Daniel ESTEVEZ

Daniel Estevez est professeur HDR à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse. Il est architecte DPLG, ingénieur CNAM en informatique fondamentale. Coordinateur scientifique du groupe Art, Architecture et Conception [AAC] Laboratoire de Recherche en Architecture ENSA Toulouse issu de l’ancien laboratoire Li2a de l’école d’architecture. Depuis 1995, son domaine de travail scientifique concerne les domaines suivants : étude des pratiques de conception en architecture ; analyse des transformations des fonctions traditionnelles de la figuration architecturale pour le projet à l’ère des outils informatiques ; étude des stratégies de conception contemporaine du projet d’architecture et praxéologie du projet. Il a notamment publié en 2015 Conception Non Formelle en architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception.

 daniel.estevez@toulouse.archi.fr

Pour citer cet article : Estevez, Daniel, « Conception en architecture et paysage, le schème de l’enquête », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/conception-en-architecture-et-paysage-le-scheme-de-lenquete/>.

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Résumé

Pour l’architecte ou le paysagiste, le schème de l’enquête semble structurer la plupart des démarches de conception intégrant une observation active de l’existant dans le travail de projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne constitue pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet mais au contraire le mécanisme structurel fondamental d’un mode de conception non formelle en architecture.

Dans le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale, si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases d’analyse souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels. Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une toute autre logique.

Ce travail met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation, de recherche de connaissance par la pratique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.

Quels sont ces outils ? Comment peut-on les mettre en œuvre dans le cadre d’une conception inductive en architecture et en paysage ? L’article propose de décrire une expérience didactique menée en 2017 dans le cadre l’atelier de master Learning From de l’ENSA Toulouse (voir le blog ici http://learning-from.over-blog.fr/). Ces travaux tenteront de donner à voir une appropriation possible du schème de l’enquête en conception architecturale et un usage de certains de ses outils. Le projet d’architecture et de paysage est alors appréhendé comme un procédé d’investigation continue de l’environnement considéré.

Mots-clés : enquête – architecture et paysage – conception architecturale – didactique de la conception – pratique réflexive

Abstract

For architects or landscape architects, the scheme of inquiry seems to structure most design approaches that integrate an active observation of the existing context in the design process. This means that research investigation is not a prerequisite for solving a problem or conducting a project, but rather the fundamental structural mechanism of a non-formal design strategy in architecture (Estevez D. 2015).

In the field of learning and didactics of architectural design, while all schools of design or architecture willingly promote various practices of analysis before the design process of an object, few of them recognize a full operational value in these phases of analysis often experienced by learners as inevitable formal preliminary. The design processes based on inquiry methods follow instead a different logic.

This process implements a set of practices and tools for investigation, documentation, research of knowledge through practice, all of which also characterize the professional skills of the practitioner designer.

What are these tools? How can they be implemented in the context of inductive design in architecture and landscape? The paper proposes to describe a didactic experiment conducted in 2017 as part of the master’s degree « Atelier Learning From » at ENSA Toulouse (see http://learning-from.over-blog.fr/). Those experiences will attempt to show a possible appropriation of the scheme of inquiry in the realm of architectural design and also to show the use of some of its tools. Architectural and landscape projects are then understood as a processes of continuous investigation of our environment.

Keywords: inquiry – architecture and landscape – architectural design – design didactics – reflective practice


Sommaire

Introduction
1. Une conversation avec la situation
2. Enquête de métier, la conception comme praxis
3. Constantes de la pratique réflexive
4. Créer une tension productive
5. Une situation didactique en conception architecturale, l’atelier de master « Learning From »
6. Oligoptiques : patterns, anecdotes, précédents, projets, chantiers
7. Les patterns et les anecdotes
8. Précédents construits et projets par collision
9. Les obstacles à l’intégration du schème de l’enquête dans l’apprentissage
Notes
Bibliographie

Photographie : Forensic Architecture: Towards an Investigative Aesthetics, 2017, exhibition view © Miquel Coll »

Introduction

Dans le sillage des pensées contextualistes, structuralistes ou processualistes de la fin du XXe siècle en architecture1 bien des architectes, designers ou paysagistes, semblent aujourd’hui adopter le schème de l’enquête dans leur travail de conception en intégrant une observation active des contextes d’intervention dans le projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne définirait pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet. Au contraire, elle en formerait en quelque sorte le mécanisme fondamental et proposerait même un nouveau mode de conception non formelle en architecture visant à faire face, par des moyens efficients aux contextes urbains contemporains2.

Deux cas particulièrement significatifs de cette conception-enquête en architecture sont souvent cités pour leur radicalité et leur efficience3. Celui de la Plaza de Toros La petatera à Colima au Mexique4, projet spontané d’une arène de corrida temporaire réalisée par les habitants du village d’Alvarez. Cet ouvrage populaire de grande valeur est repéré et valorisé tel quel comme réponse pertinente de projet grâce à l’enquête de conception menée par l’architecte Carlos Mijares. C’est une démarche semblable qui est mise en œuvre pour le projet d’embellissement de la place Léon Aucoc à Bordeaux par l’agence Lacaton&Vassal en 1996. Le processus d’enquête et d’observation très poussée de la vie de cette place destinée à être transformée par la municipalité conduit les architectes à montrer qu’une absence d’intervention est la proposition la plus rationnelle et pertinente dans le contexte spécifique de ce quartier.

