Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : chorégraphie

Espace typographique, espace chorégraphique dans État d’Anne-Marie Albiach : le texte lu au miroir de la danse

Marion Clavilier
Doctorante allocataire monitrice en littérature comparée, CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique), Université Clermont – Auvergne
marion-charlotte.clavilier@laposte.net

Pour citer cet article : Clavilier, Marion, « Espace typographique, espace chorégraphique dans État d’Anne-Marie Albiach : le texte lu au miroir de la danse. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Nous nous proposons d’étudier l’écriture d’Anne-Marie Albiach dans État (1971) comme une chorégraphie afin de montrer que la danse est un outil utile pour l’analyse sémiotique du texte poétique. Poésie et danse au XXe siècle envisagent de la même façon l’espace en abolissant les lois de la perspective et en substituant un sens-direction à un sens-signification. Dans la mouvance de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Stéphane Mallarmé, la page apparaît comme une scène pour les énoncés textuels mis en mouvement à la lecture, comme un espace dynamique façonné par les interactions entre les caractères et le blanc. La notion de « territoire » nous permet d’envisager l’intermédialité sous l’angle d’une « co-présence » (Rémy Besson) paradoxale de la danse et de l’écriture et de concevoir la spatialisation et l’espacement du texte comme un dispositif chorégraphique dans État. Grâce à la « chora sémiotique » théorisée par Julia Kristeva, est établi un continuum entre le corps et le langage, qui justifie une étude du texte poétique au prisme de la danse.

Mots-clés : intermédialitéécriture – chorégraphie – spatialisation de la poésie – sémiotique

Abstract

We intend to study the writing of Anne-Marie Albiach in État (1971) as a choreography to show that dance is a useful tool for semiotic analysis of the poetic text. Poetry and dance in the XXth century consider in the same way space abolishing the laws of perspective and substituting a sense-direction to a sense-meaning. In the wake of Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) of Stéphane Mallarmé, the page appears as a stage for textual statements moved forward in the reading, as a dynamic space shaped by interactions between letters and the blank. The notion of « territory » allows us to consider intermediality in the perspective of a paradoxical « co-presence » (Rémy Besson) of dance and writing, and to perceive the spatialization and the spacing of the text as a choreographic device in État. With the concept of « semiotic chora » theorized by Julia Kristeva is established a continuum between body and language that justifies a study of the poetic text through the prism of dance.

Keywords: intermedialitywriting – choreography – spatialization of poetry – semiotics


Sommaire

Introduction
1. Pertinence d’une relation intermédiale danse / poésie
2. Une écriture chorégraphique : sémiotique de l’espace poétique albiacien
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Les notions « territoire » et « intermédialité » peuvent paraître antithétiques. En effet le territoire se définit en négatif par rapport à l’espace de l’autre, tandis que l’intermédialité fait signe vers une mise en relation d’au moins deux territoires – au sens large, « territoire » désignant ici une aire du savoir – distincts. La limitation dont est porteur le « territoire » semble incompatible avec la mise en relation sous-tendue par l’« intermédialité », le préfixe « inter » définissant une zone du milieu, de l’entre-deux. Selon Éric Méchoulan, l’approche intermédiale déconstruit la séparation des objets d’étude caractéristique de l’approche disciplinaire traditionnelle et invite à prendre en compte les relations qui unissent ces objets :

Le préfixe « inter » vise à mettre en évidence un rapport inaperçu ou occulté, ou, plus encore, à soutenir l’idée que la relation est par principe première : là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine insiste sur le fait que les objets sont avant tout des nœuds de relation, des mouvements de relation assez ralentis pour paraître immobiles.1

L’ « intermédialité » mettrait en péril le compartimentage disciplinaire induit par la notion de « territoire » en provoquant une circulation et un brouillage des frontières entre les champs du savoir.

Le territoire, c’est aussi une certaine portion d’espace, et en particulier, une portion d’espace textuel et chorégraphique : en jouant d’une analogie, on pourrait dire que la page conçue comme territoire pour un écrire a la fonction d’espace scénique pour les mots danseurs.

Nous aimerions envisager l’interaction de l’espace typographique et de l’espace chorégraphique, et avec elle, l’interaction entre deux territoires disciplinaires, celui de l’écrire et du danser. Avant même le transfert du poème en danse, le texte projeté sur la page produit une chorégraphie à laquelle assiste et participe le lecteur.

En parlant de territoire, on touche à la mise en espace et à la mise en mouvement du texte à la surface de la page. Si la chorégraphie désigne, au sens large du terme, « l’art de danser»2 , la « chorographie » est un terme vieilli désignant la « [p]artie de la géographie qui a pour objectif de décrire l’ensemble d’une contrée et d’en indiquer les lieux remarquables. »3 Si les deux termes issus du grec se ressemblent en français contemporain, ils ne sont pas issus de la même racine : le premier, orthographié avec un omicron, provient de choreia, la danse, le second, écrit avec un oméga, comporte le formant « choro », « pays, contrée » et signifie littéralement « description d’un pays ». La chorographie sera entendue ici comme l’analyse de la spatialisation du texte poétique dans l’espace en deux dimensions qu’est la page. Quant à la chorégraphie, elle servira à mesurer la mise en mouvement des unités textuelles enclenchée lors de la lecture, du fait de la spatialisation des énoncés poétiques. En confrontant ces deux notions à travers la question de l’espace, nous voudrions contribuer à développer une analyse de la poésie contemporaine au miroir de la danse.

C’est Mallarmé qui a impulsé le principe d’une poésie typographique. Auparavant Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit avait donné des injonctions à « M. le Metteur en pages » sur la disposition du texte poétique4. Dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, la nouveauté n’est pas la quantité de blanc utilisée5 mais le principe de « dispersion » du texte imprimé, selon le mot de Mallarmé dans la préface. L’écrivain révolutionne le traitement de la page ; grâce à l’alternance rythmique entre le blanc et le noir, le texte produit l’impression d’être mis en mouvement sur la page.

S’il n’a pas créé un « genre », Mallarmé a bel et bien montré, de façon décisive et virtuellement inépuisable, ce que pouvait être une page, dès lors que l’on commençait à lui conférer un statut poétique.6

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les auteurs de la modernité négative réinvestissent l’héritage mallarméen. Anne-Marie Albiach se situe dans une telle mouvance7. Or comme l’a montré Jean-Marie Gleize, il existe un saut qualitatif entre Mallarmé et la poésie albiacienne. La qualité dynamique du texte est désormais exacerbée : le « mouvement est suscité par variations de distance entre différents énoncés textuels » et « la distance est mobile, […] imprévisible, n’obéissant à aucune « règle » apparente ». Le « blanc [est] actif, dynamique » et l’on assiste au « mouvement des éléments dans l’espace (ou le vide). »8 Est prise en compte par Mallarmé et ses continuateurs la matérialité du support, indissociable de la spatialisation du texte poétique : le format de la page, l’emplacement des caractères, mais aussi le grain du papier et les dimensions du livre, qui influent sur la réception du texte.9

Sera envisagée dans cet article la relation intermédiale de la danse et du texte poétique dans État10 . Selon la classification de Rémy Besson11 l’intermédialité peut s’envisager sous trois angles : la co-présence, le transfert et l’émergence12. Le transfert, conçu comme passage d’un médium à un autre, ne concerne pas le cadre de notre étude car notre propos n’est pas d’étudier l’adaptation du poème en danse mais, en amont, quels éléments du texte participent d’une écriture chorégraphique13. La co-présence, second type de relation intermédiale, définit l’inscription d’un médium dans un autre ; sa forme la plus évidente est la citation. La co-présence atteint son stade ultime lorsque l’on assiste à une fusion des médiums14. Dans la poésie albiacienne, il y a lieu de déceler une co-présence des médiums danse et poésie dans le texte. Il ne s’agit pas d’analyser l’insertion de la danse dans le texte, ce qui reviendrait à étudier la danse comme un motif entretenant une relation d’externalité à l’écriture, mais la façon dont l’écriture se fait mode de composition chorégraphique. Il y a ainsi prise en compte de leur convergence, voire de leur chevauchement.

Nous verrons d’abord en quoi il est pertinent d’analyser le texte albiacien au prisme de la danse, ce qui nous amènera à discerner les éléments d’une écriture chorégraphique à partir du traitement de l’espace dans État.

1. Pertinence d’une relation intermédiale danse / poésie

Il convient de se demander d’abord de quelle façon intervient l’intermédialité dans État et en quoi celle-ci implique une co-présence de la danse et de la poésie.

1.1. Un « théâtre du poème » ? (J.M. Gleize)

Il pourrait être pertinent d’analyser la poésie d’Anne-Marie Albiach au prisme de l’art théâtral dès lors que la page fonctionne comme un espace scénique où évoluent des personnages, les mots et les caractères d’imprimerie. C’est l’hypothèse que formule Jean-Marie Gleize, dans la lignée de Julia Kristeva qui traite de l’espace typographique de la poésie mallarméenne comme d’une scène théâtrale :

La disposition spatiale d’Un coup de dés vise à traduire sur une page le fait que le langage poétique est un volume dans lequel s’établissent des rapports inattendus (illogiques, méconnus par le discours) ; ou même une scène de théâtre « exigeant l’accord fidèle du geste extérieur au geste mental ». (préface à Igitur)15

L’usage des termes « monologue », « voix », « chœur » dans État est pointé par le critique pour étayer l’hypothèse d’une théâtralisation de l’écriture. Il y aurait une co-présence de la poésie et du théâtre dans le texte albiacien, par le biais de l’allusion, selon la taxinomie proposée par Rémy Besson. L’autre raison pour laquelle émerge une théâtralisation de l’écriture est que cette poésie articule le vécu d’un corps au langage, le geste à la geste poétique :

La théâtralité implique le corps. Sur la scène les voix sont liées aux gestes de leur corps. De même qu’il y a « l’espace », il y a « le » corps.16

Cependant, du fait que la « théâtralité » du poème touche à « une pratique, un mode de relation au texte, une façon de le réaliser, de le verticaliser, de se l’incorporer, de le respirer, de l’incarner »17, du fait même que l’écriture albiacienne engage le corps, il semble autant pertinent d’analyser cette œuvre à partir du médium danse qu’à partir du médium théâtre.

Jean-Marie Gleize applique une analogie théâtrale à la poésie d’Albiach en appréhendant les mots et les signes graphiques comme des personnages anonymes, sans épaisseur psychologique et à peine humains. Les héros en sont les catégories de la grammaire, noms et adjectifs, affectés par des changements d’état. Selon le critique, la poésie se donne à lire comme un combat agônistique entre des protagonistes abstraits relatifs à l’écriture : le noir et le blanc, la présence et l’absence, le tracé et le vide. Ainsi est perceptible « [t]oute une « scénographie » en somme, une théâtralité sans théâtre, réduite peut-être « à sa simple expression ». ».18 Or parler de « théâtralité sans théâtre » revient à mettre en doute la qualité dramaturgique d’une telle poésie. À la différence du théâtre, cette écriture ne met pas en jeu de véritables personnages aussi l’art chorégraphique nous semble-t-il un outil plus pertinent pour éclairer le texte albiacien que le théâtre.

