Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 12 of 13)

Babel ou la convergence comme mythe : quelle méthode pour une connaissance du sensé ?

Benoît Monginot
Doctorant, allocataire moniteur, Université Toulouse – Jean Jaurès
benoit.monginot/@/voila.fr

Pour citer cet article : Monginot, Benoît, « Babel ou la convergence comme mythe : quelle méthode pour une connaissance du sensé ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°3 « Les Interactions II », 2010, mis en ligne en 2010, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Mots-clés : herméneutique – universel – sens – théorie de la littérature – transmission – linguistique

Key-words: hermeneutics – universal – meaning – literary theory – transmission – linguistics


Sommaire

1. Sémantique interprétative et contingence
2. Le dispositif rhétorique de la littérature
3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude
Conclusion
Notes
Bibliographie

Mon but est de définir ici un positionnement méthodologique concernant les sciences de la culture en général et les études littéraires en particulier. Nos objets d’étude partagent tous une même caractéristique : ils relèvent du sensé. D’une certaine manière, c’est un grave problème. Cela exclut le désintéressement. En même temps, la malédiction se retourne en bénédiction : il y a une responsabilité dans l’acte de s’approcher de la circulation du sens. Tout le problème est de penser spécifiquement la tâche qui nous incombe sans tomber dans les deux impasses de l’empathie et de l’objectivité. Il faut à la fois penser une science du texte et définir une responsabilité, une implication subjective. Penser en somme un universalisme de la singularité : nous y parviendrons peut-être à la fin de cette communication en évoquant l’histoire de la tour de Babel, où la question de l’universel donne lieu à une poétique de la traduction.

Partons pour l’instant de notre pratique : cette pratique c’est le commentaire. La reformulation. La traduction. À partir d’un énoncé, d’un corpus, ou d’un phénomène socio-culturel, d’un ensemble de discours, on écrit une thèse, un article, une conférence. Avec le plus souvent un impératif étrange : il y faut une cohérence ; entendons, un ordre, la réduction sous un concept, fût-il de type apophatique, du divers (multiple) ou de l’altérité (ce qui reste, en droit, inappréhendable). L’impératif de cohérence (tenu par certains linguistes pour une manière d’a priori de la réception discursive1) oriente en fait la critique vers deux errances : 1) l’errance sublime d’une théologie négative, 2) une errance de l’infidélité au phénomène commenté, qui revient à une violation dogmatique de l’objet.

Or, d’où procède radicalement cette double errance, d’où ce soi-disant impératif de cohérence, sinon d’une conception mythique du sens ? Laquelle soustrait tout phénomène signifiant à son événementialité, et se fait du sens une image arrêtée, intangible. Présacralisé, le sens ne dépend plus des discours et les actes de subjectivation auxquels il conduit sont effacés2. Dans le cas de l’étude des textes, le sens, devenu objectivable, peut être situé dans quelque arrière-monde, hors-champ, hors même de la langue dans laquelle il s’invente. De la sorte, le texte passe du statut de discours à celui de signe. Logique terroriste selon le mot de Paulhan : le texte, signifiant jugé inessentiel, est laissé pour mort. Un lecteur parfois le retrouve, spectral et pantelant, aux catacombes des notes de bas de page où le commentaire s’éreinte, en proie aux longs ennuis.

Nous voudrions proposer, par le montage de trois univers de pensée (la sémantique interprétative de François Rastier, la pensée de Jean Bessière, une réflexion sur le sens éthique de la spécificité du discours littéraire), une issue heureuse à cette récupération mythique du texte et de la littérature.

1. Sémantique interprétative et contingence

La question que nous nous poserons pour commencer est la suivante : qu’opposer à la conception mythifiante des phénomènes de la culture ?

À cette question, il semble qu’il faille répondre, sans hésiter : leur historicité. C’est à ce départ fondamental, dans la mesure même où il constitue un refus d’hypostasier tout fondement an-historique, que s’enracine le projet de François Rastier. De ce projet nous pourrions dire qu’il est une tentative d’inscrire les sciences de la culture dans une pensée non-nécessitante, dans une pensée de la contingence. Cela passe par trois thèmes incontournables : un anti-dogmatisme, un anti-transcendantalisme, et le thème anti-ontologique ou agnostique3.

– L’anti-dogmatisme entreprend de thématiser de façon critique la position du commentaire lui-même, sa situation historique, et conduit à prendre en compte la distance ou la proximité de ses objets.

– L’anti-transcendantalisme passe par un empirisme linguistique radical : a) on ne pensera plus le signe en tant que tel mais la multiplicité de ses occurrences dans des textes, eux-mêmes situés dans des corpus, dans une histoire ; le sens d’un texte ne dépend donc pas des données d’une sémiotique qui établirait par avance la compréhension et l’extension de signes atomisés ; b) on ne parlera plus de structures linguistiques immuables mais de normes jouant de façon non nécessaire dans l’engendrement et l’interprétation des textes. En effet, le signe considéré de façon atomique et la langue pensée comme structure sont des fictions.

– La dés-ontologisation de la recherche implique qu’on ne fera pas dépendre le sens d’un texte de réalités extra-linguistiques données pour déterminées hors-discours. C’est à ce prix qu’on peut poser des limites à l’interprétation. Cela passe d’abord, par trois cadrages : a) la réduction du problème de la référence à celui de l’impression référentielle ; b) on ne parlera plus d’énonciateur mais de foyer énonciatif tel qu’il est représenté dans le texte et/ou situé par les règles du genre ; c) on ne parle plus de destinataire mais de foyer interprétatif. Il y a donc un retour à la réalité du texte4. À partir de là, il faut abandonner deux modes du commentaire5premièrement, le commentaire par la cause. On n’a pas affaire, dans l’explication d’un texte, à des causes isolables qui se connaîtraient sans reste dans l’effet [ce qui est le postulat des approches psychanalytiques comme celui des cognitivistes : cela relève toujours d’une affirmation ontologique tonitruante mais refoulée, un déterminisme universel : tous les niveaux de la réalité seraient régis par les mêmes lois6]. L’explication causale d’un texte, outre le fait qu’elle relève d’un acte de foi, ne permet pas d’en saisir le sens. Deuxièmement, le commentaire par la fonction : il faut en effet abandonner une approche instrumentaliste du texte. Ce qui revient à critiquer les conceptions du langage comme communication : le langage n’est pas un simple outil de communication, secondaire par rapport au message transmis. Un texte ne se réduit pas à la communication de données qui seraient indépendantes de sa manière de les convoquer.

Conclusion :

Finalement ce qu’on abandonne en suivant ces propositions c’est une conception non problématique de la circulation du sens (celle par exemple qui semble être au cœur de l’opposition de Proust envers Mallarmé). Il faut abandonner le postulat de la clarté qui est au cœur du paradigme communicationnel et qui requiert :

– que le texte est complet, que ses lacunes sont des ellipses pouvant être suppléées par inférence (Wolfgang Iser)

– que le texte est uniforme et non contradictoire

– que ses difficultés sont appelées à être levées, parce qu’elles ne sont dues qu’à une ignorance temporaire de type philologique ou encyclopédique

– que l’explication la plus économique est la meilleure (Sperber et Wilson, principe de pertinence)7

« En ne reconnaissant aucune place à l’obscurité on risque fort un discret obscurantisme8. »

La multiplicité des sujets, des langues, des lieux et des époques, doit être reconnue. Le sens se tient dans l’élément contingent de la norme. Il y a donc un arbitraire du texte.

2. Le dispositif rhétorique de la littérature

Nous en sommes restés pour l’instant à un plan très général. Voyons maintenant : 1) s’il est possible de préciser la notion de littérature en mettant à jour un dispositif de normes qui lui seraient spécifiques ; 2) quels sont les enjeux d’un tel dispositif qui semble avoir une certaine permanence (ce second point fera l’objet de notre dernière partie).

Nous retraçons ici aussi brièvement et fidèlement que possible la pensée de Jean Bessière Elle traite du statut rhétorique de l’œuvre. La question d’adhérer ou non à ces thèses viendra ensuite. La littérature se définit, d’après le critique, comme une dialectique non résolutoire du quoi (les constituants informationnels et formels) et de la raison d’être (la finalité) de l’œuvre. Il est alors possible de caractériser l’œuvre comme contingence9, en signifiant par là que son rapport au contexte n’est jamais élucidé par des règles qui en établiraient de façon nécessaire la relève interprétative. Cette contingence n’est plus seulement historique comme chez Rastier. En tant qu’elle est constitutive de la notion d’œuvre, nous la dirons structurelle. Il y a œuvre dès qu’il y a un tel dispositif.

Cela implique l’aporéticité de l’œuvre : étant sa propre présentation10, l’œuvre se caractérise comme dualité. On indique par là qu’elle n’est qu’elle-même en même temps qu’elle se distingue de toute représentation propre à un contexte pragmatique ou communicationnel déterminé. Ainsi échappe-t-elle à toutes les invalidations comme à toutes les validations11. En ce sens, si elle se constitue bien par la reprise d’éléments de ses environnements formels et informationnels (dont elle est constituée), l’œuvre ne fonctionne pas, cependant, selon une dénotation qui serait celle du signe en contexte pragmatique. Cela exclut d’en faire une référence au réel ou à la pensée sur le mode de l’adéquation ou de l’inadéquation.

Jean Bessière peut alors préciser l’impossibilité de l’autarcie de l’œuvre : présentation, quantité12, l’œuvre est selon son évidence et peut être dite tautologique. Cependant cette tautologie appelle son dépassement : selon la quantité qui est figuration de la limite de l’œuvre, l’autonomie ne peut apparaître que comme une hétéronomie13. De fait, par la poïesis14 l’œuvre est toujours d’un certain rapport à ses environnements. En outre, alocale et achrone, elle est toujours susceptible d’être lue en cet autre temps, en cet autre lieu, l’hic et nunc du lecteur, coordonnées tout autres que celles de l’écriture. La tautologie, parce qu’elle est une action qui a lieu dans le réel (elle est reprise d’éléments des environnements informationnels et formels, elle s’installe dans une situation de communication) et face au réel (elle se distingue des éléments qu’elle reprend), implique son propre questionnement, l’interrogation de sa pertinence. Il faut affirmer alors qu’en aucun cas l’œuvre n’est autarcique, et qu’elle est la question de sa pertinence.

Donc, en tant qu’elle se distingue de la communication standard et implique une conscience sémiotique libre15, l’œuvre ne peut être dite selon le discours propositionnel, selon un argument ; en tant qu’elle est indication, passage hors d’elle-même, l’œuvre est cependant d’un intérêt communicationnel indubitable, en rien autarcique. Où apparaît la nécessité de penser la référence et la pertinence selon l’œuvre, selon sa présentation, selon sa quantité.

Les remarques de Jean Bessière, on le voit, limitent les prétentions du discours critique en l’invitant à reconnaître le primat de l’œuvre et les conditions de la question de la pertinence. La permanence de cette question fait selon lui le statut du discours littéraire16.

Conclusion :

À ce point de notre étude, nous définissons une méthodologie des études littéraires fondée sur deux principes : la reconnaissance et la thématisation d’une contingence relevant de l’historicité des normes ; la reconnaissance et la thématisation d’une contingence rhétorique constitutive de la littérature.

Remarque : il semble que, faute de noter la seconde contingence, une théorie des dispositifs en littérature court le risque de perdre de vue la spécificité de son objet. C’est la remarque de Bernard Vouilloux dans son article « Du dispositif »17 lorsqu’il note que le dispositif permet de porter le commentaire vers ce qui excède les œuvres, en effaçant la distinction du dedans et du dehors. Distinction fondamentale pour le maintien de la notion d’œuvre. Il faudrait, pour bien faire, situer les dispositifs dans le dispositif permanent de la rhétorique littéraire. On s’apercevrait que, peut-être, en un sens, un dispositif est une donnée proche des données génériques. Une sorte de donnée générique inconsciente.

3. Les enjeux du dispositif rhétorique de la littérature : créaturialité et finitude

S’il faut s’abstenir de répondre définitivement à la question du sens d’une œuvre, ne peut-on, ou plutôt ne doit-on tenter une interprétation du fait littéraire lui-même et de sa permanence ? L’enjeu du dispositif littéraire est peut-être insuffisamment thématisé par Jean Bessière. Sans doute celui-ci ne cesse-t-il de montrer que la littérature est une invention toujours renouvelée de la problématicité, une perpétuelle interrogation des normes de partage du sens, la littérature posant la question éthique et politique du lieu commun. Mais ce qui fonde cette éthique semble être une conception libérale de la société fondée sur l’entre-limitation des libertés individuelles18 et la reconnaissance tactique de la pluralité des points de vue. Or, le problème est le suivant : une éthique libérale ne permet pas de penser la notion d’altérité. L’altérité d’autrui y est définie à partir de ses répercussions communicationnelles comme limitation de mon droit ou de mon pouvoir d’agir et de parler. Elle court le risque d’apparaître selon une négativité, ce qui joue finalement contre la problématicité de l’œuvre19. Car, si l’œuvre est une limitation critique des prétentions du discours à se dire soi-même ou à dire le monde, elle l’est en vertu d’une affirmation fondamentale : la transcendance inaliénable d’un commandement. Qu’elle en hérite ou qu’elle l’institue dans sa fiction, ce commandement fonde la rhétorique littéraire.

La position que nous allons tenter de défendre à présent tient en un faisceau de thèses métaphysiques dans le sens où elles excèdent le domaine de l’ontologie et de la gestion des conflits. Ces thèses sont les suivantes : la littérature est la transmission d’une pensée positive de l’autre ; elle est du coup une pensée de la transmission et du commandement ; mais une pensée qui ne se tient pas au-delà de la parole. Plutôt devant la parole pour reprendre un titre prophétique de Valère Novarina.

Commenter, nous l’avons dit, c’est transmettre. C’est traduire. La littérature, en tant qu’elle est la tradition d’un dispositif problématisant, témoigne réflexivement pour une éthique du commentaire. L’éthique du commentaire quant à elle est une éthique de la distance et de la singularité, mais aussi de la filiation et de l’héritage.

Rastier écrit quelque part que :

« La jouissance de l’héritage suppose une connaissance et une réappropriation du passé. S’approprier une œuvre ancienne, c’est la maintenir pensable, mais aussi transformer ses interprétations. Mais dans l’effort même de l’appropriation, une création a lieu qui témoigne de la distance et de l’impossibilité de la combler20. »

Le commentaire est à la fois subjectivation (responsabilité) et distance. Distance parce que subjectivation. La littérature, en signalant la problématicité du sens, fait œuvre pour le maintien d’une telle possibilité.

On ne sera pas surpris de retrouver, dans le travail de Rastier, associé à une critique de la métaphysique de la présence, le thème lévinassien de la trace. Le terme de trace nomme la condition du texte. Dont ne s’accommodent ni le positivisme logique, ni les herméneutiques du dévoilement, subjugués qu’ils sont par l’évidence, respectivement, de l’objet ou du sujet21. Mais si la réflexion sur la trace chez Rastier est l’occasion d’une réflexion sur la distance éthique, sur l’égard, ce thème, selon nous fondamental, n’est présenté que comme une contrainte interprétative parmi d’autres22. Pourtant, lui seul peut donner sens aux contraintes de l’interprétation critique. L’originalité de la pensée de Rastier est de substituer une déontologie à une ontologie des textes, de replacer l’activité de l’interprète dans l’espace des normes de partage du sens en remplaçant le besoin de comprendre par le désir d’interpréter23. Or, c’est en ce désir que s’enracine toute la démarche critique : rien, sinon ne l’appellerait.

