Bridget SHERIDAN
Bridget Sheridan est docteure en arts plastiques, qualifiée aux fonctions de Maître de conférences et membre du laboratoire LLA CREATIS, à l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle s’intéresse à la marche comme pratique esthétique, mais aussi aux dispositifs mémoriels dans l’art contemporain.
bridgetsheridan@hotmail.fr
Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « « Archivé jusqu’aux dents » – By the Skin of our Teeth : l’enquête archivistique dans le projet Forced Walks de Lorna Brunstein et Richard White », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11, « L’oeuvre comme enquête / l’enquête dans l’oeuvre : création et réception » », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/archive-jusquaux-dents-by-the-skin-of-our-teeth-lenquete-archivistique-dans-le-projet-forced-walks-de-lorna-brunstein-et-richard-white/>.
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Résumé
Cet article prend comme objet d’étude le projet artistique de Mark White et de Lorna Brunstein, intitulé Forced Walks. L’œuvre s’appuie essentiellement sur le témoignage d’Esther Brunstein, une rescapée d’Auschwitz ayant également survécu aux marches de la mort. Il s’agit de questionner le dispositif de création qui mêle une pratique de la marche à l’enquête historiographique et à un usage artistique des réseaux de publication sur internet. Ce dispositif tisse des liens entre les archives traditionnels et les réseaux numériques tout en facilitant l’émergence de nouveaux contenus et en sensibilisant le public aux différentes formes d’archives.
Mots-clés : art en marche – archive – Bergen Belsen – installation – mémoire – Derrida – De Baecque – Brunstein – Didi-Huberman
Abstract
This paper deals with Mark White and Lorna Brunstein’s art project, Forced Walks, a piece of work which stems from Esther Brunstein’s testimony, an elderly lady having survived both Auschwitz and the death marches. The creation process shall be discussed, noting that it involves art walking, historiographical investigation and the use of digital networks. This process consists in intertwining the traditional use of the archives with more a contemporary use of the internet, facilitating the creation of new data whilst increasing awareness of different forms of archives.
Keywords: art walking – archive – Bergen Belsen – installation – memory – Derrida – De Baecque – Brunstein – Didi-Huberman
Sommaire
Introduction
1. Histoire et enquête préliminaire
2. L’archive vivante et ambulante
3. La mise en scène de l’enquête
Notes
Bibliographie
Introduction
“I survived by the skin of my teeth”[1]
Il s’en est fallu de peu pour les survivants des marches forcées, évacués des camps de la mort en Allemagne[2]. Nombreuses ont été les victimes laissées au bord de la route, assassinées lâchement par les Nazis. Si le souvenir des marches forcées a survécu, il s’en est fallu d’un cheveu, puisque ceux qui ont perpétué ce crime ont tenté de l’enfouir à jamais en bord de chemin. Et pourtant, malgré l’effort des Nazis d’ensevelir toute trace de ces marches monstrueuses, le passage pénible de ces femmes, fantômes d’elles-mêmes, a survécu à cette tentative d’obscurcissement, et leur misère a marqué de nombreux témoins ayant croisé la colonne de marcheuses formée par l’intolérable entreprise hitlérienne. Pour ce qui est des quelques traces que ces femmes se sont résolu à laisser, elles font partie intégrante de l’archive artistique dont nous allons discuter. À cet égard, grâce aux artistes Richard White et Lorna Brunstein ayant travaillé sur les marches forcées, cette archive survit et s’enrichit de témoignages, d’images, de documents et de reliques, chaque pièce ayant une valeur et un intérêt considérable. L’ensemble constitue une constellation en mouvement – une archive qui s’est formé grâce à la marche et qui se modifie au gré des expositions – qui, semble-t-il, fait écho aussi bien à la mémoire des marches forcées qu’aux migrations contemporaines.
