J’ai tâché de voir tous les vestiges de la grande Athènes et je dois déclarer qu’ils m’ont paru quelque peu abandonnés. On allèguera peut-être que l’entretien des ruines en bon état, si je puis parler ainsi, exigerait des fonds que l’on n’a pas. Cette raison n’est pas une excuse dans un pays où l’on consacre deux millions à rebâtir un stade en marbre pentélique !
Je sais bien que la Société archéologique – dont les services d’ailleurs sont inoubliables – est en train de faire place nette autour du gymnase d’Adrien. Il est un peu tard, l’incendie du bazar ayant atteint fortement les ruines elles-mêmes. Auprès de la tour des vents, au Dipylon, quel désordre !
Et le temple de Thésée, le seul qu’ont épargné par hasard les incendies, les destructions aveugles, les maçons et les barbares, isolé dans un grand espace vide aux limites de la ville, n’est-il pas un dépôt de la voirie !
L’éphore général des antiquités, M. Cawadias qui a déjà tant fait, n’est pas toujours assez puissant.
Sur l’Acropole, rocher isolé, séparé comme Tirynthe par une distance rassurante de la mer et des pirates, une très antique peuplade avait établi son camp retranché. Plus tard, la population s’étant multipliée, s’installa dans la plaine sauf à revenir dans la forteresse aux jours de danger. Sous la protection de ses remparts cyclopéens, on plaça les idoles et les trésors. Peu à peu le temple prit de l’importance, et mille ans peut-être avant notre ère, l’enceinte fut uniquement consacrée à la religion. Après la défaite des Asiatiques, les ruines dont ils avaient jonché la terre disparurent, et dans de nouvelles constructions l’art fit de tels prodiges que l’humanité entière en eut le bienfait. Aujourd’hui encore nous jouissons du rayonnement parti de cette colline sainte, le cœur de la Grèce.
C’est assez dire dans quel esprit nous la considérons, tandis que M. Salomon Reinach et MM. Perdriset et Fournier1, membres actuels de l’École française, nous expliquent ses diverses parties, retracent leur histoire et nous font visiter le musée. Nous avons alors joui de quelques heures délicieuses. La nuit arrivée, tandis que les réverbères s’allumaient sur les avenues et que les chants tristes retentissaient dans le faubourg populaire du voisinage, nous errions encore auprès des ruines dont les masses sombres gardaient un attrait irrésistible. Il va sans dire que tous les jours nous sommes revenus là.
En vérité, j’ai trouvé [en Grèce] un ciel et une mer bien connus. C’est la Méditerranée avec ses bleus changeants, c’est le même beau ciel qui se mire partout dans ses eaux. Cette terre rocheuse, aride, stérile, émergeant des plaines vertes et fleuries, que de fois je l’ai rencontrée sur nos rivages méridionaux, dans la Provence, le Narbonnais, le Roussillon. Qu’elle est séduisante avec ses couleurs infiniment variées aux diverses heures du jour, et ses lointains admirables, violets et roses.
Mais autour de la Grèce, plus que nulle autre part, les rivages offrent des golfes profonds et sinueux, capricieusement semés d’îles gracieuses ; de tous les côtés la terre se présente avec la plus douce gradation des plans ; les montagnes ont à l’horizon des lignes si harmonieuses qu’on dirait des monuments. Selon le mot d’Ampère, dans ce pays où l’art est si naturel, il y a de l’art dans la nature.
Ce paysage déjà exceptionnel, et nous l’avions ainsi jugé dès Ithaque, animez-le par la magie des souvenirs et au travers des ruines dont le sol est partout semé, vous voyez le passé renaître, les hommes, les héros et les dieux !
Voilà pourquoi notre visite à l’Acropole restera comme le meilleur épisode d’un voyage enchanté. Les propylées, les temples de la Victoire et d’Érechtée, le Parthénon, puis, au pied de la muraille, l’odéon d’Hérode Atticus, le théâtre de Dionysos ; plus loin, la double terrasse du Pnyx, le rocher de l’Aréopage, au-delà, vers les limites de la plaine, Salamine, Éleusis, la route de Marathon, nous reconnaissons tout avec une joie profonde. Nous avons aussi une satisfaction intime et fière d’éprouver ces sentiments qui découlent de notre modeste éducation classique. La Grèce moderne, le monde actuel s’effacent de notre esprit et lui laissent toute liberté de vivre quelques instants au milieu de l’Athènes antique, dans son activité féconde, glorieuse, immortelle.
Les musées d’Athènes
« Athènes possède deux collections principales : l’une au Musée national, l’autre au musée de l’Acropole. […] Les principaux fonctionnaires étaient également là, et, à leur tête, M. Cawadias, « éphore » ou directeur général des antiquités. Ce savant est un élève des universités de France et d’Allemagne, et, avant sa nomination (1886), il était connu par son habile exploration du sanctuaire d’Esculape à Épidaure et par des publications qui témoignaient déjà d’une rare connaissance de l’histoire de l’art grec et de l’épigraphie. [….] M. Cawadias a l’air d’être un très brave homme, d’allure modeste et tout à fait serviable ; il est un de ces peu nombreux conservateurs de musée qui pensent que les collections appartiennent au public.