Si, chez le sémioticien, ce thème n’est pas suffisamment développé, si ses implications ne sont pas assez précisées, il nous faut essayer d’y pallier, à l’aide des concepts de la pensée de Lévinas. Nous rappellerons d’abord que la trace est une rupture dans la phénoménalité, une rupture avec ce qui se montre, et se thématise dans un discours de savoir. C’est le surgissement positif de ce qui ne relève pas du monde. La trace est l’exposition du sujet à la dimension de la parole, cette dimension qui n’est pas en son pouvoir, et qui relève de l’expérience bouleversante du commandement et de l’assignation.

Il faut alors répéter la question cruciale de Lévinas :

« Le langage est-il transmission et écoute des messages qui seraient pensés indépendamment de la communication […] ? Ou, au contraire, le langage comporterait-il un événement positif préalable de la communication qui serait approche et contact du prochain et où résiderait le secret de la naissance de la pensée elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte ?24 »

Ce qui se transmet, c’est à côté des normes, la transmissibilité elle-même. On pourrait nous objecter que Lévinas tient un discours universel sur le langage, et qu’il y a là une contradiction avec les thèses que nous avions précédemment exposées, notamment avec les propositions de Rastier : mais il ne s’agit plus ici de l’universel englobant et impersonnel du concept. L’universel de Lévinas est un universel de l’assignation. Il relève d’une pensée du Nom propre. Il faut rappeler avec Benny Lévy que « Le langage des noms est à proprement parler celui de la transcendance, celui qui passe la « capacité » du concept25.

La littérature transmet une pensée de l’autre et de la distance ; elle est en elle-même la tradition d’une telle transmission. Comme toute tradition elle vit de sa fragilité. Conscience du fait qu’à tout moment le miracle du sens pourrait s’effacer ou s’oublier, elle se déploie sur l’abîme d’une contingence radicale : cela explique qu’elle puisse aussi bien se croire absolue que redouter son essoufflement.

La littérature comme tout discours relève d’une contingence historique ; elle réfléchit et radicalise cette première contingence en la signalant par la mise en place d’une contingence rhétorique ; pourtant, la littérature et son étude ainsi définies restent mécomprises tant qu’on ne les définit pas également comme exposition de soi et inquiétude quant à la fragilité du domaine du sensé : en quoi elles rejoignent une préoccupation métaphysique majeure dont l’Europe aura hérité de par sa source juive et son origine platonicienne :

« Ce qui a fait la philosophie grecque ce qu’elle est, disait Patocka, le fondement de la vie européenne tout entière, c’est d’avoir déduit de la détresse la plus fondamentale, un projet de vie, quelque chose qui transforme la malédiction en grandeur26. ».

Conclusion

Nous lirons à présent l’épisode de la Tour de Babel27. Comme un écho, car au défaut des langues s’ente [s’entend ?] la littérature.

La tradition juive interprète parfois l’épisode de Babel de la façon suivante : les hommes se méfient de Dieu, mettent en doute sa promesse de ne plus les anéantir (cf. l’alliance noahique). La concentration en un seul lieu est alors une revendication d’autonomie. Il y a là une révolte de la créature (la créaturialité est cette relation singulière avec quelque chose qui n’est pas en mon pouvoir : c’est Dieu ou l’être jeté), révolte qui se traduit en même temps par l’instauration d’une universalité qui gomme les différences. Les hommes ont confondu la langue Une (la langue de l’exposition à autre chose, celle de l’assignation) et la langue de l’universel, de l’impérialisme.

Quel est alors le sens de la réaction divine ? Un midrach nous dit que D. plonge les hommes dans l’oubli de la langue Une. Celle-ci subsiste alors, à travers l’éparpillement des langues, dans l’oubli. Se souvenir d’elle serait risquer de réitérer Babel. L’oublier c’est peut-être apprendre à l’écouter. La langue n’est Une que si l’unité peut s’y oublier, ne pas s’intégrer dans l’ordre d’un dit qui identifie, d’une revendication thématique de l’Un, ne venir à la conscience que sous la forme d’une communication de l’ignorance (selon le propre terme de Bessière, orienté dans un sens vers où il n’irait peut-être pas lui-même)28. L’Unité n’est pas présence. L’universel englobant du concept s’oppose à l’universel rayonnant de l’assignation29, comme la centralisation du sens s’oppose au travail du commentaire et de la traduction.

Nous proposerons pour finir l’énigme de deux citations, l’une commentant l’autre, dans la distance d’une traduction à reprendre, sans cesse :

Walter Benjamin dans La tâche du traducteur écrit :

« Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire30. »

Jacques Derrida commentant Benjamin :

« À travers chaque langue quelque chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut atteindre séparément. Elles ne peuvent prétendre l’atteindre, et se le promettre, qu’en co-employant ou co-déployant leurs visées intentionnelles, « le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ». Ce co-déploiement vers le tout est un reploiement, car ce qu’il vise à atteindre, c’est « le langage pur » (die reine Sprache) ou la pure langue. Ce qui est alors visé par cette co-opération des langues et des visées intentionnelles n’est pas transcendant à la langue, ce n’est pas un réel qu’elles investiraient de tous côtés comme une tour dont elles tenteraient de faire le tour. Non, ce qu’elles visent intentionnellement chacune et ensemble dans la traduction, c’est la langue même comme événement babélien, une langue qui n’est pas la langue universelle au sens leibnizien, une langue qui n’est pas davantage la langue naturelle que chacune reste de son côté, c’est l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues et que ce sont des langues31. »


Notes

1–  CHAROLLES Michel, « Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années 1960 », colloque « Texts and text processing », Poitiers, 1986.

2 –  Cf. MESCHONNIC Henri, « La poésie et les livres saints », L’Utopie du Juif, Desclée de Brower, 2001.

3 –  RASTIER François, Arts et sciences du texte, P.U.F, 2001, p. 100.

4 –  Op. cit. p. 18.

5 –  Op. cit. pp. 15-16.

6 –  Ibid.

7 –  Op. cit. p. 115.

8 –  Op. cit. p. 119.

9 –  Jean Bessière, Principes de la théorie littéraireop. cit., pp. 67 et 115.

10 –  « La présentation est pour l’auteur et le lecteur la caractéristique minimale qui assure l’identification de l’œuvre », op. cit. p. 20.

11 –  Op. cit. p. 33.

12 –  Jean Bessière appelle « quantité » une certaine valeur absolue de l’œuvre, grâce à laquelle celle-ci s’impose à la conscience. La quantité relève ainsi d’une totalité constitutive de l’œuvre ainsi que d’une unicité.

13 –  Elle relève donc d’une règle qu’elle instaure expressément comme l’autre des principes pragmatiques régulant l’échange informationnel courant tout en se référant à eux.

14 –  Par poiesis il faut entendre le fait que l’œuvre est toujours la reprise des données des environnements formels et informationnels. À la fois reprise et action de cette reprise, la poiesis est tautologie et dépassement, actualisation des structures de ces environnements, et singularisation.

15 –  Le rapport rhétorique que l’œuvre institue avec son lecteur est étranger au jeu de la persuasion : Jean Bessière le nomme « adhésion » (op. cit. p. 39), c’est ce que nous entendons ici par « conscience sémiotique libre ».

16 –  Une telle permanence n’empêche d’ailleurs pas la notation d’une historicité de l’œuvre. Cette historicité n’est pas la place de telle œuvre dans une histoire de la littérature, ni même dans une histoire des formes. On doit entendre par historicité la manière d’aménager le lieu du questionnable. En tant que cette manière n’est pas interprétable par une simple description, en tant que son fait redouble le fait de l’œuvre, elle engendre la question du comment de la question de la pertinence, et du pourquoi de ce comment. En ce sens, l’historicité n’est pas la seule singularité, le seul jeu de l’occurrence et du type : il en va plutôt d’un rapport au sens entendu comme interrogativité.

17 –  VOUILLOUX Bernard, « Du dispositif », DANS Ortel, Philippe, Rykner, Arnaud et Centre de recherche La Scène, Discours, image, dispositif, L’Harmattan, 2008, pp. 15-31.

18 –  Cf. BESSIÈRE Jean, « Petite terminologie »,  dans Krysinski, Wladimir, éd. Canadian review of comparative literature – Jean Bessière : Literature and Comparative Literature revisited, Toronto, Published by University of Toronto Press for the Canadian Comparative Literature Association, 2005,  p. 21: « l’œuvre littéraire figure le fait d’autrui selon le jeu de la dualité du consensus et du disensus – ce que la critique contemporaine a noté par les termes d’interdiscursivité et de dialogisme ».

19 –  En réalité, la question est plus complexe. Dans Quel statut pour la littérature ? Jean Bessière présente bien l’altérité comme l’enjeu de la littérature. Dans cet ouvrage le concept d’altérité oscille entre une détermination communicationnelle et la notation d’une transcendance : « L’œuvre littéraire est par la reconnaissance de la proximité et de la transcendance des autres discours, et par le commun que constituent ces autres discours. La littérature se constitue par un jeu d’alternative ; elle tient son droit des autres, des autres discours qui font de leur indécidable commun la convention de l’en-commun, selon le jeu de l’autre sans autre. » (p.60.) Communicationnelle, l’altérité engage des pratiques communes du discours caractérisables comme anti-dogmatiques, et non-auto-fondées : la littérature par l’inachèvement du sens que porte ses œuvres invite à une pragmatique de l’altérité (p.90). Transcendante, l’altérité est ce qui n’étant justifiable par aucune finalité pratique produit sans s’y réduire le jeu irrésolu du consensus et du dissensus.

20 –  RASTIER François, « Communication ou transmission ? », Césure, n° 8, 1995, p. 181.

21 –  IdemArts et sciences du texteop. cit., p. 122: « En revanche, le mode de l’absence reste celui de la trace, toujours problématique, et de la distance historique que la philologie réfléchit. Le texte écrit, constitutivement privé de présence, instaure une distance qui récuse ce mode compulsif et non réfléchi d’interprétation que nous appelons la clarté ».

22 –  Rastier mentionne des contraintes critiques (explicitation de la méthodologie), herméneutiques (enrichissement et aménagement d’un espace pour les interprétations à venir), et historiques : op. cit.,p. 128.

23 –  Ibid.

24 –  LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949, Vrin, 2006, pp. 327-328.

25 –  LÉVY Benny , Visage continu – La pensée du retour chez Emmanuel Levinas, Verdier, 1998, p. 78.

26 –  PATOCKA Jan, Platon et l’Europe, 1973, Verdier, 1983, trad. Erika Abrams, p. 43. Cf. aussi pp. 68-69.

27 –  Nous renvoyons à la traduction de Henri Meschonnic : Au commencement, traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

28 –  On pourrait soutenir une thèse proche mais différente : l’épisode de Babel serait oubli de la Torah noahique, de la Torah donnée à l’humanité (ha-adam). La Torah sinaïtique serait alors le rappel des mitsvot enjointes à l’ensemble des nations du monde : l’universel serait ainsi à penser comme rapport des nations du monde à la nation d’Israël, pensée elle-même comme rappel de la Torah adamique, universelle. Sur cette interprétation, cf. Gilles Hanus, L’un et l’universel – Lire Lévinas avec Benny Lévy, Verdier, 2007, p. 60.

29 –  Cf. DERRIDA Jacques, Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, 1997.

30 –  BENJAMIN Walter, « La tâche du traducteur » (1923), Œuvres I, trad. M. de Gandillac, Gallimard, 2000, p. 248.

31 –  DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel », dans Psyché – Inventions de l’autre, Galilée, 1987/1998, p. 232.


Bibliographie

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DERRIDA Jacques, « Des tours de Babel » dans Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée, La Philosophie en effet, 1987, 656p.

HANUS Gilles, L’un et l’universel : lire Lévinas avec Benny Lévy,  Lagrasse, Verdier, «  Verdier philosophie », 2007, 90p.

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LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, édition suivie d’Essais nouveaux, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, 330p.

LEVY Benny, Le meurtre du pasteur : critique de la vision politique du monde, Paris, Le livre de poche, « Biblio Essais », 2004, 318p.

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MESCHONNIC Henri (trad.),  Au commencement : traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, 370p.

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ORTEL Philippe (éd.), Centre de recherche « La Scène » (laboratoire LLA – Lettres, Langages et Arts, Université Toulouse – Jean Jaurès) (éd.). Discours, image, dispositif, colloque international organisé par Arnaud Rykner et le Laboratoire de recherche LLA, Université Toulouse – Jean Jaurès, Paris, L’Harmattan, Champs visuels, 2008, 263p.

PATOCKA  Jan, Platon et l’Europe : séminaire privé du semestre d’été 1973, Traduit par Erika ABRAMS, Lagrasse, Verdier, 1997, 316p.

RASTIER François, Arts et sciences du texte, Paris, Presses Universitaires de France, Formes sémiotiques, 2001, 303p.

RASTIER François, « Communication ou transmission ? », Césure, no. 8 (1995), 151-195.

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SPERBER Dan, WILSON Deirdre, La pertinence : communication et cognition, Traduit par Abel GERSCHENFELD, Paris, les Éditions de Minuit, « Propositions », 1989, 396p.

UTAKER Arild, « Babel et la diversité des langues », Revue Texto [en ligne], 2004, vol. 2, n°2, p.29-39. Disponible sur ce lien.

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Édito du n°5

Chaque parcours, chaque itinéraire, avec halte ou d’un seul tenant, trace le chemin de la recherche vers l’hypothèse tendue, voire la découverte. Le doctorant, la doctorante, sont embarqués vers de nouveaux territoires qu’ils envisagent, arpentent et définissent.

L’objectif de la revue Littera Incognita initiée et dirigée par des doctorant-e-s est de rassembler puis de mettre en partage les avancées scientifiques de jeunes chercheurs et chercheuses du laboratoire LLA-CRÉATIS et d’ailleurs, dans les domaines spécifiques des Arts, de la Littérature et des Langues et selon des approches disciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (programmes de recherche fondamentale et programmes applicatifs).
Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°5 est nourri des actes de la Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS du 29 mai 2012, intitulée « Image mise en trope(s) ». Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion autour de la notion de trope et de la dichotomie induite par le jeu de mots entre “mise en trope” et “misanthrope”, des chercheurs et chercheuses issus de champ disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

Nous vous invitons au voyage et comptons sur vos participations, liens scientifiques constructifs, remarques, afin de permettre l’avancée de la revue.

Cet espace est à vous.

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Édito du n°4

Chaque parcours, chaque itinéraire, avec halte ou d’un seul tenant, trace le chemin de la recherche vers l’hypothèse tendue, voire la découverte. Le doctorant, la doctorante, sont embarqués vers de nouveaux territoires qu’ils envisagent, arpentent et définissent.

L’objectif de la revue Littera Incognita initiée et dirigée par des doctorant-e-s est de rassembler puis de mettre en partage les avancées scientifiques de jeunes chercheurs et chercheuses du laboratoire LLA-CRÉATIS et d’ailleurs, dans les domaines spécifiques des Arts, de la Littérature et des Langues et selon des approches disciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (programmes de recherche fondamentale et programmes applicatifs).
Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°4 est nourri des actes de la 8ème Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS du 18 mai 2011, intitulée « L’hybride à l’épreuve des regards croisés ». Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur les notions d’hybridité et d’hybridation des chercheurs et chercheuses issus de champ disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

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Édito du n°3

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L’objectif de la revue Littera Incognita initiée et dirigée par des doctorant-e-s est de rassembler puis de mettre en partage les avancées scientifiques de jeunes chercheurs et chercheuses du laboratoire LLA-CRÉATIS et d’ailleurs, dans les domaines spécifiques des Arts, de la Littérature et des Langues et selon des approches disciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (programmes de recherche fondamentale et programmes applicatifs).
Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°3 est nourri des actes de la 7e Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS du 5 février 2010 intitulée « Les Interactions II : Convergences, collaborations et dispositifs culturels croisés ». Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur les relations entre différents espaces, auteurs, contextes et médias des chercheurs et chercheuses issus de champs disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

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Édito du n°2

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Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
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Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°2 est nourri des actes de la Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS. Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur la place et la représentation du corps des chercheurs et chercheuses issus de champ disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

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Édito du n°1

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Ce partage passe par la diffusion des travaux et résultats les plus récents de la recherche en Arts et Sciences Humaines, au plus près de la « Critique des Dispositifs ». Le comité scientifique de la revue, réuni autour de ce projet éditorial, valide et permet la publication de travaux originaux et souvent surprenants.
Ce partage passe par l’invitation à la discussion, l’échange entre de jeunes chercheurs et chercheuses d’ici ou d’ailleurs, qui se retrouvent autour de thématiques, problématiques et centres d’intérêts communs dans le but de nourrir ce questionnement et d’initier de nouvelles pistes de travail.
Enfin, ce partage passe par la possibilité donnée à notre groupe de doctorant-e-s de s’investir et de s’initier au rigoureux cahier des charges de l’édition, aventure à part entière.
Comme chaque année, Littera Incognita vous propose un nouveau numéro. Ce n°1 est nourri des actes de la Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS. Cette manifestation a permis de rassembler autour d’une réflexion sur la place et la représentation du corps des chercheurs et chercheuses issus de champ disciplinaires aussi variés que la philosophie, les arts plastiques, les arts du spectacle et la didactique par les arts.

