Pour citer cet article : Ha-Minh, Bao-Trang, « “Alors Satan entra en Judas” : vies, morts et possession de Judas sur la scène médiévale. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°1 « Commencements », 2005, mis en ligne en 2005, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.
Présenté comme un homme possédé par le diable par les évangiles, Judas se voit affublé de tous les stigmates dès le Moyen-Âge : nouvel Œdipe, il tue son père et épouse sa mère ; trésorier cupide, il trahit son maître ; Juif aux attributs biologiques féminins, et par conséquent diabolique, il offre son âme à Satan en se suicidant. L’étude des apparitions de ce personnage sur la scène médiévale nous a permis de comprendre comment la théologie de la possession et la pratique théâtrale se sont fécondées l’une l’autre. Marionnette entre les mains de Lucifer, instrument didactique dans celles de l’Église, incarnation du mal dans celles des fatistes, Judas est, de la même manière que l’acteur, un corps possédé : le phénomène de la possession est un moyen de représentation du mal et de la maladie. Et paradoxalement c’est parce qu’elle est devenue un élément de dramatisation que la possession se transforme en instrument de rédemption.
As the Gospels present him as a man possessed by the devil, Judas epitomizes the worst sins in the Middle Ages: this new Oedipus kills his father and marries his mother; this greedy treasurer betrays his master; this biologically feminine, and thus diabolical Jew offers his soul to Satan when he commits suicide. The study of this character’s appearances on the medieval stage allows us to understand how the theology of possession and the dramatic practice had influenced each other. Judas is staged as a puppet in the hands of Satan, a didactic instrument in the hands of the Church, the incarnation of evil in the hands of the “fatistes”, Judas is, like the actor, a possessed body: the phenomenon of the possession is a mean to represent evil and diseases. And it is paradoxically because of its dramatization that the possession becomes an instrument of redemption.
Judas Iscariote est l’un des apôtres les plus connus mais aussi l’un de ceux dont on parle le moins dans le Nouveau Testament : nous avons compté dix-sept occurrences réparties en quatre ou cinq épisodes. Deux évangélistes le décrivent comme un possédé ; Luc écrit : « Alors Satan entra en Judas, que l’on surnommait Iscariote, l’un des douze […] » et Jean raconte que : « après qu’il eut mangé cette bouchée, Satan entra en lui » comme l’avait prédit Jésus : « […] pourtant l’un d’entre vous est un diable ». La parcimonie avec laquelle les textes bibliques nous apportent des informations sur lui, son rôle dans l’histoire sainte et son aura maléfique ont permis aux auteurs les spéculations les plus fantaisistes aussi bien en ce qui concerne sa vie que sa mort, qui sont ainsi devenues plurielles. Au Moyen Âge, ce personnage fascine aussi bien les théologiens que les chrétiens qui continuent à se demander pour quelle raison Judas a trahi Jésus ? Pourquoi a-t-il rendu le mal pour le bien ? Et parmi toutes les réponses données, telles l’avarice, l’envie, la prédestination ou la possession diabolique, cette dernière semble avoir reçu la caution des Évangiles. Alors si tous les indices laissent à penser qu’il est possédé, Judas peut-il encore être considéré comme coupable, peut-il être « sauvé » dans la mesure où il a participé au salut des hommes ?
L’étude du personnage de Judas en tant que possédé, c’est-à-dire tel qu’il est mis en scène à la fin du Moyen Âge, nous permet de montrer comment la théologie de la possession et la pratique théâtrale se sont fécondées l’une l’autre. Tout d’abord, nous nous intéressons au sort que les théologiens réservent à Judas : en faisant de lui un possédé, ils l’utilisent comme un argument de prédication, voire de propagande, efficace : ce personnage se définit comme une incarnation du mal (sans vraiment donner son origine). Ensuite, notre étude des différents attributs de Judas confirmera que le phénomène de possession est un moyen de représentation du mal, comment il sert à désigner le mal et la maladie. Enfin, nous démontrerons qu’en devenant un élément de dramatisation, la possession se transforme en instrument de rédemption.