Cependant le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale ne semble pas toujours prendre la mesure de ce riche mouvement de conception-enquête en architecture. Si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers et depuis longtemps diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases analytiques, souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels à la création d’un projet. En fait, le terme « analyse » est impropre. L’analyse, comme activité rationnelle de décomposition formelle de la réalité emporte avec elle les principes fondamentaux de la modélisation cartésienne. Il s’agit de représenter tout problème sous la forme d’un morcellement subordonné d’éléments explicites en vue de déterminer sa résolution : c’est la méthode descendante caractéristique du réductionnisme scientifique 5.

Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une autre logique, plus inductive que déductive, et qui s’appuie fortement sur le travail interprétatif du concepteur. Nous voudrions souligner dans ce texte les liens particuliers que ces approches de conception ascendante par enquête entretiennent avec la notion de « pratique réflexive » en architecture.

1. Une conversation avec la situation

La formule « enquête de conception » ou « enquête de métier » peut répondre à l’idée de « artful inquiry » telle que la décrit par exemple le chercheur Donald A. Schön à savoir un processus non formel de prise de connaissance du réel qui serait analogue à « une conversation avec la situation6 ». Cette activité met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation et de recherche de connaissance empirique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.

Les processus d’enquête de métier sont centrés sur les faits et indéterminés dans leurs opérations, le chemin n’y est pas tracé, il se détermine dans la marche, dans l’expérimentation et repose sur une réinterprétation permanente à la fois des problèmes à résoudre et des faits provenant de la situation. Grand théoricien de l’enquête, le philosophe John Dewey affirme notamment : « Puisqu’il existe des faits déterminés, le premier pas dans l’établissement d’un problème est de les organiser dans l’observation […] L’observation des faits et la suggestion des significations ou des idées naissent et se développent en corrélation. L’enquête est la détermination d’un problème et simultanément de ses solutions possibles.7 »

Dans l’enquête, la distinction entre un fait et une signification ne peut pas être établie de façon définitive et irréversible. Car du point de vue des démarches pragmatistes, qui incluent à notre avis la conception architecturale, l’enquête n’opère pas sur la base d’une séparation entre perception et concept. Le concepteur manipule au contraire des matériaux qui se constituent pour lui comme des faits-significations, c’est à dire des objets perceptibles indissociables des éléments de sens que les actions du concepteur peuvent faire apparaître. Si l’on prend un peu de recul, cette réflexion pragmatiste s’inscrit en fait dans une appréhension écologique générale de la perception, qu’elle soit humaine ou non humaine.

Comme l’écrivent les chercheurs en psychologie Luyat et Regia-Corte, dans le prolongement de la théorie des affordances de James Gibson, la perception « […] est un processus d’extraction par l’action, par l’exploration, d’informations dans l’environnement. Ce n’est pas un processus interne [à l’homme] d’interprétation, d’inférence à partir de stimuli en provenance du monde extérieur et sollicitant nos sens (stimulation-énergie ou stimulus). L’information, ou plus justement la stimulation-information, n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’homme, elle est ce que l’homme, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit.8 » Cette approche pragmatiste-écologique de la perception comme interaction entre le sujet concepteur et les faits-significations de la situation a plusieurs conséquences. La première d’entre elle est que la seule action d’identifier un fait dans le continuum de notre environnement, de le cadrer, de l’isoler, de l’indexer constitue pour la conception une action productrice d’information. C’est pourquoi de nombreux auteurs ont pu affirmer que, d’un point de vue pragmatiste, percevoir c’est produire, la perception est une action. Ainsi en va-t-il de la notion de « pôle intentionnel » capable de structurer la conception architecturale comme l’affirmait Christian Norberg Shultz, ou bien de celle de « regard producteur » chez Martin Steinman, qui nous semblent des exemples d’intégration perception/action dans des théories contemporaines de la conception en architecture9.

Une deuxième conséquence de l’approche pragmatiste-écologique de la perception, plus importante encore pour le concepteur, concerne les relations en sens inverse entre action et perception. Car si, comme l’affirme la psychologie, c’est l’action qui produit la perception alors nous devons envisager l’acte de concevoir comme un processus expérimental dont le but est d’organiser des interactions avec et entre les faits perceptifs pour pouvoir les produire. Déclencher un processus d’interactions imprévues, voilà peut-être le sens de cette image de « conversation » que propose Schön pour définir la conception. Cela signifie que les faits ne sont pas à notre disposition, pré-existant à notre perception, gisant inertes devant nous dans l’attente d’être dévoilés par l’observateur. Au contraire, les faits-significations sont construits par l’action elle-même et dans ce sens, pour l’approche pragmatiste-écologique l’action est une perception.