En employant l’expression « théâtre du poème », le critique met l’accent sur la spatialisation du texte poétique. Dans État la page devient une scène métaphorique où s’accomplit une performance pour le lecteur. Or le théâtre comme la danse scénique impliquent un dispositif spectaculaire et un espace prévu pour la représentation. Au-delà des allusions explicites au théâtre, dans sa forme même, la poésie albiacienne apparaît davantage apparentée à la danse, en raison de la présence du corps et de l’usage d’une scénographie originale.

1. 2. La musicalité du texte

Le deuxième médium dont Jean-Marie Gleize relève la présence dans la poésie d’Anne-Marie Albiach est la musique19. Une analyse du lexique confirme cette observation. Ainsi le terme « mouvement », qui relève du domaine musical, est employé par Albiach20. Or il appartient également au champ sémantique de la danse qui partage une grande partie des termes servant à la désigner avec la musique. Ce constat nous conforte dans l’idée que la poésie albiacienne est empreinte d’une qualité non seulement musicale mais aussi chorégraphique.

Historiquement, en Occident, la musique a toujours détenu une suprématie sur la danse21. Elle possède par rapport à la danse « un statut institutionnel dominant, dominateur, et même hégémonique » :

En raison de sa structure mathématique, scripturaire, et par là, permanente et relativement objective, la musique a connu un essor théorique considérable que n’a malheureusement jamais manifesté la danse.22

La danse emprunte à la musique son vocabulaire : le nom « cadence »23, par exemple, dénote la « [m]esure qui règle le mouvement de celui qui danse » aussi bien que la « [s]uccession d’accords selon certaines règles harmoniques, terminant une phrase musicale».24 Dès lors, la musicalité de la poésie albiacienne semble être le corollaire de sa teneur chorégraphique. En effet, pour Anne-Marie Albiach, la musique marque de son empreinte le corps ; selon Jean-Marie Gleize la musique « est dans le corps, la mémoire. Elle est le corps – la mémoire. »25 Un passage d’État que nous reproduisons sans reproduire fidèlement la mise en espace du texte l’illustre bien : « Non la musique nous concerne / avenue elle offre / de sa poitrine à la taille / ceinte. »26 Au cours d’une procession rituelle, des jeunes filles forment un « CORTÈGE » rythmique, sans discrimination entre la musique et la danse. Un tel passage met au jour l’ « orchésalité »27de la poésie d’Anne-Marie Albiach, en d’autres termes, sa dimension syncrétique, à la fois musicale et chorégraphique.

S’il convient de souligner chez Anne-Marie Albiach l’importance de la musicalité, héritée des conceptions de Mallarmé sur l’écriture comme Musique, il semble qu’il faille néanmoins nuancer l’importance de cette dernière. En effet la vue prime sur le son dans la poésie post-mallarméenne et l’on assiste à la résorption des qualités musicales et sonores du verbe dans la disposition spatiale du poème. Comme le souligne Laurent Mattiussi, avec Mallarmé, la musique devient irréductible à la mélodie et à l’euphonie puisque c’est le texte qui se change in fine en musique :

Orphée est encore poète et musicien mais non comme aux temps premiers : pourquoi persister à chanter la poésie quand le poème est le chant même ? Mélodie, harmonie, rythme, rien de ce qui fait la musique n’est plus appelé à venir compléter la parole d’Orphée quand le verbe poétique est censé incorporer et mettre en jeu à lui seul tous les moyens de l’expression musicale. […] La grande, la vraie Musique, même si elle commence par là, ne se réduit pas au concert, qu’il soit de syllabes ou d’instruments.28

C’est aussi le cas pour Anne-Marie Albiach qui partage avec Mallarmé l’idée que la « musique » désignerait l’« Idée ou [le] rythme entre des rapports »29. Chez Mallarmé et Albiach le verbe poétique constitue pour ainsi dire une musique épurée de la musique. Si celle-ci les intéresse, c’est pour l’abstraction qu’elle renferme et parce que les processus de composition – musical aussi bien que chorégraphique – demeurent les horizons absolus de l’écriture30.

La polyvalence des termes relatifs à la musique et à la danse montre que l’auteur d’État brouille la différenciation des territoires médiumniques. La présence de la musique dans le poème semble étayer l’hypothèse d’une écriture chorégraphique dès lors que, selon Michel Bernard, danse et musique procèdent d’une souche commune. En raison de sa filiation mallarméenne, la poésie albiacienne serait aussi bien chorégraphique que musicale.

1.3. Présence de la danse dans État

Pour Jean-Marie Gleize, l’écriture albiacienne recèle un potentiel chorégraphique mais la danse en est une composante intermédiale parmi d’autres :

de façon chorégraphique-abstraite, musicale-algébrique là (l’écriture albiacienne), c’est la poésie comme telle qui se trouve mise en cause, en question, durablement.31

Le critique décèle l’importance du mouvement32, pourtant il n’analyse pas à proprement parler la poésie albiacienne comme une « chorégraphie »33, se contentant d’affirmer qu’elle se rapproche de la danse : « Quelque chose s’accomplit là de l’ordre de la danse […] et d’un rituel dont le code nous échappe […]. » 34Nous estimons qu’il convient d’affirmer avec plus de fermeté cette proposition.

Paradoxalement, Albiach ne fait aucune allusion explicite au médium danse dans ses poèmes35. Il ne s’agit pas d’un phénomène de surface mais d’une irrigation souterraine, l’auteur n’ayant pas reconnu de son vivant de dette à l’égard de la danse alors qu’elle a emprunté consciemment les ressources du théâtre, pratique artistique marquante de son apprentissage36.

Des relevés lexicaux détaillés permettent de déceler l’importance du mouvement dans État. De tous les termes relatifs à cette notion, la fréquence du nom « mouvement » est la plus élevée37. D’autres termes du même paradigme sémantique sont employés : « vélocité » (p.37), « trajectoire » (p.59), « pas » (p.60), « élan » (p.83), « attitudes » (p.97-98), « MAINTIEN » (p.97), « descente » (p.97), « vitesse » (p.98). Parfois, l’énergie du mouvement est décrite, comme dans le passage suivant qui développe une interrogation sur la qualité du « déplacement » :

Quelle est la compacité du déplacement

(le mouvement)

(sa rébellion

opaque)38

Plus loin est fait mention d’un état de « compacité », « énergie / dont le mouvement ne nous concerne / rétractile».39 Dans un autre passage, comme en danse, la puissance poétique du geste passe par la « justesse » de son expression car « la justesse / du geste / nous forme infirme ».40 Le sujet poétique accomplit aussi une danse intérieure : « je bougeais donc en moi-même / à son rythme et refusait-il la déchirure ».41 Intervient de surcroît dans État une réécriture du motif de la descente d’Igitur, qui montre qu’Albiach réactive le principe de la spatialisation mallarméenne :

par la descente

ne peut

sans sensualité42

Se donne ici à voir une écriture en cours de tracé, tour à tour « descendance » et « courbe » : « en descendance et non irréductible / cette courbe qu’elle forme en gratuité ».43  La courbe est modulée sous la forme de la spirale : « des spirales / l’élément de / la parturition ».44 Le recueil met aussi en jeu une inclinaison de la lettre, avec la lettre E penchée du titre. Une continuité surgit entre les ordres du langage et ceux du corps : la lettre est pareille à un buste en torsion. Il existe dans le langage poétique une impulsion qui prend son départ et aboutit dans le corps en mouvement.

La convergence entre la corporéité et l’espace textuel est étayée par l’usage de termes référant aussi bien à la grammaire qu’au corps dansant, à l’écriture poétique qu’à l’écriture chorégraphique, tels la « coordination seconde »45 dénotant la syntaxe d’une poésie littérale et l’harmonisation des mouvements des différentes parties du corps, faculté nécessaire à tout danseur. Le mot « lapsus » issu d’un mot latin signifiant « action de trébucher, erreur »46 témoigne d’une même collusion entre le corps et le langage. Dans État, le lapsus se manifeste en son sens étymologique comme glissement :

j’ai commis envers toi

de par mon insuffisance

ce lapsus47

Le passage est ensuite repris à l’identique48 sur une autre page, entre guillemets. Les deux passages étant séparés par deux pages blanches, il s’agit pour le lecteur d’opérer un glissement, de franchir à grandes enjambées un seuil, le blanc matérialisant la distance à traverser. Ce faisant Anne-Marie Albiach redéfinit l’enjambement. Ce dernier n’est plus le « [r]ejet au début du vers suivant d’un ou plusieurs mots indispensables à la compréhension du sens du premier vers »49 car l’auteur recourt à une poésie qui récuse les formes traditionnelles que sont le vers et la strophe. À la qualité statique de l’ancien enjambement est préféré l’élan dynamique, la mobilité d’une enjambée physique à travers l’espace de la page50.

Ainsi l’intermédialité est au cœur de la poésie albiacienne qui possède une qualité théâtrale et musicale, néanmoins, la primauté du corps et le traitement de l’espace justifient que l’on examine en détail sa teneur chorégraphique.

2. Une écriture chorégraphique : sémiotique de l’espace poétique albiacien

Si la poésie albiacienne ne mentionne pas explicitement la danse, la disposition des caractères sur la page s’apparente à une écriture chorégraphique. Le texte conçu comme dispositif visuel statique est mis en mouvement lors de la lecture : l’œil du lecteur circule entre le blanc et les caractères imprimés, injectant du volume à un espace en deux dimensions. La chorographie, entendue comme l’analyse des mécanismes de la spatialisation du texte poétique sur une surface en deux dimensions, cède donc la place à une étude de la teneur chorégraphique du poème, à celle de sa dynamique et de ses rythmes spatiaux.

2.1. Chorégraphie de l’espace albiacien

Dans État, l’« espace graphique »51 a une fonction prépondérante parce qu’il produit du sens, jouant le rôle d’une scène. Les mots sont projetés sur la page et semblent danser sous l’œil du lecteur. C’est sans doute pourquoi Jean-Marie Gleize a relevé la qualité « théâtrale » de cette poésie : étymologiquement, le mot « théâtre » désigne le lieu de la représentation52. En fait la dimension spatiale de la poésie albiacienne peut être analysée au miroir de l’art chorégraphique car la danse comme le théâtre supposent un espace scénique.

Pour Julia Kristeva, la langue courante obéit au principe de linéarité du discours. Les unités sont déplaçables sans altération du sens. En revanche, la poésie, et plus précisément la poésie mallarméenne, est tributaire de la configuration spatiale choisie : « L’énoncé poétique n’est lisible dans sa totalité signifiante que comme une mise en espace des unités signifiantes ».53 De cette façon chez Mallarmé et ses successeurs la page acquiert un volume, ainsi pour Albiach fonctionne-t-elle comme un espace en quatre dimensions :

leur présent deux dimension

l’éternité quatre54

Le mouvement est suscité par des modulations de distance entre les différents énoncés poétiques : « la distance est mobile, […] imprévisible, n’obéissant à aucune « règle » apparente ».55 La variation de l’espacement entre les mots génère l’impression d’un mouvement. Ceux-ci semblent apparaître et disparaître dans le blanc, circuler à la surface de la page. La poésie d’Anne-Marie Albiach parachève donc les recherches mallarméennes sur la poésie comme dynamique spatiale.

