Annie Bourdié
Docteur en Sciences Sociales, Université Paris-Est Créteil
bourdie@u-pec.fr

Pour citer cet article : Bourdié, Annie, « Corps “noirs”, enjeux de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

De nombreux travaux ont été menés sur l’image du « Noir » à travers l’Histoire. Soumis au poids du regard occidental, l’ « Africain » s’est souvent vu réifié, essentialisé, assigné à un certain “exotisme » que pouvait inspirer sa couleur de peau. Les arts chorégraphiques ont eux aussi historiquement contribué, non sans un certain ethnocentrisme, à l’ancrage d’idées reçues sur les corps noirs, aussi bien dans la réception et la perception des œuvres par les publics occidentaux, que dans leur mise en scène par les artistes eux-mêmes. Depuis les années quatre-vingt dix, de nombreux chorégraphes du continent africain se sont engagés dans un mouvement improprement appelé « danse africaine contemporaine ». Dans leur travail chorégraphique, ont-ils pu se mettre à distance des idées reçues et des modèles imposés  dans le domaine de la danse ? Pour satisfaire un public majoritairement occidental,  ne se sont-ils pas appuyés sur certaines images ? Sont-ils parvenus à déconstruire les stéréotypes sur les corps noirs et à affirmer une écriture singulière ?
Le corps mis en jeu dans la danse, soumis au regard de certains publics, peut se retrouver au cœur d’enjeux qui dépassent la seule dimension artistique.

Mots-clés : Afrique – danse  – « corps noir » – colonisation – réappropriation – chorégraphie

Abstract

Contemporary choreographies from Africa have been crossed by social representations of dance, body and arts but they are also nurtured by the historical western gaze on Africa, on the black body, and the african dance. How the artists can deal with this to find their own artistic expression?

Key-words: Africa – dance – « black body » – colonisation – reappropriation – choregraphy

 


 Sommaire

1. Un corps producteur de sens
2. Un corps marqué par l’Histoire
3. Une « danse africaine » pour l’Occident
Conclusion
Notes
Bibliographie

 

Chaque individu établit sa relation au monde en premier lieu par son corps, façonné par son vécu individuel mais aussi par l’histoire sociale et culturelle des divers groupes auxquels il va s’identifier sa vie durant. Objet de représentations, lieu d’imaginaires multiples et enjeu de pouvoirs, le corps n’est ainsi jamais neutre.

 1. Un corps producteur de sens

1.1. La réhabilitation récente du corps en Occident

Dans les civilisations occidentales, il fut très longtemps relégué à une place secondaire1. Durant des siècles, la culture judéo-chrétienne tout autant que la philosophie occidentale2 contribuèrent à entretenir une certaine « somatophobie ». Il fallut attendre le XXe siècle pour que soit en quelque sorte inventé théoriquement le corps3, et remise en question la dichotomie corps-esprit. Ainsi les grands changements de paradigmes que la psychanalyse4, la phénoménologie5, l’anthropologie sociale6 et la sociologie7 ont successivement opérés, réhabilitèrent progressivement le corps en lui redonnant sa place au sein des sociétés occidentales :

Notre siècle a effacé la ligne de partage du « corps » et de l’ « esprit » et voit la vie humaine comme spirituelle et corporelle de part en part, toujours appuyée sur le corps.8

La deuxième moitié du XXe siècle fut incontestablement celle d’une véritable revalorisation somatique. Les années 70 constituèrent à cet égard l’une des périodes les plus emblématiques. Le corps, lieu de l’expression du sensible, devint l’enjeu de revendications diverses pour toutes les catégories opprimées ou marginalisées9. Cette période de libération corporelle, partagée par toute une génération révoltée en quête de changement, laissa progressivement la place au cours des années 80 à un culte plus individualisé du corps. Selon David Le Breton, cette nouvelle centration somatique, érigée en véritable quête de soi, serait la conséquence d’une structuration individualiste du monde qui participerait à la construction de l’identité du sujet :

« C’est par votre corps qu’on vous juge et qu’on vous classe », dit en substance le discours de nos sociétés contemporaines. Nos sociétés sacrent le corps en emblème de soi. Autant le construire sur mesure pour ne pas déroger au sentiment de la meilleure apparence.10

Pour Jean Baudrillard, le corps fonctionnerait comme une valeur signe11, jusqu’à devenir objet spectaculaire. Qu’il soit image ou fétiche, tout individu tendrait à s’identifier pleinement à lui12.

Pluriel, producteur de sens, étroitement lié aux regards qui lui sont portés et aux représentations dont il est l’objet, le corps n’est ainsi jamais neutre et les discours qui l’accompagnent encore moins. Dans un monde globalisé où se télescopent des modèles contradictoires, la construction de la corporéité, entendue au sens phénoménologique du terme13, est le résultat de processus complexes qui, loin d’être linéaires, sont parfois difficilement objectivables.

 

1.2. Le corps de l’ « Autre » comme objet de stigmatisation

Si la place du corps a été minutieusement étudiée et analysée dans les sociétés occidentales, force est de constater que la majorité des recherches ont implicitement délaissé tout ce qui avait trait au corps « non occidental » considéré le plus souvent comme « hors norme ». Ce déni, révélateur d’un certain ethnocentrisme, a contribué à l’élaboration progressive de la figure de « l’Autre » générant la production, la circulation et le maintien jusqu’à aujourd’hui de tout un aréopage des représentations les plus stéréotypées.
Le rejet de la différence est un phénomène ancien et relativement universel. Les théories racialistes, en instaurant dès le XVIIe siècle une hiérarchisation des « races »14, servirent de fondement scientifique aux discriminations les plus graves et ce jusqu’au XXe siècle. L’esclavagisme, le colonialisme, le ségrégationnisme, le nazisme et plus près de nous l’apartheid en sont les témoignages historiques les plus marquants.
Aujourd’hui encore, malgré l’invalidation scientifique du principe racial par la biologie contemporaine, la stigmatisation de l’individu à partir de ses caractéristiques somatiques est loin d’avoir disparue :

Que les races ou non existent pour les savants, n’influence en rien la perception de n’importe quel individu, qui constate bien que les différences sont là. De ce dernier point de vue, seules comptent les propriétés immédiatement visibles : couleur de peau, système pileux, configuration du visage15.