Lors du projet Forced Walks, le couple de plasticiens White et Brunstein mène une enquête archivistique autour de la mémoire personnelle d’Esther Brunstein, survivante des camps de la mort et mère de l’artiste Lorna Brunstein. Il s’agit non seulement de rendre hommage à cette dame qui a lutté pour les droits de l’homme[3], mais aussi de réactiver la mémoire des marches forcées – une mémoire que les Nazis avaient tenté de taire et qui, lors de la période de l’après-guerre, était délibérément tombée dans l’oubli. Ayant pris comme pivot central de leur recherche artistique l’expérience d’Esther
Brunstein, White et Lorna Brunstein s’appuient tant sur les archives personnelles de cette dame que sur les archives collectives glanées sur le terrain, et les archives officielles enfermées dans des lieux dédiés à celles-ci. À partir de cette exploration des archives, la pratique créative de White et Lornstein consiste ainsi à développer des stratégies afin de sensibiliser le public aux contenus traditionnels des archives. Le travail artistique de White s’appuie d’ailleurs toujours sur les archives historiques d’un lieu ou d’une période en particulier – en l’occurrence, sur l’histoire nazie pour ce projet. Par ailleurs, le processus de cette œuvre facilite l’émergence de nouveaux contenus. Enfin, le dispositif mis en œuvre dans Forced Walks permet de faire le lien entre les archives traditionnels et les réseaux de mémoire numérique en ce que la visibilité de ce travail passe par l’utilisation d’un blog, d’outils internet et d’expositions traditionnelles en galerie reprenant une scénographie des archives, ces diverses formes de monstration étant étroitement imbriquées.
En premier lieu, il s’agira d’expliciter l’Histoire et l’enquête préliminaire qu’ils effectuent afin de démontrer le parallèle qu’établissent les deux artistes entre l’enquête historiographique et une forme d’itinérance au sein même des archives. En d’autres termes, écouter ou lire les témoignages de notre mémoire collective, serait-ce d’une certaine manière, marcher en compagnie des témoins, les accompagner par l’imaginaire ? Il conviendra ensuite d’éclaircir la manière dont les artistes ont conçu les deux marches artistiques et commémoratives du projet comme une forme d’enquête archivistique vivante. La première marche est effectuée dans le sud de l’Angleterre, en 2015, et la seconde, suivant le tracé originel de la marche forcée, est réalisée en Allemagne, en 2016. Enfin, il sera essentiel de porter un regard sur la forme finale de l’exposition qui ne met pas seulement en scène l’enquête puisque, de surcroît, le dispositif de monstration semble poursuivre la recherche de traces liées à la mémoire des marches forcées.
1. Histoire et enquête préliminaire
Marcher à la mort, marcher à la vie : voilà le titre qu’a choisi Antoine de Baecque pour l’un des chapitres de son ouvrage, Histoire de la marche[4]. Effectivement, il s’agit là d’un passage qui dévoile la fragilité de la vie lors des « marches forcées ». Comment garder l’espoir de survivre alors que la mort est si présente et que ses proches tombent à terre lors de cette marche funeste ? Lorsqu’il illustre la cruelle réalité de ces déplacements, Antoine de Baecque note que :
La marche peut également s’apparenter à une expérience extrême de la mort, la frôlant sans cesse en tentant de la conjurer. La plupart du temps, d’ailleurs, la mort est au bout du chemin, et seuls les survivants en témoignent. Ces « marches forcées » jalonnent les périodes les plus sombres de l’Histoire, des obligations de marcher se transformant en injonction à survivre, des marches malgré tout[5].
Dans ce passage, de Baecque fait référence aux « marches de la mort » imposées par les SS alors que les alliés se rapprochaient des camps de concentration. Alors que l’étau se resserrait sur eux, les Nazis ont décidé d’évacuer les camps dans des conditions extrêmes, orchestrant de longues marches épuisantes, « pour mettre à mort sans donner la mort[6] », dit-il. Sans surprise, l’horreur d’une telle idéologie ne peut qu’engendrer de tels événements horrifiques. Pleinement conscient de l’atrocité d’une telle manœuvre, de Baecque rappelle que survivre à ces marches forcées, c’est survivre à deux reprises à une mort – survivre aux camps, puis survivre à la marche.
Esther Brunstein, qui occupe la place centrale de ce recherche artistique, a fait la douloureuse expérience des marches de la mort. Tout d’abord, elle a réussi à survivre à Auschwitz où elle avait été déportée avec sa mère, décédée quant à elle au camp. En 1945, alors qu’elle est détenue au camp de travail Waldeslust, situé à Hambuhren-Ovelgonne, et qui signifie en français – et cela avec une déchirante ironie – « les joies de la forêt », les prisonniers entameront une marche exténuante vers le camp de concentration de Bergen Belsen. Alors qu’elle avait déjà apporté son témoignage pour enrichir les archives du Imperial War Museum de Londres, c’est un récit plus personnel, délivré à sa propre fille, qui devient l’élément instigateur de Forced Walks.
