L’embarquement

Vue de la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, Marseille.

« Nous sommes donc arrivés à Marseille le dimanche des Rameaux. Dans les trains, les hôtels, les rues mêmes, on se rencontrait, on se devinait passagers du Sénégal. Né dans la rue Saint-Ferréol, à deux pas de la Cannebière, je ne fus pas surpris de l’accueil que nous avait réservé le mistral ; mes compagnons le trouvèrent un peu glacial et de manières par trop brusques. Les Toulousains regrettaient le vent d’autan. Le fait est qu’avec la poussière, les cailloux aussi tourbillonnent, et qu’à Notre-Dame-de-la-Garde, au tournant de l’église, nous sommes saisis avec violence et dispersés, flanqués les uns à quatre pattes, les autres contre les murs dans des situations également bizarres. »
« Un peu de mistral, c’est bien. Mais celui que nous avons, c’est trop. Nous l’apprenons en arrivant au port de la Joliette et sur notre paquebot : La mer au large est démontée, et nous ne pouvons pas sortir de la rade !
[…] Le commandant du Sénégal, MM. Bourgeois et Monceaux tinrent conseil et un nouvel ordre de marche, basé sur douze heures de retard, fut transmis par le télégraphe à nos correspondants en Grèce : le navire forcera une nuit sa vapeur, nous nous lèverons à l’aurore plusieurs jours de suite, mais le programme tout entier sera exécuté.»

 

 

Le paquebot Sénégal

« Les Messageries nous ont livré un de leurs meilleurs paquebots. Ce n’est pas le dernier type, mais le Sénégal est très grand, solide et bon marcheur. »

Embarquement sur le port de Marseille. 1896
Vue du « Sénégal ». 1896.

 

 

 

 

 

 

Les « Sénégalais »

Lettre de la Compagnie des Messageries maritimes à Emile Cartailhac, Paris, 18 mars 1896 (FCB 84-2)

« Nous voyons, sur la liste imprimée qui vient de nous être remise, les noms de MM. Larroumet et Poincaré de l’Institut ; Salomon Reinach, des musées nationaux ; Lefranc, du Collège de France, l’heureux inventeur des poèmes de Marguerite de Navarre ; puis, des professeurs de la Sorbonne, des lycées de Paris, de Versailles, de Troyes, de Brest, de Grenoble, d’autres de Genève, de Neuchâtel, de Liège. Il y a treize docteurs en médecine, autant d’avocats de tous pays et, parmi eux, le sénateur Janson, chef du parti radical en Belgique ; cinq ou six prêtres, dont un professeur de l’Institut catholique de Paris. Chose étrange, un seul artiste !

Trente dames américaines, anglaises, belges, suisses et françaises ; parmi ces dernières, deux professeurs agrégées des lycées de jeunes filles d’Auxerre et de Toulouse.
Si l’on note les origines, on observe que Paris a fourni le plus grand nombre de ces passagers ; Rouen, Lyon et Toulouse ont envoyé de forts contingents ; le reste de la France de rares isolés. La Belgique et surtout la Suisse ont des représentants assez nombreux.
Enfin, parmi les jeunes gens, tout un groupe est attiré uniquement par les jeux olympiques. L’Acropole d’Athènes, les trésors de Mycènes, l’Hermès de Praxitèle, ils ignorent tout cela, et le reste ; mais parlez-leur du stade des courses, des luttes, des assauts.
Voilà donc les éléments de notre compagnie, une belle compagnie, certes ! Quel charme, quel profit les conversations nous promettent ! »

 

 