Les corps « noirs » sont ceux qui, au cours de l’Histoire, ont été les plus stigmatisés et réifiés. Les récentes attaques dont a été victime la Ministre de la Justice d’origine guyanaise, Christiane Taubira16, montrent que « le racisme biologique est encore présent dans nos sociétés »17.

 

1.3. Les enjeux d’une recherche autour de la création chorégraphique d’Afrique

Lorsque ces corps sont mis en spectacle, ils deviennent inévitablement le lieu privilégié de la circulation des représentations les plus diverses où se jouent des relations hiérarchiques de pouvoir mais où s’affirment également des revendications d’ordre identitaire.
Dans mes travaux, je me suis plus particulièrement intéressée au développement de la création chorégraphique contemporaine en Afrique de l’Ouest francophone18, durant la période péri et post-coloniale. En problématisant ma recherche autour des représentations du « Noir », de l’Afrique et de la danse, j’ai montré que les chorégraphes et les danseurs du continent étaient régulièrement soumis à une double contrainte qui les obligeait à composer avec les images le plus souvent stigmatisées du corps « noir », de l’Afrique, et de « la danse africaine » tout en se confrontant aux modèles dominants du corps et de la danse en Occident. Dans ce contexte très particulier, ils ont dû développer des stratégies spécifiques, en vue d’obtenir la meilleure reconnaissance.
J’ai pu ainsi montrer que la mise en jeu des corps « noirs » sur les scènes occidentales était au cœur d’enjeux qui dépassaient les seules considérations esthétiques ou artistiques.
Dans quelle mesure ce regard porté depuis des générations sur l’Afrique, le « Noir » et la danse influence-t-il les choix artistiques des chorégraphes africains ? Dans cet article, je souhaite apporter des éléments de réponse à cette question en m’appuyant sur des exemples précis.

2. Un corps marqué par l’Histoire

2.1. Le corps africain « sauvage »

Les récits d’explorateurs et l’iconographie occidentale du XVe au XVIIIe siècles contribuèrent à renforcer l’idée selon laquelle les Africains étaient proches d’un certain « état de nature » en opposition à la culture de l’homme civilisé. On se servit de cette imagerie pour appuyer tout autant les thèses sur l’animalité, la monstruosité et la sauvagerie, que celles sur l’infériorité et la docilité du « Noir ». Plus tard, cette représentation des corps servit à asseoir l’image du vaincu sur la voie de la civilisation, au moment où naissaient conjointement la colonisation et l’anthropologie.
On pourrait imaginer aujourd’hui que sur les scènes contemporaines ces aspects aient totalement disparu. Pourtant, en 2008, à Tunis, lors du concours des septièmes rencontres chorégraphiques d’Afrique, Danse, l’Afrique danse ! organisées par Afrique en Créations, le danseur sénégalais, Pape Ibrahima N’diaye (dit Kaolack), remportait le premier prix solo avec sa pièce, Dieu est mort. Il donnait à voir un corps africain « sauvage », selon ses propres termes, n’hésitant pas à se convulser sur scène, revendiquant par là sa nature animale19. Ce danseur interprète de la compagnie Jant-Bi de Germaine Acogny, en faisant de la « bestialité africaine » une spécificité de son écriture, contribuait dans une certaine mesure à renforcer une image caricaturale de « l’Africain » et de « sa » danse, régulièrement identifiée comme athlétique, virile et exotique.

Qu’est-ce-qu’on voit dans la peau d’un Africain, qu’est-ce-qu’on attend d’un Africain, où va l’Africain ? […] Je suis là pour être moi, en tant que sauvage, parce que je suis un sauvage et on l’a vu dans le spectacle. C’est à cause de cela qu’il y a les rugissements, c’est ma manière de respirer sur scène, je ne le fais pas exprès. C’est ma manière de respirer20.

Dieu est mort, Pape Ibrahim N’diaye, © Kaolack MS, 2005

2.2. Exposer le corps « noir »

 Au début du XIXe siècle, l’histoire tragique de la jeune sud-africaine Saartje Baartman21 marqua le début d’un processus paradoxal d’exposition du corps « noir » en Europe. En 1810 cette jeune femme fut ramenée du Cap. Enfermée nue dans une cage, sa stéatopygie fut exhibée aux yeux des foules de Londres et de Paris. Considérée comme l’archétype de la morphologie féminine africaine, véritable curiosité pour les biologistes, celle qu’on surnomma la Vénus Hottentote pour ses formes callipyges exceptionnelles, fit à ses dépends le lien entre science et spectacle. Emportée par la maladie cinq ans plus tard, son corps fut alors moulé puis disséqué, à l’initiative du biologiste français Georges Cuvier. Son cerveau et ses organes génitaux furent découpés et conservés au Musée de l’Homme à Paris. Tel un trophée de la science, le moulage de son anatomie trôna dans le hall du célèbre musée jusqu’en 1974, avant d’être stocké dans les sous-sols du bâtiment. Ce ne fut qu’en 2002 après huit années de négociations complexes entre l’Afrique du Sud et la France, que la dépouille de Saartje Baartman fut enfin rapatriée. Des obsèques nationales furent organisées par le Président Thabo Mbeki.

