Matthieu Duperrex
Docteur en arts plastiques, Matthieu Duperrex est chercheur associé au LLA-Créatis, Université de Toulouse-Jean Jaurès. Artiste-auteur, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, ses travaux procèdent d’enquêtes de terrain sur des milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels. Publication récente : Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (Éditions Wildproject, 2019). Son site Internet : www.urbain-trop-urbain.fr
m.duperrex@urbain-trop-urbain.fr
Pour citer cet article : Duperrex, Matthieu, « L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lartiste-enqueteur-un-nouveau-paradigme/>.
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Résumé
Face aux apories du dédoublement de « l’artiste chercheur », ouvrant un espace du savoir tout en étant dépendant de savoirs tiers, questionnant le statut du sujet connaissant mais lui-même aussitôt précairement suspendu entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste, cet article prend appui sur le portrait que Hal Foster consacre à « l’artiste en ethnographe » (1996). L’auteur y voit une introduction, toujours pertinente, à l’épistémologie de l’enquête artistique.
Mots-clés : enquête – ethnographie – art contemporain – art documentaire – culturalisme – double – Hal Foster.
Abstract
Considering the paradigm of the inquiry as a specific framework in contemporary art, this paper builds on Hal Foster’s portrait of “the artist as ethnographer” (1996). The author sees it as an introduction, always relevant, to the epistemology of the artistic inquiry.
Keywords: inquiry – ethnography – contemporary art – documentary art – self-othering – cultural studies – Hal Foster.
Sommaire
1. La doublure, ou l’artiste chercheur
2. Le soupçon critique de Foster
3. La parallaxe de l’artiste ethnographe
4. Nouveau dédoublement : une leçon iconographique
5. La bifurcation du paradigme de l’enquête
Conclusion : la nécessité toujours renouvelée de l’effort de parallaxe
Notes
Bibliographie
1. La doublure, ou l’artiste chercheur
The Artist as… L’artiste « comme » fait porter le questionnement épistémique sur le qualificatif qui suit : « producteur » (Walter Benjamin), « anthropologue » ou « philosophe » (Joseph Kosuth), « ethnographe » (Hal Foster), « travailleur » (Pierre-Michel Menger) … Il n’est alors pas tant question de savoir si des contenus de connaissance sont obtenus par l’activité artistique que d’éprouver la grille conceptuelle posée sur le monde (l’épistémè), par l’entremise de laquelle ces connaissances seraient produites et énoncées. Par là, quelles que puissent être les options adoptées – rationalisme, phénoménologie, empirisme, réalisme –, nous nous retrouvons face au dilemme de la solidarité « archéologique » de l’homme et de son « impensé » que mobilise, selon Michel Foucault, l’épistémè moderne, puisque le double insistant de l’Autre, du hors soi, de l’inconscient, du sédimenté se présente à chaque occurrence d’instauration de l’homme dans un savoir, de sorte que c’est toujours « l’inépuisable doublure qui s’offre au savoir réfléchi comme la projection brouillée de ce qu’est l’homme en sa vérité, mais qui joue aussi bien le rôle de fond préalable à partir duquel l’homme doit se rassembler lui-même et se rappeler jusqu’à sa vérité[1]. »
Sujet du savoir confronté aux multiples intrigues du dédoublement qui animent les sciences, nécessairement situé par ses pratiques, ainsi que tout chercheur confronté au processus « chaud » de la production de savoirs[2], l’artiste « comme » est rien moins que propriétaire en titre de l’espace discursif dans lequel il s’engage. Est-ce d’emprunt qu’il s’agit ? L’artiste chercheur ouvre en effet un espace du savoir tout en s’affiliant à des savoirs tiers ; il questionne le statut du sujet connaissant mais lui-même se trouve suspendu de façon précaire entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste. Si par ailleurs la doublure du chercheur devait à tout prix enfiler le vieil habit philosophique de l’adaequatio rei et intellectus, la figure de l’artiste chercheur pécherait non seulement par vain mimétisme mais par une conception grossière du référent – objets, méthodes, démonstrations et vérités scientifiques –, considéré à partir d’un stéréotype positiviste assez éloigné de la science « telle qu’elle se fait ».
Il n’est guère étonnant que la réunion de l’art et de la recherche dans la notion de recherche artistique demeure une source d’irritation permanente. Après tout, les qualités et les états de l’intuition, de la non discursivité, de la physicalité, du non-savoir, de l’absurdité et de l’absence de but sont justement les qualités et les états de l’esthétique elle-même, du moins selon une version spécifique et très influente de la théorie esthétique. La recherche comme la science, selon l’image à laquelle adhère une tradition non moins influente du positivisme dans la théorie de la science (abstraction faite de toutes les objections soulevées par des philosophies plus soucieuses de la science), travaille à réduire ces qualités et états ou même à les éliminer tout à fait[3].
Quant à l’autre vieille antienne selon laquelle la collaboration de l’art et de la science pourrait « humaniser » cette dernière et restaurer le sens de la communauté scientifique, le philosophe Stanley Cavell fait remarquer que « d’aller recourir à l’art pour la réparation, c’est sentimentaliser les artistes, qui ont leurs propres problèmes de communauté et de communication, qui sont censés les avoir et qui les encaissent bien[4]. »
Vers où se tourner alors ? Accoutumés au débat sur « ce qui est art et ce qui n’en est pas », les artistes bénéficient heureusement d’une solide préparation aux arguties épistémologiques ! Le champ serait moins miné si l’on s’accordait déjà à reconnaître que, du côté des horizons de recherche qu’ils s’efforcent de concilier au cœur de leurs savoir-faire, artistes comme scientifiques mobilisent des faits et objets, s’inventent des assistants, humains et non-humains, concluent des alliances politiques au bénéfice de leurs réseaux, échafaudent des mises en scène.
