Bridget Sheridan
Doctorante en arts plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
bridgetsheridan@hotmail.fr
Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « Corps en marche. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°6 « Jeux et enjeux du corps : entre poïétique et perception », été 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.
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Résumé
Suivons les pas des artistes-marcheurs qui sillonnent les chemins de l’art contemporain. Chacun de ces arpenteurs cherche à traduire l’expérience de leurs déambulations par un dispositif différent. Il appartient à ces artistes de créer un jeu de déplacements de corps – celui de l’artiste, de son œuvre et du spectateur – interrogeant les relations qui se tissent entre ces derniers.
Mots-clés : art contemporain – marche – cartographie – sound walks
Abstract
If we follow the trails of walking-artists through Contemporary Art, we shall see that they each attempt to translate their nomadic experience through a different device. These artists choose to create a stratagem in which bodies are displaced – that of the artist, that of his work of art, and that of the spectator – thus, considering the relationship between them.
Key-words: contemporary arts – walk – mapping – sound walks
Sommaire
1. Cartographier la marche
2. Cheminer dans le livre
3. Du corps au regard – du regard au corps
Notes
Bibliographie
Dans la célèbre fresque de Masaccio, peinte en 1425, figurent les deux corps en marche d’Adam et Eve quittant le paradis. La figure de l’homme qui marche entamera ainsi une longue marche à travers l’histoire de l’art en figurant dans de nombreuses peintures, puis en devenant le sujet de sculpteurs tels que Rodin ou Giacometti. Si les figures de nos musées se mettent en marche comme si elles s’apprêtaient à quitter les lieux, ce sont les artistes eux-mêmes qui, dans les années soixante, ouvrent les portes de l’espace muséal pour déplacer l’œuvre et leur propre corps dans la nature. Ces artistes, que l’on qualifiera de land-artistes choisiront différents dispositifs qui vont marquer les artistes-marcheurs contemporains, et qui vont également engager le corps du spectateur de différentes manières. Parmi ces dispositifs, on trouve une abondante utilisation de la carte qui permet de localiser sur un territoire donné le tracé de la marche. Si le regard du spectateur est engagé avec la carte, il l’est pareillement lorsque ces artistes choisissent de documenter leur marche par le dispositif du livre en utilisant la photographie et l’écriture. Un tout autre rapport se crée entre l’œuvre et le lecteur qui chemine et qui parfois se perd dans les pages du livre. D’autres dispositifs engagent davantage le corps du spectateur. Nous pouvons citer ici certaines installations qui sont de véritables parcours, les fameux sound walks, des marches sonores qui sollicitent la participation du spectateur ou les marches participatives.
1. Cartographier la marche
Commençons notre pérégrination avec une marche Richard Long de cent milles sur les landes de Dartmoor en Angleterre. Cette marche sera effectuée sur une période de sept jours et sera documentée par une carte, de l’écriture et une photographie. Nous pourrions penser que la carte devient la métaphore de la marche ici, mais ce n’est pas le cas. Pour Long, comme pour son ami Hamish Fulton d’ailleurs, la marche est l’œuvre. Souvenons-nous que la marche était devenue, pour les land-artistes, une expérience esthétique en soi. Nous pouvons retenir ces quelques mots d’Hamish Fulton qui résument l’attitude pionnière de ces artistes :
Ma façon de faire de l’art est un bref voyage à pied dans le paysage […]. Les photos sont la seule chose que l’on doit prélever du paysage. Les seules choses qu’on doit laisser sont les empreintes de nos pieds.1
Ainsi Long ou Fulton semblent délivrer l’œuvre d’art de sa qualité de produit puisque la marche elle-même devient l’œuvre, une expérience en soi qui ne sollicite que l’artiste-marcheur. Or, nous pourrions discuter de cette hypothèse, puisque l’œuvre retourne de nouveau dans l’espace muséal lors de la production de livres d’artistes ou de cartes comme c’est le cas ici. Cependant, Gilles A. Tiberghien remarque que dans l’œuvre de Richard Long les cartes sont la marche elle-même. Il note que :
La carte peut […] fonctionner […] comme un système d’équivalence permettant d’ « accrocher » des images qui ont un statut de « signifiant flottant » à l’intérieur d’un système de coordonnées capable de garantir la signification de l’ensemble.2
Le titre, l’écriture et la photographie constituent la marche elle-même qui a d’ailleurs été soigneusement repérée auparavant sur la carte. Notre regard se déplace sur la carte de Long et nous permet de nous situer par rapport à cette marche. Tiberghien nous rappelle qu’il s’agit d’une question d’échelle3. Ici le titre nous permet de réaliser la longueur et l’effort de la marche : une marche d’une distance de cent milles à travers les landes du Dartmoor. Ainsi, grâce à cet ensemble de données que sont la carte et son tracé, la photographie, l’écriture et le titre, Long nous permet de nous confronter à l’expérience de sa marche ; il engage le spectateur et plus précisément son regard. C’est une expérience qui permet à notre corps de ressentir toute l’envergure de la marche de Long.
