Nikoletta Batsolaki
Doctorante en Cinéma, Université Paris – VIII
batsolaki@gmail.com
Pour citer cet article : Batsolaki, Nikoletta, « L’hybridation dans “La Chose” de John Carpenter. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.
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Résumé :
En 1982, le film La Chose (ou The Thing) de John Carpenter apparaît dans les salles. Dans ce film, il est question d’un extra-terrestre privé de forme propre qui attaque les êtres humains et les animaux pour acquérir leur forme. La « métamorphose » et l’« hybridation » sont les deux termes qui le caractérisent. Mon travail se focalise sur une séquence (chapitre 10 « The Beast Within », 00:27:00 – 00:31:05) et propose une analyse d’ordre biologique et esthétique en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Buffon.
Mots-clés : hybridation – métamorphose – transformation – polymorphe – cinéma
Abstract:
In The Thing, John Carpenter’s film of 1982, an alien without a form attacks every form of life in a scientific centre. « Metamorphosis » and « hybridization » are the two terms that characterize it.
Key-words: hybridism – metamorphosis – transformation – polymorph – cinema
En 1982, John Carpenter réalise La Chose (The Thing). L’histoire du film s’articule autour d’un organisme extra-terrestre privé de forme propre et susceptible de revêtir la forme des corps qui se trouvent à sa proximité. C’est un extraterrestre métamorphe qui infiltre une station de recherche scientifique et tue l’équipe de recherche. Une autre équipe de chercheurs mène l’enquête et, à son tour, est attaquée par la créature.
Dans l’extrait du film que nous avons choisi de commenter, un chien husky se trouve parmi d’autres chiens à l’intérieur d’une cage. Ce chien, infecté par la Chose, se met à attaquer les autres et à se transformer. Nous décrirons la séquence et, par la suite, nous proposerons une analyse d’ordre biologique et esthétique.
1. Description de la séquence
Dans cet extrait, nous soulevons quatre stades de transformation :
Extraits du film The Thing. Chapitre 10 « The Beast Within ». Séquence 00:27:00 – 00:31:05.
1er stade – La tête du chien se met à trembler et se déchire en trois morceaux comme une fleur qui ouvre ses pétales. À l’intérieur de la tête s’en trouve une deuxième qui se détache sous la pression d’un autre élément qui y apparaît. C’est un morceau de chair qui ressemble à une langue démesurée.
2ème stade – La Chose acquiert des tentacules et six pieds d’araignée. Les pieds de la forme initiale, ceux du chien, sont toujours là malgré la transformation subie.
3ème stade – Une ellipse narrative nous cache une partie de la transformation. Désormais, la Chose a une tête dépouillée de sa chair. Elle est comme divisée en deux parties : l’une est rouge et l’autre est blanche. La partie rouge, tout au début, est une masse informe alors que c’est à présent la partie blanche qui constitue le monstre. Par la suite, la Chose acquiert plusieurs pieds qui vibrent sur le sol. Les tentacules s’approchent des chiens et essaient de les attraper. Deux mains s’élèvent et se dirigent vers le plafond. Elles ont des doigts et elles cassent le plafond. Une partie de la créature devient autonome et, telle une araignée, se dirige vers le plafond.
4ème stade – L’organisme est plus développé. Sur son corps on distingue trois yeux. Par la suite, la partie où les trois yeux étaient situés se déchire et un nouvel élément y apparaît. Sa couleur est rose et, à l’intérieur, se trouvent des séries de morceaux blancs qui ressemblent à des dents. Cette « plante » s’efforce d’attaquer les humains.
