-chose de l’être humain, c’est également le devenir-chose de l’animal. L’animal est le premier organisme qui est susceptible d’écorchement voire d’extermination par l’être humain car il lui sert de nourriture. La séquence que nous analysons aborde la question du devenir-chose du chien.

2.4. L’organisme éprouve la capacité non seulement de traverser les règnes et les espèces, mais aussi d’être à la fois dans un règne et dans un autre. Nous devons ajouter toutefois que le règne minéral est pratiquement exclu de la procédure sauf si nous considérons que la masse finale peut relever de ce règne. Nous réfutons cette hypothèse pour la raison suivante : par principe, les minéraux sont stables, immuables. La masse finale ne l’est pas.

Les scientifiques ont procédé à la séparation de la nature en règnes et en espèces (ou en genres et en espèces) pour pouvoir mieux observer le monde naturel. Néanmoins, d’après Von Linné11 et Buffon12, naturalistes ayant vécu au XVIIIe siècle, cette séparation ne constitue pas une règle stricte.

Buffon remarque que « nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal ou bien entre le règne végétal et le minéral […] »13 Selon lui, l’homme ressemble beaucoup aux animaux. Les animaux sont dotés des mêmes sens – la vue, l’ouïe, etc. et ils font une infinité d’actions semblables aux nôtres. L’homme diffère beaucoup des végétaux, cependant il leur ressemble plus qu’il ne ressemble aux minéraux, et cela parce que les végétaux ont « une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon » à celle de l’homme, « au lieu que les minéraux n’ont aucun organe »14.

Mais d’où en effet viennent ces êtres hybrides ? Ils ne sont certainement pas l’invention du cinéma mais la réinvention.

3. L’existence matérielle des êtres hybrides dans les années 80

On doit en effet au surréalisme la découverte de la figure hybride qui (simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier) devient alors un instrument gnoséologique : l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu15. Gilbert Lascault16 a inventé un nom pour les figures hybrides : il les appelle « formes m ». La formeest créée par la littérature ou les arts plastiques et elle se présente comme une forme contre-nature, une forme παράφύσιν (paraphysis) selon Aristote. Elle « naît d’une cause efficiente qui se veut toute puissante, d’une volonté qui veut rivaliser avec la nature et d’une matière torturée et dominée »17. Cette forme est définie comme « un écart formel » par rapport aux êtres naturels que d’autres formes veulent imiter et elle transgresse « les classifications éthiques comme les classifications esthétiques traditionnelles »18.

La forme m est très souvent le résultat du collage chez les surréalistes. Le collage rapproche deux éléments qui, à première vue, n’ont rien de commun. Cet accouplement était aussi possible dans le cinéma des années 80 à travers les effets spéciaux.

Les effets spéciaux résultent, dans un premier temps, du dessin. L’aspect extérieur d’un être hybride est toujours dessiné sur un papier avant d’être traité comme un objet à part. Cet objet prend ensuite forme à travers sa construction. Henri Focillon, dans son ouvrage intitulé La vie des formes écrit :

« Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. »19

C’est de cette manière que les monstres des années 80 prenaient vie. John Carpenter a fait ses monstres « avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs gluants » car, pour lui, « ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… »20. Ces monstres-là avaient une existence matérielle. De nos jours, le progrès technologique permet leur création à travers les logiciels. Par conséquent, les nouveaux organismes sont parfois dépourvus de réalité physique.

L’hybridation renvoie à l’anomalie et à la monstruosité. L’organisme extra-terrestre de Carpenter n’a pas plu. La critique a foudroyé le film et l’a classé parmi les films les plus répugnants de la décennie. Pourtant, dans le film, il y a un renouvellement incessant de formes et un éloignement de l’art cinématographique de ce qu’il est, à savoir un médium qui procède par enregistrement et pour cela condamné à reproduire la « réalité ».


Notes

1 –  Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.51

2 –  Le Nouveau Petit Robert 1, p.258

3 –  DELON Michel, préface de l’Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.20

4 –  BATT Noëlle, « Que peut la science pour l’art ? De la saisie du différentiel dans la pensée de l’art » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.74

5 –  King Kong ; États-Unis, Nouvelle Zélandie, 2005; Universal Pictures, 3h ; R : Peter Jackson; Sc./ Ad. : Peter Jackson et Fran Walsh; Ph. : Andrew Lesnie; Prod. : Jan Blenkin, Carolynne Cunningham, Fran Walsh et Peter Jackson; Int. : Naomi Watts, Jack Black, Adrien Brody, Andy Serkis

6 –  Sur cette ‘querelle’ voir la préface de l’Histoire Naturelle de Buffon, pp.17-18

7–  espèce solitaire et prédatrice

8 –  AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1992, p.14

9 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

10 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

11 –  1707-1778, naturaliste suédois

12 –  1707-1788

13 –  BUFFON Charles, Hist. Nat., 1er discours, cité par Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, mise à jour pour 1992, tome 8, p.172

14 –  BUFFON Charles, Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.50

15 –  BERNARDI Sandro, « Le Minotaure c’est nous… De Godard à Pasolini » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.121

16 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973

17 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

18 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

19 –  FOCILLON Henri, Vie des formes, Paris : Presses Universitaires de France, p.24

20 –  HAMUS-VALLEE Rejane, Les effets spéciaux, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2004, p.74


Bibliographie

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BATAILLE Georges, FOUCAULT Michel. « Les écarts de la nature » in Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1992.

BERNARDI Sandro. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 211p.

BILSON Anne. The Thing. British Film Institute Modern Classics, BFI Publishing, 1997, 96p.

BRUNEL Pierre. Le Mythe de la métamorphose. Paris : J. Corti, 2003, 257p.

BUFFON Charles. Histoire Naturelle. Paris : Gallimard : 1984.

CANGHUILLEM Georges. La connaissance de la vie. Paris, Vrin, 2000, 256p.

CLAIR Jean. Autoportrait au visage absent : écrits sur l’art 1981-2007. Paris : Gallimard, 2008, 463p.

Collectif.  L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 192p.

DIDI-HUBERMAN Georges. Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1995, 446p.

DIDI-HUBERMAN Georges. La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris : Macula, 1995, 400p.

FOCILLON Henri. Vie des formes. 7e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 1943, 144p.

HAMUS-VALLEE Réjane.  Les effets spéciaux. Paris : Les Cahiers du cinéma, SCÉRÉN-CNDP, 2004, 92p.

HEGEL. Esthétique. Paris : L’Harmattan. 1997.

LASCAULT Gilbert. Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique. 4e tirage, Paris : Klincksieck, 2004, 470p.

OVIDE. Les Métamorphoses. Paris : Gallimard, 1992, 640p.

« Le Songe, ou l’Astronomie lunaire » de Kepler, « Les États et Empires du Soleil » de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne

Jean-Michel Caralp
Doctorant, Laboratoire LLA-CRÉATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
jmcaralp@gmail.com

Pour citer cet article : Caralp, Jean-Michel, « “Le Songe, ou l’Astronomie lunaire” de Kepler, “Les États et Empires du Soleil” de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La fracture de la représentation cosmologique postérieure à la révolution copernicienne a en même temps, détruit une intrication complexe et stabilisée de « science » et de symboles tenue pour unique et certaine, en corrélation avec une conception supranaturelle de l’humain, et ouvert l’espace à des projections désormais conscientes de n’être plus qu’un possible imaginaire au sein d’un réel sans cesse plus fuyant à l’idée d’être saisi avec netteté par le regard scientifique. En projetant des êtres hybrides sur ces astres dont le mouvement nouvellement décrit induit des conditions physiques qui génèrent les facteurs d’une hybridation adaptée, Kepler, dans Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, et Cyrano de Bergerac, dans États et Empires du Soleil, inventent un imaginaire rationalisé libéré de la transcendance et de ses paradigmes symboliques. Mais deux voies divergent déjà : d’une part celle d’un imaginaire qui serait contenu dans les latitudes ouvertes par le discours scientifique sur l’objet, et d’autre part la prise de pouvoir du sujet imaginant sur la plasticité d’un cosmos atomiste. Ainsi l’astronomie a fécondé un dispositif de représentation où l’hybride spatial sera décliné selon toutes ses variantes rationnelles par la science-fiction moderne, mais elle devient à son tour un dispositif dans la représentation, grâce auquel Baudelaire expose sa poïétique dans « Paysage ».

Mots-clés : astronomie – cosmos – hybridation – imaginaire – philosophie – réel

Abstract :

The post copernician’s revolution cosmological representation fracture both ended with an intricate, stable, supposed unique and true tissue made of symbols and supposed sciences, linked with a supranatural idea of humankind, and widened space for imaginary shapes henceforth conscious of being no more than a potentiality in the unending intangible real because of the willing of sciences to describe it obviously. While designing hybrid beings on planets which newly described momentus induced physical conditions, themselves generating adapted hybrid factors, Kepler, in Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, and Cyrano de Bergerac, in États et Empires du Soleil, invented a rationalized imaginary now freed from transcendence and its symbolical paradigms. But two separate ways already forked : one imagination enclosed in the yet free ranges of the scientific object description and, on the other hand, the imagining subject’s control over an atomistic scale cosmos plasticity. So astronomy gave birth to a representation’s matrix in which a various kind of rational space hybrid beings were to be invented by modern science-fiction, but this science became also a matrix integrated in the representation thanks to which Baudelaire disclosed his poïétique in “Paysage”.

Key-words: astronomy – cosmos – hybridism – imagination – philosophy – real


Le Songe, ou l’Astronomie lunaire de Kepler, paru de manière posthume en 1634, et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac, ouvrage publié aussi après la mort de son auteur en 1662, explorent un nouvel espace de représentation au carrefour des sciences, de la philosophie et de la littérature, carrefour d’ailleurs encore mal défini puisque, jusqu’en 1650 environ, la physique, et donc l’astronomie, sont des sous-parties de la philosophie, au même titre que la métaphysique ou la morale.

Pourquoi rapprocher ces deux œuvres et pourquoi les confronter au concept d’hybride ?

Elles ont d’abord pour point commun d’être des œuvres transgressives, car les conséquences tirées par les auteurs entrent en violation des frontières symboliques dominantes (avec ce que l’acception de ce dernier adjectif implique de coercition). De ce fait, elles ont été publiées de manière posthume après avoir circulé sous le manteau puisqu’elles n’étaient pas sans danger pour leurs auteurs, et ont même valu à Kepler1 de sérieux ennuis. Les deux auteurs ont multiplié les filtres génériques de manière à désamorcer les risques que pouvait générer une prise en charge trop personnelle de leurs thèses et représentations : Cyrano de Bergerac utilise le biais du roman comique avec un voyage aérien, ou plutôt spatial, de la Terre au Soleil qui s’apparente à une exploration allégorique des différentes théories astronomiques et philosophiques de l’auteur ; Kepler entraîne son personnage-narrateur dans un songe durant lequel le dormeur lit un livre dont le personnage-narrateur de second niveau est lui-même transporté dans l’espace lunaire par l’entremise d’un démon, en lequel l’auteur laisse reconnaître une allégorie de la connaissance astronomique.

Au-delà de leur transgression des codes symboliques, ces deux œuvres développent à partir d’un substrat astronomique des représentations imaginaires de et dans l’espace en entérinant une modification des lignes-frontières cosmologiques, celles qu’a bouleversé la révolution copernicienne. Précisons d’emblée que n’y apparaît pas encore un univers ouvert sur l’infini : l’espace y reste clos par la sphère des fixes : celle des étoiles. Ces voyages imaginaires eux-mêmes hybrides, entre science et représentation, entérinent l’héliocentrisme et déploient un espace cosmique que Le Songe et Les États et Empires du Soleil peuplent d’êtres hybrides respectivement sur la Lune et sur le Soleil. Une variété d’hybridation en particulier se rencontre aussi bien chez Cyrano de Bergerac que chez Kepler : en effet, celui-ci imagine des êtres lunaires hybrides entre le végétal et l’animal (ils sortent de pommes de pin) alors que Cyrano de Bergerac met en scène un arbre dont les fruits sont des minéraux, puis se transforment en êtres humains. Ce rapprochement initie notre problématique : quelles sont les conditions d’émergence de cet imaginaire nouveau d’hybridation ? En quoi ces deux formes pourtant si semblables en leur réunion du végétal et de l’animal divergent-elles radicalement ?

Et est-il avant toute chose approprié de les qualifier d’hybrides ? Une certaine prudence épistémologique s’impose.

Le terme « hybride » est absent du dictionnaire Furetière de 1690, même si sa première acception date, selon Le Robert, de 1596. Si le mot et le concept font défaut, l’hybride est connu empiriquement par certaines possibilités naturelles d’hybridation, en particulier celle du mulet chez les animaux, et on sait que le terme apparaît chez Pline, dans une littérature latine qui était familière au XVIIe siècle. Ce qu’informe notre regard ne constitue donc pas un anachronisme2. L’hybride a existé avant le concept et, de toute façon, pour reprendre la perspective de Philippe Ortel, un modèle conceptuel « est admissible à partir du moment où (il) ne prétend pas délivrer un savoir mais sert simplement de filtre intellectuel permettant de souligner des niveaux d’analyse dans les objets qu’on étudie3. » Penser cette hybridation est d’autant plus complexe que les taxinomies sont elles-mêmes diachroniquement évolutives donc problématiques 4.