Si les tracés des marches de Long précèdent la marche elle-même, ce n’est pas le cas du tracé de Planisfero Roma, une œuvre du collectif d’artistes italiens STALKER qui traverse ici les terrains vagues de Rome. Le tracé apparaît ici de manière beaucoup plus anarchique. Il illustre les corps de ces artistes qui ne se limitent plus aux voies et aux signalisations qui guident notre déplacement en milieu urbain. Ce sont des corps libres, des corps qui s’affranchissent des flux qui nous aspirent en ville. Bien qu’Henry David Thoreau ait fait l’éloge de la marche dans la nature, nous pourrions retrouver chez STALKER cette même désobéissance qui apparaît dans la volonté de marcher de Thoreau : une volonté de quitter les lieux qui nous conditionnent et qui conditionnent pareillement notre corps tout entier. Dans son court essai De la marche, cet écrivain rebelle fait référence aux saunterers, aux vagabonds du Moyen Âge qui allaient de maison en maison et qui demandaient charité. Selon leurs dires, ils cherchaient la Sainte Terre. En réalité, les saunterers – ou pourrait-on dire les sans-terre – cherchaient l’aventure, une expérience corporelle inédite où leurs corps échapperaient à l’emprise du système. Selon Thoreau, ces hommes étaient de véritables marcheurs4. Cette philosophie se rapproche du travail de STALKER, et d’autant plus lorsqu’ils se réfèrent dans leur manifeste au célèbre film d’Andreï Tarkovski, Stalker, et à la chambre des secrets qui se trouve à l’intérieur de la zone5. Les corps des artistes du collectif STALKER déambulent dans une ville en évolution sans véritables repères, à la recherche de quelque chose d’insaisissable, tout comme les saunterers, et tout comme les protagonistes de Stalker. De retour de leur aventure ils proposent une nouvelle cartographie de la ville romaine dans laquelle apparaissent en bleu ces espaces abandonnés de tout usage. Cette carte résulte de cette marche ou performance dans laquelle le corps se déplace librement et découvre des espaces en mutation. Les artistes de STALKER ont franchi de nombreux grillages, de nombreuses barrières, et de nombreux portails pour évoluer à travers l’espace intermédiaire de la ville. La carte de STALKER livre au spectateur deux mouvements, deux devenirs : celui du groupe d’artistes qui se déplace à travers un milieu urbain, représenté par un tracé blanc, et celui d’espaces qui se renouvellent sans cesse, illustré par la couleur bleue. La carte de STALKER n’est pas sans nous rappeler celle de Deleuze et Guattari, qui, contrairement au calque est en mutation permanente. Selon ces philosophes la carte n’est pas figée :
La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale.6
Ce devenir, ce mouvement de la carte transparaît dans l’œuvre de Christian Nold, Greenwich Emotion Map, de 20066. Cette carte, qui est toujours éditée, est le résultat d’une commande de la ville de Greenwich pour améliorer le quotidien de la ville. Nold a pris un échantillon de quatre-vingts résidents de la ville et a enregistré leurs émotions grâce à un dispositif mis en place par l’artiste lui-même, le G.S.R. (Galvanic Skin Response). Grâce à des capteurs situés sur la peau des participants, Nold a pu relever les émotions de ces personnes lorsqu’ils ont marché à travers la ville et lorsqu’ils ont interagi avec leur environnement quotidien. La carte de Nold est un ensemble de quatre-vingts courbes d’émotion, un ensemble qui vibre, un ensemble en mouvement, en devenir. La carte de Nold traduit à la