 

Sartjee Baartman © Westminster Archive Center, 1810

 

Depuis la restitution de son corps le destin de cette femme a non seulement suscité l’émoi dans l’opinion publique mais il est même devenu, pour de nombreux artistes du monde contemporain, une source d’inspiration, voire un outil de revendication féministe et identitaire.
Des adaptations de l’histoire tragique de cette femme ont vu le jour au théâtre ou au cinéma, comme la pièce Vénus de l’auteure afro-américaine Suzan-Lori Parks, mise en scène par Cristèle Alves Meira en 2010 ou le film Vénus noire du réalisateur Abdelatif Kechiche en 2009.
Le milieu de la danse n’a pas été en reste, s’emparant également du thème de manière récurrente ces dernières années. La sud-africaine Nelixiwe Xaba ancienne interprète de Robyn Orlin est une des premières à s’inspirer de la « Vénus Hottentote », en créant deux solos autour du thème. Le premier, They look at me and that’s all they think créé en 2007, dénonce le voyeurisme exotique du regard occidental. Dans sa deuxième pièce, Sakhozi says no to the Venus, créée en 2008 à la demande du Musée du Quai Branly, elle met en écho l’histoire de la jeune Saartje avec son propre parcours. Elle raconte avec ironie le retour difficile d’une jeune femme dans son pays, l’Afrique du Sud, après plusieurs années passées en France. Déracinée, elle décide de revenir dans l’Hexagone. Mais « Sakhozi » s’y oppose et ne lui offre qu’une alternative, trois mois de liberté surveillée à être exhibée dans un musée parisien. Dans son travail artistique, Nelixiwe Xaba se met systématiquement en scène avec des objets à forte charge symbolique. Avec humour et cynisme elle n’hésite pas à bousculer le public avec des images provocantes22.

Nelixiwe Xaba : Sakhozy says no to the Venus © Suzy Bernstein, 2008

They look at me and that’s all they think © Photo CDC Toulouse, 2012

 

La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a créé à son tour en Europe en 2011 un spectacle collectif intitulé Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? 23. Dans cette pièce, cinq comédiennes et chanteuses au corps généreux, moulées dans des robes colorées, incarnent les « Vénus Noires ». Dans cette mise en scène proche du cabaret burlesque, alternent chants, danses et discussions. Dans les créations de cette artiste, le public est régulièrement pris à parti. Dans Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today ?, les interprètes provoquent le public en distribuant des bananes en même temps qu’ils les interpellent sur la condition noire.

 

Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? Robyn Orlin
© Corinne Dardé, 2012

Dans ce spectacle qui relève plus de la performance que de la chorégraphie, Robyn Orlin, en tant que femme blanche sud-africaine, pose une question qui pour elle est essentielle : « qu’est-ce qu’être Africain ? »

En 2011, la danseuse guadeloupéenne Chantal Loïal24et la martiniquaise Annabel Guérédrat25 présentent à leur tour chacune un solo inspiré de la Vénus Hottentote.

On t’appelle Vénus, Chantal Loïal © C. Loïal, 2011

Chantal Loïal, qui se désigne elle-même comme « la danseuse aux grosses fesses »26, n’hésite pas à s’identifier physiquement à Sartjee Bartman, dans une danse lente, sensuelle et mystérieuse, ponctuée de textes, construite comme une sorte d’auto-exhibition décomplexée de ses propres formes.

Je me suis sentie terriblement proche d’elle, confie-t-elle. Son histoire m’allait en quelque sorte comme un gant. Pour la première fois de ma carrière, j’ai osé parler de mon corps, de mes fesses, sans passer par l’humour. J’ai même pris le risque, après beaucoup d’hésitations, de me montrer nue. En me confrontant à la souffrance de Sarah, je n’avais plus le choix : il fallait y aller !27

Annabel Guérédrat dans Afreak show for S.28, en mini-short et soutien-gorge rouges, talons aiguilles, perruque afro et grosses lunettes de soleil, tout en évoquant le destin de Saartje Bartman, dénonce la relation quasi-néocoloniale que ceux qui ont le pouvoir entretiennent avec les artistes du continent noir.

Afreak show for S., Annabel Gueredrat © Sophie Dupuis, 2011

Toutes ces chorégraphes s’appuient sur cet événement emblématique du passé colonial pour questionner chacune à leur façon la condition actuelle des femmes « noires » ou métisses en Afrique. Elles dénoncent le regard porté sur le corps « noir » féminin.

 

 2.3. Les spectacles « ethniques » comme processus de généralisation des clichés

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe la mise en spectacle de l’ « altérité ethnique », loin de rester un cas isolé, se généralisa avec la mise en place des spectacles « anthropozoologiques »29. À la recherche de populations de plus en plus exotiques, jugées sauvages ou spectaculaires, on achemina des centaines de troupes, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants venus du Pacifique, d’Asie et surtout d’Afrique, pour les exhiber en Europe et aux USA dans les zoos, les expositions, les foires, les cirques, mais aussi sur la scène des cabarets et des music-halls. À leurs débuts, ces « zoos humains »30 furent tout autant une attraction de foire qu’un terrain d’expérimentation pour les scientifiques, biologistes et anthropologues, venus observer et mesurer les « indigènes » in situ.

Avec la montée en puissance des empires coloniaux, ces manifestations prirent une signification plus politique et contribuèrent à convaincre le public que non seulement le « sauvage » existait mais qu’il était fondamental de le civiliser. Les États européens s’appuyèrent alors sur ces exhibitions pour asseoir leur politique d’expansion coloniale en les intégrant dans ces grandes expositions jusqu’au début du XXe siècle. Celle de 1931 à Paris fut emblématique. Le faste et les moyens mis en œuvre à cette occasion, le succès qu’elle remporta, tout en témoignant de la puissance de l’empire colonial français, permirent d’ancrer profondément les représentations les plus caricaturales sur l’ « Autre ». Des centaines de figurants furent recrutés à cette occasion, soit directement dans les colonies, soit parmi les tirailleurs ou les travailleurs vivant à Paris. Les shows étaient confiés à des metteurs en scène venant du théâtre ou du music-hall. Par la présentation de ces danses venues de tous les continents, il s’agissait en quelque sorte de « chorégraphier l’empire »31.

