Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : art contemporain

Duplicité du corps représenté en art vidéo : entre effet de surface et effet de présence

Beyrouthy Damien
Doctorant en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
damien.beyrouthy@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : Beyrouthy, Damien, « Duplicité du corps représenté en art vidéo : entre effet de surface et effet de présence. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Cet article aborde l’effet produit par le médium vidéo et sa mise en espace sur le statut des corps perçus par le spectateur. Il s’intéresse plus précisément au balancement entre effet de présence et effet de surface des corps vidéos. Dans cette perspective, trois installations vidéographiques seront étudiées : Ocean without a shore (Bill Viola), Glissement rugueux en surface (Damien Beyrouthy) et La Table de sable (Magali Desbazeille).

Mots-clés : art contemporain – corps – installation – présence – surface – vidéographie

 

Abstract

This article approaches the effect produced by the video medium, and its spatial throw-in, upon the status of bodies as perceived by the spectator. We will focus attention more particulary on the balance between the presence effect and the surface effect on video objects. In this perspective, three videographic installations will be studied: Ocean without a shore (Bill Viola), Glissement rugueux en surface (Damien Beyrouthy) and La Table de sable (Magali Desbazeille).

Key-words: contemporary art – bodies – installation – presence – surface – videography

 


Sommaire

1. Ocean without a shore, traversée et émotion
2. Glissement rugueux en surface, tension et plan
3. Table de sable, surface épaisse et interactivité fictive
Notes
Bibliographie

Nous nous intéresserons au statut des corps représentés dans trois installations vidéographiques du XXIème siècle, et plus particulièrement aux effets de surface et de présence produits par ce type de dispositif de représentation. Nous verrons que ces effets sont antagonistes et co-présents. Ce balancement est intéressant car il est propre aux installations vidéos et permet d’interroger, d’une manière inédite, le rapport que nous entretenons, spectateurs, avec nos représentations contemporaines. Nous nous efforcerons de mettre en lumière cette dualité par trois chemins : les contenus des vidéos, les caractéristiques du médium et la mise en espace de celui-ci.

Précisons tout d’abord quelques notions. En premier lieu, comment définir le syntagme effet de présence ? Ici, nous nous entendrons sur une impression de présence du référent. Pour ce qui nous intéresse, l’effet de présence consisterait à donner l’impression de présence d’un corps humain. En quelque sorte, le médium se ferait transparent afin de donner l’illusion de présence de la personne. Cependant, comme l’affirment bien des auteurs, dont Françoise Parfait1 et Christine Ross2, la vidéo est une image de surface. Elle possède donc les caractéristiques d’une surface : étendue plate constituant l’« extérieur, [le]dehors d’un corps3 ». Mais il faut lutter pour percevoir son effet de surface4 car elle tend à se faire passer pour présence. Présence que l’on ressent d’autant plus au sein des installations vidéo en raison de leur tridimensionnalité et malgré l’irréductible planéité des vidéos qui les constituent. C’est ce qui fait, à mon sens, leur intérêt, de rester entre-deux, dans cet indécidable.

Au fil de ce balancement, nous suivrons trois pistes ouvertes et induites par les réalisations choisies (nous aimerions par ailleurs préciser que nous sommes en doctorat d’arts plastiques, doctorat qui comporte la particularité d’associer recherche théorique et pratique artistique. C’est pourquoi une des réalisations qui va être étudiée est issue de notre propre pratique). Ces réalisations offrent chacune une manière différente d’aborder la question : avec Ocean without a shore de Bill Viola nous explorerons le couple traversée de surface/jeu émotionnel, avec Glissement rugueux en surface de moi-même, le couple réétagement des plans dans l’espace d’exposition/tension physique et enfin avec La Table de sable de Magali Desbazeille le couple surface épaisse du sable/interactivité fictive entre chorégraphe et image vidéo.

1. Ocean without a shore, traversée et émotion

Pour cette installation vidéo, nous nous appuierons sur la description de Sophie-Isabelle Dufour développée dans son ouvrage L’image vidéo d’Ovide à Bill Viola5. Bill Viola (artiste vidéaste américain né en 1951) a pour la première fois présenté cette installation en 2007 dans l’église San Gallo à l’occasion de la LIIème Biennale de Venise. Dans une interview donnée à la Tate Modern Galery6, l’artiste raconte qu’il a vu ces trois autels massifs, intermédiaires entre les mondes des morts et des vivants, et qu’il a pensé à un retour des morts dans le monde des vivants l’espace d’un instant. Il a voulu matérialiser le lieu de passage par trois écrans plasma (un de 228 cm de haut et deux de 143 cm) fixés verticalement sur les trois autels. Ces derniers sont éclairés afin d’être plus en continuité avec les écrans plasma. De ce fait, ils ne sont pas uniquement les socles des écrans, ils sont aussi l’architecture permettant la jonction, la matérialisation des présences vidéos humanoïdes. Ces dernières apparaissent tout d’abord au centre de l’écran, en plan d’ensemble ; elles sont, à ce moment-là, peu discernables car lointaines et en basse définition. Puis elles s’avancent au ralenti vers le spectateur. Dans leur avancée, elles traversent un mur d’eau auparavant invisible qui paraît leur donner couleur et définition. Face au spectateur, les personnages semblent se réveiller, émerger. Après un moment, ils font demi-tour et traversent à nouveau cette barrière d’eau délimitant à la fois le périmètre du monde des morts et celui de la basse définition.

Voir le site de la Tate Modern pour accéder à quelques extraits.

Devant le mur d’eau, c’est le règne de l’image haute définition, actuelle, donnant une impression de chair et de présence au personnage. Derrière le mur, l’impression est de facticité – le personnage n’a plus beaucoup de présence, il devient une silhouette vidéo très basse définition (comme celle des caméras de surveillance des années 70). Cependant, nous aimerions introduire une nuance : certes, la haute définition sur écran plasma donne une impression de chair, mais celle-ci semble également factice par son aspect « crémeux7», maquillé, scintillant et très contrasté. Les écrans concourent également à l’obtention d’une image très définie (par opposition à une vidéoprojection) mais ils ne font que six centimètres d’épaisseur. La qualité de l’image et de son support ne cessent alors de provoquer un balancement entre impression de présence (qualité de représentation) et rappel du médium (surface plate et lisse).

Revenons au mur d’eau. Celui-ci est produit par un écoulement assez particulier créant une fine surface verticale. Cette dernière est invisible sans contact – on peut donc voir la représentation basse définition s’approcher ; c’est seulement quand le corps filmé touche la surface qu’apparaît la frontière d’eau. Pour les acteurs, ce contact leur permet de savoir qu’ils sont rentrés dans l’autre monde (celui de la haute définition et des vivants). Soulignons que la délimitation est visible pour les regardeurs et physiquement appréhendable pour les acteurs. C’est d’ailleurs ce qui déclenche leur jeu, leur traversée émotionnelle. Le mur d’eau est alors l’espace de délimitation du jeu d’acteur, l’espace de la traversée des sensations (l’attention portée aux émotions est essentielle dans ce travail, comme dans beaucoup d’autres de Bill Viola).

Dans l’interview susmentionnée, Bill Viola souligne que nombre de séquences ont été faites en une seule fois (one-shot). Pour atteindre le résultat voulu dès la première prise, il a passé un temps assez long avec chaque acteur. Il voulait éveiller, faire surgir les souvenirs singuliers qui auraient pu nourrir son idée, le trajet du monde des morts au monde des vivants, ce qui lui a permis de ne pas interférer par la suite avec les propositions d’interprétation des acteurs. Les émotions éprouvées sont alors plus variées car proches du vécu de chacun et plus naturelles car non répétées. L’artiste dit aussi qu’il souhaitait que chaque personne puisse s’approprier ce moment de jeu pour exprimer ce dont il avait besoin à cet instant. Le passage du mur d’eau devient dès lors un exutoire, un moment de catharsis. Le regardeur ressent bien sûr ces émotions singulières avec force, ce qui participe à donner un effet de présence à ces personnages vidéo-plasma, d’autant plus qu’ils sont dans une frontalité avec le spectateur et, à certains moments, le regardent directement.

Le balancement s’opère ici entre les représentations de corps devant et derrière le mur d’eau. Les éléments plastiques y contribuant passent par le jeu singulier des acteurs et leur qualité d’image opposés à leurs représentations inexpressives, communes, lointaines et en basse résolution. Cet aller-retour permet de renouveler la question du commun et du singulier des images de corps : les acteurs, devant le mur d’eau, traversent des émotions extrêmement singulières, comme s’ils se subjectivaient, avant de retourner dans la masse de personnes indifférenciées derrière le mur d’eau. En outre, la pénétration de la surface liquide par les corps de chair est-elle une interrogation de la rupture de la planéité du médium vidéo, et même, de la frontière entre espace vidéo et espace d’exposition, comme si les corps représentés s’hybridaient – dans le passage basse définition/haute définition – aux corps de chair ? Cette hybridation n’est-elle pas propre à l’imaginaire de notre époque, celle de la promiscuité et de la prolifération des écrans en tout genre ? De plus, la haute définition confère une qualité bien particulière à la chair représentée – elle paraît quasi préhensible. Elle semble plus chair que la chair réelle car elle révèle des aspects de la peau non discernables à l’œil nu. Au-delà de cette question, le lien très fort que cette installation entretient avec le religieux est assez intrigant ; en effet, l’installation semble tenter un renouvellement des formes de représentation des morts à travers la technologie contemporaine. On pourrait alors se demander si la présence particulière produite par cette installation traduit un nouveau type de rapport au corps absent dans le religieux contemporain – ceci en considérant que l’absent est visible, plus visible, plus atteignable aujourd’hui et que l’image appareillée contemporaine en est le véhicule.

2. Glissement rugueux en surface, tension et plan

Cette réalisation personnelle datant de 2009 est constituée d’une projection vidéo matérialisée par plusieurs plans distincts : le plan du mur et un plan à 1m 50 de ce dernier fait de six panonceaux d’approximativement 60 cm de haut. Sur la surface du mur est projetée l’image d’un personnage, quasi immobile, en appui sur un muret sous un pont. Il reste tout le long de la vidéo dans cette position. Il tente de maintenir sa position allongée au prix d’un effort assez conséquent. Le plan des panonceaux laisse apparaître des jambes de personnages en marche, le reste de leur corps est hors-cadre. Un son naturel est présent en continu, il oscille entre chants d’oiseaux, bruits de pas et passages de voitures sur le pont. La vidéo est en boucle et dure approximativement 50 secondes.

Pour des images, suivre ce lien.

Le personnage en appui renvoie à un ensemble de références propres aux débuts de l’art vidéo, époque où il était étroitement associé à la performance. On peut par exemple penser à Bruce Nauman, Pulling Mouth (1969), Poke in the Eye/Nose/Ear, 3-8-94 (1994) ou au couple Abramovic et Ulay, Relation Works (1976-1980) dont notamment Rest Energy. Nombre de lectures ont été faites de ces œuvres, nous signalons simplement ici l’aspect de mise en tension des corps filmés. Dans ces réalisations, entre la documentation de performance et l’art vidéo, les artistes ne deviennent des personnages ni de cinéma ni de théâtre, ils restent à l’état de corps qui ressentent. Ces corps, qui résistent, qui luttent, seul ou en couple, acquièrent alors une présence bien particulière. C’est ce qui se passe en partie pour le personnage en appui sur le muret. Cependant, la scène est construite, le personnage évolue dans un décor particulier et d’autres personnages sont incrustés. Le personnage en appui n’est donc plus un performer, et la vidéo n’est plus la « documentation » de l’action. Malgré tout, son action, très simple, de tension, conserve un effet de présence propre à l’univers des performances filmées.

Arrêtons-nous maintenant sur les images des jambes ; la démarche semble assez légère, sans tension, plutôt dans une sensation de glissement. Cette impression est soulignée par le mouvement de translation latérale : les personnages marchent, passent, glissent. La traversée se fait en une fois, en passant par les six panonceaux. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que c’est une personne différente pour chaque couple de panonceaux. Trois personnes s’entremêlent donc dans cette traversée d’espaces créant une impression d’espace impossible : comme si chaque hors-champ contenait bien plus d’espace que ce qui est visible. Chaque bord de cadre ne délimite pas uniquement un espace mais aussi une portion temporelle – le passage d’un cadre à l’autre est alors le passage d’un moment vidéographique à un autre. Le jeu de synchronisation de ces différents moments provoque un trouble logique mettant en doute la véracité des images. Cette séquence n’est plus vraisemblable. Elle renvoie alors à la facticité du médium vidéo : à son caractère iconique, brisant par là même l’effet de présence de l’ensemble des personnages. Cependant, la mise en espace de ces six plans pose la question de la surface d’une autre manière : projetés sur les six panonceaux, ces plans occupent l’espace devant le mur, espace qu’auraient dû habiter physiquement les jambes des trois personnages. Ces panonceaux forment alors une sorte de couloir de passage : à la fois espace qui fut nécessaire aux jambes traversant l’image et passage que peuvent emprunter les spectateurs lors de leur exploration de l’installation. Ce passage permet donc au spectateur d’éprouver conjointement l’épaisseur du corps absent et la planéité du corps représenté. De ce fait, la distribution entre effet de surface et de présence n’est plus si nette puisque la facticité de l’accumulation des plans de jambes est contrebalancée par la spatialisation de leur projection.