La figure du chercheur a migré en dehors des laboratoires de recherche académique et s’est vue atomisée dans l’ensemble des secteurs d’activité économique. Qu’elle soit conduite par des universitaires ou non, la recherche n’a valeur de capital économique que si elle produit des savoirs pouvant être convertis en “pouvoir d’action” par d’autres acteurs de la chaîne de production cognitive. La hiérarchie traditionnelle qui opposait les disciplines académiques aux recherches non scientifiques ne paraît plus opérante, pas plus que celle qui localisait l’autorité intellectuelle au sein des institutions de recherche. Aussi peut-on s’étonner que dans ce contexte, l’“artiste chercheur” soit principalement promu en vertu de sa capacité de contrebalancer le monopole que l’autorité académique exercerait dans le domaine de la connaissance. Chercheur académique et artiste chercheur partagent en effet un fort capital symbolique dont ils sont à la fois les producteurs et les bénéficiaires[5].
Si nous revenons aux sources de cette légitimation, à l’âge des manifestes et des avant-gardes, le suprématisme comme le Bauhaus, De Stijl, le New Bauhaus de Chicago ou le Black Mountain College ont revendiqué avoir développé une authentique « recherche ». Dans chacun de ces cas, la psychologie et la théorie cognitive étaient mobilisées au profit d’une théorie scientifique de la pratique : Oskar Schlemmer donnait au Bauhaus un cours d’anthropologie générale intitulé « Der Mensch », l’être humain ; Charles W. Morris, recommandé par John Dewey, était chargé de « l’intégration intellectuelle » au New Bauhaus et y donnait un cours de sémiotique générale. Les « Notes sur la formation d’un Bauhaus imaginiste » d’Asger Jorn (1957) militent pour une méthodologie de la « liberté expérimentale » développée sous l’égide du Laboratoire expérimental d’Alba, fondé en 1955 avec Giuseppe Pinot-Gallizio : « la recherche artistique est identique à la “science humaine”, ce qui pour nous signifie une science “engagée” et non purement historique ». Piero Simondo, aussi membre du Mouvement pour un Bauhaus Imaginiste, fonde à Turin en 1962 un Centre international pour un Institut de la recherche artistique (CIRA) avec pour ambition de faire « una ricerca artistica veramente sperimentale[6] ». Allan Kaprow en appelait dans les années 1960 en Californie à l’introduction de la recherche pure dans l’art et l’éducation artistique. Ajoutons qu’un Art and Technology Movement trouve des catalyseurs tels que Jack Burnham, Billy Klüver et György Kepes et se développe depuis un lieu institutionnel clé, le Center for Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology (MIT), fondé en 1967[7].
Si ces cas répondent à l’exigence de construction d’une légitimité disciplinaire, ils étaient aussi indissociables de l’établissement d’un corpus théorique établissant des démarcations méthodologiques tranchées. Dans la plupart des écoles d’art ou de design aujourd’hui, cette ambition est considérée comme dépassée. La recherche y est entendue dans le sens académique du développement d’un « projet » méthodologiquement ordonné, et la question de savoir comment l’artiste pense ce qu’il pense dans le contexte d’une recherche plastique ne fait quasiment pas l’objet d’un investissement théorique préalable, d’autant qu’on peut regretter un alignement du curriculum académique sur une acception de la connaissance en nouvelle force productive (Processus de Bologne), conformément au développement d’un capitalisme cognitif[8] et sans que les salons et biennales des industries de l’art contemporain ne se risquent beaucoup à démentir cette voie.
2. Le soupçon critique de Foster
Aussi, dans ce contexte toujours très dynamique de réflexion sur l’artiste chercheur[9] où est sans cesse mise en scène l’aporie de la « doublure », nous proposons ici de revenir à un texte majeur du dossier critique. Lorsqu’on aborde notamment le social turn en art, il est en effet impossible de ne pas mentionner le « Portrait de l’artiste en ethnographe » qu’a brossé le critique et historien d’art Hal Foster au milieu des années 1990[10]. Cet article doit sans doute sa célébrité à son absence totale de concession sur un prétendu « tournant ethnographique » opéré par l’art contemporain dans le contexte de légitimation institutionnelle des cultural studies américaines. À lire de près Hal Foster, on se demande d’ailleurs s’il ne vise pas tout autant l’entreprise de déconstruction d’un champ scientifique, celui de l’anthropologie par les « formes molles des cultural studies » (selon l’expression peu bienveillante de Maurice Godelier[11]), que les pratiques romantiques voire arrogantes vis-à-vis d’un hors champ social de l’art exploré par l’artiste comme une « recherche de soi en l’autre » (self-othering[12]).
Les considérations de Hal Foster s’inscrivent dans la volonté de définir l’éventuel renouveau des avant-gardes artistiques dans le contexte passablement émoussé du postmodernisme, où la culture et ses pratiques discursives sont devenues ad libitum les objets principaux de l’artiste contemporain constatant l’obsolescence des définitions restrictives de son champ et l’émergence des communautés, du multiculturalisme, des mouvements sociaux et luttes pour les droits civiques, etc., comme nouveaux lieux d’énonciation de l’art. Il s’agit donc à la fois de « l’air du temps », de tendance ou de mode, et d’une tension temporelle plus profonde, d’une orientation vers une sorte de sens de l’histoire annonciateur d’une matérialité sourde. Guère étonnant alors que Foster prenne son premier appui théorique sur Walter Benjamin qui, dans une conférence parisienne de 1934 intitulée « L’auteur comme producteur », espérait voir poindre dans les brumes s’épaississant du fascisme un authentique art « prolétarien ». À l’aune du paradigme de l’artiste « comme producteur », effigie révolutionnaire cependant immédiatement grevée par le soupçon de domination paternaliste (le proletkult[13]), l’émergence d’un nouveau double de l’artiste « comme ethnographe » serait-il à son tour un coup de boomerang de l’Histoire, un repli involontaire de l’époque où l’innovation artistique peinerait à devenir véritablement instituante d’un air politique et esthétique rassérénant ?
