Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 5 of 13)

Cartographies de désir féminin : « On being an Angel »…

Biliana VASSILEVA
Biliana Vassileva est danseuse et enseignante-chercheuse (MCF), spécialisée en études chorégraphiques, pratiques somatiques et processus de création. Elle travaille actuellement sur le geste dansé autour des notions d’incorporation et de pratiques de subjectivation. Les autres thématiques abordées sont les idéologies du féminin, les théories de la réception, les perceptions, les sensations et les fictions en danse, etc., depuis lesquelles elle développe des projets de recherche-création dans le champs chorégraphique et performatif en collaboration avec des artistes-chercheurs en musique, théâtre, etc., présentés dans le cadre d’événements socioculturels et manifestations universitaires diverses. Elle est membre du CEAC, Université de Lille, titulaire depuis 2009.
bilidanse@gmail.com

Pour citer cet article : Vassileva, Biliana, « Cartographies de désir féminin : “On being an Angel”… », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/cartographies-de-desir-feminin-on-being-an-angel/

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Résumé

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » en tant que dynamique particulière d’impulsion pour l’expression d’« effets de vie » dans des œuvres d’art contemporain créées par des artistes femmes. Cette quête subjective, somatique et esthétique peut être reliée au champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, des années 80 à nos jours

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité, qui génère des forces vitales et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles.

Mots-clés: désir – art contemporain – imaginaire – sexualité – féminité

Abstract

This study offers an analytical perspective about desire as dynamics made of impulses, close to the idea of « effets de vie » in contemporary art works, made by women artists; and link to some contemporary dance practice. The notion of desire is conceived as a particular kind of mobility, which engenders vital forces, and transforms them into an orientated movement. Women sexuality channeled through these artistic approaches offer a new variety of perceptions and sensitive immersions.

Keywords: desire – contemporary art – imagination – sexuality – female


Sommaire

Introduction
1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »
2. Le kairos d’une auto fiction
3. Le désir de nouveaux formats artistiques
4. Camouflages
5. Performativité du désir dansant
6. Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.
Conclusion
Notes
Bibliographie



Introduction

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » conçue comme une dynamique particulière d’« effets de vie » ; ce que André Lepecki va relier, pour sa part, à une quête subjective, somatique et esthétique dans le champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, depuis les années 80 .

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité qui génère des impulsions, des forces vitales, et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles, associées parfois aux « savoirs faire » des sorcières, comme par exemple la plasticienne Cecile Hug qui crée à partir de longues résidences dans la nature. Pour convoquer sa mémoire sensorielle, elle  se promène et collecte des éléments minimalistes (coquillages, ailes d’insectes, bouts de brindilles, pétales de fleurs, …) pour élaborer sa série L’entre jambe. Ainsi, elle rend visible une sorte de journal intime, une série de représentations d’états de corps, des reconstitutions de sa mémoire d’ « entre jambes », liées à différentes phases de sa vie et de ses désirs.

Cécile Hug, L’entre jambe, 2014, © Cécile Hug

Une recherche similaire sur l’émergence du geste dansé apparaît dans certaines pratiques chorégraphiques, plus « libertines » et intimes, autour du sujet de « groin » – l’entre jambe comme lieu d’activation d’énergie et de mouvance, au féminin, mais aussi au masculin. Dans ce sens le travail de l’artiste contemporain chinois Red Hang et le discours performatif du langage du mouvement en Gaga (danse contemporaine) deviennent de possibles médiations du désir féminin à travers d’autres voix.

L’étude propose un croisement de plusieurs pratiques: de la série de Cécile Hug, citée plus haut, aux exemples d’expression féministe de  Francesca Woodmann, et de ses journaux intimes ; de celle de la chorégraphe Carolyn Carlson, qui élabore des passerelles entre poèmes et gestes[1], aux brèves citations qui accompagnent les photographies de Monika Balonówna Munchausen, Yung Cheng Lin, Yoonkyung Jang et d’autres qui dévoilent une génération sensible, tous se questionnent   sur l’identité intime, la liberté et la sexualité. Quelles frontières déplacent ces exemples d’expression du désir sexué, sexuel, érotique et féministe ? Quel trouble de la perception est alors engendré ?

 

1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »

Malgré sa disparition prématurée à l’âge de vingt-deux ans, la photographe américaine Francesca Woodman, (1958-1981) laisse une impressionnante production visuelle. Les œuvres de l’artiste font partie de collections de musées internationaux comme la Tate Modern à Londres ou le Metropolitan Museum of Art à New York. La première exposition itinérante du travail de Francesca Woodman date de 1986 et ses principales expositions européennes, des années 1990. La Fondation Cartier et les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles ont été les premières à lui consacrer une rétrospective en France, en 1998. Ses photographies dévoilent de multiples influences allant notamment du symbolisme au surréalisme. Par son travail profondément intime et sensible, fondé sur l’exploration perpétuelle du soi et du médium, elle fait de la photographie sa seconde peau. Quelques vidéos de nature performative reprennent les mêmes interrogations sur la construction de l’image à travers un scénario à la fois très élaboré et éphémère.

Francesca Woodman a souvent utilisé son corps dans ses images.  « Its a matter of convenience. I am always available »[2], explique-t-elle, quand l’urgence de la représentation se manifeste, ou quand son amie, Sloan Rankin, lui demande pourquoi elle prend une telle quantité de photographies d’elle-même. Avec une précocité prodigieuse, Francesca Woodman développe surtout des pratiques d’autoportrait, mais son impétueuse imagination la mène également vers des réflexions sur la technique photographique et sur l’articulation texte / image.

Ses mises en scène à l’intérieur de pièces dépouillées, l’apparition fantomatique du corps au milieu d’espaces en décrépitude, de maisons sur le point d’être démolies, dépassent le strict genre de l’autoportrait. Le corps s’entremêle avec verres, miroirs, peintures écaillées, papier peint déchiré. Les accessoires et les mises en scène tendent vers des influences surréalistes assumées – reflets, juxtapositions, collages, superposition, transitions associatives, etc. Le corps, quant à lui, est trituré et fragmenté jusqu’à se fondre dans son environnement et soulever des questions sur la métamorphose ou le genre. Ces images insolentes, déroutantes et d’une rare intensité évoquent l’éphémère, la fugacité du temps comme la figure de l’ange. La romancière Anna Tellgren les commente :

L’ange est un motif récurrent chez l’Américaine Francesca Woodman. Sur la photographie On Being an Angel (1976), elle s’est renversée en arrière, laissant tomber la lumière sur sa peau blanche. On distingue un parapluie noir à l’arrière-plan. Une nouvelle version, réalisée l’année suivante, laisse apparaître son visage et l’image prend une tonalité plus sombre. La jeune femme a développé ce thème de l’ange à l’occasion d’une visite à Rome où elle s’est photographiée dans un grand local abandonné. À l’image, elle est habillée d’un jupon blanc, mais le torse est nu. Nous devinons à l’arrière-plan de grands pans de tissu blanc formant des ailes. Ces photographies, Francesca Woodman les a intitulées From Angel series (1977) et From a series on Angels (1977). D’autres portent le simple titre Angels (1977-1978), dont l’une où elle se tient à nouveau penchée en arrière, mais devant un mur peint d’un graffiti noir[3].

L’artiste met en scène des récits qui se déploient dans l’espace. Elle raconte et se raconte, ainsi elle prend aussi place dans l’espace symbolique de ses visualisations. Ses photographies élargissent leurs dimensions pragmatiques et fonctionnelles par les bords blancs, remplis de notes gribouillées. Et, même dans le temps, ses images sont comme des fragments d’histoires qui se prolongent en dehors des expositions, au plus profond de l’imaginaire du spectateur. Par certains aspects de références sous-textuelles (under textuality), Francesca Woodman rejoint la grande narration de notre histoire culturelle. Un grand nombre d’images pré-élaborées avec le plus grand soin citent des œuvres, des mythes ou des motifs qu’elle reprend à sa manière, singulière. Lys, cygnes, serpents, anguilles, troncs de bouleaux élancés, ailes d’anges sont ses motifs qu’elle rattache au fait d’être une femme, d’habiter un corps de femme, de le compléter ou le mettre en valeur, et qui se renouvellent de manière étonnante dans l’interprétation de la photographe. « Ce n’est pas simple, l’investigation peut faire mal. La quête de sincérité peut se révéler douloureuse, mais c’est la seule voie possible si l’on prend sa tâche au sérieux », ajoute la commissaire Anna-Karin Palm[4].

La recherche artistique de Francesca Woodman est toujours accompagnée par quelques notes qui commentent les idées clefs de ses images. Il ne s’agit pas d’une illustration mais d’un processus créatif en résonance entre l’état affectif de l’artiste et l’inspiration du jour ou l’idée directrice qui la traverse:  « Then at one point I did not need to translate the notes; they went directly to my hands [5]». Ainsi l’artiste décrit sa démarche même d’articulation entre écriture et travail visuel. Dans un autre esprit, l’image met en relief le texte et l’inverse comme dans le remake ironique d’une photo d’identité, la tête délimitée par une écharpe, le corps nu exposé sur le fond d’un certificat de naissance dans l’image sous le titre Untitled, New York, 1979-1980.

Francesca Woodman, Devenir un ange (Éditions Xavier Barral, 2016)

« You cannot see me from where I look at myself », écrit Francesca Woodman[6], pour donner une clé possible pour son monde intérieur d’effervescence créatrice. En effet, son visage est souvent caché par ses cheveux, par le cadrage, par un élément de camouflage. Dans Auto-portrait à treize ans, une cascade de mèches couvre ses yeux au moment même où elle tire la corde qui déclenche la prise de vue. C’est le moment qui décidera de la prise de vue et de son mouvement en empreinte éphémère. Le jeu de cache-cache, ou plutôt de caché – montré – deviné – imaginé – co-imaginé – anime aussi ses postures. Elle utilise ses accessoires (masque, tissu, etc.) dans les mises en scène, entre la lumière et l’obscurité. Elle écrit dans son Journal : « Je suis intéressée par les rapports que les gens ont avec l’espace. Le mieux c’est de décrire les interactions avec les limites de l’espace.[7]»

Dans son rapport à l’étude de spatialités diverses, Francesca met au défi les conventions sociales qui régissent encore une Amérique empreinte de puritanisme. Paradoxalement, la jeune photographe a reçu une éducation émancipatrice, ce qui lui permet de « voyager » facilement, au-delà de ses propres limites, par l’élan fantasmagorique de ses visons et visualisations. Il ne s’agit pas tant de nier le réalisme, mais d’en détourner les codes, ou d’ajouter des strates venues de son imaginaire. Le désir qui en découle est en vérité minutieusement mis en scène, comme la photo sur laquelle elle apparaît dans le reflet d’un miroir, au centre d’un couloir caché, entre des murs qui cadrent parfaitement son corps nu, rampant à quatre pattes, avec ce regard curieux de découverte d’elle-même. « Finalement il n’y a pas d’intention de cacher la procédure par laquelle les images prennent vie : le câble qui contrôle le déclencheur automatique est dans un premier plan, présent ici, même si transfiguré lui-même par le mouvement », indique Pierini[8] pour son premier Autoportrait à treize ans. Dans cette immédiateté de lien entre mots et image, Francesca nous propose une alternative aux bandes dessinées, avec la bouche ouverte pour un « bubble talking » – parler avec des vraies petites bulles au lieu des mots écrits et encadrés dans une seule – ou remplacer le flux de la conversation avec la matérialité d’une substance en légèreté et en mouvement.

2. Le kairos d’une auto fiction

Dans tous ces exemples, Francesca travaille avec le procédé de  kairos : capter le moment opportun pour révéler ce qui est sublime dans la rencontre/coïncidence avec  l’image. Son sous-texte, l’environnement et la lumière mettent l’avènement du kairos en relief. L’autofiction a une place importante et un rôle prépondérant dans le travail de Francesca Woodman. Elle incarne, pour la plupart des prises, la mise en lumière d’une vision, d’une pensée, d’une sensation, reliée à sa vie intérieure ou à sa confrontation avec les limites et les libertés que son entourage et son lieu de vie lui proposent. Son ironie subtile déborde parfois dans des critiques sévères et viscérales des contraintes, injustices, absurdités et cruautés sociales qui touchent à la fois à la nature humaine, mais aussi à son pouvoir d’agir. Féministe avant l’heure, avant-gardiste à ce jour, son travail est toujours d’actualité. Elle travaille avec des vérités profondes qui sont avouées à la fois avec l’aide des mots – ses notes en continu sur les marges des images émergentes – et par sa pratique artistique qui suit « the stream of consciousness » (le flot de conscience) en évolution perpétuelle : « things looked funny because my pictures depend on an emotional state… I know this is true and I thought about this for a long time. Somehow it made me feel very, very good[9] ».

L’usage du mot, ainsi que le détail pictural comportent peu d’informations, à première vue, mais sa force évocatrice peut se déplier en multiples significations et associations libres. Les petites phrases poétiques, les annotations dans les marges des photos sont un « prolongement du corps, une manière de collecter des perceptions, un cadre qui fonctionne comme un zip, ouvert à la fois vers l’intérieur et l’extérieur[10] ». La vie de Francesca Woodman est tragiquement écourtée, elle nous laisse environ 600 œuvres, dont seulement 200 circulent publiquement. Les observations, les notes, les pensées et les titres, soigneusement choisis par l’artiste, témoignent d’une plongée autobiographique, réfléchie et assumée. Cette démarche concerne aussi les enjeux féministes pour donner une nouvelle visibilité aux femmes auteures. Abigail Solomon-Godeau affirmera d’ailleurs que « les prodiges en photographies sont singulièrement rares ; des femmes prodiges dans ce domaine – virtuellement n’existent pas, on n’en a jamais entendu parler[11] ».

Dans la continuité permanente entre le travail professionnel et la vie personnelle de Woodman, le même principe opère sur d’autres niveaux, comme celui de l’usage du texte et de l’élaboration visuelle. Dans ces journaux, elle fait preuve d’ironie, tout en restant au plus près de la réalité matérielle de la construction des images qui reflètent son imaginaire :

Encore une fois, une certaine stratégie linguistique est appliquée, selon laquelle le langage, (autrement verbal N.A.) apparaît invisible, dans le but de renforcer l’aspect imperceptible, ou le besoin de vigilance, de la part du spectateur et de la part de l’observation[12].

Parmi ces vidéos conçues sur le mode performatif, on voit Francesca elle-même, dans son rôle de modèle principal photographique. Elle écrit son prénom « Francesca » sur un rouleau de papier à plusieurs reprises, et pourtant chaque fois de façon similaire. Elle sort ensuite l’autre bras et commence à déchirer le papier, à partir de son nombril vers les pieds. Ainsi, les fenêtres s’ouvrent et son corps nu se dévoile, tout en détruisant le prénom qui fixe une identité. Le mot « Francesca » se désintègre. Avec le rejet d’une identité réelle, Woodman rejette aussi l’identité dite fausse, puisque sa dimension charnelle peut se transformer à l’infini.

3.Le désir de nouveaux formats artistiques

Francesca appartient à une génération qui a cessé de se définir comme une seule catégorie sociale. Cette génération bricole et multiplie les rôles différents de créateur/créatrice pour éviter la simple dénomination d’« artiste » :

La migration de modes et de disciplines souligne l’appartenance de Woodman à une nouvelle génération, qui après les avant-gardistes qui ont révolutionné des langages artistiques, ont corrompu l’idée de pureté et ont séparé d’une manière rigide des disciplines tenues fortement à part, a créé des nouveaux usages d’enchevêtrements de medias et de langages[13].

Francesca propose des expositions et des installations, et préfère que son travail soit publié au lieu de se confronter à l’œil vif du public. Woodman décide d’augmenter la taille des images pour éviter les habitudes perceptives conventionnelles, de mettre toujours l’œuvre d’art au niveau du regard du spectateur. « L’idea del 8 junio me tera su molto », écrit-elle en italien, à la marge de ces photos pendant son séjour à Rome.

L’époque dans laquelle Francesca vit et crée a ses spécificités à ne pas ignorer. En Europe et dans l’Amérique du Nord les mêmes problèmes surgissent – il faut redéfinir en urgence les styles de vie, les conceptions de ce qui est le « quotidien », la maison dans un sens élargi, le territoire en termes de mobilités plus que de fixations. Cette effervescence critique mène vers l’ouverture de ce que Roland Barthes va appeler des espaces qui expriment une « multiplicité de dimensions »[14], dans un climat global d’insécurité et dans le besoin d’autonomie :

Les enjeux sont voyager, la dimension nomade et la conception de capsules et modules vivants ; la recherche de contact avec la nature, le partage de nourriture, la sensibilité pour l’environnement et la marche à travers des villes. Et, en plus, nous pouvons ajouter : l’intérêt pour l’archéologie industrielle, avec ses conversions et démolitions, l’occupation des grands espaces, sans subdivisions et hiérarchies de l’espace (lofts) ; et l’usage des habits « vintage » qui peuvent correspondre à plusieurs styles, avec pour résultat une grande variété d’identités possibles[15].