fois le déplacement du corps des participants, mais également le mouvement de leurs émotions. Le concept de Nold trouve ses origines dans les cartes situationnistes que Guy Debord a théorisé dans les années cinquante. Les corps en dérive des personnes qui se lancent dans les déplacements situationnistes se retrouvent dans une situation ludo-constructive, selon Debord, une situation qui a pour effet de lui faire prendre conscience de la nature psycho-géographique de l’expérience7. Nold est conscient du lien entre le corps de l’individu et son environnement, cependant le laisser-aller que les situationnistes mettaient en avant est ici absent puisque les corps des habitants de Greenwich évoluent dans leur environnement quotidien. Nous pouvons tout de même souligner une certaine parenté entre les cartes de Nold et leurs ancêtres situationnistes. Devant la Greenwich Emotion Map, le spectateur se trouve confronté à la ville en mouvement, il perçoit aussi les interactions des corps des habitants de Greenwich avec leur environnement, avec les lieux qu’ils traversent et avec les autres individus qu’ils rencontrent. L’enchevêtrement des courbes d’émotion illustre l’idée de Deleuze, de sa carte en mouvement.
Ce ne sont pas des courbes qui s’enchevêtrent dans le travail de Jean-Luc Moulène, Fénautrigues, mais des photographies. Pendant quinze ans, de 1991 à 2006, Moulène est retourné sur les chemins de son enfance à Fénautrigues où il a parcouru et photographié le territoire. Ainsi, il a constitué une immense archive de plus de 5000 photographies et négatifs. Les cinq cents photographies qu’il a choisies sont ici agrafées au support en bois. Il a déployé sa collection de photographies où apparaissent champs et chemins sur cette carte qui témoigne de ses multiples passages sur les chemins de Fénautrigues. De plus, l’enchevêtrement que nous avons relevé, souligne les multiples allers et retours que le photographe a effectués pendant ces quinze années. Selon Tiberghien :
La carte joue un rôle de « traduction », comme celle de La Pérouse, […] : la traduction du chaos des données empiriques en un système homogène exprimé en termes de position et de distance.8
Certes, en cartographiant ses marches, Moulène nous présente un ensemble homogène, mais il permet également à notre regard de pénétrer dans le territoire de Fénautrigues par de nombreuses entrées et de suivre les chemins photographiés.
2. Cheminer dans le livre
L’œuvre de Fénautrigues n’est pas seulement une carte. Un livre, commandé par le Ministère de la Culture avait précédé cette carte, et avait été édité en 2010. C’est un livre qui est constitué des mêmes photographies que la carte. On peut le voir sous la forme d’un labyrinthe constitué de ces trois chemins dans lequel on se perd d’une page à l’autre entre les différents formats, l’alternance entre le noir et blanc et la couleur, le changement entre le paysage et les gros plans. Ce sont des plans rapprochés d’une nature que le corps de l’artiste rencontre, son appareil tenu au niveau de sa taille. En procédant ainsi, l’artiste témoigne de la rencontre intime entre son corps et la nature qu’il traverse. C’est la photographie qui va donc révéler ce rapport intime. Quant à nous, notre regard pénètre également dans le territoire de Fénautrigues et circule sur ces chemins que Moulène a maintes et maintes fois foulés. Mais surtout, notre regard circule dans ce dispositif page après page, et parfois il retourne sur ses pas pour se perdre à nouveau.