Résumé de manière brève, ce paradigme de « l’artiste en ethnographe » a pour épicentre l’autre, pour récit son « identité culturelle », pour expérience de vérité sa subjectivation des états de « domination coloniale ». L’avant-garde artistique situerait ainsi le combat politique dans une prise en charge d’un ailleurs qui conteste les assignations toutes faites du marché de l’art et des institutions culturelles.
Bien entendu, il y a un risque non négligeable à prétendre s’exprimer au nom de l’autre culturel, une propension à la ventriloquie et à l’allégorie paternaliste qui ne désenclave pas l’indigène de sa situation aliénée, loin de là. La médiation par la relation d’enquête ethnographique accroit ce risque et redouble l’aliénation, l’autre étant l’informateur, le sujet enquêté. Supposé être dans le vrai, dans l’authenticité d’une situation vécue de l’ici et maintenant, l’autre de l’artiste ethnographe pâtit des effets de projection que Johannes Fabian avait pointé dans l’anthropologie classique, plaçant immanquablement l’interlocuteur dans une temporalité d’énonciation différente et mythique (discours « allochronique ») par rapport à celle du scientifique/enquêteur[14]. Avait-on besoin de ce déni de co-temporalité pour étayer une critique de la modernité occidentale et de son arrogance à partir du discours du « sauvage » ?
Il ne s’agirait pas pour autant de revenir, comme disait Rousseau, au « bel adage, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont tous les mêmes[15] ». Dans sa postface de 2006, Fabian répondait que l’anthropologie n’avait généralement pas su proposer une épistémologie de l’altérité, non pour réduire cette dernière, mais pour mettre en tension la re-présentation de l’autre et sa présence :
La reconnaissance de l’autre = alius en tant qu’autre = alter est une condition de la communication et de l’interaction, et donc une condition pour pouvoir prendre part aux pratiques socio-culturelles (…) ou pour partager un Lebenswelt (“monde vécu”). Sans altérité, pas de culture, pas de Lebenswelt[16].
Hal Foster concède que des mises en tension complexes de l’altérité ne sont pas toujours ignorées de l’artiste en ethnographe :
Ce n’est que récemment que les artistes et critiques postcoloniaux ont délaissé dans la pratique et la théorie les structures binaires de l’altérité pour les modèles relationnels de la différence, les espaces-temps discontinus pour les zones frontières mixtes[17].
Tout en relevant aussitôt que l’esthétisation de l’hybridation et de l’entre-deux pose un nouveau risque de fétichisme…
En sous-texte chez Foster on comprend aussi que cette persistance – anachronique à l’heure de la globalisation – d’un exotisme de l’autre comme un soi, c’est-à-dire in fine un double de l’artiste, restaure paradoxalement la figure moderne du sujet, l’ethnographie ou ce qui en tient lieu empruntant alors les atours d’une épopée moderne que le structuralisme avait pourtant réfutée[18]. De façon ambivalente, raille Foster, les artistes « peuvent tout à la fois se faire sémiologues culturels et chercheurs de terrains contextuels, continuer et condamner la théorie critique, relativiser et réactiver le sujet[19]. » En somme, il retourne ici d’une « position impossible » nimbée d’historicisme et d’idéologie spontanée du savant.
3. La parallaxe de l’artiste ethnographe
L’article de Foster n’en reste toutefois pas là. Notons d’abord que la « translation disciplinaire » penche non pas du côté de l’anthropologie ou de l’ethnologie, mais qu’il s’agit pour Foster de caractériser une prédominance du modèle ethnographique – entendons bien le graphein –, c’est-à-dire une discipline qui adopte une approche diachronique dans le recueil documentaire et qui trouve principalement son terrain de prédilection dans des parages peu exotiques, non loin de la condition « ordinaire » de l’homme occidental. Par ailleurs, la translation n’est pas une relation univoque, puisqu’il existe aussi chez l’ethnographe un désir d’esthétisation de sa pratique. À juste titre, Hal Foster impute en partie la responsabilité généalogique du tournant artistique en ethnographie à James Clifford et à sa théorie de la « textualité » de la culture[20]. À l’intérieur du codage et recodage constant de la culture comme texte, le désir d’ethnographie de l’artiste passe, de façon consciente et réflexive, par la convocation du terrain comme garantie de « retour au réel » et par l’emprunt des méthodes documentaires et d’enquête.
L’approche culturaliste de la sexualité, de la maladie, de l’exclusion sociale, etc., comme autant de « lieux de l’art » révèle une extension de la pratique topographique. Encore sous l’influence minimaliste, chez Robert Smithson à la fin des années 1960 ou dans l’exposition photographique New Topographics (New York, 1975), c’est le relevé géologique ou l’altération du paysage sous la pression du « mode de vie » américain qui faisaient l’objet d’explorations topographiques, mais pas tant le relevé sociologique ou l’anthropologique. En ce dernier cas en revanche, la pratique documentaire elle-même est souvent politiquement détournée, comme dans la critique institutionnelle de Hans Haacke qui instaure le recueil de statistique sociale dans la salle d’exposition (Visitors’ Profile, 1971), ou bien interrogée dans sa prétention et son autorité, comme dans les photomontages de Martha Rosler relatifs à l’objectivation du corps féminin dans la vie quotidienne ou dans ses archives visuelles sur la représentation de la détresse des sans-abri (The Bowery in two inadequate descriptive systems, 1975).
Foster mentionne aussi la radiographie de la mondialisation économique de l’espace maritime par Allan Sekula dans Fish Story (1995), montage documentaire-fleuve alternant sans lien apparent récits fictionnels, paysages portuaires conteneurisés, portraits d’équipages, scènes de bidonvilles ou de chantiers navals sud-coréens :
Les marins et les dockers sont en mesure de voir les grandes lignes de l’intrigue qui se hourdit dans les détails banals du commerce[21].