Dans le travail de Woodman, ces signes hybrides tissés d’images, allégories, textes et sous-textes se précipitent dans un ensemble qui n’est pas défini ou déterminé par la place centrale du narcissisme individuel. Ce phénomène de dispersion post-moderne se manifeste déjà dans d’autres formes d’art comme la fragmentation du sujet à travers l’écriture de James Joyce et d’autres.

C’est une manière haptique et performative d’agir par rapport à ce que l’artiste intériorise, à ce qu’il est en train de résoudre à travers sa physicalité, sur son lieu d’habitation, notamment New York, et au cours de ses nombreux voyages, comme celui inspiré par l’ambiance de Rome. Ici, le terme d’« haptique » est explicité : « comme l’étymologie grecque nous le dit, haptique veut dire « être capable de rentrer en contact avec[16] ». En tant que fonction cutanée, le sens haptique constitue notre contact réciproque entre nous et l’environnement, abritant et élargissant des surfaces en communication.

Entre plusieurs photographies de Francesca, nous pouvons établir un continuum temporel qui nous mène vers différents lieux immersifs et contemplatifs. Il s’agit d’une narration aux strates plurielles et de projections très intimes d’images mentales. L’incohérence énigmatique de plusieurs objets qui peuvent apparaître, est cartographiée de sorte à construire, malgré tout, une histoire. Les images comportent cette instabilité cinématique qui s’avère particulièrement fonctionnelle pour des effets de narration comme dans Some Disordered Interior Geometries, artist’s notebook 1980/81, cahiers tenus par Francesca Woodman.

4.Camouflages

Le désir a souvent recours au camouflage, impersonnel, entièrement ou partiellement. Paradoxalement, l’action de camoufler peut nous ramener au plus près de la sphère intime de ceux et celles qui s’y cachent ; au lieu de créer plus de distance, le camouflage montre plus qu’il ne cache. Il agit comme crocheteur qui déconstruit les attentes sociales par leur intérieur – ainsi Francesca met en scène l’adolescence affrontée, arrogante, fragile. Ses déguisements esthétiques et intellectuels témoignent de sa franchise et d’une vulnérable impudence.

Elle peut insinuer des strates de sous-textualité (« undertexuality »), et en même temps, orienter le regard vers un point précis, de façon à faire voir ce qu’elle veut montrer au moment où elle veut le montrer. Le traitement de la lumière affecte en outre les valeurs picturales pour moduler l’espace et le corps qui s’y fige, fait surgir des faisceaux d’images et d’ombres au point que le corps photographié tend presque naturellement à se picturaliser[17]. Les photographies de la série Providence font ainsi supposer qu’elles en savent déjà un peu plus que Woodman, comme si elles avaient devancé sa pensée.

Woodman fait une revendication très nette de la sexualité féminine à travers une figure de la femme-enfant très stylisée – l’écolière perverse – vraisemblablement héritée du surréalisme. De l’aveu de l’artiste, il s’agit ici de « photographies littéraires, dont elle dit avoir oublié la métaphore d’origine[18] ». La présence de l’artiste est souvent sous la forme d’une allusion, et presque spectrale, dans la tradition de la photographie surréaliste. Paradoxalement, le sens de l’autoportrait est signifié dans son Journal : « être photographiée m’aide à être moi », « je ne peux pas aller plus loin pour ce qui est de faire salon[19] ». Autrement dit, Woodman appartient à une génération de femmes artistes qui considèrent que l’expression de la subjectivité féminine est la priorité de leur agenda politique et de leur recherche formelle.

 

5.Performativité du désir dansant

Tout corps bouge dans des luminosités, des effets d’apparition et de disparition :

D’apparence fébrile, le mouvement est, sur ces deux clichés, d’une minutie à couper le souffle. Tout se joue sur un geste, une position tellement infime qu’elle témoigne d’un souci de penser chaque photographie jusqu’à l’obsession. C’est ce dont attestent les planches de croquis et les prises de notes réalisées avant la prise de vue… Entre exubérance et pudeur, le corps oscille entre une matérialité extrêmement physique et une immatérialité onirique. Mais l’aspect erratique de ces poses demeure très sensible[20].

Pour fabriquer ses poses dansantes, Francesca a recours au miroir – non comme un outil de contemplation narcissique, mais pour faire jaillir ce qui relève du refoulement. Leur sophistication réside en grande partie dans la détermination avec laquelle elle organise les éléments spatiaux. La théâtralité insuffle une élégance parcimonieuse à ces autoportraits… c’est d’abord le corps qui regarde l’œil. L’esthétique du morcellement souligne ainsi l’urgence de la quête de soi, rythmée par un désir de voir et de faire voir.  Dans « On being an angel », l’interrogation féministe émergeant de l’artiste apparaît dans ses ambiguïtés, paradoxes et même contresens : « Qu’est-ce qui pousse les gens à faire ce qu’ils font? »[21]

Dans ses journaux intimes, Francesca explique le rapport complexe qu’elle entretient avec les autoportraits : d’abord, elle souligne que l’autoportrait en photographie n’est ni le lieu, ni le moment de parler de soi dans le sens d’une contemplation narcissique – ce qui explique la facilité de sa nudité et l’usage de son corps comme matériau traversé et mis en scène par plusieurs regards, fantasmes et pensées critiques, appartenant à une culture plus large. Ensuite, elle souligne l’attention qu’elle porte pour éviter toute « confusion » entre son humeur noire « tantôt noir[e], tantôt empreint[e] de cruauté ou d’espièglerie[22] » et l’intention (qui n’est absolument pas la sienne) de délivrer un message univoque, qui peut être interprété comme jugement, constat, etc.

La même négation apparaît dans le travail du photographe contemporain chinois Ren Hang, qui souhaite uniquement avoir la tranquillité de déployer son imaginaire, tel quel, sans contrainte et sans censure. Cette envie d’imaginaire subjectif sera abordée plus loin dans l’étude. Le fonctionnement des discours performatifs en Gaga (danse contemporaine) est similaire. Ils élaborent et incorporent dans le vif un récit cinétique co-émergeant selon la présence des participant/e/s. Sa mise en perspective démontre un lien potentiel entre l’image cinétique et les mots qui l’accompagnent. Cette référence propose aussi un éclairage possible de la gestuelle particulièrement dansante de Francesca Woodman, ou de l’imaginaire sensuel dans le travail de Ren Hang et incarné sur le vif par ses modèles.

Inventé par le chorégraphe et pédagogue israélien Ohad Naharin, ce langage de mouvement est actuellement répandu et disséminé par des voix multiples aux cours des pratiques variables : apprentissage, entraînement, transmission de répertoire. Le Gaga possède la particularité similaire d’élaborer un scénario enraciné dans un récit kinesthésique autobiographique. Ce récit est co-crée sur la base de sensations en surgissement, en partage ; ceux et celles qui guident les pratiques (cours, ateliers, transmission de répertoire) doivent avoir, d’une certaine manière, le courage et la délicatesse de dire leur « désir de mouvement ». La scène sociale de cet exercice est également très particulière : entre les participant/e/s qui en demandent, et redemandent, qui y apprennent, et celles et ceux qui essayent de censurer ou de réguler la pratique selon leurs propres limites de compréhension, ou d’autres conventions. La zone trouble au milieu de l’espace de danse est occupée par celle ou celui qui dit et décrit verbalement ce désir, tout en incarnant le geste qui en émerge Ceci demande une pratique assidue d’auto-observation, de capter ce qui émerge en soi, de mettre des mots sur ce flot sensoriel, d’en inventer les images, etc.[23]

Dans l’altération des perceptions, par le discours hypnotisant (et les choix faits par les praticien/ne/s les plus averti/e/s), il émerge une certaine valeur féministe dans l’action même d’incarner sur le champ ce qui est dit au sujet du « plaisir ». Les groupes de danseuses et danseurs arrivent à des « peaks » partagés (ce qui peut engendrer des effets sociaux de « chasse aux sorcières ») …

Ce langage performé, et d’autres exemples, soulèvent la question d’équité concernant le travail sur le désir des femmes : est-ce qu’il peut être attribué uniquement à des femmes artistes et y a-t-il vraiment une différence entre le discours femme et le discours homme ? Si la définition élargie de « féministe » est une personne qui croit dans l’égalité sociale, politique et économique des sexes (selon les dernières avancées de l’écoféminisme), les artistes hommes doivent aussi avoir leur place et leur droit de parole en ce qui concerne le travail et la recherche sur le désir au féminin.

 

6.Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.

Le travail d’investigation masculine sur le désir au féminin – les mots et les images qui en découlent – fait partie de l’œuvre de Ren Hang, composée essentiellement de portraits et de nus d’amis, ou de jeunes Chinois sollicités sur internet. L’exposition LOVE, REN HANG (6 mars-26 mai 2019, MEP Maison européenne de la photographie), présente l’artiste chinois, qui est un des plus influents de sa génération, avec une sélection de 130 photographies :

Ses photographies, si elles semblent mettre en scène ses sujets, sont pourtant le fruit d’une démarche instinctive. Leur prise de vue, sur le vif, leur confère légèreté, poésie et humour. Ren Hang questionnait, avec audace, la relation à l’identité et à la sexualité. Artiste homosexuel, particulièrement influent auprès de la jeunesse chinoise, son ton considéré comme subversif ou qualifié de pornographique, représentait vis à vis d’un contexte politique répressif, l’expression d’un désir de liberté de création, de fraîcheur et d’insouciance[24].

Ren Hang. Untitled, 2016 © Courtesy of Estate of Ren Hang and stieglitz19

Présentés en regard de cet important corpus photographique, de nombreux écrits de Ren Hang,  partagés régulièrement sur son site internet, témoignent de son combat contre la dépression. « Si la vie est un abîme sans fond, lorsque je sauterai, la chute sans fin sera aussi une manière de voler ». L’artiste s’est donné la mort en 2017, à l’âge de 29 ans.  Son commentaire sur la censure est : « Mes images n’ont rien à avoir avec la Chine. C’est la politique chinoise qui veut interférer avec mon art. »[25] Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie, explique la genèse de ce projet :

Il y a deux aspects fondamentaux dans l’œuvre de Ren Hang : son extraordinaire talent pour la performance et la poésie qu’il insuffle dans le quotidien. Il vivait à Pékin dans un petit appartement ; c’est là, dans cet intérieur confiné, qu’il a photographié ses amis et modèles sur les toits des gratte-ciels, ou en extérieur nuit… Des images clandestines prises en vitesse pour ne pas se faire attraper par la police. Ces jeux interdits ont créé un langage visuel sur la liberté de la jeunesse, ses espérances, le sexe, la vie dans les mégalopoles. Les jeunes Chinois sont souvent considérés comme un bloc homogène, discipliné, travailleur, asexué, et là, on assiste à une pure désobéissance et à une jouissance des corps. Dans un pays au régime autoritaire, on est plus vrai quand on joue !
« Je ne programme rien. Mes idées surviennent quand je shoote », disait Ren Hang. Son œuvre est instinctive, immédiate, réalisée avec des moyens dérisoires, c’est fascinant. Malgré la dépression dont il souffrait, son travail n’était pas autocentré. Au contraire, il essayait de donner quelque chose à ses contemporains, à la jeunesse, à ses proches. Ces images ne sont pas tristes ou désenchantées, elles sont extrêmement intelligentes, créatives, subtiles et d’une grande énergie, ce qui en fait l’un des photographes préférés des jeunes générations et artistes du monde entier. Pour moi, c’était vraiment un génie. », explique la genèse de ce projet, Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie [26].

Le documentaire  I’ve got a Little Problem (2017) par Zhang Ximing démontre que dans les images  performatives de Ren Hang se cache une autre polémique entre la production visuelle et les textes juridiques de son pays. On peut ajouter le discours de l’artiste en quête de liberté, et les nombreuses discussions avec ses amies autour des préparations des séances, pendant lesquelles les femmes chinoises, volontaires pour participer, expriment ouvertement et spontanément leur désir d’altérité – prendre l’air, courir nue, rire avec le corps entier, etc.

Conclusion

Ce qui nous touche et nous inspire dans le travail sur le désir au féminin de ces artistes, c’est la force et la richesse de leur expression – euphorisante, furieuse, insolente, ludique, sensible, rêveuse, mélancolique, rebelle, humoristique, douloureuse, investigatrice et vivante. Les transformations de Woodman (qui a aussi été lectrice passionnée de Virginia Woolf) créent un foisonnement infini de visions érotiques dans lequel elle peut disparaître dans son modèle et réciproquement. L’expression d’un être fragilisé par le carcan social dans un espace autre que celui de la photographie est au cœur du travail de Red Hang. Entre urgence de représentation et désir de disparition, ces divers concepts photographiques, articulés à quelques mots essentiels, oscillent à l’intérieur d’un dispositif érotique.

Couverture du catalogue On Being an Angel, Editions Xavier Barral, mai 2016.

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Notes

[1] VASSILEVA, Biliana, «Carolyn Carlson: The Stranger within Us »,, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45.

[2] « C’est une question d’aisance, je suis toujours à portée de main » Woodman citée dans RANKIN, Sloan  «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37, p. 35.

[3] TELLGREN Anna, WOODMAN, Georges, PALM Anna-Karin, Francesca Woodman : Devenir un ange, Editions Xavier Barral, mai 2016, p. 4.

[4] Ibid, p. 6.

[5] « Et alors, il est venu ce moment quand je n’avais plus besoin de traduire (en images N.A.)  les notes; elles sont allées directement dans mes mains ». WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976, p. 12.

[6] « Tu ne peux pas voir d’où je me regarde », Ibid., p. 34.

[7] WOODMAN, Francesca. Carnet 6 (non daté) in TOWNSEND, Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.

[8] PIERINI, Marco, «Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, p. 39.

[9] « Les choses avaient l’air drôle parce que mes images dépendent de mon état émotionnel … Je sais que ceci est vrai et j’y ai pensé depuis longtemps. D’une certaine manière ceci m’a fait me sentir très, très bien », Woodman citée dans RANKIN, Sloan, «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, op. cit., p. 35.

[10] PIERINI, Marco. «Dialogue of One », Francesca Woodman, op. cit., p. 43.

[11] SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991, p. 9.

[12] TOWNSEND Chris, «To Tell The Truth», Francesca Woodman, op. cit.

[13] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior», Francesca Woodman, op. cit., p. 37.

[14] BARTHES, Roland, «L’écriture de l’événement». Communications Année 1968, pp. 108-112.

[15] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior », Francesca Woodman, op. cit., p. 44.

[16] BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, 2007, p. 6.

[17] À ce sujet cf ANTZENBERGER, Eléonore, Mise en scène de l’oeil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision», La scène érotique sour le regard, op.cit., pp. 27-41.

[18] Ibid., p. 29.

[19] WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[20] ANTZENBERGER, Eléonore, «Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard op.cit., p. 40.

[21]WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[22] ANTZENBERGER, Eléonore. «Mise en scène de l’oeil» dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard, op.cit, p. 39.

[23] À ce sujet cf VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016, 23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

[24] Archives, exposition LOVE, REN HANG, Paris, MEP, 2019.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

Bibliographie

ANTZENBERGER, Eléonore. Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision. La scène érotique sous le regard, Université de Rennes: Presses universitaires de Rennes, (collection Interférences), 2014, pp. 27-41

BARTHES, Roland. L’écriture de l’événement. Communications Année 1968, pp. 108-112 Fait partie d’un numéro thématique : Mai 1968. La prise de la parole

BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, paru en avril 2007

CARUSO, Rosella. Room with a view on the interior. Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

RANKIN, Sloan. Peach Mumble – Ideas Cooking. Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37

SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991

VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016,  23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

VASSILEVA, Biliana. Carolyn Carlson: The Stranger within Us, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45

PALM Anna-Karin (commissaire) & TELLGREN Anna (romancière), FRANCESCA WOODMAN : DEVENIR UN ANGE, Editions Xavier Barral, mai 2016, 232 p.

PIERINI, Marco. Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976

WOODMAN, Francesca. Carnet 1 et Carnet 6 (non daté) in Townsend Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.

Marie désirante : réappropriation blasphématoire du corps ou mutation postmoderne d’un fantasme masculin ?

Gabriella SERBAN

Gabriella Serban est agrégée d’espagnol et doctorante au laboratoire LLA/CREATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Elle rédige une thèse intitulée « Penser les masculinités au théâtre : approche sociocritique sur la génération théâtrale du tournant du siècle en Colombie », thématique qu’elle explore aussi dans sa pratique de metteuse en scène.

gabriella.serban@hotmail.fr

Pour citer cet article : Serban, Gabriella, « Marie désirante : une réappropriation blasphématoire du corps ou la mutation d’un fantasme masculin ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représenter le désir féminin. Entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet, disponible sur <permalien>.