Si Richard Long a décidé de nommer son livre d’artiste Labyrinth, ce n’est pas sans raison. Au moment où nous ouvrons ce recueil de cent photographies en noir et blanc, nous nous perdons dans les méandres des chemins ruraux de l’Angleterre. Nous pouvons souligner l’effet produit par la présence de virages interminables. Dès lors, nous perdons tout repère et notre sens de l’orientation, puisqu’il nous est impossible de nous créer des liens entre chaque photographie. Labyrinth porte bien son titre puisque ce livre nous apparaît davantage comme une collection de voies sans issue que comme un simple cheminement. Nous sommes prévenus dès l’ouverture du livre, dès la lecture du titre de son caractère labyrinthique. Il semblerait que Long essaye de nous faire réfléchir à la forme du livre et au rapprochement que nous faisons entre le livre et la marche. Le livre traditionnel comporte une temporalité particulière que nous construisons nous-mêmes lorsque nous parcourons page après page, avec parfois des retours en arrière, le cheminement de l’artiste. Or, ici Long nous retire la possibilité de reconstruire sa marche, mais également la possibilité de construire quelque cheminement que ce soit.
Si le livre traditionnel nous permet généralement de reconstruire une temporalité de la marche en découvrant le livre page après page avec parfois des retours en arrière, ce n’est pas le cas du leporello, plus couramment appelé livre en accordéon, que l’ami de Long, Hamish Fulton, explore avec Ajawaan. En août 1985, il effectue une marche dans le Saskatchewan au Canada autour du Lac Ajawaan. A son retour il crée ce leporello dans lequel nous découvrons dès son ouverture une photographie en panoramique du lac et des colonnes de mots de quatre lettres. Contrairement au livre traditionnel, nous percevons le livre dans sa totalité dès l’ouverture. Moeglin-Delcroix note que chez Fulton, le leporello est utilisé « pour donner à voir l’unité du panorama ou la continuité du chemin parcouru »9. Il nous autorise à parcourir l’intégralité de sa marche d’un regard continu. La succession des colonnes de mots et la régularité des mots à quatre lettres pourraient nous faire penser au rythme de la marche ; elle pourrait correspondre à la succession des pas de l’artiste. Rebecca Solnit a relevé l’analogie que nous faisons si souvent entre la marche et l’écriture. Elle dira qu’ « écrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire » et plus loin elle ajoute que « lire c’est voyager dans ce territoire en acceptant l’auteur pour guide »10.
Long et Fulton se servent tous les deux d’une écriture textuelle pour traduire leurs marches. Les mots cheminent à travers les pages et nous situent poétiquement dans l’œuvre. Ce sont souvent des phrases nominales qui évoquent les sons, la lumière, la température ou tout ce qui se réfère à l’environnement de l’artiste-marcheur11. L’écriture de Long, de Fulton, mais aussi d’autres artistes-marcheurs comme Chris Drury peut être textuelle mais ils utilisent également une écriture photographique. Les deux écritures se complètent dans le livre d’artiste et ces artistes-marcheurs disposent de ces deux formes plastiques afin de nous intégrer dans leur marche.
3. Du corps au regard – du regard au corps
Parfois les photographies de l’artiste-marcheur sont disposées autrement que dans la forme d’un livre. Prenons par exemple le travail de Renée Lavaillante. Lors de son Grand Tour en Italie, elle a photographié les sols des ruines romaines. Dans Promenades romaines nous pouvons également apercevoir dans ces photographies les pieds de l’artiste. Elle a fait le choix d’assembler ces images en les juxtaposant afin de laisser filer une ligne entre chaque photographie. Ainsi, notre regard suit les circonvolutions labyrinthiques de cet assemblage. Le support sur lequel sont imprimées les photographies de Renée Lavaillante devient la surface sur laquelle le regard du spectateur chemine tout comme l’artiste elle-même. De ce travail ressort un va-et-vient entre les pieds de Lavaillante qui marchent, entre son regard qui passe par le viseur de l’appareil photo, et entre le regard du spectateur. Lavaillante se tient debout pour marcher, et pourtant son regard n’embrasse plus l’horizon comme celui de Long ou de Fulton. Le regard qu’elle nous livre est un regard vertical, qu’elle nous propose ici à l’horizontal. Nous regardons devant et pourtant nous regardons le sol. En tant que spectateur, nous sommes aux prises avec un certain vertige, une instabilité qui nous renvoie immédiatement à la place de l’artiste-marcheur.