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La comparaison entre la France et le Brésil, dans le domaine de l’enseignement musical concernant les harmonies amateurs

Marco Antonio Toledo Nascimento
Doctorant , Université de Toulouse – Jean Jaurès
marcotoledosax/@/hotmail.com

Pour citer cet article : Toledo Nascimento, Marco Antonio, « La comparaison entre la France et le Brésil, dans le domaine de l’enseignement musical concernant les harmonies amateurs. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Cet article compare le système français d’enseignement musical des orchestres d’harmonies amateurs, avec celui du Brésil. Dans ces deux pays, ces groupes musicaux sont organisés de façon semblable. Cependant il y a une différence importante dans leur enseignement. Ce texte propose, à travers une recherche de doctorat, d’analyser en détail la procédure de l’organisation pédagogique de la Confédération Musicale de France et les méthodes utilisées par quelques harmonies amateurs françaises rattachées à cette organisation.

Mots-clés : éducation musicale – harmonies amateurs – pédagogie – système éducatif brésilien

Abstract

This paper compares the French system, which trains amateur musicians in wind orchestras, with that of Brazil. In France, just as in Brazil, amateur wind orchestras are brought together by musical organisations. There exists however a major difference in their training. This research purpose to a doctoral project, to analyse in detail the CMF’s educational procedure and the methods used in certain French amateur wind orchestras linked to this organisation.

Key-words: music education – amateur harmony orchestra – teaching methods – brazilian educational system


1. La problématique de l’éducation musicale brésilienne

Au Brésil, ces dernières années ont été marquées par un souci croissant relatif au système d’éducation, notamment au sein des écoles publiques, de la maternelle au lycée. Colloques, congrès, rencontres et débats se succèdent et débouchent sur des propositions de changements.

Selon Koellreuter1, la culture est partie intégrante de la vie sociale, cependant, l’accès à la culture dans les pays du Tiers-Monde, aujourd’hui en développement, en particulier au sein de l’enseignement musical, est généralement limité à une certaine élite sociale. Une minorité sophistiquée, faussement raffinée et snob.

Pour Hentschke, « L’accès à l’éducation musicale au Brésil, ainsi qu’à l’étude d’un instrument, continue à être le privilège d’une élite, attitude qui contredit tout principe éducatif2 ». En effet, on constate que l’enseignement musical au Brésil est aujourd’hui en décalage quant à la demande émanant du public. Le nombre de places dans les institutions gratuites d’enseignement musical ne répond pas à cette demande, et ce, d’autant plus que souvent, une sélection soustrait d’emblée l’opportunité, pour beaucoup de personnes, d’étudier la musique. On souligne en outre le fait que, durant ces dernières années, les disciplines d’éducation artistique ont disparu de l’enseignement public de notre pays3.

Pourtant, toutes les difficultés exposées antérieurement n’empêchent pas la production continue de recherches sur le thème de l’éducation musicale. On observe la participation croissante d’éducateurs musicaux aux événements traitant des propositions de remaniement de l’éducation, ainsi qu’aux événements spécialisés dans l’éducation musicale. On retiendra ainsi la « Rencontre de l’Association Brésilienne d’Éducation Musicale » (ABEM), qui a vu se dérouler sa XVème édition à João Pessoa au mois d’octobre 2006.

Selon Fernandes, on peut observer une augmentation de mémoires et de thèses sur le thème de l’éducation musicale, tant dans les cours de troisième cycle en musique que dans ceux de troisième cycle en éducation. Pourtant, après une analyse quantitative, on constate une production peu significative dans la spécialité d’Éducation Musicale Instrumentale, qui englobe les recherches inhérentes aux orphéons et aux orchestres, incluant les ensembles de percussions et fanfares :

Les indicateurs des spécialités (5) Éducation Musicale Instrumentale (Harmonie, Orchestre, incluant les ensembles de percussions et fanfares) (5%) et (6) Éducation Musicale Chorale (3,5%) sont très faibles, tout comme dans les mémoires de Musique/Éducation Musicale ; on pense que cela est dû au peu d’intérêt des élèves pour cette spécialité. Comme il a déjà été mentionné, l’intérêt est associé à divers aspects, tels que la quasi-absence de littérature sur le sujet et le manque de pratique des chercheurs. En effet, on pense que les directeurs de chorale et d’ensemble instrumentaux, lesquels ont une pratique musicale et seraient donc les plus aptes à traiter ce sujet, développent des recherches dans d’autres aires de la musique, qui sont sans intérêt lorsqu’il s’agit de traiter des problèmes relevant de l’enseignement et de l’apprentissage4.

Partant du constat selon lequel les chercheurs se désintéresseraient de la spécialité des pratiques instrumentales, on a pu vérifier qu’un grand nombre de musiciens professionnels sont pourtant influencés par les harmonies amateurs dans leur formation musicale. Une telle influence a pour cause, la plupart du temps, un contexte social établi par ces groupes instrumentaux amateurs. Ils participent à des événements sociaux de natures diverses, tels que des messes, des processions, des fêtes, des retraites, des défilés et des parades, des événements sportifs, etc., et enchantent le public avec leur musique. Rappelons-nous qu’il y a peu de temps encore, la musique d’harmonie était pour la société brésilienne un des moyens les plus populaires d’accès à la culture musicale. Les représentations étaient non seulement une opportunité de divertissement musical, mais surtout un stimulant essentiel dans les aptitudes musicales de l’individu, en l’amenant à intégrer des groupes et à apprendre à jouer d’un instrument5.

2. Les harmonies amateurs au Brésil

Selon la Fundação Nacional de Arte (FUNARTE)6, on dénombre au Brésil, environ 5000 groupes d’harmonies amateurs.

En effet, bon nombre de musiciens, aujourd’hui membres de grands orchestres, orchestres harmoniques, fanfares militaires, dans les institutions d’enseignement musical et de groupes populaires célèbres, ont effectué leur éducation musicale dans les harmonies et fanfares amateurs. On note également, assez nettement, que la majorité d’entre eux, jouent d’un instrument à vent : clarinette, saxophone, trombone, trompette, flûte, bas. Ceci est dû à la configuration de ces groupes, formés majoritairement d’instruments à vent et de percussions. On note aussi le cas de musiciens qui ont débuté dans les harmonies et fanfares amateurs et qui, aujourd’hui, n’exercent plus leur fonction musicale en tant que musiciens mais en tant que chefs d’orchestre, arrangeurs, administrateurs, producteurs ou chanteurs.

L’intérêt pour le thème des harmonies amateur a pour origine une recherche qui vint à se transformer en un mémoire intitulé « L’Harmonie amateur comme formateur de musiciens professionnels, l’exemple des clarinettistes professionnels de Rio de Janeiro ». Cette recherche de fin de cours de Licenciatura Plena (équivalente à six années universitaires) en Éducation Artistique – Habilitation Musique, a été présentée lors du XVIIIe Forum de Pédagogie de la Musique de l’Institut Villa-Lobos du Centre des Arts et Lettres de Rio de Janeiro le 27 janvier 20037. Cette recherche a permis d’identifier et confirmer les bénéfices qui ont été retirés dans les harmonies amateurs par ces musiciens professionnels. Il s’agissait de mettre en évidence les différences dans l’apprentissage professionnel des musiciens ayant, à un moment ou à un autre de leur formation musicale, intégré une harmonie. De même, on a essayé de distinguer les caractéristiques possibles induites par cette formation musicale, contribuant de ce fait à changer le traitement des harmonies amateurs, parfois décriées et considérées de manière péjorative8.

Pour trouver des appuis à mon mémoire j’ai eu recours à une analyse bibliographique. Cependant, notant la rareté des écrits relatifs à ce sujet, j’ai également eu recours à l’entretien comme moyen de recherche. Ont été analysés et vérifiés les avantages que les musiciens retirent de leur participation au sein des harmonies amateurs. Dans une démarche mêlant sociologie, psychologie, histoire, éducation et enseignement musical, cette recherche se base sur l’étude de l’expérience pour tenter d’obtenir des données plus fiables, d’où le choix des professionnels.

La recherche a montré que l’harmonie amateur contribue de manière significative à l’expérience professionnelle du musicien dans tous les secteurs d’activité. Mais, outre ces qualités, une aide éducative est nécessaire dans les institutions d’enseignement formel9 de musique pour compléter la formation musicale, car jouer dans les harmonies amateurs, comme nous l’avons déjà dit, bien que contribuant à la formation de musiciens professionnels, n’est pas suffisant10.

Parmi les principales qualités de l’harmonie amateur, on relève :

– Le prêt de l’instrument de musique : dans un pays où la majorité des familles ont des problèmes financiers, cela permet de ne pas élitiser l’apprentissage de la musique, de ne pas le réserver aux seules personnes qui peuvent acheter un instrument.

– La pratique intense et constante dans un ensemble : dès l’intégration de l’élève dans l’harmonie amateur, il apprend à étudier et jouer dans un ensemble, ce qui prépare le musicien à son activité professionnelle.

– Relations entre les individus : dans l’orphéon, les élèves les plus avancés servent de moniteurs aux nouveaux, transmettant toujours une information. Ce système de relations entre les individus est une constante dans les harmonies amateur et le concept de zone proximale de développement de Vygotsky11 parait expliquer ce qui se joue dans l’apprentissage de ces institutions.

– La stimulation des représentations : les constantes représentations publiques des harmonies amateurs, généralement devant un public assez nombreux et chaleureux, est un stimulant pour l’élève. La plus belle récompense qu’un artiste puisse recevoir ce sont les applaudissements du public et l’élève de l’harmonie apprend cela très tôt. Lors de ces représentations, généralement pour la préfecture ou l’église, les musiciens de l’harmonie peuvent aussi parfois recevoir une gratification sous forme d’argent.

– Le « goût pour la musique » : les harmonies amateurs ont une grande importance dans la vie professionnelle des musiciens professionnels qui en sont issus. En leur donnant l’opportunité de commencer des études musicales et en leur transmettant le « goût pour la musique » , les harmonies amateurs leur donnent l’impulsion de suivre une carrière musicale.

Parmi les principaux facteurs qui contribuent à l’ inefficience de l’éducation musicale dans une harmonie amateur on distingue12:

– La différence de niveau et la forme d’enseignement musical des harmonies amateurs : il n’existe aucun programme ou accompagnement de quelque organe officiel d’enseignement pour établir un paramètre d’enseignement musical des harmonies.

– L’enseignement individuel de l’instrument : il existe une insuffisance de la part de certaines harmonies à promouvoir l’enseignement individuel de l’instrument, essentiel au développement de l’instrumentiste. Parfois il n’existe pas, dans l’institution, de professeur spécialiste de certains instruments, parfois, encore, ce sont des professeurs autodidactes sans les connaissances nécessaires pour remplir de telles fonctions. Le chef d’orchestre est généralement celui qui enseigne tous les instruments de musique de l’harmonie, or c’est très rare de rencontrer un musicien qui sache enseigner autant d’instruments avec efficacité.

–  La pratique en groupe : la pratique intensive en groupe au sein des harmonies amateurs, vue autrefois comme une qualité dans l’enseignement, peut parfois s’avérer à double tranchant. Si une telle activité ne se double pas d’un accompagnement attentif de la part de l’éducateur, les élèves débutants peuvent rester traumatisés de ne pas réussir à jouer aussi bien que les autres élèves plus avancés, ce qui peut alors porter préjudice à la performance de l’ensemble musical.

On ne rencontre pas non plus dans le curriculum « dispersé » des harmonies amateurs brésiliennes une pratique permettant l’apprentissage de quelques-uns des savoirs nécessaires à la formation musicale. Savoirs nommés par les institutions traditionnelles de l’éducation musicale, tels que l’analyse et la classification, l’harmonie, la perception, l’appréciation et l’histoire de la musique.

Pourtant, pour les motifs exposés antérieurement, on a noté qu’il était nécessaire de faire de nouvelles recherches dans le but d’augmenter la production scientifique sur la pédagogie de ces groupes, afin d’apporter des éclaircissements et des moyens de transformer ces institutions brésiliennes « harmonies amateurs » en écoles de musique plus efficaces.

3. La recherche en France

En 2003, lors d’un voyage à travers 23 pays, à bord du navire-école Brasil13 ayant pour mission de diffuser la musique brésilienne, j’ai eu l’opportunité d’assister aux concerts de nombreuses harmonies amateurs en Europe, où l’on observe un niveau technico-artistique élevé ; il en est de même pour la sonorité, la justesse et l’exécution. De ce constat surgirent des questions variées : quels sont les facteurs qui déterminent l’excellence de la qualité musicale de ces groupes ? Quelle est la formation musicale des professeurs/directeurs/chefs d’orchestre ? Quel est l’enseignement musical dans ces harmonies amateurs ?

En janvier 2006, j’ai eu l’opportunité de retourner en France et, durant un mois, de partir à la recherche de références bibliographiques sur les orphéons dans diverses bibliothèques de Paris et de Toulouse. Grâce aux orientations de la Professeure Dr. Catherine Lorent du département de musicologie de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, j’ai pu localiser des références bibliographiques qui ont contribué de manière significative à enrichir ces études exploratrices. De plus la Professeure Lorent m’a permis de rencontrer le maestro Désiré Dondeyne14. L’interview qu’il m’accorda15 a largement contribué à faire avancer cette étude, grâce à la grande connaissance qu’il possède sur le sujet.

3.1. Les harmonies amateurs en France

La « catégorisation » des harmonies et des fanfares en France est très particulière. Elles sont appelées Orphéon. Selon Gumplowicz16, « jusqu’en 1855, le mot orphéon désigne un ensemble vocal populaire ». Après cette date, on commença à utiliser le même terme pour les harmonies et les fanfares amateurs.

Ces sociétés instrumentales trouvent leurs origines dans la musique militaire ; en effet, depuis 1764, les rangs des Gardes Françaises comptaient déjà un ensemble musical aux caractéristiques semblables aux ensembles modernes, non seulement avec les tambours et fifres, mais aussi avec six clarinettes, flûtes, trompettes, deux cors, trois bassons, serpents et timbales. L’emploi de ces groupes de musique militaire ne différait pas beaucoup de l’actuel. Ils défilaient en avant des troupes avec des uniformes somptueux dans les défilés et les parades, et ils jouaient lors de la présentation du drapeau17.

Ces groupes instrumentaux amateurs, inspirés des ensembles militaires, commencèrent à surgir avant le XIXe siècle dans les associations de Sapeurs Pompiers ou dans la Garde Nationale. Rapidement les groupes instrumentaux amateurs se multiplièrent en France, toujours avec le nom d’Orphéons, motivant divers compositeurs célèbres à écrire des œuvres pour les Orphéons, comme par exemple : Saint-Saëns, Gounod, Milhaud, et nombre de compositeurs contemporains18.