Entre concepts en devenir, champs épistémologiques en recomposition et liberté fictionnelle, ces œuvres nous obligent à penser dans le relatif de la scientificité, à partir d’un état de la connaissance qui est dans la palette validée par la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi acceptons-nous que des mers soient sur la Lune ainsi que des marées5, comme on le pense depuis Galilée, et cette projection a d’ailleurs fondé le principe d’identité avec la Terre ; nous acceptons aussi, ainsi que Cyrano de Bergerac le met en scène dans Les États et empires du Soleil, que le Soleil soit une planète où des êtres peuvent vivre, et non, comme nous le savons désormais, un astre dont le rayonnement dû à l’énergie thermonucléaire de l’hydrogène rend impensable tout développement biologique. Car le but n’est pas de refaire une histoire des sciences, le serait-elle sous la forme d’une archéologie du savoir, encore moins une histoire des idées gorgée d’érudition6 mais de cerner deux lignes de force de la représentation de l’hybride dans cet imaginaire scientifique. De ce fait nous nous contenterons d’une définition a minima du concept d’hybride : la réunion de deux catégories a priori incompatibles s’intriquant en une entité autonome en sa néo-réalité.

Ces longs mais nécessaires préalables tracent notre parcours dans la complexité. De la même manière que le concept d’hybride nous intéresse comme outil théorique, nous entendons faire œuvrer la théorie contemporaine du dispositif à l’intérieur d’un champ d’érudition (l’astronomie représentée) autour de la notion d’hybride. Car c’est en pensant la connaissance astronomique comme un dispositif que l’on peut comprendre l’émergence de représentations d’êtres hybrides imaginaires qui ne doivent plus essentiellement à l’imaginaire tératologique antérieur connoté péjorativement sur le plan symbolique7. Si l’hybride biologique est généralement stérile, il n’en va pas de même de l’hybridation imaginaire rationalisée dont la fécondité se poursuit au-delà de ce point d’émergence dans la science-fiction contemporaine, comme nous le verrons avec les êtres intergalactiques de George Lucas, aussi bien que dans la modernité poétique baudelairienne, qui réinvente la subjectivité créatrice à partir d’une position de rejet de la réalité cosmique, et de recomposition hybridée de ses éléments par l’imaginaire.

1. Le dispositif astronomique créateur de « trou »

1.1. Penser la représentation cosmologique comme un dispositif

Pour comprendre les conditions d’émergence de l’hybride moderne, il faut se pencher sur le dispositif astronomique ou penser l’astronomie en tant que dispositif extérieur à la représentation8 avec le bouleversement engendré à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles par la révolution copernicienne que l’on limite, à tort, à un passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. Paradoxalement, en amenant une connaissance un peu plus exacte sur le fonctionnement céleste, l’astronomie va être créatrice d’une béance, d’un « trou »9: à la fois une déchirure dans la représentation du cosmos admis par la doxa, et la naissance des espaces, l’évidement de l’espace lui-même. En générant du savoir, en cartographiant l’inconnu pour y décrire une néo-réalité, l’astronomie crée un nouvel inconnu. Cadastrer la réalité c’est faire émerger le réel ou, pour le reformuler selon une perspective plus strictement lacanienne (et sans que la superposition des concepts soit totalement symétrique), la science est « la pulsion dans toute sa pureté » qui constitue un « oubli de l’Être »10. « Le dispositif aussi est une fenêtre ouverte sur le néant »11, pour reprendre une image de Philippe Ortel. Le dispositif scientifique est à l’instar du dispositif de contrôle foucaldien dans lequel la prison, qui vise à contrôler les entorses à la loi, crée de la délinquance. Ainsi, à la fin de la Renaissance, le ciel est décrit et représenté comme une structure stable, en tout cas à peu près stabilisée, totalement cadastrée, hiérarchisée physiquement, verrouillée par des superpositions symboliques intriquées (métaphysiques et spirituelles). C’est à la fois en élaborant une néo-représentation qui cherche à canaliser les débordements générés par les bouleversements de la connaissance du cosmos et parce que la nouvelle science est en instance de divorce avec le symbolique12 que le nouveau dispositif va paradoxalement générer (ou donner conscience à) des béances, trous, vides dans le ciel.

1.2. La déchirure

Art 4_CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.01

Art 4_2CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.02

Comme il a déjà été précisé, l’astronomie et, plus généralement la physique, ont longtemps été confondues dans la philosophie comme domaine, au même titre que la morale, et cette science ne va s’autonomiser que vers 1750 en entérinant l’apport cartésien (il suffit de consulter les sommaires des ouvrages de philosophie de l’époque pour s’en rendre compte) alors qu’une épistémè stable dominait au moins depuis le Moyen-âge, soit depuis trois siècles (avec la synthèse du thomisme) malgré des voix divergentes. Les visions antérieures sont un « à-plat », un développement de la voûte céleste ainsi qu’en témoigne, par exemple, le septième jour de la création de la Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel.
Tout le visible de la voûte s’inscrit dans le continu de la proximité à l’image de tout le savoir lui-même (en un temps où le langage est lui-même partie intégrante du monde, comme le souligne Foucault13). Les représentations du cosmos sont intriquées et verrouillées avec des théories philosophiques comme l’illustre l’enluminure du Liber divinorum operum d’Hildegarde Von Bingen superposant l’homme au cosmos ; le discours ontologique y trouve soit un substrat soit un prolongement cohérent.
Le continu du cosmos se double d’implications médicales14 liées aux analogies du microcosme et du macrocosme soumises aux influences des éléments, à la hiérarchie du macrocosme et du microcosme, aux hiérarchies entre monde sublunaire corruptible et supra lunaire incorruptible ayant des incidences dans l’ordre symbolique, l’ensemble asservi à une temporalité eschatologique : de la Genèse à la fin du monde. Ces intrications de continuités peuvent déboucher sur des modèles extrêmement complexes, comme dans l’ouvrage de Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia, paru en 1619.

Art 4_3CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.03

Cette synthèse cosmo-métaphysique extrêmement structurée et stable va voler en éclat par une conjonction du « dit » (De Revolutionibus orbium caelestium, de Copernic, paru de manière posthume en 1543) et de « non-dit », la lunette astronomique grâce à laquelle Galilée, en vérifiant l’hypothèse des phases de Vénus, va fournir la preuve expérimentale que les planètes du système solaire sont en rotation sur elles-mêmes et autour du soleil.

1.3. La naissance de l’espace

art 4_4_CARALP

Fig.04

Ainsi, en même temps qu’elle produit un savoir nouveau sur le fonctionnement céleste, le déplacement des astres, l’astronomie crée des trous15 dans le continu de la représentation du ciel : dès la théorie des tourbillons de Descartes, le ciel dégagé de toute métaphysique est réduit à un fonctionnement, et encore Descartes, trop respectueux du principe d’Aristote selon lequel « la nature a horreur du vide16 », place-t-il de la matière dans ses tourbillons entre les astres. Mais, en 1646 et 1648, Blaise Pascal va vérifier l’expérience de Toricelli et démontrer l’existence du vide. Cette évolution vers l’évidement est aussi validée par le lexique, le mot « espace » tendant à s’imposer au milieu du XVIIe siècle avec un sens qu’il n’avait guère, alors que le mot « ciel », qui désignait soit le séjour des dieux, soit la voûte céleste, tend à s’effacer du lexique cosmologique pour se spécialiser comme une métonymie du séjour des dieux, et plus tard comme la zone basse de l’atmosphère, où se produisent les phénomènes météorologiques (le mot y conservant le sème d’à-plat de son sens originel). Telle approche sémantique témoigne de la déconstruction des réalèmes de la doxa.

On est en droit de penser que ce creusement de la profondeur cosmique avait aussi été préparé par l’émergence, dès le XVe siècle, des lois de la perspective dans la représentation, perspective qui avait été orientée vers la verticalité avec les ciels en trompe-l’œil des dômes d’églises (Mantegna, chambre des époux du Castello San Giorgio de Mantoue, vers 1470).

1.4. Fécondité pour l’imaginaire du néo-évidement de l’espace

Ces espaces entre les astres (une latitude, un discontinu, un vide) vont rendre plus plausible l’idée du voyage interplanétaire même s’il en existait dans les représentations antérieures du ciel des versions fantasques comme l’échelle de Scipion, ou merveilleuses, comme la migration des âmes. Et s’il n’y a pas voyage concret, il s’opère par l’esprit : ainsi, dans le Songe de Kepler, ce sont les « démons » (de Daemon, « esprit »), allégories de la connaissance scientifique, qui effectuent le voyage de la Terre à la Lune.

art 4_5_CARALP

Fig.05

art 4_6_CARALP

Fig.06

L’astronomie était au demeurant privilégiée pour imaginer ce déplacement entre les astres. Un tel type de décentrement de la perspective de représentation (qui suppose un déplacement préalable) pouvait d’autant mieux être inféré par l’astronomie qu’elle possédait un instrument simulant le déplacement du regard dans l’espace, sa plongée dans l’épaisseur du cosmos : la sphère armillaire. Son utilisation par les astronomes peut avoir conditionné un mode de regard qui n’est plus le regard géocentré à partir duquel on obtient toutes les cartes du ciel en développement à plat. Telle idée du décentrement du regard apparaît déjà chez Giordano Bruno et Galilée. Il est possible que ces deux astronomes, et Kepler en écrivant le Songe, aient eu l’idée du regard décentré (se placer en position lunaire, par exemple, pour observer la Terre comme un satellite, nommée Volva par Kepler) par l’utilisation propre aux astronomes du seul instrument tridimensionnel de représentation de l’univers : la sphère armillaire dans certaines desquelles l’astronome devait glisser la tête pour voir selon un angle particulier la position des planètes17.
Une représentation du planétaire du XVIIIe siècle permet de prendre conscience de ce déplacement du regard dans le champ virtuel reproduit par l’instrument et de sa capacité à traverser l’espace. Telle hypothèse montrerait à quel point le dispositif technique informe la représentation.

1.5. L’espace béant comme confrontation au Réel angoissant

L’astronomie achève ainsi durant la première moitié du XVIIe siècle la déchirure de toutes les représentations cohérentes et stables antérieures. Cette instabilité a pu contribuer à ce que l’on qualifie d’âge baroque. Mais, plus spécifiquement, un grand pan de ciel est déchiré et instaure la panique18 car le réel est la béance, le vide, le gouffre. « […] Le Réel n’est pas la « vraie réalité » dissimulée derrière la simulation virtuelle mais le vide qui rend la réalité incomplète et inconsistante, la fonction de toute matrice symbolique étant de dissimuler cette inconsistance […]19 ». Nous avons du mal à prendre pleinement conscience de la radicalité d’une telle déterritorialisation, pour reprendre le concept de Deleuze, un phénomène de déterritorialisation qui se produit sans que l’homme ait été en quelque manière déplacé de son territoire terrestre et de sa familiarité au cosmos. Il suffit de se référer au célèbre texte des « deux infinis » de Pascal, fragment 23020 des Pensées, pour percevoir cette perte d’équilibre dans la représentation. On sait quelle exploitation Pascal va faire de ce « trou » dans l’univers, non seulement parce que la coupure entre la physique et la métaphysique prive l’homme du sens ancien, mais aussi parce que ce vide est de nature à susciter le vertige21 et l’effroi dans la peinture de la représentation de l’homme dans l’univers, c’est-à-dire du libertin qui voudrait assurer par la seule connaissance rationnelle le sens de sa présence au monde.

Le potentiel de cet espace vide s’associe à la transgression des frontières anciennes et l’érection de nouvelles frontières par la science. Les conditions de l’émergence de l’hybride passaient par une libération du cosmos de la hiérarchie métaphysique, par la subordination aux lois de ce que Foucault nomme la mathésis ou « effort de mathématisation de l’empirique »22. L’imaginaire opère dès lors une reterritorialisation à partir des catégories empiriques, déplacées dans un cosmos aux lois homogènes dans la profondeur selon la combinatoire rationalisée d’une néo-hybridation. Dans le même temps, cette combinatoire constitue la limite rationnelle même de notre imagination selon les propos de Sagredo que Galilée met en scène dans le Dialogue des deux grands systèmes du monde23.

Cette reterritorialisation constitue une forme de réappropriation du monde par l’imaginaire ; peupler d’êtres un espace dont cette révolution astronomique vient révéler la continuité des lois et des formes par rapport au discontinu antérieur s’impose comme une prise de possession, par une projection de la familiarité ; et l’homme du XVIIe siècle a sans doute eu besoin, comme nous-mêmes, d’images pour son équilibre psychique, dont la neurobiologie nous explique qu’elle entre dans une dimension prédictive de maîtrise anxiolytique du milieu. L’évidement de l’espace autorise le déplacement du regard et joue un rôle dynamique dans la mesure où le vide angoissant œuvre comme un appel d’air à la représentation. Le monde dans son abstraction d’espace et de temps est une perspective insoutenable pour qui n’y projette pas soit une libido sciendi astronomique, soit des représentations imaginaires : il suffit de voir combien nous l’avons depuis re-peuplé d’un imaginaire composite, serait-il erroné comme l’astrologie, ou hypothétique, comme la science-fiction.

2. Le peuplement imaginaire en hybrides

2.1. Les êtres hybrides adaptés de Kepler

C’est dans cette vacuité et cette profondeur uniforme que s’engouffre le premier Kepler dont les premières esquisses du Songe datent de 1593. Notons tout d’abord que les hybrides de Kepler ne sont qu’un jeu de l’esprit de l’astronome, un surplus24 au développement astronomique : ils n’apparaissent d’ailleurs que dans les toutes dernières pages du Songe, dont l’essentiel, au-delà des pages liminaires narratives, consiste à un développement des conditions climatiques supposées régner à la surface de la Lune, rebaptisée Levania (la déterritorialisation de la perspective s’accompagnant d’un changement sémantique radical dans la désignation). Ces conditions de température, de durée du jour et d’hygrométrie sont induites à partir des calculs de rotations des astres que l’on peut observer autour d’elle, et des projections conscientes et argumentées (la présence de mers, les cratères lunaires supposés être des abris pour ses habitants) ou tacites (la présence d’une atmosphère induite du fait que la Lune est une planète). L’ensemble forme ce que nous appellerions aujourd’hui un éco-système et l’imaginaire de Kepler s’emploie à y penser les conditions élémentaires du vivant (pour simplifier : une fourchette empirique de température et d’humidité autorisant une vie animale).

