« Une fois de plus, nous avons marché de nuit, et, au matin, nous étions au cœur de la mer Égée, au milieu de l’archipel dont plusieurs îlots tiennent une si grande place dans l’histoire. »
« Délos est double, deux îles portent le même nom.
Nous contournons la grande et découvrons, à ses côtés, la petite, la terre sainte, but de notre pèlerinage. Un chenal étroit et assez long les sépare, rendu dangereux par deux écueils contre lesquels se brisent les vagues. Le vent du nord souffle avec une violence extrême, et malgré la profondeur de la mer, notre vaisseau ne s’aventure qu’avec de sérieuses précautions. C’est probablement le plus grand navire qui ait jeté l’ancre auprès de ces îlots déserts. Nous devions mouiller au nord, dans le port qui fut jadis très vivant et populeux, en vue des ruines du temple principal, force nous est de rester à l’abri de la grande Délos.
Notre administration avait prévenu les bateliers de l’île voisine de Syra et deux grandes barques ont pu parvenir au rendez-vous. La mer avait emporté un matelot presque au départ !
Cependant, le transbordement s’accomplit. Il est malaisé de descendre de notre échelle dans des bateaux qui dansent ferme contre le Sénégal, et surtout de les quitter lorsqu’ils touchent à terre, sautant bien mieux encore contre les rochers.
Il faut toute la vigueur des matelots grecs pour nous aider à sortir de ce mauvais pas. La pierre est corrodée et semée d’aspérités aiguës. Plusieurs d’entre nous poussent de brèves exclamations, que le vent heureusement emporte… avec un ou deux chapeaux.
On tient un rapide conseil, et, avec une rare unanimité, on décide de renoncer à déjeuner « sur l’herbe. » On épargne ainsi à la vaisselle du Sénégal le débarquement et un désastre.
La tête encapuchonnée, fortement sanglés, nous commençons, en dépit du vent sonore, la visite méthodique de Délos, arête de terre de cinq kilomètres de long sur un de large, qui s’élève au centre, à 106 mètres de hauteur. Cette éminence est le Cynthe, autour duquel, surtout à l’ouest, s’échelonnaient les monuments et les maisons. La plage en était couverte.
Dans une de ces conférences faites à bord et qui ont été si instructives, M. Homolle nous avait mis au courant de l’historique des fouilles et de leurs résultats. A cet avantage, j’en joignais, pour ma part, un autre. J’ai eu la bonne fortune d’être lié d’amitié, pendant plus de quinze ans, avec ce bon et loyal Albert Lebègue, qui commença l’exploration et ouvrit la voie aux découvertes.
Membre de l’École d’Athènes (promotion de 1870), il avait pris Délos comme but de ses travaux, et il fit paraître, en 1876, ses Recherches, ouvrage remarquable, qui vint déranger les théories admises. A cette époque, trouver du nouveau n’était pas toujours un titre dans le monde universitaire. Lebègue fut condamné à la province et il eut l’honneur d’inaugurer à la Faculté de Toulouse le cours d’antiquités grecque et latine.
On sait sa fin prématurée au lendemain de ses belles fouilles à Martres-Tolosane, qui ont enrichi notre Musée gallo-romain de monuments figurés du plus haut intérêt.
J’avais donc bien souvent causé de Délos avec lui, et tous ces souvenirs, on le comprend, étaient à cette heure à la fois pénibles et doux. J’ai eu la satisfaction de voir d’abord que justice était rendue à l’œuvre de Lebègue. Lorsque mes compagnons réunis sur les pentes du Cynthe ont débouché sur le ressaut de terrain qui possède le monument principal découvert par lui, tous ont manifesté leur étonnement et leur admiration.
Imaginez une large fente dans la montagne. Les flancs de granit s’élèvent droit et l’homme a jeté sur l’espace un toit colossal de dix énormes dalles arc-boutées deux à deux. Ces blocs, dégrossis à peine, sont très exactement assemblés. On avait ainsi une caverne majestueuse qui correspond à la première période des constructions pélasgiques, au début préhistorique des acropoles.
C’est sans doute plus tard que ce lieu devint un temple. On construisit une façade en pierres sèches, puissante et rudimentaire. Une statue dont Lebègue a retrouvé le piédestal encore en place, fut dressée dans le sanctuaire et, devant la porte, s’éleva le trépied dont le support de marbre est aussi conservé. »
« Pour Délos, pas plus que pour Delphes, M. Homolle et ses collaborateurs (I) n’ont fait aucune réclame. La foule qui connaît le moindre vaudevilliste, ignore leurs noms. De rares amis de l’antiquité classique apprécient seuls l’importance de leurs découvertes…
(I) Parmi lesquels je citerai M. Georges Doublet, professeur au lycée de Nice et M. Durrbach, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, tous deux membres de notre Société archéologique du midi de la France.
Il reste encore dans l’île de grandes surfaces à fouiller : la ville dont j’ai parlé et le lac sacré qui doit contenir des statues. Ce lac m’a fait, je l’avoue, éprouver une certaine déception. Imaginez une mare semblable à celle que nous avons souvent à côté de nos métairies ! Pour compléter la ressemblance, quelques bœufs paissaient aux alentours, fort surpris de notre arrivée et nous fixant longuement de leurs yeux sans expression, tandis que des cochons noirs s’éloignaient en grognant.
Disparue la majesté du lac aux ondes éblouissantes, disparu le palmier aux feuilles d’or, au pied duquel Latone se reposa ; disparu le fleuve, l’Inopus, qui jadis coulait à plein bords.
Cependant le soleil est déjà haut et la sirène du Sénégal fait entendre ses appels retentissants. Nous revenons lentement, à travers de maigres pâtures, l’œil attentif à nos pas, car nous avons aperçu une grosse vipère immobile parmi les marbres épars, et un de nos camarades, entomologiste zélé, a fait ample moisson de scorpions. Il se réjouit même de la capture de la grande scolopendre dont la piqûre est mortelle dans ces climats. Ces vilaines bêtes se cachent sous de larges et beaux pieds de mandragore, qui s’étalent parmi les anémones rouges et jaunes, les œillets roses, les coquelicots volumineux.
Nous quittons Délos. De nouveau nous sommes secoués par les vagues aux pointes blanches dont les embruns s’envolent et se parent des couleurs fugitives de l’arc-en-ciel. On hisse nos barques et, pendant notre tardif déjeuner, le Sénégal évolue pour sortir du détroit. Bientôt il peut mettre le cap sur Syra. »
Ticket Excursion Délos (Archives Bégouën)