En revanche, pour Mark White, qui s’intéresse aussi bien aux histoires contestées qu’aux narrations à strates multiples – des narrations où différentes strates temporelles ou plusieurs énonciateurs se succèdent et/ou s’emboîtent -, il s’agit de créer un espace pour accueillir les cauchemars vécus par Esther Brunstein. Par conséquent, avec Lorna Brunstein, il souhaite trouver des stratégies créatives interrogeant les notions d’enquête et d’archive dans le but d’aller plus loin que les procédés et les dispositifs habituels et formels d’enquête et d’archivage. L’objectif est de révéler la mémoire des marches de la mort tout en travaillant sur l’empathie. Lors de l’ébauche du projet, le couple d’artistes s’accorde sur le fait que celui-ci comportera donc un caractère performatif, une dimension sociale engagée et qu’il sera collaboratif – d’autres personnes prenant part aux marches participatives et à l’enquête – dès que cela serait possible.
Malgré le fait que White et Brunstein projettent d’élargir l’enquête grâce à une recherche active de témoins et d’éléments en fouillant les archives historiques et en se rendant sur le terrain, la collecte des données d’archives, des reliques et des témoignages débute avec l’histoire personnelle d’Esther. Celle-ci fournit volontiers des documents d’archive personnelle au couple d’artistes. De surcroît, Esther suit le déroulement du projet avec le plus grand intérêt. C’est ainsi que l’œuvre subjective le processus d’archivage. En effet, les objets ou les photographies-reliques d’Esther qui forment sa memorabilia personnelle, déclenchent la réactivation du passage douloureux que fut la marche qu’elle a endurée en 1945. En ce sens, les archives personnelles prennent la forme d’éléments catalyseurs éveillant chaque impression, chaque sensation, et, en somme, la mémoire personnelle et intime. Cela équivaut à une déambulation sur les chemins de la mémoire individuelle qui s’effectue grâce aux lectures des documents, et au regard qu’elle porte sur les images et les objets. Pour le couple d’artistes, cette enquête ressemble déjà à une forme d’itinérance. Dès lors, White et Brunstein s’apprêtent, eux aussi, à emprunter les cheminements de la mémoire d’Esther Brunstein en découvrant, à ses côtés, les archives personnelles, cette exploration faisant écho au chemin suivi par tant d’autres survivants de la Shoah.
Cette approche artistique qui consiste à cheminer à travers et parmi les écrits et les témoignages ressemble étrangement à la démarche de l’historien qui progresse dans les archives lors de son enquête. En effet, Antoine de Baecque s’interroge sur le rapport entre la marche et l’historien qu’il est :
Qu’est-ce que penser la marche en historien, penser historien grâce à la marche ? La « démarche historiographique », de fait, possède un rapport avec la progression du marcheur, qui fait l’expérience sensible d’une remontée dans le passé par le chemin arpentant la nature ou par la rue sillonnant la ville, à travers les paysages, le tissu urbain et les traces d’autrefois qu’il traverse et qu’il croise[7].
Ces quelques lignes soulignent de manière limpide le parallèle qu’établit de Baecque entre la marche et l’enquête historique. Aussi, il semble imaginable d’enchérir la proposition de de Baecque et, dès lors, de définir l’historien comme un chercheur de l’itinérance dont l’enquête ressemble à une aventure durant laquelle il emprunte de multiples chemins, ceux-ci étant aussi bien des chemins réels, tracés à même le sol, que des chemins imagés se faufilant entre les pages et sur les lignes d’écriture des nombreux documents, sur et entre les lignes cartographiques, mais encore, sur les traits d’une variété de visages photographiés conservés dans les archives. Dans le cas de l’intention artistique de White et Brunstein, il est tout à fait possible d’établir un lien entre la démarche d’artiste-marcheur et celle d’artiste-enquêteur. Si les deux figures se confondent ici, c’est que chacun, que ce soit l’artiste-marcheur ou l’artiste-enquêteur, pratique une forme d’itinérance perceptible tant au niveau de l’enquête et que du déplacement.