Il ne serait pas possible de lire le texte albiacien avec une autre configuration spatiale. Ainsi plutôt qu’un sens-signification, il y aurait à chercher dans cette poésie un sens-orientation ou un « sens-direction ».56 La lecture est une affaire de parcours, de trajectoire à se frayer parmi les énoncés poétiques. Le lecteur a la possibilité d’aller et venir dans toutes les directions possibles. Selon le sens (direction) choisi, le texte acquiert un sens (signification) différent :

première énigme

brutale de toute57

En pareil cas, une lecture horizontale de gauche à droite « Première énigme brutale de toute » est possible, mais une lecture en colonnes « Première brutale énigme de toute » est tout aussi pertinente, de même qu’une lecture en diagonale. En l’absence de fléchage par le texte et du fait que chaque segment d’énoncé soit un constituant du groupe nominal, la lecture est multidirectionnelle. Une fois celle-ci terminée, il est nécessaire de la reprendre « en sens inverse ».58 Comme dans les chorégraphies de Merce Cunningham où le spectateur peut à sa guise fixer son attention sur tel ou tel danseur, la poésie albiacienne instaure une lecture in-sensée et décentrée. Les lois de la perspective sont bouleversées puisque chaque segment du texte constitue un centre possible de la page.

La spatialisation du texte poétique incite le lecteur à être actif dans sa réception du poème. Le décentrement de l’espace, l’abolition de la perspective et la substitution d’un sens-orientation à un sens-signification révèlent la proximité de la poésie dite « littérale » avec la danse contemporaine.

2.2. L’unité du sujet poétique grâce au continuum corps-langage

Le continuum entre le corps et le langage dont fait montre la poésie d’Anne-Marie Albiach est un dernier élément justifiant qu’on analyse celle-ci au miroir de l’art chorégraphique.

La poésie albiacienne fait voir une tension entre le charnel et l’abstraction59. L’identité humaine s’efface au profit d’un pur agir : « il s’est passé / quelconque chose / dont l’anonymité / monstrueuse / me fascine ».60 Comme un chorégraphe, la poétesse cherche à appréhender les catégories fondamentales de l’esprit humain, temps, espace, « substance »61 et nombre, en les incarnant dans le vécu du corps. Chacun de ses textes comporte une dimension métapoétique puisque ces paramètres interviennent dans tout processus de composition. L’abstraction ne se départit pas de l’expérience concrète : la mathématique issue d’un espace mental est « incorporée, « inhérée » au corps de celle qui écrit ».62 Cette poésie prend son départ dans le corps : « le corps qui prend / de savoir / les poses »63, mais les traits physiques sont gommés grâce à des termes au sémantisme imprécis et au présent générique. Le corps n’exclut pas l’épure comme on le voit dans le passage suivant : « ils s’allongent […] / dans le langage pratique mental / des images dimensionnelles / d’harmonie / et le blanc ».64 De même, dans l’énoncé « c’est encore le contact qui abstrait / le charnel de la terre »65, le toucher fonctionne paradoxalement comme un opérateur d’abstraction.

Ailleurs le sujet poétique se dédouble en deux instances, l’une corporelle et ignée, l’autre abstraite et « vide », désincarnation de la première présence : « tandis que / « je » persiste avec le feu, / mouvement / l’apparition est vide de moi ».66 Pour Anne-Marie Albiach il existe un conflit entre le corps et le langage dès lors que le mouvement, issu du corps, est antérieur à la parole poétique. Il demeure « un rythme muet, un mouvement antérieur à la voix, ou vide de voix […] ».67 Le risque consiste à le dénaturer en voulant s’en emparer par les mots « dans le mouvement / que tu oses dénommer […] ».68 À ce stade où le langage achoppe, dans la zone de l’indicible corporel, naît la qualité dansante du texte. La poésie est pour Anne-Marie Albiach tentative d’inscription de la corporéité du sujet dans le langage, c’est pourquoi elle peut dire : « en fait je vis le texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image ».69 Aussi peut-on appliquer à État les analyses de Julia Kristeva qui a théorisé la chora poétique en élaborant une sémanalyse70. Contre la théorie du sujet unaire de la psychanalyse lacanienne, Julia Kristeva a développé une théorie du sujet en procès71 « dont la représentation est un espace de la mobilité, la chora sémiotique », esquissé par les pulsions72. Or la chora affecte le texte poétique. En effet

Telle un « corps dansant » (le grec khoreia signifiant « danse »), la chora sémiotique est en perpétuel mouvement. Elle dynamise le signe (ainsi que le sujet) en disposant le rejet au cœur de sa structure. Tout comme la danse permet au danseur d’explorer une infinité de mouvements corporels, la chora sémiotique est un potentiel infini de mouvements signifiants réalisables.73

Dès lors la chora pourrait être cette matrice corporelle et dynamique que le poème ne fait qu’approcher en creux par les mots et par le détour de la spatialisation du texte. L’enjeu de l’écriture poétique post-mallarméenne serait d’essayer de reconstituer un mouvement que le langage élude.

Ainsi la théorie de la chora sémiotique de Julia Kristeva qui pose un continuum corps-langage et étudie le texte poétique comme un objet dynamisé étaye-t-elle l’hypothèse de l’écriture chorégraphique d’Anne-Marie Albiach.

Conclusion

Il semble qu’il faille prolonger les analyses de Jean-Marie Gleize sur la poésie albiacienne et affirmer avec plus de vigueur le postulat d’une écriture chorégraphique dans État. Le texte est informé par le théâtre et la musique, mais plus profondément il entretient une relation de co-présence avec la danse, comme le montrent la dimension corporelle de cette poésie et sa scénographie. La relation intermédiale poésie / danse est une co-présence paradoxale : le texte ne fait pas d’allusions explicites à la danse, il n’y a donc pas imbrication d’un médium dans un autre, mais concordance ou coïncidence.

Il y a lieu de parler d’une écriture chorégraphique dans la mesure où le mouvement est au cœur d’État. La torsion de la lettre à l’initiale du titre du recueil, la redéfinition de l’enjambement comme enjambée spatiale entre deux zones de blanc, enfin l’ambiguïté du mot « lapsus », pris au double sens de glissement physique et linguistique révèlent la poétique chorégraphique du recueil. La théorie de la chora sémiotique de Julia Kristeva est de surcroît pertinente pour l’analyse chorégraphique du texte albiacien, Julia Kristeva montrant que la corporéité du sujet est inscrite dans le langage et que le texte est un ensemble dynamique, ce qui concorde avec la vision albiacienne du texte comme corps.

La paronomase « chorégraphie » / « chorographie » est féconde pour une analyse de la spatialisation du poème au miroir de la danse. Par une chorographie des territoires du poème, en d’autres termes, en décrivant la disposition du texte dans l’espace en deux dimensions qu’est la page, nous avons vu comment l’espacement du texte poétique produit volume et mouvement lors de la lecture. De partition chorégraphique, le texte devient danse. L’espacement du texte poétique participe également à l’élaboration du sens. Le centre n’existe plus et l’espace est co-construit par l’auteur et par le lecteur-spectateur. Au sens-signification se substitue un sens-orientation ou un sens-direction. C’est au lecteur de se frayer un trajet parmi les unités textuelles, au gré des figures chorégraphiques tracées par l’alternance des caractères et des espacements et incorporées en son for intérieur. Au-delà d’un dispositif pictural, le texte poétique post-mallarméen peut donc être envisagé comme une danse.

Contre une cartographie des disciplines considérées isolément, en plaçant la réflexion sur l’intermédialité au centre de notre réflexion, nous avons tenté d’esquisser une étude du texte poétique contemporain au prisme de l’art chorégraphique, en considérant les interactions de ces deux territoires qui tendent actuellement à être redécouvertes par les chercheurs en littérature et en danse.


Notes

1 – Éric Méchoulan, « Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques », Literature and Technologies, n° 1, 2003, p. 9-27, p.4.

2 – Définition donnée par le site du T.L.F.I.

3Ibid.

4 – « Règle générale – Blanchir comme si le texte était de la poésie. L’ouvrage est divisé en six livres, et chaque livre contient un plus ou moins grand nombre de pièces. M. le Metteur en pages remarquera que chaque pièce est divisée en quatre, cinq, six et sept alinéas ou couplets. Il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers. » Aloysius Bertrand, « Instructions à M. le Metteur en pages», Œuvres complètes, Helen Hart Poggenburg (éd.), Champion, 2000, p.373.

5 – Mallarmé observe qu’« un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : [il] ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. » Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p.455. Ainsi « D’un point de vue quantitatif, l’emploi des blancs ne met pas en cause la tradition typographique (un tiers d’imprimé pour deux tiers de blanc) » Ildikó Szilágyi, « Significatif silence » : le blanc typographique en écriture poétique », Écritures du silence, 5, 2009, 105-118, p.107.

6 – Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème : vers Anne-Marie Albiach, Paris, Belin, 1995, p.87.

7 – « La poésie d’Anne-Marie Albiach appartiendrait à la descendance mallarméenne. » Ibid, p.86.

8Ibid, p.57.

9 – La matérialité du support différencie l’intermédialité de l’interartialité : « l’intermédialité est, en quelque sorte, une approche culturaliste et « matérialiste » de l’interartialité », Rémy Besson, Op. cit.

10 – La publication du recueil en 1971 a été précédée par celle de trois textes poétiques Haie interne (n°1 de la revue « Nothing doing in London », Londres, 1966), Flammigère (éditions de la revue « Siècle à mains », Londres, 1967) et delà En dépit (n°4/5 de la revue « Le temps des loups », Paris, 1969).

11 – Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », rapport de recherche publié sur l’archive ouverte HAL-UTM, juillet 2014.

12 – La dernière modalité envisagée par Rémy Besson, l’émergence, est définie comme un phénomène où « des séries culturelles se fédèrent pour donner lieu à un média à un moment donné », Ibid. Elle ne touche pas au cadre de notre étude.

13 – En fait, l’œuvre d’Anne-Marie Albiach n’a pas été encore adaptée en danse, ce qui excluait une telle investigation.

14 – « L’extension maximale de la notion de coprésence est lui atteint, quand le niveau d’hétérogénéité maintenu entre les formes qui sont associées conduit, à ce que l’artefact produit ne soit plus assignable à un média en particulier. », Rémy Besson, Op.cit.

15 – Julia Kristeva, « Poésie et négativité », L’Homme, 1968, tome 8 n°2. p. 36-63.

16 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.100.

17Ibid, p.27.

18Ibid, p.69.

19 – Sa poésie a été adaptée musicalement par les compositeurs Jean-Pascal Chaigne, Walter Feldmann et Franck Yeznikian. On se situe cette fois du côté de l’adaptation, sous-catégorie de transfert intermédial selon Rémy Besson. Outre le fait que les textes d’Anne-Marie Albiach aient été adaptés par des compositeurs, ils mettent en jeu une vocalité. État a d’ailleurs été composé sur magnétophone, la disposition spatiale du texte traduisant par le passage de la sphère sonore à la sphère visuelle, du temps à l’espace, la respiration et les silences entre les énoncés prononcés à haute voix. (Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.91). Le titre du recueil Mezza voce [1984] dévoile également l’importance de la musicalité dans la poésie d’Anne-Marie Albiach.

20 – Le mot désigne d’après le TLFI « Chacun des morceaux composant certaines œuvres musicales. » (définition du terme « mouvement »).