Le husky : un animal dénaturé
Tout commence par le chien. À première vue, le chien qui porte la Chose en lui est un être banal, ressemblant à tout autre chien de sa race. Néanmoins, ce chien, avant même d’être altéré et déformé par les transformations qu’il subira, est déjà dénaturé : il fait partie des animaux domestiqués par l’homme. Cet animal, originaire de Sibérie, est utilisé pour la traction des traîneaux. Auparavant, il était un animal fort et indépendant. Or, dans son état actuel, il est un animal totalement dépendant de son maître. Selon Buffon :
L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté.1
Il y a un mot qui pourrait décrire cette situation, c’est le mot « dégénération ». La dégénération consiste dans le fait de perdre les qualités naturelles de sa race2. Plus précisément, le mot « dégénération » « oscille […] entre les sens de la dégénérescence, dégradation et celui de création par hybridation »3. Ce mot semble caractériser en partie le comportement de la Chose. La Chose dégénère mais, étant donné qu’elle n’appartient pas à une race spécifique, elle ne peut pas vraiment perdre les qualités de celle-ci.
2. La forme comme polymorphe
La Chose est un organisme hybride en continuelle évolution et mutation. L’hybride se définit comme un individu « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, participant de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles »4. La Chose constitue en effet un cumul (ou un amalgame) de formes végétales, animales et humaines.
2.1. La forme végétale est présente dans deux moments de la séquence. Dans les deux cas, elle nous fait penser à une fleur qui ouvre ses pétales.
Dans le deuxième cas, on voit une fleur menaçante, carnivore. Sa forme est proche de ces plantes que l’être humain croise au fond de la mer et qui ouvrent leurs pétales pour dévorer leur proie. Les pétales lui servent de lèvres. Lorsque les pétales s’ouvrent, une bouche se constitue. Cette plante carnivore est un élément qui a été abondamment utilisé dans le cinéma fantastique. Dans le film King Kong5 de 2005, les personnages tombent du haut de la montagne pour se trouver dans un gouffre. Dans cet endroit, d’énormes plantes carnivores ressemblant à celles de la Chose les attendent pour les dévorer.
Nous en déduisons que la forme végétale de cette séquence est investie plus d’un comportement animal ou humain que végétal si l’on considère bien évidemment que la dévoration est le propre de l’humain ou de l’animal.
2.2. La deuxième forme est la forme animale. Le tentacule est un élément très récurrent du film. Il renvoie au poulpe. Le poulpe a des bras armés pour se défendre mais aussi pour attaquer sa proie afin de se nourrir. De même, dans le film, les tentacules servent à établir une relation entre la Chose et sa proie. Les polypes se rapprochent considérablement des végétaux pour deux raisons : premièrement, à cause de leur forme extérieure et, deuxièmement, à cause de leur manière de se reproduire. D’ailleurs, Von Linné voyait dans le polype un « être intermédiaire »6, idée à laquelle Buffon s’est catégoriquement opposé.
Un autre élément, également récurrent et qui relève du règne animal, est la forme de l’araignée et notamment les pieds de cet arachnide7 qui sont huit au total. Dans cette séquence, il y en a six. Un manque se présente ici : cette sorte d’araignée est privée de ses deux pattes.
Acquérir les caractéristiques d’une espèce inférieure pourrait être pensé comme un signe de dégradation. Ovide relate la transformation d’Arachné – une jeune femme qui a dédaigné la déesse Athéna – en araignée. Chez lui, la métamorphose est le résultat d’un châtiment. Toutefois, cet ouvrage ne contient pas seulement des histoires menant à un châtiment. Dans l’histoire de Niobé, par exemple, la métamorphose est le résultat d’une mutation interne. Il en va de même dans The Thing. La métamorphose en elle-même n’est pas liée à des facteurs extérieurs mais intérieurs.