2. L’archive vivante et ambulante
L’enquête qu’ont poursuivie White et Brunstein au départ du projet a naturellement progressé vers une collecte plus large des informations concernant l’histoire des marches forcées puisqu’ils ont tissé des liens avec des professionnels du patrimoine et de l’Histoire issus de toute l’Europe. Ainsi, l’expansion de la constellation d’archives qu’ils ont constituée résulte d’une exploration plus large et plus approfondie autour de l’histoire d’Esther. Dès lors, la plasticité de la constellation des diverses recherches des artistes se distingue dans l’œuvre, celle-ci prenant forme au sein de l’espace de la marche et au niveau des réseaux de recherche et d’échange numériques.
Grâce à la collecte d’éléments cartographiques, les artistes espèrent établir un tracé qui puisse accueillir une marche artistique[8], à la fois commémorative et collaborative. L’enquête préliminaire a été élaborée sur fond d’anciennes cartes trouvées dans les archives et à partir d’un court texte, écrit et publié par une enseignante ayant fait référence au camp de travail de Bergen Belsen. Ces éléments ont permis aux artistes d’élaborer le tracé de la marche de 1945.
Dès lors, White et Brunstein sont enfin prêts à réaliser deux marches commémoratives de celle d’Esther : l’une qui est effectuée en Angleterre et l’autre en Allemagne.
Le tracé de la marche forcée est tout d’abord transposé sur le sol anglais, dans le Sud du pays, en 2015. Il s’agit de rapprocher cette marche de chez soi, selon White, tout en gardant l’orientation et l’échelle du tracé. Les artistes prennent la ville de Frome comme point de départ de la marche, cette dernière s’achevant dans un ancien cimetière juif à Bath. En outre, faudrait-il noter que la date d’arrivée coïncide avec le 70e anniversaire de la libération du camp de Belsen ? Cette première marche prend la forme d’une archive vivante nourrie tant par les choix de White et de Brunstein que par les traces historiques rendues visibles ou interprétées le long du chemin. Tout d’abord, chaque jour, le groupe de marcheurs fait l’expérience de plusieurs lectures de textes d’Esther, de récitals de poésies et de musiques choisis en relation à l’histoire des marches forcées. Si ces quelques actes performatifs font étrangement écho à l’histoire locale, c’est qu’ils créent en effet des points de rupture et des connexions avec celle-ci. En effet, White établit un rapport avec cette marche initiale et les premières images de réfugiés syriens, ce qui a pour effet de refléter de manière singulière le contexte actuel en Palestine, en Lybie ou en Syrie.
L’ensemble de ces actes, de ces performances et, de manière plus large, de la marche en elle-même, sont documentés par les artistes et les marcheurs qui les accompagnent que ce soit par des traces sonores, écrites ou bien virtuelles, via des partages sur les réseaux en ligne d’images de notre contemporanéité. Par ailleurs, il est possible de considérer cette forme comme archive ambulante puisqu’elle voyage au sein même de l’œuvre : à la fois sur le chemin emprunté par les marcheurs et dans les espaces d’exposition (la galerie et internet).
La seconde partie du projet, c’est-à-dire la seconde marche, est quant à elle réalisée en Allemagne, en 2016, pour le 71e anniversaire de la libération de Belsen. Lors de cette marche commémorative, les participants suivent le tracé hypothétique de la marche forcée. Ainsi, aucune transposition n’a lieu, contrairement à la première marche. Au cours de cet événement artistique, certains descendants de survivants ou de témoins suivent symboliquement les pas de quatre cents femmes juives ayant été contraintes à poursuivre leur route sous une pluie battante et glaciale. En somme, l’intention de White et de Brunstein est de retrouver des résonances avec la mémoire de la marche, tout en sachant que celles-ci seront impossibles à prévoir et qu’elles vont enrichir la mémoire fragile des marches de la mort tout en élargissant l’archive ambulante qu’est leur œuvre, Forced Walks.