21 – Le philosophe de la danse Michel Bernard relève ainsi : « au cours de l’histoire, la danse et la musique ont été enchaînés inexorablement comme les partenaires d’un couple sado-masochiste », Michel Bernard, « Danse et musicalité – Les jeux de la temporalisation corporelle », De la création chorégraphique, Paris, éditions du Centre national de la danse, 2001, cité in Gérard Mayen, « Repentirs d’un spectateur de danse », Accents online.

22Ibid.

23 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.55.

24 – Définition de « cadence », dictionnaire du TLFI.

25 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.91.

26 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.71.

27 – Alors que le terme « danséité », qui pourrait servir à pointer la spécificité d’un mouvement de danse, n’existe pas, on parle couramment de « musicalité » du geste. La danse demeure tributaire de la musique pour son vocabulaire. En réaction à l’assujettissement de la danse à la musique, Michel Bernard a créé le néologisme « orchésalité » pour mettre en avant les soubassements communs à la musique et à la danse et délivrer cette dernière de l’ombre de la musique. « Orchésalité » vient du mot grec « orchesis » (la danse). Voir Michel Bernard, Op.cit.

28 – Laurent Mattiussi, « La Musique sans musique : Mallarmé, Valéry », in Jean-Louis Backès, Claude Coste, Danièle Pistone (dir.), Musique et littérature dans la France du XXe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, p.199-207, p.199.

29 – Stéphane Mallarmé, Lettre à Edmund Gosse du 10 janvier 1893, Correspondance 1862-1871. Lettres sur la poésie, Bertrand Marchal (éd.), Gallimard, coll. « Folio classique », 1995, p. 614.

30 – Comme l’affirme Pierre Brunel « La musique, la littérature commencent à partir du moment où l’enchaînement des sons, l’enchaînement des mots ne sont pas laissés au hasard. À partir du moment où il y a composition. » Pierre Brunel, Les Arpèges composés, musique et littérature, Paris, Klincksieck, 1997, p.12.

31 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.36.

32 – « (ces livres sont des gestes, chaque énoncé est un mouvement du corps, d’une partie du corps, ou bien un mouvement interne, un mouvement immobile, dans la chambre nue, dans la cage mentale, dans la boîte thoracique) » Ibid, p.39.

33 – Jean-Marie Gleize dit seulement qu’on y observe une « alternance choré-graphique du masculin et du féminin » Ibid, p.92.

34Ibid, p.101.

35 – Elle consacre pourtant une section d’Anawratha à évoquer une adaptation théâtrale des Noces d’Hérodiade de Mallarmé, drame dédié à l’une des figures de danseuse les plus fameuses de la culture occidentale. Voir « Le jeu divisé : miroir » (Les Noces d’Hérodiade par Gilbert Bourson), Anawratha [1984], in Anne-Marie Albiach : Cinq le chœur 1966-2012, Paris, Flammarion, 2014, p.323-325.

36 – Anne-Marie Albiach a étudié le théâtre au cours Simon à Paris et a lu les dramaturges classiques, Racine et Corneille, dès l’adolescence.

37 – On compte une occurrence du substantif « dynamique », une de « rythme » au singulier, une du verbe « bouger » à l’infinitif, deux occurrences du nom « déplacement » et du verbe « déplacer » en emploi verbal, participial, conjugué ou à l’infinitif. Les termes « corps » et « geste » sont usités chacun à quatre reprises. Le terme « mouvement » est employé à trois reprises au pluriel, et à treize reprises au singulier à l’intérieur du texte. On compte en outre dans la table des matières trois occurrences de « mouvement » uniquement au singulier, soit un total de dix-neuf occurrences de ce terme.

38 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.36.

39Ibid, p.75.

40Ibid, p.83.

41Ibid, p.95.

42Ibid, p.97.

43Ibid, p.128.

44Ibid, p.134.

45Ibid, p.129.

46 – Définition donnée par le site du T.L.F.I. Un « lapsus linguae » est la substitution fautive d’un mot à la place d’un autre. Pour Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne, le lapsus est la manifestation inconsciente d’un contenu latent. Le mot « lapsus » est issu d’un verbe latin signifiant « glisser ».

47 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.56.

48Ibid, p.59.

49 – Définition donnée par le site du T.L.F.I.

50 – L’ « enjambée » est par métonymie l’ « Écart entre les deux jambes, pris comme mesure. » (Définition d’ « enjambée », Ibid).

51 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.69.

52 – Le mot « théâtre » est issu du latin « theatrum » venant du grec « theatron » (θέατρον) formé à partir du verbe grec theaomai qui signifie « regarder, contempler ». Apparu au XIIIe siècle, le mot a d’abord désigné le lieu de la représentation puis à partir du XIVe siècle, l’art théâtral.

53 – Julia Kristeva, Op.cit., p.51.

54 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.37.

55 – Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.57.

56 – Voir le commentaire par Jean Tortel d’un poème d’Alain Veinstein où il parle du « sens (direction-signification) de la poésie qui se fait ». Cité in Ibid, p.39.

57 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.98.

58 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.103.

59 – Cette remarque n’est pas de notre fait, elle émane de Jean-Marie Gleize : « Il s’agit d’une poésie musicale sans musicalité, personnelle-impersonnelle, lyrique-non lyrique, ou d’une poésie qui parviendrait à quelque chose comme une neutralité ou une objectivité lyrique. ». Op.cit., p.25.

60 – Anne-Marie Albiach, Op.cit., p.47.

61Ibid, p.112.

62Ibid, p.44.

63Ibid, p.53.

64Ibid, p.140.

65Ibid, p.91.

66Ibid, p.107.

67Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.52.

68 – Anne-Marie Albiach, État, p.43.

69 – Anne-Marie Albiach, cité par Jean-Marie Gleize, Op.cit., p.72.

70 – La sémanalyse est l’inscription du sujet dans un système de signes.

71 – « Le sujet en procès s’attaque à toutes les strates d’un sujet « unaire ». Il s’attaque à toutes les structures qui disent « Non » (censure) aux pulsions et à la complexification du sujet et l’érigent en tant qu’unité. » (Lyne Légaré, Johanne Prud’homme, « Le sujet en procès », dans Louis Hébert (dir.), Signo, Rimouski (Québec), 2006.)

72Ibid.

73Ibid.


Bibliographie

CORPUS PRIMAIRE :

ALBIACH Anne-Marie. « État » in Anne-Marie Albiach : Cinq le chœur. 1966-2012. Paris : Flammarion, 2014, 592p.

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Corps « noirs », enjeux de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique ?

Annie Bourdié
Docteur en Sciences Sociales, Université Paris-Est Créteil
bourdie@u-pec.fr

Pour citer cet article : Bourdié, Annie, « Corps “noirs”, enjeux de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

De nombreux travaux ont été menés sur l’image du « Noir » à travers l’Histoire. Soumis au poids du regard occidental, l’ « Africain » s’est souvent vu réifié, essentialisé, assigné à un certain “exotisme » que pouvait inspirer sa couleur de peau. Les arts chorégraphiques ont eux aussi historiquement contribué, non sans un certain ethnocentrisme, à l’ancrage d’idées reçues sur les corps noirs, aussi bien dans la réception et la perception des œuvres par les publics occidentaux, que dans leur mise en scène par les artistes eux-mêmes. Depuis les années quatre-vingt dix, de nombreux chorégraphes du continent africain se sont engagés dans un mouvement improprement appelé « danse africaine contemporaine ». Dans leur travail chorégraphique, ont-ils pu se mettre à distance des idées reçues et des modèles imposés  dans le domaine de la danse ? Pour satisfaire un public majoritairement occidental,  ne se sont-ils pas appuyés sur certaines images ? Sont-ils parvenus à déconstruire les stéréotypes sur les corps noirs et à affirmer une écriture singulière ?
Le corps mis en jeu dans la danse, soumis au regard de certains publics, peut se retrouver au cœur d’enjeux qui dépassent la seule dimension artistique.

Mots-clés : Afrique – danse  – « corps noir » – colonisation – réappropriation – chorégraphie

Abstract

Contemporary choreographies from Africa have been crossed by social representations of dance, body and arts but they are also nurtured by the historical western gaze on Africa, on the black body, and the african dance. How the artists can deal with this to find their own artistic expression?

Key-words: Africa – dance – « black body » – colonisation – reappropriation – choregraphy

 


 Sommaire

1. Un corps producteur de sens
2. Un corps marqué par l’Histoire
3. Une « danse africaine » pour l’Occident
Conclusion
Notes
Bibliographie

 

Chaque individu établit sa relation au monde en premier lieu par son corps, façonné par son vécu individuel mais aussi par l’histoire sociale et culturelle des divers groupes auxquels il va s’identifier sa vie durant. Objet de représentations, lieu d’imaginaires multiples et enjeu de pouvoirs, le corps n’est ainsi jamais neutre.

 1. Un corps producteur de sens

1.1. La réhabilitation récente du corps en Occident

Dans les civilisations occidentales, il fut très longtemps relégué à une place secondaire1. Durant des siècles, la culture judéo-chrétienne tout autant que la philosophie occidentale2 contribuèrent à entretenir une certaine « somatophobie ». Il fallut attendre le XXe siècle pour que soit en quelque sorte inventé théoriquement le corps3, et remise en question la dichotomie corps-esprit. Ainsi les grands changements de paradigmes que la psychanalyse4, la phénoménologie5, l’anthropologie sociale6 et la sociologie7 ont successivement opérés, réhabilitèrent progressivement le corps en lui redonnant sa place au sein des sociétés occidentales :

Notre siècle a effacé la ligne de partage du « corps » et de l’ « esprit » et voit la vie humaine comme spirituelle et corporelle de part en part, toujours appuyée sur le corps.8

La deuxième moitié du XXe siècle fut incontestablement celle d’une véritable revalorisation somatique. Les années 70 constituèrent à cet égard l’une des périodes les plus emblématiques. Le corps, lieu de l’expression du sensible, devint l’enjeu de revendications diverses pour toutes les catégories opprimées ou marginalisées9. Cette période de libération corporelle, partagée par toute une génération révoltée en quête de changement, laissa progressivement la place au cours des années 80 à un culte plus individualisé du corps. Selon David Le Breton, cette nouvelle centration somatique, érigée en véritable quête de soi, serait la conséquence d’une structuration individualiste du monde qui participerait à la construction de l’identité du sujet :

« C’est par votre corps qu’on vous juge et qu’on vous classe », dit en substance le discours de nos sociétés contemporaines. Nos sociétés sacrent le corps en emblème de soi. Autant le construire sur mesure pour ne pas déroger au sentiment de la meilleure apparence.10

Pour Jean Baudrillard, le corps fonctionnerait comme une valeur signe11, jusqu’à devenir objet spectaculaire. Qu’il soit image ou fétiche, tout individu tendrait à s’identifier pleinement à lui12.

Pluriel, producteur de sens, étroitement lié aux regards qui lui sont portés et aux représentations dont il est l’objet, le corps n’est ainsi jamais neutre et les discours qui l’accompagnent encore moins. Dans un monde globalisé où se télescopent des modèles contradictoires, la construction de la corporéité, entendue au sens phénoménologique du terme13, est le résultat de processus complexes qui, loin d’être linéaires, sont parfois difficilement objectivables.