1. Un argument de prédication
1.1 Le destin d’un possédé
Plusieurs versions, parfois contradictoires, de la biographie de Judas coexistent dans la culture médiévale, mais nous pouvons dire que les auteurs s’accordent pour lui donner une vie criminelle, une mort ignominieuse et une éternité infernale.
Même si les évangélistes attribuent à Judas des attitudes et des motivations diverses, les versions de sa vie avant la rencontre avec le Christ, sont encore plus nombreuses (P. F. Baum en a répertorié quarante-deux) et plus divergentes. Pourtant, elles ont pour point commun de le peindre comme le pire des criminels puisqu’il s’est rendu coupable de tous les crimes « possibles et imaginables ». La Vie de Jésus en arabe, un écrit apocryphe chrétien, rapporte le fait suivant : lorsqu’il a trois ans, en pleurant, Jésus chasse le démon du corps d’un autre enfant.
Aussitôt, ce démon sortit de Judas et s’enfuit comme un chien enragé. Ce garçon était Judas Iscariote, qui livra Jésus à la mort, et l’endroit où il frappa notre Seigneur est aussi l’endroit où celui-ci fut percé par la lance lors de la Passion.
Dans la Légende dorée, Jacques de Voragine raconte l’histoire de Judas tout en insistant sur le fait qu’elle est apocryphe : à la suite d’un songe prémonitoire, les parents de Judas, Ruben et Ciborée, décident de l’abandonner à la mer. Il est recueilli par la reine de l’île de Scarioth et, plus tard, il assassine le fils de sa mère adoptive. Judas s’enfuit et se met au service de Pilate qui lui demande de voler des fruits du pommier qui pousse dans le jardin de son voisin, un certain Ruben. En commettant son larcin, Judas tue le propriétaire des lieux. Pour le récompenser, Pilate lui donne pour épouse la veuve de sa victime, qui avait de grandes richesses. Mais, en l’interrogeant sur ses origines, sa femme Ciborée comprend que Judas est le meurtrier de son père et le mari de sa mère. Il quitte tout pour aller trouver Jésus afin de faire pénitence. Il finit par livrer son maître à une mort certaine. Ainsi, la tradition médiévale a peint le portrait d’un Judas fratricide, voleur, parricide, incestueux et déicide. Pour l’achever, elle insiste sur le fait qu’il s’est suicidé. Judas incarne le mal parce qu’il commet des crimes et même ces actes sont considérés comme des crimes parce qu’ils sont commis par Judas.
Alors que les Évangiles semblaient unanimes à propos de la vie de Judas, les écrits néotestamentaires donnent deux versions de sa mort : d’après l’Évangile de Matthieu, pris de remords, il s’en va trouver les prêtres pour leur rendre leur argent avant de se pendre (Mt 27,3 de la Vulgate), mais d’après les Actes des Apôtres (texte attribué à Luc) il achète un champ avec l’argent de son forfait, le « champ du sang » sur la terre duquel il tombe, et son corps s’ouvre par le milieu, laissant échapper ses viscères (Ac 1, 11-13). Après une longue série de conjectures plus farfelues les unes que les autres, Jacques de Voragine parvient à produire une version qui permet aux deux textes de s’accorder :
Il est vrai que touché de repentir il rapporta [l’argent] et qu’il alla se pendre avec un lacet, et s’étant pendu, il a crevé par le milieu du ventre et toutes ses entrailles se sont répandues ; il ne rejeta rien par la bouche […] Il mourut en l’air, afin qu’[…]il fût placé ailleurs que dans l’habitation des anges et des hommes, et qu’il fût associé avec les démons dans l’air.