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Résumé

L’article présente la pièce de théâtre María es-tres de Fabio Rubiano qui affiche une dénonciation du potentiel excisant (néologisme proposé ici comme équivalent féminin de castrateur) de l’éternel féminin. La pièce est néanmoins paradigmatique d’une tendance à maintenir l’ambigüité entre un traitement du désir féminin de manière subversive et émancipatrice, et sa récupération par le plaisir érotique du regard masculin. Cette instabilité du sens, à la faveur de l’esthétique postdramatique, repose sur un rapport conflictuel entre le texte et l’image suggérée par les didascalies, qui peut grandement être infléchie selon les choix de mise en scène.

Mots-clés : Colombie – théâtre – littérature – genre – désir.

Abstract

This paper presents Fabio Rubiano’s play María es-tres, which denounces the excising potential (neologism proposed here as the female equivalent of “emasculating”) of the eternal feminine. Nevertheless, the piece is paradigmatic of a tendency to maintain the ambiguity between a subversive and empowering representation of female desire and its distortion for the erotic pleasure of the male gaze. This instability of meaning, owing to post-dramatic aesthetics, is based on a conflictual relation between text and image, suggested by the stage directions, and can be greatly influenced by the director’s choice.

Keywords: Colombia – theatre – literature – gender – desire.


Sommaire

Introduction
1. Trois Maries en insurrection contre leur histoire
2. De « non-sujet » à corps désirant
3. Une contradiction dans l’imagerie ? Le rôle de la mise en scène.
Notes
Bibliographie

Introduction

Le traitement esthétique de questions féministes donne facilement lieu à leur récupération en fantasmes masculins, tant l’imagerie androcentrée est persistante dans les représentations mentales. L’enjeu de cet article est de montrer la fragilité de ce point d’équilibre (entre subversion et renormalisation) et le potentiel décalage entre le texte et l’image à travers une étude de cas : la pièce de théâtre María es-tres de Fabio Rubiano écrite en 1991 et portée à la scène en 1992, inspirée et détournée d’un classique de la littérature hispanoaméricaine.

L’héritage biblique, notamment catholique, a fait du prénom « Marie » une antonomase de la femme angélique, au point qu’il constitue la base sur laquelle Eveylin P. Stevens développe le concept du « marianisme » en 1973[1]. Ce dernier repose sur la glorification d’un modèle féminin comme avatar de la Vierge : le modèle de la femme passive et pure qui se réalise en devenant mère. Cette idéalisation est nécessaire au machisme : modeste, pieuse, dévouée corps et âme à sa famille, abstinente, la « Marie » a le sens du sacrifice et c’est en cela que réside sa « supériorité ». Selon la chercheuse, machisme et marianisme sont ainsi les deux faces d’une même pièce, chacun ayant besoin de l’autre pour se légitimer.

L’un des avatars de la glorification de ce modèle est María, de l’auteur colombien Jorge Isaacs, paru en 1867, qui est aujourd’hui un classique de la littérature hispano-américaine. Ce roman raconte l’idylle des jeunes Efraín et María, dans un paysage pastoral de la région du Cauca. Le récit s’ouvre avec le retour d’Efraín après des années d’études au collège au sein de sa famille où il retrouve María qui est la fille adoptive de son père. Une idylle naît, mais leur bonheur est d’emblée assombri par l’annonce d’une fin tragique : la maladie mystérieuse de María, qui se manifeste sous forme de crises, la destine en effet à mourir prématurément. Le père d’Efraín enjoint donc son fils à tempérer son amour pour elle et à partir aussi vite que possible pour Londres, comme prévu initialement, afin de se consacrer à ses études. Néanmoins, le départ d’Efraín a au contraire pour conséquence d’aggraver la santé de María, au point de convaincre le jeune homme de revenir précipitamment, mais en vain : à son arrivée, María a déjà trépassé.

La haute qualité littéraire de l’œuvre fait consensus, au point de l’instituer en classique et donc d’en faire une étape traditionnelle du programme de littérature dans les écoles colombiennes. Pourtant, cet archétype du romantisme est généralement assez mal accueilli à l’époque contemporaine, notamment par les jeunes générations, que l’exaltation larmoyante et platonique des sentiments rend volontiers sceptique[2]. Ce relatif désaveu tient aussi aux récentes études qui mettent en avant l’idéologie sous-jacente de l’œuvre à tendance esclavagiste, machiste et antisémite, y compris dans son contexte historique, invitant à redoubler de vigilance pour son usage pédagogique[3].

En parallèle, la Colombie connait un tournant théâtral certain lors des années 1990 dont Fabio Rubiano est pionnier. Outre son ambition d’expérimentation formelle, perméable à la mixis de l’esthétique postdramatique, lui et son groupe, le Teatro Petra, s’intéressent aux thématiques de genre et de sexualité. Celles-ci avaient été relativement délaissées par les dramaturges de la génération précédente, notamment Santiago García ou Enrique Buenaventura qui, privilégiant une grille de lecture marxiste et brechtienne, n’envisageaient le genre qu’au sein du prisme englobant de la classe sociale. L’une des premières pièces du collectif qui attire l’attention est María es-tres qui consiste en une reprise et un détournement du roman de Jorge Isaac. María est désormais dotée non pas d’une mais de trois voix, ce qui permet le jeu de mot suggéré par le titre : le « es-tres » signifiant à la fois « est au nombre de trois » et, selon la lecture phonétique suggérée par le tiret : « stress ». Contrairement à l’original où Efraín racontait l’histoire, le projet est ici de révéler le point de vue de María et d’en présenter une version nouvelle, à rebours du modèle de l’éternel féminin et de l’esthétique romantique. L’enjeu de cet article est de mettre en avant l’une des quelques ambiguïtés esthétiques et politiques de cette réécriture dramatique, en soulignant notamment une contradiction entre le projet initial – qui affiche une revendication du droit au protagonisme et au désir féminins – et les images scéniques suggérées par les didascalies.

1. Trois Maries en insurrection contre leur histoire

Dans la version de Rubiano, María et Efraín sont ainsi respectivement divisés en trois personnages numérotés et le dialogue amoureux devient un texte polyphonique orchestré et chorégraphié avec précision. Les trois lits blancs qui font office de décors suggèrent que l’action se déroule à l’hôpital où María est sujette au délire de la fièvre ; on reconnaît en outre certaines des étapes clefs du roman. Pourtant, l’écriture dynamite la linéarité et la progression de l’action pour donner lieu à un jeu de thème et variation autour des événements les plus emblématiques du roman, contre lesquels les trois María tentent de se rebeller. Il est vrai que la structure de la pièce répond à première vue à la chronologie de l’original, commençant avec l’arrivée d’Efraín et s’achevant par la mort des trois María l’une après l’autre. Néanmoins, cette macrostructure fonctionne comme un trompe-l’œil tant les temporalités semblent en réalité se superposer. La dimension tragique, déjà présente dans l’original grâce à la tonalité élégiaque, est amplifiée par le fait que si María 1 semble être une nouvelle héroïne (et/ou nouvelle victime), María 2 et 3 connaissent déjà la fin de l’histoire et vont essayer d’en changer le cours. Elles la préviennent dès la première scène :

MARÍA 2 : […] Il arrive. […] Un homme.

MARÍA 3 : De la capitale. Il s’appelle Efraín.

MARÍA 2 : Tu as vécu avec lui étant petite…

MARÍA 3 : Le vrai fils de ceux qui sont à présent tes parents.

MARÍA 2 : Il t’aimera.

MARÍA 1 : Et moi ?

MARÍA 2 : Tu l’aimeras. […] Lui s’en ira […]

MARÍA 1 : Et si je veux qu’il reste ?

MARÍA 2 : Peut-être. Mais à part l’aimer, tu ne pourras rien faire.

MARÍA 1 : (Elle se crispe) Quelque chose me fait mal.

MARÍA 2 : Tu as déjà commencé. Tu es malade.

MARÍA 3 : Toutes les morts sont douloureuses.

MARÍA 2 : Même les morts d’amour[4].

L’omniprésence thématique de la mort tout au long de la pièce, plus qu’un simple augure tragique, fait partie des nombreux éléments qui parasitent la linéarité de l’action.  L’ordre chronologique des éléments est en effet régulièrement perturbé : le début de la fable réapparaît parfois de manière inopinée (à titre d’exemple, l’emblématique première phrase du roman « J’étais encore enfant lorsqu’on m’éloigna de la maison paternelle[5] » apparaît à la scène 10 de la pièce). Par ailleurs, et surtout, l’insertion d’épisodes étrangers au roman, mettant notamment en scène différentes rencontres et dialogues amoureux respectivement entre les membres du couple numéro 1 (María 1 et Efraín 1), ceux du numéro 2, puis du numéro 3, invitent à considérer les trois occurrences d’Efraín et de María dans leur épaisseur mythique et leur atemporalité. Si le premier couple pourrait initialement être considéré comme l’avatar le plus récent de l’original (aucun signe n’indique une usure ou une antériorité), les autres semblent en être les récurrences atemporelles. Des indices semblent en effet indiquer que les couples 2 et 3 se sont déjà rencontrés dans le passé, bien qu’Efraín ne reconnaisse pas María au premier abord. Les deuxièmes se rencontrent ainsi dans un parc et lorsque María aborde Efraín, ce dernier la prend pour une mendiante ; les troisièmes se croisent dans un couloir d’hôpital où Efraín est infirmier et María, une malade qui traverse le couloir pour aller aux toilettes. À chaque fois, María échoue à convaincre Efraín de rester, dans un contexte qui s’éloigne toujours davantage de l’imaginaire romantique de l’œuvre originale et qui prend une tonalité de plus en plus lugubre, assortie d’une dimension farcesque : dans le dernier cas, María échoue même à convaincre Efraín de l’accompagner aux toilettes. En cela, l’écriture rubianienne esthétise la dimension mythique des deux amants mais en la présentant sur le mode de la dégénérescence, voire du pourrissement, faisant en cela écho à la maladie de María. Cette dernière, cherchant à lutter contre ce processus, est de plus en plus exaspérée d’être prisonnière de ce prénom-destin, et du lourd héritage d’« iconisation » excisant qu’il suppose.

Ce néologisme mérite d’être expliqué. Nous proposons ici le terme d’excisant pour désigner les divers processus visant à restreindre les manifestations de « féminité », permettant ainsi une limitation de la puissance des femmes, notamment en pathologisant l’émotion et le plaisir. Il nous est en effet apparu qu’il manquait un équivalent féminin au terme « castrateur » pour désigner les processus corrigeant les « excès de féminité » alors que les traitements en ce sens ont historiquement été (et sont toujours pour certains) bien plus systémiques, incluant non seulement l’excision mais également la lobotomie, les électrochocs ou les médicamentations lénifiante pour traiter « l’hystérie ». La création de l’imaginaire de « l’hystérique » pourrait en cela être le contre-modèle interdépendant de l’apaisante figure marianiste, contribuant ainsi à la domestication des femmes. Le terme excisant présente l’avantage de rendre manifeste la préservation de la fonction reproductrice, et donc la réduction de la femme à la maternité. Le terme d’excisant présente des imperfections – il faudra notamment envisager les implications éthiques de l’employer métaphoriquement alors que sa mise en œuvre littérale est encore monnaie courante. Pourtant, la diffusion de l’idée qu’il désigne contribuerait non seulement à visibiliser le processus mais également à réhabiliter une certaine sémiotique associée au féminin.

María es-tres dénonce ainsi l’idéal marianiste, en revendiquant plus précisément le plaisir et le protagonisme pour l’héroïne :

MARÍA 1 : À quoi me sert-il d’être belle, à quoi me sert-il d’aimer, de me repentir, de prier. Pourquoi suis-je sainte, pure, malade, obéissante ?

MARÍA 3 : Parce que tu es María.

MARÍA 1 : María où ça, en quoi ? Selon quel maudit ordre ? Je veux rêver que je me mets nue et que je cours ainsi à travers le Paradis proclamant tout mon amour.

MARÍA 2 : Avec un tel prénom, tu ne peux pas parler de nudité.

MARÍA 3 : Nue, tu t’appellerais autrement.

MARÍA 1 : Oui. María est un nom de femme vêtue (elles s’appellent) María…

MARÍA 2 : María…

MARÍA 3 : María…[6]

2. De « non-sujet » à corps désirant

Dans la citation précédente, le désir de liberté de María pourrait encore correspondre à un idéal classique – la femme nue au Paradis est toujours compatible avec l’image angélique ; mais cela est de moins en moins le cas au fur et à mesure qu’avance la pièce. Ce transfert était à l’origine du projet selon l’auteur : « Le point de départ a été clair : dans notre œuvre, la femme virginale ne serait plus objet de vénération mais sujet d’action[7] ». Cette réhabilitation est similaire à celle que Marie Carani appelait de ses vœux, après avoir rappelé que, dans l’histoire de l’art, la femme avait essentiellement été :

« […] un non-sujet, c’est-à-dire un simple objet de désir paré des attributs physiques (corporels) et des attitudes (psychologiques) qui l’ont rendue toujours attrayante et désirable pour le regard voyeuriste de l’homme-spectateur[8] ».

María va en effet peu à peu s’extraire du modèle figé et lyrique du roman pour devenir non seulement le sujet de l’action, mais surtout pour advenir comme corps tangible, corps acteur, et notamment corps désirant. La revendication de corporéité est déjà manifeste dans l’écriture de la pièce, notamment à travers une insistance sur les manifestations physiologiques de la maladie, de la mort et du désir qui étaient constamment euphémisées par le discours romantique dans l’œuvre originale. En effet, dans cette dernière, la poésie de la description de María consistait largement en une retenue maximale de toutes les manifestations de la maladie, notamment de ses sécrétions, notamment à l’article de la mort : « […] Le front contracté révélait une souffrance insupportable, et une légère sueur humidifiait ses tempes : de ses yeux fermés avaient tenté de jaillir des larmes qui brillaient figées sur les cils[9] ». Ces quelques gouttes semblables à la rosée qui se cristallisent au coin de cils de María contrastent singulièrement avec les symptômes de maladie que décrivent les María de Rubiano dès les premières scènes de la pièce :

MARÍA 1 : Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

MARÍA 2 : Ce qui t’arrive toujours.

MARÍA 3 : Tu commences à pâlir au point que ton visage devient mort comme la cire.

MARÍA 2 : Puis tes yeux se révulsent, tu bats de la langue et laisses la salive couler le long de ton cou.

MARÍA 3 : Tu dis quatre ou cinq phrases décousues.

MARÍA 2 : Tu vomis, tout ton corps devient rigide. Tu respires étouffée par la bave et à la fin tu t’évanouis[10].

La mention tout au long de la pièce des différentes émanations liées à la maladie bouscule l’imagerie romantique. Or, ils sont de plus en plus explicites, allant de pair avec la rébellion toujours plus franche du personnage.

MARÍA 2 : […] Je blasphème quand il faut prier.

MARÍA 3 : Je crache quand il faut pardonner.

MARÍA 2 : Je jure s’il faut coudre.

MARÍA 3 : J’urine si je dois délirer.

MARÍA 2 : Je ris si je dois servir d’exemple[11].

Cette rébellion atteint son point culminant à la scène 14 où, après avoir peu à peu abandonné toutes les caractéristiques de la figure marianiste, de la douce et chaste jeune fille de province, María se révèle comme corps désirant, criant sa frustration sexuelle à un Efraín effaré.

MARÍA 3 : (Se jetant sur lui. Le poussant à la poitrine.)

[…] Tu veux savoir ce que tu as fait ? Tu veux savoir ce qu’a fait Efraín ?

Il m’a prise dans ses bras.

Il m’a emmenée aux appartements de la somptueuse propriété El Paraíso

– Propriété de son père –

Il m’a déposée au bord du lit.

Avec un baiser d’adolescent, il a levé ma jupe.

Il a pris mes fesses entre ses mains.

Il a tiré vers le bas, me retirant mes derniers vêtements.

Il les a mis dans sa veste. (Criant)

Et il est parti en Europe, traversant la mer

Alors que le long de mes jambes le miel courrait déjà

Et moi qui voulais devenir pour toi

La meilleure et plus sainte amante du monde

EFRAÍN 3 : María délira.

MARÍA 3 : Je suis me suis retrouvée inachevée. (le poussant) Qu’est-ce que je suis sensée faire ? Dis-moi quoi faiiiiiiiiiiire[12] !

La démystification de l’attitude passive et chaste de María va encore une fois de pair avec la manifestation physique de son désir, bien que la cyprine soit ici euphémisée et poétisée par l’image du miel.