Dans une installation intitulée Graphie du déplacement Mathias Poisson nous permet aussi de réfléchir au rapport entre l’artiste-marcheur, l’œuvre et le spectateur. Installées côte à côte sur des supports en bois au centre de la pièce, ses photographies décrivent un parcours. Nous déambulons autour de ces images reliées entre elles par une ligne d’horizon. Tout à la fois, notre regard suit cette ligne d’horizon et notre corps circule autour de l’installation. Ainsi nous imitons le déplacement du corps de l’artiste à travers les villes méditerranéennes qu’il a parcourues et qu’il a photographiées. Si Mathias Poisson révèle son intérêt pour le corps du spectateur dans ce travail, il utilise aussi ce corps comme matière principale dans des marches qu’il met en œuvre où nous découvrons l’espace les yeux fermés ou bien avec des lunettes floues. Parfois nous sommes guidés par sa voix. Parfois nous sommes guidés par un partenaire qui reçoit lui-même les directives comme ce fut le cas lors de son exposition à l’Espace Écureuil à Toulouse, début 2013. Il va de soi que nos sens sont pleinement engagés lorsque l’on nous ôte la vue : notre corps devient attentif aux sons, aux odeurs, et surtout au contact avec le sol. Les Marches Blanches qu’il a organisées avec Alain Michard à Bruxelles en 2010 invitent le spectateur à participer à une expérience collective où nous devenons à la fois conscients de notre propre corps, du mouvement, du déplacement de ce dernier, mais aussi de l’environnement dans lequel notre corps évolue.
S’abandonner à la voix de l’artiste et se laisser guider par elle est aussi central dans l’œuvre de Janet Cardiff. Cette artiste canadienne reste connue du grand public pour ses Sound Walks : des marches effectuées par Cardiff elle-même et qu’elle enregistre avec un son binaural, un procédé complexe qui a pour effet de nous placer précisément à la place du marcheur. Dans Wånas Walk, Cardiff nous guide à travers une forêt grâce à des directions précises. Nous entendons à la fois ses pensées, ses pas et les sons environnants. Mais surtout, nous recevons les paroles de Cardiff à la manière d’un mythe qui se projette directement sur le paysage que notre corps traverse. Les deux marches, celle de l’artiste et celle du spectateur se superposent, créant ainsi une fusion entre les deux corps. Lorsque le spectateur se met en marche, lorsqu’il devient participant, l’œuvre se crée.
À ce propos nous pouvons citer une autre artiste, Johanna Hällsten, dont l’un des travaux s’apparente aux Sound walks de Cardiff et qui maintient que son art « ne se suffit pas à lui-même, il n’existe qu’à travers sa relation avec le participant »12. En 2012 elle a effectué un parcours sonore, Every Day Material, dans lequel nous nous déplaçons en écoutant un enregistrement binaural qui nous situe dans la ruralité et le passé de Covas do Monte, un petit village situé au cœur des montagnes Gralheira au Portugal. Hällsten tient compte de l’interdépendance entre le participant et les lieux qu’il traverse. Ainsi elle avance que :
L’installation comprend l’expérience du participant à travers son interaction avec l’espace et avec l’intervention qui a pris forme par le mouvement. L’expérience se déploie et change lorsque le participant marche à travers l’installation et le lieu.13
Lorsque le corps du spectateur, cette matière qu’a choisi Hällsten pour son œuvre, se met en marche, c’est l’ensemble de l’œuvre qui se crée. La déambulation devient ainsi l’œuvre. Par ailleurs, Thierry Davila soutient que :
Tel est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme.14
Plus loin, il ajoute que « marcher devient le moyen privilégié pour écouter le monde, y prêter attention, parce que se déplacer est aussi une façon de se mettre à entendre »15. C’est précisément ce que Poisson, Cardiff et Hällsten permettent dans leurs dispositifs respectifs. Poisson nous ôte un sens, la vue, ou bien, il nous la modifie. Cardiff et Hällsten, quant à elles, nous imposent des sons qu’elles ont enregistrés et qui dirigent notre marche. Le monde est remodelé par la marche de ces artistes, mais également par la nôtre lorsque notre corps s’immisce dans leur œuvre. C’est notre propre corps qui entre en jeu.