Les vivants lunaires sont conformes aux conditions extrêmes qui règnent sur l’astre comme ces êtres aux longues jambes (comparées à celles des dromadaires) pour pouvoir fuir en fonction des marées qui envahissent l’hémisphère de Levania (Kepler stipule que les habitants de la Lune se déplacent et « parcourent en groupe tout le globe en une de leur journée » soit 364 kms en une journée terrestre). D’ailleurs tous les êtres ont des tailles démesurées25 : « Tout ce qui pousse ou vit sur cette terre est d’une taille monstrueuse »26 .

Les hybrides adaptés de Kepler ne relèvent pas encore de l’évolution darwinienne (il n’y a pas de dynamique de changement des espèces) mais procèdent en tout cas d’une adaptation au milieu : tous les êtres sont en recherche de ce qu’on n’appelle pas encore leur homéostasie27 (la loi de conservation interne de l’équilibre de la vie) et ont une forme et des organes pour ce faire à la mesure du milieu spécifique dans lequel ils évoluent : la peau qui tombe comme une écorce végétale car elle est brûlée par la lumière, les êtres qui naissent dans des pignes de pin qui leur sont une protection thermique : « Çà et là, on trouve sur le sol des corps dispersés qui ont la forme de nos pommes de pin. Dans la journée leur enveloppe brûle superficiellement ; le soir, ces espèces de cachettes s’ouvrent et laissent sortir des êtres vivants » 28 .L’alliance du végétal et de l’animal est ainsi justifiée par Kepler comme une parade aux amplitudes thermiques supposées très élevées sur Levania29.

Alors que certains êtres sont pourvus de jambes de dromadaire pour fuir les marées qui envahissent l’hémisphère de Privolva (la face lunaire tournée vers Volva, la Terre), d’autres s’enfoncent dans les profondeurs de l’eau par une forme d’apnée prolongée30 et présentent des signes partiels d’adaptation aquatique (sans atteindre à la capacité amphibie) pour trouver refuge sous l’eau durant les phases d’immersion.

La nature adaptative est confirmée par son caractère transgénérique : le même phénomène apparaît chez les végétaux et les êtres vivants : « L’écorce sur les troncs, la peau chez les animaux et tout ce qui en tient lieu couvre la plus grande partie du corps, elle est spongieuse et poreuse. Si un être vivant s’expose au Soleil durant la journée, sa peau se durcit et brûle superficiellement. Le soir, cette enveloppe brûlée tombe »31. Notons au demeurant que la mention des êtres hybrides sur la Lune se concentre dans l’ultime page du Songe, dans une forme de développement progressif et logique des conditions qui règnent à la surface de la Lune. Dans ce modèle d’imaginaire scientifique, il faut d’abord dépeindre le milieu avant d’y placer les formes de vie possibles : le milieu génère ce qu’on n’appelle pas encore la vie (la vie est un concept moderne comme le rappelle Foucault). En tout cas, le continu de la loi physique s’y est substitué au continu de la représentation de la physique médiévale : et c’est cette néo-continuité qui génère la redistribution du continu antérieur, et non une création venue de l’extérieur et de nature transcendante. L’être hybride du Songe est le produit du milieu32 et, s’il se transforme, comme les pommes de pin se muant en êtres, ce n’est que pour obéir à un changement dans les conditions du milieu. La forme du sujet est induite seulement par le milieu. L’hybride de Kepler se distingue radicalement des êtres monstrueux que produisait la mythologie antique : les sirènes, amphibies mi-homme mi-poisson ; le centaure ; l’hydre de Lerne. La déconstruction astronomique a détruit la norme qui rejetait dans le tératologique une hybridation de caractères en dehors des hybrides inclus dans le continuum du monde pré-scientifique.

2.2. Fécondité du modèle de l’hybride adapté

art 4_7_CARALP

Fig.07 a.

art 4_8_CARALP

Fig.07 b.

Et ce déplacement des frontières symboliques ne nous paraît pas sans incidence sur les représentations modernes de l’hybride adaptatif, dont un exemple fort similaire et parmi les plus notoires, apparaît dans La Guerre des étoiles, saga cinématographique de George Lucas dont le premier épisode est sorti à l’écran en 1977. Parmi tant d’autres robots, êtres galactiques et androïdes, et pour rester dans la ligne des hybrides de Kepler, nous y rencontrons le Neti ou Ryyk : un être hybride, de type « humanoïde-végétal », d’une taille de 3 à 5 mètres, couleur de peau brune, originaire de la planète Mykr puis Ryyk, dont le langage est le Neti et le Basic, et qui a pour signe particulier d’être une « espèce métamorphe (sic) de type végétal (elle appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) »33.
On croisera aussi dans l’univers de George Lucas, le Félucien : hybride de type humanoïde-amphibien / aquatique, peau noire et bleue, taille : 1,90 m ; signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude34 qui n’est pas sans évoquer les êtres quasi amphibies que Kepler postule sur Levania.

Les êtres des films de Lucas reprennent donc le principe d’une reconstruction rationnelle à partir d’éléments composites afin d’obtenir des êtres adaptés au milieu ambiant de leur planète. Curieusement, les êtres hybrides des mondes de La Guerre des étoiles demeurent non évolutifs (ils changent d’astre sans que leur forme ou leurs aptitudes en soient modifiés) : ils ne sont pas plus darwiniens que les hybrides de Kepler. Leurs variantes apparaissent comme la multiplication des combinatoires d’un imaginaire rationalisé, nourri d’une connaissance plus aboutie des lois biologiques et astronomiques et amplifié des capacités d’hybridation avec la robotique.

Notons que ces êtres galactiques de La Guerre des étoiles confirment une réorientation du symbolique. Alors que la forme même du monstre hybride donnait lieu à son rejet symbolique en raison de son a-normalité au Moyen-Âge, comme le montre Emmanuel Molinet35, les hybrides de Georges Lucas ne sont pas évaluables sur le plan symbolique par leur forme mais dans leur adhésion aux forces du bien et du mal dont le paradigme fonde le récit de La Guerre des étoiles. Le cinéma populaire de science-fiction valide l’assertion lacanienne selon laquelle « la vérité a structure de fiction »36. Grâce à la diversité galactique, le cinéma industriel introduit une nouvelle doxa entrant dans un discours de la tolérance37. Nous sommes en droit de penser que cette réorientation du symbolique s’origine dans la légitimation de l’hybridation par le milieu que commence à opérer Kepler. On n’est pas responsable de sa forme.

3. Les hybrides métamorphiques de Cyrano de Bergerac

3.1. Métamorphose de la matière

Kepler avait imaginé des pommes de pin d’où naissent des êtres, alliance du végétal et de l’animal ; nous observons une configuration d’hybridation en apparence semblable dans Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac. À son arrivée sur le soleil, le personnage-narrateur s’éveille :

« […] sous un arbre en comparaison de qui les plus hauts Cèdres ne paraîtraient que de l’herbe. Son tronc était d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes qui, dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit ne devait rien aux feuilles : l’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l’autre était en suspens si elle tenait sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les feuilles épanouies étaient de grosses roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

[…]

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m’assouvir de le regarder. Mais, comme j’occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de Grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite Couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea pour lui former un col. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ces jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige, et d’une légère culbute tomba jusqu’à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération.38

La transformation du minéral en végétal puis en animal mérite explication : dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac, un changement d’échelle s’est opéré pour la représentation scientifique du cosmos. Certes Les États et Empires du Soleil intègre les dernières découvertes astronomiques d’échelle macroscopique de déplacement des astres dans l’espace (le géocentrisme copernicien) ainsi que des apports plus récents (les taches solaires découvertes par Galilée), mais la véritable loi de continuité du cosmos est à l’échelle microscopique dans la matière, l’atome.

Le matérialisme est continu à l’échelle de l’univers proposé par Cyrano de Bergerac, et les conditions astronomiques ne peuvent qu’en faire varier la densité : le Soleil, parce qu’il est plus lumineux présente un état de la matière moins dense (sur sa face éclairée en tout cas) et parce qu’il connaît une absence de pesanteur faute de centre39, permet à la matière, à sa surface, de changer d’état et de passer, par exemple, de l’état minéral au végétal, puis de se muer en animal. Cyrano de Bergerac, en philosophe matérialiste (et imprégné des modèles alchimiques) descend au niveau microscopique de la matière pour expliquer l’hybridation métamorphique, alors que Kepler observait l’univers, en astronome, à l’échelle macroscopique. Curieusement, il anticipe sur la physique quantique : la matière, dans certaines conditions, n’est plus qu’un ensemble de particules, une forme malléable en attente de saisie transitoire (de mesure, dirait Schrödinger) : c’est la volonté, ou le désir qui l’habite qui la modèlera. Ainsi le narrateur est ébahi en voyant une pierre précieuse se muer d’elle-même en fruit puis en être humain, c’est-à-dire accomplir la métamorphose du minéral au végétal puis à l’animal, catégories qui structurent la typologie de cet hybride. Le sujet prévaut sur les conditions du milieu qui induisent une marge de possibles pour sa liberté formelle. Ces formes métamorphiques que l’on observe sur la face éclairée du Soleil parce que la matière y est moins dense, plus labile, et, partant, plus plastique à la volonté, relèvent d’une hybridation dynamique, et non statique : elle est métamorphique car deux catégories se succèdent dans le temps au lieu de le faire dans une continuité, de se superposer dans l’espace. Telle vision matérialiste fait abstraction de la volonté transcendante antérieurement supposée à la base du cosmos et des êtres qui le peuplent (il s’agit dès lors de chercher les sujets dans la totalité et non un sujet qui soit une unité totalisante). Elle opère ou plutôt perpétue la position atomiste d’une émancipation du sujet par rapport à une toute puissance de création supérieure. On observe à ce titre une remarquable cohérence entre le sujet hybride dans l’univers cosmique représenté, et l’œuvre comme lieu de la représentation pour laquelle le sujet créateur modèle une unité syncrétique.

3.2. Une hybridation de la représentation : le syncrétisme théorique et philosophique

Les États et Empires du Soleil témoignent d’une volonté totalisante : car il y a un syncrétisme (qui est une forme d’hybridation théorique) et celui-ci est projeté sur le cosmos : en voyageant dans l’espace, le personnage-narrateur traverse plusieurs visions théoriques du monde (celle de Copernic, la théorie des éléments pour le voyage aérien (icosaèdre), l’atomisme, etc.) qui sont plaquées sur un arrière-plan astronomique incertain et composite (l’héliocentrisme copernicien y côtoie les théories magiques et alchimiques de Marsile Ficin et Campanella). Le sujet imaginant procède lui-même à une forme de métamorphose de ses représentations théoriques en fonction des possibles de l’espace sur lequel il les projette au fil de son voyage. Donc, même si sont respectées, les conditions de l’objet (conditions objectives, ou supposées telles par Cyrano de Bergerac et/ou la science de son temps), c’est la subjectivité qui prévaut librement. L’astronomie dans sa béance et sa contingence n’est au fond pour Cyrano de Bergerac qu’un prétexte puisque in fine, le sujet a tout le pouvoir sur la représentation. Si le voyage aérien se faisait chez Kepler par des « démons » allégoriques de la pensée scientifique, le vol spatial de Cyrano de Bergerac n’est peut-être que la métaphore de la puissance de l’esprit sur la représentation.

Le sujet a le dernier mot dans cette dynamique de représentation. Certes, la vision épicurienne se veut anti-dualiste (la pensée, la volonté ne sont qu’une émanation de la matière), mais force est de constater que le sujet domine la forme tout en l’habitant (auto-création). Cyrano de Bergerac semble être dans une nostalgie de l’unité perdue avec la déchirure par la révolution copernicienne de l’intrication cosmo-métaphysique antérieure, et en quête d’une forme d’unité par le syncrétisme de théories philosophiques frappées d’interdit et qui trouvent un « trou » suffisamment vaste dans la béance ouverte à cette révolution pour s’y déployer et s’y jouer.

Dès lors, la cosmologie peut-elle encore se prétendre cadre rationnel dans les marges duquel l’imaginaire explorerait librement les possibles, ou n’est-elle pas phagocytée par la représentation elle-même pour se muer en dispositif de celle-ci, et inscrire une dimension symbolique dans la réalité ?

3.3. De l’astronomie comme dispositif au dispositif dans la représentation : puissance subjective d’hybridation de l’imaginaire baudelairien

3.3.1. Dispositif de la camera obscura astronomique dans « Paysage »

Si le Soleil mis en scène par Cyrano de Bergerac n’est plus véritablement un espace scientifique ou utopique, mais un espace de représentation où se (re)joue la plasticité du réel sous la forme de l’hybridation, on peut lui découvrir une étonnante postérité40dans l’œuvre de Baudelaire, plus particulièrement dans « Paysage »41.