Notons que cette œuvre de « réalisme critique » clôt un triptyque consacré aux géographies imaginaires et matérielles du dernier capitalisme : Sketch for a Geography Lesson (1983) mettait en relation l’espace pictural du romantisme allemand et l’espace frontalier de la Guerre froide ; et Canadian Notes (1986) reliait le paysage des industries extractives, l’architecture bancaire et l’iconographie du billet de banque.
La collecte à prétention ethnographique, jusqu’à la mise en œuvre d’une archive[22] ou d’une muséographie critique, est une méthode régulièrement employée dans l’art participatif, comme dans le cas de Project Unité (1993), œuvre collective (une quarantaine d’artistes dont Mark Dion et Christian Philip Müller) de commande réalisée dans l’Unité d’habitation corbuséenne de Firminy :
Le projet [de Firminy] dérive d’une collaboration vers une forme de remodelage de soi, de la prise de distance avec l’artiste en tant qu’autorité culturelle vers une reconduction de l’autre sous un déguisement néoprimitiviste[23].
La pratique topographique n’est alors pas sans rencontrer les mêmes travers que le proletkult dénoncé par Walter Benjamin. Est-ce parce que les œuvres mentionnées par Foster sont essentiellement provoquées par des commandes institutionnelles ? Est-ce parce que la force politique initiale des interventions site-specific, lorsqu’elles sont réussies, s’étiole en devenant vitrines de promotion culturelle, l’artiste devenant, à son tour, ethnographié ?
Convoquant de trop nombreux exemples pour être tous ici mentionnés, la critique de Hal Foster débouche sur une leçon. Pour sortir de l’aporie de la « doublure » à laquelle nous nous trouvons toujours confrontés vingt ans plus tard, Foster conclut à la nécessité d’un décadrage ou dédoublement des coordonnées depuis lesquelles l’artiste travaille « en ethnographe », afin qu’à l’itinéraire synchronique qui se déplace horizontalement d’une analyse discursive à l’autre, tant dans les cultural studies qu’en art contemporain, s’ajoute une perspective diachronique et verticale, témoignant d’une réflexivité sur l’historicité des topiques et des cadres de représentation du réel ethnographié. Ce souci de la « parallaxe », travail d’accommodation du regard et de mise en profondeur des informations recueillies, préserverait ainsi de la sur-identification victimaire ou romantique de l’autre.
4. Nouveau dédoublement : une leçon iconographique
Notons un cheminement annexe qui jusqu’à présent n’a fait l’objet d’aucun commentaire de la part des lecteurs du « Portrait de l’artiste en ethnographe ». Dans le choix des visuels qui accompagnent son article dans sa version américaine originale (fig. 1), Hal Foster se fait plus explicite encore à propos de l’appareil stylistique lié au tournant ethnographique en art.
Tout d’abord, la série d’illustrations (au nombre de douze) aboutit à un témoignage historique féroce, à savoir une photographie de la contre-exposition que produisirent les Surréalistes à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de 1931, insurgés vis-à-vis de l’entreprise de « brigandage » qu’est le colonialisme dont ils dénoncent la crue « vérité » tout en engageant le public à déserter le « Luna-Park de Vincennes ». Cette contre-exposition prenant place dans deux ou trois pièces de la Maison des syndicats à Paris mettait notamment en scène des « fétiches européens » placés sous la bannière d’une citation de Karl Marx. L’inversion de la propagande coloniale n’est pas pour autant une authentique « anthropologie symétrique », les Surréalistes restant suspendus entre leur militantisme socialiste et leur goût élitiste pour la collection des objets d’art africains.
Toutefois, avec cette image conclusive, Foster fournit une clé de lecture des autres œuvres. On trouve ainsi la même radicalité politique lorsque Fred Wilson intervient dans les collections muséales de la Maryland Historical Society (Mining the Museum, 1992[24]) pour y révéler une volonté d’invisibiliser l’esclavage et le pouvoir colonial (une tunique du Ku Klux Klan dans une poussette, des fers d’esclaves à côté d’aiguières d’argent richement ouvragées…), ou bien lorsque Lothar Baumgarten couvre la spirale du Guggenheim Museum des noms des peuples natifs amérindiens (America Invention, 1993), ou encore quand l’artiste cheyenne Edgar Heap of Birds imite la signalétique des lieux publics pour y inscrire le nom des tribus natives amérindiennes qui y vivaient autrefois, fantômes qui alors « offrent l’hospitalité » à l’usager contemporain (Native Hosts, 1988). Jimmie Durham travaille pour sa part dans ses sculptures et ses installations mixtes une narration contrariée de ses supposées origines amérindiennes (nation Cherokee), au risque de la « fraude ethnique ». Les interrelations critiques entre les documents, notamment les livres comme archives d’une culture font l’objet des installations conceptuelles de Renée Green (Import/Export Funk Office, 1992), de Mary Kelly (Historia, 1989) ou de Silvia Kolbowski (Enlarged from the catalogue : The United States of America, 1987).
Enfin, outre Fish Story d’Allan Sekula et The Bowery in two inadequate descriptive systems de Martha Rosler, œuvres déjà mentionnées plus haut, sur les douze images présentes, deux illustrations empruntées à Robert Smithson et à Dan Graham se distinguent par leur registre (et aussi par leur antécédence vis-à-vis des autres références).
Dans Homes for America (1966), Dan Graham documente par la photographie couleur et par le texte l’architecture sérielle des lotissements de banlieues américaines. Si le cadrage des images rappelle le parti pris de neutralité minimaliste de Robert Adams, les textes présentent la matrice de variation typologique que les industriels américains de l’habitat pavillonnaire ont mise au point. Il ressort nettement de cette radiographie une critique de l’individualisme dans sa relation à la construction du suburb américain. Par là, Homes for America adopte tant un statut de document critique que d’œuvre anti-manifeste de l’idéal américain.