La lutte du personnage pour un corps actif et matériel se manifeste également sur le plan esthétique par la concurrence entre le lyrique et le dramatique. Les recours traditionnels du roman sont ainsi portés à saturation au sein de la pièce : le registre des émotions et les métaphores poétiques sont répétés inlassablement, d’autant plus avec les effets d’échos qu’implique le triplement des personnages, jusqu’à en effacer le sens et les réduire à leur musicalité. Cette exacerbation du lyrisme qui éreinte le roman est associée au personnage d’Efraín qui, contrairement à María, reste prisonnier du modèle classique. Alors que le texte de María est en vers libre, le sien reste en prose et consiste très largement en des emprunts à l’original. L’incapacité d’Efraín à s’extraire du roman(tisme) est en étroite relation avec l’idéalisation de María puisqu’il méprise la matérialité de son corps désirant pour en préférer la représentation iconisée. Pour la María des années 1980, cette situation de passivité et d’attente de l’amant et de la mort sont insupportables, de même que la saturation lyrique. Non content de briser l’harmonie poétique des extraits du roman (« Dis-moi quoi faiiiiiiiiiiire ! »), elle en brise la dominante contemplative, descriptive et émotionnelle par sa revendication d’action, au sens à la fois dramatique et sexuel. Elle tranche avec le monde du romanesque en lui opposant son corps, comme à la scène 1 : « Elles courent, s’accrochent à eux. Elles se laissent glisser jusqu’à tomber par terre[13] » ou encore scène 2, à deux reprises : « s’accrochant à ses cuisses[14] ».

En cela, la María désirante n’est pas seulement une figure féministe – elle devient la matérialisation d’un théâtre en quête de renouveau. Cela est d’ailleurs confirmé par le théâtre rubianien qui se débarrasse progressivement et de plus en plus de sa dimension littéraire pour aller vers une dramaturgie centrée sur l’action et le mouvement. Certes, cet usage métaphorique de la thématique féministe contribue à en neutraliser la portée – et la pièce n’a ainsi pas été accueillie comme une rupture, mais plutôt comme un « beau poème d’amour[15] ». Cela peut expliquer le relatif désaveu, aujourd’hui, de l’auteur vis-à-vis de cette pièce. Il n’en demeure pas moins que celle-ci, la première à avoir attiré l’attention sur la compagnie Petra, est emblématique de l’une des ambitions fondatrices du collectif : celle d’opérer un décentrement dans le traitement du genre et de bousculer la tradition de représentation de l’éternel féminin, ici en revendiquant un droit au désir et au plaisir.

3. Une contradiction dans l’imagerie ? Le rôle de la mise en scène.

Le passage de la femme du statut d’objet de désir à celui de sujet désirant est une piste dramatique qui, si elle a nourri le projet depuis son origine, court néanmoins le risque permanent d’être contredit par l’image du spectacle.

L’étude des didascalies permet tout d’abord de constater une très nette tendance à jouer sur l’esthétique du corps regardé, souvent nu, des femmes alors que le corps masculin est le plus souvent annulé ou ignoré. Dès la scène d’introduction, la didascalie décrit les vêtements de María mais pas ceux d’Efraín. De manière récurrente, l’attention portée au costume des trois personnages féminins est explicite dans le texte[16], alors que celui-ci n’est mentionné qu’à une seule occasion dans le cas des Efraín[17]. Les changements de costumes de María ont souvent une propension à la reconvertir en objet de regard, et ce de manière de plus en plus évidente tout au long de la pièce. Cela peut simplement être le regard du spectateur, comme au début de la scène 2 :

(Toutes les trois dorment.  María 2 se lève lentement et s’assoir au bord du lit, elle fait attention à ne pas réveiller les deux autres. De sa tête de lit, sous l’oreiller, elle sort une robe rouge-pâle, presque rose, des chaussures à talon de la même couleur et des gants noirs. Sans sortir du lit elle retire sa blouse et se met l’autre costume[18] […].)

Puis, le regard du spectateur se combine à celui des trois Efraín, comme dans la scène 3 :

([…] María 1, 2 et 3 vont vers le couloir, derrière les arcs d’où maintenant ruisselle un rideau d’eau, elles s’y baignent. Les hommes adoptent des poses contemplatives classiques. Il y a des reflets d’eau sur toute la scène. Elles terminent de se baigner, les blouses trempées leur colle au corps. Elles marchent lentement en se laissant voir par Efraín 1, 2 et 3 qui les laissent traverser avant de courir immédiatement chercher les draps de lits et les en couvrir[19]. […])

Cette exhibition atteint son comble, lorsque les trois femmes se déshabillent intégralement et commencent à trembler, scène 5 :

« Dans un lit placé latéralement derrière les tombes apparaissent, agenouillées, María 1, 2 et 3, de dos au public. Elles retirent leurs blouses mouillées, les jettent. Elles se retrouvent nues. […] Elles commencent à trembler[20]. »

Dans chaque cas, c’est le désir de María qui est mis en avant, face à un Efraín indifférent ou effaré, incapable de se distancier de l’original. Mais ce parti-pris est par l’économie des regards. Laura Mulvey rappelle en effet dans « Visual pleasure and narrative cinema » le rôle que joue la société patriarcale dans la structuration formelle du cinéma. L’un des plaisirs essentiels du cinéma, et c’est également le cas pour le théâtre, réside dans la scopophilie, le plaisir de regarder et de transformer autrui en objet de désir[21]. Les trois sources de regard au cinéma[22], qui permettent à la chercheuse d’en visibiliser la masculinité sont celui de la caméra, celui du personnage et celui du spectateur. Or, ils trouvent ici leur pendant : la mise en avant des actions d’exhibition des personnages féminins dans l’écriture, par leurs longues descriptions et leur caractère dynamique, font plus qu’inviter dramatiquement à y porter le regard, a fortiori à côté d’un Efraín immobile ou absent et pourraient ainsi être une sorte d’équivalent théâtral de la caméra. Le dispositif scénique implique ainsi que le regard du spectateur rejoigne celui d’Efraín et se pose sur María. La volonté de se centrer sur María comme sujet désirant ne semble ainsi pas aller de pair avec un recalibrage de l’imagerie, son corps demeureant un objet de désir. Les images suggérées par ces didascalies, en créant le spectacle de la femme lascive et répondant ainsi à un fantasme androcentré, tendent à contredire le projet autorial de subjectivation, d’émancipation du personnage.

Pourtant, d’autres éléments dans le texte invitent à un renouvellement des images et à une possible subversion de l’androcentrisme du regard, notamment l’esthétique déjà évoquée du pourrissement et de l’abjection. La mention récurrente des manifestations physiques de sa maladie (vomissements, sécrétions diverses) ainsi que de sa mort créent la répulsion du personnage d’Efraín, comme il le mentionne dans le soliloque de la scène 7 :

EFRAÍN 1 : […] Pourquoi es-tu tombée malade ? On ne peut pas aimer ainsi. Tu ne ressembles pas à María. […] Pourquoi est-ce que je reste ? Tes lèvres ont pleines de fissures et de restes de nourriture mastiquée. Dans tes pires moments, quand la moitié de tes aliments t’inonde la bouche et coule sur ton menton, tu étires les mains et, avec une voix étrange, tu me demande que je t’embrasse. T’embrasse oui. Entre les gémissements, l’haleine infectée et la viscosité qui te parcourait depuis le début de ta maladie. Il l’embrasse. Je t’ai embrassée ainsi. Maintenant je m’en vais. Je ne peux pas rester[23] […].

Ce dégoût intervient également à la dernière scène :

MARÍA 2 : […] Tu frapperas seulement ma tombe et je sortirai, les yeux pleins de terre. Tu m’enlèveras la terre des yeux et tu verras deux énormes trous remplis de larves grouillant (Efraín très écœuré. Il a envie de vomir), luttant pour le dernier petit bout de tissu[24].

On pourrait questionner la portée politique de cette esthétique du trash, comme envers de l’idéalisation, qui court en outre le risque de reconduire l’idée d’hystérisation sexuelle de la femme désirante. Elle permet néanmoins d’offrir une réponse radicale à l’imaginaire marianiste et de lutter contre la récupération du désir féminin par le regard masculin. En cela, le choix de mise en scène est fondamental puisqu’il peut contribuer à déjouer l’image de la femme lascive ou, au contraire, le reconduire.

Outre l’esthétique de l’abjection, de nombreuses pistes sont par exemple données par le texte pour inciter à une gestuelle farcesque, contribuant à perturber la scopophilie traditionnelle. Les nombreuses scènes où María s’accroche au corps d’Efraín pour l’empêcher de partir peuvent érotiser la posture de soumission féminine ou au contraire être rendues de telles manières qu’elles la mettent à distance, par exemple, en allant vers une esthétique clownesque.

L’érotisation de la femme soumise est ainsi toujours sous-jacente dans ce texte et contribue à rendre contradictoire son projet tant celui-ci cherche à concilier libération sexuelle des femmes et fantasme androcentré de la femme offerte et donc un retour à l’objectification. L’œuvre maintient une ambiguïté entre traitement critique du désir féminin et flatterie du désir masculin par la spectacularisation de la femme lascive, à la faveur du refus de réification du sens renforcé par le contexte postmoderne. Pourtant, cette posture est susceptible de subir une grande inflexion en fonction de la mise en scène. Les quelques suggestions, inspirées de l’univers rubianien, invitant à des recours au grotesque, à l’abject ou au farcesque ne sont qu’une timide ébauche face aux différentes possibilités artistiques pour que l’imagerie du spectacle concorde davantage avec son projet initial.


Notes

[1] E. P. , Stevens. « El marianismo : la otra cara del machismo en América Latina », Diálogos: Artes, Letras, Ciencias humanas, vol. 10, no 1, février 1974, p. 17-24.

[2] B. I. Gómez de González, « María o la idealización de la realidad », Cuadernos de Literatura, vol. 2, no 3, juin 1996, p. 17-22.

[3] J. C. Galeano Sánchez, « Repensando a María : Esclavismo, antisemitismo y machismo en la obra de Jorge Isaacs », Ratio Juris, vol. 6, no 13, décembre 2011, p. 17-36.

[4] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », Revista Tramoya, no 38, mars 1994, p. 6-7. Le choix a été fait de corriger les nombreuses coquilles de cette édition dans les citations sans les signaler afin de ne pas entraver la lecture. Nous traduisons toutes les citations. « MARÍA 2 : […] Ya llega. […] Un hombre. / MARÍA 3 : De la capital. Efraín se llama. / MARÍA 2 : Viviste con el cuando niña. / MARÍA 3 : El verdadero hijo de los que ahora son tus padres. / MARÍA 2 : Te amará. / MARÍA 1 : ¿Y yo? / MARÍA 2 : Lo amarás. […] Él se marchará. […] / MARÍA 1 : Y si quiero que se quede. / MARÍA 2 : Tal vez. Pero aparte de amarlo nada podrás hacer. / MARÍA 1 : (Se contrae) Algo me duele. / MARÍA 2 : Ya empezaste. Estás enferma. / MARÍA 3 : Todas las muertes son dolorosas. / MARÍA 2 : Aunque sean de amor ».

[5] « Era yo niño aún cuando me alearon de la casa paterna […] » J. Isaacs, María, s. l., Editorial del Cardo, 2003.

[6] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 20. « MARÍA 1 : De qué me sirve ser bella, de qué me sirve querer, arrepentirme, rezar. Por qué soy santa pura, enferma, obediente. / MARÍA 3 : Porque eres María. / MARÍA 1 : María en qué parte, por qué lado. Por qué maldito mandato. Quiero soñar que me desnudo y corro así por el Paraíso pregonando todo mi amor./ MARÍA 2 : Llamándote como te llamas no puedes hablar de desnudeces. / MARÍA 3 : Desnuda llevarías otro nombre. / MARÍA 1 : Sí. María es nombre de mujer vestida (se llaman) María… / MARÍA 2 : María… / MARÍA 3 : María… »

[7] « La premisa de partida fue clara: en nuestra obra, la mujer virginal no será objeto de veneración, sino sujeto de acción. » F. Orjuela, Rubiano, Teatro Petra 30 años, Bogotá, Ministerio de Cultura, 2014, p. 185.

[8] M. Carani, « Le désir au féminin », Recherches féministes, vol. 18, no 2, 2005, p. 9-37.

[9] J. Isaacs, María, op. cit., chap. XIV. (non paginé); « […] la frente contraída revelaba un padecimiento insoportable, y un ligero sudor humedecía las sienes: de los ojos cerrados habían tratado de brotar lágrimas que brillaban detenidas en las pestañas ».

[10] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 6. « MARÍA 1 : Qué me pasó. / MARÍA 2 : Lo de siempre. / MARÍA 3 : Empiezas a palidecer hasta quedar con la cara muerta como la cera. / MARÍA 2 : Luego volteas los ojos, bates la lengua y dejas que la saliva corra por tu cuello. / MARÍA 3 : Dices cuatro o cinco frases inconexas. / MARÍA 2 : Vomitas, pones todo el cuerpo rígido. Respiras ahogada por la baba y al final te desmayas ».

[11] Ibid., p. 26-27. « MARÍA 2 : […] Blasfemo cuando hay que rezar. / MARÍA 3 : Escupo cuando hay que perdonar. / MARÍA 2 : Maldigo si hay que coser. / MARÍA 3 : Me orino si tengo que delirar. / MARÍA 2 : Me río si tengo que escarmentar »

[12] Ibid., p. 29. « MARÍA 3 : (Abalanzándose sobre él. Empujándolo por el pecho) […] ¿Quieres que te diga qué hiciste?, ¿Sabes qué hizo Efraín? / Me levantó en sus brazos. / Me llevó a los aposentos de la suntuosa Hacienda El Paraiso. /  -Propiedad de su padre-  / Me depositó al borde de su cama. / Con un beso de adolescente me levantó la falda. / Tomó mis nalgas entre sus manos. / Tiró hacia abajo sacando mis últimas prendas. / Guardóselas entre su chaqueta. (Gritando) / Y huyó para Europa cruzando el mar / Cuando por mis piernas ya corría miel / Y quería volverme para ti / La mejor y más santa amante del mundo. / EFRAÍN 3: María delirió. / MARÍA 3: Quedé inconclusa. (empujándolo) ¿Qué haré? ¡Dime que hareeeeé! »

[13] « Ellas coren, se aferran a ellos. Se dejan resbalar hasta caer al piso. »Ibid., p. 5.

[14] « aferrándose a los muslos de él  » Ibid., p. 10 et 11.

[15] « La obra fue vista más como un bello poema de amor no expresado, que como esa ruptura que pensábamos iba a darse con nuestros textos acalorados, lúbricos y sangrientos. Había que trabajar más. », Rubiano Orjuela, Fabio. Teatro Petra 30 años. Bogotá : Ministerio de Cultura, 2014, p.186.

[16] Ibid., p. 4, 8, 12, 13, 16, 32.

[17] Ibid., p. 12, il est mentionné qu’ils portent tous les trois des pantalons et des vestes blanches.

[18] « Las tres duermen. María 2 se levanta lentamente y se sienta al borde de la cama, tiene cuidado de no despertar a las otras dos. De la cabecera de su cama, bajo la almohada saca un vestido rojo-pálido, casi rosa, unos zapatos de tacón del mismo color y unos guantes negros. Sin bajar de la cama se quita su bata y se coloca el otro vestuario. »Ibid., p. 8.

[19] « María 1, 2 y 3 van hacia el pasillo, detrás de los arcos donde ahora escurre una cortina de agua, se bañan. Los hombres adoptan poses contemplativas muy clásicas. Por todo el escenario hay reflejos de agua. Ellas terminan de bañarse las batas empapadas van pegadas a sus cuerpos. Caminan lentamente dejándose ver por Efraín 1, 2 y 3 que las dejan cruzar para de inmediato correr por los tendidos de las camas y cubrirlas. » Ibid., p. 15. Nous soulignons.

[20] « En una cama colocada lateralmente detrás de las tumbas aparecen arrodilladas María 1, 2 y 3, de espaldas al público. Se quitan sus batas mojadas, las tiran. Quedan desnudas. […] Comienzan a temblar cada vez más fuerte. » Ibid., p. 16.

[21] L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », dans L. Braudy et M. Cohen (éd.), Film Theory and Criticism : Introductory Readings., Oxford UP, New York, 1999, p. 833-844.

[22] Le « male gaze », Id.

[23] « EFRAÍN 1 : […]Por qué te enfermaste. Así no se puede amar. No pareces María. […] ¿A qué me quedo? Tus labios están poblados de grietas y restos de comida masticada. En el peor de tus momentos, cuando la mitad de tus alimentos te inundan la boca y escurren por tu barbilla, estiras las manos y con una voz extraña me pides que te bese. Besarte sí. Entre gemidos, el aliento infectado y la viscosidad que te recorría desde que comenzó tu enfermedad. La besa. Así te besé. Ahora me voy. No me puedo quedar […] » F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 19.