Selon Dondeyne (2006), on relève aujourd’hui parmi les Bandes Militaires Professionnelles :

– la Garde Républicaine (harmonie et fanfare) ;

– les Gardiens de la Paix (harmonie) ;

– l’armée (principale musique militaire en France, basée à Versailles et dont le chef d’orchestre est un colonel) ;

– les deux harmonies de la Marine (à Bretz et Toulon) ;

– l’harmonie de l’Armée de l’air ;

– d’autres musiques militaires en Bretagne, Lyon, Bordeaux, Toulouse.

Dondeyne relève encore que tout comme au Brésil, il existe des organisations militaires qui n’ont pas de musique professionnelle, mais qui réunissent des militaires possédant quelques notions de solfège, pouvant ainsi former un ensemble musical.

Cette recherche a identifié les deux principaux motifs qui ont mené au rapide développement des Orphéons. Le premier d’entre eux serait les idéaux de la Révolution Française de 1789 où furent revendiqués les droits du peuple à travers de nombreux aspects, parmi lesquels les arts et l’éducation. Les orphéonistes partageaient ces idéaux et souhaitaient que le peuple ait accès à la musique. En même temps, la musique était perçue comme une force pour la République qui allait naître. On faisait alors de nombreuses rétrospectives et représentations de chorale exaltant le patriotisme, l’enthousiasme de la liberté et l’amour de l’égalité.

Le second motif serait le développement  technologique des instruments à vent, observé principalement en France. L’Exposition Universelle de 1867 qui se tint à Paris contribua de façon significative non seulement à la musique française mais aussi à celle du monde entier. Selon Gumplowicz, « le rôle de la musique à l´exposition de 1867 est sans précédent dans l´histoire de l´art. Il prétend avoir recensé près de 6200 heures de musique durant ces sept mois de kermesse : démonstrations instrumentales, festivals et, surtout, des concerts à n´en plus finir19. »

La France s’est démarquée dans le développement technologique des instruments musicaux à vents et de nombreux grands fabricants et inventeurs y ont installé leur fabrique. Par exemple : Raoux, Klosé, Triebert, Périnet et peut-être le plus important, le belge Adolphe Sax.

3.2. L´enseignement des harmonies amateurs en France

Les informations sur le sujet exposé ci-dessous furent obtenues au travers d’entrevues avec le chef d’orchestre M. Désiré Dondeyne.

Les Orphéons ont une grande importance en France. Sur le plan culturel et social, elles sont presque comparables à celles qui existent au Brésil : elles jouent dans des fêtes religieuses, sur les places. L’entrée d’un élève dans une fanfare ou une harmonie se fait de la même façon qu’au Brésil. Le candidat entre et on lui prête un instrument. Il y a tout de même une différence de taille au niveau éducatif.

Il existe une confédération qui regroupe toutes les fédérations des ensembles de musique amateurs en France : la Confédération Musicale de France, qui contrôle les activités produites par ces fédérations. Une des activités les plus importantes est la sélection des professeurs et chefs d’orchestre. Ceux-ci ont besoin d’une formation supérieure instrumentale uniquement délivrable à Paris et à Lyon. Parfois, en plus de la formation exigée par la confédération, ils suivent d’autres cours de musique dans d’autres universités, mais le diplôme de pratique de l’instrument est obligatoire pour pouvoir exercer une fonction de chef d’orchestre ou professeur dans les harmonies. Nombre de ces professeurs jouent également dans les ensembles militaires professionnels précédemment cités, ou dans des orchestres, ou bien exercent comme professeurs de conservatoires, etc.

Après avoir suivi des enseignements en école de musique, un élève peut être dirigé vers le conservatoire. Généralement, les élèves qui s’y intéressent et montrent des capacités certaines sont orientés par leurs propres professeurs ou chefs d’orchestre vers le conservatoire de la ville ou de la région. Après avoir terminé leurs études ils pourront, s’ils le veulent, passer les concours des conservatoires supérieurs. Ceci ne peut se faire sans la reconnaissance du travail des professeurs de ces groupes amateurs.

Ce système d’enseignement dans les harmonies et fanfares amateurs en France, en plus de produire une éducation musicale de haut niveau, crée une relation forte et proche entre la musique professionnelle et la musique amateur.  Une interdépendance s’instaure, car la musique amateur fournit des musiciens pour les conservatoires et parce que les professeurs et chefs d’orchestre ont de grandes compétences professionnelles. Pour cette raison, il n’y a pas de traitement péjoratif envers les ensembles amateurs. Au contraire, les musiciens professionnels traitent ces étudiants comme de futurs professionnels.

À propos de la question des nouvelles modalités ou méthodes d’enseignement, M. Dondeyne dit ne pas bien les connaître, car le système français aboutit à de bons résultats, depuis de nombreuses années. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il n’y a pas eu de recherche ni aucun support bibliographique disponibles sur le sujet. Peut-être ce système est-il devenu la norme en France.

4. La thèse

Avec comme base les données obtenues au travers des études exploratoires relatées ci-dessus, j’en vins à me pencher sur le sujet de recherche de thèse suivant : Réflexion Théorique sur les Modalités d´apprentissage dans les Harmonies Amateurs en France et leur relation avec les Conservatoires de Musique et la Musique Professionnelle.

Pour mener à bien cette étude, il sera nécessaire de partir de données sur la pédagogie musicale utilisée dans certaines harmonies amateurs sélectionnées par la suite. Ces données seront recueillies au travers d’une observation passive, d’entretiens ou de conversations formelles et/ou informelles. Si le chercheur obtient l’autorisation des maîtres ou des chefs d’orchestre, et s’il le juge nécessaire, il pourra également faire des enregistrements vidéo.

La connaissance plus détaillée du fonctionnement de la Confédération Musicale de France, des modalités d’entrée des élèves qui viennent des fanfares et harmonies amateurs dans les conservatoires de musique ainsi que des informations sur leur entrée dans la vie professionnelle constituent des facteurs devant être étudiés et analysés pour cette recherche.

Les modalités d’apprentissage utilisées dans la pédagogie des harmonies et fanfares amateurs en France et la relation que celles-ci entretiennent avec les conservatoires de musique et avec la musique professionnelle, pourraient, si elles étaient appliquées dans les musiques d’harmonies amateurs brésiliennes, contribuer de manière significative à améliorer la formation musicale de nos apprentis. Cela permettrait de mieux les préparer au marché du travail, tout en facilitant l’accès de ces musiciens aux institutions formelles d’enseignement musical (Conservatoires et Universités de Musique) au Brésil.


Notes

1 –  KOELLREUTER H, Educação Musical no Terceiro Mundo : Função, Problemas e Possibilidades, 1990, p.1.

2 –  HENTSCHKE L, Relação da prática com a teoria na educação musical, 1993, p. 18, traduit du portugais par l’auteur.

3 –  Ce fut donc l’objet de ma recherche pour mon mémoire de Maîtrise (Nascimento, 2003).

4 –  FERNANDES J, Pesquisa em Educação musical: situação do campo nas dissertações e teses dos cursos de pós-graduação stricto senso em Educação, 2000, p. 50.

5 –  NASCIMENTO M, A Banda de Música como formadora de músicos profissionais, com ênfase nos clarinetistas profissionais do Rio de Janeiro, 2003, p. 25 et 26.

6 –  FANART : Fondation Nationale de l´Art.

7 –  NASCIMENTO , supra.

8 –  ALVES C, Uma proposta de análise do papel formador expresso em bandas de música com enfoque no ensino da clarineta, 1999.

9 –  Institutions dont le programme a été officiellement validé par un organisme gouvernemental (conservatoire, université).

10 –  NASCIMENTO , supra.

11 –  DUARTE Mônica, A prática interacionista em música: uma proposta pedagógica, 2001.

12 –  NASCIMENTO, supra.

13 –  Navio-Escola Brésil : Navire de guerre de la Marine du Brésil utilisé pour l’instruction des nouveaux officiers de la Marine. Tous les ans, il réalise un voyage d’instruction qui fait escale dans plusieurs pays.

14 –  Désiré Dondeyne : Français né le 20/07/1921 à Laon. Il a commencé ses études musicales dans une fanfare amateur à l’âge de 7 ans, il a ensuite étudié au conservatoire de Lille et au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris. Il a joué dans diverses fanfares amateurs jusqu’à l’âge de 16 ans. Compositeur, clarinettiste et chef d’orchestre, il fut l’élève du compositeur Darius Milhaud et ami du « groupe des 6 » dont il sera très influencé. Ancien professeur du Conservatoire Supérieur de Musique de Paris, il a été chef d’orchestre de l’Harmonie des Gardiens de la Paix à Paris entre 1954 et 1979 et est l’ancien directeur et fondateur du Conservatoire de Musique de la région D’Issy-les-Moulineaux. Participation intense à la production phonographique de fanfares militaires en tant que réalisateur et/ou producteur. Il est l’auteur de cinq symphonies, d’un concert pour Harpe et quatuor de cordes, et arrangeur de diverses symphonies pour fanfares militaires. Travaux édités : livres à finalités didactiques utilisés pour la formation instrumentale et Traité d’Orchestration à l’usage des fanfares militaires : symphonique, de musique et de fanfares, en 1968.

15 –  DONDEYNE D, interview réalisé le 25 janvier au Conservatoire de Musique de la région D’Issy-les-Moulineaux, 2006.

16 –  GUMPLOWICZ P, Les travaux d’Orphée : 150 ans de vie musicale amateur en France ; harmonies, chorales, fanfares, 1987, p. 68.

17 –  Ibid.

18 –  Ibid.

19 –  Ibid., p. 104 et 105.


Bibliographie

ALVES Cristiano, Uma proposta de análise do papel formador expresso em bandas de música com enfoque no ensino da clarineta, Mémoire de DEA en Musicologie, Université Fédérale de Rio de Janeiro, 1999.

DUARTE Mônica, « A prática interacionista em música: uma proposta pedagógica », Debates – cahiers d’études du programme de troisième cycle en musique, 2001, n°4, Université Fédérale de Rio de Janeiro, p. 75-94.

FERNANDES José, « Pesquisa em Educação musical: situação do campo nas dissertações e teses dos cursos de pós-graduação stricto senso em Educação », Revista da ABEM, 2000, nº 5, Porto Alegre, Association Brésilienne d’Education Musicale, p. 45-57.

GUMPLOWICZ Philippe, Les travaux d’Orphée, 150 ans de vie musicale amateur en France : harmonies, chorales, fanfares, Paris, Aubier, 1987, 307p.

HENTSCHKE Liane, « Relação da prática com a teoria na educação musical », Annales de la 2ème Rencontre Annuelle de l’Association Brésilienne d’Éducation Musicale, 1993, Salvador, ABEM.

KOELLREUTER Hans-Josquin, « Educação Musical no Terceiro Mundo : Função, Problemas e Possibilidades », Cadernos de Estudos : Educação Musical, 1990, n° 1, Rio de Janeiro,Conservatório Brasileiro de Música.

NASCIMENTO Marco, A Banda de Música como formadora de músicos profissionais, com ênfase nos clarinetistas profissionais do Rio de Janeiro, Mémoire de Maîtrise en Musicologie, Université Fédérale de Rio de Janeiro, 2003.

La relation texte-image dans l’œuvre de Raymond Hains

Jérôme Carrié
Artiste-chercheur, Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Bordeaux – Montaigne
jerome.carrie/@/wanadoo.fr

Pour citer cet article : Carrié, Jérôme, « La relation texte-image dans l’œuvre de Raymond Hains. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Les artistes du Nouveau Réalisme ont intégré à leurs œuvres les matériaux, les déchets et les rebuts de la ville moderne. Cet article s’attache dans un premier temps à définir le Nouveau Réalisme comme une « archéologie du présent ». À cette fin, nous précisons notre propos sur l’œuvre de Raymond Hains qui, dès 1949, collecte les affiches lacérées qui ornent les murs de Paris, à la manière d’un archéologue-archiviste. Cinquante ans après, on peut voir dans ces affiches des signes, des traces, des empreintes fossiles d’une actualité devenue lointaine. Mais les recherches de l’artiste sur l’image abstraite et la déformation de la lettre exercent une influence déterminante sur sa démarche appropriative qu’il convient de prendre en considération. Dans son activité d’affichiste comme dans celle de photographe, Raymond Hains cherche à construire une relation fictionnelle et poétique à la réalité qui rend à la platitude des apparences une épaisseur de sens. Loin de la prétendue objectivité du Nouveau Réalisme, cet article tente de redéfinir cette œuvre majeure de la seconde moitié du XXe siècle comme une « archéologie de la fiction », selon les termes employés par Jean-Marc Poinsot.

Mots-clés : affichisme – arts plastiques – langage – lettrisme – photographie – Nouveau Réalisme.

Abstract

The Artists of Nouveau Réalisme mixed in their works waste materials of modern town life. I shall manage to define the Nouveau Réalisme as an archeology of present time. I shall rely on the works of Raymond Hains who collected since 1949 torn posters decorating the walls of Paris, akin to an archeologist and an archivist. Fifty years later, one can see through these posters the signs, the traces and the fossilized tracks of an actuality that became remote. But the experiments of the artist in matter of abstract image and letter distortion acted heavily upon his overtaking process. In the field of posters as photography, Raymond Hains looked forward to the making of a fictional and poetic link to reality, which enhances the flatness of aspects with a semantic thickness. Far from the so called objectivity of the Nouveau Réalisme, this major artistic production of the second half of the 20th century stands as an “archeology of fiction”, according to the words of Jean-Marc Poinsot.

Key-words: affichisme – visual arts – language – lettrisme – photograph – Nouveau Réalisme.


FRIZOT Michel (sous la dir. de), La Nouvelle Histoire de la photographie. Paris, Éditions Larousse, 2001, 775p.

FOREST Philippe, Raymond Hains, uns romans, Paris, Gallimard, 2004, 251p.

GIROUD Michel, « Entretien avec Raymond Hains », Hors limites, l’art et la vie, 1952-1994, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p84-95.

HAINS Raymond, « Graphisme en photographie. Quand la photographie devient l’objet », Almana et Prisma, 1952, numéro 5.

JOUFFROY Alain, « L’aventure extraordinaire de Raymond Hains et de ses compagnons Jacques de la Villeglé et François Dufrêne », Opus International, juin 1970, n°18, p36-41.

Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : « House of no more » de Cadden Manson

Aurélie Lacan
Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
lacan.aurelie/@/gmail.com

Pour citer cet article : Lacan, Aurélie, « Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : “House of no more” de Cadden Manson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La pièce de théâtre « House of no more » de Cadden Manson et The Big Art Group permet d’interroger les interactions entre la dimension plastique des images et les processus sémiotiques. Malgré la diversité des dispositifs scéniques, la polymorphie et la polysémie des corps en présence, une continuité se crée grâce au regard du spectateur.

Mots-clés : arts plastiques – Big Art Group  – sémiotique – théâtre – arts vidéo

Abstract

The play “House of no more” of Cadden Manson and The Big Art Group, questions about the interactions between a plastic dimension of the images and semiotics processes.

In spite of the variety of the scenic devices, the polymorphy and the polysemy of bodies in presence, a continuity builds up itself through the spectator’s glance.

Key-words: visual arts – Big Art Group – semiotics – theatre – video art


Les pratiques théâtrales contemporaines à l’image de House of no more de Cadden Manson et The Big Art Group tendent à puiser dans des registres formels divers, générant de nombreuses interactions, notamment entre l’espace théâtral et un medium tel que la vidéo. Ainsi, cette proposition visuelle et scénique permet de s’interroger sur les enjeux plastiques et sémiotiques de la représentation. Au-delà de l’impression esthétique, qui mêle le burlesque au tragique, il s’agit de proposer un découpage opératoire afin de mettre en évidence des interactions.