Enfin, un sort terrible l’attend dans l’au-delà : lorsque Jésus descend en Enfer pour sauver les âmes, Judas se voit condamné à la damnation éternelle avec des compagnons qui, comme lui, ont commis des péchés tels qu’ils ne peuvent recevoir de pardon : l’Évangile apocryphe de Barthélemy le cite avec Caïn et Hérode, Dante le décrit avec Brutus et Cassius et les fresques des églises le représentent en compagnie de Néron, entre autres…
Après une telle accumulation de malheurs, personne ne peut douter de la possession dont il est victime. À l’époque où les échafauds se multiplient aussi bien pour accueillir des représentations théâtrales que des exécutions de criminels, Judas n’apparaît plus uniquement comme le bouc émissaire sur lequel s’acharnent les clercs, il obtient un droit de réponse, il devient un homme qui a choisi son destin.
1. 2 Le procès de Judas
En ce qui concerne Judas, l’Église médiévale s’attache à inculquer un enseignement sous forme de réquisitoire. Pour elle, ce personnage résume tous les péchés qu’elle combat. À lui seul il transgresse tous les interdits, et surtout les plus récents : l’interdit matrimonial de consanguinité inventé et défini par l’Église dès le XIesiècle (pour mieux contrôler les alliances princières et aristocratiques), ainsi que la prohibition de l’usure que Judas pratique en tant de Juif, comme le montre cet extrait d’un mystère de la Passion du début du XIVe siècle :
ANNE
[…] Je n’en possède que vingt-huit !
Mais, par la loi qui nous unit,
Si vous m’avancez deux deniers,
C’est quatre que vous recevrez !
Et surtout, Judas a trahi Jésus et devient alors l’archétype du traître, le criminel par excellence. Dans le système féodal, il s’identifie au vassal félon.
Mais s’il est possédé, c’est-à-dire incapable de choisir entre le bien et le mal, peut-on le considérer comme responsable de ses actes ? La loi se refuse à condamner le fou. C’est pourquoi, à la différence de la prédication ecclésiastique, le théâtre offre plutôt un enseignement sous forme de plaidoyer. Il donne la parole à l’accusé : désormais c’est Judas qui raconte son histoire. Dans la Passion provençale, l’histoire est très différente de celle qui se retrouve dans les autres textes : pas de rêve prémonitoire, ni de fratricide, ni de vol de pommes. Abandonné pour échapper au massacre des Innocents, Judas est élevé dans une contrée lointaine avant de revenir à Jérusalem où il tombe amoureux d’une femme qu’il épouse. Il vit heureux jusqu’au jour où son épouse découvre qu’elle est aussi sa mère. Puis, à la fin du XVe siècle, Jean Michel est le premier à dramatiser la vie pré-évangélique de Judas qui apparaît sur scène juste après avoir commis son premier meurtre. Le rôle de ce personnage s’amplifie au fur et à mesure qu’il acquiert une certaine épaisseur psychologique.
Pourtant, au milieu du XVe siècle, Arnoul Gréban avait introduit une lutte entre Désespérance et Judas pour la possession de son âme, un dialogue en forme de parodie de procès au cours duquel l’accusé finissait par se condamner et un démon servait de greffier. Le suicide devient l’occasion d’une scène à la fois pathétique et comique : par orgueil, Judas se persuade que le pardon est impossible et la damnation inévitable et par désespoir, il prend la décision de mettre fin à ses jours, l. 55-80, pour finir par se donner au diable de son plein gré, décision qui apparaît comme une façon ultime de garder le contrôle.
En fait, l’argument de la possession semble des plus pernicieux : dans la mesure où Judas fait le choix de se donner à Lucifer, il n’est plus une victime, il est devenu acteur. Le théâtre rend possible l’humanisation de Judas en même temps que le discours du personnage permet de voir la scène puisqu’il décrit le décor infernal.