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Fig.08

Pour assimiler ce vertigineux passage, il faut comprendre que l’astronomie que nous avons initialement postulée comme un dispositif scientifique extérieur à la représentation artistique, niant des représentations anciennes et en générant de nouvelles, va devenir le (en tout cas, un) dispositif interne à la représentation artistique par lequel nous sont délivrées les clefs de décryptage de la représentation elle-même. Les éléments du dispositif perdent leur dimension référentielle, au besoin par le biais de l’image, pour devenir les indices d’un autre niveau de lisibilité dépassant la seule structure textuelle. En l’occurrence, en plaçant initialement le regard en position d’« astrologue »42 enfermé dans la chambre noire où il est, lui-même, le pôle d’inversion (et de métamorphose) de l’image entre la sensation acquise de la réalité et la représentation poétique restituée, Baudelaire ne décrit pas simplement l’espace de la mansarde propice à l’observation du ciel à la lunette, il pose les conditions de lisibilité du poème, voire une poétique de la section Tableaux parisiens. Il l’inscrit dans le cadre du dispositif astronomique de la camera obscura, qui était originellement pour l’astronome l’outil de la re-présentation. Le dispositif de l’astronomie s’est intégré à la représentation dans le poème : comme le montre si clairement Philippe Ortel pour le modèle optique, « (il) n’est pas dit par le texte mais montré : disparaissant de l’énoncé, il conditionne l’ordre d’énonciation des composants (…) », c’est un « schème imaginaire structurant »43. Un dispositif s’intègre dans le texte avec ses trois dimensions (technique, pragmatique, symbolique) et s’y dissimule a priori (ou s’y exhibe).
Ce dispositif astronomique posé dans « Paysage », Baudelaire va le poursuivre et le développer en une hybridation métamorphique dans la représentation du réel cosmique. « Paysage », poème liminaire de la section Tableaux parisiens, dont Philippe Ortel, à la suite de Philippe Hamon, a montré qu’il intègre le dispositif photographique de la chambre noire (avant tout parce que Baudelaire, par mépris de la photographie, réintroduit la subjectivité au cœur de la représentation), a vraisemblablement une fonction programmatique. Mais nous pensons bien plutôt qu’il s’agit du dispositif astronomique44 et non photographique45de la chambre noire, camera obscura, qui est posé comme schème structurant de la représentation : non seulement le deuxième vers du poème nous place dans cet univers et la captation du regard est verticale, tournée vers le ciel, mais les champs lexicaux qui précèdent comme ceux qui suivent la référence à la chambre noire, relèvent du cosmos. Dans les deux cas, la camera obscura inverse l’image dans la représentation, mais la position du sujet observateur diffère. En astronomie, l’observateur se place au centre de la chambre noire, et cela n’est pas anodin. En l’occurrence, le poète se représente en surplomb, tendu vers le ciel, dans la mansarde dont ont été fermées « portières et volets » pour obtenir l’obscurité nécessaire aux phénomènes de canopée.

3.3.2. L’hybridation métamorphique comme clé de la poétique baudelairienne

L’hybridation métamorphique (et de nature magique), qui était inhérente, dans Les États et Empires du Soleil, à la volonté du sujet représenté agissant sur sa propre matière « déliée » car étant dans l’espace solaire d’une moindre densité, se révèle chez Baudelaire l’œuvre du sujet-poète qui, en se plaçant au cœur de l’instrument de représentation, au point de divergence des faisceaux qui s’inversent dans la chambre noire, interrompt et nie le flux de la représentation en miroir exact bien qu’inversé du cosmos, pour le recomposer en fonction de ses propres lois subjectives qui deviennent le pôle même d’inversion/métamorphose. Le désir et la volonté de forme qui habitaient le sujet hybride métamorphique de Cyrano de Bergerac deviennent chez Baudelaire inhérents à la poïétique46 de représentation du sujet créateur. Avec le dispositif de la chambre noire astronomique, le sujet créateur s’expose imaginant. Et l’hybridation relève désormais de la puissance de la métaphore47 qui inclut le macrocosme dans le microcosme (« tirer un soleil de mon cœur » dont nous pouvons penser qu’il réfère d’ailleurs à d’antiques superpositions cosmologiques – voir la position du cœur sur la vignette 3 – tout en revendiquant son caractère novateur), tout en s’exhibant par des métaphores in praesentia dont les verbes d’action (« bâtir », « tirer », « évoquer », « faire ») renvoient à la volonté créatrice. Ces métaphores métamorphosent la matière par des référents humains (« les jets d’eau pleurant dans les albâtres »). Le passage par la camera obscura scelle le passage entre deux régimes de l’image : du visible au visuel. Le sujet créateur baudelairien a autrement résolu la déterritorialisation que l’astronomie avait fait subir à l’humain du XVIIe siècle : en hybridant par la puissance de l’image son propre sujet à un monde intérieur recomposé, non dans le réalisme photographique, mais au terme d’une imprégnation initiale (non exclusive de la vue puisque intégrant aussi la mémoire de sensations visuelles) d’un univers dont il faut se couper pour mieux l’imaginer. « Évoquer48 le printemps », c’est faire œuvre magique par la « volonté » de la même manière que les sujets-objets de Cyrano de Bergerac se métamorphosaient par la leur. À celui qui n’a pas encore écrit Le Gouffre (ni fait l’expérience terrible du réel qui en a suscité l’écriture), la puissance métamorphique de l’imaginaire peut toujours paraître la condition d’habiter le monde (le chiasme « les pensers brûlants en une tiède atmosphère49 », superposant dans la transformation sur le mode de l’inversion inhérent à la camera obscura les réalités physiques et cosmiques à la vie psychique pour poser les marges de tolérance du vivable). Le sujet n’abdique que par un pouvoir sur le monde que la science était venue lui dénier en créant du trou dans la représentation : il le recompose en parallèle50 par fragmentation d’objets hybridés au sujet. L’image est bien plus essentielle à l’équilibre psychique du sujet que la perception exacte de la réalité.

Conclusion

Cerner une origine impose d’analyser les conditions d’une émergence et de tracer les (des) lignes de force d’une fécondité que l’hybride imaginaire possède a contrario de la plupart de ses homologues biologiques.

Les êtres hybrides de Kepler et ceux de Cyrano de Bergerac nous montrent un – sinon le – point d’émergence de la notion moderne et normalisée de l’être hybride dans une archéologie de la représentation, laquelle a dû faire face à l’angoissante béance du Réel imposée par la science nouvelle par un dispositif qui intègre l’hybridation. Se cristallisent avec ces êtres astraux deux modèles divergents de représentations par rapport au possible imaginaire généré par la fracture du ciel que la nouvelle astronomie postérieure à Copernic et, surtout, à Galilée, a opéré. Alors que l’un déduit d’une patiente analyse des conditions sur la Lune, des formes de vie adaptées qui réinvestissent avec rigueur de manière hybridée les connaissances biologiques encore empiriques de la Renaissance, l’autre, tout en intégrant le substrat scientifique de la nouvelle astronomie, projette dans l’espace libre du cosmos une synthèse de systèmes philosophiques disparates où l’atomisme antique trouve dans la pensée magique la clef d’une énergétique de la métamorphose : ce sont deux matrices distinctes du réel, même si elles prennent appui sur la « réalité » astronomique. L’un postule une réintroduction du sujet dans les marges laissées vacantes par le redécoupage scientifique de l’objet, et en fonction de celles-ci ; l’autre, tout en prenant en compte les résultats de l’astronomie, revendique ce champ comme le terrain de puissance du désir et de l’imaginaire, d’une volonté capable de métamorphoser la matière pour lui donner forme.

Avec Kepler, l’hybride recompose les données du symbolique en s’écartant de la tératologie et légitimant déjà une pensée moderne de la tolérance, la différence n’étant que le produit objectif du milieu sur le sujet. La science-fiction moderne s’emparera de cette recette pour en décliner de multiples possibles. Avec Cyrano de Bergerac s’ouvre le champ d’une reterritorialisation plus libre par le sujet au sein de la représentation, pouvoir du sujet que revendiquera plus vigoureusement encore Baudelaire. Car, tout en gardant le référent astronomique dans « Paysage », le poète le transforme en dispositif de représentation afin de poser le fondement vital de sa poétique, la « tiède atmosphère » où s’accomplit le sujet en sa volonté créatrice capable de métamorphoser la réalité pour, ainsi que le souligne Philippe Ortel, « jeter un pont sur l’abîme, […] construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte51 ». Un pas majeur est ainsi franchi par la perte du référent vers la déconstruction post moderne du sujet en regard du symbolique.

L’hybride dans la représentation s’avère en tous les cas une réappropriation, une acrobatie « nécessaire » dans un monde où les repères transcendants qui fondaient le sens se sont progressivement estompés : nos facultés cognitives52 peuvent avec lui se raccrocher à un axe composite dans l’immanence d’une vacuité laissée béante par le monde scientifique (cette profondeur sans fin dans la matière du monde ayant été initialement nécessaire pour établir des relations disparates entre ce qui apparaissait, dans son à-plat antérieur stabilisé, de la nature du continu hiérarchisé). Resterait à savoir si telle parade de la représentation face à la première révolution scientifique copernicienne opèrerait encore à l’âge quantique, ce dont Slavoj Žižek doute53. Les travaux de Grit Ruhland, de Laurence Ressier, de Giancarlo Faini et Michel Paysant présentés lors du colloque « Images et mirages @ Nanosciences »54 témoignent du désir des artistes d’investir par des formes subjectives (fatalement hybrides) ces nouvelles dimensions du réel.

Cet imaginaire hybridé, nous dit-on55, puise sa fécondité dans les représentations topographiquement organisées de notre cerveau qui mobilisent le disparate de nos mémoires sensitives. Aussi tirerions-nous grand bénéfice à croiser nos approches esthétiques et philosophiques et, par-dessus tout, psychanalytiques, avec les conclusions de la neurobiologie sur la génération psychique des images et sur l’équilibre vital56 que ces représentations nous assurent avec le monde.


Notes

1 –  Dans la note 8, p. 53 (le Songe est accompagné d’un considérable appareil de notes de Kepler), l’astronome impute clairement le procès en sorcellerie intenté à sa mère, et dont il mettra plus de six ans à l’arracher, à diffusion de son Songe sous forme manuscrite. En effet, le personnage-narrateur, dans son sommeil, y lit un ouvrage dont le personnage, Duracotus, va être initié aux secrets du monde lunaire au cours d’un rituel d’apparence magique par l’entremise de sa mère, la magicienne Fiolxhilde. Entre autres pratiques, celle-ci cueille le soir de la Saint Jean « des herbes avec toutes sortes de rites et, chez elle, en faisait des décoctions. » Selon Kepler, des lecteurs contemporains superstitieux et malveillants auraient identifié la Fiolxhilde de la fiction à sa propre mère. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris),(posth. 1634, Francfort), éd. et trad. Michèle Ducos, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984.

2 –  Pour répondre à la question posée par Emmanuel Molinet dans L’hybridation, un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique [En ligne], 2-2006. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

3 –  Philippe Ortel, Vers une poétique du dispositif, in Penser la représentation II, Paris, éd. L’Harmattan, 2008, p. 44.

4 –  Les deux œuvres s’entent dans les catégories de la première partie du XVIIème siècle durant laquelle le processus de rationalisation et de classement de la connaissance n’a pas encore produit les taxinomies pré-modernes. À titre d’exemple, le dictionnaire de Furetière, un demi-siècle environ après ces deux œuvres, stipule à l’article « Végétaux » : « On classe les corps naturels sublunaires en métaux, minéraux, végétaux et animaux. » Par ailleurs, l’animal est aussi qualifié de « genre ». On observe donc un certain flottement des catégories chez le lexicographe, sans compter des divisions qui vont disparaître dans une taxinomie postérieure (entre « métaux » et « minéraux »). Le mot « règne » (végétal, animal, etc.) n’apparaîtra qu’en 1762 selon Le Robert. Nous n’approfondirons pas cette réflexion car le but de ce travail est de penser l’hybridation à un stade daté de la connaissance, non de mettre en cause celle-ci.

5 –  Kepler n’est pas dupe lorsqu’il développe l’hypothèse des marées lunaires et stipule non sans humour dans la note 202, op. cit., p. 115 : « Contentons-nous d’y croire jusqu’à ce qu’un explorateur aille voir ce qu’il en est. »

6 –  L’érudition ne nous paraît pas devoir âtre une fin, mais un moyen de la pensée dans une transdisciplinarité lucide.

7 –  Emmanuel Molinet rappelle que les émergences médiévales de ce qu’on n’appelle pas encore l’hybride ont servi dans une dimension symbolique au rejet de l’altérité religieuse des Musulmans. Op. cit..

8 –  Cette nuance mériterait de plus amples développements que ceux que l’objet de cet article nous permet de faire. D’une manière grossière, nous pourrions dire que la présentation qu’opère la science dans le Réel diverge plus clairement en ce début de XVIIème siècle de la représentation nécessaire tout autant au discours ontologique qu’à la perception vulgarisée du discours scientifique.

9 –  Ce pour quoi la science, au lieu d’être une trame totalitaire de lois verrouillant la réalité qui fait peur à certains artistes, s’avère plutôt productrice de « trous » dans la réalité, libérant ainsi des latitudes et des champs dans le réel pour l’art. La science peut créer des espaces libres et des profondeurs hétérogènes pour y voyager par la représentation au service du sens et des sens.

10 –  « Précisément dans la mesure où la science « ne pense pas », elle sait ; hors la dimension de la vérité, et représente, en tant que telle, la pulsion dans toute sa pureté. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, trad. François Théron, Paris, éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, p.58.

11 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, Enquête sur une révolution invisible, Paris, Jacqueline Chambon, collection « Rayon photo », 2002, p. 98.

12 –  Slavoj Žižek, rappelle les nuances établies par Lacan à ce propos : « Il faut ici éviter un malentendu : Lacan est loin de relativiser la science en en faisant un récit arbitraire parmi d’autres récits arbitraires, dans une hiérarchie comparable aux mythes politiquement corrects. Lacan tient que la science « touche au Réel », le savoir qu’elle construit EST « un savoir du Réel » ; l’impasse réside simplement aujourd’hui dans le fait que le savoir scientifique ne nous sert plus de « grand Autre » SYMBOLIQUE. » La Subjectivité à venir, op. cit., p.102-103.

13 –  « Il s’agit d’abord de la non-distinction entre ce qu’on voit et ce qu’on lit, entre l’observé et le rapporté, donc de la constitution d’une nappe unique et lisse où le regard et le langage s’entrecroisent à l’infini ; et il s’agit aussi, à l’inverse, de la dissociation immédiate de tout langage que dédouble, sans jamais aucun terme assignable, le ressassement du commentaire. » Michel Foucault, Des Mots et des choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, collection « Tél », 1966, p. 54.