 

1.2. Le corps de l’ « Autre » comme objet de stigmatisation

Si la place du corps a été minutieusement étudiée et analysée dans les sociétés occidentales, force est de constater que la majorité des recherches ont implicitement délaissé tout ce qui avait trait au corps « non occidental » considéré le plus souvent comme « hors norme ». Ce déni, révélateur d’un certain ethnocentrisme, a contribué à l’élaboration progressive de la figure de « l’Autre » générant la production, la circulation et le maintien jusqu’à aujourd’hui de tout un aréopage des représentations les plus stéréotypées.
Le rejet de la différence est un phénomène ancien et relativement universel. Les théories racialistes, en instaurant dès le XVIIe siècle une hiérarchisation des « races »14, servirent de fondement scientifique aux discriminations les plus graves et ce jusqu’au XXe siècle. L’esclavagisme, le colonialisme, le ségrégationnisme, le nazisme et plus près de nous l’apartheid en sont les témoignages historiques les plus marquants.
Aujourd’hui encore, malgré l’invalidation scientifique du principe racial par la biologie contemporaine, la stigmatisation de l’individu à partir de ses caractéristiques somatiques est loin d’avoir disparue :

Que les races ou non existent pour les savants, n’influence en rien la perception de n’importe quel individu, qui constate bien que les différences sont là. De ce dernier point de vue, seules comptent les propriétés immédiatement visibles : couleur de peau, système pileux, configuration du visage15.

Les corps « noirs » sont ceux qui, au cours de l’Histoire, ont été les plus stigmatisés et réifiés. Les récentes attaques dont a été victime la Ministre de la Justice d’origine guyanaise, Christiane Taubira16, montrent que « le racisme biologique est encore présent dans nos sociétés »17.

 

1.3. Les enjeux d’une recherche autour de la création chorégraphique d’Afrique

Lorsque ces corps sont mis en spectacle, ils deviennent inévitablement le lieu privilégié de la circulation des représentations les plus diverses où se jouent des relations hiérarchiques de pouvoir mais où s’affirment également des revendications d’ordre identitaire.
Dans mes travaux, je me suis plus particulièrement intéressée au développement de la création chorégraphique contemporaine en Afrique de l’Ouest francophone18, durant la période péri et post-coloniale. En problématisant ma recherche autour des représentations du « Noir », de l’Afrique et de la danse, j’ai montré que les chorégraphes et les danseurs du continent étaient régulièrement soumis à une double contrainte qui les obligeait à composer avec les images le plus souvent stigmatisées du corps « noir », de l’Afrique, et de « la danse africaine » tout en se confrontant aux modèles dominants du corps et de la danse en Occident. Dans ce contexte très particulier, ils ont dû développer des stratégies spécifiques, en vue d’obtenir la meilleure reconnaissance.
J’ai pu ainsi montrer que la mise en jeu des corps « noirs » sur les scènes occidentales était au cœur d’enjeux qui dépassaient les seules considérations esthétiques ou artistiques.
Dans quelle mesure ce regard porté depuis des générations sur l’Afrique, le « Noir » et la danse influence-t-il les choix artistiques des chorégraphes africains ? Dans cet article, je souhaite apporter des éléments de réponse à cette question en m’appuyant sur des exemples précis.

2. Un corps marqué par l’Histoire

2.1. Le corps africain « sauvage »

Les récits d’explorateurs et l’iconographie occidentale du XVe au XVIIIe siècles contribuèrent à renforcer l’idée selon laquelle les Africains étaient proches d’un certain « état de nature » en opposition à la culture de l’homme civilisé. On se servit de cette imagerie pour appuyer tout autant les thèses sur l’animalité, la monstruosité et la sauvagerie, que celles sur l’infériorité et la docilité du « Noir ». Plus tard, cette représentation des corps servit à asseoir l’image du vaincu sur la voie de la civilisation, au moment où naissaient conjointement la colonisation et l’anthropologie.
On pourrait imaginer aujourd’hui que sur les scènes contemporaines ces aspects aient totalement disparu. Pourtant, en 2008, à Tunis, lors du concours des septièmes rencontres chorégraphiques d’Afrique, Danse, l’Afrique danse ! organisées par Afrique en Créations, le danseur sénégalais, Pape Ibrahima N’diaye (dit Kaolack), remportait le premier prix solo avec sa pièce, Dieu est mort. Il donnait à voir un corps africain « sauvage », selon ses propres termes, n’hésitant pas à se convulser sur scène, revendiquant par là sa nature animale19. Ce danseur interprète de la compagnie Jant-Bi de Germaine Acogny, en faisant de la « bestialité africaine » une spécificité de son écriture, contribuait dans une certaine mesure à renforcer une image caricaturale de « l’Africain » et de « sa » danse, régulièrement identifiée comme athlétique, virile et exotique.

Qu’est-ce-qu’on voit dans la peau d’un Africain, qu’est-ce-qu’on attend d’un Africain, où va l’Africain ? […] Je suis là pour être moi, en tant que sauvage, parce que je suis un sauvage et on l’a vu dans le spectacle. C’est à cause de cela qu’il y a les rugissements, c’est ma manière de respirer sur scène, je ne le fais pas exprès. C’est ma manière de respirer20.

Dieu est mort, Pape Ibrahim N’diaye, © Kaolack MS, 2005

2.2. Exposer le corps « noir »

 Au début du XIXe siècle, l’histoire tragique de la jeune sud-africaine Saartje Baartman21 marqua le début d’un processus paradoxal d’exposition du corps « noir » en Europe. En 1810 cette jeune femme fut ramenée du Cap. Enfermée nue dans une cage, sa stéatopygie fut exhibée aux yeux des foules de Londres et de Paris. Considérée comme l’archétype de la morphologie féminine africaine, véritable curiosité pour les biologistes, celle qu’on surnomma la Vénus Hottentote pour ses formes callipyges exceptionnelles, fit à ses dépends le lien entre science et spectacle. Emportée par la maladie cinq ans plus tard, son corps fut alors moulé puis disséqué, à l’initiative du biologiste français Georges Cuvier. Son cerveau et ses organes génitaux furent découpés et conservés au Musée de l’Homme à Paris. Tel un trophée de la science, le moulage de son anatomie trôna dans le hall du célèbre musée jusqu’en 1974, avant d’être stocké dans les sous-sols du bâtiment. Ce ne fut qu’en 2002 après huit années de négociations complexes entre l’Afrique du Sud et la France, que la dépouille de Saartje Baartman fut enfin rapatriée. Des obsèques nationales furent organisées par le Président Thabo Mbeki.

 

Sartjee Baartman © Westminster Archive Center, 1810

 

Depuis la restitution de son corps le destin de cette femme a non seulement suscité l’émoi dans l’opinion publique mais il est même devenu, pour de nombreux artistes du monde contemporain, une source d’inspiration, voire un outil de revendication féministe et identitaire.
Des adaptations de l’histoire tragique de cette femme ont vu le jour au théâtre ou au cinéma, comme la pièce Vénus de l’auteure afro-américaine Suzan-Lori Parks, mise en scène par Cristèle Alves Meira en 2010 ou le film Vénus noire du réalisateur Abdelatif Kechiche en 2009.
Le milieu de la danse n’a pas été en reste, s’emparant également du thème de manière récurrente ces dernières années. La sud-africaine Nelixiwe Xaba ancienne interprète de Robyn Orlin est une des premières à s’inspirer de la « Vénus Hottentote », en créant deux solos autour du thème. Le premier, They look at me and that’s all they think créé en 2007, dénonce le voyeurisme exotique du regard occidental. Dans sa deuxième pièce, Sakhozi says no to the Venus, créée en 2008 à la demande du Musée du Quai Branly, elle met en écho l’histoire de la jeune Saartje avec son propre parcours. Elle raconte avec ironie le retour difficile d’une jeune femme dans son pays, l’Afrique du Sud, après plusieurs années passées en France. Déracinée, elle décide de revenir dans l’Hexagone. Mais « Sakhozi » s’y oppose et ne lui offre qu’une alternative, trois mois de liberté surveillée à être exhibée dans un musée parisien. Dans son travail artistique, Nelixiwe Xaba se met systématiquement en scène avec des objets à forte charge symbolique. Avec humour et cynisme elle n’hésite pas à bousculer le public avec des images provocantes22.

Nelixiwe Xaba : Sakhozy says no to the Venus © Suzy Bernstein, 2008

They look at me and that’s all they think © Photo CDC Toulouse, 2012

 

La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a créé à son tour en Europe en 2011 un spectacle collectif intitulé Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? 23. Dans cette pièce, cinq comédiennes et chanteuses au corps généreux, moulées dans des robes colorées, incarnent les « Vénus Noires ». Dans cette mise en scène proche du cabaret burlesque, alternent chants, danses et discussions. Dans les créations de cette artiste, le public est régulièrement pris à parti. Dans Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today ?, les interprètes provoquent le public en distribuant des bananes en même temps qu’ils les interpellent sur la condition noire.

 

Have you hugged, kissed and respected your brown Venus today? Robyn Orlin
© Corinne Dardé, 2012

Dans ce spectacle qui relève plus de la performance que de la chorégraphie, Robyn Orlin, en tant que femme blanche sud-africaine, pose une question qui pour elle est essentielle : « qu’est-ce qu’être Africain ? »

En 2011, la danseuse guadeloupéenne Chantal Loïal24et la martiniquaise Annabel Guérédrat25 présentent à leur tour chacune un solo inspiré de la Vénus Hottentote.

On t’appelle Vénus, Chantal Loïal © C. Loïal, 2011

Chantal Loïal, qui se désigne elle-même comme « la danseuse aux grosses fesses »26, n’hésite pas à s’identifier physiquement à Sartjee Bartman, dans une danse lente, sensuelle et mystérieuse, ponctuée de textes, construite comme une sorte d’auto-exhibition décomplexée de ses propres formes.

Je me suis sentie terriblement proche d’elle, confie-t-elle. Son histoire m’allait en quelque sorte comme un gant. Pour la première fois de ma carrière, j’ai osé parler de mon corps, de mes fesses, sans passer par l’humour. J’ai même pris le risque, après beaucoup d’hésitations, de me montrer nue. En me confrontant à la souffrance de Sarah, je n’avais plus le choix : il fallait y aller !27

Annabel Guérédrat dans Afreak show for S.28, en mini-short et soutien-gorge rouges, talons aiguilles, perruque afro et grosses lunettes de soleil, tout en évoquant le destin de Saartje Bartman, dénonce la relation quasi-néocoloniale que ceux qui ont le pouvoir entretiennent avec les artistes du continent noir.

Afreak show for S., Annabel Gueredrat © Sophie Dupuis, 2011

Toutes ces chorégraphes s’appuient sur cet événement emblématique du passé colonial pour questionner chacune à leur façon la condition actuelle des femmes « noires » ou métisses en Afrique. Elles dénoncent le regard porté sur le corps « noir » féminin.

 

 2.3. Les spectacles « ethniques » comme processus de généralisation des clichés

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe la mise en spectacle de l’ « altérité ethnique », loin de rester un cas isolé, se généralisa avec la mise en place des spectacles « anthropozoologiques »29. À la recherche de populations de plus en plus exotiques, jugées sauvages ou spectaculaires, on achemina des centaines de troupes, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants venus du Pacifique, d’Asie et surtout d’Afrique, pour les exhiber en Europe et aux USA dans les zoos, les expositions, les foires, les cirques, mais aussi sur la scène des cabarets et des music-halls. À leurs débuts, ces « zoos humains »30 furent tout autant une attraction de foire qu’un terrain d’expérimentation pour les scientifiques, biologistes et anthropologues, venus observer et mesurer les « indigènes » in situ.