La marche serait un jeu selon Davila, un entre-deux, où l’individu se situe entre un monde géographique et un monde psychique, un entre-deux où il se découvre en tant que sujet. Et au théoricien d’ajouter que :
Ainsi va la cinéplastique qu’il (l’artiste) met en œuvre : elle participe d’un mouvement oscillatoire capable d’œuvrer entre intérieur et extérieur, elle se développe comme un mouvement dialectique, comme une dialectisation.16
L’œuvre qui résulte de ces marches demeure la marche elle-même que les cartes, livres et installations viennent traduire chacun à sa manière. Les dispositifs utilisés par les artistes-marcheurs sont eux-mêmes la marche dans lesquels notre regard se promène, effectuant ainsi le trajet de l’artiste-marcheur lui-même. Notre regard est ainsi entièrement engagé et nous pourrions ajouter que notre corps l’est également. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas des marches participatives dans lesquels les corps se déplacent : les corps des artistes, les corps des spectateurs et le corps de l’œuvre lui-même. Nous pouvons aussi souligner que les œuvres que sont les marches participatives ont aussi une part d’aléatoire puisque l’artiste laisse au spectateur une grande part de la poïétique de l’œuvre, son corps et son ressenti étant la matière principale. Ainsi, le corps de l’œuvre vit, il respire, il marche. Ce sont des œuvres en marche, des œuvres qui cheminent, des œuvres en devenir permanent.
Notes
1 – H. Fulton, cité das F. Careri, Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice, Barcelone, Ed. Gustavo Gili, 2005, p. 145.
2 – G.A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud Paysage, 2001, p. 64.
3 – Ibidem, p66.
4 – H.D. Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003, p.7-8.
7 – G. Debord, Théorie de la dérive, publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958, consulté sur http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html, le 18/04/2013.
8 – G.A. Tiberghien, Op.cit., p. 64.
9 – A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2012, p. 256.
10 – R. Solnit, L’art de marcher, Arles, actes Sud, 2002, p. 100.
11 – Nous pourrions nous référer ici aux haïkus, ces célèbres poèmes japonais qui ont pour particularité de nous situer précisément dans un environnement. Au XVIIème siècle, lors de son ascension du Mont Fuji, le moine Bashô entreprend l’écriture de plusieurs journaux de voyage contenant des haïkus.
12 – Johanna Hällsten, « Movement and Participation: Journeys within Everyday Environments », in Contemporary Aesthetics, hors série, « Aesthetics and Mobility », 2005.
13 – J. Hällsten, ibidem.
14 – T. Davila, Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle, Paris, Ed. du Regard, 2007, p. 15.
15 – T. Davila, Op.cit., p. 16.
16 – T. Davila, Op.cit., p. 23.
Bibliographie
CARERI Francesco. Walkscapes, Walking as an Aesthetic Practice. Barcelone : Ed. Gustavo Gili, 2005, 216p.
DAVILA Thierry. Marcher, créer, flâneries dans l’art de la fin du XXème siècle. Paris : Éditions du Regard, 2007, 200p.
DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie. Paris : Minuit (collection Critique), 1980, 648p.
HÄLLSTEN Johanna. « Movement and Participation : Journeys within Everyday Environments » in Contemporary Aesthetics, hors série « Aesthetics and Mobility ».
MOEGLIN-DELCROIX Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain. Paris : Bibliothèque Nationale de France, 2012, 443p.
SOLNIT Rebecca. L’art de marcher. Arles : Actes Sud – Babel, 2002, 400p.
THOREAU Henry David. De la marche. Paris : Mille et une Nuits, 2003, 79p.
TIBERGHIEN Gilles A. Nature, Art, Paysage. Arles : Actes Sud – Nature, 2001, 232p.
Sites internet des artistes cités
CARDIFF Janet : cardiffmiller.com
FULTON Hamish : hamish-fulton.com
HÄLLSTEN Johanna : johannahallsten.com
LAVAILLANTE Renée : reneelavaillante.net
LONG Richard : richardlong.org
NOLD Christian : christiannold.com
POISSON Mathias : poissom.free.fr
STALKER (collectif) : stalkerlab.org