Pour ce travail, le balancement se joue entre la mise en scène et la tension, le flottement et la spatialisation. L’une des premières questions qui vient à l’esprit est : dans quels espaces se situent nos représentations ? Dans cette installation, on a vu que l’espace de l’image empiétait physiquement sur l’espace d’exposition. Mais cela uniquement par des surfaces planes – comme si nos corps n’étaient plus que des surfaces, des tranches permutables. De plus, il est intéressant de remarquer que la pseudo-tridimensionnalité est au cœur de nos représentations contemporaines. Il semble que la simulation tridimensionnelle des ordinateurs ait contaminé les images bidimensionnelles classiques pour les réduire au statut de textures de placage rendues disponibles pour de futures modélisations 3D. L’image du corps devient alors une membrane n’enveloppant plus aucun corps – aucune masse constituée d’organes. De même pour le milieu où évolue le corps : il n’est plus qu’une façade d’un monde sans intériorité. L’ensemble n’est dès lors plus qu’une forme de présence membranaire. Quant au temps, les boucles imbriquées renvoient à un temps discontinu, synthèse de plusieurs moments, contraction d’un déroulement pour lui donner une plus forte densité – le temps dense serait aussi un horizon contemporain…

3. Table de sable, surface épaisse et interactivité fictive

Quelle est l’épaisseur des corps projetés dans l’installation vidéo-performance8 de Magali Desbazeille (artiste française née en 1971), La table de sable ? Cette réalisation est le fruit d’une collaboration avec la chorégraphe Meg Stuart. Françoise Parfait la décrit de la sorte : « il s’agit de projeter des images de corps de danseurs à l’échelle I, sur une étendue de sable manipulée par des danseurs réels »9.  Plus précisément, l’image projetée représente les danseurs allongés sur le parquet de la salle de spectacle.

Un extrait du spectacle est visible ici.

La couleur du parquet se mêle à celle du sable créant un doute sur la nature de la surface de projection. Est-ce du sable ? Est-ce du bois ? La couleur rappelle aussi celle de la chair – première interrelation entre le support et ce qu’il représente. Ce médium est également assez particulier puisque, fait de grains microscopiques, il possède forcément une épaisseur quand il sert de surface de projection (car la lumière est renvoyée par plusieurs strates de grains de sable). Cette surface possède alors un caractère granuleux se répercutant à l’image portée (puisque, comme le dit si bien Françoise Parfait « l’image fait corps avec son support »10). Dans ce dispositif, les corps vidéos acquièrent alors les caractéristiques du sable : même à plat, ils semblent déjà avoir une certaine épaisseur, voire une densité. Une autre propriété du sable est utilisée : sa malléabilité. Durant la projection, les interprètes en font de petits amas pour suivre les mouvements des corps, ce qui donne du volume et une certaine masse à ces corps vidéo (l’idée de volume pourrait rappeler les poupées de Tony Oursler). Couleur, épaisseur, malléabilité, à cela s’ajoutent les propriétés de la mise en espace produisant une forte impression de similarité avec le référent, un effet de présence. L’ensemble de ces aspects plastiques provoque alors un trouble certain pour nous, spectateurs. En effet, plusieurs impressions se recouvrent : non seulement ces corps vidéos apparaissent comme de simples vidéos mais ils semblent aussi être devenus des marionnettes que les interprètes déplacent, des blocs d’argile modelables et des êtres doués de conscience (car une interaction semble avoir lieu). Pas moins de quatre natures peuvent être attribuées à ces corps vidéos-sable : icônes fugaces, mais aussi solides, ou encore matériaux déformables (liquides, pulvérulents), tout autant qu’humanoïdes. Dans cette installation vidéo, il est donc très difficile de discerner ce qui fait surface de ce qui fait présence puisque chaque élément porte conjointement ces deux effets.

Voyons comment le balancement entre surface et présence se joue dans l’interaction manipulateurs/corps vidéosables. L’artiste nous raconte : « Pendant le spectacle, les danseurs manipulent leurs images, leurs corps. Une interaction se crée entre le danseur réel et le danseur filmé, ce dernier réagit aux manipulations »11. Peut-on pour autant appeler cela une interaction ? Ces manipulations ne sont-elles pas plutôt des gestes chorégraphiés ? Les auteurs (Meg Stuart et Magali Desbazeille) jouent effectivement avec cette ambiguïté : la chorégraphie est pensée pour donner l’impression d’une performance, ou du moins d’une danse entre deux interprètes identiques comme s’il était possible qu’il n’y ait plus de distinction entre les corps de chair et les corps vidéosables. Ces derniers, faits de sable et de lumière, semblent alors quasi vivants. L’impression d’interrelation est encore amplifiée par l’enfouissement des mains des manipulateurs dans les corps vidéosables, ne permettant pas toujours de distinguer le bras de chair de celui d’image. Cependant, simultanément, le spectateur a bien conscience de la fausse interaction, que ce ne sont que des images.

L’impression de facticité est accentuée quand les interprètes détruisent la surface de projection – par déplacement du sable hors du faisceau lumineux ou par sa pulvérisation. Avec cette destruction, ne révèlent-ils pas la surface, comme l’ont fait les peintres avec la toile12 ? Mais le jeu ne s’arrête pas là : poussé, pulvérisé, le sable retombe, laissant des espaces vides où la lumière n’accroche plus. Des parties des corps vidéosables se trouvent amputées, invisibles ou projetées sur le plan du sol. Le jeu des acteurs filmés laisse croire que leurs personnages ressentent ces dislocations, ce qui renforce l’impression de présence. Aussi, les jeux de surélèvement et de prélèvement permettent aux corps vidéosables d’évoluer en partie dans la troisième dimension (ici dans une verticalité) – reposant, comme dans l’installation précédente, la question d’une présence membranaire. On remarquera enfin que les mouvements des acteurs s’effectuent uniquement à plat, dans une horizontalité, dans un rapport avec le sol. Ces déplacements permettent d’aller dans le sens d’un effet de présence puisqu’ils épousent le plan de la surface de projection. Conférant à cette table de sable un aspect de lucarne, de fenêtre : comme si les acteurs, en entrant dans le cadre, entraient dans l’espace visible pour le spectateur ; comme si, en hors-champ, un monde d’Hommes Vidéosables existait.

Cette installation performance, plus que les précédentes, fluctue dans un monde du quasi : quasi-surface, quasi-présence. Quasi-surface parce que la surface de projection, couche de sable, possède une épaisseur et une granulosité empêchant sa réduction à une surface.

Quasi-présence parce qu’elle possède une faible épaisseur, semble douée de raison mais peut se dissoudre instantanément. Le balancement se joue donc ici autant du point de vue du support que de l’interaction. Cette dernière est assez inédite puisqu’il est en quelque sorte possible de prendre à bras-le-corps sa représentation vidéo – de saisir son partenaire vidéo – même s’il nous glisse entre les doigts. Les corps vidéosables sont-ils alors la matérialisation de la fantasmagorie de notre époque ? À la suite des corps morcelés, schizophréniques, dialogiques, entre-t-on maintenant dans l’ère des corps liquides, instables et protéiformes ?

Ces trois installations vidéographiques, bien que ne nous permettant pas d’inférer sur l’ensemble des productions contemporaines, nous permettent d’ouvrir un certain nombre de pistes sur notre appréhension actuelle de nos corps. Chacune négocie de manière singulière avec le balancement surface/présence. Cependant, ne pouvons-nous dire, d’une manière générale, que ce souci de présence place les images du corps dans une autre relation avec le corps de chair ? Rivalisent-elles avec lui ? Sont-elles plus détachées ? Sont-elles en voie d’autonomisation ?

Par ailleurs, il semble que, pour chaque mode d’existence de ces représentations, nous puissions faire des liens avec des tendances de notre époque, avec certaines de ses fantasmagories. Si nous reprenons les notions d’hybridation, de métamorphose et de souci de singularité, nous pouvons les rapprocher de celles de « déterritorialisation » (dans le sens de ne plus appartenir à un territoire précis) et de perpétuel changement, développées dans l’ouvrage La Vie liquide de Zigmunt Bauman13. La notion de « créolisation »14 des cultures – définie par Édouard Glissant comme l’apparition d’une nouvelle culture issue d’un croisement de plusieurs autres –, paraît être aussi un bon vecteur d’analyse des trois notions en ce qu’elle peut être aujourd’hui étendue à l’ensemble des cultures existantes. Enfin, la question du singulier et du commun est aussi bien abordée dans La Vie liquide que dans l’ouvrage L’Image peut-elle tuer ?15de Marie-José Mondzain qui pose à ce propos une distinction intéressante entre le « commun » et le « comme un ». Distinction entre ce qui fonde une société de sujets et une société de sosies, d’identiques. À ce propos, elle s’interroge : « Peut-on produire de la communauté sans fusionner ? Vivre en commun n’est pas vivre comme un »16. Plus loin, elle ajoute : « Ce qui est violent, c’est la manipulation des corps réduits au silence de la pensée hors de toute altérité. Jamais les hommes ne sont aussi seuls que lorsqu’ils fonctionnent comme Un »17. Par ailleurs, nous avons parlé d’un corps considéré comme une membrane souple et sans épaisseur et ailleurs d’un corps liquide. Ce corps membrane, liquide, est plus pratique car il se glisse facilement dans n’importe quels conduits (qui sont aujourd’hui essentiellement faits de fibres optiques). N’est-ce pas là une représentation parfaite pour une structure fantasmatique perverse ? Avoir un corps, oui, mais sans limites. De plus, l’avantage à l’heure actuelle, comme le dit Slavoj Zizek18 dans nombre de ses ouvrages, c’est que nous n’avons plus besoin d’avoir une structure psychique perverse pour l’expérimenter – la technologie s’en charge à notre place. L’imaginaire postmoderne serait-il alors de forme perverse ? Corolairement, rêve-t-on d’une sorte de vie membranaire ? Et même si, comme le dit Françoise Parfait, le corps résiste « à se laisser réduire à une surface »19, n’espérons-nous pas qu’il en acquière au moins les propriétés ? Enfin, cette appréhension de notre corps, ici suggérée par les œuvres considérées, participe-t-elle à notre adaptation à l’époque ?

 


Notes

1 – Parfait Françoise. Vidéo : un art contemporain. Paris : Regard, 2001. p. 210.

2 – Ross Christine. Images de surface, L’Art vidéo reconsidéré. Montréal : Artextes, 1996.

3Dictionnaire Le nouveau Littré, édition 2006. Paris : Garnier, 2005. p. 1671.

4 – Pour de plus amples développements sur la question voir GARCIA, Tristan, « Quelle est l’épaisseur d’une image ? L’ontologie de la photographie et la question de la platitude », communication présentée lors de la journée d’étude « Photolittérature – Nouveaux développements » les 22 et 23 mars 2012, Université Rennes 2, labo Cellam, publié sur Phlit le 10/03/2013. URL.

5 – Dufour Sophie-Isabelle. L’Image vidéo, d’Ovide à Bill Viola. Paris : Archibooks, 2008. p.77.

6 – Tate channel, Venice Biennale, A new work by Bill Viola, 6’03’’, 29 juin 2007 (visible sur ce lien, consulté le 29/02/2013). Transcription également disponible à cette adresse.

7 – DufourSophie-Isabelle. L’Image vidéo. op.cit., p.77.

8 – Parfait Françoise. Vidéo : un art contemporain. Paris : Regard, 2001. p. 160-161.

9Ibid.

10Ibid.

11 – Desbazeille Magali, La Table de sable (visible sur ce lien, consulté le 28/05/2013).

12 – On peut penser à Lucio Fontana perçant les toiles dans les années 50 ou à Murakami Saburô traversant des cadres de papier tendus durant la 2e exposition Gutaï en 1956.

13 – Auman Zygmunt. La Vie liquide. Rodez : Le Rouergue/Chambon, 2006. Essai.