C’est précisément la thèse de John Dewey lorsqu’il affirme que le propre de l’enquête est d’organiser une série d’interaction directe entre les matériaux (faits-signification) qui construisent la situation abordée. Dans l’enquête, ces interactions, comparaisons, confrontations, interprétations, se développent en processus d’expérimentation continue : « Des faits observés indiquent une idée qui tient lieu de solution possible. Cette idée suscite de nouvelles observations. Certains des faits nouvellement observés s’associent aux faits précédemment observés et sont ainsi constitués qu’ils transforment d’autres choses observées. Le nouvel ordre de faits suggère une idée modifiée qui occasionne de nouvelles observations dont le résultat de nouveau détermine un nouvel ordre de faits et ainsi de suite. […] La force opérative des idées et des faits est reconnue pratiquement dans la mesure où ils sont liés à l’expérimentation. Les dire opérationnels c’est donc reconnaître théoriquement ce lien entre les faits et les idées dans l’expérimentation organisée par l’enquête.10 »

Le mécanisme opérationnel des enquêtes repose donc sur une sorte de fusion entre fait et signification au niveau pratique, c’est à dire au niveau de chaque fait concret identifié pratiquement dans une situation donnée. Au delà de la notion d’indice, ces « signes immédiats » ou « objets occurrents concrets » de la sémiologie de Pierce11, c’est peut-être ici l’image de l’anecdote (anekdotos) qui pourrait mieux illustrer le contenu narratif que prennent dans l’enquête architecturale ces « petits faits survenus à un moment précis en marge des événements dominants12 ». Dans cette optique, l’enquête relèverait donc d’une pratique d’exploration-interprétation de ces ensembles concrets de faits-significations anecdotiques.

À partir de là, peut-être peut-on mieux comprendre pourquoi le principe constructiviste radical affirme, contre le réductionnisme cartésien et au moins depuis Giambattista Vico, que « connaître et faire, c’est la même chose13 ». Bien entendu, les positions que nous venons de décrire doivent également être placées dans le prolongement de l’ontologie phénoménologiste que s’employait à construire Merleau-Ponty et qui lui permettait d’affirmer que « […] l’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience ». L’enquête pragmatiste, comme exploration rigoureuse des strates de faits-significations, comme mise en interaction organisée des perceptions, pourrait même à certains égards être mise en rapport avec la fulgurante formule deleuzienne selon laquelle projeter « n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir14 » il n’y aurait rien à signifier mais tout à agir, à décrire et à inventorier.

2. Enquête de métier, la conception comme praxis

Pour le praticien, l’enquête se présente comme une succession d’essais et d’erreurs, d’observations et d’interprétations, de continuations et de bifurcations, c’est un processus continu qui entre en résonance avec le concept de praxis. Ce terme, par opposition à celui de poiésis, exprime le fait que toute pratique à l’intérieur d’un processus d’enquête constitue pour une part une fin en soi ; elle permet l’accroissement, virtuellement infini, de ses propres compétences de métier. Au niveau supérieur, les enquêtes elles-mêmes, au-delà des actions de détail propres à une enquête donnée, s’emboîtent en un processus ininterrompu qui construit au bout du compte « l’art de faire » du concepteur, son métier. C’est ainsi que le formule Dewey : « Les conclusions auxquelles on parvient dans une enquête deviennent des moyens matériels et procédurels de mener de nouvelles enquêtes. Dans celles-ci, les résultats des enquêtes antérieures sont pris et utilisés sans réexamen15 ». Les compétences de métiers ne sont-elles pas précisément issues de nos capacités à constituer ces stocks personnels de solutions de conception qui définissent en définitive l’accroissement de nos savoirs faire16 ?

Lors de ces processus d’enquêtes continues, Dewey souligne que la valeur opératoire des faits-concepts manipulés est plus importante que leur exactitude avérée. Mais comment faire avancer la résolution d’un problème avec des hypothèses fausses ? En tant que processus créatif, l’enquête produit en effet des faits pertinents, opératoires, mais avec des matériaux qui peuvent être temporaires et fictifs : « Il suffit d’avoir un matériel hypothétique qui dirige l’enquête dans des voies où le nouveau matériel, factuel et conceptuel, est découvert, matériel qui convient mieux et qui est mieux soupesé, plus fécond, que ne l’étaient les faits et les conceptions premières.17 »

Pour l’architecte, ces réflexions sont capitales car elles confirment ce moyen d’investigation, que l’on pourrait rapprocher de l’erreur productive, comme l’un des schèmes valides de création par la recherche. Donald Schön avait déjà souligné dans ses travaux sur les pratiques réflexives que l’incomplétude des descriptions ne constituait pas un obstacle à la réflexion-dans-l’action. Au contraire, la description partielle d’un fait peut dégager suffisamment d’information pour mettre en critique son interprétation en cours et à partir de là aboutir à de nouveaux choix expérimentaux, de nouvelles actions. La fiction elle-même pourrait-elle donc trouver sa place dans l’exploration des « comme si », des suppositions, des conjectures et des anecdotes de l’enquête de métier alors même que Dewey définit toute enquête comme « une continuum expérientiel» ?

En architecture, comme on vient de le souligner, l’enquête est un mode de projet qui repose sur une logique de conception inductive plutôt que déductive. Cela signifie que l’enquête de conception prend pour point de départ des faits et propose un contenu documentaire ou fictionnel construit à partir d’eux. Ce qui est central ici ce n’est pas tellement que l’enquête de conception place ainsi en quelque sorte l’effet avant la cause, c’est à dire qu’elle inverse la chronologie d’étude propre au réductionnisme cartésien. Le point important est qu’elle réclame que le concepteur s’appuie sur des interprétations de phénomènes perçus et non pas sur l’actualisation de modèles préconçus. Dans ce cadre, c’est parce que l’action de l’enquête est d’ordre interprétatif qu’elle permet d’appréhender le travail de projet par enquête comme un processus de création rétroactive.