Au départ, les marcheurs se donnent rendez-vous sur un parking qui avait servi de base pour les gardes SS – un lieu symbolique qui convoque dès lors une certaine imagerie à l’esprit. En outre, tout au long du chemin, on assiste à des quelques témoignages de personnes rencontrées au gré de la marche. Ces témoins inattendus racontent de manière spontanée leurs souvenirs liés aux marches forcées, ajoutant quelques bribes de mémoire à cette histoire en marche et habillant la constellation de nouvelles images mentales créées par le récit oral. Si, grâce à cette œuvre, la mémoire survit malgré tout, il faut garder à l’esprit que l’on a tenté d’enterrer celle-ci. Tout d’abord, les SS eux-mêmes avaient ordonné aux témoins de ces longues colonnes de personnes affamées et épuisées de garder le silence. Par la suite, ce fut au tour de la génération de l’après-guerre de taire délibérément cette mémoire bien trop douloureuse. Cependant, la mémoire a survécu malgré tout. Antoine de Baecque cite ces faits avec justesse :
De ces deux morts de marche, celle de ne plus pouvoir avancer et celle d’en agoniser, naît pourtant la vie, la survie. Car c’est dans le fait même de pouvoir encore malgré tout que repose le « petit espoir de vie, si minime soit-il ». La dernière volonté de vie consiste à faire un pas, un demi-pas, le dernier peut-être, sans doute, mais qui n’est de fait que l’avant-dernier, lui-même suivi d’un nouveau pas, encore et encore […][9].
En effet, la marche est survie : un pas et puis le pas suivant font que la survie est possible. Il en va de même avec la mémoire : un souvenir devient une parole, celle-ci forme un témoignage, ce dernier s’ajoute à d’autres souvenirs, d’autres paroles, puis d’autres témoignages. C’est ainsi que se forme une constellation de récits, celle-ci devenant une véritable archive en mouvement. Grâce à ce besoin ou à ce désir de transmettre survit la mémoire. Selon Derrida, ce phénomène a un nom : il s’agit de la pulsion d’archive :
Ce mouvement irrésistible pour non seulement garder les traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter […] La pulsion d’archive, c’est une pulsion irrésistible pour interpréter les traces, pour leur donner du sens et pour préférer une trace à une autre[10].
Esther Brunstein, hantée chaque jour par le souvenir précis de son déplacement vers Belsen, savait pertinemment que cette mémoire-là devait être transmise. Dès lors, la nécessité d’en parler, de témoigner, allait de pair avec le sens de l’histoire. En de tels cas, le désir de transmettre qui habite chaque être se transforme en devoir.
Si la recherche de White et Brunstein relève d’une enquête engagée, c’est que les témoignages qu’ils ont récoltés le long du chemin et tout au long du projet révèlent l’atrocité de cette épisode et participent à la transmission de la mémoire. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que le dispositif artistique choisi pour ce travail permet d’accompagner un processus vital, celui de la transmission du souvenir qui donne lieu ici à une forme d’accueil d’événements douloureux. « La mise en mots en une mise en sens[11] », souligne David Le Breton. Selon l’anthropologue, tout processus de deuil nécessite un accompagnement qui consiste à accueillir la peine de la personne endeuillée et « à cheminer avec elle dans sa mémoire personnelle[12]. »
3. La mise en scène de l’enquête
En temps réel, des témoignages et des images choisis par les artistes alimentent les réseaux numériques ajoutant de nouvelles strates à l’histoire de la marche forcée entre les camps de Waldeslust et de Bergen-Belsen. C’est ainsi qu’ils constituent leur archive ambulante, en tant qu’enquêteurs, traversant physiquement les traces invisibles des marches forcées. De ce fait, la visibilité du projet passe autant par le net que par l’installation de l’œuvre en lieu d’exposition. Il est alors évident que les réseaux en ligne et le blog donnent accès de manière claire au déroulement du processus – un dispositif numérique et interactif permettant de nourrir l’archive de Forced Walks à travers la collecte de divers témoignages ou documents sur le terrain. Il s’ensuit un véritable va-et-vient entre l’espace réel et virtuel, ce qui donne une certaine profondeur à l’œuvre en ce qu’il est possible de creuser certaines pistes grâce aux hyperliens, aux banques de données, etc. D’une certaine manière, la mise-en-forme adoptée par les deux plasticiens ressemble à la mémoire avec ses multiples strates et connexions.