[24] « MARÍA 2 : […] Solo golpearás en mi tumba y yo saldré, con los ojos llenos de tierra. Me quitarás la tierra de los ojos con ternura y verás dos enormes agujeros con montones de larvas hirviendo (Efraín muy asqueado. Con deseos de vomitar), peleándose por el último pedacito de tejido. » Ibid., p. 31.


Bibliographie

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Représentations obliques du désir féminin dans le roman du second XIXe siècle ou les paravents transparents

Lucie NIZARD

Présentation de l’auteurice : normalienne de l’ENS de Lyon, et agrégée de Lettres modernes depuis 2016, elle prépare actuellement une thèse de littérature française à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Eléonore Reverzy, sur le thème : « Poétique du désir sexuel féminin dans les textes narratifs en prose du second XIXe siècle »
adresse mail : lucienizard@gmail.com

Pour citer cet article : Nizard, Lucie, «Représentations obliques du désir féminin dans le roman du second XIXe siècle ou les paravents transparents », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représenter le désir féminin. Entre texte et image », saison été, mis en ligne le 1er juillet, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/representations-obliques-du-desir-feminin-dans-le-roman-du-second-xixe-siecle-ou-les-paravents-transparents/.


Résumé

Au XIXe siècle où règne la pudeur bourgeoise, qui masque le désir sous les vêtements sévères de la vertu, le sexe devient se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Impossible en effet pour les textes d’exprimer crûment ce tabou suprême qu’est le désir de la femme, laquelle doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. C’est pourquoi les romans ont recours de manière systématique à l’image afin de représenter de manière socialement dicible le désir des femmes. Ecrivains et illustrateurs inventent donc des images rhétoriques ou graphiques à double sens pour dire le désir féminin.

Mots-clés : image-désir féminin – histoire des sexualités – réalisme – naturalisme – Octave Pradels – sociocritique

Abstract

In the XIXth century, writing about women’s desire was impossible, because of the Bourgeois modesty. Writers and illustrators thus created graphic and rhetoric images that expressed female desire in an indirect and playful way.

Keywords: mage – female desire – history of sexualities – realism – naturalism – Octave Pradels – sociocritique


 

Sommaire

Introduction
1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin
2.La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques
2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile
2.2. Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies
3.Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle
4.Les « paravents transparents »
Conclusion – « l’érotisme de la voilette »
Notes
Bibliographie

Introduction

« Si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte1 ! » Ainsi parle Giscon, vieil homme dont la sagesse est presque centenaire, à Salammbô qui vient de commettre le péché de chair. La réaction du personnage de Flaubert n’est pas dictée par l’exotisme du roman, mais reflète la répulsion mêlée de fascination que suscite le désir féminin chez les contemporains.
Dans le second XIXe siècle en effet règne la pudeur bourgeoise qui dissimule le désir féminin sous les vêtements sévères de la vertu. Le sexe devient une obsession et se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Michel Foucault avance ainsi l’hypothèse d’une multiplication des références à la sexualité, sous couvert de décence : « Sur le sexe, les discours – des discours spécifiques, différents à la fois par leur forme et par leur objet – n’ont pas cessé de proliférer : une fermentation discursive qui s’est accélérée depuis le XVIIIe siècle2. » Le XIXe siècle ne peut pas aborder directement le désir, et encore moins le désir féminin ; sous cette censure se cache une obsession qui ne cesse de mettre en mots de manière oblique la sexualité féminine.
Puisque les discours sur le désir sexuel féminin sont omniprésents mais toujours masqués, il est impossible pour les textes romanesques d’exprimer crûment ce tabou suprême ; la femme doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. Pourtant, de Madame Bovary à Nana en passant par Germinie Lacerteux ou encore Une Vie, le thème du désir féminin est l’un des principaux topoï des romans du second XIXe siècle. Comment les textes du second XIXe siècle et leurs illustrations contournent-ils l’interdit qui pèse sur l’expression directe de la sexualité féminine, pour en faire un de leurs objets de réflexion privilégié, sans blesser la pudeur de leur temps ?
Nous verrons ici que les romanciers et les illustrateurs ont recours de manière systématique à l’image et au déplacement afin de représenter de manière socialement acceptable le désir des femmes. Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents » prétendument pudiques les innombrables images et déplacements qui disent le désir de manière faussement voilée. Il s’agira donc d’analyser ce rapport ambigu des romanciers naturalistes aux images qu’ils emploient pour évoquer le désir féminin sans le décrire explicitement, utilisant la métaphore à la fois comme un voile pudique – rendant possible l’expression du désir féminin sans trop malmener la bienséance – et comme le moyen d’un dévoilement érotique (voire pornographique) pour qui sait lire entre les lignes.
Nous nous intéresserons donc dans un premier temps à cette injonction paradoxale à la décence, à travers laquelle les romanciers tentent de légitimer leur peinture du désir féminin. Puis, nous verrons en détails comment les romanciers utilisent les détours de l’image rhétorique pour peindre le désir féminin, en nous intéressant d’abord aux métaphores puis aux métonymies qu’ils emploient. Nous nous pencherons ensuite sur l’articulation entre texte et image, en prenant cette fois le terme « image » non dans son sens rhétorique, mais dans son acception graphique. On interrogera donc le rapport entre texte et illustration, afin de savoir si les mécanismes de représentation oblique du désir féminin sont similaires entre images textuelles et images visuelles. Enfin, nous développerons notre thèse des « paravents transparents », en montrant que les images rhétoriques et graphiques du second XIXe siècle jouent de cette technique du montré-caché pour le plus grand plaisir du lecteur.

1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin

Le roman du second XIXe siècle, et tout particulièrement le roman naturaliste, se prétend un genre sérieux. Il a pour projet de révéler la vérité du réel, avec une véracité scientifique qui n’omettrait aucun aspect du monde ni de l’humanité, y compris donc le désir féminin. Selon Marc Angenot, en cette fin de XIXe siècle, « le romancier, spécialiste incontesté des passions et de la vie intime, semble ne jamais douter de l’étendue de son savoir sur le désir, les femmes, les perversions, etc3. » Cette exigence de peindre tous les éléments du réel, même les plus tabous, vaut au naturalisme une réputation de « littérature putride4 ». Ces romans sont ainsi accusés, en particulier à cause de leur peinture soi-disant très crue de la sexualité féminine, de fouiller les dessous sales de la société, à l’instar de Gervaise, la blanchisseuse de Zola qui remue avec volupté le linge de corps souillé de ses clients. Ces descriptions du désir féminin dérangent les contemporains de manière très violente si l’on en croit leurs réactions – que l’on songe aux cabbales que déclenchent les parutions des ouvrages de Zola. L’on trouve ainsi dans Nana plusieurs scènes obscènes voulues, qui montrent, selon l’expression zolienne, « Toute une société se ruant sur le cul5. » Comme le rappelle Henri Mitterand dans la préface de l’ouvrage, cette obscénité du roman fit scandale : « La critique, pour sa part, daubait sur ‘cette gueuse subalterne’ (Paul de Saint-Victor), promettait à Zola le destin de Sade – l’enfermement à Charenton -, lui reprochait de ‘n’avoir pas tenu compte de cette invincible conscience qui palpite dans le corps de la créature la plus flétrie’ (Louis Ulbach)6 ». Sur le même ton, lors du célèbre procès de Madame Bovary, le procureur Pinard a accusé Flaubert d’avoir outragé les mœurs par son portrait d’une femme désirante : « Chez lui point de gaze, point de voiles, c’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité7. »
Pourtant, lorsqu’on se penche plus attentivement sur les textes, force est de constater la présence de « gaze » ou de « voiles » lorsqu’est abordée la sexualité féminine. En effet, si les écrivains rêvent une transparence du dire, ils opèrent pourtant une opacification dans les représentations du désir féminin. Ils le désignent à la fois comme un grand coupable de la décadence de leur société, et prétendent donc le dénoncer, l’exhiber au grand jour, et en même temps ils ne cessent de le déguiser. La volonté de « tout dire » semble donc n’être qu’une utopie, puisque les textes eux-mêmes insistent sur la défense d’aborder le sujet de la sexualité. Ainsi, Zola lui-même n’échappe pas à cette contradiction, lorsqu’après avoir tant défendu l’impératif de tout peindre, il souligne dans un article que l’écrivain se doit d’éviter les sujets trop obscènes :

Savez-vous que les magistrats osent beaucoup plus que nous, les romanciers ? Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux. […] Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger. Entre les magistrats et les écrivains, il n’y a qu’une différence, c’est que parfois les écrivains laissent des œuvres de génie. Ainsi, donc, mes amis, il faut confesser notre impuissance : nous n’irons jamais à ce degré de vérité dans l’atroce8.

La même année 1880, qui est aussi celle du scandale de Nana, se réclamant de « notre fameux esprit français9 », esprit de galanterie voire de gauloiserie, Zola soutient que les véritables écrivains « vont à la vérité, au chef-d’œuvre, malgré tout, par-dessus tout, sans s’inquiéter du scandale de leurs audaces10 . »
Il y a donc bien une contradiction interne dans le discours des romanciers naturalistes sur la peinture de la sexualité féminine, tiraillés entre d’une part l’impératif didactique qui vise à délivrer un savoir sur le réel tout entier, fût-il scandaleux, et d’autre part l’impossibilité d’enfreindre tout à fait la décence. C’est pourquoi ces écrivains ont trouvé dans leur écriture un compromis qui permet de dépasser cette aporie : en inventant des détours rhétoriques pour exprimer la sexualité féminine sans la nommer, ils ont ainsi mis en œuvre ce que Marc Angenot nomme des « stratégies de dépassement des limites du scriptible11 ». Au niveau microtextuel, ces stratégies résident dans l’usage systématique des figures du déplacement que sont la métaphore et la métonymie ; l’image apparaît ainsi, selon la formule de François Kerlouégan, comme un « processus d’effacement plus riche12 » qui permet à la fois de voiler et de donner à voir.

2. La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques

2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile

L’usage de la figure de style imagée qu’est la métaphore, comparaison sans mot de comparaison, permet de décrire le désir féminin de manière oblique puisque cette figure mentionne le comparant en omettant le comparé, ici indicible. Se met ainsi en place un code très clair, dont ni les personnages ni le lecteur ne sont dupes, mais qui permet de sauver la décence. Dans Le roman d’une honnête femme, Cherbuliez nous livre un dialogue symptomatique de ce phénomène où le voile des mots ne sert pas à masquer le sens :

Il tordit sa moustache et me sonda du regard.
« Non, non, poursuivis-je, la bonne providence m’a fait une vie facile, je ne la veux pas changer. Je suis craintive et défiante. J’aimerais à voir la mer, mais je ne me soucie pas de naviguer.
– Les naufrages par imprudence sont les plus communs, me répondit-il d’un ton bref. Le point est de bien choisir son pilote.
– En est-il de bons ? repartis-je. Les meilleurs s’endorment ou s’oublient à regarder les étoiles ; d’autres ont le goût des émotions et appellent tout bas les tempêtes et les écueils. Le plus sûr est de ne pas s’embarquer13 . »

Ici, la métaphore nautique est sans équivoque, et permet une audace verbale interdite par les convenances : elle autorise en effet une jeune fille vierge à exprimer sa curiosité sexuelle – « J’aimerais voir la mer ») – puis à se refuser à son fiancé en soulignant le danger qu’il y a à s’abandonner à un homme.
Outre l’image nautique, récurrente dans la littérature du second XIXe siècle, un très large réseau de métaphores topiques permet de coder les allusions au désir féminin de manière très aisément déchiffrable pour le contemporain, habitué à ces détours du langage.
Certaines de ces métaphores ont une valeur euphémistique : elles servent à atténuer une réalité jugée choquante. L’emploi très fréquent du verbe en tournure pronominale « s’abandonner » permet d’atténuer l’idée scandaleuse pour les contemporains d’une femme qui prendrait une part active à sa sexualité.
D’autres métaphores ont une fonction esthétique et sémantique, qui s’ajoute à leur fonction de voilement de la sexualité. Nombreuses sont les métaphores comparant implicitement la sexualité féminine à l’un des quatre éléments. Le désir féminin est ainsi tantôt semblable au feu – Flaubert souligne « le brûlement de la peau14 » de Madame Bovary – tantôt au vent, comme dans cet extrait de Germinie Lacerteux : « un vent du midi passait, un de ces vents d’énervement, fauves et fades, qui soufflent sur les sens et roulent dans du feu l’haleine du désir. Sans savoir d’où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son corps quelque chose pareil au chatouillement d’une pêche mûre contre la peau15 »). Si le feu est associé aux sorcières, donc à une sexualité féminine maléfique et destructrice, l’eau au contraire exprime une sexualité féconde et protectrice, souvent rapprochée de la fonction maternelle, comme dans ce passage de Michelet sur Isis fécondée par son époux Osiris, le Nil :

C’est l’eau, un déluge d’eau, une mer prodigieuse d’eau douce qui vient de je ne sais où, mais qui comble cette terre, la noie de bonheur, s’infiltrant, s’insinuant en ses moindres veines… la plante rit de tout son cœur quand cette onde salutaire mouille le chevelu de sa racine, assiège le pied, monte à la feuille, incline la tige qui mollit, gémit doucement. Spectacle charmant, chaîne immense d’amour et de volupté pure. Tout cela, c’est la grande Isis, inondée de son bien-aimé16 .

La métaphore de l’eau permet à Michelet une peinture très audacieuse d’une scène sexuelle du point de vue féminin, insistant notamment sur le plaisir, qui est indicible de manière directe.
Comme l’eau, la terre est un comparant souvent associé à une axiologie positive qui permet de souligner la fécondité et le caractère nourricier de la femme, dont la sexualité est excusée car elle est subordonnée à son rôle maternel. On retrouve cette métaphore de la terre-femme désirante chez Zola, en particulier dans La Terre ou Fécondité. Cette métaphore topique pour figurer le désir féminin métamorphose ce dernier en puissance tellurique, et permet de souligner son aspect inhumain ou surhumain en lui conférant une force profonde hyperbolique.
La dernière métaphore, parmi de nombreuses autres que nous avons choisies d’étudier ici, est celle de l’ivresse. La femme désirante est souvent présentée comme ivre, ce qui donne une explication rationnelle à l’inaudible état d’excitation physiologique produit par le désir. Il est ainsi dit de Madame Bovary éprise de Rodolphe que « son âme s’enfonçait en cette ivresse17 ». Cette métaphore permet d’attribuer le désir féminin à une altération de son comportement qui n’aurait rien de naturel et serait liée à un vice condamnable (l’alcoolisme étant un équivalent décent de la luxure).
Les romanciers du second XIXe siècle usent donc de métaphores variées pour décrire de manière oblique mais lisible le désir sexuel féminin. Tantôt mélioratives, tantôt péjoratives, ces métaphores remplissent à la fois une fonction esthétique et une fonction idéologique, puisqu’en même temps qu’elles revêtent d’un voile imagé le désir féminin, elles permettent d’éviter les mots considérés comme honteux de la sexualité. Elles délivrent un sens supplémentaire en introduisant un comparant dont le sens influe sur la vision du désir féminin qui est livrée. Autre détour rhétorique par une image oblique qui enrichit le message idéologique porté par le texte, la métonymie est régulièrement employée par les romanciers qui cherchent à représenter le désir féminin de manière indirecte.

2.2 Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies

La métonymie est une figure de style qui consiste à remplacer un terme par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu. Les romanciers du second XIXe siècle l’utilisent de manière massive pour faire une peinture déguisée de la sexualité féminine puisqu’elle permet de la dire d’une manière élégamment détournée. Par exemple, dans Madame Gervaisais, les frères Goncourt déplacent le désir sexuel indicible de leur héroïne sur les fleurs : « À regarder un camélia luisant et verni, une rose aux bords défaillants, au cœur de soufre où semble extravasée une goutte de sang, ses yeux avaient une volupté18 . » Dans le même ouvrage, c’est le détour par la religion qui permet d’écrire les termes crus du désir féminin, déplacés dans la rhétorique mystique qui est familière de ces emprunts. Cette métonymie n’est pas une voie plus décente pour peindre la sexualité ; elle est sacrilège et provocante, puisqu’au lieu de sacraliser la sexualité, elle sexualise le sacré :

Sa vie, elle ne la vivait plus dans le sang-froid et la paix de sa vie ordinaire ; elle la vivait dans l’émotion indéfinissable de ce commencement d’amour qui s’ignore, de ce développement secret et de cette formation cachée d’un être religieux au fond de la femme, dans sa pleine inconscience de l’insensible venue en elle des choses divines et de leur intime pénétration silencieuse, comparée, par une exquise et sainte image, à la tombée, goutte à goutte, molle et sans bruit, d’une rosée sur une toison19 .