Si, quels que fussent les peuples représentés lors de ces expositions, l’altérité fut mise en scène et globalement stigmatisée, c’est véritablement sur le « Noir » et l’ « Africain » que se cristallisèrent les représentations les plus fantasmées autour de notions comme celles du « peuple-enfant, proche de la nature et de l’animal, naturellement violent, sauvage, anthropophage, paresseux, fourbe et fanatique »32. Dans cette vision caricaturale, le corps et la danse occupèrent une place de choix.

Les interprètes de ces shows, tout autant que les artistes noirs se produisant sur les scènes des théâtres ou des cabarets, s’ils se plièrent parfois contre leur gré aux règles de mise en scène souhaitées par les imprésarios occidentaux, avaient cependant conscience du jeu auquel ils se prêtaient. Les danseurs arrivaient habillés à l’occidentale dans les villes où ils se produisaient. Ils parlaient même souvent un français irréprochable. Mais pour les besoins de la scène, ils endossaient des costumes réinventés de toute pièce, jouaient aux méchants, parlaient « petit nègre » ou incarnaient les bamboulas 33. Ils avaient intégré le fait qu’en « jouant au sauvage », en proposant des danses énergiques, ils avaient l’assurance du succès auprès des publics.

 

2.4. La valorisation progressive d’un corps noir sublimé : un jeu ambigu sur la nudité

2.4.1. L’érotisation du corps noir

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, alors que la nudité était tabou en Europe, à Paris, au sein des divers lieux publics de monstration de l’ « Autre », qu’il s’agisse des zoos, des expositions, des scènes ou des rings de boxe, un public bourgeois commença à se délecter, non sans un certain voyeurisme, de ces corps noirs dévêtus. Dans une certaine mesure, ils symbolisaient l’aspiration d’une société en pleine mutation à vivre sa propre libération somatique. Ce phénomène contribua à une véritable érotisation du « Noir ». Peu importe que celui-ci fût d’Afrique ou des États-Unis, pourvu qu’il alimentât les fantasmes des Parisiens branchés des années folles, avides de corps exotiques, débridés et instinctifs. Paris, avec l’engouement qu’avaient suscités le jazz, les revues et les danses « nègres », devint progressivement la capitale de la « Négrophilie », cristallisant tous les clichés qui accompagnaient cette nouvelle passion.
Le processus d’érotisation toucha plus particulièrement les femmes. Sylvie Perrault34 souligne la permanence, jusqu’à aujourd’hui, des clichés sur la femme africaine, érotisée à l’extrême, construits sur la base d’un imaginaire colonial entretenu d’après elle par des personnages comme Joséphine Baker. Paradoxalement, celle-ci contribua en effet tout autant à construire une vision moderne d’un corps féminin émancipé qu’à stéréotyper l’image de la femme « africaine américanisée »35. Sa célèbre danse des bananes, par exemple, se voulait être une « danse africaine »36, conçue par ses imprésarios pour satisfaire l’imaginaire européen. Mais elle s’appuyait aussi sur sa propre représentation, en tant qu’Américaine, d’une Afrique mythique et sauvage. « Elle jouait en fait la négresse que l’on souhaitait qu’elle soit »37.

Joséphine Baker en 1927 © J. Baker

Joséphine Baker en 1951 © J. Baker

 

 

 

 

 

 

 

 

2.4.2. Un corps piégé par l’image

Durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’idée d’un corps noir « objet du désir », fut entretenue et amplifiée par la parution d’un nombre considérable d’ouvrages d’art, magnifiant la beauté africaine. À partir des années 60, plus particulièrement aux USA, la black beauty fut valorisée, portée par le slogan, black is beautiful, un mouvement esthétique né de la revendication politique et sociale des communautés noires des États-Unis, au moment où un vent de révolte commençait à souffler dans toute la société de l’époque.
L’Europe blanche ne fut pas en reste. Après la « Négrophilie » de l’entre-deux guerres, on assista à une véritable mise en valeur de la beauté noire. Cependant, celle-ci ne se fit pas sans une certaine ambiguïté. Les livres de la photographe et cinéaste allemande, Léni Riefenstahl, sont à ce titre, révélateurs. La réalisatrice des films de propagande d’Hitler, qui, à travers ses images sur les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, avait magnifié le corps aryen38, fit dans les années 70 l’apologie des Africains. Elle consacra une grande partie de son travail à photographier et à filmer les habitants d’un petit village du Soudan. Die Nuba 39, paru en 1973, fut un véritable bestseller avec sa collection de clichés visant à mettre en valeur les corps entièrement nus des « indigènes » de Kau40. Elle contribua très largement à renforcer l’image d’une Afrique authentique, pure, peuplée d’hommes « à la fraîcheur enfantine »41 dont la beauté nue était « issue tout droit des origines »42. Elle réduisait elle aussi les individus à leur seul corps tout en étant fascinée par leur esthétique. Pour la philosophe Susan Sontag, la démarche de Léni Riefenstahl était avant tout de nature fasciste43. L’artiste allemande participa par ses clichés à entretenir l’imaginaire occidental en diffusant cette vision esthétisante d’un corps noir originel, naturel et proche de la perfection.

Photo tirée du livre Die Nuba de Leni riefenstahl, 1973

Ce processus de fascination a perduré depuis lors, renforcé par de nombreux ouvrages qui, en voulant magnifier le corps noir, ont finalement bien plus contribué à sa réification. Le photographe français Antoine Tempé en est une illustration contemporaine. Celui-ci est bien connu du milieu de la danse pour avoir construit une partie de sa renommée sur un style particulier de photos qu’il prend des artistes africains depuis une douzaine d’années. Ses clichés les plus célèbres, la plupart en noir et blanc, mettent essentiellement en scène des corps dénudés de danseurs44. Interrogé sur sa démarche esthétique, il explique qu’il cherche avant tout à photographier le mouvement et à faire ressortir un certain graphisme des corps pris en pleine action. Il se dit vouloir rester fidèle au propos chorégraphique de l’artiste45.
Pour Antoine Tempé, les photographies les plus représentatives de son style ne sont pas uniquement celles qui mettent en avant un corps mâle puissant, viril et dénudé. Il brosse effectivement des portraits d’artistes qui valorisent des femmes ou d’autres types de morphologies masculines46. Pourtant ses photographies les plus connues et les plus diffusées sont celles qui mettent principalement en valeur l’esthétique d’un corps noir masculin sculptural. Finalement, l’artiste qui sert de modèle, tout autant que le photographe, renforcent à leur façon l’image du « Noir danseur » réduit à son seul corps.