La dynamique du projet qui prend différentes directions sur Flickr, sur viewranger[13] (un site de carte interactive) et sur le blog[14], entre autres, ainsi que l’adjonction de données sur ces réseaux alimente les expositions qui ont lieu à la suite de chaque marche commémorative puisque que chaque exposition fait référence aux sites internet et vice versa. Par ailleurs, ce dispositif prolonge encore la visibilité de l’exposition tout en apportant une nouvelle matière issue du renouvellement de commentaires et d’images. En ce qui concerne les deux expositions, intitulées Honouring Esther, la première exposition, qui a lieu en 2015 à la galerie 44AD à Bath, met en scène la marche transposée au Royaume-Uni. Une première salle est dédiée à la collecte réalisée durant la marche, les artistes ayant rassemblé ici les notes de terrain, des prises de vue et les carnets de marche des participants, tandis qu’une autre salle s’éloignant du dispositif muséal propose une installation plus immersive à partir d’un travail sonore, de vidéos et d’une installation d’objets. Ici, dans une salle plongée dans l’obscurité, des veilleuses et des bougies relèvent du dispositif mémoriel, rappelant les offrandes placées dans certains lieux de mémoire. Ainsi, le spectateur est invité à commémorer en présence de certains objets-reliques faisant directement référence à Esther Brunstein, telles qu’une valise, une orchidée symbolisant la ferme aux orchidées implantée au camp de travail de Waldeslust ainsi que des photographies appartenant à Esther.
D’une part, dans la première salle, les carnets de marche où figurent des notes et des impressions rédigées en chemin par les participants, les vidéos filmées lors du trajet, ainsi que le montage sonore fait à partir des chants d’oiseaux, de bruits de pas et de sons environnants répondent de manière déroutante aux archives personnelles et collectives. D’autre part, l’ambiance sonore de l’exposition est interrompue une fois par heure pour laisser place au Shofar, cet instrument à vent que l’on utilise dans la tradition israélite – cette intermission créant un espace-temps autre, une interstice au sein même de la mise en scène de Honouring Esther. De cette manière, White et Brunstein ajoutent une dimension supplémentaire au dispositif labyrinthique où les cheminements de chacun, sur le net, pendant la marche ou dans l’espace d’exposition font écho au processus mémoriel lui-même.
En 2017, lors de la seconde exposition, dans la même galerie, et cette fois suite à la marche effectuée en Allemagne, le couple d’artistes repense leur dispositif en le rendant encore plus complexe, le nombre de documents et d’objets exposés étant plus important. Encore une fois, l’archive personnelle d’Esther Brunstein trouve sa place puisque sa valise est identifiable. Cette dernière est entrouverte, exposant de nombreux portraits noir et blancs. Répétée des dizaines de fois sur un long voile blanc rappelant un linceul, le leitmotiv d’Esther, By the skin of my teeth, est visible sous forme de manuscriture : il s’agit d’une phrase ressassant son désir de survie, et dont la plasticité – une écriture à l’encre noire qui reflète une rapidité du geste et une répétition de la même ligne d’écriture sur toute la longueur du tissu – traduit son acharnement à résister par la marche. Celle-ci est suspendue dans l’espace comme une pièce centrale de l’archive ambulante.
Ailleurs, des bocaux de terre, récoltés à chaque station significative de la marche font écho à la voix d’Esther, c’est-à-dire à la réitération de son leitmotiv. Des étiquettes apposées aux échantillons de terre rejoignent plastiquement les prélèvements scientifiques, comme si White et Brunstein tentaient d’investir la mémoire contenue dans ces échantillons ramassés en bord de chemin. Faudrait-il rappeler que la poétique de la terre est essentielle dans la mise en scène choisie, la terre symbolisant et contenant la mémoire ? Il suffit d’écouter un passage de Georges Didi-Huberman :
Les sols nous parlent, précisément dans la mesure où ils survivent, et ils survivent dans la mesure où on les tient pour neutres, insignifiants, sans conséquences. Mais c’est justement pour cela qu’ils méritent notre attention. Ils sont eux-mêmes comme l’écorce de l’histoire[15].
Ajoutons que cette conception de la terre, comme porteuse de mémoire, a été reprise par de nombreux artistes. La série photographique de Valère Coste, Les agents orange, mais encore la série Surfaces de Liza Nguyen reprennent un dispositif scientifique semblable à celui mis en place dans l’œuvre Forced Walks. Chez Coste et Nguyen, la terre contient réellement des traces de la guerre que ce soit les produits chimiques utilisés ou les nombreux ossements, les débris et les restes en décomposition. Ces mises en scène proches de dispositifs scientifiques sont proposés dans le but de rappeler que la terre restera contaminée par l’atrocité de l’Histoire.
White et Brunstein ont endossé un rôle d’enquêteur ou de chercheur puisque ces échantillons de terre ont été prélevés le long du chemin en Allemagne. En outre, des photographies publiées sur les réseaux internet du projet participent à la mise en scène de la terre dans Forced Walks. Par conséquent, l’agencement des bocaux de terre et les photographies de la collecte prennent une part active dans le dispositif d’enquête et dans la mise en scène de l’archive du couple d’artistes.