14 – Glissant Edouard. Introduction à une poétique du Divers. Paris : Gallimard, 1996.

15 – Mondzain Marie-Josée. L’Image peut-elle tuer ?. Paris : Bayard, 2002.

16Id., p. 36.

17Id., p. 56.

18 – Voir entre autres : Zizek Slavoj. Bienvenue dans le désert du réel. Paris : Flammarion, 2005 ; Zizek Slavoj. La Marionnette et le Nain, Le Christianisme entre perversion et subversion. Paris : Seuil, 2006. La couleur des idées ; Zizek Slavoj. La Subjectivité à venir : essais critiques sur la voix obscène, Castelnau-le-Lez : Climats, 2004.

19 – Parfait Françoise. Vidéo : un art contemporain. op. cit. p. 212.

 


Bibliographie

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BAUMAN Zygmunt. La Vie liquide. Rodez : Le Rouergue/Chambon, 2006, 202p.

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BOURRIAUD Nicolas. Radicant. Paris : Denoël, 2010, 217p.

DE CHASSEZ Eric. Platitudes : Une histoire de la photographie plate. Paris : Gallimard, coll. Art et Artistes, 2006, 256p.

Dictionnaire Le nouveau Littré, édition 2006. Paris : Garnier, 2005.

DUBOIS Philippe. La question vidéo, entre cinéma et art contemporain. Paris : Yellow Now, coll. Côté Cinéma, 2011, 351p.

DUFOUR Sophie-Isabelle. L’Image vidéo, d’Ovide à Bill Viola. Paris : Archibooks, 2008, 222p.

GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers. Paris : Gallimard, 1996, 144p.

LACAN Jacques. Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Paris : Seuil, coll. Le Champ Freudien, 1978, 374p.

LE BRETON David. Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF, 2011. Quadrige, 336p.

MAZA Monique. Les Installations vidéo, “œuvre d’art”. Paris : L’Harmattan, coll. Champs Visuels, 1998, 287p.

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MONDZAIN Marie-Josée. Homo Spectator. Paris : Bayard, 2007.

MONDZAIN Marie-Josée. L’Image peut-elle tuer ? Paris : Bayard, 2002, 269p.

PARFAIT Françoise. Vidéo : un art contemporain. Paris : Regard, 2001, 90p.

POMMIER Gérard. Les Corps angéliques de la postmodernité. Paris : Calmann-Lévy, coll. Petite bibliothèque des idées, 2000, 188p.

ROSS Christine. Images de surface, L’Art vidéo reconsidéré. Montréal : Artextes, 1996, 140p.

ZIZEK Slavoj. Bienvenue dans le désert du réel. Paris : Flammarion, 2005, 222p.

ZIZEK Slavoj. La Marionnette et le Nain, Le Christianisme entre perversion et subversion. Paris : Seuil, coll. La couleur des idées, 2006, 242p.

ZIZEK Slavoj. La Subjectivité à venir : essais critiques sur la voix obscène. Castelnau-le-Lez : Climats, coll. Sisyphe, 2004, 212p.

Corps en marche

Bridget Sheridan
Doctorante en arts plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
bridgetsheridan@hotmail.fr

Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « Corps en marche. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Suivons les pas des artistes-marcheurs qui sillonnent les chemins de l’art contemporain. Chacun de ces arpenteurs cherche à traduire l’expérience de leurs déambulations par un dispositif différent. Il appartient à ces artistes de créer un jeu de déplacements de corps – celui de l’artiste, de son œuvre et du spectateur – interrogeant les relations qui se tissent entre ces derniers.

Mots-clés : art contemporain – marche – cartographie – sound walks

Abstract

If we follow the trails of walking-artists through Contemporary Art, we shall see that they each attempt to translate their nomadic experience through a different device. These artists choose to create a stratagem in which bodies are displaced – that of the artist, that of his work of art, and that of the spectator – thus, considering the relationship between them.

Key-words: contemporary arts – walk – mapping – sound walks

 


Sommaire

1. Cartographier la marche
2. Cheminer dans le livre
3. Du corps au regard – du regard au corps
Notes
Bibliographie

Dans la célèbre fresque de Masaccio, peinte en 1425, figurent les deux corps en marche d’Adam et Eve quittant le paradis. La figure de l’homme qui marche entamera ainsi une longue marche à travers l’histoire de l’art en figurant dans de nombreuses peintures, puis en devenant le sujet de sculpteurs tels que Rodin ou Giacometti. Si les figures de nos musées se mettent en marche comme si elles s’apprêtaient à quitter les lieux, ce sont les artistes eux-mêmes qui, dans les années soixante, ouvrent les portes de l’espace muséal pour déplacer l’œuvre et leur propre corps dans la nature. Ces artistes, que l’on qualifiera de land-artistes choisiront différents dispositifs qui vont marquer les artistes-marcheurs contemporains, et qui vont également engager le corps du spectateur de différentes manières. Parmi ces dispositifs, on trouve une abondante utilisation de la carte qui permet de localiser sur un territoire donné le tracé de la marche. Si le regard du spectateur est engagé avec la carte, il l’est pareillement lorsque ces artistes choisissent de documenter leur marche par le dispositif du livre en utilisant la photographie et l’écriture. Un tout autre rapport se crée entre l’œuvre et le lecteur qui chemine et qui parfois se perd dans les pages du livre. D’autres dispositifs engagent davantage le corps du spectateur. Nous pouvons citer ici certaines installations qui sont de véritables parcours, les fameux sound walks, des marches sonores qui sollicitent la participation du spectateur ou les marches participatives.

1. Cartographier la marche

Commençons notre pérégrination avec une marche Richard Long de cent milles sur les landes de Dartmoor en Angleterre. Cette marche sera effectuée sur une période de sept jours et sera documentée par une carte, de l’écriture et une photographie. Nous pourrions penser que la carte devient la métaphore de la marche ici, mais ce n’est pas le cas. Pour Long, comme pour son ami Hamish Fulton d’ailleurs, la marche est l’œuvre. Souvenons-nous que la marche était devenue, pour les land-artistes, une expérience esthétique en soi. Nous pouvons retenir ces quelques mots d’Hamish Fulton qui résument l’attitude pionnière de ces artistes :

Ma façon de faire de l’art est un bref voyage à pied dans le paysage […]. Les photos sont la seule chose que l’on doit prélever du paysage. Les seules choses qu’on doit laisser sont les empreintes de nos pieds.1

Ainsi Long ou Fulton semblent délivrer l’œuvre d’art de sa qualité de produit puisque la marche elle-même devient l’œuvre, une expérience en soi qui ne sollicite que l’artiste-marcheur. Or, nous pourrions discuter de cette hypothèse, puisque l’œuvre retourne de nouveau dans l’espace muséal lors de la production de livres d’artistes ou de cartes comme c’est le cas ici. Cependant, Gilles A. Tiberghien remarque que dans l’œuvre de Richard Long les cartes sont la marche elle-même. Il note que :

La carte peut […] fonctionner […] comme un système d’équivalence permettant d’ « accrocher » des images qui ont un statut de « signifiant flottant » à l’intérieur d’un système de coordonnées capable de garantir la signification de l’ensemble.2

Le titre, l’écriture et la photographie constituent la marche elle-même qui a d’ailleurs été soigneusement repérée auparavant sur la carte. Notre regard se déplace sur la carte de Long et nous permet de nous situer par rapport à cette marche. Tiberghien nous rappelle qu’il s’agit d’une question d’échelle3. Ici le titre nous permet de réaliser la longueur et l’effort de la marche : une marche d’une distance de cent milles à travers les landes du Dartmoor. Ainsi, grâce à cet ensemble de données que sont la carte et son tracé, la photographie, l’écriture et le titre, Long nous permet de nous confronter à l’expérience de sa marche ; il engage le spectateur et plus précisément son regard. C’est une expérience qui permet à notre corps de ressentir toute l’envergure de la marche de Long.

Si les tracés des marches de Long précèdent la marche elle-même, ce n’est pas le cas du tracé de Planisfero Roma, une œuvre du collectif d’artistes italiens STALKER qui traverse ici les terrains vagues de Rome. Le tracé apparaît ici de manière beaucoup plus anarchique. Il illustre les corps de ces artistes qui ne se limitent plus aux voies et aux signalisations qui guident notre déplacement en milieu urbain. Ce sont des corps libres, des corps qui s’affranchissent des flux qui nous aspirent en ville. Bien qu’Henry David Thoreau ait fait l’éloge de la marche dans la nature, nous pourrions retrouver chez STALKER cette même désobéissance qui apparaît dans la volonté de marcher de Thoreau : une volonté de quitter les lieux qui nous conditionnent et qui conditionnent pareillement notre corps tout entier. Dans son court essai De la marche, cet écrivain rebelle fait référence aux saunterers, aux vagabonds du Moyen Âge qui allaient de maison en maison et qui demandaient charité. Selon leurs dires, ils cherchaient la Sainte Terre. En réalité, les saunterers – ou pourrait-on dire les sans-terre – cherchaient l’aventure, une expérience corporelle inédite où leurs corps échapperaient à l’emprise du système. Selon Thoreau, ces hommes étaient de véritables marcheurs4. Cette philosophie se rapproche du travail de STALKER, et d’autant plus lorsqu’ils se réfèrent dans leur manifeste au célèbre film d’Andreï Tarkovski, Stalker, et à la chambre des secrets qui se trouve à l’intérieur de la zone5. Les corps des artistes du collectif STALKER déambulent dans une ville en évolution sans véritables repères, à la recherche de quelque chose d’insaisissable, tout comme les saunterers, et tout comme les protagonistes de Stalker. De retour de leur aventure ils proposent une nouvelle cartographie de la ville romaine dans laquelle apparaissent en bleu ces espaces abandonnés de tout usage. Cette carte résulte de cette marche ou performance dans laquelle le corps se déplace librement et découvre des espaces en mutation. Les artistes de STALKER ont franchi de nombreux grillages, de nombreuses barrières, et de nombreux portails pour évoluer à travers l’espace intermédiaire de la ville. La carte de STALKER livre au spectateur deux mouvements, deux devenirs : celui du groupe d’artistes qui se déplace à travers un milieu urbain, représenté par un tracé blanc, et celui d’espaces qui se renouvellent sans cesse, illustré par la couleur bleue. La carte de STALKER n’est pas sans nous rappeler celle de Deleuze et Guattari, qui, contrairement au calque est en mutation permanente. Selon ces philosophes la carte n’est pas figée :

La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale.6

Ce devenir, ce mouvement de la carte transparaît dans l’œuvre de Christian Nold, Greenwich Emotion Map, de 20066. Cette carte, qui est toujours éditée, est le résultat d’une commande de la ville de Greenwich pour améliorer le quotidien de la ville. Nold a pris un échantillon de quatre-vingts résidents de la ville et a enregistré leurs émotions grâce à un dispositif mis en place par l’artiste lui-même, le G.S.R. (Galvanic Skin Response). Grâce à des capteurs situés sur la peau des participants, Nold a pu relever les émotions de ces personnes lorsqu’ils ont marché à travers la ville et lorsqu’ils ont interagi avec leur environnement quotidien. La carte de Nold est un ensemble de quatre-vingts courbes d’émotion, un ensemble qui vibre, un ensemble en mouvement, en devenir. La carte de Nold traduit à la fois le déplacement du corps des participants, mais également le mouvement de leurs émotions. Le concept de Nold trouve ses origines dans les cartes situationnistes que Guy Debord a théorisé dans les années cinquante. Les corps en dérive des personnes qui se lancent dans les déplacements situationnistes se retrouvent dans une situation ludo-constructive, selon Debord, une situation qui a pour effet de lui faire prendre conscience de la nature psycho-géographique de l’expérience7. Nold est conscient du lien entre le corps de l’individu et son environnement, cependant le laisser-aller que les situationnistes mettaient en avant est ici absent puisque les corps des habitants de Greenwich évoluent dans leur environnement quotidien. Nous pouvons tout de même souligner une certaine parenté entre les cartes de Nold et leurs ancêtres situationnistes. Devant la Greenwich Emotion Map, le spectateur se trouve confronté à la ville en mouvement, il perçoit aussi les interactions des corps des habitants de Greenwich avec leur environnement, avec les lieux qu’ils traversent et avec les autres individus qu’ils rencontrent. L’enchevêtrement des courbes d’émotion illustre l’idée de Deleuze, de sa carte en mouvement.