2. Un moyen de représentation
2. 1. La physionomie du mal
Grâce à une riche iconographie, nous disposons d’une longue liste d’éléments qui permettent d’identifier Judas, parmi lesquels nous ne citons que les plus courants : il est roux, il porte un pallium ou une tunique (car les apôtres sont vêtus d’un habit « à l’antique ») de couleur jaune, il est gaucher, il possède une bourse (à la main ou à la ceinture), il est représenté de profil à cause du mauvais œil, puis de trois-quarts, enfin de face regardant le spectateur au XVIIe siècle, car désormais le mal possède un visage. Dans les représentations de la Cène, même la place à table qu’occupe le traître témoigne de son caractère maléfique. Dans les didascalies de son texte dramatique, Jean Michel suit une tradition picturale assez répandue en décrivant le plan de table : Judas est placé de manière explicite en face du Christ, à sa gauche. De cette manière, il est bien visible, et il permet aussi aux spectateurs de voir tous les autres apôtres assis en opposition par rapport au traître. Désormais, le mal a une place : à gauche.
De plus, la présence d’un démon aux côtés de Judas ne laisse aucun doute sur le véritable maître de ce dernier. La comparaison entre les gestes de la mise en scène de l’Eunuque de Térence dans le manuscrit de Tours et la fresque de Giotto nous permet de reconnaître le puissant instigateur de la trahison de Judas : d’une part, le démon pousse le traître dans le dos pour l’inciter à agir, et de l’autre, le fait que tous deux font le même geste de la main sont des preuves d’obéissance de l’homme, d’après le répertoire des gestes de François Garnier. Et l’indéniable ressemblance entre l’être humain et la créature diaboliquefait de celle-ci une caricature infernale de celui-là.
Ainsi Judas est bel et bien possédé. Le mal possède un corps.
2. 2 La physiologie de la possession
Les ouvrages qui enseignent le discernement des esprits, font de l’observation de la physiologie humaine un moyen sûr de déterminer si l’esprit qui habite le ou la possédé(e) se révèle d’origine divine ou démoniaque et l’anatomie se retrouve au service de la théologie : les viscères (ou le ventre) sont le lieu où demeure le démon. Une fresque de Canavesio représente Judas figé, défiguré par un rictus horrifié tandis qu’un démon s’empare de son âme. Ses organes ressemblent à des bourses pendantes. Par ailleurs, les textes dramatiques reprennent l’idée que l’âme de Judas ne peut sortir que par son ventre. En 1501, la ville de Mons met en scène un Mystère de la Passion et un « secret » est inventé pour rendre cette éviscération plus que saisissante : suspendu en l’air grâce à des poulies, l’acteur portait sous sa robe un sac rempli de boyaux de porc que le démon coupait à l’aide d’un couteau pour laisser s’échapper son contenu.
En revanche, le cœur est le lieu où résident l’âme et l’Esprit saint (d’où la coutume d’enterrer séparément cœur et entrailles et de récupérer les os). La définition que donne Saint Bonaventure de la possession dit que « les démons peuvent […] s’introduire dans le corps de l’homme et le tourmenter […] C’est ce qui s’appelle posséder […] Mais pénétrer dans l’intime de l’âme est réservé à la substance divine ». Pourtant, malgré le traité de Saint Bonaventure, Judas a ouvert non seulement ses entrailles à Satan, mais aussi son cœur, d’après Jean Michel :
DÉSESPÉRANCE
Ouvre ton cœur et mets-y
Désespérance et tu n’hésiteras plus ;
Abrège ta vie et pends-toi :
Voici une corde que j’ai gardée pour toi.