Six Stops on a Section (1968) de Robert Smithson analyse pour sa part en six étapes un parcours géologique dans le New Jersey où un dessin de coupe stratigraphique est associé à des photographies légendées et à une sculpture « non-site », un conteneur empli de roches prélevées, pour la première des six étapes, dans la carrière désaffectée de Lauren Hill. Robert Smithson établit ainsi un réseau de correspondances entre trois stratégies de référence à un territoire, depuis la plus abstraite jusqu’à la plus concrète avec les prélèvements de sol, la superposition des médias dans l’espace d’exposition impliquant une lecture suivie complexe d’un quasi-paysage horizontal.
Pourquoi Foster a-t-il tenu à faire figurer ces deux références dans son chemin de fer visuel alors qu’elles semblent assez éloignées du cœur de son propos ? Si le travail de Dan Graham possède à la rigueur une dimension d’anthropologie des classes moyennes (qui ne résume pas l’intérêt de cette œuvre), celui de Robert Smithson répugne à toute tentative d’universalisation de ce genre pour s’inscrire résolument dans la pratique de terrain, et le fait de baptiser ses photographies « Dog Tracks » en témoigne. Invité par Konrad Fischer en 1968 à Dusseldorf, Smithson reproduira la même méthode, guidé par Bernd et Hilla Becher, dans un site industriel abandonné de la Rhur (Nonsite, Oberhausen, Germany, 1968, fig. 2). En plaçant ce travail en illustration de son « Portrait de l’artiste en ethnographe », Hal Foster souhaite sans doute le rattacher à l’école de l’American New Topographics, mais l’enquête de Smithson, plutôt que de se caractériser par la mise sous tension ethnographique du champ de la création artistique, vise une autre construction spéculaire, celle qui apparaît entre le « site » et le « non-site » à partir de la volonté de sortir de l’espace de la galerie d’art. Dans une conversation avec Denis Oppenheim en décembre 1968, Robert Smithson formule la définition suivante :
Le site est le lieu où ce qui devrait être n’est pas. Ce qui devrait s’y trouver est désormais ailleurs, généralement dans une pièce. En réalité, tout ce qui a quelque importance se passe en dehors de la pièce. Mais la pièce nous ramène aux limites de notre condition[25].
S’il y a ethnographie dans ce cas, et en supposant que l’attraction centripète vers l’autre y ait une signification, c’est une introspection de la représentation occidentale de la nature « qui fait paysage ». Lors du Symposium sur le Earth Art (Cornell University, 6 février 1969), Smithson développe l’image des « Dog Tracks » en en faisant une puissante métaphore du processus artistique :
En fait, prenez des empreintes de n’importe quel type, vous découvrirez que vous pouvez utiliser des empreintes comme un médium. Vous pouvez même utiliser les animaux comme un médium. Vous pourriez prendre un scarabée, par exemple, nettoyer une surface de sable et le laisser marcher dessus, alors vous seriez surpris de voir le sillon qu’il laisse. Ou sinon un crotale, ou bien un oiseau ou quelque chose comme ça. Et ces empreintes se rapportent, je pense, à la manière dont l’artiste pense – un peu comme un chien qui inspecte un endroit (a dog scanning over a site). Vous êtes en quelque sorte immergé dans le site que vous inspectez. Vous ramassez la matière première et il y a toutes ces différentes possibilités qui se présentent à vous. Par exemple, il est possible de louer un troupeau de buffles et de suivre ensuite leurs empreintes. C’est une langue des signes, dans un sens. C’est une chose situationnelle : vous pouvez enregistrer ces empreintes en tant que signes. C’est très spécifique et a tendance à se disposer dans une sorte d’ordre aléatoire. Ces empreintes autour d’une flaque d’eau que j’ai photographiées expliquent en quelque sorte ma façon de parcourir les sentiers et de développer un réseau, puis de construire ce réseau dans des limites assignées. Mes non-sites sont dans un sens comme de grandes cartes abstraites faites en trois dimensions. Vous êtes téléportés sur le site[26].
L’artiste ethnographe est ici devenu pisteur, interprète du « chant des pistes » décrit par Bruce Chatwin, ouvrant à une cosmologie inscrite dans les lieux, dans la géologie des sols, et « réveillée » par des réseaux de mémoire relatant les événements du « Temps du Rêve[27] ».
5. La bifurcation du paradigme de l’enquête
Aussi, une fois admises les réserves de Foster sur la translation disciplinaire de l’artiste « comme » ethnographe, il y a quelque réduction à insister seulement sur l’aspect documentaire de l’art ethnographique et de l’art en général, surtout opposé à une pratique « expressive[28] » ou subjective. D’abord parce que la proximité méthodologique avec les sciences sociales constitue un dénominateur commun faiblement instructif sur les motifs des artistes et leurs stratégies, et ensuite parce que l’aspect relationnel instauré entre des corpus et des éléments hétérogènes est avant tout soumis à une esthétique critique des environnements traités – sociaux, politiques, économiques, culturels, techniques, naturels. On ne peut dès lors que déplorer que le « vieux tropisme moderniste selon lequel l’art se désigne lui-même[29] » maintienne trop souvent son emprise en dépit des efforts de débordement disciplinaire. Que l’art puisse encore être aujourd’hui présenté de façon anhistorique comme exempt de conflits majeurs liés aux processus de connaissance est à considérer comme un legs malheureux de la Modernité. C’est peut-être en tout cas ce qui motive, par opposition, un regain d’intérêt pour la recherche artistique et le souhait de définir cette dernière au travers d’innombrables journées d’études académiques.