Ce ne sont pas des courbes qui s’enchevêtrent dans le travail de Jean-Luc Moulène, Fénautrigues, mais des photographies. Pendant quinze ans, de 1991 à 2006, Moulène est retourné sur les chemins de son enfance à Fénautrigues où il a parcouru et photographié le territoire. Ainsi, il a constitué une immense archive de plus de 5000 photographies et négatifs. Les cinq cents photographies qu’il a choisies sont ici agrafées au support en bois. Il a déployé sa collection de photographies où apparaissent champs et chemins sur cette carte qui témoigne de ses multiples passages sur les chemins de Fénautrigues. De plus, l’enchevêtrement que nous avons relevé, souligne les multiples allers et retours que le photographe a effectués pendant ces quinze années. Selon Tiberghien :

La carte joue un rôle de « traduction », comme celle de La Pérouse, […] : la traduction du chaos des données empiriques en un système homogène exprimé en termes de position et de distance.8

Certes, en cartographiant ses marches, Moulène nous présente un ensemble homogène, mais il permet également à notre regard de pénétrer dans le territoire de Fénautrigues par de nombreuses entrées et de suivre les chemins photographiés.

2. Cheminer dans le livre

L’œuvre de Fénautrigues n’est pas seulement une carte. Un livre, commandé par le Ministère de la Culture avait précédé cette carte, et avait été édité en 2010. C’est un livre qui est constitué des mêmes photographies que la carte. On peut le voir sous la forme d’un labyrinthe constitué de ces trois chemins dans lequel on se perd d’une page à l’autre entre les différents formats, l’alternance entre le noir et blanc et la couleur, le changement entre le paysage et les gros plans. Ce sont des plans rapprochés d’une nature que le corps de l’artiste rencontre, son appareil tenu au niveau de sa taille. En procédant ainsi, l’artiste témoigne de la rencontre intime entre son corps et la nature qu’il traverse. C’est la photographie qui va donc révéler ce rapport intime. Quant à nous, notre regard pénètre également dans le territoire de Fénautrigues et circule sur ces chemins que Moulène a maintes et maintes fois foulés. Mais surtout, notre regard circule dans ce dispositif page après page, et parfois il retourne sur ses pas pour se perdre à nouveau.

Si Richard Long a décidé de nommer son livre d’artiste Labyrinth, ce n’est pas sans raison. Au moment où nous ouvrons ce recueil de cent photographies en noir et blanc, nous nous perdons dans les méandres des chemins ruraux de l’Angleterre. Nous pouvons souligner l’effet produit par la présence de virages interminables. Dès lors, nous perdons tout repère et notre sens de l’orientation, puisqu’il nous est impossible de nous créer des liens entre chaque photographie. Labyrinth porte bien son titre puisque ce livre nous apparaît davantage comme une collection de voies sans issue que comme un simple cheminement. Nous sommes prévenus dès l’ouverture du livre, dès la lecture du titre de son caractère labyrinthique. Il semblerait que Long essaye de nous faire réfléchir à la forme du livre et au rapprochement que nous faisons entre le livre et la marche. Le livre traditionnel comporte une temporalité particulière que nous construisons nous-mêmes lorsque nous parcourons page après page, avec parfois des retours en arrière, le cheminement de l’artiste. Or, ici Long nous retire la possibilité de reconstruire sa marche, mais également la possibilité de construire quelque cheminement que ce soit.

Si le livre traditionnel nous permet généralement de reconstruire une temporalité de la marche en découvrant le livre page après page avec parfois des retours en arrière, ce n’est pas le cas du leporello, plus couramment appelé livre en accordéon, que l’ami de Long, Hamish Fulton, explore avec Ajawaan. En août 1985, il effectue une marche dans le Saskatchewan au Canada autour du Lac Ajawaan. A son retour il crée ce leporello dans lequel nous découvrons dès son ouverture une photographie en panoramique du lac et des colonnes de mots de quatre lettres. Contrairement au livre traditionnel, nous percevons le livre dans sa totalité dès l’ouverture. Moeglin-Delcroix note que chez Fulton, le leporello est utilisé « pour donner à voir l’unité du panorama ou la continuité du chemin parcouru »9. Il nous autorise à parcourir l’intégralité de sa marche d’un regard continu. La succession des colonnes de mots et la régularité des mots à quatre lettres pourraient nous faire penser au rythme de la marche ; elle pourrait correspondre à la succession des pas de l’artiste. Rebecca Solnit a relevé l’analogie que nous faisons si souvent entre la marche et l’écriture. Elle dira qu’ « écrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire » et plus loin elle ajoute que « lire c’est voyager dans ce territoire en acceptant l’auteur pour guide »10.

Long et Fulton se servent tous les deux d’une écriture textuelle pour traduire leurs marches. Les mots cheminent à travers les pages et nous situent poétiquement dans l’œuvre. Ce sont souvent des phrases nominales qui évoquent les sons, la lumière, la température ou tout ce qui se réfère à l’environnement de l’artiste-marcheur11. L’écriture de Long, de Fulton, mais aussi d’autres artistes-marcheurs comme Chris Drury peut être textuelle mais ils utilisent également une écriture photographique. Les deux écritures se complètent dans le livre d’artiste et ces artistes-marcheurs disposent de ces deux formes plastiques afin de nous intégrer dans leur marche.

3. Du corps au regard – du regard au corps

Parfois les photographies de l’artiste-marcheur sont disposées autrement que dans la forme d’un livre. Prenons par exemple le travail de Renée Lavaillante. Lors de son Grand Tour en Italie, elle a photographié les sols des ruines romaines. Dans Promenades romaines nous pouvons également apercevoir dans ces photographies les pieds de l’artiste. Elle a fait le choix d’assembler ces images en les juxtaposant afin de laisser filer une ligne entre chaque photographie. Ainsi, notre regard suit les circonvolutions labyrinthiques de cet assemblage. Le support sur lequel sont imprimées les photographies de Renée Lavaillante devient la surface sur laquelle le regard du spectateur chemine tout comme l’artiste elle-même. De ce travail ressort un va-et-vient entre les pieds de Lavaillante qui marchent, entre son regard qui passe par le viseur de l’appareil photo, et entre le regard du spectateur. Lavaillante se tient debout pour marcher, et pourtant son regard n’embrasse plus l’horizon comme celui de Long ou de Fulton. Le regard qu’elle nous livre est un regard vertical, qu’elle nous propose ici à l’horizontal. Nous regardons devant et pourtant nous regardons le sol. En tant que spectateur, nous sommes aux prises avec un certain vertige, une instabilité qui nous renvoie immédiatement à la place de l’artiste-marcheur.

Dans une installation intitulée Graphie du déplacement Mathias Poisson nous permet aussi de réfléchir au rapport entre l’artiste-marcheur, l’œuvre et le spectateur. Installées côte à côte sur des supports en bois au centre de la pièce, ses photographies décrivent un parcours. Nous déambulons autour de ces images reliées entre elles par une ligne d’horizon. Tout à la fois, notre regard suit cette ligne d’horizon et notre corps circule autour de l’installation. Ainsi nous imitons le déplacement du corps de l’artiste à travers les villes méditerranéennes qu’il a parcourues et qu’il a photographiées. Si Mathias Poisson révèle son intérêt pour le corps du spectateur dans ce travail, il utilise aussi ce corps comme matière principale dans des marches qu’il met en œuvre où nous découvrons l’espace les yeux fermés ou bien avec des lunettes floues. Parfois nous sommes guidés par sa voix. Parfois nous sommes guidés par un partenaire qui reçoit lui-même les directives comme ce fut le cas lors de son exposition à l’Espace Écureuil à Toulouse, début 2013. Il va de soi que nos sens sont pleinement engagés lorsque l’on nous ôte la vue : notre corps devient attentif aux sons, aux odeurs, et surtout au contact avec le sol. Les Marches Blanches qu’il a organisées avec Alain Michard à Bruxelles en 2010 invitent le spectateur à participer à une expérience collective où nous devenons à la fois conscients de notre propre corps, du mouvement, du déplacement de ce dernier, mais aussi de l’environnement dans lequel notre corps évolue.

S’abandonner à la voix de l’artiste et se laisser guider par elle est aussi central dans l’œuvre de Janet Cardiff. Cette artiste canadienne reste connue du grand public pour ses Sound Walks : des marches effectuées par Cardiff elle-même et qu’elle enregistre avec un son binaural, un procédé complexe qui a pour effet de nous placer précisément à la place du marcheur. Dans Wånas Walk, Cardiff nous guide à travers une forêt grâce à des directions précises. Nous entendons à la fois ses pensées, ses pas et les sons environnants. Mais surtout, nous recevons les paroles de Cardiff à la manière d’un mythe qui se projette directement sur le paysage que notre corps traverse. Les deux marches, celle de l’artiste et celle du spectateur se superposent, créant ainsi une fusion entre les deux corps. Lorsque le spectateur se met en marche, lorsqu’il devient participant, l’œuvre se crée.

À ce propos nous pouvons citer une autre artiste, Johanna Hällsten, dont l’un des travaux s’apparente aux Sound walks de Cardiff et qui maintient que son art « ne se suffit pas à lui-même, il n’existe qu’à travers sa relation avec le participant »12. En 2012 elle a effectué un parcours sonore, Every Day Material, dans lequel nous nous déplaçons en écoutant un enregistrement binaural qui nous situe dans la ruralité et le passé de Covas do Monte, un petit village situé au cœur des montagnes Gralheira au Portugal. Hällsten tient compte de l’interdépendance entre le participant et les lieux qu’il traverse. Ainsi elle avance que :

L’installation comprend l’expérience du participant à travers son interaction avec l’espace et avec l’intervention qui a pris forme par le mouvement. L’expérience se déploie et change lorsque le participant marche à travers l’installation et le lieu.13

Lorsque le corps du spectateur, cette matière qu’a choisi Hällsten pour son œuvre, se met en marche, c’est l’ensemble de l’œuvre qui se crée. La déambulation devient ainsi l’œuvre. Par ailleurs, Thierry Davila soutient que :

Tel est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme.14

Plus loin, il ajoute que « marcher devient le moyen privilégié pour écouter le monde, y prêter attention, parce que se déplacer est aussi une façon de se mettre à entendre »15. C’est précisément ce que Poisson, Cardiff et Hällsten permettent dans leurs dispositifs respectifs. Poisson nous ôte un sens, la vue, ou bien, il nous la modifie. Cardiff et Hällsten, quant à elles, nous imposent des sons qu’elles ont enregistrés et qui dirigent notre marche. Le monde est remodelé par la marche de ces artistes, mais également par la nôtre lorsque notre corps s’immisce dans leur œuvre. C’est notre propre corps qui entre en jeu.

La marche serait un jeu selon Davila, un entre-deux, où l’individu se situe entre un monde géographique et un monde psychique, un entre-deux où il se découvre en tant que sujet. Et au théoricien d’ajouter que :

Ainsi va la cinéplastique qu’il (l’artiste) met en œuvre : elle participe d’un mouvement oscillatoire capable d’œuvrer entre intérieur et extérieur, elle se développe comme un mouvement dialectique, comme une dialectisation.16

L’œuvre qui résulte de ces marches demeure la marche elle-même que les cartes, livres et installations viennent traduire chacun à sa manière. Les dispositifs utilisés par les artistes-marcheurs sont eux-mêmes la marche dans lesquels notre regard se promène, effectuant ainsi le trajet de l’artiste-marcheur lui-même. Notre regard est ainsi entièrement engagé et nous pourrions ajouter que notre corps l’est également. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas des marches participatives dans lesquels les corps se déplacent : les corps des artistes, les corps des spectateurs et le corps de l’œuvre lui-même. Nous pouvons aussi souligner que les œuvres que sont les marches participatives ont aussi une part d’aléatoire puisque l’artiste laisse au spectateur une grande part de la poïétique de l’œuvre, son corps et son ressenti étant la matière principale. Ainsi, le corps de l’œuvre vit, il respire, il marche. Ce sont des œuvres en marche, des œuvres qui cheminent, des œuvres en devenir permanent.

 


Notes

1 – H. Fulton, cité das F. Careri, Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice, Barcelone, Ed. Gustavo Gili, 2005, p. 145.

2 – G.A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud Paysage, 2001, p. 64.

3Ibidem, p66.

4 – H.D. Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003, p.7-8.

5 –  stalkerlab.org

6 –  emotionmap.net

7 – G. Debord, Théorie de la dérive, publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958, consulté sur http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html, le 18/04/2013.

8 – G.A. Tiberghien, Op.cit., p. 64.

9 – A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2012, p. 256.

10 – R. Solnit, L’art de marcher, Arles, actes Sud, 2002, p. 100.