On reconnaît le champ lexical de l’acte sexuel dans ce passage caractéristique de la mystique des hystériques, avec notamment l’expression équivoque « intime pénétration », dont l’adjectif qualificatif épithète appuie le sémantisme charnel. La clausule du passage accentue encore le sémantisme sexuel, en employant une image peu commune, celle de la rosée tombant sur une « toison » ; le sens de cette image est difficile à élucider autrement que comme une métaphore précieuse de la manifestation physiologique du désir féminin, d’autant que la « toison » est un terme appartenant au champ lexical du sexe féminin. Cette métonymie du mysticisme pour exprimer les réalités corporelles les plus crues de la sexualité féminine est extrêmement récurrente. On retrouve cette sexualisation du divin dans Madame Bovary, où la crise mystique de l’héroïne correspond à une progression de son hystérie. Dans l’art pictural de la même époque, la sexualité féminine est bien souvent représentée par le biais de sujets religieux qui mettent en parallèle désir céleste et désir terrestre, à l’instar de la Madeleine dans le désert de Delacroix.
Autre exemple de métonymie, plus moderne celle-ci : la bicyclette. Cette invention toute neuve suscite à la fin du siècle de lourdes appréhension morales ; la rhétorique romanesque inscrit ce véhicule dans l’axiologie négative du péché, reflétant et alimentant ainsi les angoisses contemporaines :

Et, derrière la baraque, la mère surprit encore Thérèse et Grégoire ensemble. Lui tenait d’une main sa bicyclette, dont il devait expliquer le mécanisme ; tandis qu’elle, figée d’admiration et de convoitise, regardait la machine de ses yeux de péché. Elle ne put résister au désir, il la soulevait toute rieuse dans ses bras de petit homme, pour l’asseoir une minute sur la selle, lorsque la terrible voix de la mère éclata : « Sacrée gueuse, qu’est-ce que tu fais là encore ? Veux-tu bien vite revenir, ou je vais te régler ton compte20 ! »

Zola, fervent amateur de bicyclette, reprend le topos d’un moyen de locomotion puissamment indécent, car il s’enfourche à califourchon (posture impensable pour une jeune fille) ; il en fait pourtant la promotion dans Paris, à travers le personnage de Marie, jeune fille moderne idéale et cycliste, quelques années plus tôt. L’emploi du champ lexical du péché au sujet de la bicyclette n’est donc guère à prendre au pied de la lettre : la bicyclette n’est en effet qu’un prétexte correct pour exprimer le désir qui circule dangereusement entre Thérèse et Grégoire. Cette peinture de l’initiation à la sexualité des deux grands enfants est rendue possible grâce au détour par le blâme socialement très répandu de la bicyclette, véhicule perçu comme obscène et sur lequel circulent nombre de plaisanteries grossières, qui code alors clairement la sexualité.
Les contemporains ne cessent de mettre en doute la moralité des sports féminins, en particulier de la danse, considérée comme un préliminaire à la lascivité, un excitant néfaste aux femmes que l’on croit excessivement nerveuses. Dans Madame Bovary, c’est lors de sa valse au château de la Vaubyessard que l’héroïne éprouve ses premiers frissons sensuels. Une autre héroïne de Flaubert, Salammbô, connaît également une initiation à la sensualité par le biais de la danse. En effet, juste avant sa première nuit de plaisir, elle effectue une danse préparatoire qui est une figuration proleptique mais également métonymique de l’acte sexuel à venir, ellipsé par le roman. On notera que les détours métonymiques que Flaubert s’impose pour décrire le désir féminin dans ses romans ne se retrouvent guère dans sa correspondance ou dans ses récits de voyages, beaucoup plus explicite : ces circonvolutions apparaissent comme des stylèmes romanesques, liés aux conditions sévères de la réception.
On trouve donc dans Salammbô une défloration imagée juste avant la défloration réelle, qui n’est pas décrite. Le détour par la métonymie permet des audaces impossibles dans la scène suivante ; Salammbô prend, avec son serpent et face à son grand prêtre, des initiatives de séduction presque lubriques, tandis que face à Mathô son attitude est décrite comme passive :

Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long du mur, rampa entre les étoffes épandues puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue […]. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, elle se sentait mourir21 .

La métonymie de la danse sensuelle autour du serpent code de manière très claire un acte sexuel. Si le serpent est une figure du sexe masculin lui-même, on notera que presque toutes les formes verbales de la fin du paragraphe sont empruntées au lexique du coït, s’achevant par une « petite mort » : « prenant », « se renversait sous », « l’envelopper » « palpitaient », « serrait », « haletait », « se sentait mourir ». Les éléments du décor eux-mêmes sont gagnés par ce champ lexical, dans une cosmologie sexualisée où les étoiles palpitent ; cette métonymie du lieu qui exprime le désir du personnage féminin est reprise constamment par la littérature réaliste et naturaliste, où le lieu figure celui qui l’habite. Ainsi dans La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, le jardin du Paradou est un Eden où la nature encourage et exprime les désirs des amants, de même que la serre de Renée dans La Curée. La métonymie peut également être météorologique. Dans Une page d’amour, l’orage qui s’abat sur Paris figure le désir d’Hélène, l’héroïne qui reste muette sur ses tentations.
Souligner la gourmandise d’une femme est souvent une manière de pointer son appétit sexuel en des termes équivoques. Nana suce de petits bonbons, Emma « lèch[e] à petits coups le fond du verre22 », quant à Germinie, son corps réclame des plaisirs plus étranges, désirant « du charbon même, qu’elle grignotait avec les goûts dépravés et les caprices d’estomac de son âge et de son sexe23 . »
Enfin, un autre type de déplacement consiste à désigner une partie du corps décente pour parler en réalité du sexe féminin. Souvent, la chevelure peut ainsi être comprise comme une métonymie, surtout lorsque l’on voit le plaisir disproportionné qu’éprouvent les femmes à ce qu’on leur caresse les cheveux, partie du corps insensible s’il en est, à l’instar d’Emma Bovary qui se pâme lors d’attouchements capillaires : « elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure24 . » Dans L’Education sentimentale, Frédéric identifie également les cheveux de sa maîtresse comme le lieu de sa sensualité : « Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée25 . »
Le ventre est la partie du corps qui fait référence le plus directement au sexe féminin, comme dans cette scène de masturbation où la voluptueuse Fernande se caresse le ventre : « Ses petites mains longues et douces remontaient lentement sur les cuisses, s’arrêtant au ventre, redescendaient, se glissaient partout, en une flatterie légère, à peine appuyée, puis remontaient encore26 . »
Les métonymies qui disent le désir sont nombreuses et toutes porteuses de sens spécifiques, reflétant généralement un aspect du discours social sur la sexualité féminine. Elles remplissent à la fois des fonctions d’esthétisation et de dissimulation décente du corps féminin. Dans sa nouvelle « Une partie de campagne », Maupassant figure, avec une ironie dont la gaillardise est osée, la jouissance du personnage de la jeune fille à travers le chant d’un rossignol. Une métonymie courante consiste à représenter la sexualité d’un animal femelle pour dépeindre par ricochet le désir des humaines. Encore une fois, cette métonymie traduit les mentalités des contemporains, et plus particulièrement l’idée tenace selon laquelle la femme désirante se transforme en bête, ainsi que le résume avec une condescendance émoustillée Catulle Mendès : « Ô bestialité divine de l’adorable femelle humaine27 ! »
Le chat est l’animal par excellence qui sert à traduire en termes audibles la sexualité féminine. Le terme de « chat » désigne en effet le sexe féminin, et il est employé en ce sens au masculin au XIXe siècle. Le double sens est évident dans cet extrait de La Joie de Vivre de Zola :

Cette minouche était une gueuse, qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement, elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehors qu’avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deux et trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on voyait luire dans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matous de Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme une traînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu’elle se léchait pendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air de princesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraître s’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on la trouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans un coin de son tablier, pour les jeter à l’eau. Et le Minouche, mère détestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en être débarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle se léchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où, dévergondée dans les coups de griffes et les miaulements, elle allait en chercher une ventrée nouvelle28 .

La métonymie qui dépeint par divers déplacements (sur les animaux, les fleurs, la religion, la danse, un lieu, la météorologie, ou encore sur une autre partie du corps ou la tenue vestimentaire) l’indicible désir féminin remplit diverses fonctions : elle permet de concilier peintures scientifique et satirique (ainsi de la Minouche nymphomane), mais aussi pédagogie et érotisme. Elle est un voilage tout en transparence, qui dérobe les mots du désir moins pour préserver la décence que pour leur conférer le charme clandestin des belles masquées que l’on reconnaît sans même lever leur loup de velours.

3. Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle

On retrouve le même jeu de codage pour les images graphiques que pour les images textuelles. Nous le montrerons ici à travers l’exemple du recueil du chansonnier Octave Pradels de 1890, intitulé Pour dire entre hommes, illustré par des gravures de Paul-Adolphe Kauffmann. Dans ce recueil, la majeure partie des chansons sont grivoises, et multiplient les plaisanteries sur le désir féminin ; chaque chanson est accompagnée d’une ou plusieurs gravures. Les illustrations représentent presque toujours le sens littéral de ces chansons dites « voilées29 », gommant la signification sexuelle sous des dehors respectables, mais offrant toujours la possibilité d’une double lecture à qui sait les lire. Par exemple, la chanson « Le déjeuner de minet » comporte le texte suivant :

Dans ce déjeuner matinal, / Il ne mange pas, il dévore ! / Ce qu’il faut à mon carnivore, / Ce n’est pas un morceau banal. / Aussi, voyez comme il le guette ! / Sa gueule, qui va le saisir, / Est tout humide… et le désir / Fait gonfler sa rose languette. / Plein de gourmande volupté, / Il frémit… Son poil a la fièvre… / Enfin, je présente à sa lèvre / Le déjeuner tant convoité. / Il fond dessus comme un corsaire ! / L’engloutissant presque en entier. / Tel un formidable épervier / Etreint le moineau dans sa serre ! […] / Alors, il se couche, ravi ; / Tout pantelant, il se repose, / Mais sa voluptueuse pose / Prouve qu’il reste inassouvi. […] / Aussi, de ce chat, je suis fou ! / Soir et matin je le câline. / Détail : seul, dans la gent féline, / Mon Minet a l’horreur du mou30 !

Le chat affamé de cette chanson fait écho à la Minouche zolienne. Certes, les deux textes ont des visées différentes, le premier se prétendant sérieux et visant à dépeindre la nature dans toute sa vérité, et le second étant ouvertement grossier et destiné à être « dit entre hommes ». Pourtant, ils ressortissent de la même symbolique, faisant du chat une figure oblique de la femelle humaine à la sexualité débridée et gourmande. Si nul n’est dupe de ce double sens fort courant (du moins pas les hommes censés dire ce texte), les gravures qui illustrent cette chanson représentent de petits chats dégustant leur pâtée, avec un code illustratif qui évoque le livre pour petite fille.

KAUFFMANN, Paul-Adolphe, « Le déjeuner de Minet » in PRADELS Octave, Pour dire entre hommes, Paris : C. Marpon et Flammarion, 1889, p.232. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Le décalage est flagrant entre le sens du texte et la gravure, qui l’édulcore en ignorant les sous-entendus qui font tout son piquant.
On retrouve le même fonctionnement pour toutes les gravures du recueil qui prennent les textes dans leur sens littéral, comme le ferait le plus candide des lecteurs. Il en est ainsi de la chanson intitulée « La Prise de la Bastille », où le narrateur masculin initie l’innocente Ninon à la sexualité à travers une métaphore guerrière topique :

Je vais vous dire, étant savant
(Lui répondis-je) et bon stratège,
Comme on s’y prend pour faire un siège.
Mettez-vous là, sur le divan…
Vous figurez la place forte,
Moi, l’assiégeant audacieux31

Là encore, la gravure prend comme la jeune fille la métaphore au pied de la lettre, gommant non seulement le sémantisme sexuel, mais la présence féminine elle-même, en représentant un soldat face à une explosion (que l’on peut certes lire comme une image codée du rapport sexuel violent, ou d’un désir féminin volcanique).

« La Prise de la Bastille », Idem, p.81. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Une des seules représentations du corps féminin nu dans le recueil apparaît dans la chanson « Ma Lune32 », où la gravure montre une femme nue de dos. Ici, l’image est représentable car elle code le désir masculin vis-à-vis du corps féminin, et non l’inverse. Mais deux pages plus loin, lorsque la femme n’est plus uniquement objet mais également sujet sexuel, on trouve la représentation d’une véritable lune, dans un style nettement plus enfantin, qui vient illustrer un texte pourtant encore plus osé.

« Ma Lune », p.52. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Dans tout le recueil, si les images textuelles sont parfois extrêmement lestes, jamais les images visuelles impliquant une représentation du désir féminin ne vont au-delà du baiser, comme dans cette illustration de « Mossié et Médème Bobsonn33 » :

« Dans le [sic] amour les Anglais, / Ils épataient les Français ! », « Mossié et Médème Bobsonn », Idem, p.216. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Dans la chanson, c’est la femme qui presse son mari avec une insistance présentée comme comique, tandis que dans son illustration c’est le mari qui semble actif dans la demande sexuelle. L’image moralise, édulcore mais également suggère malicieusement le discours que tient le texte sur le désir sexuel féminin.
Ce rapport texte / image chez Pradels et Kauffmann nous apparaît comme paradigmatique d’une relation voilée entre le sens du texte et les images dans cette seconde moitié du XIXe siècle, que ces images soient textuelles ou graphiques. Il revient au lectorat masculin de décoder avec un plaisir érotique ce rapport allusif des images au texte.

4. Les « paravents transparents »

Dans les imaginaires du second XIXe siècle, un réseau d’images devenues topiques se développe. Bien vite certaines représentations deviennent des lieux communs qui codent le désir féminin de manière transparente pour le lecteur, tout en préservant la décence pour les éventuelles jeunes filles qui tomberaient par hasard sur un de ces passages sans pouvoir, croit-on, en pénétrer le double sens. Cela entraine pour les lecteurs masculins (et peut-être pour de secrètes lectrices) un véritable plaisir du décodage, qui réside dans la compréhension du double sens des images d’apparence respectable dont ils s’évertuent – ou s’encanaillent – à décrypter le message sexuel.
Ces figures ne servent donc point uniquement à contourner la censure, qui n’est d’ailleurs pas plus dupe que les lecteurs ; comme le résume Marc Angenot : « l’obscénité se présente à nous sous la forme d’une métaphore filée, d’une devinette à la fois blasphématoire et osée, où le sexuel est transcodé dans un énoncé cryptique, inintelligible s’il tombe dans des mains ‘innocentes’, exigeant du lecteur une exégèse gaudriolesque34 . »
C’est souvent un usage subtil de l’ironie qui permet de contourner l’interdit de la représentation du désir féminin. Dans ce régime de l’allusion, il s’agit, pour le lecteur, de n’être pas dupe du sens littéral du texte. D’après Philippe Hamon, dans l’ironie littéraire, « la figure de rhétorique tient lieu, par sa gesticulation sémantique voyante, de la mimique absente de la figure absente de l’énonciateur35 . » Le lecteur s’appuie donc sur les figures du texte pour devenir un « restaurateur d’implicite36 », et le double sens du texte repose sur une connivence entre le lecteur et l’auteur – généralement tous deux masculins.
Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents37 » – nous empruntons cette heureuse expression à Eléonore Reverzy – les innombrables figures qui disent le désir de manière faussement voilée. Mais l’audace de ces paravents est qu’ils sont transparents : il ne s’agit pas de cacher tout-à-fait derrière le voile des mots la vérité nue du corps féminin désirant, mais bien plutôt de placer le lecteur en posture de voyeur, dans un jeu délicieux de montré-caché où la sexualité féminine se laisse entrevoir derrière la gaze légère – voire leste – d’images translucides pour les yeux avisés et aguichés des messieurs sérieux. Dans Dinah Samuel, l’héroïne inspirée par Sarah Bernhardt est une actrice et cocotte, qui compare son métier à celui de son amant écrivain : comme la fille, le romancier décollette sa rhétorique juste assez pour suggérer davantage, tout en jouant la comédie de l’honnêteté : « Tu brodes des variations sur la comédie actuelle ; tu fais appel, pour cacher la vérité, de telle manière qu’elle reste nue, aux ressources de ton imagination. Ne te suis-je pas semblable ? J’ai recours à la séduction des toilettes, pour ceux qui ont beaucoup d’argent, aux caprices fous qui empoignent, aux élégances et trucs intimes qui retiennent38 . »
Les sévères descriptions du désir féminin que nous offrent les naturalistes sont bien plus ambiguës qu’ils ne voudraient nous le faire croire : ces écrivains dissimulent derrière des paravents rhétoriques décents le plaisir pris à décrire le désir féminin, excusant par l’érudition la dimension pornographique de ces passages qui tiennent le lecteur en haleine. C’est ce qu’Eléonore Reverzy nomme la « pornographie sérieuse39 ».
D’aucuns souligneront l’hypocrisie d’une littérature pudibonde, qui se refuse à dire tout haut les choses du sexe tout en les murmurant avec sensualité à qui sait les entendre, par le détour d’images masquées. Nous voyons surtout, dans cette dialectique du montré-caché, un plaisir ludique à la fois pour le lecteur et pour l’auteur. La lecture devient dès lors une aventure érotique, comme pour cette jeune personne trop émue par des romans prétendument sérieux :

Elle attendait dans une pièce qui touchait au corridor, que M. Georges eût déposé son livre. Aussitôt que, la porte du salon ouverte, elle l’entendait causer avec sa mère, elle sortait de sa cachette, se glissait à pas muets dans le corridor qu’elle traversait dans son entier sans faire crier un grain de poussière, s’emparait du livre tentateur qui était là sur la table tout contre la fontaine, entre la serviette et le savon, le cachait dans un des plis de sa robe et s’en allait avec les mêmes précautions jusque dans sa chambre, où elle dévorait quelques pages avec une ardeur inouïe.
Elle était en proie avant, pendant et après ces expéditions, à une émotion qui la rendait tremblante, et à une surexcitation nerveuse qui lui donnait une finesse d’ouïe telle qu’elle percevait les moindres bruits et ne se laissait jamais surprendre. Il serait impossible, par exemple, de dire combien de rougeurs subites et de frissons l’envahirent tout à coup40 !