La conception par l’enquête doit alors être considérée comme une conception par transformation des situations, mais le schème de l’enquête est simultanément porteur d’un approche navigationnelle de la conception en architecture. Or quels sont les mécanismes de cette conception interprétative qui circule de faits en faits ? Pour le pragmatisme, ils sont fondés sur la réinterprétation des observables, le réagencement des faits, la requalification des situations, la mise en relation des données mais aussi des suppositions et des conjectures.

À partir de là, les tâches de l’architecte enquêteur ne visent donc pas seulement à résoudre les problèmes donnés mais aussi à les transformer en nouveaux problèmes plus riches y compris par l’augmentation de leurs contenus narratifs. C’est dans cette optique, que l’enquête peut être définie comme recherche interprétative ou encore comme « archéologie fictive » aurait écrit Peter Eisenman, désignant par là une lecture active qui explore les sites tout en élargissant notre perception de leur réalité.

3. Constantes de la pratique réflexive

Dans sa description des figures et des limites de la « réflexion-dans-l’action » qui traverse les savoirs de métier, Donald Schön énonçait certaines constantes. En premier lieu, les praticiens réflexifs construisent des lexiques et des inventaires leur permettant de décrire exhaustivement la réalité en vue de pouvoir organiser des expérimentations. Cela signifie que tout praticien de ce type est compétent dans le domaine de la représentation descriptive précise des situations : constitution de lexiques, outils d’échantillonage et de mesure, protocoles de relevé, capacités d’inventaire, gestion de répertoires, manipulation de documents, etc.

La deuxième observation de Schön, montre que les praticiens réflexifs établissent également un système personnel d’appréciation des situations, d’évaluation en cours d’enquête et de conversation réflexive qui est fondé sur la notion de « précédents ». La jurisprudence des précédents suppose que le concepteur se soit constitué un ensemble de cas (stock de faits-significations) pouvant être mobilisés par analogie en cours d’enquête. Shön considère ce travail d’accumulation de cas spécifiques chez le praticien comme la mise au point de son propre répertoire opératoire (Repertoire-building)18.

La troisième constante est l’existence de certains savoirs théoriques d’ordre global et susceptibles de donner du sens à une situation donnée pour le concepteur, ils sont nommées par Schön « overarching theories ». Ces savoirs ne définissent pas des modèles, ou bien des règles génériques qui pourraient être appliquées au contrôle d’une tâche de conception particulière. En architecture, on pourrait également interpréter ces connaissances d’ordre global comme des savoirs stratégiques opératoires qui proposent des principes d’action conformes à des croyances, principes éthiques, doctrines qui sont propres au concepteur. Ces savoirs prennent la forme de schèmes d’action, tous ne sont pas équivalents et ils sont souvent tacites. Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de « plan libre » formulée explicitement par les modernes et qui correspond à la dissociation générale des organes de supports et des systèmes de délimitation. On pourrait citer le « schisme vertical » que Rem Koolhaas explicite à partir de l’architecture des gratte ciel de Manhattan, ou encore le schème de « dissensus élémentaire » chez un architecte comme Albert Frey qui n’a pourtant pas formulé explicitement cette notion.

Ces savoirs globaux débouchent également sur une autre possibilité pour le concepteur celle de forger son propre lexique de conception car ils « fournissent un langage à partir duquel on peut construire des interprétations opératoires19 » des situations. L’expérience pratique utilise en effet des outils de langage (listes, lexiques, répertoires, inventaires…) qui accroissent le savoir-concevoir et que la didactique de conception doit elle-même investir. Ainsi l’enquête inventorie, elle recueille, elle classe. Mais c’est donc dans l’établissement de tels inventaires opératoires que se renforce, comme a posteriori, la posture de conception20 propre au concepteur et reliée à la situation d’étude en cours.

Lexiques, précédents et schèmes stratégiques travaillent ainsi à la constitution d’une interprétation de la situation par le concepteur et débouchent sur une action qui possède un certain contenu théorique. Une position théorique doit en effet finir par faire irruption dans l’enquête, à travers elle, à partir de ses contingences même. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les propos plus généraux de Jean Baudrillard lorsqu’il écrit : « la théorie ne peut se contenter de décrire et d’analyser, il faut qu’elle fasse événement dans l’univers qu’elle décrit. Pour cela il faut qu’elle rentre dans la même logique et qu’elle en soit l’accélération.21 »

En architecture, les lectures de l’existant mettent en travail les sites des projets, elles tentent d’entrer dans leurs logiques et de les accélérer. Or ce travail d’inventaire pratique et théorique ne se satisfait pas de l’isolement du concepteur et du droit d’auteur unique. Il se renforce au contraire dans la multiplicité et la puissance de l’enquête apparaît ainsi dans sa dimension collective. Un seul inventaire, une seule étude, fut-elle active, n’épuise pas l’archéologie d’un lieu. Mais lorsque tout un groupe d’individus investit simultanément un contexte ce sont alors des strates complètes de compréhension du réel qui peuvent être levées. Ainsi l’accumulation des lectures peut elle parvenir à construire une théorie du lieu. Une théorie de ce lieu-ci, celui où se mène l’enquête et peut-être au-delà. Mais il s’agira alors d’une théorie a posteriori où tout lieu singulier, quel qu’il soit, peut devenir un paradigme urbain ou encore dans certains cas, pour reprendre l’expression de Rem Khoolaas, peut produire un manifeste rétroactif.