14 –  Michel Foucault rappelle comment la médecine du XVIIème siècle prend appui sur un système d’analogies entre l’homme et le monde, la tempête dans celui-ci équivalent à la maladie dans celui-là, avec une réciprocité des effets. « Cette réversibilité, comme cette polyvalence, donne à l’analogie un champ universel d’application. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonné en toutes les directions, un point privilégié : il est saturé d’analogies (chacune peut y trouver l’un de ses points d’appui) et, en passant par lui, les rapports s’inversent sans s’altérer. Ce point, c’est l’homme ; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leur voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel. » Op. cit., p. 37.

15 –  Au fur et à mesure qu’elle gagnait en précision dans la description de la matière, la physique moderne n’a fait qu’accroître ce processus d’évidemment, d’espace : en physique quantique, l’électron n’est plus qu’une probabilité de présence. Même le plein de la matière s’est révélé un mythe métaphysique.

16 –  Des représentations du ciel bien postérieures à la révolution copernicienne continuent à postuler des orbes (sphères sur lesquelles sont accrochés les astres) translucides mais solides (le plus souvent en cristal). Si le regard pouvait traverser l’espace tel qu’il était représenté, tout déplacement physique y était inconcevable.

17 –  . Pour les instruments d’astronomie et leur usage avant l’invention de la lunette astronomique, se rapporter à Voir et rêver le monde, p. 42.

18 –  Déchirure dans la représentation qu’Arnaud Rykner a décrite à l’échelle du texte : « Le pan est cette façon dont la lumière du réel rentre dans le langage et fait un trou dans l’écran du texte. » Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, éd. José Corti, 2004, p. 21.

19 –  Analyse de Slavoj Žižek à propos du film Matrix dans La Subjectivité à venir, op. cit., p. 100.

20 –  Dans le célèbre fragment 230, Pascal utilise la représentation du monde de l’astronomie nouvelle pour créer le sentiment du vertige. Ce fragment est une réécriture de deux passages des Essais de Montaigne (livre I, chap 26, p 157, et livre 2, chap 12, p. 450) or si l’idée d’infini y apparaît une unique fois, et de façon secondaire, Montaigne utilise la représentation du ciel pour rabattre les prétentions d’anthropocentrisme ou de vanité de l’homme par rapport à l’univers, et non pour engendrer le sentiment du vertige face à l’immensité. Il s’agit d’en rabattre, non de frémir. Notons que si Montaigne fait mention de la théorie de Copernic dans les Essais, ce n’est qu’à l’appui du scepticisme dont les théories contradictoires et toutes valides en apparence lui donnent la preuve : il n’adopte pas l’héliocentrisme copernicien car « Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? » Michel de Montaigne, Essais, II, 12, 570 – strate A du texte, 1580, édition Villey, P.U.F., collection « Quadrige », 1965.

21 –  Avec une référence explicite à Pascal, Baudelaire reprendra (et nous verrons que ce n’est pas un hasard) cet angoissant vertige de la cosmologie dans « Le Gouffre », dans la troisième édition, en 1868, du recueil Les Fleurs du Mal, p. 220. C’est bien par le néant que le gouffre est angoissant et non par sa profondeur.

22 –  Michel Foucault, Des Mots et des choses. Op. cit., p. 70.

23 –  Dans son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée oppose les deux grandes théories cosmologiques, le géocentrisme et l’héliocentrisme. Il est remarquable qu’alors que le géocentriste Simplicio réfute la présence de vie sur la Lune au motif religieux qu’il ne saurait y avoir de mouvements s’ils ne sont aux fins de l’homme (§ 126, p. 160), il fasse défendre à Sagredo, partisan de l’héliocentrisme, la thèse d’une possible présence de vie sur la lune, d’une forme que nous ne pouvons pas imaginer : « J’en suis certain, jamais quelqu’un qui serait né et aurait grandi dans une immense forêt, au milieu des bêtes et des oiseaux, ignorant complètement l’élément de l’eau, ne pourrait arriver à imaginer que, dans la nature, il y ait un monde différent de l’élément terrestre, un monde rempli d’animaux capables d’avancer, et même de rester immobiles où il leur plaît, ce que ne peuvent faire les oiseaux dans l’air ; il n’imaginerait pas non plus que les hommes habitent là, y édifient des palais et des cités et peuvent facilement voyager, allant sans fatigue en des pays très lointains, avec toute leur famille, toute leur maisonnée, avec des cités entières. Cet homme, avec l’imagination la plus vive, n’arriverait jamais à se représenter les poissons, l’océan, les navires, les flottes, les armadas. À plus forte raison sur la Lune, si éloignée de nous, faite peut-être d’une matière très différente de la Terre, il pourrait exister des substances et se produire des opérations difficiles et même impossibles à imaginer ; parce que ne ressemblant absolument pas à ce que nous connaissons, elles sont totalement impensables : nous ne pouvons imaginer en effet qu’une chose que nous avons déjà vue, ou composée de choses ou de parties de choses déjà vues, par exemple les sphinx, les sirènes, les chimères, les centaures, etc. » Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux et François de Gandt, Paris, Seuil, Points Sciences, 1992, § 129, p. 161.

24 –  « Dans un songe, on a besoin d’inventer en toute liberté même ce qui n’est pas donné par les sens. », Note 116 de Kepler, p. 85.

25 –  Kepler justifie cette taille démesurée dans la note 212 : « Je pensais que les êtres vivants ressemblaient aux montagnes ; […] Ce rapport ne vaut pas seulement pour le physique (comparé à celui de nos créatures terrestres) mais pour les fonctions : respirer, se nourrir, boire, veiller, dormir, travailler, se reposer. La grandeur de leurs ouvrages, surtout visibles dans l’appendice, en témoigne ; l’excès constant dans la chaleur et dans le froid en témoignent aussi ainsi que la rareté des moments de radoucissement. […] ».

26 –  P. 47.

27 –  Une homéostasie tout à fait empirique et élémentaire mais une homéostasie tout de même : pour se préserver de la noyade, les êtres doivent soit avoir de longues jambes pour éviter d’être rattrapés par la marée, ou pouvoir rester sous l’eau suffisamment longtemps en apnée ; pour rester dans un équilibre thermique avec le milieu, le corps doit se préserver avec une peau épaisse, végétale, sujette à dégradation dans la journée. Kepler envisage aussi une vie troglodytique, mais ce n’est plus de l’hybridation (et l’hypothèse est générée de l’extérieur par le fait que l’on observe de grands trous qui semblent être des grottes sur la Lune, et que l’on en voit pas de mouvement à sa surface).

28 –  Notre analyse de l’hybridation touche ici les limites de la scientificité relative des catégories dont elle procède. Car, paradoxalement, cette hybridation adaptative des êtres mi-végétaux mi-animaux est nourrie par un savoir tiré de ce que Michel Foucault rapporte aux connaissances préscientifiques de la Renaissance, composées selon les règles de la rationalité mais aussi en vertu d’un pittoresque fantasque. Kepler accompagne son Songe d’une glose et justifie en effet ainsi son hybride imaginaire : « Sous l’effet de la chaleur du Soleil, la résine sort des poutres des navires et s’agglomère en une boule, d’où naissent les canards. Leur bec est la dernière partie de leur corps à se développer ; quand il est dégagé, ils se jettent à l’eau, comme le dit Scaliger dans ses Exercices. On connaît aussi un arbre d’Ecosse fréquemment cité, qui donne naissance aux mêmes animaux. En 1615, pendant un été très sec, j’ai vu à Linz une branche de genévrier qui venait des plaines désertes de la Traun. Elle avait donné naissance à un insecte d’une forme étrange, qui avait la couleur du scarabée cornu. L’insecte se tenait au milieu de la branche et bougeait lentement. Sa partie postérieure qui adhérait à l’arbre était faite de résine de genévrier. » Note 221, p. 121. Simplement, l’explication de Kepler porte sur la possibilité du passage du végétal à l’animal, tenue pour scientifique d’avoir été observée, mais les composantes de son hybride lunaire sont tirées spécifiquement de catégories disparates en fonction des conditions de milieu auxquelles elles sont adaptées. Ce n’est plus la transmutation qui importe, mais le rapport que les éléments discontinus ont avec les conditions hétérogènes du milieu.

29 –  La note 70 de Kepler, page 69, développe, pour une tout autre raison, une théorie de nature à expliquer telle rugosité de la peau : « Nos corps restent chauds grâce à la chaleur produite par une évaporation continuelle qui provient des profondeurs de la terre ; elle tombe sous forme de pluie, ou la nuit, quand les chauds rayons du Soleil ont disparu, sous forme de rosée ou de gelée blanche. La peau, privée de cette chaude vapeur extérieure, devient peu à peu rugueuse […] » Kepler explique par ailleurs que les deux hémisphères de Levania (La Lune) ont des conditions climatiques très opposées, Subvolva (l’hémisphère qui fait constamment face à la Terre) étant plutôt tempéré, alors que Privolva (l’hémisphère lunaire qui n’a jamais la Terre dans son ciel) connaît des conditions de froid et de chaleur extrêmes.

30 –  Cette adaptation peut intégrer des éléments physiques des amphibiens, mais Kepler précise clairement dans sa note qu’il leur donne « la faculté de nager et de s’adapter à l’eau, mais sans se transformer en poissons. Aucun de ces détails n’est incroyable, quand on connaît l’histoire du Sicilien Cola, l’homme-poisson », note 214, page 119. Selon Cardan, ce plongeur pouvait rester trois ou quatre heures sous l’eau, ce qui l’apparenterait davantage aux facultés d’un mammifère marin qu’à celles d’un homme.

31 –  Op cit., p. 47.

32 –  Au moment où le livre lu en rêve évoquait le climat de Levania, le personnage-narrateur de premier niveau est éveillé par le vent et la pluie. Il est stipulé que le livre n’est pas achevé. D’où la perplexité pour le lecteur de premier niveau que nous sommes : Kepler se moquait-il de développer au-delà du strict nécessaire induit par l’astronomie l’éco-système du monde lunaire (aucun élément sur l’organisation politique, par exemple, n’apparaît) ? ou avait-il eu la prescience des conséquences fâcheuses pour lui-même de la génération de créatures lunaires par les conditions scientifiques ? Il nous paraît probable qu’il n’ait pas voulu, en sus du développement périlleux de l’astronomie copernicienne, poursuivre l’audace en réécrivant la Genèse à l’envers, créant les êtres à partir des conditions scientifiques du milieu en contradiction avec le dogme religieux d’une création des hiérarchisée des êtres. L’obscurité de la mathématisation de l’astronomie pouvait être une relative égide.

33 –  Biologie et apparence : Les Netis, également appelés Ryyks sont originaires de la planète Mykr puis Ryyk. / C’est une espèce à part, appartenant au monde végétal et possédant la capacité de se métamorphoser. Ils ont une peau dure et grise semblable à l’écorce des arbres. Ils possèdent de nombreux bras comparables à des branches et un corps fin assimilé au tronc d’un arbre. Ils possèdent un feuillage dont la couleur tend vers le brun et parfois le gris et le noir. / Ils sont capables de changer de forme et de taille. Ils semblent pouvoir le faire à volonté. / Les plus habiles d’entre eux peuvent ainsi prendre une apparence humanoïde avec une taille pouvant aller de 2 à 9,5 m de haut, tout en gardant leur couleur végétale. / Sous leur forme humanoïde, ils n’ont pas besoin de respirer. / Au repos, ils arborent une taille variant de 3,5 à 5 m. Lorsqu’ils sont inconscients, après avoir reçu un coup ou lorsqu’ils dorment, ils arrivent à conserver la forme qu’ils avaient choisit (sic) juste avant l’état d’inconscience. / Étant une espèce végétale, ils se nourrissent par photosynthèse et n’ont comme seul besoin de survie qu’un peu d’eau et lumière naturelle. Leur longévité s’entend (sic) sur plusieurs centaines d’années. / Leur reproduction s’effectue une fois tous les cent ans ou plus. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

34 –  Biologie et apparence : Les Féluciens sont les habitants de la planète fongique Felucia. Ils portent un masque en permanence dissimulant leur vrai visage. Ils ont une peau noire et bleue et n’ont pas de cheveux, bien que leur masque en donne l’impression. / Ce sont des amphibiens, ce qui leur permet d’être à l’aise aussi bien dans l’eau que sur terre et de traverser les marais sans difficulté. / Ils sont grands, environ 1.9 mètres, et leur corps leur permet de jouir d’un camouflage naturel qui leur permet de disparaître dans la végétation de la planète. / Leurs mains et leurs pieds se terminent par quatre membres palmés et ventousés, ils peuvent ainsi s’accrocher aux surfaces et nager avec aisance. / Au niveau de leur avant-bras, ils ont une protubérance, une sorte de second bras, dont l’extrémité se termine par trois doigts agiles. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

35 –  II.4) L’hybride comme originaire comme forme négative en occident, § 43 à 46 ; III.1) La question du politique, § 65 et 66. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

36 –  Cité par Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 66. À propos des dessins animés dans lesquels Žižek prend l’exemple de la série de films d’animation de Spielberg intitulée Le petit Dinosaure pour expliquer qu’« ils révèlent en effet bien plus directement l’identité de notre société que ne le font les films traditionnels et le jeu « réaliste » de leurs acteurs ».

37 –  Rappelons que c’est en 1980 que sortira sur les écrans Elephant Man, de David Lynch, qui porte une même réflexion morale par rapport à la monstruosité.

38 –  Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, p. 116.

39 –  « Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples Solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu’elle venait de faire. », op. cit., p. 125.

40 –  Nous aurions pu étudier la postérité moderne de cette hybridité métamorphique avec les feux d’artifices esthétiquement spectaculaires de Groupe F pour mettre en scène Les États et Empires du Soleil à Versailles en 2008 mais nous risquions de n’évoquer que le spectaculaire esthétisant d’un spectacle pyrotechnique.