Le décor d’une Passion, jouée en 1583 à Luzerne, laisse voir en son centre l’arbre à la branche depuis laquelle le traître se pend. Quant à la liste des costumes, elle nous permet de savoir de quelle manière a été représentée l’âme de Judas (alors qu’elle était confectionnée en carton-pâte à Mons ou figurée par un poupon à Valenciennes, 1547) :
Judas Iscariote […] est habillé comme pour le premier jour. Il doit avoir sur lui tous les accessoires nécessaires à sa pendaison et un jeune coq vivant déplumé sur sa poitrine, comme s’il était son âme (cf. Lucifer avec des pattes de poulet dans les fresques). Dismas et Gestas […] sont habillés pauvrement, d’une façon bizarre, comme des voleurs et des meurtriers. […] Dismas est celui de droite et Gestas celui de gauche. […] Celui de gauche doit avoir des cheveux roux et une barbe, ainsi qu’un écureuil noir autour de son cou ou sur sa poitrine, comme s’il était son âme. […] Celui de droite les cheveux noirs et une barbe courte et bien bouclée, ainsi qu’une poupée de chiffon blanc propre autour de son cou ou sur sa poitrine, comme si elle était son âme.
Le savoir anthropologique médiéval est compilé dans des ouvrages qui véhiculent des images servant à justifier le pouvoir des élites. Une fois de plus, Judas se retrouve mis à contribution dans une propagande idéologique menée contre les femmes, contre les Juifs, voire contre les paysans. En effet, la possession semble être une spécialité féminine car les femmes sont considérées comme des hommes que la nature a ratés. Leurs déficiences physiologiques et psychologiques font d’elles les créatures dans lesquelles les esprits pénètrent avec le plus de facilité, comme l’explique Vincent de Beauvais :
Les femmes ont un tempérament plus froid que les hommes, et donc elles sont plus petites et plus humides que les hommes. Ainsi, à cause de la froideur de leur tempérament, elles ont plus de liquides superflus, ce qui fait que la substance de leur chair est plus poreuse. (et donc plus ouverte aux pénétrations démoniaques !)
Et, en suivant ce raisonnement, plusieurs auteurs déduisent que, parce qu’ils ont été circoncis, les Juifs ne sont plus des hommes, ils sont affligés de maux caractéristiques, comme par exemple les menstruations. L’éviscération et l’épanchement sanguin de Judas reflètent de telles croyances qui font des Juifs des femmes sur le plan physiologique. Ces théories circulent encore à la Renaissance, nous en avons une allusion dans une réplique du Shylock de Shakespeare, d’autres au XVIIe siècle en Espagne, et même plus tard chez Freud. Enfin le personnage de Judas, pendu et éviscéré, incarne aussi la population dont la révolte a été sévèrement réprimée par les autorités lors des soulèvements paysans inspirés par la Réforme au début du XVIe siècle. Dans un vitrail anonyme alsacien, Judas porte des habits de paysan et non le pallium.
En tant que Juif et membre du peuple, Judas devient la figure emblématique du mal à combattre et à maîtriser. En lui, le mal est intériorisé : le théâtre fonctionne comme une autopsie, c’est-à-dire qu’il nous permet de voir de nos propres yeux l’intérieur des corps et des âmes !
3. Un élément de dramatisation
3. 1 L’instrument du diable pour créer une action dramatique
La Passion d’Arras apparaît comme le prototype des grandes passions cycliques. Sa principale innovation est l’introduction des diableries : le fatiste nous montre ce qui se passe en enfer. L’action dramatique a toujours des répercussions dans le monde infernal. Satan a reçu pour mission de faire mourir Jésus, il s’arrange pour que Judas le livre aux Juifs. La possession de Judas semble bien être ce « mal nécessaire » dont parle Saint Augustin : les diables, opposants au projet salvifique de Dieu, se font ses auxiliaires. La mise en scène de la lutte entre le bien et le mal apporte à la matière évangélique un dynamisme dramatique.
La nécessité de la possession de Judas apparaît aussi bien sur le plan dramatique interne qu’externe. Le théâtre religieux médiéval se caractérise par l’alternance d’épisodes sérieux et d’épisodes comiques, voire grotesques, comme la mort de Judas. Son arrivée en enfer est devenue un passage obligé. D’une part, une telle scène sert à montrer le sort peu enviable de ceux qui ont choisi le mauvais camp ; d’autre part, elle provoque un rire libérateur.