4. Créer une tension productive

Le schème de l’enquête suppose enfin qu’aucune hypothèse ne soit exclue a priori, et que les données rencontrées puissent parfois remettre en cause certains éléments de la position théorique du concepteur. Ce qui est visé, c’est bien la constitution simultanée d’un problème et de sa solution, ou encore celle d’une proposition théorique et des faits qui l’étayent, la précise. Concrètement, le concepteur conduit alors d’après Schön une action en tension entre deux exigences contradictoires. D’une part l’enquêteur cherche à entrer dans la situation problématique en lui donnant une forme intelligible, c’est à dire « en lui imposant un cadre précis et en déduisant les conséquences logiques résultant de ce cadre ». Mais d’autre part ce même enquêteur-concepteur doit simultanément demeurer ouvert et réceptif aux retours inattendus provenant de la situation qui peuvent percuter le cadre.

En interprétant ces retours surprenants résultant de la logique qu’il a lui-même mise en place, le concepteur restructure de nouvelles questions et définit de nouveaux buts à son action en cours22. Pour Schön, c’est par l’instauration d’une telle tension dynamique que le concepteur confère à l’enquête sa dimension d’expérimentation portant sur les cadres d’interprétation du problème à résoudre (« frame experiment »).

C’est pourquoi la recherche du concepteur dans sa praxis de l’enquête n’adopte aucune idée préconçue, au contraire, l’idée se conçoit dans le processus d’enquête lui même. Tous les indices peuvent être retenus, toutes les pistes examinées par principe. L’architecte perspicace n’est-il pas celui qui saura le mieux mettre en rapport des effets inexpliqués avec leurs causes insoupçonnables ? Le plus grand enquêteur construit des analogies. Les analogies du banal ou du quotidien, « analogie de la guêpe et du tramway électrique » écrivait Francis Ponge montrant par là que la relation est le le véritable objet de la création et donc de la conception.

On comprend bien alors que l’efficience de la pratique réflexive en architecture passera difficilement par une formalisation ou une modélisation des connaissances préalables à l’action. Comment en effet formaliser des analogies intuitives, des connaissances relationnelles contingentes, qui en fait ne se développent réellement que dans le « présent de la conception en acte23 » ? Pour le praticien réflexif, la question est peut-être moins de modéliser les possibilités portées par le savoir intuitif du concepteur que d’offrir un support efficient au développement de ce savoir intuitif.

En plaçant le principe relationnel au centre de la pratique de conception architecturale, tout praticien-enquêteur est donc contraint de définir un certain nombre d’outils spécifiques qui favorisent la pratique de mise en relation des faits-significations au cours du processus d’enquête. Lorsque l’équipe d’architectes Lacaton et Vassal, présente par exemple leur étude urbaine pour la création de cinquante mille logements sur la communauté urbaine de Bordeaux en 2012, ils produisent une série de documents assez surprenants.

Il s’agit de la restitution des repérages des parcelles existantes sur le territoire, occupées par des logements collectifs et disposant de capacités d’extension ou de densification. Reprenant les codes du dessin de détail en architecture mais appliqués à un territoire urbain de grande ampleur, les architectes présentent notamment un plan complet de la Communauté Urbaine de Bordeaux associé à l’inventaire de tous les lieux disponibles pour la création de 50000 logements supplémentaires par augmentation des existants. Le document produit a rencontré un certain écho, il est d’ailleurs souvent cité dans les école d’architecture lorsqu’il s’agit de signifier que l’approche de projet repose sur une méthode bottom-up qui construit des propositions globales en partant d’un système de détails de terrain précis. Dans l’exemple du projet urbain de Lacaton et Vassal, l’inventaire, outil de fragmentation, est mis en scène dans un document unique qui regroupe l’ensemble des informations sans en représenter pour autant un synthèse.

Cette tension entre l’unicité du document affiché et la multiplicité des échantillons répertoriés peut être interprétée de deux façons. D’une part cette dichotomie témoigne comme nous venons de le souligner de la production d’une sorte de représentation-outil par laquelle tout lecteur est susceptible de créer des relations entre les fragments sans exception. Mais d’autre part, ce genre de représentation peut être vue comme l’affirmation d’une équivalence du global et du détail dans l’appréhension de la ville. Tout se déroule comme si l’échantillon, considéré comme un fait-signification, (la parcelle abritant un logement collectif) portait en lui-même autant de valeur et de potentiel que l’ensemble de la ville. Ce principe est connu dans les sciences naturelles, par exemple avec la notion de totipotence cellulaire en biologie24. Peut-être pourrait-on tracer également certaines analogies avec la géométrie fractale ou encore avec la notion de récursivité proposée par les sciences de l’information cependant nous voudrions nous intéresser à présent à l’usage de ce schéma tel qu’il a été activé dans le domaine des sciences sociales et de l’architecture en prenant pour support un travail didactique mené en école d’architecture.

5. Une situation didactique en conception architecturale, l’atelier de master « Learning From »

Nous terminerons donc cette réflexion en lui donnant ainsi un caractère plus concret. Le travail didactique que nous allons citer concerne une enquête de conception développée lors de l’atelier de master « Learning From » de l’ENSA Toulouse en 2015. Nous tenterons de décrire les outils qui ont été mis en œuvre pour créer ces tensions productives dans le processus d’enquête. Nous retrouverons alors certaines notions que nous venons de souligner aussi bien chez Schön que chez Dewey.