Dans le chemin iconographique proposé par l’article de Hal Foster nous trouvons en tout cas le matériau d’une bifurcation de l’art contemporain en matière d’enquête artistique, deux voies que nous ne pouvons qu’esquisser ici.
La première voie, sans doute ouverte par Smithson, est celle de l’extradisciplinarité. Citant l’architecte théoricien Eyal Weizman dont le projet collectif Forensis (2014) élargit aujourd’hui l’analyse critique de l’appareil militaire israélien à d’autres territoires[30], le travail d’Ursula Biemann sur les 1750 kilomètres du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (Black Sea Files, 2005[31]) ou encore l’exposition « riche d’extradisciplinarités démocratiques » Making Things Public de Bruno Latour au ZKM de Karlsruhe (2005[32]), le critique d’art Brian Holmes souligne que :
L’ambition des artistes extradisciplinaires est d’enquêter rigoureusement sur des terrains aussi éloignés de l’art que peuvent l’être la biotechnologie, l’urbanisme, la psychiatrie, le spectre électromagnétique, le voyage spatial et ainsi de suite, d’y faire éclore le “libre jeu des facultés” et l’expérimentation intersubjective qui caractérisent l’art moderne et contemporain, mais aussi d’identifier, sur chaque terrain d’enquête, les applications instrumentales ou spectaculaires de procédés ou d’inventions artistiques, afin de critiquer la discipline d’origine et de contribuer à sa transformation[33].
Ainsi que le souligne Isabelle Graw, la méthode d’un artiste tel que Mark Dion, héritier de la génération des Hans Haacke, Martha Rosler, Dan Graham, Joseph Kosuth ou Robert Smithson, implique une collecte massive de sources et une démarche quasi déductive, la recherche signifiant la construction d’une réalité dans laquelle « les problèmes imaginaires en tant que problèmes de l’imaginaire peuvent servir de modèles soumis à un traitement expérimental[34] », le spectateur étant invité à entrer dans le détail des objets de recherche mais pouvant aussi se satisfaire de la forme esthétique de l’ensemble. Dans une exposition telle que Reset Modernity!, conçue par Bruno Latour (2016), le spectateur doit travailler pour assimiler la proposition qui lui est faite et il avance guidé par un « Field Book » et des documentations tierces (fig. 3).
La seconde voie, où l’on reconnaît davantage l’artiste « en ethnographe », est celle de la métacritique culturaliste. Au début des années 2000, des commissaires d’art tels que Catherine David, Okwui Enwezor, ou Ute Meta Bauer ont promu une idée de l’art comme producteur de connaissances, notamment par la critique institutionnelle[35] et le post-colonialisme. La onzième édition de la Documenta de Kassel (8 juin-15 septembre 2002[36]), placée sous le mot d’ordre “Art Is the Production of Knowledge”, avait particulièrement consacré ce geste, en insistant, grâce à des « plateformes critiques » préalables à l’exposition, sur les thématiques de la justice et de la réconciliation, sur la créolité et le déni de légitimité construit par l’exotisme occidental, sur la démocratie inachevée… Okwui Enwezor y affirmait son désir d’offrir au public « des constellations de domaines discursifs, des circuits de production artistique et de connaissance, des modules de recherche[37]. »
La globalisation et la critique de l’hégémonie culturelle occidentale avaient bien sûr fait au préalable l’objet d’expositions retentissantes, telles que les Magiciens de la terre au Centre Pompidou (1989, Jean-Hubert Martin) ou la Documenta X (1997, avec la première femme commissaire d’art pour cette manifestation, en la personne de la française Catherine David), mais les formats documentaires sont ici à présent plébiscités pour contredire « la prétendue pureté et autonomie de l’objet d’art[38] ». Enwezor prolonge ici ce qu’il avait expérimenté à la Seconde Biennale de Johannesburg (Trade Routes: History and Geography, 1997), faire de l’exposition « une sorte de réseau ouvert d’échanges » où la pratique artistique est un moyen d’explorer les processus politiques et sociaux et d’en tracer des « cartographies » innovantes[39]. Enwezor revendique pratiquer sa recherche curatoriale comme un anthropologue pratique son terrain, avec les contingences de son parcours physique et de ses informateurs locaux[40].
Conclusion : la nécessité toujours renouvelée de l’effort de parallaxe
Pour conclure, on devine que les occasions de réactiver le soupçon de Hal Foster ne manquent pas, et c’est faire effort de salubrité que de se demander si telle ou telle proposition fait l’économie d’un travail de parallaxe ou si elle se repaît sans le savoir des dualismes de la Modernité. Par exemple, intitulant « Viewers as Producers » (les spectateurs comme producteurs) son introduction à une anthologie de l’art participatif[41], Claire Bishop souligne principalement l’ambition politique de l’art tout en se défiant de la naïveté d’une production simplement activiste, la part de l’interprétation du spectateur demeurant essentielle à la relation esthétique. Toutefois, l’emprunt par Bishop de la rhétorique de l’émancipation chère à Rancière l’incite à valoriser une tension entre le monde de l’art et le monde social, considérant que la portée politique de l’art participatif réside justement dans cette suspension de toute transitivité entre les deux mondes : « l’art et le social n’ont pas à être réconciliés, mais suspendus dans une continuelle tension[42]. »
Bishop en vient à occuper une posture théorique problématique, que l’on pourrait reformuler en termes deweyens. N’y aurait-il pas en effet, dans la volonté de “suspendre” et d’opacifier les rapports instrumentaux possibles entre art et vie sociale, une forme de privation des ressources possibles offertes par l’enquête ? N’est-ce pas un prix trop lourd à payer que de celui de vouloir réassurer l’autonomie de l’art, même lorsque son médium est fait intégralement d’échanges sociaux[43] ?