Avec la montée en puissance des empires coloniaux, ces manifestations prirent une signification plus politique et contribuèrent à convaincre le public que non seulement le « sauvage » existait mais qu’il était fondamental de le civiliser. Les États européens s’appuyèrent alors sur ces exhibitions pour asseoir leur politique d’expansion coloniale en les intégrant dans ces grandes expositions jusqu’au début du XXe siècle. Celle de 1931 à Paris fut emblématique. Le faste et les moyens mis en œuvre à cette occasion, le succès qu’elle remporta, tout en témoignant de la puissance de l’empire colonial français, permirent d’ancrer profondément les représentations les plus caricaturales sur l’ « Autre ». Des centaines de figurants furent recrutés à cette occasion, soit directement dans les colonies, soit parmi les tirailleurs ou les travailleurs vivant à Paris. Les shows étaient confiés à des metteurs en scène venant du théâtre ou du music-hall. Par la présentation de ces danses venues de tous les continents, il s’agissait en quelque sorte de « chorégraphier l’empire »31.

Si, quels que fussent les peuples représentés lors de ces expositions, l’altérité fut mise en scène et globalement stigmatisée, c’est véritablement sur le « Noir » et l’ « Africain » que se cristallisèrent les représentations les plus fantasmées autour de notions comme celles du « peuple-enfant, proche de la nature et de l’animal, naturellement violent, sauvage, anthropophage, paresseux, fourbe et fanatique »32. Dans cette vision caricaturale, le corps et la danse occupèrent une place de choix.

Les interprètes de ces shows, tout autant que les artistes noirs se produisant sur les scènes des théâtres ou des cabarets, s’ils se plièrent parfois contre leur gré aux règles de mise en scène souhaitées par les imprésarios occidentaux, avaient cependant conscience du jeu auquel ils se prêtaient. Les danseurs arrivaient habillés à l’occidentale dans les villes où ils se produisaient. Ils parlaient même souvent un français irréprochable. Mais pour les besoins de la scène, ils endossaient des costumes réinventés de toute pièce, jouaient aux méchants, parlaient « petit nègre » ou incarnaient les bamboulas 33. Ils avaient intégré le fait qu’en « jouant au sauvage », en proposant des danses énergiques, ils avaient l’assurance du succès auprès des publics.

 

2.4. La valorisation progressive d’un corps noir sublimé : un jeu ambigu sur la nudité

2.4.1. L’érotisation du corps noir

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, alors que la nudité était tabou en Europe, à Paris, au sein des divers lieux publics de monstration de l’ « Autre », qu’il s’agisse des zoos, des expositions, des scènes ou des rings de boxe, un public bourgeois commença à se délecter, non sans un certain voyeurisme, de ces corps noirs dévêtus. Dans une certaine mesure, ils symbolisaient l’aspiration d’une société en pleine mutation à vivre sa propre libération somatique. Ce phénomène contribua à une véritable érotisation du « Noir ». Peu importe que celui-ci fût d’Afrique ou des États-Unis, pourvu qu’il alimentât les fantasmes des Parisiens branchés des années folles, avides de corps exotiques, débridés et instinctifs. Paris, avec l’engouement qu’avaient suscités le jazz, les revues et les danses « nègres », devint progressivement la capitale de la « Négrophilie », cristallisant tous les clichés qui accompagnaient cette nouvelle passion.
Le processus d’érotisation toucha plus particulièrement les femmes. Sylvie Perrault34 souligne la permanence, jusqu’à aujourd’hui, des clichés sur la femme africaine, érotisée à l’extrême, construits sur la base d’un imaginaire colonial entretenu d’après elle par des personnages comme Joséphine Baker. Paradoxalement, celle-ci contribua en effet tout autant à construire une vision moderne d’un corps féminin émancipé qu’à stéréotyper l’image de la femme « africaine américanisée »35. Sa célèbre danse des bananes, par exemple, se voulait être une « danse africaine »36, conçue par ses imprésarios pour satisfaire l’imaginaire européen. Mais elle s’appuyait aussi sur sa propre représentation, en tant qu’Américaine, d’une Afrique mythique et sauvage. « Elle jouait en fait la négresse que l’on souhaitait qu’elle soit »37.

Joséphine Baker en 1927 © J. Baker

Joséphine Baker en 1951 © J. Baker

 

 

 

 

 

 

 

 

2.4.2. Un corps piégé par l’image

Durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’idée d’un corps noir « objet du désir », fut entretenue et amplifiée par la parution d’un nombre considérable d’ouvrages d’art, magnifiant la beauté africaine. À partir des années 60, plus particulièrement aux USA, la black beauty fut valorisée, portée par le slogan, black is beautiful, un mouvement esthétique né de la revendication politique et sociale des communautés noires des États-Unis, au moment où un vent de révolte commençait à souffler dans toute la société de l’époque.
L’Europe blanche ne fut pas en reste. Après la « Négrophilie » de l’entre-deux guerres, on assista à une véritable mise en valeur de la beauté noire. Cependant, celle-ci ne se fit pas sans une certaine ambiguïté. Les livres de la photographe et cinéaste allemande, Léni Riefenstahl, sont à ce titre, révélateurs. La réalisatrice des films de propagande d’Hitler, qui, à travers ses images sur les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, avait magnifié le corps aryen38, fit dans les années 70 l’apologie des Africains. Elle consacra une grande partie de son travail à photographier et à filmer les habitants d’un petit village du Soudan. Die Nuba 39, paru en 1973, fut un véritable bestseller avec sa collection de clichés visant à mettre en valeur les corps entièrement nus des « indigènes » de Kau40. Elle contribua très largement à renforcer l’image d’une Afrique authentique, pure, peuplée d’hommes « à la fraîcheur enfantine »41 dont la beauté nue était « issue tout droit des origines »42. Elle réduisait elle aussi les individus à leur seul corps tout en étant fascinée par leur esthétique. Pour la philosophe Susan Sontag, la démarche de Léni Riefenstahl était avant tout de nature fasciste43. L’artiste allemande participa par ses clichés à entretenir l’imaginaire occidental en diffusant cette vision esthétisante d’un corps noir originel, naturel et proche de la perfection.

Photo tirée du livre Die Nuba de Leni riefenstahl, 1973

Ce processus de fascination a perduré depuis lors, renforcé par de nombreux ouvrages qui, en voulant magnifier le corps noir, ont finalement bien plus contribué à sa réification. Le photographe français Antoine Tempé en est une illustration contemporaine. Celui-ci est bien connu du milieu de la danse pour avoir construit une partie de sa renommée sur un style particulier de photos qu’il prend des artistes africains depuis une douzaine d’années. Ses clichés les plus célèbres, la plupart en noir et blanc, mettent essentiellement en scène des corps dénudés de danseurs44. Interrogé sur sa démarche esthétique, il explique qu’il cherche avant tout à photographier le mouvement et à faire ressortir un certain graphisme des corps pris en pleine action. Il se dit vouloir rester fidèle au propos chorégraphique de l’artiste45.
Pour Antoine Tempé, les photographies les plus représentatives de son style ne sont pas uniquement celles qui mettent en avant un corps mâle puissant, viril et dénudé. Il brosse effectivement des portraits d’artistes qui valorisent des femmes ou d’autres types de morphologies masculines46. Pourtant ses photographies les plus connues et les plus diffusées sont celles qui mettent principalement en valeur l’esthétique d’un corps noir masculin sculptural. Finalement, l’artiste qui sert de modèle, tout autant que le photographe, renforcent à leur façon l’image du « Noir danseur » réduit à son seul corps.

Liady Anggy Haïf © Antoine Tempé, 2008

Adedayo Muslim © Antoine Tempé, 2008

 

Faustin Linyekula © Antoine Tempé, 2002

Nelixiwe Xaba © Antoine Tempé, 2005

Paradoxalement, cet imaginaire construit depuis des générations par l’Occident, loin d’être remis en question, est toujours présent dans le travail chorégraphique de nombreux artistes africains. Même dans les formes les plus contemporaines d’expression, et souvent derrière des revendications identitaires, ils participent eux-mêmes à ce processus de réification du corps noir sur scène, par une exposition ostentatoire de leur anatomie.
C’est par exemple le cas du danseur et chorégraphe kenyan Fernando Anuang’a47. Dans son solo A journey into the future, pour défendre la culture Massaï dont il est issu, il s’inspire du répertoire des danses traditionnelles de cette région du Kenya. Pour lui le corps joue dans son esthétique un rôle central :

C’est important parce que je présente l’image du guerrier, le corps droit, les lignes (…). Pour les guerriers c’est toujours comme ça. Il faut être beau.48

A journey into the future, Fernando Anuang’a © Antoine Tempé, 2010

Son physique longiligne aux muscles ciselés, minutieusement mis en valeur par des lumières conçues en ce sens, n’exerce-t-il pas finalement sur le public la même fascination esthétique que celle qui transporta Léni Riefenstahl à propos des Nubas ?
Ainsi, qu’il s’agisse des shows organisés dans les spectacles anthropozoologiques, en passant par les revues nègres de l’entre-deux guerres, jusqu’aux scènes contemporaines, les interprètes semblent s’être régulièrement prêtés au jeu ambigu de la monstration d’un certain corps « noir ».

3. Une « danse africaine » pour l’Occident

3.1. Des représentations entretenues par les artistes africains

L’histoire de la professionnalisation des danses scéniques venues d’Afrique en Europe est relativement récente. Elle est en grande partie due au Guinéen Fodéba Kéita. Dès les années 50, ce jeune étudiant engagé, qui faisait ses études à Paris, décida de créer des spectacles compilant danses, musiques et chants de tout le continent. Sa démarche se voulait militante et clairement panafricaine. Il s’agissait pour Fodéba Kéita de valoriser les danses d’Afrique en montrant leur richesse et leur diversité. Il espérait faire changer le regard porté jusqu’alors sur l’Afrique et la « danse africaine » en empruntant des procédés scéniques au ballet occidental49. En faisant appel à des étudiants vivant pour la plupart à Paris, originaires de plusieurs régions d’Afrique, il créa les Ballets Africains avec lesquels il tourna partout dans le monde. Dans ses mises en scène colorées se succédaient des tableaux évoquant la vie en Afrique. Ces spectacles connurent effectivement un succès sans précédent en Occident. Cependant, plutôt que de changer le regard porté sur l’Afrique et sa culture50, ils contribuèrent, sous couvert d’authenticité et de modernité, à entretenir une image folklorique et archaïque des arts vivants du continent. La danse, dans ce processus, se retrouva finalement instrumentalisée et essentialisée51.