La vie à bord du Sénégal

« On sait quelle place importante la cuisine tient à bord. La mer donne grand appétit ; puis un estomac bien lesté est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour résister au roulis. Entre six et sept heures, thé, chocolat, café ; de neuf à onze, déjeuner sérieux ; de une à deux, lunch massif ; à quatre, du thé ; de six à huit, dîner ; à dix, encore du thé ; la journée est bien remplie.
Les bœufs, les veaux, les moutons, les agneaux, les poules, malheureuses victimes destinées à une fin prochaine, sont entassés à l’avant dans des compartiments à claires-voies. Le Sénégal emporte en outre pour 30,000 francs de conserves. Le pain sera cuit chaque matin.
Dans le fumoir sont affichées les cartes géographiques en rapport avec notre voyage et les avis officiels : programme des excursions, annonce des messes, liste des objets trouvés et perdus, etc., etc. Dix fois par jour on va voir s’il y a quelque chose de nouveau !
A côté, on sert un délicieux café turc et la raki, cette anisette médiocre affectionnée de l’Orient. Ici on fait un wisth, là on joue au trictrac. D’autres mieux inspirés, écoutent, fixent l’horizon, rêvent !
Le salon des secondes est transformé en cabinet de travail et, par les soins de la maison Hachette, une petite bibliothèque y est installée : L’Histoire de l’Art dans l’Antiquité, de Perrot et Chipiez ; La Sculpture grecque, de Collignon, La Géographie de Reclus et d’autres bons ouvrages. Est-ce bien le moment de travailler ? Assurément non ; mais on regarde les images, on rappelle ses souvenirs, et au retour des excursions on les précise.

Les sons du piano nous ont quelquefois appelés au salon ; de belles voix y chantaient des airs classiques ou à la mode. Et, à ce propos, je dois faire l’aveu qu’il ne s’est pas trouvé là un Méridional capable de faire entendre la Coupe Sainte ou la Toulousaine.
Le soir, le salon est envahi par un public élégant et paré. Plusieurs de nos belles dames, invisibles dans la journée, font alors assaut de toilettes, comme aux eaux ou sur la plage. Nos Anglaises et nos Américaines ont le prix dans ce jeu-là. Les Françaises sont plus modérées, elles savent que leurs mérites personnels et la grâce de leur esprit valent mieux qu’un changement à vue de costume. A nos soirées, surtout vers la fin du voyage, apparaissaient mutines, des figures, d’ailleurs jolies, qui n’avaient certainement débarqué ni à Delphes, ni à Olympie, ni surtout à Délos. Mystère et jeux olympiques !
Ce ne sont pas elles, non plus, qu’on voyait à nos réunions savantes ; car nous avons eu des conférences avec projections photographiques. Deux ont été faites par M. Monceaux et une troisième par M. Homolle1, le directeur de l’École d’Athènes et des fouilles de Delphes et de Délos.
La plupart des clichés avaient été confiés par la Faculté des lettres de Toulouse, et M. Fontaine, professeur au lycée de Versailles, a bien voulu manœuvrer l’appareil. »

Les jours et les nuits à bord du Sénégal

« [La première] soirée  s’achève plus gaiement du côté des Méridionaux et vers dix heures nous sommes au repos dans nos couchettes. Elles sont dures, étroites, mais qu’importe à des Gaulois qui vont au temple de Delphes. »
« Une seule fois, pendant ces quinze jours, nous avons vu les dauphins, si communs d’ordinaire dans la Méditerranée. »

« De nuit nous franchissons le détroit de Bonifacio. […] Dans l’après-midi, nous passons en vue des petites îles Lipari, que S.A.I. et R. l’archiduc, Louis Salvator, le prince hospitalier de Majorque, vient de décrire dans sept grands et beaux volumes.

« Nous cinglons vers le golfe de Lépante. Au fond surgissent les pics neigeux de l’Albanie ; au premier plan, d’un côté le cap de Leucade où les amants désespérés, comme Sapho, cherchaient la mort qui fait tout oublier ; de l’autre, le massif de Céphalonie aux cimes perdues dans les nuages. »

« Pendant deux heures nous avons navigué le long de l’île ; le soleil a fini sa course et la nuit ombrage la terre. Un paisible sommeil coule dans tous nos membres, comme disait Homère. Demain nous serons réveillés à quatre heures, à Itea, dans le golfe, au pied des montagnes de Delphes et du Parnasse. »

 

 

 

 

1. [Notice sur la vie et les travaux de M. Théophile Homolle par M. René Cagnat, Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions, Année 1927, Volume 71, Numéro 4, pp. 296-313. Disponible en ligne sur Persée : http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1927_num_71_4_75520