41 –  Paysage Je veux, pour composer chastement mes églogues,Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent.Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.Il est doux, à travers les brumes de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement.Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féériques palais.Alors je rêverai des horizons bleuâtres,Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté,De tirer un soleil de mon cœur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.Tableaux parisiens LXXXVI, in Les Fleurs du Mal, pp 114-115.

42 –  Le mot ne nous paraît pas substitué à « astronome » pour la seule rime. Astronomie et astrologie ont longtemps été confondues (le très sérieux Kepler, par exemple, pratiquait les deux) avant que le caractère fantaisiste de l’astrologie ne soit rejeté par la scientificité d’une astronomie toujours plus rigoureusement attachée à décrire objectivement les causalités des phénomènes cosmiques. L’astrologue se donnant pour but de tirer du sens de phénomènes physiques, cette figure forme image de la poétique baudelairienne dans laquelle le poète revendique la puissance du sujet sur l’objet pouvant aller, d’ailleurs, jusqu’à la prévision de l’avenir « évoquer le printemps avec ma volonté ».

43 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, p. 61-62.

44 –  Kepler nous a mis sur la piste de cette pratique de la chambre noire chez les astronomes, grâce à la note 49 du Songe : « Nous avons pratiqué ce rite (oui, ce rite si magiquement magique !) pour observer – peu avant que je n’aie l’idée de ce livre – une éclipse de Soleil le 2/12 Octobre 1605. […] Dans les jardins de l’empereur, il n’y avait pas de chambre noire sur le balcon du pavillon et nous nous sommes protégés de la lumière du jour en nous couvrant la tête de nos manteaux. » Le Songe ou astronomie lunaire, op. cit., p. 63. Notons que Kepler est le premier à avoir utilisé le terme de camera obscura.

45 –  Cet amalgame entre la chambre noire et l’appareil photographique tend à se systématiser. Martine Bubb le relève chez Jonathan Crary et souligne à juste titre que l’appareil ne sera pas dans les deux cas au même point de perception (et que l’énonciation s’en trouve selon nous modifiée) : « Reconnaissons cependant que la fonction “d’innervation”, au sens de W. Benjamin, de la camera obscura est très justement relevée par J.Crary lorsqu’il évoque le statut hybride d’un appareil qui pose comme inséparables la machine, qui ne se réduit pas à la « matérialité d’un objet technique » (X, p.59), et l’observateur, qui n’a rien d’une entité abstraite mais qui est au contraire sensibilisé par l’appareil – et ce dans un processus historique. C’est pour cette raison que des appareils apparemment très proches du point de vue de certains éléments de structure, tels que la camera obscura et la photographie, ne se ressemblent fondamentalement pas, car l’articulation de l’observateur au dispositif ne s’établit pas selon les mêmes lois. » La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur.

46 –  Nous noterons que le verbe « rêver » est utilisé deux fois, de manière intransitive dans le processus initial d’imprégnation du cosmos, de tension vers l’ouvert, puis de manière transitive dans le processus final de représentation poétique dans Paysage. La structure textuelle n’est interprétable que par le biais du dispositif.

47 –  Foucault décrit fort sensément dans l’autonomisation du langage dans la représentation à partir du XVIIème siècle un point d’émergence de la littérature moderne. Il suffit de lire « Paysage » de Baudelaire pour constater comment la représentation s’est autonomisée par rapport à Cyrano de Bergerac qui la projette et la tisse encore sur la toile de fond de l’astronomie. L’intégration du dispositif dans la représentation peut être liée à la séparation du langage et du monde, le langage devenant le lieu d’un monde second structuré par des dispositifs.L’hybridation réside dans la plasticité métamorphique (suffixe « -âtre » qui porte l’approximation) et dans le renversement du comparé en comparant (« soleil » [voir vignette 4], « atmosphère »), métaphore qui relève de la capacité du langage à l’hybridité. Approcher Baudelaire sans l’histoire des sciences, et le dispositif astronomique au cœur de la représentation, pourrait donc être appauvrissant.

48 –  Le sens premier du mot étant lié à l’action magique d’appel des esprits.

49 –  En termes d’érudition, rien n’interdit de penser que Baudelaire ait pu être lecteur du Songe de Kepler. L’œuvre, en latin (mais Baudelaire était un latiniste émérite), était très lue au XIXème siècle. Michèle Ducos, dans sa présentation du Songe, page 18, rappelle que Flammarion le fait figurer « en bonne place » dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1864). L’idée d’une atmosphère où évoluaient les hybrides chez Kepler peut très bien être à l’origine de cette atmosphère dans laquelle les « pensers brûlants », métaphore de l’angoisse, trouvent des conditions vivables pour le sujet grâce à la capacité d’hybridation métaphorique de l’imaginaire subjectif.

50 – Baudelaire incarne, par rapport à ce dispositif, le stade final du « processus d’autonomisation du champ » dont Emmanuel Molinet fait remonter l’origine au romantisme en littérature, mais que nous imputons au dédoublement du langage par rapport à la représentation dont Foucault voit l’origine au XVIIe siècle. Source.

51 –  L’hybride a, selon nous, un bénéfice semblable à celui que Philippe Ortel impute à la machine dans l’esthétique romantique : « Toutefois, parce qu’elle surmonte l’opposition entre être et non-être, la machine permet aussi à l’écrivain de jeter un pont sur l’abîme, de construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte. » La Littérature à l’ère de la photographie,op. cit., p. 98.

52 –  Nous éviterons le terme d’esprit, qui renvoie à des conceptions dualistes.

53 –  « Le fossé entre la science moderne et le bon sens aristotélicien de l’ontologie philosophique est ici insurmontable : si un premier signe de ce fossé se repère avec Galilée, il se creuse de manière extrême avec la physique quantique, lorsque nous avons affaire à des lois et à des règles qui fonctionnent dans le réel bien qu’elles ne puissent plus être retraduites dans notre expérience de la réalité représentable. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 103.

54 –  Manifestation internationale ayant eu lieu du 8 au 16 décembre 2010 à La Fabrique à Toulouse.

55 –  Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes. La Raison des émotions, trad. M. Blanc, Paris, Odile Jacob, 1994.

56 –  Équilibre psychique d’apparence moins vital que l’homéostasie physiologique pour le maintien de la vie, mais les nombreux suicides professionnels dans l’entreprise France Télécom, dans la police et dans bien d’autres milieux socioprofessionnels permettraient pourtant de démontrer la radicalité de cette perte d’équilibre, même si elle passe par des rapports de cause à effet moins visiblement et matériellement mécanistes. Une fracture de nos représentations (et des paradigmes symboliques qu’elles portent) est vraisemblablement aussi traumatique quoique de nature différente qu’une fracture de la boîte crânienne. Nous avons tendance à penser que l’hybridation des représentations est aussi vitale à notre homéostasie (qui ne se réduit pas à la notion traditionnelle un peu floue d’« équilibre psychique ») que les hybridations technologiques (technologies de la virtualité comme la télévision ou les jeux vidéos, ou de la communication comme le téléphone) qui entretiennent un rapport de plus en plus étroit avec notre corporalité.

 


Table des illustrations

Fig.01 – Le 7ème jour de la Création, extrait de Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg (1493) – BnF, Paris.

Fig.02 – Hildegarde de Bingen, Liber Divinorum Operum (vers 1180), Paris, BnF (extrait de Voir et rêver le monde, éd. Larousse).

Fig.03 – Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia. (1619), Paris, Bibliothèque de l’Institut (extrait de Figures du ciel, éd. Seuil/BnF).

Fig.04 – René Descartes, Principia philosophiae (1644), Amsterdam, chez L. Elzevier, in-4°, Paris, Bnf.

Fig.05 – Sphère armillaire : dispositif astronomique décentrant le regard et ayant pu contribuer à penser le cosmos comme un espace. Sphère armillaire (système de Ptolémée), réalisation de Jérôme Martinot, fin XVIIème s. Paris, BnF, Cartes et plans (extrait de Figures du ciel, éd. Bnf/Seuil)

Fig.06 – Le Planétaire (1766), tableau de Joseph Wright, Musée et galerie d’art de Derby (Royaume-Uni)

Fig.07 a. – Neti, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source : http://www.starwars-universe.com/espece-124-neti.html )

Fig.07 b. – Type « humanoïde-végétal » / Taille de 3 à 5 mètres / couleur de peau : brun / originaire de la planète Mykr puis Ryyk / langages : Neti et Basic / Signe particulier : « espèce métamorphe de type végétal (il appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) ».

Fig.08 – Félucien, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source http://www.starwars-universe.com/espece-200-felucien.html). Origine : planète Felucia / Langue : felucianese / type : humanoïde – amphibien / aquatique / couleur : noire et bleue / taille : 1,9 m / signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude.


Bibliographie

BAUDELAIRE Charles. Les Fleurs du Mal. 1857. Paris : Gallimard, Poésie, 1972, 352p.

BUBB Martine. « La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur». Revue Appareil [En ligne], Varia, mis à jour le : 20/06/2008, URL (Consulté le 15 avril 2011).

CYRANO (de) BERGERAC (de) Savinien. Les États et Empires du Soleil (posth. 1662). Paris : éd. Garnier-Flammarion, 2003, 273p.

DAMASIO Antonio R. L’erreur de Descartes. La Raison des émotions. Trad. M. Blanc, Paris : éd. Odile Jacob, 1994, 368p.

FOUCAULT Michel. Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines. Paris : éd. Gallimard, collection Tel, 1966, 400p.

FURETIERE Antoine. Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts. 1690, La Haye. (Consulté le 8 avril 2011).

GALILEI Galileo. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632) (Dialogo supra i due sistemi del mondo tolemaico e copernicano). Trad. R. Fréreux et F. De Gandt, Paris : Ed. du Seuil, 1992, 656p.

KEPLER Johann. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris), (posth. 1634, Francfort). Ed. et trad. Michèle Ducos, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1984, 222p.

KOYRE Alexandre. Du Monde clos à l’univers infini (From the closed World to the infinite Universe, 1957). Trad. Raissa Tarr, Paris : éd. Gallimard, coll. Tel,1966, 350p.

LACHIEZE-REY Marc, LUMINET Jean-Pierre. Figures du ciel : de l’harmonie des sphères à la conquête spatiale. Paris : éd. du Seuil/Bibliothèque nationale de France, 1998, 207p.

MOLINET Emmanuel.  « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques ». Le Portique [En ligne], 2-2006. URL (Consulté le 10 avril 2011).

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ORTEL Philippe. Vers une poétique des dispositifs, in Discours, image, dispositif. Paris : éd. L’Harmattan, 2008, 263p.

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ŽIŽEK Slavoj. La Subjectivité à venir. Trad. François Théron, Paris : éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, 212p.

Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?

Marion Sauvaire
Doctorante en Lettres Modernes et en Didactique du français, Université Toulouse – Jean Jaurès et Université de Laval (Québec)
marion.sauvaire@fse.ulaval.ca

Pour citer cet article : Sauvaire, Marion, « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-3-ms/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité, issue de l’anthropologie culturelle, est interrogée dans le cadre de notre recherche sur l’enseignement de la littérature. La notion est confrontée à celle de métissage, puis à celle de diversité, dans la perspective d’élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires.

Mots-clés : hybridité – métissage – diversité – identité culturelle – rhizome – créolisation – études post-coloniales – altérité – didactique de la littérature

Abstract :

Hybridity, as understood by cultural anthropology, is questioned within the framework of our investigation on the teaching of literature. The notion is confronted to the concept of miscegenation and then to the notion of diversity. The overall purpose of this study is to set up a training program for young scholar readers taking into account their subjectivity and diversity.

Key-words: hybridity – miscenegation – diversity – cultural identity – rhizome – creolization – post-colonial studies – otherness – literature didactics


Dans cet article, nous interrogerons la possibilité d’intégrer la notion d’hybridité, issue des études postcoloniales, à notre recherche sur la diversité des lectures subjectives. Plus précisément, nous questionnerons la pertinence des notions d’hybridité et de diversité pour élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires. Lorsque l’on s’interroge sur la dimension subjective de la formation des lecteurs, on ne peut éluder la question sous-jacente du modèle de sujet que l’école souhaite former : s’agit-il d’un sujet homogène et rationnel, tel que celui de la tradition humaniste ? S’agit-il d’un sujet hybride, culturellement « dissonant »1, potentiellement disloqué ? S’agit-il d’un sujet divers, multiple, changeant ? Dans le cadre de notre étude, nous envisageons le sujet comme une catégorie herméneutique, c’est-à-dire comme une construction théorique permettant l’interprétation de parcours d’apprentissage singuliers de la lecture littéraire. Or, ces parcours singuliers rendent compte de relations complexes aux cultures contemporaines et passées. Ces relations transcendent l’analyse critique de la distance entre culture privée et culture scolaire, car elles font coexister des modèles culturels très diversifiés, parfois contradictoires, et non nécessairement hiérarchisés, issus entre autres de l’intensification des migrations humaines et de la multiplication des réseaux de communication. Comment les recherches didactiques sur la lecture littéraire peuvent-elles accueillir les nombreux déplacements des subjectivités contemporaines, qu’ils résultent de mouvements migratoires effectifs ou plus largement de la contamination des espaces symboliques, que l’anthropologue A. Appaduraï nomme les « ethnoscapes »2 ?