Trois thèmes seront abordés dans une logique allant du global au local : en premier lieu la scène et son dispositif, puis les enjeux de l’image vidéo, et enfin les corps. Ces thématiques ont pour objectif de mettre en valeur dans cette pièce les enjeux matériels, plastiques de la représentation, sur lesquels repose l’interprétation du spectateur.

1. Voir et être vu

Le dispositif scénique accorde une place importante à la vidéo qui est diffusée sur des écrans placés en bord de scène. Il est relativement simple : trois écrans diffusent les images du récit, l’histoire de Julia, une mère hystérique qui parcourt les États-Unis en compagnie de son ami/amant à la recherche de sa fille.

Ces trois écrans ne projettent pas les mêmes images, il s’agit plutôt de triptyque, c’est-à-dire d’une même action visuellement fragmentée en trois parties. Ces écrans vidéo ne sont pas jointifs, c’est-à-dire qu’il y a un espace suffisant entre eux pour laisser voir un fond de scène assez dépouillé (fig. 3).

De par la position frontale de ce dispositif, le spectateur n’aura donc d’autre choix que de deviner ce qu’il se passe derrière les écrans. C’est alors un jeu de masques et de cadrages qui est mis en place : House of no more propose une représentation qui se déroule à deux niveaux. Premièrement, la vidéo qui accueille l’histoire et, deuxièmement, dans l’interstice de ces écrans, la scène qui montre le hors-champ, le « hors-image ».

Le dispositif donne donc à voir deux états simultanés de la représentation, la vidéo d’une part, et le reste de l’action sur scène d’autre part. Le spectateur se trouve face à une représentation qui additionne une image-récit et un hors champ. La représentation théâtrale impose donc la coexistence d’un récit vidéo et d’un hors-cadre.

Ce hors-cadre présente effectivement autre chose qu’un récit parallèle, car ce qui est visible, ce sont par exemple les déplacements des acteurs sans rapport systématique avec ce qui se déroule sur la vidéo, ou la mise en place des accessoires qui seront utilisés par la suite (fig. 1). Le hors-cadre est en fait un hors-champ de la caméra qui vient présenter ou peut-être re-présenter la fabrication de l’image.

Il y a donc dans ce dispositif  un paradoxe qui peut dérouter : d’un côté il propose bien une représentation, une action théâtrale qui passe par un récit, mais cette dernière est un écran, une image plane qui masque en partie les opérations des acteurs qui élaborent ce récit. L’image frontale de la vidéo devient donc le lieu du récit, tandis que la présence physique et réelle des acteurs devient une sorte d’accident du hors-champ. Ce qui est vu est donc déclinable en deux temps : voir le récit et donner à voir la fabrication de celui-ci.

L’image vidéo devient donc l’enjeu d’un travail spécifique d’un point de vue plastique mais aussi du point de vue des processus qu’elle sollicite, afin de donner à la représentation une continuité.

2. Mise en abyme du processus de fabrication de l’image

L’image vidéo sera notre premier objet d’étude car c’est au sein de cet espace frontal que se déroule le récit. L’analyse portera dans un premier temps sur une analyse plastique, puis dans un second temps sur les enjeux sémiotiques du dispositif.

D’un point de vue plastique, l’aspect de cette vidéo est continu : couleurs saturées (bleus, rouges, roses, verts, renvoyant à une esthétique très peu naturaliste), cadrages assez serrés (gros plans ou cadrages américains).

Cependant une distinction entre les éléments qui constituent l’image s’instaure par la texture de ces images, qui montre des temporalités différentes liées au mode de création de l’image. En effet, la saturation de la couleur touche les fonds ou décors dans lesquels se trouvent les personnages. On notera aussi une pixellisation des découpes des objets ainsi qu’une pixellisation des ombres liées à de forts contrastes lumineux. Cette pixellisation transforme les contours de l’objet en faisant apparaître les petits carrés – ou pixels– constituant la matière de l’image numérique1 (fig. 1 et 4).

Cependant deux choses vont distinguer les formes des espaces qu’ils occupent dans l’image : d’une part leurs formes et découpes, d’autre part leur carnation.

Dans ces images saturées, on aura noté que la pixellisation apparaît dans les découpes, le contour des objets et les ombres. Or les contours des personnages sont pixellisés, mais les modelés lisses des volumes, des ombres, des visages ou des corps, ne comportent pas cette pixellisation. On peut donc distinguer deux espaces, plastiquement hétérogènes, celui des « décors » (le fond) et celui des personnages (les figures).

Cette distinction entre fond et figures est soutenue par la monstration de la fabrication de l’image : le savoir-faire est visible, il s’agit ici de composer avec une image préexistante, la vidéo résulte d’une action sur scène qui est simultanément incrustée dans l’écran vidéo. Il y a donc deux temps de fabrication de l’image qui correspondent à des effets plastiques distincts. Les fonds qui sont des séquences préalablement créés et l’incrustation de l’image des acteurs qui, elle, est immédiate lors de la représentation.

Au-delà de cette image plastiquement et temporellement composite, la simultanéité qui caractérise la relation entre l’action des acteurs et l’action dans la vidéo permet d’insister sur la dimension indiciaire de l’image. On entre ainsi dans une des interactions sémiotiques de la saisie plastique et esthétique de la pièce. La valeur indiciaire de l’image filmée est la même que celle de la photographie, c’est pourquoi je me réfèrerai à Roland Barthes pour expliciter ce point.

Pour Roland Barthes, la nature de la photographie est définie par un « ça-a-été2 », c’est à dire que « toute photographie est un certificat de présence3 ». Autrement dit, l’image matérialise une relation antérieure entre le sujet et le photographe, une co-présence physique, matérielle, réelle. Cette croyance fondamentale4 reliant l’image à la chose, cette attestation de l’existence de la chose permet le travail de mémoire, de reconstitution, de témoignage. C’est dans cette logique que la photo devient preuve ou témoignage. L’image filmée suit le même chemin : de par ses qualités techniques, elle atteste d’une co-présence entre l’appareil et le sujet. Ainsi, au titre d’anecdote illustrant ce phénomène, les extraits de films d’amateurs témoignant d’un fait divers dans nos journaux télévisés semblent receler un supplément d’authenticité car il y a eu une co-présence entre un sujet et un évènement, dont la qualité de l’image (souvent mauvaise) se porte garante. Ces images servent à attester de la véracité et de la réalité d’un phénomène, reléguant au second plan la question du choix de la séquence et les questions esthétiques. L’image devient un prolongement de l’œil humain du témoin, voire des émotions qu’il a ressenties sur le coup. Dans le cas présent , celui d’une pièce de théâtre, l’usage de la vidéo présuppose cette co-présence, laquelle est attestée par ce qui est visible dans le hors-champ.

Il faut toutefois introduire ici une nuance car si, en théorie, l’image filmée est indiciaire, c’est parce que l’action qu’elle présente est révolue et impossible à reproduire. La valeur indiciaire est théorique, le ça-a-été est abstrait, lié à la technique de la photographie ou du film. Or dans House of no more, la valeur n’est pas liée exclusivement à la technique, mais bien au dispositif qui présente simultanément l’image et sa fabrication. Ici, la coprésence qui garantit le ça-a-été est effective, puisque le spectateur en est réellement témoin. Le statut de cette image vidéo se trouve donc modifié du fait de la mise en abyme de son processus de fabrication. Le récit ne sort pas indemne de la mise en scène de sa propre fabrication, il se trouve malmené par les fragments de corps acteurs qui prolongent le jeu hors du cadre de la vidéo.

C’est la représentation théâtrale dans sa globalité qu’il faut alors reconsidérer : elle est elle-même hétérogène, à la fois image numérique, frontale et présence réelle des acteurs, récit-vidéo et mise en scène de sa genèse. Le récit lié à l’image vidéo se voit engagé dans une étrange lutte avec sa conception. Il se voit déconstruit comme force unificatrice sémantique, narrative, par sa propre fabrication.

La représentation comporte donc plusieurs niveaux de lecture : elle est fragmentée par les medium qui la composent, l’histoire racontée n’est plus ce qui garantit l’unité de la représentation, elle n’est ici qu’un des paramètres de la représentation.

Dans une certaine tradition des Arts Plastiques, issue de la Renaissance, l’image est le résultat d’une succession d’étapes plastiques, d’une agrégation plastique qui contribue à former une histoire5. À plusieurs siècles d’écart, les images vidéographiques de House of no more résultent d’un procédé similaire, car on peut distinguer plusieurs espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres. Une totalité est élaborée à partir d’éléments divers, aux fonctions variées servant un même but, celui d’une représentation unique.

3. Corps fragmenté, travestissement et continuité

Dans ce troisième temps, nous traiterons des conséquences de la dimension indiciaire de la vidéo. Deux perspectives peuvent être dégagées : d’une part, l’image est l’indice simultané de ce qui se déroule sur scène ; d’autre part, les corps fragmentés par le dispositif peuvent à posteriori retrouver une unité. C’est sur ce corps fragmenté mais continu que je souhaite m’attarder.

Les acteurs ont, dans cette pièce, une place centrale aussi bien au sein du récit que du dispositif mis en place. Malgré une présence physique en partie masquée par le dispositif, le jeu, la mise en son du texte passe par la voix et par le reste de leur corps. La gestuelle, les attitudes des corps ont donc de l’importance dans ce qui est donné à voir.

La distribution des rôles nécessite plusieurs acteurs, trois hommes et trois femmes ; la même scène est retransmise à l’aide de trois caméras sur trois écrans. La scène est donc jouée simultanément par des acteurs différents d’un écran à l’autre. Chaque personnage se trouve donc incarné par plusieurs acteurs simultanément. Outre la fragmentation du jeu que cela implique, ce processus pose ici la question de l’incarnation du personnage au théâtre qui, avec la fin de l’usage du masque, est généralement incarné par un seul acteur au cours de la représentation. Ici, Cadden Manson et The Big Art Group ont manifestement choisi de cultiver l’ambiguïté dans l’incarnation des rôles.

En effet, les personnages masculins et féminins sont indifféremment incarnés par des hommes et des femmes. Cela engendre des modifications corporelles, même légères, et conduit à user du travestissement, d’un maquillage très coloré outrancier afin que chaque personnage puisse être à la fois incarné par différents acteurs tout en restant identifiable dans la continuité de la pièce (fig. 4).

La mise en scène de House of no more nous présente donc un personnage incarné par des acteurs ne pouvant tous occuper simultanément l’écran-lieu-du-récit. Au même instant les acteurs hors-lieu, hors-champ de l’écran sont présents sur scène et font office d’accessoiristes ou de doubleurs, participant à la mise en scène et à la création de l’image-récit.

Les acteurs présents sur scène ont donc plusieurs fonctions au cours de la représentation : d’une part celle d’incarner un personnage, de leur prêter un corps et une enveloppe charnelle – même si l’apparence d’un même personnage peut-être ambiguë – et, d’autre part de participer à l’élaboration de l’image.

Le spectateur se trouve alors face à une multiplicité de corps exposés sur scène et à l’image, parmi lesquels il peut se perdre. Pour redonner une continuité aux corps en présence, le spectateur passe par le lien indiciaire entre vidéo et réalité. Malgré les changements d’échelle, de couleur, voire les montages qui sont effectués, le corps est recomposé, unifié car la relation image-réalité est un préalable technique de vidéo, une croyance fondamentale6 et préalable, en cette co-présence de l’image et de la réalité, pour reprendre les termes de Barthes.

Par conséquent, on voit se juxtaposer dans la représentation théâtrale des personnages polymorphes, hybrides, les corps des acteurs ayant différentes fonctions ; acteurs-personnages et acteurs-fabricants. Ces fonctions se situant toutes deux sur scène c’est-à-dire appartenant à la même représentation, deviennent sujettes à la perception et à l’interprétation par le spectateur ; ces corps acteurs sont à la fois polymorphes dans le récit et polysémiques dans la représentation. Le sens même de la pièce  – l’émergence de la folie de Julia –  se nourrit de cette multiplicité des apparences et des fonctions.

Cette expérience du pluriel, du travestissement, de la polysémie d’un même corps est générée par le dispositif et la mise en scène. Le corps fragmenté n’est pas pour autant laissé à sa déconstruction scénique. En effet, les ressources indiciaires de l’image vidéo, la relation de cause à effet et la simultanéité, permettent au spectateur de saisir un lien, une continuité entre l’image plane et la réalité physique des acteurs. Ainsi, malgré la mise en abyme des dispositifs qui tendent à fragmenter le corps et le récit, la mise en scène permet au spectateur de disposer des moyens nécessaires pour créer une continuité des corps et de la représentation.

4. De la saisie esthétique à la continuité sémiotique

Chacune de ces activités visibles sur scène, chaque mode de représentation – image vidéo, jeu théâtral – sont présentés comme appartenant à la représentation. C’est donc en un sens la présence simultanée de ces éléments hétérogènes sur scène qui incite le spectateur à considérer ce qu’il voit comme un tout.

Le spectateur est donc amené, par la mise en scène de ce qui est visible, à concevoir des transitions et des continuités entre les différentes formes et fonctions des corps afin de maintenir la cohésion de la représentation. La constitution de transitions est prise en charge au niveau formel et plastique par la mise en scène, et c’est alors au public de constituer les transitions sémantiques, c’est-à-dire de trouver les continuités et de combler les ruptures au sein de la représentation.

Le récit du road-movie de Julia, à lui seul, ne peut donc garantir cette unité puisque ses éléments constitutifs sont tantôt dans le récit c’est-à-dire dans la vidéo, tantôt hors récit c’est-à-dire hors champ de la vidéo. Le matériau premier de la représentation théâtrale qu’est le comédien – son corps, sa voix – devient polysémique, tantôt incarnation d’un personnage, tantôt fabricant de l’image.

On a donc une série d’espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres, travaillés les uns par les autres. Les éléments plastiques de la pièce conduisent à un éclatement de sa structure visuelle, proposant un récit dont la continuité est conditionnelle. Cette condition est assimilable au rôle du spectateur : celui-ci produit les liens entre les éléments qu’il perçoit, autrement dit il passe d’une saisie esthétique de l’instant à la fabrication d’une continuité.

Pour générer cette continuité, il va mettre en œuvre des hypothèses que l’expérience, le mouvement sur scène vont vérifier. On est donc dans ce que la sémiotique appelle une induction, c’est-à-dire :

[…] une lecture dans un contexte immédiatement étranger (extérieur ou antérieur) au savoir de l’interprète (…). Id2 [l’induction] est donc une lecture dans le contexte social (extérieur) ou historique (antérieur) ou les deux [de l’existence – étrangère à l’interprète – d’une relation du signe avec son objet7].

Les différents niveaux de la représentation, les mises en abyme du processus de fabrication, vont accomplir une sorte de fonction relais les unes envers les autres afin de donner une cohérence globale à l’œuvre. Pour expliciter cette idée de fonction relais, je ferai à nouveau appel à Barthes qui définit la fonction relais au travers de l’analyse de cas issus de la bande dessinée et du cinéma :

Ici la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l’image sont dans un rapport complémentaire ; les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire, de l’anecdote, de la diégèse8 […]

Je retiendrai deux idées de cet extrait : d’une part celle du rapport complémentaire entre les éléments de la représentation, ici ce sont donc des éléments visuels qui assurent cette fonction relais ; et d’autre part celle que l’unité se fait à un niveau supérieur, celui de la représentation théâtrale et non plus du seul récit. En d’autres termes, malgré les actions diverses qui se déroulent sur scène, les différents modes de représentation qui y co-existent, la représentation est « une » parce qu’inscrite dans cet espace physique qu’est la scène.