Les Ballets Africains © Ballets Africains, 2007

 

Au moment de la décolonisation, de nombreux pays africains, s’inspirant des mises en scène de Fodéba Kéita, créèrent à leur tour des Ballets Nationaux. Véritables vitrines identitaires des États nouvellement indépendants, s’ils participèrent à la conservation et à la diffusion des danses et musiques traditionnelles, il contribuèrent, lors des tournées en Occident, à entretenir eux aussi, la vision d’une Afrique mythique villageoise, aux traditions dansées figées.
Pourtant, à la même période, quelques artistes installés en France osaient des styles plus innovants. L’Américano-kényane Elsa Wolliaston, le Béninois Koffi Kôkôou, la Togolaise Flora Thiéfaine, par exemple, proposèrent une « danse d’expression africaine » située au carrefour de nombreuses influences, en prise directe avec leur époque. Mais leurs initiatives restèrent à l’époque relativement confidentielles, moins en conformité avec les attentes du public occidental avide d’images plus exotiques, comme celles que généraient les Ballets Africains ou Nationaux.
Aujourd’hui des artistes contemporains continuent à encourager sur les scènes européennes ce type de représentations sur l’Afrique. Le chorégraphe ivoirien Georges Momboye, implanté en France depuis les années 90, qui se réclame d’une démarche contemporaine crée, en 2011 Empreintes Massaï52. Dans cette pièce qui se veut un hommage à la culture Massaï, le Kenyan Fernando Anuang’a, incarne l’archétype du Massaï « authentique » sur scène. Le public adhère à l’ensemble des clichés servis sur une Afrique des origines. Toutes les attentes occidentales sont ici satisfaites : une danse explosive exécutée par des corps noirs masculins dénudés, des « rites secrets ancestraux » dévoilés sur scène, un voyage exotique au cœur d’une Afrique mythique… L’unique danseur blanc, tout d’abord rejeté par le Massaï, est finalement accepté par le groupe des « initiés » grâce à l’intervention de la seule interprète féminine de la pièce. Celle-ci joue elle aussi un rôle caricatural en incarnant, selon les propos de Georges Momboye, la « Mère Afrique »:

La femme dans cette pièce inspire la Mère Afrique, c’est la Mama Africa. Elle observe ses enfants, elle est symbole de séduction, ou objet de séduction, elle est protectrice, elle accompagne, elle purifie. Elle les accompagne jusqu’au bout, jusqu’à les faire rentrer dans la maison53

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

Empreintes Massaï © Cie Momboye, 2011

 

La mise en évidence de telles représentations sur scène par un chorégraphe africain de renom révèle que non seulement celles-ci continuent de circuler aujourd’hui et sont appréciées dans le milieu de la danse, y compris sur les scène françaises, mais surtout qu’elles peuvent changer de territoire pour servir de fond de commerce aux créateurs africains eux-mêmes, en vue de satisfaire les attentes d’un public. Par ces mécanismes, les artistes africains participent finalement à une sorte de ghettoïsation de leur danse54.

 

3.2. L’invention politique d’une « danse africaine contemporaine »55

À la fin des années 80, soit presque trois décennies après la fin de la décolonisation, dans une conjoncture plus pacifiée permettant un renouveau des relations internationales, d’autres formes de collaborations furent envisagées avec les pays d’Afrique. Les Arts et la Culture, qui avaient déjà été valorisés en France sous l’impulsion de François Mitterrand et de Jacques Lang, furent au cœur des nouvelles politiques de coopération. Celles-ci visèrent à favoriser plus particulièrement la création contemporaine sur le continent africain. Par ce nouveau levier, la présence française pouvait être repensée en Afrique, non seulement dans ses anciennes colonies et son « pré-carré », mais plus largement sur l’ensemble du continent.

En janvier 1990, à l’issue de rencontres professionnelles intitulées Afrique en Créations, organisées à Paris par Michel Rocard, fut décidée la mise en place d’aides publiques européennes et majoritairement françaises pour la création africaine56. L’Hexagone réaffirma à cette occasion son « exception culturelle »57 et ses liens avec le continent africain.
Ce qui devait être un dispositif léger à son lancement est devenu aujourd’hui un pôle puissant du département des échanges artistiques de l’Institut Français. Cet Établissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) centralise l’ensemble des Centres Culturels, Instituts Français et la plupart des Alliances Françaises du monde entier, sous la tutelle du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication. Au sein de cette institution, Afrique En Créations est maintenant devenue incontournable pour la promotion de la création artistique contemporaine d’Afrique.
La danse fait partie des disciplines artistiques qui ont su tirer le plus large profit d’un tel dispositif58. Lors du lancement d’Afrique en Créations, il y avait pourtant peu de pistes pour promouvoir les arts chorégraphiques sur le continent59. Encore plus rares étaient les créateurs vivant sur place engagés dans cette voie60. Le passage à la scène contemporaine semblait toujours difficilement concevable. Les quelques initiatives qui avaient jalonné jusqu’alors l’histoire de la danse professionnelle sur le continent, comme Mudra Afrique à Dakar61 ne pouvaient suffire à justifier la création d’une biennale africaine consacrée exclusivement à la création chorégraphique en Afrique.
Il fallut en quelque sorte inventer artificiellement une nouvelle danse en conformité avec les exigences des bailleurs de fonds. Celle-ci fut alors dénommée « danse africaine contemporaine » par l’Ivoirien Alphonse Tiérou, mandaté par Afrique en Créations pour cette mission. Un concours et des rencontres chorégraphiques avec à l’appui des prix attractifs furent organisées sous forme de biennales sur le continent62.
D’édition en édition, les candidats furent de plus en plus nombreux. L’envergure de ces manifestations est telle qu’aujourd’hui, si cet organisme émanant de l’État français venait à retirer son aide, la plupart des actions en faveur d’une danse de création risqueraient de disparaître sur le continent63. Les festivals, les centres de formation64, les aides à la création et à la diffusion, les résidences d’artistes, qui se sont multipliés ces vingt dernières années, majoritairement en Afrique de l’Ouest, se sont calqués sur le modèle de la danse contemporaine française et continuent à dépendre majoritairement des subsides de la France par le biais d’Afrique en Créations. Dans une telle configuration, la tentation fut grande de se laisser happer par le modèle prégnant d’une danse contemporaine européenne et plus particulièrement française, celle-ci ayant largement fait ses preuves sur les scènes internationales.

Certains artistes ont su se positionner habilement. C’est par exemple le cas des Burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro qui furent « découverts » par le milieu de la danse contemporaine française grâce au succès retentissant de la pièce de la chorégraphe Mathilde Monnier, Pour Antigone, créée en 1993. Ce spectacle fut interprété conjointement par des danseurs contemporains européens et des danseurs burkinabés pour la plupart venus du ballet traditionnel. La compagnie Salia Nï Seydou qui remporta le deuxième prix des rencontres chorégraphiques d’Afrique en Créations en 1998, a été depuis programmée régulièrement dans les plus grands festivals européens de danse contemporaine. Salia Sanou, qui se considère lui-même aujourd’hui comme un enfant de ces rencontres65, a su intégrer les ingrédients nécessaires à la reconnaissance de son travail artistique en proposant « une danse contemporaine africaine » en conformité avec les attentes des programmateurs et des publics occidentaux.

Conclusion : dépasser les pièges identitaires 

L’histoire du développement contemporain de la création chorégraphique d’Afrique a montré elle aussi que les artistes étaient régulièrement tiraillés entre, d’une part, la tentation d’être reconnus en se conformant aux images induites et construites depuis des générations sur « leur » corps, « leur » danse  et « leurs » traditions, tout en se conformant aux modèles d’un Occident dominant et, d’autre part, le désir d’une véritable liberté de création individuelle, dépouillée de toute assignation esthétique ou identitaire.

Le malheur veut que bien des danseurs peu sagaces, pensent être authentiques en renvoyant à l’Européen sa vision de l’Africain. Ils s’enferment dans des stéréotypes. Dès qu’on veut s’en échapper, on est accusé de vendre son âme, son identité. À se vouloir simplement artiste avant d’être artiste africain, on est taxé d’arrogant.66

Peu de danseurs sont finalement parvenus aujourd’hui à dissocier leur « identité artistique » de leur « identité culturelle ». Et le nouveau cadre construit par Afrique en Créations n’a pas favorisé leur « émancipation », surtout en Afrique de l’Ouest où le modèle « à la française » pèse encore lourdement.
En revanche, les artistes africains de la zone australe ou centrale se mettent plus volontiers en opposition avec les modèles occidentaux, offrant une danse en résistance qui fait voler en éclats de nombreux codes préétablis. Pour eux, la danse devient un moyen de lutte contre les discriminations. La scène est régulièrement envisagée par les artistes comme un véritable moyen de lutte contre les préjugés sociaux, raciaux ou sexistes. Particulièrement engagés sur ces questions de sociétés, nombre d’entre eux se jouent, dans leurs œuvres, des stéréotypes qui traversent l’Afrique et plus largement le corps, la femme, la sexualité et la danse67.
La jeune chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, est à ce titre exemplaire. Dans sa création Swan Lake 68, elle revisite le Lac des Cygnes en bousculant tout un ensemble de codes, n’hésitant pas à faire fusionner danse classique et danses sud-africaines. Hommes et femmes sont tous en tutus, les pointes sont abandonnées et même la musique de Tchaïkovski est mise à distance. L’argument est lui-même transposé, évoquant l’homosexualité. Il n’en reste pas moins que son écriture est d’une grande précision et les interprètes excellents dans toutes les techniques de danse.

Cette fois toutes les cordes et tabous du ballet romantique volent en éclats. Et pourtant, les ballettomanes ne résistent pas à ce Lac d’un autre genre […] Dada Masilo révise l’argument du Lac des Cygnes, faisant de Siegfried un prince aux amours homosexuelles. Ainsi, elle nous parle de la société dans laquelle elle vit, de la tolérance et des sentiments.69

Swan Lake, Dada Masilo © Biennale de Lyon, 2012

 

Cependant même si de tels artistes arrivent à se jouer des stéréotypes, ils ne s’en libèrent pas totalement puisqu’ils en font encore malgré tout régulièrement le thème de leur travail artistique. Ils échappent difficilement aux contingences socio-politiques et aux assignations culturelles auxquelles ils ont été historiquement soumis. Il est vrai que le « corps africain », lié à son lourd passé, est encore loin d’être à l’abri de toute stigmatisation, et le spectre des vieux clichés ressurgissant régulièrement, il est parfois difficile pour les danseurs de ne pas se laisser piéger.
Mais plutôt que de s’inquiéter jusqu’à l’obsession des identités, c’est en tirant parti de leur pluralité que les artistes, qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs, sont à même d’inventer un monde fait de libre circulation, de tolérance et de partage. Les créateurs sont souvent des visionnaires qui ont un temps d’avance sur les grandes mutations sociétales. Par une vision globale qui consiste à savoir « se situer pour mieux agir, relier pour mieux comprendre et s’élever pour mieux voir »70, les chorégraphes et danseurs devraient pouvoir contribuer à désaliéner le corps en développant une pensée critique et une créativité émergente.

 


Notes

1 – COURTINE Jean-Jacques, Histoire du corps, 3. Les mutations du regard, le XXe siècle, 2006, p.7.

2 – JAQUET Chantal, Le corps, 2001, p.3.

3 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.7.

4 – FREUD Sigmund (1904), Cinq leçons de psychanalyse, 1965.

5 – MERLEAU-PONTY Maurice, La Phénoménologie de la perception, 1945.

6 – MAUSS Marcel, « Les techniques du corps » in Sociologie et Anthropologie, 1950.

7 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le corps et ses sociologies, 2003, p.8.

8 – MERLEAU-PONTY Maurice, Signes, 1960, p.287.

9 – COURTINE Jean-Jacques, op.cit. p.9.

10 – LE BRETON David, L’adieu au corps, 1999, p.26, 27.

11 – BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, 1986, p. 207.

12 – DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, op.cit., p.57.