La leçon de Foster appelle la modestie que font leur les enquêteurs pragmatiques[44]. Cette posture consiste à privilégier l’enquête sur le résultat, l’assertabilité (« ce qui marche ») sur la vérité. Les états lacunaires et de désaccords ne sont pas escamotés de la recherche, les croyances n’y sont pas discréditées sous l’accusation de subjectivisme et la notion de communauté préside à la quête de certitude et de garantie. Pour sortir du jeu spéculaire de la « doublure » de l’artiste chercheur, il est plus que jamais nécessaire de décrire plus précisément le patron de l’enquête que l’on prétend adopter.
Notes
[1] Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Bibliothèque des Sciences humaines. Paris: Gallimard, 1986 [1ère éd. 1966], p. 338 (nous soulignons).
[2] « Froides, “les sciences” ? Rigoureuses ? Inhumaines ? Objectives ? Ennuyeuses ? Apolitiques ? Modernes ? Ces qualités inaccessibles ne leur ont été données que par leurs ennemis qui croyaient ainsi les flétrir. Non, chaudes, désordonnées, violentes, anthropomorphiques, intéressées, sauvages, mythiques. Non, même pas cela. Rares et fragiles, rares surtout. Signe particulier : néant. » (Latour, Bruno. Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions. Paris: La Découverte, 2001, p. 344)
[3] Holert, Tom. « Artistic Research: Anatomy of an Ascent ». Texte zur Kunst, 2011, no82, p. 50 (nous traduisons).
[4] Cavell, Stanley, Leon Cooper, Samuel Y. Edgerton et Victor F. Weisskopf. « Observations on Art and Science ». Daedalus, 1986, vol. 115, no3, p. 177 (nous traduisons).
[5] Delacourt, Sandra, Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, éd. Le chercheur et ses doubles. Paris: B42, 2015, p. 158
[6] Ces deux exemples sont mentionnés par Tom Holert in « Artistic Research: Anatomy of an Ascent », op. cit., p. 40.
[7] Cf. Bijvoet, Marga. Art as Inquiry. Toward New Collaborations Between Art, Science, and Technology. American University Studies, v. 32. New York: Peter Lang, 1997, 283 p.
[8] Cf. Moulier Boutang, Yann. Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation. Multitudes-idées. Paris: Éditions Amsterdam, 2007, 245 p. Le capitalisme cognitif aiguise particulièrement la libido sciendi car « l’activité humaine innovante de la coopération des cerveaux à l’ère numérique produit dans la science, dans l’art, dans les formes collectives du lien social des gisements nouveaux et impressionnants d’externalités positives pour les entreprises, c’est-à-dire de travail gratuit incorporable dans des nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme. » (p. 111)
[9] Outre les mentions précédentes, voir par exemple Dautrey Jehanne (éd.). La recherche en art(s). Paris : Éditions MF, 2010.
[10] Foster, Hal. « The Artist as Ethnographer », in The Return of the Real. The Avant-Garde at the End of the Century. Cambridge: MIT Press, 1996, p. 171-204. Nous suivons la traduction française qui est reproduite dans le catalogue d’exposition dirigé par Okwui Enwezor, Intense proximité. Une anthologie du proche et du lointain. Paris: Centre national des arts plastiques, 2012, p. 346-360.
[11] Godelier, Maurice. Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Bibliothèque des idées. Paris: Albin Michel, 2007, p. 11.
[12] Cf. Whiles, Virginia. « Art et ethnographie ». Traduit par Claire Fagnart. Marges, 2007, no06, p. 50-58.
[13] Il semble à l’examen que Benjamin ait un peu caricaturé la théorie des avant-gardes russes. Cf. Gough, Maria. The Artist as Producer. Russian Constructivism in Revolution. Berkeley: University of California Press, 2005, 257 p.
[14] Fabian, Johannes. Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. Traduit par Estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller. Toulouse: Anacharsis, 2006 [éd. originale en américain, 1983], 313 p.
[15] Note 10 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). On sait que ce texte réjouissait Lévi-Strauss. Qui voyage ?, se demande Rousseau. Marins, marchands, soldats et missionnaires, mais « il semble que la philosophie ne voyage point ». Qu’on lise les relations de voyage : elles sont creuses ; les descriptions étonnent, tant les observateurs « n’ont su apercevoir à l’autre bout du monde que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer sans sortir de leur rue ».
[16] Fabian, Johannes. op. cit., p. 292.
[17] Foster, Hal. op. cit., p. 350.
[18] Lévi-Strauss avait mentionné ce risque de retour holographique du sujet en dépit de sa dissolution : « En mettant à la place du moi, d’une part un autre anonyme, d’autre part un désir individualisé, on ne réussirait pas à cacher qu’il suffirait de les recoller l’un à l’autre et de retourner le tout pour reconnaître à l’envers ce moi dont, à grand fracas, on aurait proclamé l’abolition. » (Lévi-Strauss, Claude. Mythologiques. L’homme nu. Paris: Plon, 1971, p. 563)
[19] Foster, Hal. idem, p. 353.
[20] Cf. Clifford, James et Georges E. Marcus, éd. Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Experiments in contemporary anthropology. Berkeley: University of California Press, 2008 [1ère éd. 1986], 305 p. Cet ouvrage marque une crise de la représentation en anthropologie, dont les conventions littéraires sont interrogées pour leur charge de domination sur l’autre qu’on fait parler en son absence. Clifford y écrit notamment : « I argue, finally, that the very activity of ethnographic writing—seen as inscription or textualization—enacts a redemptive Western allegory. » (p. 99) Rappelons qu’Edward Saïd avait déjà publié son Orientalism (1978), texte fondateur des postcolonial studies.)
[21] Sekula, Allan, éd. Fish Story. Allan Sekula. Düsseldorf: Richter, 2002 [1ère éd. 1995], p. 32 (nous traduisons).