House of no more est donc une représentation délibérément hétérogène dans sa forme, et Cadden Manson et la compagnie The Big Art Group semblent avoir cherché à créer un univers plastique, un contexte visuel et sonore dans lequel vont exister des amorces, des ébauches de structure narratives, une pluralité d’espaces plastiques et sémantiques.

Ces espaces viennent se compléter pour proposer une représentation où ce qui est « raconté » est la constitution et l’émergence de la représentation dans sa forme, la genèse d’une interaction entre éléments plastiques et sémantiques. Métaphoriquement, cette représentation disparate semble relater davantage le passage de l’anxiété à la folie de Julia que le récit d’une épopée.

C’est donc en un sens la question de la signification qui nous est posée ici, c’est cette dernière qui va assurer la continuité entre les formes et donner une logique au dispositif. Or House of no more ne propose pas une signification univoque, mais laisse de nombreuses possibilités d’interprétation, tant en termes de forme que de contenu. La signification assure bien ici une continuité, mais cette dernière est relative, assujettie à l’expérience esthétique de chaque spectateur.

Conclusion

La représentation à laquelle on assiste alors n’est pas une représentation qui a une cohérence préalable, mais bien une représentation qui n’a de signification qu’au regard d’une expérience sensible singulière. C’est donc bien une matière de la représentation qui est travaillée, qui situe l’action du spectateur dans une interaction entre expérience plastique et processus sémiotique en vue de produire une signification.

Le spectateur devient le producteur de ce sens, localement sur des évènements plastiques et globalement sur l’ensemble de la représentation. Cette variabilité de la signification viendrait questionner alors le rapport entretenu depuis Platon à une représentation transparente, c’est-à-dire pour laquelle le sens est une évidence qui ne fait pas cas de la matière même qui constitue la représentation.

Cette proposition théâtrale comporte donc plusieurs degrés de processus sémiotiques qui correspondent à des temps d’interprétation différents. Si l’approche plastique et visuelle est traitée sur le vif, le sens global de la pièce peut être perçu dans un après-coup de la représentation. On perçoit alors le rôle dynamique du spectateur dont on sollicite un tant soit peu l’esprit critique.

À l’heure où nos médias célèbrent cette transparence de l’image à son sens, où l’image dans son immédiate profusion se voit nettoyée de ses défauts, des ficelles de sa confection, on peut alors saluer ces propositions qui affirment la représentation comme matière vivante, qui poussent le sujet à prendre conscience de son opacité et des processus qui se jouent à travers elle.


Notes

1 – L’image numérique est constituée d’un codage informatique restitué visuellement sous forme de pixels de couleurs. La quantité de pixels déterminera la qualité de l’image.

2 – BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard, « Cahiers du cinéma », 1980, p.120.

3Ibid, p. 135.

4Ibid, p. 120.

5 – Le De Pictura d’Alberti est révélateur sur ce point d’une conception de la représentation picturale comme un agrégat d’étapes successives. La cohérence se voit ainsi assurée par un point de vue unique, la perspective. ALBERTI Léon Battista, De Pictura, Paris, Macula, Dédale – La littérature artistique, 1992, (1435), p.159. Pour la clarté du propos, nous avons pris la liberté de corriger cette citation pour ce qui semble être une erreur de frappe dans l’édition de référence.

6 – BARTHES Roland, op.cit., p.120.

7 – DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Payot, Paris, 1979, p. 120.

8 – BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992 (1982), p. 31-33.


Bibliographie

ALBERTI Léon Battista, De Pictura. Paris, Macula, Dédale, « La littérature artistique », 1992, (1435), 256p.

BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992, 282p.

BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, 192p.

DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Paris, Payot, 1979, 215p.

Utopie et contre-utopie dans « Missiles mélodiques » de José Sanchis Sinisterra. Tension entre les contraires, ou la frontière comme zone de questionnement

Marie-Élisa Franceschini
Doctorante ATER, Université Toulouse – Jean Jaurès
franceschini.elisa/@/gmail.com

Pour citer cet article : Franceschini, Marie-Élisa, « Utopie et contre-utopie dans “Missiles mélodiques” de José Sanchis Sinisterra. Tension entre les contraires, ou la frontière comme zone de questionnement. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Mots-clés : espace théâtral – utopie – théâtre espagnol – paradoxe

Key-words: theater space – utopia – spanish theater – paradox


Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir sur le thème de l’utopie et de la contre-utopie dans Misiles melódicos1 (Missiles Mélodiques) de José Sanchis Sinisterra. Le terme « utopie », littéralement u-topos, le « non-lieu », « lieu qui n’existe pas », peut être utilisé pour décrire une société parfaite, un pays imaginaire dans lequel un État idéal règne sur un peuple heureux. Par extension, il peut désigner une vision politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité et semble impossible à concrétiser.

Si dans Misiles melódicos, utopie et contre-utopie se font face (en des termes que je préciserai dans une première partie), cet affrontement débouche sur une alternative non résolue, ce qui nous amène à envisager, chez Sinisterra, l’idée d’un sens jamais clair et définitif. Deux idéologies contraires s’opposent, mais plutôt que de trancher pour l’une ou pour l’autre de façon explicite, l’auteur nous place plutôt à la frontière entre les deux, une zone de tension et de possibles interactions.

Cette importance stratégique de la frontière comme tension entre les contraires sera l’objet de la deuxième partie de notre réflexion. Il s’agira d’analyser la confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural. On constatera combien la tension entre les contraires frappe les personnages de l’œuvre, et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

Montrer que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, semble signifier que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Pour suggérer cela au niveau formel, rien de tel qu’un espace fragmenté, aux frontières instables et plus ou moins perméables. La frontière, tant au niveau spatial que thématique ou idéologique, est le terrain mouvant, la zone floue dans laquelle nous place le dramaturge. C’est le territoire du récepteur, le territoire des questionnements qui sont autant de franchissements possibles de la frontière.

1. Utopie ou contre-utopie ? Quand l’alternative reste irrésolue…

1.1. Résumé de la pièce et recentrage sur le thème

Javier, directeur de Defensystems Zulueta SA, une puissante entreprise multinationale spécialisée dans la fabrication et le trafic d’armes, constate un jour, à son réveil, une anomalie étrange : au lieu de parler, il chante. Du caractère absurde de la situation initiale découle une suite d’actions incongrues, à la faveur de comportements à la fois cohérents et extravagants. Ainsi, les membres de son conseil d’administration décident de se mettre à chanter, avec plus ou moins de réussite, pour que Javier se sente moins seul. On découvre alors les différents personnages qui l’entourent : Cleta, la secrétaire de Javier (une relation intime les a uni par le passé, mais elle est à présent terminée, ou fortement détériorée) ; les quatre collaborateurs de Javier, très impliqués dans le développement de l’entreprise ; et enfin Jessica, trafiquante d’armes très attirante, qui chante dans un cabaret à titre de couverture. La pièce dévoile progressivement l’implication de l’entreprise dans le trafic d’armes. Rien ne semble pouvoir arrêter Javier dans l’élaboration de stratégies commerciales d’envergure, pour le bien de sa société, et pour faire face au fléau que représente selon lui l’importance croissante des pacifistes. Il en a déjà croisé deux (un jeune homme et une jeune fille) sur une aire d’autoroute, un épisode fort désagréable que Javier partage avec ses collaborateurs lors d’une réunion, ce qui donne lieu à un flash-back. Mais ce qui ennuie surtout Javier c’est le mal dont il souffre : il ne peut s’exprimer que par le chant, toute tentative de prise de parole normale se soldant par un échec. Selon Liliana, sa psychothérapeute, la cause de ce mal se situerait dans un cauchemar mystérieux dont Javier n’arrive pas à se souvenir. Elle essaie donc de lui faire retrouver la mémoire. Mais lorsqu’elle met en cause le travail de Javier, celui-ci s’insurge et défend bec et ongles l’entreprise héritée de son père. Ambitieux et enthousiaste, il lance le plan Tirteo, campagne de valorisation par la musique et le chant, visant à donner à l’entreprise une image plus gaie, plus fraternelle : lien musical dans toute l’entreprise, chorales ouvrières, opéras et concerts… Et les affaires vont bon train. Envoyée par les États-Unis, Jessica propose à Javier de faire alliance. Les deux pourraient trouver des intérêts communs dans la détérioration des liens entre certains pays émergents. La relation professionnelle qui s’établit entre eux deux devient vite plus intime, et Cleta s’en rend compte. « Qui choisir entre les deux ? », se demande Javier. Son père, dont il invoque le souvenir, ne serait pas aussi hésitant. Lorsqu’il lui apparaît dans une vision, il lui reproche d’ailleurs ses doutes et affirme qu’il ne faut pas choisir entre deux choses mais faire les deux : sinon, on reste un perdant. Les choses suivent leur cours jusqu’à ce que Javier se souvienne de son cauchemar. La prise de conscience qui en résulte provoque un changement drastique dans son comportement. Alors que Cleta, Jessica et les collaborateurs présentent aux actionnaires les nouvelles « armes musicales », Javier fait irruption pour arrêter le Plan Tirteo. Une révélation soudaine lui a permis de réaliser le décalage entre sa sensibilité personnelle et son activité professionnelle. S’il a pris les rennes de l’entreprise, c’est pour montrer qu’il était capable d’être dur et fort comme son père, mais il ne peut l’assumer, d’où son cauchemar. Maintenant, il aspire plutôt à ce que son entreprise produise des biens d’usage civil. Malheureusement, personne ne l’écoute, et la cérémonie suit son cours. On entend galoper des chevaux, au son d’un cornet militaire : c’est le « Septième régiment de cavalerie ». Alors que Jessica manifeste sa joie, Javier continue à parler en vain. Le rideau tombe sans que l’on ne sache comment les choses vont évoluer.

On peut considérer l’attitude finale de Javier comme utopique. Ses revendications ne sont pas entendues : elles ne font pas le poids face à l’imposante machinerie commerciale dans laquelle Defensystem Zulueta a investi jusqu’alors. De même, dans la réalité, il semble que les pacifistes échouent à faire triompher leur cause, puisqu’il y a toujours des guerres et des trafics d’armes. Cette fin suspendue invite le spectateur à s’interroger et à mettre en perspective les enjeux du positionnement idéologique. Que souhaiter ? Qu’est-ce qui est réalisable ? Jusqu’où va l’utopie ?

1.2. La question de l’alternative irrésolue

La confrontation entre utopie et contre-utopie ne débouche pas dans la pièce sur une fin qui trancherait entre l’une et l’autre. Ce qui nous amène à aborder l’idée selon laquelle chez Sinisterra, le sens n’est jamais clair et définitif. La confrontation des opposés, loin de nous imposer un choix pour l’un des deux termes de l’opposition, nous place plutôt face au constat d’une « vérité » qui doit s’inscrire dans la nuance. L’accent est mis sur la confrontation des opposés pour mettre en lumière la tension entre les deux, la relation d’attraction/répulsion, et l’interaction qui finalement s’opère entre eux, dans l’œuvre, mais aussi et surtout dans le cheminement du récepteur à travers l’œuvre. La circulation entre les éléments contraires, que potentialise le récepteur lui-même, va mettre en lumière les possibles interactions. Dès lors, si ce n’est pas l’un ou l’autre des opposés qui nous intéresse, c’est plutôt la frontière qui existe entre eux, une frontière floue, nuancée, perméable.

2. La frontière comme tension/interaction entre les contraires

2.1. La confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural

Certains passages de l’œuvre semblent excessifs dans les faits qu’ils dépeignent, mais les personnages frisent bien souvent la vraisemblance. Des suggestions minimales aux exagérations caricaturales, on est loin de voir se dessiner un message clair et explicite. En revanche, le récepteur est sans cesse amené à s’interroger.

Dans certains passages de l’œuvre se mêlent la suggestion minimale et la caricature.

C’est le cas dans une scène où les collaborateurs patientent en attendant Javier. Deux d’entre eux, Urrutia et Berroeta, jouent à la bataille navale. Les deux autres, Abengoa et Moscoso, discutent au sujet de Javier et de l’entreprise, tout en lançant des petits avions en papier. Ces deux échanges distincts se font en parallèle, ce qui donne lieu à une alternance entre les répliques de la première conversation et celles de la seconde. Parfois, les mots de ces conversations différentes s’entrechoquent de façon surprenante. A d’autres moments, il y a interaction entre les deux discussions : des bribes de conversation d’un groupe suscitent des réactions et de nouveaux thèmes de conversation dans l’autre groupe2 :

BERROETA.- ¡J – 10!

URRUTIA.- Ni por el forro.

BERROETA.- ¿Agua otra vez?

URRUTIA.- El mar Caspio enterito.

ABENGOA.- Y hablando del mar Caspio: ¿qué hay de los obuses para Azerbaiján?

MOSCOSO.- Olvídate: La Northrop Grumman nos birló el contrato.

ABENGOA.- Pero, ¿cómo? Si ya estaba casi firmado. Cuando fui con el Papa a Kazajistán, ¿te acuerdas?, alargué mi viaje para…

MOSCOSO.- La Northrop untó al Ministro de Industria, o como se llama allí, con cinco millones.

ABENGOA.- ¡Cinco millones! Qué escándalo…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Y nosotros, ¿cuánto?

MOSCOSO.- Sólo dos.

BERROETA.- Mierda: tocado.

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BERROETA.- J – 10 !

URRUTIA.- Pas le moins du monde.

BERROETA.- Encore à l’eau ?

URRUTIA.- La Mer Caspienne toute entière.

ABENGOA.- Et à propos de la Mer Caspienne : on en est où des obus pour l’Azerbaïdjan ?

MOSCOSO.- Oublie. La Northrop Grumman nous a piqué le contrat.

ABENGOA.- Mais, comment c’est possible ? Le contrat était quasi-signé. Quand je suis allé avec le Pape au Kazakhstan, tu te souviens ?… J’ai prolongé mon voyage pour…

MOSCOSO.- La Northrop a graissé la patte au Ministre de l’Industrie, je sais plus comment on l’appelle là-bas… avec cinq millions.

ABENGOA.- Cinq millions ! Quel scandale…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Et nous, combien ?

MOSCOSO.- Seulement deux.

BERROETA.- Merde : touché.

Une allusion géographique dans le jeu de bataille navale suscite une interrogation sur cette même zone, mais cette fois-ci dans la réalité des affaires de l’entreprise. Ce fonctionnement par association d’idée, qui nous permet de passer explicitement du jeu de guerre à la réalité du monde des armes, nous invite aussi peut-être à guetter d’éventuels échos, implicites cette fois-ci, entre l’un et l’autre ? Dans ce passage, nous apprenons que les entreprises donnent de l’argent aux gouvernements pour obtenir des contrats. Au moment-même où Abengoa et Moscoso évoquent cette corruption, interfère dans la conversation une réplique de Urrutia qui appartient à l’autre échange, celui de la bataille navale ; le personnage donne un effet la position d’un navire : G – 8. Entre le jeu de guerre et la réalité, le fonctionnement par association d’idées semble à nouveau opérer, mais cette fois-ci de façon implicite. Ce que G8 peut évoquer au récepteur, c’est la réunion des pays les plus riches du monde. Il se demande alors si l’apparition de ce terme, au moment où les personnages évoquent la corruption, relève de la coïncidence, ou s’il s’agit d’une allusion. Il n’y a pas ici d’accusation directe et explicite, mais le rapprochement invite forcément le récepteur à réfléchir.