Liady Anggy Haïf © Antoine Tempé, 2008

Adedayo Muslim © Antoine Tempé, 2008

 

Faustin Linyekula © Antoine Tempé, 2002

Nelixiwe Xaba © Antoine Tempé, 2005

Paradoxalement, cet imaginaire construit depuis des générations par l’Occident, loin d’être remis en question, est toujours présent dans le travail chorégraphique de nombreux artistes africains. Même dans les formes les plus contemporaines d’expression, et souvent derrière des revendications identitaires, ils participent eux-mêmes à ce processus de réification du corps noir sur scène, par une exposition ostentatoire de leur anatomie.
C’est par exemple le cas du danseur et chorégraphe kenyan Fernando Anuang’a47. Dans son solo A journey into the future, pour défendre la culture Massaï dont il est issu, il s’inspire du répertoire des danses traditionnelles de cette région du Kenya. Pour lui le corps joue dans son esthétique un rôle central :

C’est important parce que je présente l’image du guerrier, le corps droit, les lignes (…). Pour les guerriers c’est toujours comme ça. Il faut être beau.48

A journey into the future, Fernando Anuang’a © Antoine Tempé, 2010

Son physique longiligne aux muscles ciselés, minutieusement mis en valeur par des lumières conçues en ce sens, n’exerce-t-il pas finalement sur le public la même fascination esthétique que celle qui transporta Léni Riefenstahl à propos des Nubas ?
Ainsi, qu’il s’agisse des shows organisés dans les spectacles anthropozoologiques, en passant par les revues nègres de l’entre-deux guerres, jusqu’aux scènes contemporaines, les interprètes semblent s’être régulièrement prêtés au jeu ambigu de la monstration d’un certain corps « noir ».

3. Une « danse africaine » pour l’Occident

3.1. Des représentations entretenues par les artistes africains

L’histoire de la professionnalisation des danses scéniques venues d’Afrique en Europe est relativement récente. Elle est en grande partie due au Guinéen Fodéba Kéita. Dès les années 50, ce jeune étudiant engagé, qui faisait ses études à Paris, décida de créer des spectacles compilant danses, musiques et chants de tout le continent. Sa démarche se voulait militante et clairement panafricaine. Il s’agissait pour Fodéba Kéita de valoriser les danses d’Afrique en montrant leur richesse et leur diversité. Il espérait faire changer le regard porté jusqu’alors sur l’Afrique et la « danse africaine » en empruntant des procédés scéniques au ballet occidental49. En faisant appel à des étudiants vivant pour la plupart à Paris, originaires de plusieurs régions d’Afrique, il créa les Ballets Africains avec lesquels il tourna partout dans le monde. Dans ses mises en scène colorées se succédaient des tableaux évoquant la vie en Afrique. Ces spectacles connurent effectivement un succès sans précédent en Occident. Cependant, plutôt que de changer le regard porté sur l’Afrique et sa culture50, ils contribuèrent, sous couvert d’authenticité et de modernité, à entretenir une image folklorique et archaïque des arts vivants du continent. La danse, dans ce processus, se retrouva finalement instrumentalisée et essentialisée51.

Les Ballets Africains © Ballets Africains, 2007

 

Au moment de la décolonisation, de nombreux pays africains, s’inspirant des mises en scène de Fodéba Kéita, créèrent à leur tour des Ballets Nationaux. Véritables vitrines identitaires des États nouvellement indépendants, s’ils participèrent à la conservation et à la diffusion des danses et musiques traditionnelles, il contribuèrent, lors des tournées en Occident, à entretenir eux aussi, la vision d’une Afrique mythique villageoise, aux traditions dansées figées.
Pourtant, à la même période, quelques artistes installés en France osaient des styles plus innovants. L’Américano-kényane Elsa Wolliaston, le Béninois Koffi Kôkôou, la Togolaise Flora Thiéfaine, par exemple, proposèrent une « danse d’expression africaine » située au carrefour de nombreuses influences, en prise directe avec leur époque. Mais leurs initiatives restèrent à l’époque relativement confidentielles, moins en conformité avec les attentes du public occidental avide d’images plus exotiques, comme celles que généraient les Ballets Africains ou Nationaux.
Aujourd’hui des artistes contemporains continuent à encourager sur les scènes européennes ce type de représentations sur l’Afrique. Le chorégraphe ivoirien Georges Momboye, implanté en France depuis les années 90, qui se réclame d’une démarche contemporaine crée, en 2011 Empreintes Massaï52. Dans cette pièce qui se veut un hommage à la culture Massaï, le Kenyan Fernando Anuang’a, incarne l’archétype du Massaï « authentique » sur scène. Le public adhère à l’ensemble des clichés servis sur une Afrique des origines. Toutes les attentes occidentales sont ici satisfaites : une danse explosive exécutée par des corps noirs masculins dénudés, des « rites secrets ancestraux » dévoilés sur scène, un voyage exotique au cœur d’une Afrique mythique… L’unique danseur blanc, tout d’abord rejeté par le Massaï, est finalement accepté par le groupe des « initiés » grâce à l’intervention de la seule interprète féminine de la pièce. Celle-ci joue elle aussi un rôle caricatural en incarnant, selon les propos de Georges Momboye, la « Mère Afrique »:

La femme dans cette pièce inspire la Mère Afrique, c’est la Mama Africa. Elle observe ses enfants, elle est symbole de séduction, ou objet de séduction, elle est protectrice, elle accompagne, elle purifie. Elle les accompagne jusqu’au bout, jusqu’à les faire rentrer dans la maison53

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

La mise en évidence de telles représentations sur scène par un chorégraphe africain de renom révèle que non seulement celles-ci continuent de circuler aujourd’hui et sont appréciées dans le milieu de la danse, y compris sur les scène françaises, mais surtout qu’elles peuvent changer de territoire pour servir de fond de commerce aux créateurs africains eux-mêmes, en vue de satisfaire les attentes d’un public. Par ces mécanismes, les artistes africains participent finalement à une sorte de ghettoïsation de leur danse54.