2.3. Enfin, il y a notamment deux éléments qui relèvent de la forme humaine. Ce sont les mains et les yeux. Chaque main comporte trois doigts alors qu’une partie du corps de la Chose porte sur elle trois yeux. Ces yeux, placés ici sur le corps de la Chose ne sont pas placés de façon régulière. Ils sont placés de façon à former un triangle. En plus, chaque œil existe indépendamment des autres : il regarde vers la direction qu’il veut et se ferme et s’ouvre à sa guise. Les yeux présupposent un visage ou une tête, ce qui n’est pas le cas ici. La figure humaine est-elle concevable sans visage ? Jacques Aumont écrit que « le visage est humain » ou le visage « est de l’homme ». C’est sa fonction la plus ontologique8. Sa deuxième fonction est d’être le lieu du regard. Par conséquent, rien d’humain ici.
Cette image étrange réunit en elle deux éléments complètements hétérogènes. L’œil, d’un côté, organe familier, présent ici triplé et une masse informe, de l’autre, qui ne ressemble aucunement à un visage. Toutefois, l’informe ne doit pas être pensé de manière négative. Selon Didi-Huberman, « l’informe qualifierait un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable »9. L’informe serait alors le paradoxe selon lequel la « Figure humaine » demeure « Figure » et demeure « humaine », bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement et de dévoration »10. C’est le devenir-chose de l’être humain, c’est également le devenir-chose de l’animal. L’animal est le premier organisme qui est susceptible d’écorchement voire d’extermination par l’être humain car il lui sert de nourriture. La séquence que nous analysons aborde la question du devenir-chose du chien.
2.4. L’organisme éprouve la capacité non seulement de traverser les règnes et les espèces, mais aussi d’être à la fois dans un règne et dans un autre. Nous devons ajouter toutefois que le règne minéral est pratiquement exclu de la procédure sauf si nous considérons que la masse finale peut relever de ce règne. Nous réfutons cette hypothèse pour la raison suivante : par principe, les minéraux sont stables, immuables. La masse finale ne l’est pas.
Les scientifiques ont procédé à la séparation de la nature en règnes et en espèces (ou en genres et en espèces) pour pouvoir mieux observer le monde naturel. Néanmoins, d’après Von Linné11 et Buffon12, naturalistes ayant vécu au XVIIIe siècle, cette séparation ne constitue pas une règle stricte.
Buffon remarque que « nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal ou bien entre le règne végétal et le minéral […] »13 Selon lui, l’homme ressemble beaucoup aux animaux. Les animaux sont dotés des mêmes sens – la vue, l’ouïe, etc. et ils font une infinité d’actions semblables aux nôtres. L’homme diffère beaucoup des végétaux, cependant il leur ressemble plus qu’il ne ressemble aux minéraux, et cela parce que les végétaux ont « une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon » à celle de l’homme, « au lieu que les minéraux n’ont aucun organe »14.
Mais d’où en effet viennent ces êtres hybrides ? Ils ne sont certainement pas l’invention du cinéma mais la réinvention.
3. L’existence matérielle des êtres hybrides dans les années 80
On doit en effet au surréalisme la découverte de la figure hybride qui (simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier) devient alors un instrument gnoséologique : l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu15. Gilbert Lascault16 a inventé un nom pour les figures hybrides : il les appelle « formes m ». La forme m est créée par la littérature ou les arts plastiques et elle se présente comme une forme contre-nature, une forme παράφύσιν (paraphysis) selon Aristote. Elle « naît d’une cause efficiente qui se veut toute puissante, d’une volonté qui veut rivaliser avec la nature et d’une matière torturée et dominée »17. Cette forme est définie comme « un écart formel » par rapport aux êtres naturels que d’autres formes veulent imiter et elle transgresse « les classifications éthiques comme les classifications esthétiques traditionnelles »18.
La forme m est très souvent le résultat du collage chez les surréalistes. Le collage rapproche deux éléments qui, à première vue, n’ont rien de commun. Cet accouplement était aussi possible dans le cinéma des années 80 à travers les effets spéciaux.