13 – GARNIER Catherine, « la corporéité comme définition interdisciplinaire et interculturelle », in Le Corps Rassemblé: Pour une Perspective Interdisciplinaire et Culturelle de la Corporéité (sld) 1991, p.14.

14 – Les premières taxinomies apparurent au dix-septième siècle, notamment à travers François Bernier qui en 1684 employait pour la première fois le mot “race“. Mais ses propos passèrent à l’époque relativement inaperçus. La notion ne se développa dans le milieu scientifique qu’au siècle suivant principalement à travers les théories de BUFFON (Histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, 1766) et de Carl Von LINNE (Systema naturae per regna tria naturae : secundum classes, ordines, genera, species cum characteribus, differentiis, sinonimis, locis Tomus I (Regnum animale) 1735).

15 – TODOROV Tzvetan, Nous et les Autres, 1989, p.135.

16 – La Ministre fut l’objet d’insultes racistes de la part de personnalités politiques mais aussi des medias. d’extrême-droite, ceux-ci n’ayant pas hésité à rapprocher la Ministre d’une guenon courant Novembre 2013

17 – NDIAYE Pap, La condition noire, essai sur une minorité française, 2008.

1818- BOURDIE Annie, Création chorégraphique d’Afrique francophone : systèmes de représentations et stratégies de reconnaissance en période contemporaine, thèse de doctorat en Sciences Humaines et Sociales. dirigée par Jacqueline TRINCAZ, soutenue à l’Université Paris Est Créteil, 21 Octobre 2013.

19 – Photo n°1.

20 – N’DIAYE Pape Ibrahima, cité par ANDRE Béatrice, « Le sénégalais Kaoloak danse sa colère » in Cultures sans frontières, Radio Prague, 9 septembre 2007, source : http://www.radio.cz/fr/rubrique/culture/la-senegalais-kaolack-danse-sa-colere.

21 – Gravure n°1.

22 – Voir photos n°2 et 3.

23 – Photo n°4.

24 – Photo n°5.

25 – GUEREDRAT Annabel, A freak show for S., solo créé en 2011.

26 – BOISSEAU Rosita, « Le feu d’artifice de Chantal Loïal, la « danseuse aux grosses fesses » » in Journal Le Monde du 19.02.2009.

27 – LOÏAL Chantal citée par BOISSEAU Rosita, « Nous sommes toutes des Vénus Hottentotes » in Le Monde du 21 Novembre 2011.

28 – Photo n°6.

29 – Carl HAGENBECK, commerçant allemand importateur d’animaux, eut l’idée en 1874 de monter des spectacles qu’il qualifia lui-même d’“anthropozoologiques“.

30 – BLANCHARD Pascal (Dir.), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002.

31 – DECORET-AHIHA Anne, Les danses exotiques en France, 1880-1940, 2004, p.58.

32 – BLANCHARD Pascal, « Les “Noirs“ en image : des abolitions aux zoos humains, des conquêtes coloniales aux indépendances », conférence donnée au Centre Beaubourg dans le cadre des forums de la sociétés sur le thème de L’esclavage, la France, les abolitions, les enjeux, Paris, Beaubourg, 31 Mars-1er Avril 2006.

33 – BLANCHARD Pascal, BANCEL Nicolas, LEMAIRE Sandrine, « Les zoos humains, le passage d’un racisme scientifique vers un racisme populaire et colonial en Occident » in BLANCHARD Pascal (dir), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, 2002, p.63-71.

34 – PERRAULT Sylvie,« Danseuse(s) noire(s) au music-hall, la permanence d’un stéréotype », Corps, 2007/2 n° 3, p. 65-72.

35 – Photos n°7 et 8.

36 – Voir à ce sujet les commentaires de LEVINSON André, (1929), in danse d’aujourd’hui, Actes Sud, Paris, réédition 1990.

37 – CHALAYE Sylvie, les représentations du noir au théâtre, Conférence du 16 Octobre 2007 à la Bibliothèque nationale de France, NF en partenariat avec l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Paris.

38 – RIEFENSTAHL Leni, Les Dieux du Stade (Olympia), Allemagne, 1938, 220 mn.

39 – RIEFENSTAHL Leni, Die Nuba, 1973.

40 – Photo n°9.

41 – RIEFENSTAHL Leni, , L’Afrique, (Trad. de l’allemand par Louise Dupont), 1982, p.24.

42 – RIEFENSTAHL Leni, 1973, op.cit., p.10.

43 – SONTAG Susan, « Fascinating fascism » in New York Review of Books,
6 Février 1975.

44 – Photos n°10 et 11.

45 – Propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Johannesburg en septembre 2012.

46 – Photos n°12 et n°13.

47 – Photo n°14.

48 – ANUANG’A Fernando, propos recueillis lors d’un entretien réalisé par mes soins à Bamako en Novembre 2010.

49 – KEITA Fodéba, « La Danse africaine et la scène » in Présence africaine, XIV-XV, 1957, p.164-178.

50 – Voir photo n°15.

51 – TIEROU Alphonse, Si sa danse bouge, l’Afrique bougera, 2001, p. 121.

52 – Photos n°16 et n°17.

53 – MOMBOYE Georges, commentant son travail dans le film sur empreintes Masaï, site internet numéridanse :http://www.numeridanse.tv/index.php?Itemid=7&mediaRef=MEDIA110902152634926&option=com_mediacenter.

54 – BEBEY Kidi, « Pour un corps mutant » in NJAMI, Simon (dir) Ethnicolor, 1987 p. 155.

55 – BOURDIÉ Annie, « l’invention d’une danse africaine contemporaine », in thèse de doctorat, op.cit p.320, Octobre 2013.

56 – Sources : Archives AFAA, Actes des rencontres Afrique en Créations, Paris, 1990.

57 – PELLETIER Jacques, « Discours de clôture », Actes des rencontresAfrique en Créations, Paris, 1990, p. 193-198.

58 – La création chorégraphique est subventionnée à 80% par Afrique en Créations.

59 – Mis à part peut-être le Marché Africain des Arts de la Scène (MASA) d’Abidjan.

60 – Sauf l’ancienne élève de Mudra Afrique, la Burkinabé Irène Tasembedo, qui s’était fait remarquer avec sa pièce Yenenga en 1992.

61 – Il y avait eu une tentative écourtée de “modernisation“ de la danse en Afrique de l’Ouest, voulue par Senghor, par le biais de Mudra Afrique. Cette antenne du centre Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, dirigée par Germaine Acogny, ne dura que 5 ans de 1977 à 1982.

62 – La première édition eut lieu en 1995 à Luanda en Angola, puis en 1998, 1999, 2003 à Antananarivo, en 2006 à Paris, 2008 à Tunis, 2010à Bamako et la neuvième eut lieu en 2012, à Johannesburg, Lors de cette 9ème édition, plusieurs centaines de programmateurs du monde entier et d’artistes de toute l’Afrique avaient été réunis.

63 – Même si la commission européenne et quelques grandes fondations privées sont aussi des partenaires privilégiés les festivals, les centres de formations.

64 – Parmi eux l’Ecole des Sables au Sénégal, le CDC La Termitière au Burkina Faso, le centre Donko Seko au Mali.

65 – SANOU salia, Afrique, danse contemporaine, 2008, p.42.

66 – CUVILAS Augusto, cité par DE GUBERNATIS Raphaël, « L’Afrique danse sur un fil », in Le Nouvel Observateur, Avril 2006, p. 130.

67 – A titre d’exemple nous pouvons citer, pour l’Afrique du Sud Robyn Orlin mais aussi Sello Pesa, Boyzie Cekwana, Mamela Nyamza, Nelixibe Xaba, et plus récemment Désirée Davids et Dada Masilo pour le Mozambique Panaïbra Gabriel et Augusto Cuvilas (aujourd’hui disparu) et pour le Congo (Brazzaville et RDC) respectivement Delavallet Bidiefono et Faustin Linyekula.

68 – Photo n°18.

69 – Présentation de la pièce Swan Lake sur le site du théâtre La Baleine d’Onet le Château. Source : http://www.la-baleine.eu/portfolio/dada-masilo-swan-lake/.

70 – DE ROSNAY Joël, Le macroscope : vers une vision globale,1975.


Bibliographie


ARCHIVES AFAA. Actes des rencontres Afrique en Créations. Paris : 1990.

APOSTOLSKA Aline. « Danse africaine, à la recherche de la transe perdue » in revue Danser, n°9, Paris, février 1984.

BLANCHARD  Pascal. « Les “Noirs“ en image : des abolitions aux zoos humains, des conquêtes coloniales aux indépendances », conférence donnée au Centre Beaubourg dans le cadre des forums de la sociétés sur le thème de “L’esclavage, la France, les abolitions, les enjeux“, Paris : Beaubourg, 31 Mars-1er Avril 2006.

BLANCHARD  Pascal. « Les zoos humains, le passage d’un « racisme scientifique » vers un « racisme populaire et colonial » en Occident » in BLANCHARD Pascal (dir), Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, Paris : La Découverte, 2002.

CHALAYE  Sylvie. « Quand on n’a que son corps à imposer au monde » in Africultures n°54. Paris : L’Harmattan, janvier-Mars 2003.

CHALAYE Sylvie. «les représentations du noir au théâtre », Conférence du 16 Octobre 2007 à la Bibliothèque nationale de France, en partenariat avec l’Athénéé-Théâtre Louis Jouvet, Paris.

CUVILAS Augusto, cité par DE GUBERNATIS Raphaël. « L’Afrique danse sur un fil », in Le Nouvel Observateur, avril 2006.

DECORET-AHIHA Anne. Les danses exotiques en France, 1880-1940. Pantin : CND, 2004.

DUPLAN Hernst, « Hernst Duplan : l’expression primitive » interview de BEBEY Kidi in TILLETTE, Bruno, NJAMI, Simon (dir) Ethnicolor, Paris : Éditions Autrement 1987.

FRAZER James. The Golden Bough. Londres : MacMillian, 1890.

KEITA Fodéba, « La Danse africaine et la scène » in Présence africaine, XIV-XV, 1957.

LEVINSON André. Danse d’aujourd’hui. Paris : Actes Sud, reéd. 1990, 104p.

LHAMON JR William T. Peaux blanches, masques noirs. Représentations du blackface, de Jim Crow à Michael Jackson (2004), trad. S Renaut. Paris : Kargo, 2008.

PASTOUREAU Michel. Noir, histoire d’une couleur. Paris : Seuil, 2008, 216p.

PERRAULT Sylvie. « Danseuse(s) noire(s) au music-hall, la permanence d’un stéréotype », in Corps, 2007/2 n° 3.

RIEFENSTAHL Leni. Die Nuba.

RIEFENSTAHL Leni. Mein Africa (trad. de l’allemand par Louise Dupont). Paris : Éditions Herscher, 1982.

RIEFENSTAHL Leni. Les Dieux du Stade (Olympia). Allemagne, 1938, 220 mn.

SACHS Curt. Histoire de la danse. Paris : Gallimard, réimpression 1938, 2004, 229p.

SEGUIN Eliane. Histoire de la danse jazz. Paris : Chiron, 2003, 281p.

SONTAG Susan. « Fascinating fascism » in New York Review of Books, 
6 Février 1975.

TODOROV Tzvetan. Nous et les Autres. Paris : Seuil, 1989, 464p.

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