Le lecteur des passages traitant de la sexualité féminine au XIXe siècle est semblable à cette vierge lectrice, qui rougit à chaque métaphore en déshabillé, et frissonne devant d’aphrodisiaques métonymies.

Conclusion – « l’érotisme de la voilette »

Romanciers et illustrateurs du second XIXe siècle ont réussi le pari paradoxal de représenter l’irreprésentable désir féminin, par un jeu subtil entre le sens des textes et leurs images, qu’elles soient graphiques ou visuelles. L’articulation est virtuose entre un sémantisme sexuel caché, et des images qui sont un voile utilisé afin de rendre le désir féminin décent, c’est-à-dire lisible, ou visible. Les représentations textuelles et visuelles obéissent au même mécanisme de montré-caché, que l’on pourrait nommer un « érotisme de la voilette » : c’est un voilement élégant mais transparent du sens, qui comme la voilette dissimule juste assez le désir féminin pour attiser la curiosité des voyeurs. Nombreux sont les textes qui s’exclament d’ailleurs en substance : ô les yeux brillants des sensuelles élégantes à la voilette ! La volupté féminine peut ainsi être décrite avec un grand luxe de détails, tout en restant ce que Zola désigne avec une pudeur toute feinte, dans sa Curée ailleurs très explicite, le « plaisir sans nom41 ».

POUGY, Liane de, (DIR.), L’Art d’être jolie : publication hebdomadaire illustrée, « Le charme de la voilette », Paris : Librairie universelle, 10 août 1904. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.


Notes

1 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Charpentier, 1879, p.229.

2 – FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, p.26.

3 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle-Epoque. Bruxelles, : Labor, 1986, p.127.

4 – ULBACH, Louis. « La littérature putride ». Le Figaro, 23 janvier 1868.

5 – Cité par MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.14.

6 – MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.17.

7 – PINARD, Ernest. « Réquisitoire contre Madame Bovary », Madame Bovary : moeurs de province (Édition définitive) / Gustave Flaubert ; suivie du réquisitoire [de Ernest Pinard]. Paris : Charpentier, 1879, p.404.

8 – ZOLA, Emile. « De la moralité dans la littérature », Le Messager de l’Europe, octobre 1880, Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, t.9, p.450.

9 – ZOLA, Emile. « La littérature obscène », Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, T.9, 1880, p.487.

10Idem, p.486.

11 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. op. cit., p.175.

12 – KERLOUEGAN, François. Ce fatal excès du désir, Poétique du corps romantique. Paris : Champion, 2006, p.433.

13 – CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 (1880), p.60.

14 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. Paris: Garnier-Flammarion, 1969, p.204.

15 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux. Paris : Garnier-Flammarion, 1990, p.204.

16 – MICHELET, Jules. La Bible de l’Humanité. Paris : Chamerot, 1864, p.291.

17 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. op.cit., p.219.

18 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Madame Gervaisais. Paris : Gallimard, Folio, 1982, p.88.

19Idem, p.172.

20 – ZOLA, Emile. Fécondité. Paris : Fasquelle, 1899, p.547.

21 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô, op. cit., p. 209.

22 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.56.

23 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux, op.cit., p.89.

24 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.253.

25 – FLAUBERT, Gustave. L’Education sentimentale. Paris : Folio Classiques, 1972, p.222.

26 – ZOLA, Emile. Travail. Paris : Fasquelle, 1901, p.359.

27 – MENDES, Catulle. Monstres parisiens. « Jeunes mères ». Paris : Flammarion, 1883, p.300.

28 – ZOLA, Emile. La Joie de vivre. Paris : Garnier-Flammarion, 1999, p.78.

29 – Voir GAUTHIER, Marie-Véronique. Chanson, sociabilité et grivoiserie au XIXe siècle. Paris : Aubier, 1992.

30 – PRADELS, Octave. Pour dire entre hommes, « Le déjeuner de Minet ». Paris : C. Marpon et Flammarion, 1890, pp. 229-233.

31Idem, « La Prise de la Bastille », p.82.

32Idem, « Ma Lune », p.52 et 54.

33Idem, « Mossié et Médème Bobsonn », p.216.

34 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé, op. cit., p.44.

35 – HAMON, Philippe. L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique. Paris, Hachette supérieur, 1996, p.151.

36Ibid.

37 – Nous empruntons l’expression à Eléonore Reverzy ; voir REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=13399, consulté le 17/12/2018.

38 – CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, p.139.

39 – REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, op. cit., consulté le 17/12/2018.

40 – AGHONNE, Justine Mie d’., Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, p.42.

41 – ZOLA, Emile. La Curée. Paris : Le Livre de poche, 1996, p.219.


Bibliographie

SOURCES PRIMAIRES :

 D’AGHONNE, Justine Mie. Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, 400 p.

CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, 436 p.

CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 [1880], 424 p.

FLAUBERT, Gustave. L’Education sentimentale. Paris : Folio Classiques, 1972, 502 p.

FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. Paris: Garnier-Flammarion, 1969, 441 p.

FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Charpentier, 1879, 382 p.

DE GONCOURT, Edmond et Jules. Germinie Lacerteux. Paris : Garnier-Flammarion, 1990, 308 p.

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Le désir-asymptote dans Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen : Le lieu des rendez-vous manqués

Caroline HOGUE

Caroline Hogue est candidate au doctorat à l’Université de Montréal, où elle a également complété ses études de maîtrise. Ses recherches portent sur la littérature du XXe siècle, plus particulièrement sur la question du sacrifice. Elle est coordinatrice du centre de recherche Figura – UdeM et collabore à un projet de recherche sur le roman de genre au féminin.
caroline.hogue@umontreal.ca

Pour citer cet article : Hogue, Caroline, « Le désir-asymptote dans Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen : Le lieu des rendez-vous manqués», Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/le-desir-asymptote-dans-sur-le-champ-dannie-le-brun-et-toyen-le-lieu-des-rendez-vous-manques/

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Résumé

Dans Sur le champ, Annie Le Brun et l’artiste visuelle Toyen revisitent le thème surréaliste de l’amour fou pour le réorienter vers la question du désir féminin, toujours transgressif. Le texte et les images mettent en jeu un désir intarissable, alors que le point de rencontre semble impossible à atteindre. La figure de l’asymptote permet de problématiser les tensions qui (dés)unissent à la fois le texte à l’image et la femme désirante à l’objet de son désir.

Mots-clés : Annie Le Brun – Toyen – Surréalisme – Désir féminin – Littérature française du XXe siècle – Rapports texte/image – Transgression

Abstract

In Sur le champ, Annie Le Brun and the visual artist Toyen rethink the surrealist theme of love. The book presents a new idea of the feminine desire, which is always transgressive and violent. Both the text and the images express an infinite desire, in which the encounter is impossible to reach. The asymptote problematizes the tensions between the textual and the visual and between a desirous woman and the object of her desire.

Keywords: Annie Le Brun – Toyen – Surrealism – Desire – French XXth century literature – Text/image relationship – Transgression


Sommaire

Introduction
1.Transgresser doucement
2. Penser l’asymptote comme dispositif texte/image
3. Tendre vers l’Autre pour effleurer l’infini
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Avec la publication de L’Amour Fou en 1937, André Breton rapatrie la plus vieille thématique de l’histoire culturelle au cœur du nouveau territoire artistique et littéraire surréaliste. Sous couvert d’un récit autobiographique accueillant photographies et peintures, Breton décrit et prescrit l’une des valeurs surréalistes par excellence : l’amour. Fou, l’amour bretonien contourne les usages de la morale. Délirant, l’amour surréaliste implique une communication fusionnelle des corps et des cœurs, propulsant les sujets – les amoureux sont toujours deux, bien que la voix féminine reste silencieuse – vers une autre dimension, souvent onirique. Le désir devient le portail presque magique qui élève les amoureux, réunis, vers un ailleurs mystérieux et magnétique. Pour le patriarche des surréalistes, l’amour promet un terreau fertile où il est possible de cultiver la beauté authentique :

C’est là, tout au fond du creuset humain, en cette région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils […] qu’il y a des années [il a] demandé qu’on allât chercher la beauté nouvelle[1].

L’essence de la beauté, ou la beauté essentielle, serait contenue dans l’étincelle qui jaillit de cette « fusion » entre deux êtres. Trente ans plus tard, Annie Le Brun et Toyen[2] – deux artistes qui revendiquent leur héritage surréaliste et qui assument pleinement leur filiation avec André Breton – collaborent pour créer Sur le champ, un recueil de poésie en prose divisé en douze parties, appelées « cernes » par l’auteure, cernes qui se succèdent comme autant de courbes superposées les unes aux autres, dont six sont accompagnés d’un collage[3]. Si l’amour y brille par son absence, Annie Le Brun et Toyen déclinent un désir insatiable, sans cesse renouvelé, qui informe la structure, le dispositif texte/image et les modalités de lecture dans Sur le champ. Le désir était, déjà, une valeur cardinale pour les surréalistes des années 1930, toujours associé au motif de la rencontre amoureuse. André Breton en appelle aux manifestations hasardeuses parce qu’elles alimentent, continuellement, une soif essentielle à la création : « Ce qui me séduit dans une telle manière de voir, c’est qu’à perte de vue elle est recréatrice de désir.[4] » Annie Le Brun et Toyen rejouent cette idée d’un désir intarissable – le désir existe tant et aussi longtemps qu’il n’est pas comblé – la déplaçant dans de nouveaux espaces que sont la féminité, la corporéité et la transgression. Selon Isabelle Boisclair, la figure de la femme désirante s’est trop souvent tue, parce qu’« en ce domaine du désir, elle est, peut-être là plus qu’ailleurs, le deuxième sexe.[5] »

Dans Sur le champ, le désir fonctionne comme une asymptote, autant dans le texte, dans les images que dans les rapports texte-image. La véritable fusion entre le sujet féminin désirant et l’objet désiré est impossible, bien qu’ils tendent, infiniment, l’un vers l’autre. L’asymptote – issu du mot grec a-symptotis, signifiant « non-rencontre » – prophétise le déphasage qui caractérise les rendez-vous prévus par le désir : dans Sur le champ, ils sont toujours manqués. Ce déphasage semble trahir le programme tracé par le titre du recueil, qui semble porter la promesse d’une résolution immédiate. Les limites entre le moral et l’immoral brouillées par une écriture de la transgression (faite de mots et d’images), tout fonctionne comme si la seule frontière encore intacte marquait l’espace imperceptible qui sépare pourtant toujours le sujet désirant et l’objet désiré. Les rapports texte/image participent de ce dispositif asymptotique : le textuel et le visuel conservent leur espace respectif, bien qu’ils obéissent à une dynamique de tentation vers l’Autre de la double-page. Finalement, les textes d’Annie Le Brun et les collages de Toyen thématisent et mettent en scène un mouvement, une trajectoire ou une tendance vers l’Autre. Tel que prévu par la figure de l’asymptote, le « je » féminin – à la fois lyrique et narrant – reste seul, bien que mû par l’énergie de la rencontre.

1.Transgresser doucement

 

Dans la pensée complexe de Georges Bataille, toujours en dialogue avec les préoccupations surréalistes, la transgression constitue une pierre de touche. Son œuvre, autant essayistique que romanesque, montre que « les interdits, sur lesquels repose le monde de la raison, ne sont pas, pour autant, rationnels.[6] » La raison comme référence absolue est mise à mal, entraînant dans sa chute la morale, érigée sur un réseau d’interdits aux fondations tremblantes. Du moins, Georges Bataille fait chanceler, un à un, les interdits qui balisent les contours de la morale. Dans « L’Après-coup de l’Amour Fou : Joyce Mansour et Annie Le Brun », Renée Riese Hubert remarque l’instinct transgressif des femmes surréalistes de la dernière génération : « Mais ces voix féminines s’élancent vers bien d’autres transgressions encore plus inquiétantes, comme il se doit, que celles de l’entre-deux-guerres.[7] » En effet, le langage poétique d’Annie Le Brun, dans la foulée de Georges Bataille et plus encore dans celle de Sade, refuse de se contraindre aux lois de la logique, et encore moins à celles de la bonne morale. Au fil des « cernes » successives, le « je » poétique noie de gris les frontières noires qui marquent le cadastre de la moralité. Doucement, si faire se peut, Annie Le Brun et Toyen donnent à lire et à voir (mais surtout à lire) davantage une dissolution graduelle qu’une infraction des interdits.

L’incipit de Sur le champ fait entendre le « je » poétique qui s’auto-cite : « Quand j’ai dit “je perverse” (jeu-clé qui a pour but de fermer les portes ouvertes), on m’a répondu qu’il y avait là comme une recherche de langage.[8] » Le ludisme déborde du langage lorsque la même voix propose « un jeu de société très simple[9] », dont les règles sont dévoilées dans une deuxième autocitation : « “Violez les mères de familles, les vierges à la rigueur.”[10] » Le premier syntagme placé entre guillemets – « Je perverse » – quitte le plan inoffensif du mot d’esprit lorsqu’il est mis en relation avec l’ordre inquiétant contenu dans la deuxième autocitation, exigeant à la fois le viol, l’inceste et la profanation. L’expression « je perverse », gonflé par l’ampleur de sa forme verbale intransitive, annonce le projet transgressif du « je » joueur dans Sur le champ. Un peu plus tard, la femme se présente comme éternellement perverse et multiple : « “Je serai toujours perverse polymorphe.[11] » Cette fois, en plus d’être placée entre chevrons, la citation est en italique, marquant le caractère écrit de la déclaration. Ce serait « la fiancée du pirate », personnage cinématographique surréaliste associé à la figure d’Antigone, qui consignerait dans « des cahiers d’écoliers » cette phrase unique « pour le plaisir.[12] » Isolée dans l’espace de la page, soulignée par l’italique[13] et enchevronnée, la phrase, attestant la nature transgressive du sujet poétique, se grave sur la rétine sensible du lecteur-spectateur. À la fin du livre, dans le « Onzième cerne », la voix poétique s’adresse à ses « curieuses sœurs[14] » lorsqu’elle évoque une perversité devenue collective : « Notre perversité, si redoutablement polymorphe, ne tend qu’à corriger les mythes biologiques si notre désir se fond sous la cambrure d’un même homme.[15] » Réitérant la formule employée dans le texte liminaire, cette perversité va jusqu’à contaminer une communauté de femmes. Le plaisir de faire mal, inhérent au « je » poétique, prolifère. S’adressant, cette fois-ci, à un homme qui est à la fois son frère et son amant, la voix poétique planifie : « Pour vous brûler, je me déshabillerai, non pour vous blesser, mais pour vous pervertir loin de ce qui n’est pas vous.[16] » La perversion intransitive de l’incipit se voit orientée vers l’autre, dans une logique de contagion libératrice des mœurs. Ainsi, la femme « perverse », est perverse, elle perverse l’autre et sa perversion se multiplie jusqu’à rassembler une communauté de femmes. Cette déclinaison poétique accumule les diverses formes que peuvent revêtir le plaisir sadique.