En somme, c’est la dimension interactive qui témoigne d’une réactualisation de l’Histoire et de la volonté d’éveiller la sensibilité du public en l’invitant à participer à la marche artistique et commémorative et à déambuler dans l’espace virtuel mis en ligne et/ou dans la galerie où le visiteur interagit dès lors avec les éléments du dispositif (tels que la vidéo-projection, les carnets de marche, etc.). La prolifération des méthodes de recherche mises en place dans ce dispositif complexe démontre l’investissement artistique intense de ces deux plasticiens autour de cette épisode historique.
L’exposition cristallise, de fait, la rencontre entre le virtuel et le réel dont parle White lorsqu’il fait référence à ce travail. L’espace des archives rencontre à la fois celui de la marche commémorative et celui du net, la galerie étant un point de convergence et un lien entre ces différents moments de mémoire et de commémoration des marches forcées.
Parce qu’il est riche en éléments aussi bien historiques que poétiques, cette œuvre mérite que l’on s’y attarde. La démarche d’enquête de ces deux artistes s’inscrit à la fois dans le domaine de la recherche historiographique et dans celui du sensible, et le public est invité à (re)découvrir cette mémoire – et à réfléchir à notre époque contemporaine, la mémoire faisant écho à l’actualité des questions migratoires.
Notes
[1] « Je m’en suis sortie d’un cheveu ». Leitmotiv d’Esther Brunstein utilisé dans l’exposition Honouring Esther à la Galerie 44AD, Bath, Royaume-Uni. (2015, 2016).
[2] Les marches de la mort ont eu lieu, pour la plupart, entre 1944 et 1945, en Allemagne et en Autriche, lorsque les forces alliés se rapprochaient des camps de concentration. Afin de poursuivre leur entreprise d’extermination et de concentration, les prisonniers ont été transférés d’un camp à un autre. Affaiblis par les maladies et le manque d’alimentation, il existait un risque élevé de mourir en chemin.
[3] Esther Brunstein s’est investi dans le combat pour les droits de l’homme en intervenant lors de nombreuses manifestations anti-racistes. Par ailleurs, en 1998, à New York, elle a fait une communication pour l’O.N.U lors de la 50ème commémoration de la déclaration universelle des droits de l’homme.
[4] DE BAECQUE, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Ed. Perrin, France Culture, 2016.
[5] Idem, p299.
[6] Ibid.
[7] Id., p18.
[8] La marche fait partie intégrante du projet artistique de White et Brunstein. À la manière de Serge Pey qui, en 2014, a réalisé une poésie d’action, La boîte aux lettres du cimetière, rendant hommage à Antonio Machado à travers une série de lectures, d’actions, et cela en réalisant une marche participative de Toulouse à Collioure, White et Brunstein intègrent, eux aussi, une dimension artistique à la marche en lui conférant une dimension esthétique et poétique à travers une performance participative ayant une forme protocolaire et rythmée.
[9] Id., p302.
[10] DERRIDA, Jacques, Trace et archive, image et art, Bry-sur-Marne, INA Ed., 2014, p400.
[11] LE BRETON, David, Du silence, Paris, Ed. Métailié, 2015, p282.
[12] Id.
[13] https://my.viewranger.com/track/details/MjMzNDI3MA==, consulté le 8 janvier, 2019.
[14] https://forcedwalks.wordpress.com, consulté le 9 janvier, 2019.
[15] DIDI-HUBERMAN, Georges, Écorces, Paris, Ed. de Minuit, 2011, p59.
Bibliographie
DE BAECQUE, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Ed. Perrin, France Culture, 2016.
DERRIDA, Jacques, Trace et archive, image et art, Bry-sur-Marne, INA Ed., 2014.
DIDI-HUBERMAN, Georges, Écorces, Paris, Ed. de Minuit, 2011.
GIBBONS, Joan, Contemporary Art and Memory, Images of Recollection and Remembrance, Londres, I.B. Tauris & Co Ltd, 2013.
LE BRETON, David, Du silence, Paris, Ed. Métailié, 2015.
SOLNIT, Rebecca, L’art de marcher, Arles, Actes Sud, 2002.
NORA, Pierre (sous la direction de), Les lieux de mémoire, III. Les France, 1. Conflits et partages, Paris, Ed. Gallimard, 1984.