L’atelier Learning From 2015 a mené des travaux d’investigation par le projet durant le premier semestre universitaire à l’ENSA de Toulouse en vue de la réalisation d’un théâtre temporaire dans le Gers qui a effectivement vu le jour en septembre 2016 dans le village de Cologne, Gers. Cette recherche collective répondait à une demande initiale de la compagnie artistique de spectacle vivant La Langue Ecarlate : comment imaginer et réaliser collectivement un lieu de spectacle vivant dans un territoire rural contemporain ?

La proposition de la compagnie ne concernait pas seulement l’autoconstruction du théâtre temporaire mais aussi la création collective d’un spectacle dédié à ce lieu et qui y serait produit selon les mêmes modalités. En résumé l’absence de site précis et de programme défini s’ajoutait à l’absence de spectacle spécifique au théâtre projeté pour donner à ce travail un point de départ radicalement indéterminé.

Le déroulement et l’organisation de cet atelier de conception par l’action constituait donc une tentative d’opérationaliser quelques uns des éléments théoriques qui viennent d’être énoncés précédemment dans ce texte. Ainsi, l’enquête-projet menée par le collectif de conception a tenté d’activer, selon les circonstances rencontrées, différents outils de travail conçus sous le paradigme de l’oligoptique. Avec l’installation de cette constellation d’outils dans l’environnement de conception de l’atelier, notre dispositif d’enquête de conception était fondé sur un principe de multiplicité dissensuelle25. La fragmentation des moyens de travail et d’enquête permettait d’affronter et même de nous appuyer complètement sur l’indétermination de la situation initiale de ce projet. Nous commentons ci-dessous plusieurs composants de ce dispositif fragmenté qui a été mis en place pour cette expérimentation : patterns et anecdotes, précédents construits, précédents situationnels, projets collages, chantiers expérimentaux.

6. Oligoptiques : patterns, anecdotes, précédents, projets, chantiers

Le concept d’oligoptique a été forgé par Bruno Latour dans son ouvrage « Paris, Ville invisible » et explorés par cet auteur dans d’autres travaux. On pourrait le définir dans un premier temps comme un type de fait-signification que Dewey considère comme le matériau élémentaire de l’enquête. Minuscules et resserrés sur un aspect très partiel de la réalité concrète, les oligoptiques sont des entités complètes, des monades qui contiennent le déploiement de complexité d’une situation donnée au sein du continuum de notre environnement. « Comme l’indique leur nom les ‘pan-optiques’ permettent de tout voir à condition qu’on les prenne aussi pour des oligoptiques, du grec oligo qui veut dire peu et que l’on retrouve par exemple dans le mot oligo-éléments.26 »

Dans le schéma de Latour et conformément à sa théorie de l’acteur-réseau, la notion d’oligoptique repose sur un principe d’équivalence radicale entre le tout (la situation, le problème) et la partie (le fait, l’événement). « Il n’y a pas de tout » et, en cours d’enquête on passe successivement d’un fait à un autre sans changement de niveau, sans interaction avec une structure générale, sans modèle préalable et, en l’absence de toute planification centralisée, on se passe donc de méta-répartiteur.27

7. Les patterns et les anecdotes

Présentées dans le livre de Christopher Alexander, A pattern language, ces entités décrivent des situations architecturales paradigmatiques sous la forme d’une liste de 253 motifs élémentaires, qui définissent des moments d’architecture construite et vécue. Notre utilisation didactique de ce livre va un peu à l’encontre de son mode d’emploi initialement prévu par les auteurs car aucune méta-règle n’est fixée dans sa consultation. Tournant le dos à la notion structurale de grammaire architecturale ou de langage, nous considérons ici les patterns comme des outils autonomes d’ouverture perceptive dans le processus d’observation par lequel démarre l’enquête de projet.

Nous considérons donc les patterns comme des faits-significations précis mais dont les relations sont absolument indéterminées. Cette liste offre en effet la possibilité aux lecteurs de procéder à des parcours libres à travers ces cas et de prélever certains patterns pour les confronter aux situations du contexte étudié. On construit ainsi un horizon d’enquête, c’est à dire un angle d’attaque sur le territoire exploré à partir de certaines rencontres pouvant être fortuites. Il s’agit des rencontres avec les patterns dans le livre, rencontres avec les phénomènes ponctuels et récurrents sur terrain que nous appelions des anecdotes et qu’il convient de collecter.

Le travail photographique est là pour documenter précisément ces rencontres et faire émerger chez chaque étudiant ses propres collections d’anecdotes. C’est également par un travail lexical, constitution d’un vocabulaire particulier pour désigner ce que l’on est en train de documenter, que chaque étudiant soutient également la dynamique de l’enquête.

8. Précédents construits et projets par collision

Les collections d’anecdotes recueillies ont vocation à devenir des cibles de projet, et pour activer ces cibles nous proposons de les confronter à des sources hétérogènes, des « précédents construits ». Nous installons pour cela des collections de projets sources qui pourront entrer en collision avec les situations cibles selon des processus de confrontation indéterminés, intuitifs voire combinatoires. Il s’agit d’une démarche dissensuelle au sens de Jacques Rancière : « Ce que dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification28 ».

L’activation de ce dissensus ranciérien consiste donc pour nous en la constitution par les étudiants de collections de précédents construits qui formeront les projets sources des collisions29. Par cette expression nous désignons un ensemble non fini de cas d’édifices qui sont représentés sous une forme manipulable et quantifiable. Ces projets construits élémentaires peuvent être rapprochés des faits-significations de Dewey dans le sens où ils sont décrits avec la plus grande précision dans leur aspect morphologique et géométrique de telle sorte à les rapprocher au maximum d’un ensemble d’objet complet à échelle 1. Ce sont des maquettes manipulables pouvant subir déplacements, transformations et détournement.