 

3.2. L’invention politique d’une « danse africaine contemporaine »55

À la fin des années 80, soit presque trois décennies après la fin de la décolonisation, dans une conjoncture plus pacifiée permettant un renouveau des relations internationales, d’autres formes de collaborations furent envisagées avec les pays d’Afrique. Les Arts et la Culture, qui avaient déjà été valorisés en France sous l’impulsion de François Mitterrand et de Jacques Lang, furent au cœur des nouvelles politiques de coopération. Celles-ci visèrent à favoriser plus particulièrement la création contemporaine sur le continent africain. Par ce nouveau levier, la présence française pouvait être repensée en Afrique, non seulement dans ses anciennes colonies et son « pré-carré », mais plus largement sur l’ensemble du continent.

En janvier 1990, à l’issue de rencontres professionnelles intitulées Afrique en Créations, organisées à Paris par Michel Rocard, fut décidée la mise en place d’aides publiques européennes et majoritairement françaises pour la création africaine56. L’Hexagone réaffirma à cette occasion son « exception culturelle »57 et ses liens avec le continent africain.
Ce qui devait être un dispositif léger à son lancement est devenu aujourd’hui un pôle puissant du département des échanges artistiques de l’Institut Français. Cet Établissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) centralise l’ensemble des Centres Culturels, Instituts Français et la plupart des Alliances Françaises du monde entier, sous la tutelle du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication. Au sein de cette institution, Afrique En Créations est maintenant devenue incontournable pour la promotion de la création artistique contemporaine d’Afrique.
La danse fait partie des disciplines artistiques qui ont su tirer le plus large profit d’un tel dispositif58. Lors du lancement d’Afrique en Créations, il y avait pourtant peu de pistes pour promouvoir les arts chorégraphiques sur le continent59. Encore plus rares étaient les créateurs vivant sur place engagés dans cette voie60. Le passage à la scène contemporaine semblait toujours difficilement concevable. Les quelques initiatives qui avaient jalonné jusqu’alors l’histoire de la danse professionnelle sur le continent, comme Mudra Afrique à Dakar61 ne pouvaient suffire à justifier la création d’une biennale africaine consacrée exclusivement à la création chorégraphique en Afrique.
Il fallut en quelque sorte inventer artificiellement une nouvelle danse en conformité avec les exigences des bailleurs de fonds. Celle-ci fut alors dénommée « danse africaine contemporaine » par l’Ivoirien Alphonse Tiérou, mandaté par Afrique en Créations pour cette mission. Un concours et des rencontres chorégraphiques avec à l’appui des prix attractifs furent organisées sous forme de biennales sur le continent62.
D’édition en édition, les candidats furent de plus en plus nombreux. L’envergure de ces manifestations est telle qu’aujourd’hui, si cet organisme émanant de l’État français venait à retirer son aide, la plupart des actions en faveur d’une danse de création risqueraient de disparaître sur le continent63. Les festivals, les centres de formation64, les aides à la création et à la diffusion, les résidences d’artistes, qui se sont multipliés ces vingt dernières années, majoritairement en Afrique de l’Ouest, se sont calqués sur le modèle de la danse contemporaine française et continuent à dépendre majoritairement des subsides de la France par le biais d’Afrique en Créations. Dans une telle configuration, la tentation fut grande de se laisser happer par le modèle prégnant d’une danse contemporaine européenne et plus particulièrement française, celle-ci ayant largement fait ses preuves sur les scènes internationales.

Certains artistes ont su se positionner habilement. C’est par exemple le cas des Burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro qui furent « découverts » par le milieu de la danse contemporaine française grâce au succès retentissant de la pièce de la chorégraphe Mathilde Monnier, Pour Antigone, créée en 1993. Ce spectacle fut interprété conjointement par des danseurs contemporains européens et des danseurs burkinabés pour la plupart venus du ballet traditionnel. La compagnie Salia Nï Seydou qui remporta le deuxième prix des rencontres chorégraphiques d’Afrique en Créations en 1998, a été depuis programmée régulièrement dans les plus grands festivals européens de danse contemporaine. Salia Sanou, qui se considère lui-même aujourd’hui comme un enfant de ces rencontres65, a su intégrer les ingrédients nécessaires à la reconnaissance de son travail artistique en proposant « une danse contemporaine africaine » en conformité avec les attentes des programmateurs et des publics occidentaux.

Conclusion : dépasser les pièges identitaires 

L’histoire du développement contemporain de la création chorégraphique d’Afrique a montré elle aussi que les artistes étaient régulièrement tiraillés entre, d’une part, la tentation d’être reconnus en se conformant aux images induites et construites depuis des générations sur « leur » corps, « leur » danse  et « leurs » traditions, tout en se conformant aux modèles d’un Occident dominant et, d’autre part, le désir d’une véritable liberté de création individuelle, dépouillée de toute assignation esthétique ou identitaire.