A coté de ce genre d’élément qui serait de l’ordre de la suggestion minimale, on trouve des éléments beaucoup plus clairement exprimés, mais dont on peut aussi douter, car ils peuvent nous paraître exagérés, excessifs. Toujours dans ce même passage, Abengoa questionne Moscoso : qu’en est-il de la vente d’obus à l’Azerbaïdjan ? Nous apprenons alors qu’Abengoa a rencontré le Pape au Kazakhstan, et qu’il a prolongé son voyage pour s’occuper de l’accord. Ce qui nous est dépeint, c’est un Pape qui aurait, dans ses relations, un dirigeant d’entreprise d’armement. Certes, il semble exagéré de penser que des relations pourraient exister entre un Pape et des trafiquants d’armes, mais le spectateur s’interroge inévitablement…

Le récepteur est donc sans cesse amené à se poser des questions, suscitées soit par des éléments de sens infimes, subtils, difficiles à cerner, soit par des éléments plus marquants, plus forcés peut-être, mais qui peuvent dès lors être questionnés.

Face à la caricature, il se demande où est la vérité. Dans un passage de l’œuvre, les dirigeants de Defensystem Zulueta évoquent leur participation à la Feria des armes : Eurosatory. Dans ce type de foire, les entreprises font des propositions de nouveaux produits. La proposition d’Abengoa a un lien avec la situation des enfants soldats :

BERROETA.- Abengoa, vale: ¿cuál es tu propuesta?

ABENGOA.- (Consulta su ordenador.) Se trata del tema de los niños soldados… Dispongo de datos realmente impresionantes. Más de medio millón enrolados en ejércitos regulares de… ochenta y siete países. Sin hablar de los, digamos, irregulares… En cuarenta y uno participan en choques armados: Colombia, Sri Lanka, Uganda, Chechenia, Sierra Leona… ¿Se dan cuenta? Niños de diecisiete años, de catorce… hasta de diez. Y las cifras no paran de crecer…

CLETA.- […] Al grano, por favor…

ABENGOA.- ¿No rompe el corazón ver a esas criaturas, en general desnutridas, manejando unas armas que a menudo son más grandes… y hasta pesan más que ellas? Fusiles, ametralladoras, rifles de asalto, lanzagranadas… Pues bien: ¡fabriquemos tallas infantiles! Estamos ante un mercado emergente que no podemos ignorar.

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BERROETA.- Abengoa : quelle est ta proposition ?

ABENGOA.- (Il consulte son ordinateur.) C’est au sujet des enfants soldats. Je dispose de données réellement impressionnantes. Plus d’un demi-million sont enrôlés dans les armées régulières de… quatre-vingt-sept pays. Dans quarante-et-un d’entre eux, ils participent à la lutte armée : Colombie, Sri Lanka, Ouganda, Tchétchénie, Sierra Léone… Vous vous rendez compte ? Des enfants de dix-sept ans, de quatorze ans… voire de dix ans. Et les chiffres ne cessent d’augmenter.

CLETA.- […] Venez-en au fait, s’il vous plaît…

ABENGOA.- Ça ne vous brise pas le cœur de voir que ces petites créatures, en général sous-alimentées, manient des armes qui sont souvent plus grandes… voire plus lourdes qu’elles ? Des fusils, des mitraillettes, des fusils d’assaut, des lance-grenades… Et bien, fabriquons des tailles pour enfants ! Nous sommes là face à un marché émergent que l’on ne peut ignorer3.

Après une première réplique qui semble déplorer le destin de ces jeunes combattants, ainsi que le nombre d’enfants et de pays concernés, on se rend compte que, ce que dénonce Abengoa, ce n’est pas l’existence des enfants soldats ; ce qu’il déplore, c’est que ces enfants aient des armes trop grandes, d’où sa réplique : « Fabriquons des tailles pour enfants ! ». On est ici dans la caricature, et le récepteur se dit qu’une telle situation serait vraiment sordide. Mais il peut aussi se demander jusqu’à quel point cela est caricatural, et si des fabricants d’armes n’ont pas déjà pensé à une telle invention. Il existe déjà des armes pour femmes, avec un design et un poids adapté, alors, pourquoi pas pour les enfants ? On observe le même mécanisme quand Berroeta affirme que Defensystems Zulueta SA manque d’imagination prospective : il propose de se centrer sur un marché émergent, « les infirmes, les estropiés, les mutilés4, » et de fabriquer des armes pour eux, pour qu’ils puissent « défendre leur patrie, lutter pour leur cause, se venger de ceux qui les ont mutilés ». Cette proposition nous apparaît comme caricaturale.Par contre, la justification de cette invention, c’est-à-dire le fait de répondre au mal par le mal, est loin d’être une caricature. C’est plutôt une idée vielle comme le monde. Quant au choix de la lutte armée pour défendre une cause qui serait « pacifiste », cela existe, malgré le paradoxe.

Face à la caricature, le récepteur est amené à faire un retour sur lui-même et à se demander ce qui se passe dans le monde qui l’entoure. Où est la vérité ? Et ce questionnement est d’autant plus marquant quand deux caricatures se font face. C’est le cas dans un passage de l’œuvre5 où Javier décrit, en chantant (puisque, rappelons-le, depuis un mystérieux cauchemar, Javier chante au lieu de parler), le passé de l’entreprise. En ce temps-là, tout marchait très bien, puisqu’on pouvait sans encombre « acheter un sénateur », ou « donner une commission à un chef de brigade ». Las quatre dirigeants, timides au début, finissent par appuyer musicalement Javier en chantant et en frappant le rythme. On a donc une première caricature, celle de la contre-utopie, par la chanson guillerette de Javier qui vante l’habileté avec laquelle l’entreprise savait et pouvait, du temps de son père, jouer avec les rouages de la corruption. Puis, il évoque le problème qui le préoccupe aujourd’hui, c’est-à-dire les pacifistes, toujours plus nombreux (on observe un changement musical à ce moment-là). Il les compare à une hydre dont on n’arrive pas à couper les têtes (image grandiloquente). Face à ceux qui veulent leur coller une étiquette particulière, les pacifistes parlent d’utopie. Les quatre dirigeants se lancent alors dans des variations musicales sur le thème de l’utopie, et plus particulièrement à partir de l’« Alléluia » de Händel version jazz. Ce chant constitue en quelque sorte une caricature de l’utopie. On voit donc deux caricatures qui se font face, celle de l’utopie et celle de la contre-utopie. Entre ces deux extrêmes, le récepteur s’interroge. Jusqu’à quel point la description des rouages de la corruption dans l’entreprise paternelle est-elle caricaturale ? Peut-on assimiler l’utopie à un « alléluia » angélique et bêtement optimiste ? Quel chemin choisir entre ces deux extrêmes ?

Enfin, on peut remarquer que bien souvent, la caricature recourt à l’excès pour rendre visibles des mécanismes cachés qui permettent la manipulation. Par l’exagération, la caricature entend lever le voile sur des manœuvres habituellement occultes.

C’est ce que l’on constate quand Jessica délivre à Javier un message de la part des États-Unis, qu’elle nomme elle-même « El supremo Gendarme de Occidente6 ». Elle ajoute : « El victorioso imperio americano […] asegura la paz y el beneficio de quien tiene ya chollo vitalicio ». Jessica le dit avec emphase, louant d’une certaine manière cette attitude potentiellement condamnable, un contraste qui a pour effet de faire réagir le spectateur. Jessica présente le point de vue des États-Unis qui consiste à dire qu’il est injuste que le pétrole se trouve dans les pays « canailles et grossiers », chez des peuples « attardés, […] pervers et fainéants ». Les paroles extrêmes de Jessica invitent le récepteur à s’interroger. Est-ce vraiment le point de vue des Etats-Unis? Ce qui est intéressant ici, c’est que Jessica revendique de façon tonitruante la justification d’une action que les États-Unis dans la réalité auraient plutôt tendance à taire. Quelles sont les réelles motivations d’un pays puissant, quand il intervient dans des conflits qui concernent des pays sous-développés possédant des richesses non exploitées ?

Jessica soulève un autre problème. Trois puissances sont en train d’émerger (Russie, Chine, Inde) et si cela continue, elles voudront plus d’énergie, ce qui inquiète les États-Unis. Face à cette situation, Jessica entend détenir la solution : « Vengo […] a predicarte el novísimo evangelio7», dit-elle (« Je viens prêcher le nouvel évangile »). Mais sa proposition n’a rien d’évangélique. Le décalage est patent entre l’annonce et le contenu du message, ce qui invite à questionner d’autant plus la position des États-Unis dont elle entend rendre compte. Ce passage met en cause l’hypocrisie qui consiste à exprimer un puritanisme excessif, à se targuer d’être un modèle de vertu, tout en se livrant à des actes condamnables. Voici la solution que Jessica présente pour freiner ces trois pays émergents : il faut « créer entre eux un imbroglio problématique » :

JESSICA.- (Cantando.) Ravivando / cualquier pequeño fuego patriótico / que pueda vegetar por esas tierras / y convertirlo en odio patológico.

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JESSICA.- (En chantant.) Raviver / le moindre petit feu patriotique / présent dans ces terres de façon latente / et en faire une haine pathologique8.

Le stratagème n’est pas nouveau : il s’agit de diviser pour mieux régner. Une fois l’étincelle créée, il ne restera qu’à fournir les armes à « ceux qui en ont besoin », en prenant soin de les faire transiter par des pays « propres ». Le plan proposé par Jessica emporte l’adhésion de Javier qui, débordant d’enthousiasme, présente cette mission comme le rêve de son père. L’exagération dans la caricature accroît encore chez le récepteur la force du questionnement.

La mise en lumière, par la caricature, de stratégies généralement passées sous silence est également visible dans la scène finale, la réunion générale avec les actionnaires de l’entreprise9. Cleta et Jessica, moitié cadres, moitié danseuses de cabaret, présentent en compagnie des dirigeants les armes musicales, avec à chaque fois des images qui illustrent leur propos. Par l’ajout d’une dimension mélodique ou rythmique aux armes produites, l’entreprise entend revaloriser ces objets et leur utilisation, en ayant recours au plaisir musical pour séduire.

La première arme décrite est le « fusil MP-5 », qui permet d’écouter de la musique tout en faisant sa mission. On remarquera la touche d’humour due à l’affinité avec le MP-3, format sous lequel on peut écouter de la musique.

BERROETA.- (Se pone en pie, cantando.) Es el caso, por ejemplo, / de nuestro viejo y querido / subfusil MP – 5 / tan funcional y ergonómico, / que con el supresor sónico / amortigua el estampido / de los disparos, y ofrece / al tirador el deleite / de escuchar tranquilamente / su música favorita / mientras cumple su misión…

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BERROETA.- (Il se lève et chante.) Et c’est le cas par exemple / de notre arme tant aimée / le fusil MP-5 / si pratique, ergonomique / qui avec le suppresseur sonique / amortit la détonation / des coups de feu et octroie / au tireur le doux plaisir / d’écouter tranquillement / sa musique préférée / tout en faisant sa mission.

Les dirigeants présentent ensuite le « tank stéréophonique », sur fond de musique symphonique, ce qui n’est pas sans rappeler les images de la seconde Guerre mondiale.

URRUTIA.- (Se pone en pie, cantando.) El fragor de las batallas / en los desiertos remotos, / podrá ser pronto endulzado / por el rugido armonioso / de este tanque estereofónico, / dotado de altavoces / en su torreta de mando, / que lanza a los cuatro vientos / la música apabullante / del ejército glorioso / en plena marcha triunfal.

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URRUTIA.- (Il se lève et chante.) Le grondement des batailles / dans les déserts si lointains / sera bientôt adouci / par le beau rugissement / de ce tank stéréophonique / qui avec ses haut-parleurs / sur sa tour de commandement / lancera aux quatre vents / la musique renversante / de l’armée toute glorieuse / dans sa marche triomphale.

Vient le tour des « missiles mélodiques », dont les images sont associées à une douce musique.

MOSCOSO.- (Se pone en pie, cantando.) También los cielos merecen / ser caminos de armonía, / cuando por ellos navegan / los alados proyectiles / en busca del enemigo, / y con tal fin ofrecemos / estos misiles melódicos/ que, con sus voces angélicas, / dejan una estela acústica / con ribetes melancólicos / y con efectos benéficos.

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MOSCOSO.- (Il se lève et chante.) Les cieux eux aussi méritent / d’être chemins d’harmonie / quand à travers eux naviguent / les projectiles ailés / qui recherchent l’ennemi / c’est pour ça que nous offrons / ces missiles mélodiques / qui de leurs voix angéliques / laissent un sillage acoustique / aux accents mélancoliques / et aux effets bénéfiques.

Les images suivantes présentent la mitrailleuse « rafale en rythme » dont les tirs rappellent le début du Boléro de Ravel.

CLETA.- (Cantando.) La noble ametralladora, / tan robusta y eficaz, / con su cadencia de fuego / de mil balas por minuto, / presenta el inconveniente / de su ritmo machacón, / tan sin orden ni concierto / que no se puede aguantar. / Pero con nuestro modelo / de ráfagas con compás, / disparar es un placer.

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CLETA.- (En chantant.) La célèbre mitrailleuse / si robuste et efficace / avec sa cadence de feu / de mille balles par minute / présente l’inconvénient / de son rythme saccadé / si confus et assommant / qu’on ne peut le supporter. / Mais avec notre modèle / qui fait les rafales en rythme / tirer devient un plaisir.

Enfin, les mines antipersonnel émettent des chansonnettes enfantines.

JESSICA.- (Cantando.) Con las bombas de racimo / tenemos igual problema: / las doscientas minibombas / que salen del cascarón / cuando revienta la grande, / explotan sin ton ni son. / Qué ritmo tan diferente, / qué ritmo tan sabrosón / va a escucharse por ahí / cuando caigan nuestras bombas / con redobles de tambor.

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JESSICA.- (En chantant.) Les mines anti-personnelles / on ne peut les fabriquer / une campagne mondiale / entend nous en empêcher / mais avec tous ces pays / qui n’ont pas voulu signer / Russie et États-Unis / Inde, Israël, Pakistan / Finlande, Chine et Égypte / qui sait combien d’autres encore / il ne faut pas s’endormir.

Ici la caricature tourne au sordide et met en lumière une pratique de manipulation qui consiste à édulcorer l’horreur par des processus d’embellissement tels que l’image, la musique, ou tout autre moyen détourné.

Nous venons de voir comment dans certains passages de l’œuvre, se mêlent l’exagération caricaturale et la suggestion, présente en creux, et qui prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Si l’on poursuit notre analyse de la tension entre les contraires, on constate combien elle frappe les personnages de l’œuvre et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

2.2. Le paradoxe et les figures de la duplicité, ou l’humain comme siège emblématique de la tension entre les contraires

Cette œuvre nous invite à regarder en face le paradoxe (parfois teinté d’hypocrisie) qui fait partie de l’humain.

On l’observe par exemple dans la scène (déjà évoquée plus haut) où les quatre collaborateurs attendent le directeur, Javier, tout en se livrant à des activités quelque peu inattendues : certains jouent à la bataille navale, d’autres font des petits avions, l’un d’eux prie le rosaire. Au-delà de l’aspect comique de la situation, on observe un contraste signifiant dans ces activités. Les deux premières sont liées à la guerre, ce qui cadre avec l’activité de cette entreprise d’armement. En revanche, la dernière activité (prier le rosaire) est une activité religieuse et non guerrière. La religion est censée conduire à une élévation spirituelle, en prônant le bien, la paix, le respect de la vie humaine, des valeurs qui sont en opposition totale avec la guerre qui sème la mort, la haine, la destruction. Ici, la juxtaposition de ces activités contradictoires peut dans un premier temps surprendre, mais s’avère en fait très suggestive. Le lien entre guerre et religion est certes paradoxal, mais il fait partie de notre histoire et de notre réalité. La religion a bien souvent servi de prétexte à la guerre, pour asseoir un pouvoir politique sous couvert de motivations spirituelles. Cette attitude concerne toutes les civilisations, même (et peut-être surtout) celles qui se targuent d’être à un niveau avancé d’évolution. On a donc ici, de façon indirecte, détournée et suggestive, la grinçante mise en lumière d’un paradoxe de l’être humain, attiré d’un côté par l’élévation spirituelle, et animé de l’autre par une force destructrice. L’humain est complexe, contradictoire, paradoxal.