La notion d’hybridité culturelle telle qu’elle a été élaborée par les études postcoloniales peut-elle être convoquée pour élaborer un modèle de formation des sujets lecteurs en classe de français ? Un effort de clarification entre les notions d’hybridité, de métissage et de diversité nous a semblé nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de distinguer des nuances sémantiques, mais de questionner les fondements épistémologiques d’un projet de redéfinition critique de la culture qui trouve sa source dans les études postcoloniales. Comme le souligne l’anthropologue C. Chivallon, à travers la notion d’hybridité, ce sont les fondements philosophiques de la pensée moderne qui sont remis en cause :

Le « Third space » de Homi Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse « hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la « tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition » – concentre le sens de la quête des postcolonial studies : parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale.3

Nous verrons que ce projet n’est pas exempt d’ambiguïtés. Face à la généralisation de l’usage du terme « hybridité » dans les discours des sciences humaines, il nous parait4 important de tenir compte des développements successifs de cette notion. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons essayé de définir l’hybridité notamment en regard de la notion voisine de métissage. Dans un second temps, nous soulevons les enjeux de la notion d’hybridité pour la construction du sujet, selon trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité et la diversité. Finalement, nous proposons une modeste contribution théorique au modèle de formation du sujet lecteur5, avec la notion de sujet lecteur divers.

 1. Quelques définitions de l’hybridité

1.1. Évolution sémantique des notions d’hybridité et de métissage

Étymologiquement, « hybride » vient du latin (h) ibrida, qui signifie « bâtard ; de sang mélangé », à rapprocher sans doute de iber [« mulet, demi-âne »] et imbrum [« mulet ; bétail, brebis »]. La graphie la plus usuelle hybrida est due, sans doute, à un faux rapprochement avec le grec hybris « violence ». Au sens propre, l’adjectif « hybride » et le substantif dérivé « hybridité » s’inscrivent dans le domaine de la biologie animale et végétale, puis dans celui de la linguistique. L’article « hybride » du dictionnaire Trésor de la langue française6 propose les définitions suivantes :

1. [En parlant d’animaux, de plantes] Qui provient du croisement naturel ou artificiel de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. Les mulets sont des animaux hybrides. […]

2. LING., Mot dont les éléments sont empruntés à des langues différentes.

Un exemple d’usage métaphorique est donné dans lequel l’adjectif caractérise l’homme ; il est alors connoté négativement et rapproché de l’idée de monstruosité : « un monstrueux hybride humain ». (Mirbeau, 1900, p. 161). Enfin, au figuré, « hybride » signifie qui n’appartient à aucun type, genre, style particulier ; qui est bizarrement composé d’éléments disparates.

Les termes « hybride » et « hybridité », et les termes « métis » et « métissage » ont eu une fortune assez semblable. Issus de la biologie, ils ont été appliqués à l’homme dans un sens péjoratif, puis ils ont progressivement cessé de déterminer des différences phénotypiques pour caractériser le produit unique du croisement de deux cultures. Commune aux deux termes et également inspirée de la botanique, la métaphore de la greffe s’est répandue dans les discours des sciences humaines à mesure que les termes de métissage et d’hybridité acquerraient une signification plus large et positive. L.S. Senghor fut un des premiers à faire l’éloge de la « saveur du fruit de la greffe » : « Pourquoi ne pas unir nos clartés pour supprimer toute ombre ? Ou, pour employer une image familière, pourquoi, cultivant notre jardin, ne pas greffer le scion européen sur notre sauvageon ? Vertu des civilisations métisses »7. La conception du métissage comme processus vertueux de développement culturel fut tardive. Le terme « métis » (du latin mixtus, « mélangé ») est d’abord apparu dans le contexte de la colonisation de l’Amérique du Sud, pour désigner la progéniture que les colons eurent avec des indigènes puis des esclaves. Au XVIIIe siècle, il est rapproché de l’hybridité botanique ou animale, comme le montre sa synonymie avec « mulâtre », dérivé du « mulet », animal hybride né du croisement de deux espèces. L’individu « métis » stigmatise un comportement jugé bestial. En raison de cette connotation ancrée dans le discours colonialiste, A. Césaire et B. Diop ont rejeté le concept de « métissage » au profit de la Négritude.

L’expression « métissage culturel » définit un phénomène de nature multiple et fragmentaire, parfois abusivement présenté comme universel. Pour S. Gruzunski, la vision culturaliste entretient la croyance qu’il existerait une totalité cohérente capable de conditionner les comportements, elle incite « à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables dénommées cultures et civilisations »8. En affirmant que « le métissage représente à l’échelle du monde ce que le multiculturalisme est à l’échelle de la nation »9 ne court-on pas le risque d’ériger le métissage en une nouvelle norme hégémonique, un nouvel humanisme basé sur la fusion des différences ? Malgré ces réserves, l’usage du mot « métissage » s’est généralisé pour définir tout croisement entre deux cultures. Dans ce sens, il est en concurrence avec le terme « hybridité ». En effet, les études postcoloniales anglophones ont particulièrement contribué à la l’élargissement de la notion d’hybridity dans le champ de l’anthropologie culturelle.

L’élucidation des nuances sémantiques entre métissage et hybridité n’est pas aisée. Sont-ils des synonymes issus d’un processus de traduction entre les traditions francophones et anglophones ou bien décrivent-ils des phénomènes culturels distincts ? Dans son Plaidoyer pour un monde métis, A. Nouss propose de distinguer le métissage, comme processus transculturel, de l’hybridité comme résultat. Il regrette l’usage anglo-saxon du terme hybridity, comme synonyme de métissage, « au détriment de sa signification précise qui ressort explicitement de son usage en botanique et en zoologie »10. C’est oublier que l’origine du terme métissage ressort lui aussi de ces domaines ! Une critique plus justifiée est formulée par Young dans sa mise en garde contre un usage sans discernement de la notion d’hybridité dans les discours contemporains, usage qui ne peut ignorer l’ancrage de la notion dans les catégories racistes du passé colonial : « Quand nous parlons d’hybridité […] pour déconstruire une notion aussi essentialiste que celle de race, aujourd’hui, nous risquons plus de répéter la fixation passée sur la race que de nous en distancier ou d’en développer une critique »11.

1.2. Ambiguïté de l’hybridité dans les études postcoloniales

En dépit de ces controverses, l’hybridité reste une notion centrale du projet des études postcoloniales, qui l’associent à la déconstruction des discours ethnographiques attribuant des caractéristiques culturelles propres à des groupes distincts. Dans ce domaine, l’hybridité désigne communément « la création de nouvelles formes transculturelles au sein des zones de contact produites par la colonisation »12. Hutnyk souligne que dans un usage récent, l’hybridité est liée plus largement aux mouvements migratoires : « L’hybridité apparait comme une catégorie commode à la lisière ou au point de contact de la diaspora, décrivant le mélange culturel là où la personne issue de la diaspora rencontre l’hôte, sur la scène de la migration »13 (notre traduction). L’hybridité est présentée comme une notion clé pour comprendre les multiples déplacements identitaires dus à l’accentuation des mouvements migratoires et à la contamination des modèles culturels. Cependant, cet usage de la notion soulève une nouvelle réserve. D’une part, les tenants de l’hybridité revendiquent la critique d’une définition stable et homogène de l’identité, du sujet et de la culture, mais, d’autre part, la notion conserve les postulats de l’identité, en tant que préalables à la création d’une nouvelle forme hybride. Chivallon, à propos de l’ouvrage de Paul Gilroy sur le modèle hybride de la diaspora noire, exprime clairement ce paradoxe : « l’hybride ne peut se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté »14. La contradiction qui consiste à déconstruire le discours de la « pureté identitaire » à partir de termes qui trouvent leurs origines dans ce même discours est embarrassante. Que penser, par exemple, de l’expression « identité hybride », s’agit-il d’un oxymore ou d’un subtil pléonasme ? En admettant que la notion d’hybridité aille à l’encontre d’un discours fantasmatique sur l’unité de l’identité originelle, il demeure que l’hybridité, comme le métissage, reproduisent une logique dualiste, qui de deux identités en créent une nouvelle. Si la notion d’hybridité ne se laisse pas définir de manière satisfaisante, n’est-ce pas parce qu’elle est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture ; l’autre inspiré des perspectives post-modernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement d’éléments en interaction ?

2. Situer l’hybridité par rapport à trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

2.1. Trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

Pour mieux rendre compte des enjeux et des limites de la notion d’hybridité dans le cadre de la construction théorique d’un modèle de sujet lecteur, nous proposons de la situer par rapport à trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité, la diversité.

Le concept d’identité est antérieur à celui de sujet et trouve son origine dans l’opposition platonicienne entre l’un et le multiple. La perspective de l’identité est fondée sur un paradigme qui associe l’unité (identité numérique), à la mêmeté (identité de nature) et à la permanence. Cette perspective anime le projet rationnel de fondation du sujet moderne et la conception humaniste de la culture comme unitaire, homogène et stable. Elle correspond à ce que Deleuze et Guattari nomment le livre racine, qui « est à la littérature, ce que le sujet est à la philosophie et à la sociologie classiques […] C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre) »15. Dans le domaine de la littérature, cette perspective s’est déployée au XIXe siècle, la modernité littéraire rejoignant la modernité philosophique en faisant du sujet créateur la source de la norme esthétique. En France, la figure de l’auteur était censée exprimer « le génie national ». Dès lors, le développement de la lecture littéraire dans tous les ordres d’enseignement avait pour objectif de renforcer l’unification de l’identité nationale autour d’une langue et d’une culture patrimoniale, dont la littérature canonique était l’expression par excellence.

La deuxième perspective est centrée sur l’idée que l’identité ne peut pas être pensée sans référence à l’altérité. Elle définit l’autre comme essentiellement différent du même. La polarisation de la différence entre l’identité et altérité conduit à un paradigme dualiste qui oppose le même et l’autre, l’identique et le différent, le centre et la périphérie, l’universel et le singulier, etc. Pour résorber cette dichotomie, trois voies sont envisageables :

  1. Le recouvrement de l’autre par le même, par assimilation de sa différence, selon, par exemple, le modèle de l’universalisme.

  2. L’affirmation de l’altérité comme différence, à laquelle on prête les caractéristiques du même ou à laquelle on accorde les prétentions hégémoniques de l’identité, comme, par exemple, dans le modèle du culturalisme.

  3. La fusion du même et de l’autre dans une nouvelle unité plus englobante, comme dans le modèle du multiculturalisme.

Ces trois voies ont en commun de conserver les postulats de l’identité pour définir l’altérité. Postuler une altérité en soi, c’est enfermer les relations entre le sujet et autrui dans une dichotomie qui ne se résorbera que dans la quête fantasmée d’une unité identitaire, passée ou à venir. Alors que la perspective de l’identité se rapprochait de la notion deleuzienne du livre-racine, la perspective de l’altérité relève du « livre-radicelle » et de l’image de la greffe : « Après le livre-racine, le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires ». Cependant, la racine principale n’est pas abolie, elle demeure à l’état de principe ou en tant que projet : « son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l’exigence d’une unité secrète encore plus compréhensive, ou d’une totalité plus extensive »16.

La troisième perspective est celle de la diversité. Elle suggère un renoncement à la figure du sujet moderne identique à soi, tout en cherchant à éviter les écueils de l’essentialisation de l’altérité. La diversité implique un déplacement des perspectives du même et de l’autre, et plus précisément, elle implique un changement de nature du sujet, qui devient un sujet divers. En français, l’adjectif divers est synonyme de contradictoire, de pluriel, de dissemblable, et de petit, marginal. Un sujet divers serait non seulement pluriel, mais aussi discontinu, mobile, changeant et contradictoire. On ne peut donc réduire la diversité à la pluralité, car la diversité est indissociable de la mutabilité : si elle peut se concevoir simultanément, comme multiplicité, elle doit aussi être comprise successivement, comme discontinuité.

La diversité renverrait à la figure du livre-rhizome, qui procède à la fois par « déterritorialisation » et par l’accroissement de « multiplicités » qui changent de nature en s’interconnectant. Contrairement à la racine, même tronquée ou dupliquée, le rhizome est libéré de l’essentialisme de l’identité.17 Le rhizome permet de penser conjointement les mouvements de déterritorialisation et les processus d’altération des sujets divers. Par exemple, le migrant ne perçoit pas la diversité culturelle comme un décor bariolé dans lequel il se déplacerait, mais comme les transformations de son devenir autre. L’individu se déplace et ce faisant il mute, il mue ; au contact des autres, il devient lui-même comme un autre. L’intérêt de la notion de rhizome dans le cas des groupes migrants a été souligné par des spécialistes des diasporas, tels que S. Hall18 et C. Chivallon. Cette dernière montre que La diaspora noire des Amériques ne peut être ramenée à une identité culturelle « racine ». Elle se développe comme un rhizome qui, au fur et à mesure des nouvelles vagues migratoires qu’elle génère, agence des multiplicités, qui changent de nature en se déterritorialisant et en se reterritorialisant.

2.2. De l’hybridité à la diversité

Cette brève présentation de trois perspectives théoriques est susceptible d’éclairer les enjeux et les limites de la notion d’hybridité pour la formation culturelle des sujets. La notion d’hybridité est ambiguë, car elle peut être interprétée au moins selon deux de ces perspectives : celle de l’altérité, dont la puissance critique est entravée par la permanence plus ou moins implicite des postulats de l’identité, ou bien, celle de la diversité, qui permet d’envisager une ouverture à la multiplicité et la mutabilité, mais dont les assises théoriques restent à approfondir.

Pour certains l’hybridité relève d’un paradigme dualiste, dans la mesure où la notion même d’hybride implique deux identités distinctes dont le mélange produit une troisième entité. L’hybridité culturelle se rapproche alors du métissage et se situe dans la perspective de l’altérité. Dans cette perspective, il faudrait se garder de récréer de la centralité en faisant de l’hybridité une nouvelle norme culturelle ou esthétique. Néanmoins, la notion d’hybridité peut être très productive, si elle est utilisée avec précaution, c’est-à-dire définie par rapport à un champ de référence qui assume de manière critique certaines de ses contradictions. Pour certains, les tensions entre le même et l’autre, propres à la notion d’hybridité, permettent de se garder des illusions d’un discours euphorique sur la fusion des différences. Ainsi Hutnyk conclut-il : « C’est peut-être aussi le message de l’hybridité que de réaffirmer une identité fixe dans ce qui devient simplement le scoutisme du pluralisme et de la multiplicité ? » (notre traduction)19.