11 – Nous pourrions nous référer ici aux haïkus, ces célèbres poèmes japonais qui ont pour particularité de nous situer précisément dans un environnement. Au XVIIème siècle, lors de son ascension du Mont Fuji, le moine Bashô entreprend l’écriture de plusieurs journaux de voyage contenant des haïkus.

12 – Johanna Hällsten, « Movement and Participation: Journeys within Everyday Environments », in Contemporary Aesthetics, hors série, « Aesthetics and Mobility », 2005.

13 – J. Hällsten, ibidem.

14 – T. Davila, Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle, Paris, Ed. du Regard, 2007, p. 15.

15 – T. Davila, Op.cit., p. 16.

16 – T. Davila, Op.cit., p. 23.


Bibliographie

CARERI Francesco. Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice. Barcelone : Ed. Gustavo Gili, 2005, 216p.

DAVILA Thierry. Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle. Paris : Éditions du Regard, 2007, 200p.

DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie. Paris : Minuit (collection Critique), 1980, 648p.

HÄLLSTEN Johanna. « Movement and Participation : Journeys within Everyday Environments » in Contemporary Aesthetics, hors série « Aesthetics and Mobility ».

MOEGLIN-DELCROIX Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain. Paris : Bibliothèque Nationale de France, 2012, 443p.

SOLNIT Rebecca. L’art de marcher. Arles : Actes Sud – Babel, 2002, 400p.

THOREAU Henry David. De la marche. Paris : Mille et une Nuits, 2003, 79p.

TIBERGHIEN Gilles A. Nature, Art, Paysage. Arles : Actes Sud – Nature, 2001, 232p.

 

Sites internet des artistes cités

CARDIFF Janet : cardiffmiller.com

FULTON Hamish : hamish-fulton.com

HÄLLSTEN Johanna : johannahallsten.com

LAVAILLANTE Renée : reneelavaillante.net

LONG Richard : richardlong.org

NOLD Christian : christiannold.com

POISSON Mathias : poissom.free.fr

STALKER (collectif) : stalkerlab.org

 

Les narrations taxidermiques de Polly Morgan

Marion D’Amato
Docteur en Arts Plastiques, Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse Jean – Jaurès
marion.damato@wanadoo.fr

Pour citer cet article : D’AmatoMarion, « Les narrations taxidermiques de Polly Morgan. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs cadavres afin de donner l’illusion du vivant. Dans son travail, Polly Morgan emploie la taxidermie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En effet, le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti-pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, Polly Morgan nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue.

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, Tribute to sleeping beauty, ou encore Still life after death (Rabbit), nous questionnerons l’enjeu de la fiction en tant qu’élément transcendant l’image initiale. Dans un second temps, nous analyserons l’œuvre Carnevale, qui par la figuration corporelle de la référence humaine nous demande qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

Mots-clés : taxidermie – animal – art contemporain – Polly Morgan – trope

 

Abstract

Taxidermy is the art of giving dead animals a lifelike appearance. If we get back to etymology, we learn that it comes from the greek taxis which means order, arrangement, and derma, skin. By a work on material tegument, it consists in bringing dead animal back to life, arranging their carcass so as to give an illusion of life. Through her work, Polly Morgan uses taxidermy in extracting animals out of their natural environment, staging them to relate, suggesting stories which refer to western cultural references. Whether they’re represented dead, eyes closed and body languid in a fixed manner, or alive, eyes opened and body frozen into action, Polly Morgan’s animals obey to this artificial dichotomy intrinsic to taxidermy. Indeed, when do we stop watching the carcass and start following the story proposed by the artist with her animals? How this shift in meaning is operating and how mental images make it possible to the spectator to come into this universe?

Using little animals and miniature objects so as to create their environment, reinforces Polly Morgan’s preconception, where animals are humanized, ready to give us their feelings, or feelings which we give them. In an artistic field with a lot of tales and legends references, tinged with precious and feminine, Polly Morgan is taking us into a particular universe, filled with dead animals which seem to hold a lost humanity.

Studying at first the artist’s scenography choices, with works like Lovebird, Tribute to sleeping beauty, or Still life after death (Rabbit), we’ll question fiction’s stake as the element transcending the initial picture. Secondly, we’ll analyze the work Carnevale, which, with human body figuration, is asking us who of the human or the animal is drawing limits of the other, while leaving time in abeyance thanks to fixed action, allowing the spectator to understand the tropes they are confronted with.

Keywords: taxidermy – animal – contemporary art – Polly Morgan – trope


Sommaire

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan
2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes
Notes
Bibliographie

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs dépouilles afin de donner l’illusion du vivant. Des muséums d’histoire naturelle jusqu’aux cabinets de curiosité, la taxidermie se place dans un système ambigu, entre dégoût et fascination. Figés dans des postures qui se veulent naturelles, mémoires mortes d’animaux sauvages et domestiques servant à reconstituer un état premier, ou bien chimères fantastiques illustrant ou inventant des légendes, les animaux empaillés sont le témoignage d’une pratique humaine qui cherche à arrêter le temps, conserver un patrimoine, tout en reconstituant et donnant un contexte précis à l’animal naturalisé. Le taxidermiste, artisan à part entière, est ainsi perçu à la fois comme un scientifique consciencieux, mais aussi comme un sculpteur de la matière morte, pour laquelle la mise en scène est savamment travaillée. Celle-ci se doit alors d’informer le spectateur sur l’objet auquel il fait face, tout en dépassant l’image visuelle première de l’animal mort, pour faire émerger une image mentale autre.

Les questions du statut du créateur, de l’identité de sa créature, et de sa réception par le spectateur sont ainsi particulièrement prégnantes. Il n’est donc pas étonnant que la pratique de la taxidermie soit employée dans le champ de l’art contemporain, car elle met en jeu plusieurs niveaux de réception de l’œuvre. Entre réalité et fiction, cette pratique artistique invite à une narration qui va au-delà de l’image de l’animal mort.

Polly Morgan, artiste contemporaine anglaise, travaille depuis 2005 la taxidermie comme pratique artistique à part entière. Elle l’emploie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales et populaires. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, et une Sans titre pour l’exposition collective Mythologies, nous questionnerons la narration en tant qu’élément transcendant l’image initiale dans l’enjeu de l’espace plastique. Dans un second temps, nous analyserons les œuvres Still life after death (Rabbit), et Carnevale1, qui par l’allusion et la figuration corporelle de la référence humaine nous demandent qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan

Le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, l’artiste nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue. Contrairement au travail de Damien Hirst2 qui expose des animaux morts conservés dans du formol, Polly Morgan instaure une narration particulière, où l’animal est mis en scène dans une apparente légèreté. Par ailleurs, notons ici que pour garantir la pérennité de ses œuvres, Damien Hirst est obligé de remplacer les animaux ainsi conservés, puisque le formol ne fait que ralentir la décomposition des corps, il ne la stoppe pas. Il ne s’agit donc pas de taxidermie, qui emploie d’une part uniquement la peau des animaux morts, et qui d’autre part suspend l’état de mort et de dégradation, obstacle au cycle naturel.

Pour Polly Morgan, il ne s’agirait donc plus uniquement de mettre le spectateur face à sa propre conscience de la mortalité, mais de l’inviter à découvrir ce qui est susceptible d’advenir au-delà, dans l’au-delà ou par-delà le cadavre, alors transformé en objet plastique par le biais de sa mise en scène.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

L’œuvre Lovebird, réalisée en 2005, joue ainsi sur plusieurs niveaux de lectures. De prime abord, cette œuvre présente sous une cloche en verre un oiseau sur un perchoir, faisant face à son reflet dans un miroir, avec à son pied une peau de souris blanche transformée en tapis. La scène est surélevée par un socle à trois marches, et mise en lumière par un minuscule lustre. Les détails sont extrêmement soignés, et témoignent du travail méticuleux effectué par l’artiste. En cloisonnant ainsi son œuvre par une cloche en verre, Polly Morgan appuie la théâtralité de la mise en scène, le côté précieux et fragile, ainsi que la référence aux cabinets de curiosité. À défaut d’une étiquette apposée sur l’objet, le titre de l’œuvre vient orienter notre lecture de l’œuvre, et engage la narration instaurée par l’artiste. Pour Daniel Sibony, philosophe et psychanalyste, dans son ouvrage Création, essai sur l’art contemporain paru chez Seuil en 2005 :

Le propre de l’artiste est qu’il crée une œuvre, une mise en situation, à chaque détour marquant du processus : là où les autres changent de cadre mais sans confier au nouveau cadre la tâche de montrer le passage, d’incarner cette secousse d’identité sur un mode créatif partageable. Certes, il y a eu pour eux un passage, mais l’artiste, lui, incarne ce passage, cette rupture d’identité dans une œuvre, comme élément d’un jeu de l’être où les autres sont impliqués. Du reste, il les appelle à venir reconnaître les traces du passage en question, les traces qu’ils n’ont pas remarquées en les vivant. Et s’ils les voient dans l’œuvre, ça leur donne de l’énergie, ça les « accroche », il y a « rencontre »3.

La rencontre proposée par Polly Morgan se joue dans l’ensemble des détails mis en scène, plus que dans les animaux figés par la taxidermie, et ce même s’ils renvoient à leurs propres morts dans la narration comme nous le verrons plus tard. Les détails donc, sont à analyser et à assembler, de façon à oublier la morbidité des cadavres et à saisir la fiction qui les met en œuvre. Le glissement, ou le passage comme le nomme Daniel Sibony, semble résider dans la découverte de ces détails, dans le titre de l’œuvre, mais aussi dans le miroir, autre figure principale de la création. En anglais, lovebird renvoie aux oiseaux inséparables, connus pour vivre en couple et ne supportant pas la solitude, se laissant mourir si leur compagnon disparait. Pourtant, il n’y a là qu’un seul oiseau, qui se regarde, ou plutôt qui regarde le spectateur par le reflet du miroir. Par ailleurs, le miroir, figure qui a fasciné nombre d’artistes au cours des différents siècles fait appel à plusieurs références bien spécifiques, telles que celle de Méduse vaincue par Persée et son bouclier, Narcisse, ou encore Blanche Neige. Ici, il semble que tout est symbole, appel au spectateur pour rentrer dans la narration plastique, et ainsi dépasser les objets réels employés. Pour reprendre les termes de Daniel Sibony, il s’agit là de reconnaître les traces du passage en question. Mais il ne faut pas en rester à cette reconnaissance, c’est-à-dire qu’il faut effectivement comprendre les signes plastiques mis en jeu, et ensuite effectuer un retour sur l’espace plastique. Celui-ci ne tiendrait-il dès lors qu’au simple fait des symboles utilisés ? Comme le dit Michel Guérin dans son livre L’Espace Plastique4, l’œuvre fait symbole, en ne relevant pas d’une contigüité de ses différentes parties, mais bien d’une continuité de celles-ci :

L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace.

L’œuvre n’était pas là avant d’exister, c’est un fait, mais en surgissant, elle témoigne de son propre espace, comme de la création de celui-ci et d’elle-même, dessinant ainsi des limites plus ou moins marquées, selon son appropriation par le spectateur. Et c’est ici même que se dessine l’espace plastique, en regroupant espace représenté, représentation d’espace, et espace du lien au spectateur. L’œuvre est formée de son tout et de ses parties, et sa lecture tient de la considération de cet état. Le spectateur doit se saisir du tout et des parties, entrer dans la pensée plastique qui est selon Michel Guérin reprenant Pierre Francastel :

Constellante ou rayonnante ; elle commence partout à la fois. Elle projette d’un coup son espace tout en le parcourant en détail. Est plastique un processus dans lequel priment les suggestions qui remontent de la matière, et qui président à la déformation-reformation.5

Cette appropriation s’effectue donc par strates successives, ou plutôt continues, à mesure que les indices référentiels se dévoilent. Pour Lovebird, l’espace est dans un premier temps concrètement marqué par la cloche en verre, et se déploie ensuite dans les indices distillés par l’artiste. En ne se regardant pas directement dans le miroir l’oiseau semble faire référence au mythe de Méduse et Persée. En effet, par analogie, nous pourrions penser que s’il se regardait lui-même, il serait figé dans sa propre image, alors que dirigé vers l’extérieur de la cloche en verre, c’est bien au spectateur que s’adresse cette fixation. Ainsi, nous nous retrouvons figés par ce regard, invités par ce lien visuel à faire partie de la mise en scène sous cloche. Il y a là plusieurs enchaînements autour du reflet : celui du miroir et de ses différentes projections, celui du regard, miroir de l’âme, qui retient le spectateur en quête de liens plastiques, et celui des reflets de la couche en verre qui renvoie plusieurs effets visuels qui pourraient mettre le spectateur à distance. Ces enchaînements et leur compréhension permettent alors de faire émerger la question de la place du spectateur au sein de l’œuvre. Nous l’avons dit, le regard de l’oiseau orienté vers l’extérieur permet d’entrer sous la cloche, mais il permet également d’appuyer la contradiction avec ce qui se passe en-dedans et en-dehors. En-dedans, par la taxidermie, les animaux renvoient à leurs propres morts, depuis la souris pour laquelle la peau entière est juste déposée comme le serait réellement un tapis, et l’oiseau empaillé, figé pour toujours dans cette posture. En dehors, le spectateur peut tourner autour de cette installation, mais ne sera qu’en un point précis en lien direct avec l’oiseau, et figé lui aussi face aux deux animaux. Le vivant et le mort se retrouvent ainsi entremêlés, donnant chacun à l’autre une épaisseur à l’œuvre. Il s’agit dès lors d’appréhender le temps en suspens, de ressentir l’enjeu de l’espace plastique comme espace créé et création d’espace.