Les effets spéciaux résultent, dans un premier temps, du dessin. L’aspect extérieur d’un être hybride est toujours dessiné sur un papier avant d’être traité comme un objet à part. Cet objet prend ensuite forme à travers sa construction. Henri Focillon, dans son ouvrage intitulé La vie des formes écrit :
« Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. »19
C’est de cette manière que les monstres des années 80 prenaient vie. John Carpenter a fait ses monstres « avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs gluants » car, pour lui, « ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… »20. Ces monstres-là avaient une existence matérielle. De nos jours, le progrès technologique permet leur création à travers les logiciels. Par conséquent, les nouveaux organismes sont parfois dépourvus de réalité physique.
L’hybridation renvoie à l’anomalie et à la monstruosité. L’organisme extra-terrestre de Carpenter n’a pas plu. La critique a foudroyé le film et l’a classé parmi les films les plus répugnants de la décennie. Pourtant, dans le film, il y a un renouvellement incessant de formes et un éloignement de l’art cinématographique de ce qu’il est, à savoir un médium qui procède par enregistrement et pour cela condamné à reproduire la « réalité ».
Notes
1 – Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.51
2 – Le Nouveau Petit Robert 1, p.258
3 – DELON Michel, préface de l’Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.20
4 – BATT Noëlle, « Que peut la science pour l’art ? De la saisie du différentiel dans la pensée de l’art » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.74
5 – King Kong ; États-Unis, Nouvelle Zélandie, 2005; Universal Pictures, 3h ; R : Peter Jackson; Sc./ Ad. : Peter Jackson et Fran Walsh; Ph. : Andrew Lesnie; Prod. : Jan Blenkin, Carolynne Cunningham, Fran Walsh et Peter Jackson; Int. : Naomi Watts, Jack Black, Adrien Brody, Andy Serkis
6 – Sur cette ‘querelle’ voir la préface de l’Histoire Naturelle de Buffon, pp.17-18
7– espèce solitaire et prédatrice
8 – AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1992, p.14
9 – DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134
10 – DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134
11 – 1707-1778, naturaliste suédois
12 – 1707-1788
13 – BUFFON Charles, Hist. Nat., 1er discours, cité par Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, mise à jour pour 1992, tome 8, p.172
14 – BUFFON Charles, Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.50
15 – BERNARDI Sandro, « Le Minotaure c’est nous… De Godard à Pasolini » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.121
16 – LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973
17 – LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24
18 – LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24
19 – FOCILLON Henri, Vie des formes, Paris : Presses Universitaires de France, p.24
20 – HAMUS-VALLEE Rejane, Les effets spéciaux, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2004, p.74
Bibliographie
AUMONT Jacques. Du visage au cinéma. Paris : éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, 219p.
BATAILLE Georges, FOUCAULT Michel. « Les écarts de la nature » in Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1992.
BERNARDI Sandro. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 211p.
BILSON Anne. The Thing. British Film Institute Modern Classics, BFI Publishing, 1997, 96p.
BRUNEL Pierre. Le Mythe de la métamorphose. Paris : J. Corti, 2003, 257p.
BUFFON Charles. Histoire Naturelle. Paris : Gallimard : 1984.
CANGHUILLEM Georges. La connaissance de la vie. Paris, Vrin, 2000, 256p.
CLAIR Jean. Autoportrait au visage absent : écrits sur l’art 1981-2007. Paris : Gallimard, 2008, 463p.
Collectif. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 192p.
DIDI-HUBERMAN Georges. Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1995, 446p.
DIDI-HUBERMAN Georges. La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris : Macula, 1995, 400p.
FOCILLON Henri. Vie des formes. 7e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 1943, 144p.
HAMUS-VALLEE Réjane. Les effets spéciaux. Paris : Les Cahiers du cinéma, SCÉRÉN-CNDP, 2004, 92p.
HEGEL. Esthétique. Paris : L’Harmattan. 1997.
LASCAULT Gilbert. Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique. 4e tirage, Paris : Klincksieck, 2004, 470p.
OVIDE. Les Métamorphoses. Paris : Gallimard, 1992, 640p.