Le malheur veut que bien des danseurs peu sagaces, pensent être authentiques en renvoyant à l’Européen sa vision de l’Africain. Ils s’enferment dans des stéréotypes. Dès qu’on veut s’en échapper, on est accusé de vendre son âme, son identité. À se vouloir simplement artiste avant d’être artiste africain, on est taxé d’arrogant.66

Peu de danseurs sont finalement parvenus aujourd’hui à dissocier leur « identité artistique » de leur « identité culturelle ». Et le nouveau cadre construit par Afrique en Créations n’a pas favorisé leur « émancipation », surtout en Afrique de l’Ouest où le modèle « à la française » pèse encore lourdement.
En revanche, les artistes africains de la zone australe ou centrale se mettent plus volontiers en opposition avec les modèles occidentaux, offrant une danse en résistance qui fait voler en éclats de nombreux codes préétablis. Pour eux, la danse devient un moyen de lutte contre les discriminations. La scène est régulièrement envisagée par les artistes comme un véritable moyen de lutte contre les préjugés sociaux, raciaux ou sexistes. Particulièrement engagés sur ces questions de sociétés, nombre d’entre eux se jouent, dans leurs œuvres, des stéréotypes qui traversent l’Afrique et plus largement le corps, la femme, la sexualité et la danse67.
La jeune chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, est à ce titre exemplaire. Dans sa création Swan Lake 68, elle revisite le Lac des Cygnes en bousculant tout un ensemble de codes, n’hésitant pas à faire fusionner danse classique et danses sud-africaines. Hommes et femmes sont tous en tutus, les pointes sont abandonnées et même la musique de Tchaïkovski est mise à distance. L’argument est lui-même transposé, évoquant l’homosexualité. Il n’en reste pas moins que son écriture est d’une grande précision et les interprètes excellents dans toutes les techniques de danse.

Cette fois toutes les cordes et tabous du ballet romantique volent en éclats. Et pourtant, les ballettomanes ne résistent pas à ce Lac d’un autre genre […] Dada Masilo révise l’argument du Lac des Cygnes, faisant de Siegfried un prince aux amours homosexuelles. Ainsi, elle nous parle de la société dans laquelle elle vit, de la tolérance et des sentiments.69

Swan Lake, Dada Masilo © Biennale de Lyon, 2012

 

Cependant même si de tels artistes arrivent à se jouer des stéréotypes, ils ne s’en libèrent pas totalement puisqu’ils en font encore malgré tout régulièrement le thème de leur travail artistique. Ils échappent difficilement aux contingences socio-politiques et aux assignations culturelles auxquelles ils ont été historiquement soumis. Il est vrai que le « corps africain », lié à son lourd passé, est encore loin d’être à l’abri de toute stigmatisation, et le spectre des vieux clichés ressurgissant régulièrement, il est parfois difficile pour les danseurs de ne pas se laisser piéger.
Mais plutôt que de s’inquiéter jusqu’à l’obsession des identités, c’est en tirant parti de leur pluralité que les artistes, qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs, sont à même d’inventer un monde fait de libre circulation, de tolérance et de partage. Les créateurs sont souvent des visionnaires qui ont un temps d’avance sur les grandes mutations sociétales. Par une vision globale qui consiste à savoir « se situer pour mieux agir, relier pour mieux comprendre et s’élever pour mieux voir »70, les chorégraphes et danseurs devraient pouvoir contribuer à désaliéner le corps en développant une pensée critique et une créativité émergente.

 


Notes

1 – COURTINE Jean-Jacques, Histoire du corps, 3. Les mutations du regard, le XXe siècle, 2006, p.7.

2 – JAQUET Chantal, Le corps, 2001, p.3.

3 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.7.

4 – FREUD Sigmund (1904), Cinq leçons de psychanalyse, 1965.

5 – MERLEAU-PONTY Maurice, La Phénoménologie de la perception, 1945.

6 – MAUSS Marcel, « Les techniques du corps » in Sociologie et Anthropologie, 1950.

7 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le corps et ses sociologies, 2003, p.8.

8 – MERLEAU-PONTY Maurice, Signes, 1960, p.287.

9 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.9.

10 – LE BRETON David, L’adieu au corps, 1999, p.26, 27.

11 – BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, 1986, p. 207.

12 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, op.cit., p.57.

13 – GARNIER Catherine, « la corporéité comme définition interdisciplinaire et interculturelle », in Le Corps Rassemblé: Pour une Perspective Interdisciplinaire et Culturelle de la Corporéité (sld) 1991, p.14.

14 – Les premières taxinomies apparurent au dix-septième siècle, notamment à travers François Bernier qui en 1684 employait pour la première fois le mot “race“. Mais ses propos passèrent à l’époque relativement inaperçus. La notion ne se développa dans le milieu scientifique qu’au siècle suivant principalement à travers les théories de BUFFON (Histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, 1766) et de Carl Von LINNE (Systema naturae per regna tria naturae : secundum classes, ordines, genera, species cum characteribus, differentiis, sinonimis, locis Tomus I (Regnum animale) 1735).

15 – TODOROV Tzvetan, Nous et les Autres, 1989, p.135.

16 – La Ministre fut l’objet d’insultes racistes de la part de personnalités politiques mais aussi des medias. d’extrême-droite, ceux-ci n’ayant pas hésité à rapprocher la Ministre d’une guenon courant Novembre 2013

17 – NDIAYE Pap, La condition noire, essai sur une minorité française, 2008.

1818- BOURDIE Annie, Création chorégraphique d’Afrique francophone : systèmes de représentations et stratégies de reconnaissance en période contemporaine, thèse de doctorat en Sciences Humaines et Sociales. dirigée par Jacqueline TRINCAZ, soutenue à l’Université Paris Est Créteil, 21 Octobre 2013.

19 – Photo n°1.

20 – N’DIAYE Pape Ibrahima, cité par ANDRE Béatrice, « Le sénégalais Kaoloak danse sa colère » in Cultures sans frontières, Radio Prague, 9 septembre 2007, source : http://www.radio.cz/fr/rubrique/culture/la-senegalais-kaolack-danse-sa-colere.

21 – Gravure n°1.

22 – Voir photos n°2 et 3.

23 – Photo n°4.

24 – Photo n°5.

25 – GUEREDRAT Annabel, A freak show for S., solo créé en 2011.

26 – BOISSEAU Rosita, « Le feu d’artifice de Chantal Loïal, la « danseuse aux grosses fesses » » in Journal Le Monde du 19.02.2009.