Le travail plastique de Polly Morgan permet cette appréhension de l’œuvre, car en employant la taxidermie, l’artiste met directement en avant ce temps en suspens. Grâce à ses titres, elle donne au spectateur un indice qui lui servira de référence, et lui permettra d’entrer dans la narration. De même, en utilisant de petits animaux, au contraire de Damien Hirst, Polly Morgan n’est pas dans le registre du spectacle, de l’horreur, de l’effroi, mais elle invite le spectateur à prendre le temps de découvrir toute la préciosité et la fragilité de son travail.

Polly Morgan, Sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Polly Morgan, sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Pour l’exposition collective Mythologies organisée à la galerie Haunch of Venison de Londres en 2009, l’artiste a présenté une œuvre sans titre, pour laquelle un oiseau est à nouveau mis en scène sous verre, allongé dans un coffre à bijoux, transformé ainsi en un cercueil précieux.

Cette mise en scène évoque encore l’univers des contes tel que celui de la Belle au bois dormant ou Blanche-Neige, allongées endormies et attendant que leurs princes viennent les délivrer de leurs sorts. À nouveau, l’artiste choisit une symbolique explicite afin de permettre au spectateur de se défaire de l’image du cadavre scénographié. Au-delà de la personnification de l’animal, c’est tout le champ sémantique invoqué qui participe au glissement plastique. L’écrin sur lequel l’oiseau repose est délicat, et sa transparence joue, comme le faisait le miroir de Lovebird, sur l’intérieur et l’extérieur de l’installation, invitation au spectateur à participer à l’œuvre, à y rentrer, comme pour la cloche de verre qui était protection en même temps que révélation. Par ailleurs, il y a sur cette boîte une poignée, contrairement à la cloche en verre, qui induit la possibilité de l’ouvrir et de la fermer, et d’agir plus consciemment sur l’oiseau. Si pour Daniel Sibony :

L’œuvre est l’ensemble des limites que l’artiste a touchées, ou qui l’ont atteint. Limites de perception et de mémoire, de besoin et de désir, de déprime et de créativité, d’érotisme et de calcul. Autant d’évènements à incarner.6

L’œuvre donc, parait également être la perception et l’incarnation par le spectateur de ces mêmes limites. Aussi, en incluant cette ouverture dans son dispositif, Polly Morgan lui permet de ressentir l’expérience plastique, et de percevoir la possibilité de rentrer en tant qu’acteur dans la narration. La main, que ce soit celle de l’artiste ou celle imaginée du spectateur-acteur, induit le geste, et par là même la tactilité de l’œuvre, expérience intime de l’objet et du créateur. Cette approche tactile invite ainsi à une réception plus sensible de l’espace plastique, pour laquelle la mise à distance est moins prononcée que pour Lovebird. De plus, si pour la première œuvre les animaux renvoyaient à leurs propres morts, le temps en suspens est ici plus prononcé par le fait même de l’allusion au sommeil de la Belle au bois dormant et de Blanche-Neige, qui n’est pas non plus « naturel », mais bien sous le coup d’un sortilège, plus profond et dans l’attente d’un réveil provoqué par un tiers.

L’artiste serait-elle dès lors la sorcière qui aurait causé ce sommeil, et le spectateur l’élément qui viendrait l’interrompre ? Nous sommes avec cette question à nouveau emmenés sur le chemin de la narration, tout en ayant conscience que celle-ci sert à la mise en relief de l’espace plastique. En effet, si l’œuvre à travers ses références nous guide vers ce cheminement, elle permet également de souligner l’importance du rôle du spectateur dans la création même de son espace : il s’agit de la rencontre, du lien qui maintient la relation intime entre l’artiste, l’œuvre, et le spectateur à l’espace plastique, qui ne se résume pas aux contours et aux limites physiques de l’œuvre.

2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Chez Polly Morgan, les titres et les mises en scène jouent donc sur plusieurs niveaux de lecture. Still life after death (Rabbit), œuvre de 2006, est un autre exemple de l’atmosphère particulière créée par l’artiste. Contrairement aux deux premières œuvres étudiées, aucune boîte ni cloche de verre ne participe à l’installation. Seuls un chapeau haut de forme noir, un lapin blanc recroquevillé sur lui-même, et un disque de peinture noire sont mis en scène. Notons ici que ce travail s’articule au sein d’une série Still life after death, qui présente à chaque œuvre un nouvel animal figé. Si en français, cette série s’intitulerait Nature morteaprès la mort, il est intéressant de noter que l’anglais emploie littéralement le terme de – vie figée –, alors que le français clôt l’expression en renvoyant directement à la mort de l’objet, à son immobilité définitive. Il serait intéressant de développer la question de la nature morte dans l’art contemporain, mais à défaut de temps, nous retiendrons avec cette œuvre la dualité du titre et de la mise en scène. En effet, l’action en suspens, ce chapeau qui flotte au-dessus du lapin allongé au sol renvoie davantage au terme anglais – vie figée – qu’à notre traduction française. De plus, en faisant clairement référence au chapeau du magicien et à son tour fétiche, Polly Morgan parvient à former une scène qui serait figée, « en cours de route ». La mise en scène et le saisissement photographique semblent ainsi interrompre le tour de magie, arrêté sur un accident de parcours. À nouveau, le spectateur est entrainé par la narration, à la recherche d’éléments qui viendraient donner corps à l’installation qui lui est offerte. L’action proposée, pourtant possiblement en plein rebondissement, se retrouve alors elle-même figée par le titre de l’œuvre, qui nous rappelle bien qu’elle se situe « après la mort », le tour de magie ne peut pas continuer. De même, nous ne sommes pas non plus dans la miniaturisation que les deux précédentes œuvres nous présentaient, mais bien dans des dimensions à taille humaine, le chapeau invoquant directement cette mise à l’échelle. Accessoire vestimentaire, celui-ci appelle l’image de la personne qui peut le porter. Si la présence humaine aurait clairement établit un contexte référentiel, l’absence permet de laisser le choix au spectateur dans la narration, elle ouvre le champ des possibles. En cela, Polly Morgan ancre non seulement sa démarche dans une volonté d’employer la taxidermie comme principal médium artistique, mais aussi comme une porte ouverte à l’espace plastique investi par le spectateur, saisi grâce aux différents tropes mis en scène. Le manquement est alors comblé par ceux-ci, et participe à l’épaisseur, au relief de l’espace plastique. Le lapin ainsi disposé sur le sol, au milieu du cercle de peinture noire, fond du chapeau, ombre de celui-ci, ou encore et peut-être symbolisation de l’aura de la mort, semble dessiner les contours du magicien, a priori responsable du drame. Ce ne serait plus dès-lors l’humain qui donne forme et arrange la peau animale – taxis derma –, mais bien l’animal qui dessine les contours de l’humain.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Avec l’œuvre Carnevale, réalisée en 2011, nous retrouvons cette mise en forme de la référence corporelle humaine par l’animal. Plusieurs merles y sont figés en plein vol, tenant chacun dans leurs pattes un ruban de couleur vive, enrubannant une silhouette fine, comme momifiée et statufiée, debout sur un socle. L’entrelacement des rubans ne laisse aucune allusion à une surface de peau visible, car celle-ci aurait sans doute notifiée trop clairement une possible vie, alors que le recouvrement total réfère à un état fixe définitif, et souligne une forme, suggère une figure qui reste invisible. De même, les rubans et leurs couleurs vives, ainsi que leur tressage à même la silhouette, et qui donne visuellement des losanges évoque le costume d’arlequin, personnage symbole du carnaval, répercutant ainsi lisiblement le titre dans l’œuvre et réciproquement. D’ailleurs étymologiquement, carnaval vient du latin – carne – la viande, et – levare – laisser, lever, et fait référence au carême où l’on s’abstient de viande. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Polly Morgan a choisi le mot italien et non anglais, comme si elle voulait en souligner l’étymologie. En effet, la viande, que l’on associe ici au corps humain donc, a été gommée à force d’être recouvert, laissée de côté au profit de la peau animale agencée. Ce paradoxe souligné, il devient alors intéressant de se questionner sur la mise en œuvre de l’installation par l’artiste, qui d’une part offre par le biais de la taxidermie l’illusion de la vie aux merles, et d’autre part a représenté le corps humain par son effacement, travail tout aussi méticuleux d’agencement d’un autre type de tissu non vivant, rubans patiemment tressés. La mise sur socle pose par ailleurs cette silhouette comme une réelle sculpture, non pas taillée dans un bloc de pierre, mais bien pensée par le textile, dans la mise en forme et en cernes de ses contours. Concernant les oiseaux, il n’y a ici rien à voir avec Les pensionnaires7 d’Annette Messager, réalisés en 1971 et pour lesquels l’artiste a fabriqué des tricots dont elle les a habillés. En effet, si Messager s’est appliquée à constituer une collection dans laquelle le temps est bel et bien arrêté, Polly Morgan nous entraîne définitivement par-delà les animaux morts. Le temps suspendu de la mise en scène, fait encore une fois participer le spectateur à l’œuvre, lui permettant de tourner autour de l’installation pour la comprendre, et réaliser que dans la narration engagée, ce sont bien les oiseaux qui dessinent le corps humain.

La peau, ainsi travaillée et envisagée, que ce soit par la taxidermie ou le tressage, animale ou humaine, appelle également à la surface et à la profondeur des corps. Avec Polly Morgan, nous avons vu que tout était mise en scène, le matériel plastique et son agencement narratif lui permettant de donner corps à son œuvre, de rentrer au cœur de l’espace plastique. L’intérieur des corps n’est pas montré, parce que justement il n’y en a pas, c’est du « faux », des « supports formés » pour accueillir la peau travaillée. Pourtant, cette surface symbole de l’intérieur et de l’extérieur, de la relation à l’autre, permet de donner corps et relief à l’espace plastique. Pour Michel Guérin il apparaît qu’en peinture la surface :

Accomplit une triple mission de réception : elle supporte l’inscription, elle distribue les places, elle sublime le plat et le plan (avec ses avant-plans et ses arrière-plans) et y creuse une profondeur. La surface récupère la profondeur, elle lui trouve une solution, l’interprète, la révèle en creux. 8

Avec le travail de Polly Morgan, il semble que la peau à la surface de l’œuvre permette encore plus de révéler la profondeur de son support. De même, en mettant en scène des références communes populaires par la taxidermie, l’artiste permet au spectateur d’aller plus loin dans son appréhension de l’œuvre, d’être interpellé, touché par ce qu’il regarde. Cette expérience ne paraîtrait pas envisageable si de multiples tropes n’étaient distillés par l’artiste, et elle pose le spectateur dans un contexte où il ne fait dès lors plus face à l’œuvre, à la surface de celle-ci, mais bien corps avec elle.


Notes

1 – Polly Morgan, Lovebird, technique mixte, 2005. Sans titre, boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009. Still life after death (rabbit) chapeau haut de forme, lapin, peinture, 2006. Carnevale, taxidermie de merles, rubans, 2011.

2 – Nous pensons aux œuvres de Damien Hirst tel que The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, 1991, acier, verre, requin tigre, formol, 213x518cm, ou Mother and Child Divided, 1993, acier, GRP composites, verre, silicone, vache, veau, formol, 208.6 x 332.5 x 109cm (x 2), 113.6 x 169 x 62cm (x 2)

3 – Daniel Sibony, Création, Essai sur l’art contemporain, Seuil, 2005, page 94.

4 – Michel Guérin, L’Espace Plastique, La Part de l’Œil, Bruxelles, 2008, page 79.

5Ibid., page 102

6 – Daniel Sibony, Op. cit., page 80.

7 – Annette Messager, Les Pensionnaires, 1971-72.

8 – Michel Guérin, Op. cit., page 94.