Le comportement de Judas apparaît très différent de celui des autres possédés dans les Passions médiévales. Alors que ces derniers se remarquent surtout par leurs discours incohérents et leur comportement violent, les fatistes ont choisi de mettre en scène un homme capable d’utiliser sa raison à des fins personnelles. Nous l’avons vu dans l’épisode de sa mort : Judas n’est pas un possédé comme les autres ; de son plein gré, il accepte de se donner au diable, sa damnation se révèle le résultat d’un choix personnel. L’évolution qui va d’Eustache Mercadé et d’Arnoul Gréban à Jean Michel, se conforme tout à fait à l’évolution théologique qui se produit au XVe siècle : Arnoul Gréban s’inspire de la théorie thomiste de la Rédemption universelle alors que Jean Michel introduit des accents nominalistes : il insiste sur la conversion individuelle.
Le drame est devenu intérieur : Judas hésite pendant cinq-cent quarante-deux vers avant de se pendre.
3. 2. La marionnette du fatiste pour créer un réseau de sens
L’évolution du mystère de la Passion inscrit Judas à l’intérieur d’un réseau de sens et de symboles. Les personnages de la culture biblique et chrétienne s’échangent leurs attributs et les péripéties surnaturelles qu’ils ont vécues, pour rendre le spectacle plus humain, plus vivant, car il est impossible de séparer la pensée de la sensibilité, le didactique du spectaculaire. Parmi les souvenirs bibliques, nous avons repéré : Caïn le fratricide, Moïse abandonné et élevé comme membre de la famille royale, la mort d’Absalon qui avait trahi son père David (2 Sa 18, 9-18), etc., et parmi les personnages de l’histoire et de la culture chrétiennes, Judas apparaît comme la figure inversée du Christ, le double d’Arius et le double damné de Théophile. D’une part, Arius, prêtre d’Alexandrie, est condamné comme hérétique en 325 parce qu’il a récusé le dogme de la Trinité et donc il a trahi son sacerdoce. Sa mort ressemble à celle de Judas par son côté scatologique : il aurait rendu l’âme en déféquant et en évacuant ses entrailles. Bède le Vénérable établit un lien entre les deux. D’autre part, la légende du clerc Théophile est la version médiévale de celle de Faust : ayant été rétrogradé dans la hiérarchie ecclésiastique, il vend son âme au diable en échange d’un meilleur poste et de revenus plus importants. Lorsqu’il comprend qu’il risque de passer l’éternité en enfer, il s’adresse à la Vierge qui va récupérer son pacte chez Satan et le sauve. Cet exemplum a été dramatisé par Rutebeuf (au milieu du XIIIe siècle). Contrairement à Théophile, Judas a refusé de s’adresser à la Vierge pour qu’elle intercède auprès de son fils. Chez Arnoul Gréban, cette intertextualité nous semble évidente.
3. 3. Un rôle dangereux ou une relique vénérable ?
Quelle conséquence la fiction peut-elle avoir sur la réalité ? Le rôle de Judas, ainsi que celui de tous ceux du parti de Satan, est censé porter malheur, comme le montrent les deux anecdotes suivantes. À Metz, en 1437, juste après que l’acteur qui jouait Jésus se fut évanoui sur la croix :
Lors de ce même jeu, il y eut un autre prêtre du nom de Jean de Nissey, chapelain de Mairange, qui jouait le rôle de Judas ; mais, parce qu’il est resté pendu trop longtemps, il fut paralysé et faillit mourir, car son cœur cessa de battre ; c’est pour cette raison qu’il fut vite enlevé de l’arbre et il fut porté en un lieu proche pour être frotté de vinaigre et d’autres choses pour être réconforté.
Puis à Meaux, en 1457-1459, une accumulation de catastrophes ne fit que confirmer cette fâcheuse réputation : parmi les acteurs, les diables moururent dans la plus grande pauvreté, Satan fut pendu et Désespérance se suicida en absorbant du poison. À la suite de quoi, les notables de la ville décidèrent de détruire leur théâtre qui n’a existé que pendant deux ans.