[22] La portée politique de l’archive est assez souvent revendiquée par les artistes contemporains, la connexion des fragments étant une façon d’embrayer des visions politiques, des luttes, des dénonciations… Dans un article ultérieur, Hal Foster soutient que l’obsession postmoderne d’une opposition entre allégorique et symbolique relève du passé en art, et que désormais un souci de l’archive caractériserait davantage le travail d’artistes préoccupés par la mise en connexion du fragmentaire (Foster cite notamment les vidéos de Tacita Dean et les installations de Thomas Hirschhorn), avec le sentiment néanmoins d’une totalité impossible à recouvrer, ce qui distingue l’œuvre archivistique ainsi comprise d’une base de données ou d’un musée. Cf. Foster, Hal. « An Archival Impulse ». October, 2004, n°110, p. 3‑22. Foster conclue : « La dimension paranoïaque de l’art archivistique est peut-être l’envers de son ambition utopique – son désir de transformer la vétusté en devenir, de récupérer les visions manquées de l’art, de la littérature, de la philosophie et de la vie quotidienne en scénarios possibles de relations sociales alternatives, de transformer le non-lieu de l’archive en non-lieu d’une utopie. Cette récupération partielle de la demande utopique est inattendue : il n’y a pas si longtemps, c’était l’aspect le plus méprisé du projet modern-e–iste, condamné à droite comme goulag totalitaire et à gauche comme tabula rasa capitaliste. Cette démarche visant à transformer des “sites d’excavation” en “sites de construction” est également bienvenue, parce qu’elle suggère l’abandon d’une culture mélancolique qui considérait surtout l’histoire sous son versant traumatique. » (p. 22, nous traduisons)
[23] Foster, Hal. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 357.
[24] Cf. Wilson, Fred et Howard Halle. « Mining the Museum ». Grand Street, 1993, no44, p. 151-172.
[25] « Discussions with Heizer, Oppenheim, Smithson », in Smithson, Robert. Robert Smithson. The Collected Writings. Édité par Jack D. Flam. The documents of twentieth-century art. Berkeley: University of California Press, 1996, p. 249.
[26] Robert Smithson in Sharp, Willoughby, éd. Earth Art. Ithaca: Andrew Dickson White Museum of Art, 1969, p. 71 (nous traduisons).
[27] Cf. Chatwin, Bruce. Œuvres complètes. Traduit par Jacques Chabert. Paris: Grasset, 2012, p. 603-918.
[28] Cf. Fagnart, Claire. « Art et ethnographie ». Marges, 2007, no06, p. 8-18.
[29] Holmes, Brian. « L’extra-disciplinaire ». Multitudes, 2007, vol. 28, no1, p. 12.
[30] Forensis vient du latin « forum » et désigne ce qui appartient au forum, c’est-à-dire à l’assemblée qui arbitre de la chose publique. Cf. Weizman, Eyal, Susan Schuppli, Shela Sheikh, Francesco Sebregondi, Thomas Keenan et Anselm Franke, éd. Forensis. The Architecture of Public Truth. Berlin: Sternberg Press, 2014, 763 p. « L’objectif ici est d’apporter de nouvelles sensibilités matérielles et esthétiques aux conséquences juridiques et politiques de la violence de l’État, des conflits armés et du changement climatique. Mais plutôt que de se limiter à une présentation circonscrite au seul domaine juridique, forensis cherche à performer au travers d’une multiplicité de forums : politiques et juridiques, institutionnels et informels. » (p. 9, nous traduisons)
[31] Holmes, Brian. « Géographie différentielle. B-Zone : devenir-Europe et au-delà ». Multitudes, 2007, vol. 28, no1, p. 109-115.
[32] Cf. Latour, Bruno et Peter Weibel, éd. Making Things Public. Atmospheres of Democracy. 2005, op. cit.
[33] Holmes, Brian. « L’extra-disciplinaire ». 2007, op. cit., p. 14.
[34] Graw, Isabelle. « Jugend forscht (Armaly, Dion, Fraser, Müller) ». Texte zur Kunst, 1990 , no1, p. 172 (nous traduisons).
[35] La critique institutionnelle de l’art, entamée par des figures telles que Robert Smithson (avec le texte théorique « Cultural Confinement », 1972), Marcel Broodthaers, Hans Haacke ou Daniel Buren, a été prolongée à partir des années 1980 notamment par Andrée Green, Andrea Fraser et Christian Philipp Müller qui insistent sur la conscience de l’implication de l’artiste dans les jeux de représentation et de domination.
[36] Pour un commentaire de cette édition, voir Green, Charles et Anthony Gardner. Biennials, Triennials, and Documenta. The Exhibitions that Created Contemporary Art. Malden: Wiley Blackwell, 2016, p. 183 sq.
[37] Enwezor, Okwui, éd. Documenta 11, Plattform 5. Ostfildern: Hatje Cantz, 2002, p. 42.
[38] Idem, p. 55.
[39] Cf. Enwezor, Okwui, éd. Trade Routes: History and Geography. 2nd Johannesburg Biennale, 1997. Johannesburg: Greater Johannesburg Metropolitan Council, 1997, p. 7.
[40] Idem, p. 9-11.
[41] Bishop, Claire, éd. Participation. Documents of contemporary art. Londres: Whitechapel Gallery, 2006, 382 p.
[42] Bishop, Claire. Artificial Hells. Participatory Art and the Politics of Spectatorship. Londres: Verso, 2012, p. 278 (nous traduisons).
[43] Quintyn, Olivier. « De quelques usages critiques de Dewey », in Cometti, Jean-Pierre et Giovanni Matteucci, éd. Après l’art comme expérience. Esthétique et politique aujourd’hui à la lumière de John Dewey. Saggio Casino. Paris: Questions théoriques, 2017, p. 191.
[44] Cf. Dewey, John. Logique. La théorie de l’enquête. Traduit par Gérard Deledalle. Paris: Presses universitaires de France, 1967, 696 p.
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