Dans cet extrait, Berroeta propose une cigarette, mais quand il sort le paquet, trois avertisseurs se déclenchent : une sonnerie agressive, un signal lumineux « Il est interdit de fumer » et une voix off « Fumer porte atteinte au droit à la vie ». Ce passage est une caricature de l’attitude paradoxale et hypocrite de l’entreprise dans sa façon d’envisager la vie et la mort : elle élude le poids de la mort quand il faut vendre des armes, mais elle défend le droit à la vie quant il s’agit de la cigarette. On a l’impression que ce zèle excessif dans interdiction de fumer a pour but de dévier l’attention et de laisser dans l’ombre le commerce criminel des armes auquel elle se livre. C’est l’hypocrisie générale de la société qui est questionnée ici de façon détournée, cette hypocrisie qui fait que chacun de nous peut dire une chose et son contraire selon l’intérêt que l’on y trouve à un moment donné.

Enfin, si l’humain est contradictoire, il l’est surtout dans ses aspirations. Bien souvent tiraillé entre deux attitudes opposées, les nécessités immédiates l’incitent à faire telle chose plutôt que son contraire. Mais l’aspiration réprimée n’en est pas pour autant réduite à néant. Elle est plutôt refoulée. Et ce que l’on a refoulé peut à tout moment refaire surface, par exemple dans les rêves. Selon Liliana, la psychothérapeute, la cause du mal de Javier se trouve dans le cauchemar dont il ne peut ou ne veut pas de souvenir. Son père lui conseillait de faire les choses sans se soucier des aspirations contraires et des doutes qui pouvaient en découler. Mais peut-être Javier n’y parvient-il pas ? Peut-être a-t-il des scrupules par rapport à son activité, scrupules qu’il n’ose pas exprimer pour ne pas aller à l’encontre du souvenir de son père ? Et si c’était cela la cause de son mal ? Il semble que le cauchemar de Javier lui ait fait prendre conscience qu’il avait au fond de lui des aspirations complètement différentes des activités menées dans son entreprise. Ce qu’il faisait apparemment par choix était en fait l’inverse de ses aspirations profondes. Celles-ci se sont exprimées dans le territoire mystérieux qu’est le rêve, zone dans laquelle s’exprime la part d’inconnu de l’être humain, son inconscient. Pour souligner ce mystère, Liliana emploie d’ailleurs un langage assez obscur, qui reflète la complexité des rêves10. Selon elle, l’analyse ne garantit pas la rémission, mais l’accès au matériel réprimé. Elle l’ « explicite » avec une phrase en allemand, autrement dit, là encore, un message que tout le monde ne peut pas comprendre. Rien de tel qu’un langage complexe pour qualifier ce lieu trouble où les tensions de l’humain affleurent.

Nous avons vu, jusqu’ici, que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, signe que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Une dimension que l’on retrouve dans l’espace théâtral.

3. L’espace théâtral comme vision du monde ou le franchissement des frontières

3.1. La fragmentation au niveau spatial

Deux phénomènes sont à observer. D’une part, l’espace est morcelé, fragmenté. D’autre part, les frontières spatiales sont plus ou moins perméables.

C’est à la faveur d’une rupture temporelle que s’effectue la fragmentation de l’espace. Javier raconte sa rencontre avec les pacifistes par le biais d’un flash back qu’il annonce lui-même, au lieu de simplement raconter l’événement : « Si vous le permettez nous ferons un flash back11 ». Il est intéressant que le saut temporel soit annoncé par l’un des personnages : la rupture de la linéarité est ainsi exhibée. Cette volonté de forcer le trait est à rapprocher des processus d’exagération déjà évoqués dans la deuxième partie. Le flash back nous fait passer du niveau spatio-temporel de la salle de réunion d’où Javier raconte, au niveau spatio-temporel de la rencontre avec les pacifistes, la cafétéria d’une aire d’autoroute. L’enchaînement s’opère de la façon suivante. La lumière s’éteint dans la salle de réunion ce qui conduit à la disparition de cet espace. Une partie du mur s’ouvre et apparaît un coin de la cafétéria d’une aire d’autoroute.Cette partie du mur qui se retire et qui laisse apparaître un nouvel espace marque aussi physiquement la rupture, par la cassure matérielle qui a lieu sur scène (un pan de mur est enlevé).

Dans ce nouvel espace, une jeune fille attirante, habillée à la mode de la dernière tribu urbaine, est en train de rouler un joint. Javier s’assoit à coté d’elle ; il veut la séduire, lui dit qu’il a des usines, qu’il voyage beaucoup et qu’il a une BMW. La jeune fille ne l’écoute pas vraiment. Quand elle lui demande du feu, Javier lui lance le fameux slogan : « Fumer peut tuer ». On peut ici faire les mêmes remarques que précédemment sur l’hypocrisie. On apprend finalement que la jeune fille se rend à Copenhague, lorsque, de façon désinvolte, elle dit à Javier qu’elle compterait bien sur lui pour l’y conduire. C’est alors qu’un jeune homme arrive, disant que « c’est le moment ». La jeune fille passe le joint à Javier et, en s’accompagnant à la guitare, chante une chanson avec son ami qui a déroulé une pancarte pacifiste. Javier se retrouve au milieu de cette scène, confus. En plus d’avoir franchi la frontière temporelle du flash back, il a franchi la frontière anti-pacifistes/pacifistes, c’est-à-dire la frontière contre-utopie/utopie. La chanson dénonce en effet le contraste entre riches et pauvres, le modèle américain, le modèle occidental, l’attitude des gouvernements démocratiques qui augmentent les budgets militaires. La scène est interrompue par un coup de sifflet qui fait fuir les jeunes gens, laissant Javier seul avec le joint et la pancarte. Le retour au niveau spatio-temporel de la salle de réunion s’opère grâce à un changement d’éclairage. L’obscurité se fait autour de Javier qui jette le joint et chasse la fumée avec sa main. Cette fumée semble représenter un écran translucide qui sert de transition d’un niveau spatio-temporel à l’autre. (Nous verrons plus loin combien cette « translucidité » peut être signifiante au niveau esthétique.)

Dans la salle de réunion, les quatre dirigeants interpellent le fauteuil vide de Javier. Celui-ci est toujours « dans son flash-back » qu’il poursuivra d’ailleurs ensuite. La lumière a donc éclairé alternativement les deux espaces juxtaposés dans lesquels Javier est présent simultanément. Pour nous spectateurs, le flash back est visible, comme en direct. Les dirigeants, eux, doivent se l’imaginer à partir du récit que Javier fait dans l’espace de la salle de réunion (récit d’ailleurs auquel nous n’avons pas accès). Ils voient Javier dans son fauteuil en train de raconter son flash back. Le spectateur, lui, voit Javier dans l’espace du flash back. Ceci nous fait penser à un procédé cinématographique. Les personnages ont accès à un récit ; le spectateur a accès directement à la scène. Mais ici, il y a quelque chose en plus, un élément lié aux spécificités de l’espace théâtral. Pour le spectateur de théâtre, le saut temporel du flash-back implique la circulation du personnage (donc du comédien) d’un espace à l’autre. Quand la lumière cadre un niveau spatio-temporel, le personnage commun aux deux niveaux doit être présent. Or ici, lorsque la lumière permet un retour dans la salle de réunion, les collaborateurs voient Javier dans son fauteuil (niveau de la fiction), alors que le spectateur voit le fauteuil vide (l’acteur qui joue Javier n’est pas assis dans le fauteuil). L’interprétation de ce procédé peut se faire à deux niveaux. A un premier niveau, d’ordre technique, l’absence de l’acteur s’explique par le fait que le personnage va poursuivre son flash-back et va donc réapparaître juste après dans un autre espace. La simulation de la présence de Javier dans la salle de réunion, alors même que l’acteur est absent, serait un artifice théâtral destiné à parer les contraintes techniques de l’enchaînement d’un espace à l’autre. La mise à nu de cet artifice serait à mettre au compte de la tendance à exhiber les faux-semblants, déjà évoquée dans la deuxième partie de l’article. Mais si l’on se place à un autre niveau de réflexion, esthétique cette fois, on observe, selon le point de vue, une tension fluctuante entre perméabilité et imperméabilité des frontières spatiales, mais aussi une tension fluctuante entre présence et absence, comme pour mieux suggérer l’instabilité qui caractérise notre appréhension des choses, selon le point de vue que l’on adopte. Fragmentation, discontinuité, instabilité, tension entre les contraires… Autant d’éléments caractéristiques de « l’esthétique du translucide », que José Sanchis Sinisterra revendique pour ses pièces écrites depuis le début des années 9012.

Et c’est justement la fragmentation et la discontinuité qui opèrent dans la suite du flash-back. L’enchaînement entre les deux espaces se fait de la façon suivante : Cleta regarde l’invisible Javier et devine qu’il n’a pas terminé. La lumière du bureau s’éteint, alors qu’à l’avant-scène apparaissent les deux jeunes qui font du stop. La didascalie indique :

Se abre parte de una pared y aparece Javier al volante de su coche. Por su actitud se adivina que los ve, que frena con brusquedad y que arrima el coche al arcén. En el diálogo subsiguiente, los jóvenes hablan con Javier como si estuviera ante ellos, en el proscenio.

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Une partie du mur s’ouvre et Javier apparaît au volant de sa voiture. À son attitude, on devine qu’il les voit, qu’il freine brusquement et qu’il gare sa voiture sur le bas-côté. Pendant le dialogue suivant, les jeunes parlent à Javier comme s’il était devant eux, à l’avant-scène13.

L’espace en question, le bas-côté d’une autoroute, se voit ainsi fragmenté et plus exactement coupé en deux sur scène. Les deux fragments se trouvent éloignés l’un de l’autre, d’un coté Javier, de l’autre les jeunes. On ne sait pas si les deux fragments se font face ou s’il y a changement de direction, c’est-à-dire rotation de l’un des deux fragments. Tout ce que l’on sait, c’est que dans chaque « morceau » d’espace, le (ou les) personnage(s) présent(s) s’adresse(nt) au (ou aux) personnage(s) manquant(s) comme s’il (ou ils) étai(en)t là. La fragmentation n’intervient donc pas seulement pour couper l’espace de la scène en deux niveaux spatio-temporels distincts. Elle intervient aussi au sein même de l’espace du flash-back qui se trouve disloqué.

Le retour à la salle de réunion conclut le flash-back sur un constat de perméabilité des frontières entre les deux niveaux spatio-temporels. Javier, qui est de nouveau dans son fauteuil de bureau, porte son blouson, et arbore la pancarte pacifiste, des éléments qui appartiennent au niveau spatio-temporel du flash-back.

Cette analyse nous a permis faire le constat d’un espace fragmenté à plusieurs niveaux, un espace aux frontières tour à tour perméables et imperméables, un espace instable et discontinu. Ces mécanismes semblent suggérer (par des procédés formels) que la réalité n’est pas simple mais morcelée, mouvante, voire multiforme. On en a donc toujours une vision partielle, tronquée.

Face à cette réalité fragmentée, le regard du spectateur réaliserait-il le franchissement des frontières ?

3.2. Le regard du spectateur comme franchissement des frontières

Si la fragmentation et le morcellement sont déconcertants, déroutants, sources de trouble, le regard du spectateur est comme une lumière qui traverse le flou. Sa vision est « translucide14 ». Cela est valable tout d’abord au niveau spatial. Face à l’espace fragmenté, morcelé, le spectateur relie par son regard les éléments dispersés. La discontinuité au niveau spatial l’oblige donc à porter un regard plus large sur la scène, un regard attentif, apte à progresser à travers le brouillage de l’instabilité spatio-temporelle. Son cheminement est aussi « translucide » lorsqu’il tente de donner un sens à l’œuvre. Au niveau des processus de signification, la tension / interaction entre l’exagération caricaturale et la suggestion minimale, présente en creux dans le texte, prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Un questionnement « translucide », puisque n’obtenant pas de réponse définitivement éclairante qui dévoilerait un sens transparent. Enfin, le « translucide » opère au niveau idéologique, quand il s’agit d’étudier la dialectique utopie / contre-utopie. Revenons, en effet, à notre thème et à notre alternative non résolue dans la pièce. D’une part, l’utopie en tant que société idéale ne peut exister par définition. D’autre part, l’utopie au sens ou certains l’entendraient, pourrait représenter, pour d’autres, l’inverse de l’utopie. L’idée de la prééminence d’un idéal semble toute relative. En tout cas, l’espace de la pièce ne semble pas être le lieu où s’impose un idéal, mais plutôt un lieu où les idéaux s’affrontent sans qu’une vérité définitive ne se dessine de façon explicite.

Nous dirons, pour conclure, que la pièce nous offre la tension entre une utopie d’une part (un lieu idéal qui n’existe pas), et le contraire de l’utopie d’autre part (un lieu considéré comme idéal par d’autres dans la mesure où il représenterait l’aboutissement parfait des paradigmes inverses de l’utopie). Mais entre ces deux opposés extrêmes, la scène n’est pas le lieu du choix. La « vérité » est relative et il serait bien présomptueux de vouloir livrer sur la scène ce lieu de « vérité ». Si le lieu de « vérité » semble impossible à atteindre, c’est dès lors le territoire des questionnements qui devient éminemment stratégique. Et ce territoire des questionnements, c’est la salle, ou plus largement le lieu du récepteur. Par son regard, celui-ci traverse la pièce. Et si celle-ci ne livre pas un lieu de « vérité », c’est en lui que va s’opérer cette recherche, par le questionnement perpétuel qui accompagne son regard. Face à une réalité où toute « vérité » est relative, une réalité brouillée par la tension entre les opposés, un monde complexe ou tout et son contraire pourraient potentiellement arriver, le récepteur chemine dans l’œuvre en éclairant cette réalité floue. Mais, d’interrogation en interrogation, cet éclairage ne conduit qu’à un dévoilement partiel. Un lieu de « vérité » uniforme ne pourra jamais être atteint ; la « vérité » est multiple, fluctuante, et son appréhension nécessite de la part du récepteur, une grande faculté d’adaptation et une participation inventive. Le lieu à rechercher se trouve en lui, c’est le lieu de l’interrogation. Si engagement il y a dans cette œuvre, il ne réside pas dans la défense explicite d’un parti pris bien défini, une utopie par exemple. L’engagement réside plutôt dans le défi lancé au récepteur d’avancer en ayant toujours à l’esprit l’existence de cette réalité « multi-facettes ». Le lieu à rechercher, c’est celui de la remise en question, le territoire de la nuance qui nous sauve des totalitarismes.


Notes

1 –  SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005. Les citations de la pièce seront extraites de cette édition et traduites en français par nos soins.

2 –  Ibid, p. 42-43.

3 –  Ibid, p. 44-45.

4 –  Ibid, p. 47-48 : « […] ¿quién contabiliza a los tullidos, a los lisiados, a los mutilados […]? ».

5 –  Ibid, p. 49-50.

6 –  Ibid, p. 72.

7 –  Ibid.

8 –  Ibid p. 73.

9 –  Ibid, p. 91-93.

10 – Ibid, p. 60.

11 –  Ibid, p. 50.

12 –  FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès, 2009.

13 –  SANCHIS SINISTERRA José, op. cit., p. 53.

14 –  Est « translucide » ce qui est perméable à la lumière, la laisse passer, mais ne permet pas de distinguer nettement les objets (Le petit Robert, Paris, Le Robert, 2003, p. 2663).


Bibliographie

FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse – Jean Jaurès, 24 septembre 2009, 651p.

SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005, 96p.

Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2003.

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