Bibliographie

GUÉRIN Michel. L’Espace Plastique. Bruxelles : éditions La Part de l’Œil, coll. Théorie, 2008, 124p.

MESSAGER Annette. Les Pensionnaires. Éditions Dilecta, coll. Les Travaux de l’Atelier, 2007, 24p.

SIBONY Daniel. Création, Essai sur l’art contemporain. Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2005, 298p.

L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney

Marie-Laure Delaporte
Doctorante en histoire de l’art contemporain, Université Paris – Nanterre, Centre Histoire des Arts et des Représentations
marie-laure.delaporte@hotmail.fr

Pour citer cet article : Delaporte, Marie-Laure, « L’hybridité des genres artistiques : une Gesamtkunstwerk à l’aube du XXIe siècle dans l’œuvre de Matthew Barney. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité rencontre le travail de l’artiste américain Matthew Barney à de nombreux niveaux : dans sa pratique multimédia qui s’apparente au concept de Gesamtkunstwerk, dans sa conception du corps comme totalité et producteur de forme, dans la multiplication des identités réinventées à travers les personnages peuplant ses films ainsi que dans l’aboutissement de ses travaux sous la forme de l’installation et de l’exposition.

Mots-clés : art contemporain – installation multimédia – vidéo – performance

Abstract :

The notion of hybridity meets the American artist Matthew Barney’s work at several different levels : in his multimedia practice related to the Gesamtkunstwerk concept, in his thinking of the body as a totality and shape producer, in the multiplication of identities recreated through the characters inhabiting his films and in the achievement of his works under the artistic forms of installation and exhibit.

Key-words: contemporary art  -multimedia installation – video – performance

 


Dans le cas de l’artiste américain Matthew Barney (1967-), la notion d’hybridité peut s’appliquer à différents niveaux de lecture : sa pratique de plusieurs mediums et l’application de différents états à une même œuvre en créant des cycles ou séries mêlant vidéo, sculpture, dessin, photographie, performance, sa relation à l’opéra, tout en faisant intervenir une forme d’art à l’intérieur d’une autre, ainsi que la réinvention du soi artistique à travers la démultiplication des personnages interprétés par l’artiste.

Cette hybridité des genres entre étrangement en résonance avec la notion d’œuvre d’art totale dès l’achèvement du cycle Cremaster en 2002 et notamment dans le dossier de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris :

Ce système de références internes nous amène enfin au concept de Gesamtkunstwerk, issu du romantisme allemand. Il s’agit d’appréhender une totalité dans chaque expression particulière, de s’incarner dans le tout et d’y ramener chaque élément. Il faut pour cela constituer un monde en soi, recourir à la mythologie ou à des mythologies réinventées1.

Si l’œuvre de Matthew Barney parvient à s’inscrire dans une hybridation artistique, c’est avant tout par sa faculté à dispenser un discours illustré par une imagerie atypique permettant d’exercer une fascination certaine sur le spectateur. De plus, cette forme d’art total prend toute son ampleur une fois exposée : l’œuvre et l’espace muséal fusionnent pour créer un lieu hybride entre installation, sculpture et projection cinématographique.

Cette hybridité oscille entre une totalité de sa forme utopique et le danger de perversion qu’implique ce principe2. À cette notion incombe également la volonté de surmonter le temps, ce qui expliquerait une pratique artistique empruntant la cyclicité comme moyen d’expression. Une œuvre qui n’aurait jamais de fin, s’inscrivant dans un éternel recommencement et avec lui une multitude de significations.

Dès l’ouverture de l’exposition parisienne, Philippe Dagen, dans son article L’art total de Barney, met en exergue le « pouvoir de stupéfaction bien au-delà de tout ce que l’on voit d’ordinaire […] la capacité d’invention visuelle, la prolifération onirique et le pouvoir hypnotique des images »3. Outre-Atlantique, le philosophe et critique d’art Arthur C. Danto développe une comparaison très aboutie entre l’œuvre de Barney et le cycle L’Anneau de Nibelung de Wagner4.

1. Le Corps

Matthew Barney, DRAWING RESTRAINT 2, 1988, Action et vue d’installation, Copyright Matthew Barney, 1988. Photo : Michael Rees, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Matthew Barney, Radial Drill, 1988, Capture de vidéo. Vidéo : Peter Strietmann. Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

La thématique que Matthew Barney se propose de renouveler est celle déjà abordée dans les décennies 1960 et 1970 par les artistes utilisant leur corps comme véhicule de sens et la vidéo pour en enregistrer les événements. Cette pratique renouvelle la relation entre l’action, l’objet et la vidéo. La notion de contrainte est le point focal autour duquel Matthew Barney développe la superposition du rôle créateur de l’artiste et de l’athlète. Dans la série Drawing Restraint, débutée en 1987, il s’impose des obstacles afin de compliquer, voire rendre impossible l’acte de dessiner. Mais ces expérimentations de studio, si elles sont à l’origine des futures performances, ne mettent en scène aucun personnage, uniquement l’artiste testant des processus de création permettant de développer une forme artistique, mais se focalisant davantage sur le processus que sur la création finie qui relève souvent de la forme du schéma ou de l’esquisse.

Dans les six premiers épisodes, entre 1987 et 1989, il s’engage dans des actions en studio dans lesquelles il construit des obstacles avec des rampes, des trampolines, des élastiques pour s’auto-contraindre dans l’acte créatif. Elaborées en privé, ces expérimentations sont filmées et/ou photographiées afin de conserver une trace documentaire en noir et blanc de ces événements éphémères. Pourtant cet usage adopte une forme hybride entre documentaire et installation. Relevant d’une esthétique de style documentaire, certains travaux relèvent presque du domaine domestique et laissent croire à une action réelle et non artificielle.

1.1 Le corps comme véhicule de créativité et de sens

Dans la création de Matthew Barney le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance, mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art.

Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps »5. En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant à la manière de diagrammes conceptuels de la métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie. L’un des exemples est celui du muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer6. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Le corps est visualisé comme une machine et la machine comme un corps, qui produisent toutes sortes de fluides abordant la dualité entre interne et externe.

Le processus de construction du corps est au cœur de la pratique de Matthew Barney. Cette démarche est peut-être la raison qui explique l’engouement et la fascination de la scène artistique new-yorkaise puis internationale pour ses travaux. Dès 1991, il séduit le milieu de l’art par le développement de sa mythologie personnelle qui lui permet d’élaborer un langage visuel figuratif après des décennies d’abstraction, mais qui maintient des aspects relativement abstraits dans sa signification. Il y associe des motifs récurrents tels que l’athlétisme, l’héroïsme, le transsexualisme et le contrôle du corps, et réintroduit l’image de l’artiste-héros7. La vidéo devient l’un des moyens d’expression les plus efficace et immédiat permettant au spectateur d’expérimenter l’œuvre en temps réel, selon les mêmes principes développés dans les théories phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty8. Le corps de l’artiste devient à la fois sujet et objet de l’œuvre. Dans l’épisode Radial Drill (1991), l’artiste gaine son corps dans une élégante robe de soirée, transformant son apparence dans un numéro de transgenre. Pourtant, le spectateur ne participe pas à cette transformation, il n’en voit que la surface, à distance, sans participer à ce rituel9. Le corps de l’artiste est transformé par l’entraînement de préparation et la performance, mais est reçu plus comme une image que comme un processus qui montre le corps en tant que véhicule de l’effort et spectacle. Cette volonté d’ôter le corps et sa sexuation de tout contexte socioculturel, est avant tout un moyen de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. De la même façon que le personnage de l’athlète incarne un medium permettant d’expérimenter le développement d’une forme selon le principe d’hypertrophie superposé à la création artistique. Ainsi l’iconographie à laquelle Barney a recours et qui pourrait s’inscrire dans un discours social est envisagée d’un point de vue formel traduisant une dépolitisation de son art. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.

Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de l’identité de l’artiste, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine »10. Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance, et plus particulièrement dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2011) et The Cremaster Cycle (1992-2002).

Matthew Barney, CREMASTER 5, 1997. Photographie de film ©1997 Matthew Barney. Photo : Michael James O’Brien, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Mais la présence de l’artiste à travers l’image filmique est remise en question par son absence même du lieu d’exposition. Il crée par son absence une relation de temps et d’espace à sa personne, car la vidéo retransmet une performance qui a eu lieu mais qui n’est plus, dans l’espace même où elle s’est déroulée. L’artiste impose sa présence à travers son absence11. Il exécute son œuvre en tant que genre dans une quête de « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Dans ses actes, à travers lesquels Barney réaffirme la masculinité, il n’en donne qu’une lecture partielle puisqu’il remet en cause le genre par une multitude d’interprétations, telle une mascarade12. Il devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc-maçon, diva, cow-boy ou magicien pour emprunter l’identité d’autrui, qu’il soit imaginaire ou historique, témoignant des possibilités infinies de l’individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie. Bien qu’étant attirantes visuellement parlant, les créatures et les transformations corporelles de Matthew Barney traitent de thèmes qui relèvent de dualités telles que le genre et le sexe, le masculin et le féminin. La pratique de la forme artistique qu’est la performance témoigne de la volonté de l’artiste d’un contrôle total sur son corps et de sa perception dans un système cyclique qui lui permettrait de réaffirmer son identité artistique, mais aussi sa masculinité après les discours féministes des années 1960 et 1970. Dans la droite ligne des performers tels que Bruce Nauman, une part de l’expression artistique de Barney est susceptible de s’inscrire dans les recherches des gender studies comme celles de Judith Butler ou Griselda Pollock 13.

Dans la création de Matthew Barney, le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art. Tout comme les autres paradoxes de son œuvre, la relation de la masculinité au corps et à la sexualité est un sujet que Matthew Barney semble aborder ou parfois refuser. Dans les récentes recherches effectuées sur les gender studies, est abordée la possibilité que l’identité du genre et la sexualité puissent être vécues et pensées séparément. C’est dans ce contexte que les œuvres de Matthew Barney peuvent être analysées et interprétées. Mais au-delà de la thématique du genre, il faut peut-être également envisager dans une certaine perspective le manque de genre.

Matthew Barney refuserait donc finalement toute implication dans le masculin comme dans le féminin, pour préférer rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle zone de pleine potentialité, une zone qui d’un point de vue corporel serait androgyne. C’est également cette identité troublée qui génère la fascination autant que l’anxiété. Il refuse d’adopter une relation mécanique entre la sexualité et le genre, mais conçoit même une identité indifférenciée du genre et de la sexualité et ainsi un espace de toutes les possibilités artistiques et fictionnelles.

1.2. Vers un nouveau lieu spatio-temporel de création

photo 4 art 2

Matthew Barney, FIELD DRESSING, 1989. Vue d’installation. Payne Whitney Gymnasium, Yale University, Copyright Matthew Barney, Courtesy Gladstone Gallery, New York

Exposée en 1989, à la galerie Althea Viafora de New York, Field Dressing (orifill) est l’une des premières performances dans laquelle Matthew Barney se met en scène, et plus précisément dans un personnage d’athlète, appelé le « Character of Positive Restraint » (personnage de la contrainte positive) inspiré du prestidigitateur Harry Houdini et annonçant le concept de The Path (le chemin). Il trouve son incarnation dans les performances et les vidéos de l’année 1991 : Blind Perineum, Transexualis et MILE HIGH Threshold : Flight with the anal sadistic warrior (Seuil à un mile de hauteur : vol avec le guerrier anal-sadique), présentées dans les galeries Barbara Gladstone de New York et Regen Projects de Los Angeles.

Ces dernières expositions compliquent quelque peu le champ temporel car elles présentent plusieurs vidéos et sculptures aux titres différents au sein d’une même installation.