Les projets sources sont collectés de façon très ouverte, sans égard pour leur intérêt architectural ou leur situation géographique, et en favorisant les cas d’architecture sans auteur ou de production vernaculaire contemporaine30. La sélection de ces précédents par l’atelier donne lieu à des délibérations collectives, à des interprétations et analyses. Certains critères pragmatiques de sélection des projets sont tout de même adoptés a priori pour faciliter les éventuelles mises en chantier réelles. On évalue pour cela notamment leur simplicité technique, les possibilités de recyclage, ou encore la disponibilité de leurs ressources constructives.

En pratique, la mise en œuvre des collisions de ces projets sources avec leurs situations cibles relève d’un processus de conception par collage. L’atelier organise donc ces rencontres en série, il s’agit d’un travail exploratoire par le projet qui donne lieu à la production de documents mesurables (modèles, plans) et narratifs (images, textes). Pour que chaque collision puisse offrir une confrontation concrète d’un projet source avec une situation cible on définit dans chaque cas un contenu scénographique précis (spectacle, théâtre, action artistique…) sous la forme, là encore, de précédents précisément référencés (date, auteur, metteur scène, création…). La constitution de cette collection de spectacles-précédents fait également l’objet d’une enquête collective en lien direct avec la compagnie artistique commanditaire du projet.

9. Les obstacles à l’intégration du schème de l’enquête dans l’apprentissage

Une étape supplémentaire, particulièrement complexe, de l’enquête collective de conception consiste dans la mise en œuvre des chantiers expérimentaux in situ. Nous développons cette partie dans d’autres publications spécifiques concernant différentes expériences didactiques sur des terrains divers31.

Nous voudrions conclure ce texte en présentant brièvement les limites des expériences menées autour de l’apprentissage des conduites d’enquête de conception en architecture. Plusieurs obstacles se présentent en effet à la mise en œuvre de ces expériences en contexte didactique. Le premier concerne le travail de conception par précédents et par collages, démarches que nous considérons comme très significatives du schème de l’enquête. Ce qui est mis en crise dans ce processus c’est d’abord la figure d’un auteur unique dans la création architecturale. Le collage de précédents n’est pas toujours reconnu comme un véritable travail de projet, de création, par les apprenants tant est prégnante chez eux l’inhibition de l’emprunt, de la copie, de la citation, de l’agencement. Autant de gestes en effet qui sont souvent perçus comme des actes non créatifs. Cette résistance témoigne peut-être de la difficulté d’accéder au niveau « meta » de la conception, c’est à dire à un travail de création indirecte qui vise la modification des conditions de la situation d’intervention plutôt que l’intervention directe (création de dispositifs et d’institutions, production de capacités, de capabilités…). C’est ce niveau « méta » que des architectes du décentrement comme Yona Freidman ont si bien défendu dans leurs recherches32. Les conséquences de cet obstacle peuvent être observées dans certains travaux où l’étudiant tente de produire une intervention directe, formelle et identifiable dans le projet en s’éloignant du schéma du collage.

Une autre obstacle du même ordre concerne la représentation chez les apprenants du statut de concepteur professionnel comme expert. Cette image nuit à l’adoption des méthodes du praticien réflexif comme l’a souligné Donald Shön33. La situation d’enquête place en effet le concepteur face à une indétermination fondamentale qu’il ne peut pas résoudre en s’appuyant sur sa seule autorité d’expert. Les questions du praticien réflexif ressemblent à celles ci : « Qu’est-ce que cela va donner ? Je n’en sais rien, nous le saurons quans nous aurons fini. », ou encore : « Je suis supposé savoir, mais je ne suis pas le seul à disposer dans la situation d’un savoir important. Mes incertitudes peuvent être une source d’apprentissage pour moi et pour les autres. ». Ces phrases s’opposent à celle de l’expert : « Je suis supposé savoir et je dois revendiquer mon expertise sans indiquer mes incertitudes. » Les étudiants sont souvent pressés de sortir le plus rapidement possible de ces phases d’incertitude réflexive où leur expertise personnelle n’est pas stabilisée. Là encore l’expertise d’intervention directe est souvent confondue avec l’expertise de conduite de projet comme enquête qui suppose une observation agissante.

Le dernier obstacle que nous devons souligner concerne la difficile construction de théories globales ou déterminantes (« overarching theories ») c’est à dire l’adoption par chaque étudiant de savoirs stratégiques et opératoires personnels. Comment construire une théorie opératoire personnelle ? Cela passe certainement par un tri, un travail de sélection dans le continuum des connaissances historiques ou académiques disponibles en amont de l’enquête mais aussi en cours d’enquête et même à travers les enquêtes. La difficulté consiste donc à établir cette culture critique de l’architecture. Car c’est par ce savoir critique que le concepteur peut distinguer, dans chaque situation de projet, entre savoirs opératoires et informations statiques. Or sans l’adoption d’une théorie déterminante de la conception c’est l’interprétation personnelle pertinente des précédents, la lecture même des faits-signification, la collecte des anecdotes et jusqu’à leur ré-agencement dans une nouvelle situation qui risque de se trouver frappées d’impossibilité.


Notes

1 – LUCAN Jacques, Composition Non Composition : Architecture et théorie, XIXe et XXe siècle, Lausanne, PPUR presses polytechniques, 2009, p.545.