Cependant, il est aussi arrivé que l’auteur se réserve ce personnage, comme Virgil Raber qui, lors de la Passion jouée à Bozen en 1514, s’est attribué le rôle de Judas. On peut aussi penser qu’il a dû s’en charger parce que personne n’en voulait.
Pourtant, on attribuait un pouvoir magique aux objets qui avaient touché un condamné ou qui avaient servi à le mettre à mort : on les traitait comme des reliques. La logique de l’inversion qui se trouve au cœur de la pensée chrétienne permettait ainsi la transformation d’instruments de souffrance et de mort en remèdes efficaces pour soulager la douleur et redonner la vie. Mitchell Merback donne plusieurs preuves de l’existence d’une telle croyance : il cite Lucain, Pline l’Ancien et Paracelse. De plus, par exemple, les vertus curatives et ambiguës attribuées à la mandragore relèvent de cette analogie qu’établit l’imagination médiévale entre la mort d’un condamné de droit commun et celle du Christ rédempteur : cette plante anthropomorphe naît et pousse au pied des gibets grâce aux humeurs qui s’écoulent des cadavres. La représentation d’un supplice met en jeu les mêmes forces de mort et de vie.
Conclusion
En 1548, le Parlement de Paris interdit toute représentation de mystère dans sa juridiction. Cet arrêt, même s’il n’a aucune conséquence dans les villes de province, marque cependant la fin du théâtre médiéval en France. Avec ce registre disparaît aussi peu à peu le personnage de Judas. Cependant, son nom sert depuis longtemps à désigner tous les traîtres par antonomase et son utilisation est devenue un lieu commun, comme le « jaune Judas » d’Agrippa d’Aubigné. Il se retrouve même transposé lors d’une scène de dépit amoureux, dans l’exclamation indignée du valet Covielle que Molière met en scène dans Le bourgeois gentilhomme. Ainsi l’éclipse de ce personnage ne fut que très éphémère. Au XVIIIe siècle en Espagne, dans Judas Iscariote, Zamora consacre une pièce entière à Judas : elle montre un itinéraire personnel (d’une fourberie cynique à la souffrance) d’où Jésus est exclu (ainsi que toutes les scènes évangéliques) car la scène finale fait du parricide le crime fondateur de Judas, et non plus la trahison. De l’histoire de Judas, il ne reste plus que les épisodes apocryphes.
La substitution d’un crime à un autre va permettre la « rédemption » de Judas et faire de ses vies et de ses morts un mythe qui semble évacuer la question de la possession. Jean-Pierre Bordier et Gérard-Denis Farcyont affirmé qu’il existait un mythe de Judas, que ce personnage a toutes les « qualités » pour prétendre au titre de mythe : son caractère paradoxal, sa place dans un réseau riche d’images et de figures, son destin exceptionnel dû à un crime fondateur, à la fois sordide et salvateur. La littérature des siècles ultérieurs a tenté de le rédimer, surtout à partir de l’époque romantique : soit en l’isolant du cadre religieux, soit en donnant de « bonnes » raisons à ses actes, voire en soutenant qu’il est le premier martyr. Grâce à ce « coup de théâtre », elle s’est efforcée de l’excuser en spéculant sur ses motivations, et ce faisant, elle parcourt, mais en sens inverse, l’itinéraire qui avait imposé le personnage de Judas comme le pire des criminels.
Pourtant, on en retrouve des traces dans Le Christ recrucifié de Kazantzaki, où les notables d’un village décident de donner une représentation de la Passion : un homme roux, un peu marginal, se voit désigné pour jouer le rôle de Judas et il n’aura de cesse de répéter qu’il le refuse jusqu’au moment où il tuera celui qui incarnait le Christ (dans une scène particulièrement sanglante), comme s’il était possédé par le rôle qu’on lui a attribué…