Ces actions se déroulent toutes en privé, dans un silence portant l’atmosphère de concentration de l’artiste, toujours nu, hormis ses accessoires (harnais, pics à glace…) l’aidant à escalader. Les pièces dans lesquelles se déroulent les actions abritent également des sculptures servant à la performance. Elles sont moulées dans des matériaux mous, instables et organiques tels que la vaseline. L’action filmée est retransmise lors des expositions sur des écrans et les objets et sculptures sont laissés sur les lieux, transformant le lieu d’exposition en véritable sanctuaire dédié au culte du corps. Sur les deux écrans de Field Dressing (orifill), l’action retransmise montre l’artiste montant et descendant dans la pièce au-dessus d’une sculpture en vaseline, en forme d’emblème de terrain, dont il prélève la substance pour boucher ses orifices et faire de son corps un système clos. La sculpture participe littéralement à la construction de l’action et le corps est considéré comme un terrain qui peut être modifié et redessiné, un corps entièrement assujetti à la volonté humaine. Les objets sculptés utilisés dans cette action filmée font référence aux équipements servant à la construction du corps athlétique : les bancs de musculations, les haltères et les tapis de lutte. Les matériaux utilisés empruntent également beaucoup au vocabulaire sportif et plus précisément aux substances organiques ayant des répercussions sur le métabolisme comme les stéroïdes, le sucre ou les acides aminés. Dans ces objets, les équipements se superposent au métabolisme dans des objets construits à partir de substances biochimiques comme des haltères moulées de sucre ou de cire ou des machines mêlant le tapioca et le glucose. Blind Perineum, la plus longue des vidéos (87 minutes), montre Barney entrant dans la pièce réfrigérée de l’installation sculpturale TRANSEXUALIS, après avoir escaladé le plafond de la galerie. Radial Drill utilise les mêmes éléments mais dans des actions différentes, montrant que les deux vidéos n’ont pas pu se produire en même temps.

En juxtaposant ces vidéos, Barney crée plusieurs zones temporelles, mais qui sont expérimentées en même temps par le spectateur. Cette désorientation est d’autant plus présente que les vidéos ne cessent de tourner en boucle. Le temps même devient rituel. Une tension est créée par la présence étrange des accessoires utilisés dans la vidéo, preuves d’un événement passé. L’assemblage du temps de la vidéo et du temps présent de l’expérience de l’installation instaure une frustration de la perception du spectateur de la notion de réel et d’imaginaire, de présent et de passé. Mais plus encore, Barney parvient à faire de l’espace dans lequel se déroule l’action un espace sculptural14.

Ces actions s’inscrivent dans la tradition de l’art de la performance et de la vidéo agrémentée de nouvelles iconographies, celles du sport et de la chirurgie, dont les actions qui en sont inspirées dégagent une atmosphère quasi-morbide dans la répétition de gestes traduisant un désir frustré et une virilité remise en cause. L’action de Barney est également influencée par l’esthétique télévisuelle qui anesthésie autant qu’elle spectacularise l’image du corps dans une certaine « société du spectacle »15.

2. Installation

L’utilisation du medium de l’installation se fait afin de diminuer la frontière entre œuvre et réalité, écran et espace réel, grâce au principe d’immersion/projection. Deleuze qualifie cette relation à l’espace d’« architecture de la vision » : le spectateur partage le même espace que la représentation, ce qui implique la participation du spectateur, dans un rapport de phénoménologie des sens.

2.1. L’exposition comme œuvre

Le cycle du Cremaster est envisagé comme étant sculptural avant d’adopter la forme cinématographique16 : une sculpture, composante essentielle des installations, dans l’espace et dans le temps, composée de cinq épisodes qui se déploient comme des organismes vivants, et dont la narration, loin d’être linéaire, apparaît comme un lien unificateur. De plus, les films sont créés comme des pièces monocanales, faites pour être regardées du début jusqu’à la fin, contrairement aux vidéos précédentes dont quelques minutes suffisent pour en expérimenter les principales caractéristiques.

À travers les métaphores biochimiques et psychosexuelles, c’est l’évolution d’une forme qui est mise en place. Si le point de départ conceptuel est le muscle cremaster, les films expriment une circulation autour des conditions anatomiques d’ascension et de descente dans la description d’organismes mythologiques suspendus dans des états de latence. Les pièces d’installation faisant partie du même univers érotique et excentrique montrent qu’il n’y a rien de simple dans la construction de ce concept. Les films du cycle instaurent un nouveau style cinématographique construit sur une mythologie privée, une narration lente et labyrinthique, une musique omniprésente qui rythme les actions simultanées qui une fois montées à l’écran créent une relation entre l’espace et le temps. Ils possèdent à la fois la complexité d’une symphonie et la plasticité d’une sculpture17.

C’est justement ce mélange des genres, à travers l’utilisation de plusieurs mediums au sein d’une même œuvre, qui n’est pas sans rappeler la notion d’œuvre d’art totale. Mais cette dernière se développe de manière d’autant plus pertinente dans la mise en forme, voire dans la mise en scène de l’exposition des œuvres. L’artiste conçoit ses expositions comme des installations créées pour un site spécifique permettant d’intégrer les œuvres dans un espace unitaire. De plus, les œuvres étant créées sur plusieurs années, l’exposition devient un véritable medium, une œuvre d’art à part entière qui apparaît comme le point d’orgue des créations précédentes18.

Vue de l’exposition Matthew Barney : The Cremaster Cycle, The Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 21 février – 11 juin, 2003. Photographie : David Heald©The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York

En 2003, Matthew Barney investit le musée Solomon R. Guggenheim de Frank Lloyd Wright à New York pour présenter l’exposition The Cremaster Cycle. L’architecture en spirale ainsi que la coupole de verre permettent la mise en place d’une scénographie adaptée à la disposition des écrans retransmettant The Order, séquence du troisième et dernier film du cycle ; placée au sommet de la rotonde, la répartition des sculptures, dessins et photographies sur les rampes hélicoïdales du musée jouent avec les principes d’ascension et de descente abordés par le cycle. Cette structure crée une mise en abyme de l’œuvre à l’intérieur du musée, The Order ayant été tourné à l’intérieur même du bâtiment, et déploie dans l’espace muséal une forme hybride entre exposition et installation. Des premières expositions de l’artiste, la scénographie du Guggenheim reprend à la fois le système de suspension des écrans en hauteur surplombant les visiteurs ainsi que le rapport d’espace/temps créé par la projection de l’action filmée ayant eu lieu dans l’espace d’exposition. Au-delà du lien qui unit le lieu à l’œuvre par la séquence de Cremaster 3, une relation symbolique est également établie entre les cinq épisodes filmiques et les cinq courbes ascendantes de l’architecture du musée. L’ordre dans lequel sont disposés les sculptures et objets du cycle est expérimenté d’une rampe à l’autre en résonance de l’ordre des films. Comme le remarque Arthur Danto, de la même façon que dans l’œuvre de Richard Wagner l’élément architectural du Festspielhaus (Palais des Festivals) de Bayreuth, dessiné par le compositeur, est une composante essentielle à l’expérience totale de l’œuvre, le musée Guggenheim, bien qu’il ne soit pas l’œuvre de Barney, est réapproprié pour devenir une véritable installation architecturale et une partie intégrante du Cremaster. Ainsi l’espace d’exposition se confond avec le contenu exposé19.

Dans une pratique « multimédia », le musée apparaît comme le lieu le plus propice à l’exposition des différents états d’une même œuvre. Les sculptures, photographies, installations et films peuvent s’exprimer clairement dans l’espace muséal et parfois même se révèlent comme ayant été conçus uniquement pour cet environnement. Néanmoins, la forme filmique témoigne une fois de plus de son ambiguïté. Les films sont tantôt retransmis sur moniteurs au cœur des expositions ou projetés sur écrans dans des salles de cinéma. Dans le premier cas, ils font alors partie intégrante du dispositif scénographique, participant à la forme hybride de l’œuvre,  comme le montre l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2002. Pourtant, l’artiste fait appel à l’endurance du visiteur, qui pour visionner le cycle dans son entier, doit rester dans l’espace d’exposition plus de sept heures. Les films empruntent alors le comportement des vidéos, ne permettant pas d’être visionnées dans leur continuité. Dans le second cas, il est fait abstraction de toutes les autres œuvres pour se concentrer sur la pièce filmique qui acquiert une autonomie particulière, mais qui est également sortie de son contexte premier, dans lequel elle est censée s’inscrire. Ainsi, projetée dans les salles de cinéma, l’œuvre filmique prend le risque d’être assimilée au divertissement cinématographique, face auquel le spectateur se laisse submerger et ne peut instaurer de distanciation critique ou analytique.

L’hybridité qui se développe dans l’œuvre de Matthew Barney, si elle se joue dans un premier temps à travers la multiplicité des personnages développés dans son œuvre, se développe également à travers les différentes pratiques artistiques qui trouvent leur point de départ dans le film comme l’explique Vivian Sobchack. Elle témoigne de son attachement au medium filmique au regard du dialogue qu’il peut entamer avec les autres médias artistiques et de sa capacité révélatrice :

Ce qui m’a attiré vers le film en tant qu’objet d’étude n’était pas seulement le fait que je l’appréciais pour ce qu’il a de sensuel et de totalement fascinant en tant que medium, mais aussi parce qu’il me paraissait être un point d’ancrage à partir duquel on pouvait aller partout. On pouvait s’intéresser à la peinture, ou à l’architecture, ou vouloir aller vers la philosophie ou des problématiques sociales. Pour moi, le film était un medium qui était par nature interdisciplinaire.20

Le film dépasse désormais les frontières de la « boîte noire » et témoigne de son caractère hybride lorsqu’il côtoie les autres pratiques artistiques qui très souvent l’emploient pour ses propriétés projectives et immersives, comme le décrit Giuliana Bruno :

Le film trouve sa place dans la construction de l’espace, car il est aussi une « projection » […] le film est en réalité un objet très matériel qui rend visible quelque chose qui ne l’est pas, incluant notre espace imaginaire et mental.21

Pourtant dans ce « mélange des genres », la nature du film reste néanmoins très problématique pour Peggy Phelan qui affirme : « La seule vie de la performance réside dans le présent22», considérant que l’œuvre reste la performance et est distincte de son enregistrement. De plus, elle émet un doute quant à la possibilité de médiation de ce medium relevant de la technologie :

Dans la performance live, ce qui importe est la possibilité pour l’événement d’être transformé par ceux qui y participent, c’est ce qui donne vie à la performance […] Mais ce potentiel, cette promesse séduisante de transformation mutuelle est extrêmement importante car c’est le lieu où se rejoignent l’esthétique et l’éthique.23

Cette position a très rapidement suscité des réactions et notamment chez Philip Auslander24 pour qui l’enregistrement filmique peut faire œuvre de manière autonome indépendamment de la performance.


Notes

1 –  Laurence Bossé et Julia Garimorth, « The Cremaster Cycle », in Matthew Barney : The Cremaster Cycle, Paris, Paris-Musées/ Beaux-arts Magazine, 2002, p. 5.

2 –  Timothée Picard, L’art total : grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), Rennes, Presses universitaires, 2006.

3 –  Philippe Dagen, « L’art total de Matthew Barney », Le Monde, 13 octobre 2002, p. 21.

4 –  Arthur C. Danto, « The Anatomy Lesson », The Nation, 17 avril 2003.

5 –  Giovanna Zapperi, « Matthew Barney systèmes de production », in Pratiques, Réflexions sur l’art, n°17, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p.59

6 –  Keith Seward, « Matthew Barney and Beyond », in Parkett n° 45, Zurich, 1995, p. 58-61.

7 –  Giovanna Zapperi, op.cit.

8 –  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (1945), 2001.

9 –  Liz Kotz, “Video : process and duration”, in Acting Out (The Body in Video : Then and Now), Londres, Royal College of Art, 1994, p.17-26.

10 –  Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992.

11 –  Amelia Jones, « Presence in abstentia : experiencing performance as documentation », in Art Journal, vol. 56, n°4, Hiver 1997, p.11-18.

12 –  Harry Brod, “Masculinity as Masquerade”, in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

13 –  Andrew Perchuk, The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995.

14 –  Nat Trotman, “Ritual space / Sculptural Time”, in All in the present must be transformed : Matthew Barney and Joseph Beuys, New York, Guggenheim Museum Publications, 2007, p.145.

15 –  Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

16 –  Hans-UlrichObrist, Hans-Ulrich Obrist Interviews, Vol. I, Milan, Charta, 2003, p.71.

17 –  Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007.

18 –  Charlotte Szmaragd, L’Exposition comme Œuvre : l’exposition The Cremaster cycle de Matthew Barney au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (10 octobre 2002 – 04 janvier 2003), mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, sous la direction de Cécile Dazord, 2006.

19 –  Arthur Danto, op. cit.

20 –  Marquard Smith, « Phenomenology, mass media, and being-in-the-world, Interview with Vivian Sobchack », in Visual Cultures Studies, Londres, Sage, 2008, p.116.

21 –  Marquard Smith, « Cultural cartography, materiality and the fashioning of emotion, Interview with Giuliana Bruno », ibid., p.147-148.

22 –  Peggy Phelan, Unmarked : the Politics of Performance, Londres, Routledge, 1993, p.146.

23–  M. Smith, « Performance, Live Culture and Things of the Heart, Interview with Peggy Phelan », op.cit., p.136.

24 –  Philipp Auslander, Liveness : Performance in a Mediatized Culture, New York, Routledge, 1999.


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