2 – ESTEVEZ Daniel, Conception Non Formelle en Architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris, Ed. L’Harmattan, 2015.

3 – MARTINEZ García, ESMERALDA Blanca, « Desobediencia. La nueva arquitectura y el desafío a lo preestablecido », URBS, Revista de Estudios Urbanos y Ciencias Sociales, 5(1), 2015, 19-34.

4 – MIJARES BRACHO Carlos, «  La Petatera de la Villa de Alvarez en Colima: Sabiduría decantada »   Universidad de Colima ; 1. ed edition, 2000.

5 – René Descartes au XVIIe siècle définit l’analyse scientifique autour de quatre principes élémentaires : « (…) Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrement si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. » DESCARTES René, Discours de la méthode, (2ème partie, 1644), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1644], p.47.

6 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.

7 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, L’interrogation philosophique, 1938, pp.174-175.

8 – LUYAT Marion et REGIA-CORTE Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, n° 109, 2009 pp. 297-332

9 – Voir NORBERG-SHULTZ Christian, « Système logique de l’architecture », Paris, Mardaga, 1974 et STEINMAN Martin, « Forme Forte », Bâle, Birkausen, 2003.

10 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p.179

11 – SAVAN David, « La séméiotique de Charles S. Peirce », Langages, n° 58, « La sémiotique de C.S Peirce« , sous la direction de François Peraldi,  Paris, Ed Larousse, 1980, p.17.

12 – Voir le travail d’enquête de l’Atelier Learning From 2015 https://issuu.com/daniel-estevez/docs/enquetes_de_projet_gers

13 – VICO Giambattista, « La Science Nouvelle, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations », Paris, Fayard, 2001 [1744], traduit de l’italien et présenté par Alain Pons.

14 – DELEUZE Gilles et GUATTARI, Félix, (1980), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Les Editions de Minuit, Paris, p.11.

15 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.210.

16 – LEBAHAR Jean Charles, Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude, Ed Parenthèses, 1984 [1983].

17 – DEWEY John,  Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.213.

18 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner, op.cit., p.315.

19 – Ibid., p.273.

20 – Cette notion en empruntée au domaine l’anthropologie de la technique, voir ESTEVEZ Daniel, Conception non formelle en architecture, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 101.

21 – BAUDRILLARD, Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.

22 – SCHÖN Donald A., The reflective parctitionerop.cit., p. 269.

23 – ESTEVEZ Daniel, TINE Gérard, « Le lièvre et la tortue, une autre course de la conception en architecture », Cahiers Thématiques 7, Ensa Lille, MSH Editions, n°7, 2007.

24 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Totipotence

25 – ESTEVEZ Daniel « Le concepteur émancipé. Dissensus et conception en architecture », 01Design 8 Echelles, Espaces, Temps, actes du Huitième colloque multidisciplinaire sur la conception et le design, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Paris, Ed. Europia Productions, 2012.

26 – LATOUR B., HERMANT H.,  Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs Penser en Rond / La Découverte, 1998, p.14.

27 – LATOUR B., «Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, Vol. 31, 177, 2013, p. 199-233, traduction de l’anglais par  Barbara Binder avec Pablo Jensen, Tommaso Venturini, Sébastian Grauwin and Dominique Boullier.

28 – RANCIERE Jacques, « Les mésaventures de la pensée critique », Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p.55.

29 – On pourrait également employer ici le terme duchampien de « rendez-vous ».

30 – ATELIER BOW-WOW, (2002), « Pet Architecture Guide Book », World Photo Press, Japan.

31 – Voir l’organisation des chantiers de l’atelier Learning From à Kliptown et Hillbrow en Afrique du Sud sur le blog de l’atelier :

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20soweto%20kliptown%20youth/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20the%20sans%20souci/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20the%20florence%20house/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20hillbrow/

32 – FREIDMAN Yona, L’architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté, Paris, Ed de L’Éclat, 2003.

33 – SCHÖN Donald, op. cit., p. 300


Bibliographie

BAUDRILLARD Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.

DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.

DESCARTES René, Discours de la méthode, (2ème partie, 1644), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1644].

DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 1938.

ESTEVEZ Daniel, « Le concepteur émancipé. Dissensus et conception en architecture » dans 01Design 8 Echelles, Espaces, Temps, actes du Huitième colloque multidisciplinaire sur la conception et le design, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Paris, Ed. Europia Productions, 2012.

ESTEVEZ Daniel, Conception Non Formelle en Architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris, Ed. L’Harmattan, 2015.

ESTEVEZ Daniel, TINE Gérard, « Le lièvre et la tortue, une autre course de la conception en architecture », Cahiers Thématiques, Ensa Lille, MSH Editions, n°7, 2007.

LATOUR B., HERMANT H., Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs Penser en Rond / La découverte, 1998.

LATOUR B., «Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, Vol. 31, 177, pp. 199-233, 2013.

LEBAHAR Jean Charles, (1983), « Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude », Ed Parenthèses, 1984.

LUCAN Jacques, Composition Non Composition : Architecture et théorie, XIXe et XXe siècle, Lausanne, PPUR presses polytechniques, 2009.

LUYAT Marion et REGIA-CORTE Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept » L’Année psychologique, n°109, 2009, pp. 297-332.

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RANCIERE Jacques, « Les mésaventures de la pensée critique », Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008.

SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.