J’aurais bien quelques observations à faire sur les détails de ces musées. D’abord, les antiquités primitives y sont encore dédaignées. L’âge de la pierre en Grèce, si intéressant puisqu’il a des legs notables dans l’art mycénien, devrait y être mieux représenté. Le temps est passé où l’on pouvait négliger cette phase de la civilisation, dont les fouilles de Troie ont montré le rôle considérable et la longue durée.
La salle mycénienne elle-même n’est pas ce qu’elle devrait être. Je rends hommage à la décoration murale de cette belle galerie ; mais les trésors féeriques qu’elle renferme pourraient être, ce me semble, mieux classés et mieux présentés. Il est vrai que la salle est déjà petite pour tant de richesses et qu’en outre il y a un bon catalogue de tout l’ensemble du musée.
Les antiquités mycéniennes, fruits des fouilles de Schliemann poursuivies à Mycènes et sur divers points de la Grèce par la Société archéologique d’Athènes, ne peuvent être décrites ici. Il faut voir ces masques et ces parures d’or, ces poignards de bronze avec leurs incrustations d’ors teintés et d’argent, figurant des scènes d’une vie intense, ce fragment de vase d’argent avec la représentation du siège d’une ville, ces gemmes gravées, enfin ces coupes d’or, trouvaille de M. Tsoundas, où sont estampés et ciselés en beau relief sur l’une la capture des taureaux, sur l’autre les taureaux domptés (I). »
(I) Œuvres capitales dont Toulouse (Musée Saint-Raymond) possède le fac-similé, grâce à l’entremise de M. S. Reinach.
L’École française d’Athènes
« On connaît fort peu chez nous, en dehors de l’Université, l’École française d’Athènes. N’est-ce pas, d’ailleurs, la faute de l’École et des siens ? Vit-on jamais un pareil souci de faire le bien obscurément. Il n’existe pas une notice sur l’École d’Athènes, et, s’il est question d’elle dans le volume publié l’autre année à propos du centenaire de l’École normale, ces quatre pages sont cachées dans le chapitre intitulé : Les Normaliens en Voyage.
[…] M. Homolle fit exécuter [l’hymne à Apollon] dans une soirée donnée à l’École. Le roi, sa famille, tout le corps diplomatique étaient présents. Ce fut vraiment une fête nationale pour la Grèce et, d’autre part, l’exposé des découvertes de Delphes fut un triomphe pour la science française.
[…] La brièveté de mon séjour ne m’a permis que d’entrevoir la maison où est installée cette ruche laborieuse, au pied du Lycabète. C’est une demeure pareille à celle d’un simple particulier, modeste dans ses goûts et jouissant d’une petite aisance. Il y a quarante ans, elle était isolée à l’extrémité de la ville neuve, en pleine campagne, et, dans ces derniers temps, les constructions se sont multipliées autour d’elle comme par enchantement. »
« Nous nous sommes éloignés d’Athènes avec un profond regret. J’y ai entrevu seulement des jouissances dont je n’avais pas soupçonné l’étendue.
Ainsi, je croyais qu’il me suffirait de passer rapidement à travers les musées, que j’y retrouverais des œuvres bien connues.
La vérité est que ces œuvres sont bien au-dessus des copies et des reproductions quelles qu’elles soient ! En face des marbres de Paros avec leur teinte aimée des dieux, comme disait Platon, avec leur transparence et leur lustre, on prend le plâtre banal en horreur.
D’autre part, il est difficile de voir de plus mauvaises photographies que celles des marchands. Les monuments sont reproduits sans aucun souci de l’éclairage, de l’état du ciel. L’entourage est sacrifié, comme s’il n’était pas souvent nécessaire à leur genre de beauté. Les statues surtout sont maltraitées ; on ne s’est nullement préoccupé de leur modèle merveilleux. Je sais bien qu’on peut transporter ces grosses pièces dans un atelier spécial ; mais, en employant rideaux, réflecteurs, lumière artificielle, etc, on pourrait obtenir un bon résultat. Les objectifs sont souvent insuffisants, la mise au point fausse. Enfin, pour les sculptures comme pour les édifices, les fonds sont refaits et, par suite, les contours de l’œuvre odieusement outragés.
Les livres, les plus beaux et les meilleurs, où ces vues insuffisantes ont été reproduites en subissant des altérations nouvelles, ne nous donnent qu’une idée pauvre et inexacte de l’art grec.
Si je n’avais pas considéré l’excursion de Délos, sous la conduite de M. Homolle, comme une des parties essentielles de notre programme, j’aurais laissé le Sénégal rentrer sans moi et Athènes m’aurait gardé longtemps. Quinze de nos compagnons – la plupart de nos méridionaux – nous quittèrent, séduits par les perspectives de Constantinople et du Bosphore et filèrent au nord, tandis que nous descendions à l’est. Je reprenais mon rang dans notre phalange où l’intimité devenait plus grande, et, dans ma cabine dépeuplée de Toulousains, où ne restait que le plus aimable des étudiants marseillais, j’abaissais avec satisfaction ma couchette d’un étage. »
Éleusis
1. Paul Perdrizet (1870-1938) : normalien, ancien membre de l’École française d’Athènes, professeur d’archéologie et de langue grecque à la Faculté des lettres de Nancy, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Paul Fournier (1853-1935) : archiviste-paléographe, médiéviste, professeur de droit à la Faculté de droit de Grenoble.↩