27 – LOÏAL Chantal citée par BOISSEAU Rosita, « Nous sommes toutes des Vénus Hottentotes » in Le Monde du 21 Novembre 2011.

28 – Photo n°6.

29 – Carl HAGENBECK, commerçant allemand importateur d’animaux, eut l’idée en 1874 de monter des spectacles qu’il qualifia lui-même d’“anthropozoologiques“.

30 – BLANCHARD Pascal (Dir.), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002.

31 – DECORET-AHIHA Anne, Les danses exotiques en France, 1880-1940, 2004, p.58.

32 – BLANCHARD Pascal, « Les “Noirs“ en image : des abolitions aux zoos humains, des conquêtes coloniales aux indépendances », conférence donnée au Centre Beaubourg dans le cadre des forums de la sociétés sur le thème de L’esclavage, la France, les abolitions, les enjeux, Paris, Beaubourg, 31 Mars-1er Avril 2006.

33 – BLANCHARD Pascal, BANCEL Nicolas, LEMAIRE Sandrine, « Les zoos humains, le passage d’un racisme scientifique vers un racisme populaire et colonial en Occident » in BLANCHARD Pascal (dir), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002, p.63-71.

34 – PERRAULT Sylvie,« Danseuse(s) noire(s) au music-hall, la permanence d’un stéréotype », Corps, 2007/2 n° 3, p. 65-72.

35 – Photos n°7 et 8.

36 – Voir à ce sujet les commentaires de LEVINSON André, (1929), in danse d’aujourd’hui, Actes Sud, Paris, réédition 1990.

37 – CHALAYE Sylvie, les représentations du noir au théâtre, Conférence du 16 Octobre 2007 à la Bibliothèque nationale de France, NF en partenariat avec l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Paris.

38 – RIEFENSTAHL Leni, Les Dieux du Stade (Olympia), Allemagne, 1938, 220 mn.

39 – RIEFENSTAHL Leni, Die Nuba, 1973.

40 – Photo n°9.

41 – RIEFENSTAHL Leni, , L’Afrique, (Trad. de l’allemand par Louise Dupont), 1982, p.24.

42 – RIEFENSTAHL Leni, 1973, op.cit., p.10.

43 – SONTAG Susan, « Fascinating fascism » in New York Review of Books,
6 Février 1975.

44 – Photos n°10 et 11.

45 – Propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Johannesburg en septembre 2012.

46 – Photos n°12 et n°13.

47 – Photo n°14.

48 – ANUANG’A Fernando, propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Bamako en Novembre 2010.

49 – KEITA Fodéba, « La Danse africaine et la scène » in Présence africaine, XIV-XV, 1957, p.164-178.

50 – Voir photo n°15.

51 – TIEROU Alphonse, Si sa danse bouge, l’Afrique bougera, 2001, p. 121.

52 – Photos n°16 et n°17.

53 – MOMBOYE Georges, commentant son travail dans le film sur empreintes Masaï, site internet numéridanse :http://www.numeridanse.tv/index.php?Itemid=7&mediaRef=MEDIA110902152634926&option=com_mediacenter.

54 – BEBEY Kidi, « Pour un corps mutant » in NJAMI, Simon (dir) Ethnicolor, 1987 p. 155.

55 – BOURDIÉ Annie, « l’invention d’une danse africaine contemporaine », in thèse de doctorat, op.cit p.320, Octobre 2013.

56 – Sources : Archives AFAA, Actes des rencontres Afrique en Créations, Paris, 1990.

57 – PELLETIER Jacques, « Discours de clôture », Actes des rencontresAfrique en Créations, Paris, 1990, p. 193-198.

58 – La création chorégraphique est subventionnée à 80% par Afrique en Créations.

59 – Mis à part peut-être le Marché Africain des Arts de la Scène (MASA) d’Abidjan.

60 – Sauf l’ancienne élève de Mudra Afrique, la Burkinabé Irène Tasembedo, qui s’était fait remarquer avec sa pièce Yenenga en 1992.

61 – Il y avait eu une tentative écourtée de “modernisation“ de la danse en Afrique de l’Ouest, voulue par Senghor, par le biais de Mudra Afrique. Cette antenne du centre Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, dirigée par Germaine Acogny, ne dura que 5 ans de 1977 à 1982.

62 – La première édition eut lieu en 1995 à Luanda en Angola, puis en 1998, 1999, 2003 à Antananarivo, en 2006 à Paris, 2008 à Tunis, 2010à Bamako et la neuvième eut lieu en 2012, à Johannesburg, Lors de cette 9ème édition, plusieurs centaines de programmateurs du monde entier et d’artistes de toute l’Afrique avaient été réunis.

63 – Même si la commission européenne et quelques grandes fondations privées sont aussi des partenaires privilégiés les festivals, les centres de formations.

64 – Parmi eux l’Ecole des Sables au Sénégal, le CDC La Termitière au Burkina Faso, le centre Donko Seko au Mali.

65 – SANOU salia, Afrique, danse contemporaine, 2008, p.42.

66 – CUVILAS Augusto, cité par DE GUBERNATIS Raphaël, « L’Afrique danse sur un fil », in Le Nouvel Observateur, Avril 2006, p. 130.

67 – A titre d’exemple nous pouvons citer, pour l’Afrique du Sud Robyn Orlin mais aussi Sello Pesa, Boyzie Cekwana, Mamela Nyamza, Nelixibe Xaba, et plus récemment Désirée Davids et Dada Masilo pour le Mozambique Panaïbra Gabriel et Augusto Cuvilas (aujourd’hui disparu) et pour le Congo (Brazzaville et RDC) respectivement Delavallet Bidiefono et Faustin Linyekula.

68 – Photo n°18.

69 – Présentation de la pièce Swan Lake sur le site du théâtre La Baleine d’Onet le Château. Source : http://www.la-baleine.eu/portfolio/dada-masilo-swan-lake/.

70 – DE ROSNAY Joël, Le macroscope : vers une vision globale,1975.


Bibliographie


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