Pour d’autres, l’hybridité est au contraire une notion clé pour étudier les processus de transformations culturelles en dehors de tout essentialisme. Elle se rapproche de la créolisation20, et se situe davantage dans la perspective de la diversité. On peut alors la concevoir comme un processus de transformation, voire de création (l’hybridation), plutôt que comme un résultat. L’hybridation serait envisagée non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques à des situations d’interactions particulières. Dans le champ des arts plastiques, E. Molinet propose de « considérer que ce processus (l’hybridation) interagit aux côtés d’autres processus, afin de constituer un espace en devenir, un territoire infini, générant lui-même la diversité, et instaurant du même coup un nouveau paradigme de l’art »21. Dans le cadre de la formation de sujets lecteurs, nous pourrions envisager les processus d’hybridation en lien avec d’autres processus de transformation culturelle (comme la distanciation, la médiation par la lecture) pour rendre compte des multiples déplacements des subjectivités à l’œuvre dans la production de diverses interprétations d’un texte littéraire.

Comme nous l’avons vu, la notion d’hybridité, et son corollaire l’hybridation, soulèvent plusieurs réserves : une connotation péjorative issue de l’étymologie ; un premier ancrage de la notion dans le discours colonialiste que les usages ultérieurs de la notion prétendent déconstruire ; et surtout, un arrière plan épistémologique constitué par une pensée dualiste fondant la différenciation essentialiste du Même et de l’Autre. C’est pourquoi, dans le cadre de notre recherche, nous avons préféré la notion de diversité, qui, bien que galvaudée, permet de dépasser la dialectique de l’identité-altérité et d’assumer le caractère divers et mouvant des sujets culturels.

L’ouverture à la diversité culturelle est devenue un poncif des discours institutionnels pour l’éducation, et bénéficie d’une légitimation politique de plus en plus large, comme en témoignent les chartes de l’UNESCO. Cet état de fait rend ardue la démonstration de la pertinence de cette notion pour la recherche en didactique du français, car la notion subit des réductions descriptives et formalistes, qui éludent sa dimension dynamique et intersubjective. Selon une approche descriptive, par analogie avec la biodiversité, la « diversité culturelle » est le simple constat de la coexistence de groupes humains de cultures distinctes (les cultures étant entendues comme des ensembles d’attitudes, de comportement, de modes de vie, de pensées et de valeurs). Cette définition fait l’objet de la critique de H. Bhabba qui y voit un risque d’exotisme22. En effet, selon une réduction formaliste, la diversité culturelle recouvre l’ensemble des formes d’expressions de groupes variés et stabilisés. Selon nous, cette définition de la diversité culturelle affaiblit considérablement la portée heuristique de la notion de diversité en éludant sa dimension processuelle, subjective et relationnelle.

Si la diversité ne peut être définie selon le paradigme de l’identité, au risque de fonder une nouvelle totalité normative, elle ne peut non plus être réduite à une différence, même plurielle, qui ne ferait que dupliquer le dualisme de l’identité-altérité sans en modifier les postulats. Puisqu’il faudrait renoncer à déterminer des identités (individuelle ou collective) selon un système différentiel de traits culturels, nous privilégions une approche de la diversité basée sur la compréhension des processus culturels tels qu’ils sont expérimentés et interprétés par des sujets, eux-mêmes divers, en interaction. Nous proposons de définir la diversité comme le mouvement par lequel un individu ou un groupe se comprend comme un sujet pluriel, changeant, mobile, parfois de manière contradictoire ou marginale, par rapport à d’autres sujets et en relation avec des œuvres et des pratiques culturelles.

3. Vers la formation de sujets lecteurs divers

À l’analyse ethnologique des différences culturelles, nous privilégions la compréhension des processus intersubjectifs à travers lesquels les individus se construisent comme des sujets divers. Dans le domaine de l’enseignement de la littérature, cela revient à considérer que la diversité n’est pas une variable supplémentaire de la situation didactique, mais une herméneutique, c’est-à-dire un mode d’intelligibilité des situations d’interactions complexes dans lesquelles les élèves se comprennent comme des sujets lecteurs divers. En postulant que tout sujet lecteur est divers, nous tentons de reformuler le problème de la pertinence de l’acte de formation en contexte hétérogène : il ne s’agit plus d’adapter les contenus ou les méthodes d’enseignement à des publics particuliers, mais de concevoir un modèle de formation destiné à tous et fondé théoriquement et méthodologiquement sur la perspective de la diversité.

L’activité subjective du lecteur a été mise en évidence dans la définition de la lecture littéraire comme l’activité d’un « sujet lecteur »23 qui construit le sens de textes dont la signification n’est jamais achevée (Jauss, 1978 ; Ricœur, 1985 ; De Certeau, 1990 ; Bayard, 2007). Nous considérons que le lecteur, le sens du texte et la lecture sont divers, c’est-à-dire pluriels, mobiles et changeants. Nous faisons l’hypothèse que la lecture littéraire peut donner lieu à une compréhension subjective, réflexive et médiatisée de la diversité dans la mesure où les sujets lecteurs divers produisent diverses interprétations. La production de cette diversité interprétative peut-elle être envisagée comme un processus d’hybridation culturelle entre la diversité des possibles narratifs manifestée dans le texte et la diversité propre à chaque sujet lecteur ? L’esthétique de la réception de H.R. Jauss et l’herméneutique de Gadamer ont montré que la lecture littéraire consiste à prendre conscience de la distance historique entre le contexte de production et celui de la réception du texte littéraire. On pourrait faire l’hypothèse que cette prise de conscience porte également sur la distance culturelle entre un texte et un lecteur contemporains. Cette hypothèse est séduisante parce qu’elle nous engage à considérer qu’en amont de la lecture, préexistent deux totalités de significations, le monde du texte et le monde du lecteur, qui en entrant en relation produisent un troisième texte, un texte hybride. Néanmoins, cette hypothèse n’est pas tout à fait satisfaisante, d’une part, parce qu’elle tend à faire croire en une unité du sens textuel et une interprétation lectorale identique à elle-même. Or, s’il est démontré que tout texte littéraire donne lieu à une pluralité de lectures par différents lecteurs, on peut aussi supposer qu’un même lecteur produit plusieurs interprétations successives et même concomitantes. D’autre part, cette hypothèse n’est soutenable que dans le tête-à-texte d’un lecteur individuel, elle résiste mal à l’épreuve de la communauté de sujets lecteurs divers, car elle ne permet pas de prendre en compte comment les interprétations se transforment en situation d’interactions.

Sous le vocable de diversité interprétative, nous proposons de comprendre la multiplicité des interprétations d’un texte littéraire telles qu’elles sont produites par des lecteurs, eux-mêmes divers, en situation d’interaction. La diversité interprétative est donc le produit à la fois de l’activité d’un sujet lecteur individuel et d’une communauté de lecteurs. Elle recouvre non seulement les diverses interprétations produites par différents lecteurs, mais aussi les multiples transformations que ces dernières subissent lors des interactions. Favoriser et organiser la production par les élèves de diverses interprétations apparaît comme un enjeu didactique central de la formation de sujets lecteurs divers. Selon cette approche, l’apprentissage par les élèves d’un questionnement interprétatif prévaut sur la recherche d’une réponse en adéquation avec l’interprétation canonique ou magistrale. Le rôle de l’enseignant s’en trouve complexifié, car, s’il doit favoriser l’émergence de la diversité interprétative, il doit également la gérer, la valider, l’évaluer. La formation de sujets lecteurs divers doit se garder d’une forme de relativisme qui voudrait que toutes les lectures se valent. Si la question de fond demeure : « comment peut – [on] gérer au sein d’une communauté éducative la diversité des lectures subjectives ?24», nous pensons que le retour au texte (par exemple, sous la forme de relectures), le développement de la réflexivité (par exemple, par le questionnement explicite des ressources qui ont participé à l’élaboration d’une interprétation) et l’exercice raisonné de l’intersubjectivité (grâce à des discussions organisées autour de diverses interprétations) constituent des pratiques complémentaires, qui permettent à chacun non seulement de produire, mais aussi de transformer et d’évaluer les diverses interprétations proposées en classe.

Conclusion

Lorsque nous avons élaboré le cadre théorique de notre recherche didactique sur la formation de sujets lecteurs divers, nous avons été confrontés à la variété des usages de « l’hybridité » dans les travaux en sciences humaines. L’hybridité apparaissait comme une notion proliférante, susceptible de caractériser la subjectivité contemporaine, les transformations culturelles, les productions esthétiques et médiatiques, la réception de ces productions, etc. Dans le domaine de l’analyse littéraire, l’hybridité s’apparentait à une métaphore commode pour décrire des phénomènes aussi variés que le dialogisme inhérent au discours, le brouillage des frontières génériques, les problématiques identitaires spécifiques à la littérature postcoloniale puis migrante. Un effort de clarification conceptuelle s’imposait pour distinguer ce qui dans la généralisation de l’hybridité relevait de l’air du temps, de revendications idéologiques, et d’un projet épistémologique de redéfinition critique de la culture et du sujet modernes.

Le rôle des études postcoloniales dans le développement de l’hybridité ayant été décisif, nous avons choisi d’explorer la notion à partir de ce domaine, ce qui nous a permis de la comparer à celle de métissage. Il est apparu que la notion d’hybridité était controversée au sein même du champ qui l’avait déployée. Les réserves émises à son encontre concernaient son ancrage étymologique dans les catégories racistes du passé colonial, son interprétation culturaliste par la tradition des « aires culturelles », et la pérennité des postulats de la pensée dualiste issue de la métaphysique occidentale. Ces critiques nous ont permis d’accéder à un questionnement plus général sur les concepts d’identité, d’altérité et de diversité. L’hybridité est apparue comme une notion ambiguë, car traversée par deux paradigmes, l’un relevant de l’altérité, l’autre de la diversité. Cette ambiguïté nous a amenée à privilégier la notion de diversité à celle d’hybridité pour définir le sujet lecteur que nous souhaitons former. Finalement, nous avons suggéré quelques propositions théoriques pour la formation de sujets lecteurs divers, notamment à propos de la gestion didactique de la diversité interprétative.


Notes

1 –  Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : Découverte, 2004.

2 –  Arjun Appaduraï, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Paillot. 2001. p.69 : « Par ethnoscape, j’entends le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et d’autres groupes et individus mouvants constituent un trait essentiel du monde qui semble affecter comme jamais la politique des nations […] Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de communautés, de réseaux de parenté, d’amitiés, de travail, et de loisir relativement stables, ni de naissance, de résidences et d’autres formes d’affiliation ; mais que la chaine de ces stabilités est partout transpercée par la trame du mouvement humain à mesure que davantage de personnes et de groupes affrontent les réalités du déplacement par la contrainte ou le fantasme du désir de déplacement. »

3 –  Christine Chivallon, La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée. Mouvements. 2007/3, n°51, p. 36.

4 –  Ce texte adopte l’orthographe rectifiée.

5 –  Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature. 2004. Rennes : Presses universitaires de Rennes. 2004.

6 –  Dictionnaire informatisé Trésor de la langue française. Terme hybride.

0 –  Léopold Sedar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme. Paris : Seuil. 1964. p. 91.

8 –  Serge Gruzinzky, La pensée métisse. Paris : Fayard. 1999. p. 45.

9 –  Laurier Turgeon, Regards croisés sur le métissage. Québec : Presses de l’Université Laval. 2002. p. 9.

10 –  Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis. Paris : Textuel. 2005. p. 27.

11 –  R.J.C. Young, Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race, Routledge, 1995, p. 27. « When talking about hybridity […] deconstructing such essentialist notions of race today, may well lead us to repeat the fixation on race that we find in the past rather than enabling us to distance ourselves from it or providing a critic of it »

12 –  Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Post-colonial studies, The key concepts. New York : Routledge. [2000] 2007. p.108 (notre traduction).

13 –  « hybridity appears as a convenient category at ‘the edge’ or at the contact point of diaspora, describing cultural mixture where the diasporized meets the host in the scene of migration ». John Hutnyk, Hybridity, Ethnic and racial studies, 28 : 1, p. 79.

14 –  Op.cit. p. 37. Voir aussi : Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques, Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy. L’Homme, 2002/1, n°161, p.51-73.

15 –  Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980, p.11.

16 –  Ibid., p.13.

17 –  « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Écrire à n- 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome », Ibid., p. 10.

18 –  Stuart Hall, Identités et cultures : politiques des cultural studies. Paris : Éditions Amsterdam. 2007.

19 –  Op.cit., p. 99. « But is it, perhaps, also the message of hybridity that reassigns fixed identity into what will become merely a jamboree of pluralism and multiplicity ».

20 –  Dans l’Introduction à une poétique du divers, Édouard Glissant définit la créolisation comme le processus selon lequel les éléments culturels les plus éloignés et hétérogènes peuvent entrer en relation. Paris : Gallimard. 1996. p.22.

21 –  Emmanuel Molinet, L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique, 2-2006, Varia, Recherches, p. 9.

22 –  Homi K. Bhabha, The location of culture. London : Routledge. 1994. p. 38 : « It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial provenance. For a willingness to descend into that alien territory… may open the way to conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism of the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity ».

23 –  Voir : Gérard Langlade, Et le sujet lecteur dans tout ça ? Enjeux, n° 51/52, 200. p. 53-62 ; Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Sujets lecteurs et enseignement de la littérature, Rennes : PUR. 2004 ; Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du lecteur, Bruxelles : Peter Lang. 2011.

24 –  Gérard Langlade, Marie-José Fourtanier, La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire. Dans Falardeau Érick, Fischer Carole, Simard Claude, Sorin Noëlle (dir.). La didactique du français, les voies actuelles de la recherche, 2007, Québec : PUL, p.120.


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