Dans Sur le champ, les références implicites au Marquis de Sade moulent une écriture de la transgression qui ne se livre pas directement. Selon Olivier Delers, la pensée de Sade ne peut être pleinement cernée que dans un rapport oblique, dialogique : « Le passage du mythe au dialogue crée également un mouvement d’un Sade-concept à un Sade-praxis.[17] » L’écriture d’Annie Le Brun épouse une telle pratique de Sade. Dans le « Troisième cerne », le sujet poétique imbrique sexualité et philosophie, par le biais du texte et du pictogramme qui en remplace le point : « Un doigt perpendiculairement enfoui dans mon sexe, il m’apprend la transe en danse. Ma tête est prompte à s’échauffer, je deviens philosophe [*][18] » Le signe de ponctuation est remplacé par un dessin qui représente un doigt brandi vers le ciel. L’esprit est habilement rapatrié dans l’espace du corps – du « sexe », plus précisément – alors que le mot transcendance est outrageusement haché, comme le boucher avec la viande, en une « transe en danse ». Cette parenté idéologique avec Sade, qui promeut une logique du corps, est scellée lorsque le « je » poétique annonce que sa « tête est prompte à s’échauffer », citant presque textuellement la Juliette sadienne, dont la « pensée est prompte à s’échauffer.[19] »De plus, le mot « philosophe », employé par Le Brun, n’est pas sans rappeler le lexique sadien : La Philosophie dans le boudoir du Marquis de Sade caractérise la figure du philosophe libertin. La frontière hiérarchique entre corps et esprit est formellement révoquée par l’utilisation du minuscule pictogramme. En effet, le dessin représente à la fois le doigt enfoui dans le sexe de la femme et le signe heuristique par excellence, associé au savoir du philosophe. La transgression des limites du corps et de l’esprit donne lieu, comme le propose Sade, à un savoir nourri par les pulsions charnelles. Dans le « Quatrième cerne », Annie Le Brun salue, à l’instar de Sade, celles qui ont « des ventres pour écouter » et « des fesses pour inviter à penser.[20] »

Dans Sur le champ, la violence se déploie comme un dynamisme sans borne, qu’il serait vain d’essayer de contenir. Georges Bataille, dans L’Érotisme, constate l’échec de l’homme, qui tente d’endiguer les flots d’une violence inouïe : « Limitant en lui-même le mouvement de la violence, il pensa le limiter en même temps dans l’ordre réel.[21] » Ces limites factices ne sont d’aucun ressort contre une violence inhérente à la nature humaine. Le « je » poétique d’Annie Le Brun accueille et perpétue la violence, allant jusqu’à désirer son propre viol : « Mon amant, vous aussi, vous ne me violez que parce que je suis passionnément consentante[22] ». Cette violence violeuse apparaît dans le collage du « Douzième cerne », alors que l’aile pointue d’une chauve-souris traverse l’entrejambe d’une femme cambrée dans une position de jouissance. De manière générale, tous les collages du livre mettent en scène la violence d’un choc entre un élément dur et un élément mou, entre autorité et soumission, entre bourreau et victime. À moins que la victime soit le véritable bourreau ? Annie Le Brun et Toyen jouent avec le concept traditionnel de « limites », les dissolvant par le pouvoir caustique du texte et de l’image. Dans le « Douzième cerne », le sujet poétique affirme que « les tabous n’existent pas pour être transgressés mais pour être DISSOUTS à un point de combustion extrême et unique[23] ». Sur le champ s’ouvre comme un laboratoire textuel et pictural où Le Brun et Toyen expérimentent « les lois d’une combustion nouvelle[24] », qui serait assez redoutable pour consumer interdits et tabous. Georges Bataille écrit que « seule une violence, une violence insensée, brisant les limites d’un monde réductible à la raison, nous ouvre à la continuité![25] » Une fois les limites tombées, la perversion, la violence et le corps sont réhabilités dans l’univers livresque amoral d’Annie Le Brun et Toyen. Il ne reste qu’une limite qui tienne : l’asymptote qui sépare le sujet désirant de l’objet désiré. C’est dans le sillon infini de cette trajectoire désirante que Sur le champ aborde ce que Bataille nomme, lui, la continuité.

2.Penser l’asymptote comme dispositif texte/image

Yves Peyré utilise « l’inframince » pour problématiser l’oscillation imperceptible qui unit le texte et l’image ; pour Liliane Louvel, le « tiers pictural » désigne le lieu où le pictural se niche au creux du textuel, au moment de la lecture; Aron Kibedi Varga parle de « coïncidence » lorsque le texte et l’image habitent, simultanément, un même espace. La critique n’a pas fini de s’interroger sur la nature (les natures, plutôt) des rapports qu’entretiennent le texte et l’image. Dans Sur le champ, la relation qui unit les textes et les six collages de Toyen dépasse largement le domaine de l’illustration. Les collages ne montrent pas ce que disent les textes, bien qu’ils récupèrent (rejouant la technique même du collage), de manière décalée, quelques éclats du texte. Par exemple, le collage du « Neuvième cerne » évoque le « vague sourire […] sur les lèvres du monde[26] » qu’apercevait le sujet poétique au « Deuxième cerne ». Plusieurs pages plus loin, le collage éclaire le sens du texte ; « les lèvres du monde », à la lumière des fragments juxtaposés dans l’image, devient la métaphore visuelle et textuelle du sexe féminin. Dans le « Sixième cerne », le texte informe notre manière de voir le collage qui l’accompagne. Flaque de peinture, gomme à mâcher ou latex, rien dans l’image ne confirme l’identité de l’élément visqueux. Lorsque le texte convoque un « œuf [27] » dont le jaune et le blanc sont séparés, à la page suivante, notre perception du collage est corrigée, a posteriori. Que l’image influence le texte ou inversement, la lecture-spectature, dans Sur le champ, ne peut fonctionner de manière linéaire. Dans « Le triangle du désir dans les livres d’Ivsic-Toyen-Le Brun », Virginie Pouzet-Duzer propose une lecture conjointe de Sur le champ et Le puits dans la tour de Radovan Ivsic: « Entre textes et images, poésie, prose et collages, on montrera que c’est une lecture “en spirale” […] qui s’accorderait le mieux avec de tels recueils, perpétuellement sur la brèche du littéral et du figuratif.[28] » Retenons l’idée d’une lecture en spirale, qui permet de combler les écueils – les brèches – d’une lecture linéaire.

Dans l’espace de la double-page, le textuel et le visuel ne se rencontrent jamais, bien qu’ils s’effleurent. L’asymptote problématise cette tension vers l’autre médium, cette fusion sans cesse différée par des points de résistance. Dans « Le livre comme creuset », Yves Peyré écrit que « le pli est le maintien d’une distance, il prône une sévérité dans la répartition: de part et d’autre d’un fleuve deux mondes se font face, se désirent, figés par la ligne invisible d’un papier retourné sur soi-même.[29] » Le dispositif texte/image à l’œuvre dans Sur le champ respecte l’autorité du pli de la page: chaque médium respecte les bornes de son espace et se plie aux lois de son territoire. Fleuve ou droite asymptote, dans les deux cas, ni le texte ni l’image n’envahissent la page de l’Autre. La disposition des collages – ils flottent au milieu du vide de la page rose – contribue à creuser la distance qui sépare le texte et l’image, alimentant le mystère, nourriture du désir. Les marges autour des collages, disposés sur la page de gauche, isolent le pictural, comme si le « fleuve » du pli de la page débordait de son lit sur la page de droite. Cette distance visuelle marque une résistance quant à l’assimilation des deux univers, gardiens jaloux de leur espace.

Dans Sur le champ, l’univers poétique des textes reste distinct de l’univers pictural. Peut-être avons-nous affaire à deux mondes parallèles, qui manifestent leur présence à l’Autre par quelques indices épars ? Les rythmes des deux espaces discordent, réitérant le hiatus imposé par l’asymptote. La poésie d’Annie Le Brun carbure à la vitesse excessive et aux trajectoires accélérées. Le lexique de Sur le champ regorge de mots associés aux déplacements : « taxi-faune[30] », « promenades[31] », « mouvements[32] », « vitesse[33] », « cheminements[34] » ou « trajectoire[35] ». En contrepartie, les collages montrent toujours des tableaux ou des objets immobiles. Même les êtres animés (un mollusque, une chauve-souris ou un morceau de corps féminin) semblent figés, comme autant de créatures empaillées devenues objets. Par exemple, tout porte à croire que la chevelure dans le collage du « Huitième cerne » est, en réalité, une perruque. Désincarnée, la chevelure reste parfaitement coiffée et ne dévoile aucune parcelle du corps féminin. Cette inanité de l’image contraste avec le corps féminin agressif décrit dans le texte. Malgré l’arythmie qui désaccouple texte et image, il y a quand même désir, tentation d’une fusion qui n’advient jamais. Dans le « Huitième cerne », « la force centrifuge de [la] crinière[36] » du lion est répétée, cette fois déconstruite, dans le collage. Le corps du mollusque s’enroule autour d’un point de rotation, sorte de foyer de la « force centrifuge », et la chevelure de femme fait écho à la « crinière » du lion. Les points de contact entre le poème et le collage naissent, paradoxalement, de l’écart qui les sépare. L’un décrit la crinière du lion, l’autre montre l’étonnante collision entre une chevelure et un mollusque ; dans la différence germe l’intuition de l’Autre. Le lecteur-spectateur assiste, au fil du livre, à ces rendez-vous manqués du texte et de l’image. Un langage appelle l’autre, mais, obéissant au désir-asymptote, ils ne sont jamais au même endroit au même moment.

3.Tendre vers l’Autre pour effleurer l’infini

 

Dans Surrealism, Desire Unbound, Annie Le Brun écrit : « S’il y a une chose telle que la révolution surréaliste, elle est inséparable de l’affirmation du désir en tant qu’intuition physique de l’infini.[37] » Sur le champ s’inscrit dans cette quête sensible de l’infini, d’abord par l’élargissement des bornes qui délimitent le livre. Annie Le Brun et Toyen tentent de faire déborder leur œuvre collaborative de l’espace livresque. En effet, selon Virginie Pouzet-Duzer, l’élan poétique entamé dans Sur le champ se multiplierait dans le recueil de Radovan Ivsic, aussi illustré par Toyen. Participant à cette volonté de poursuivre l’œuvre au-delà des pages, le texte liminaire « De la cave des yeux » a été publié dans la revue surréaliste L’Archibras 2[38]. C’est dans l’article de la revue qu’Annie Le Brun signale son texte comme préface de Sur le champ. En amont du livre, donc, l’espace de l’œuvre s’élargit par l’investissement d’un autre lieu de publication. En aval, l’excipit de Sur le champ contribue à reconduire, infiniment, son point final. Le « Douzième cerne » se termine sur deux dates qui devraient indiquer, logiquement, la période d’écriture du livre : « Paris, le 4 décembre 1966 – le 1er février 1967.[39] » Or, une déclaration en lettres majuscules échappe à cet intervalle temporel, placé au bas de la dernière page. Le « je » poétique, dans un cri de révoltée, défie la finitude imposée à l’objet-livre : « MES CERNES N’ONT PAS FINI DE S’AGRANDIR : C’EST AVEC LES YEUX QUE JE DÉVORE LE NOIR DU MONDE.[40] » Outre ces percées à l’extérieur du livre, dans Sur le champ, l’infinitude se dévoile de manière singulière par la mise en scène d’un désir asymptotique. La femme se meut dans un mouvement continuel et vital vers l’Autre. Comme pour Bataille, la rencontre fusionnelle signerait son arrêt de mort :

Qu’il est doux de rester dans le désir d’excéder, sans aller jusqu’au bout, sans faire le pas. Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de nous maintenir en vie dans le désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout. […] De deux choses l’une, le désir nous consumera, ou son objet cessera de nous brûler.[41]

Pour Annie Le Brun, le désir fonctionne aussi comme un feu de braise qu’il ne faut surtout pas cesser d’attiser. Si André Breton, dans L’Amour Fou, compare la beauté à « la neige » qui « demeure sous la cendre[42] », Le Brun s’incline plutôt devant « le feu » qui « couvait sous la cendre[43] ». Le texte et l’image, dans Sur le champ, rendent compte de cette combustion éternelle du sujet désirant.

Dès le texte liminaire du livre, la question du désir féminin apparaît :

Cette année, les femmes sont encore belles, mais jamais assez farouchement voulantes au fond de la forêt, jamais assez lointaines au bord des lèvres, jamais assez souveraines au creux du lit.[44]

L’origine du désir, rapidement, se condense dans le corps du « je » poétique en même temps qu’il gagne en amplitude au fil de l’élargissement des cernes. Un « je » voulant se situe toujours par rapport à un « vous » ou à un « tu », objet de désir camouflé derrière quelque pronom. Cette symétrie entre deux corps devient emblématique de la relation entre « soi » et « l’Autre ». Dans Sur le champ, le sujet est toujours capté dans le mouvement de son élan vers l’Autre. Renée Riese Hubert constate l’isolement du sujet poétique, bien que « subsistent cependant chez Le Brun certains élans vers l’autre même si les possibilités d’un remède ou d’une libération restent en fin de compte exclues.[45] » Fuyant, l’instant de la rencontre n’est jamais fixé, et le sujet poétique, infatigable, s’élance vers un prochain rendez-vous impossible.

Par exemple, le « Deuxième cerne » commence par « Vous vous cachiez » et se termine par « Je vous quittai[46] ». Le décalage des corps, confinés de part et d’autre de l’asymptote, retarde le rendez-vous pourtant prévu par le désir. Cette discordance est réitérée dans le « Troisième cerne », après l’expérience de l’amour sans orgasme : « Nous partîmes, sans un mot, chacun de notre côté.[47] » L’éloignement des corps remplace la fusion attendue et désirée. Dans le « Septième cerne », la femme, « à la recherche du feu[48] », s’adonne à des ébats sexuels avec un homme armé d’une cravache. L’orgasme – point final du désir – est encore une fois contourné par l’usage du conditionnel :

Ceci aurait pu être votre plus bel orgasme (les spécialistes ne me contrediront pas) si vous n’aviez confusément pressenti que j’étais de celles qui refuseront toujours le moindre regard de victime.[49]

Le désir transgressif de la femme reste inassouvi : les regards des deux amants, rejouant la victime et le bourreau, ne se fondent pas l’un dans l’autre, éloignés par un écart irréconciliable. Finalement, le « Huitième cerne » met en scène la relation violente et érotique entre la femme et « un jeune lion puissant et tranquille[50] », tous deux « insolents et nus[51] ». Plus voulante que jamais, peut-être même aveuglée par la « maladie blanche[52] » de l’amour, la femme laisse pourtant partir l’animal : « Quand le lion voulut retourner vers sa jungle, je lui souris : aujourd’hui encore, il est impensable que j’aurais seulement pu rugir à l’idée de son départ.[53] » Le mouvement de la rencontre se solde toujours par une fission qui sépare les amants. Annie Le Brun célèbre le divorce des deux amoureux d’André Breton : la femme, maintenant seule et souveraine, appréhende son propre désir comme un moteur puissant. Une fois le lion parti, la femme peut embrasser l’énergie illimitée qui se dégage de son envie de posséder le monde :

Alors, impatiente, assoiffée, je prenais le premier taxi venu, lui ordonnant une course folle et, pour une seule fois (bien parce que je n’avais rien dans les mains, ni dans les poches) menaçant de fouetter si l’on ne me conduisait pas, sans attendre, à la vitesse nécessaire mais jamais suffisante, au point d’intersection de mon désir avec le monde.[54]

La fin du « Huitième cerne » raconte cette courbe asymptotique que dessine la trajectoire voulante du « je » poétique. L’écart spatial qui sépare le sujet du monde se resserre au rythme de la course en taxi, mais jamais suffisamment pour combler l’interstice irréductible du désir.

Selon Yves Peyré, la technique du collage « pose, à travers une œuvre, la question de la continuité et de la discontinuité, de l’ajointement et de la séparation, de la construction et de la déconstruction.[55] » Dans Sur le champ, ces enjeux picturaux apparaissent dans leur plus simple expression (bien que les questions qu’ils posent demeurent complexes!) parce que Toyen exprime la technique du collage réduite à son geste premier : l’assemblage de deux matériaux hétérogènes. En effet, les images naissent toutes de la collision entre deux fragments picturaux (probablement photographiques), qui conservent leur unicité dans l’image : une chauve-souris et un corps féminin, des bouches et des cuisses, une chevelure et un corps de mollusque. Même si la nature des images est parfois impossible à déterminer, les collages de Toyen montrent des scènes de confrontation entre deux éléments distinctifs et distinguables bien plus que des fusions illusoires. La question de la discontinuité se situe sur la ligne – on peut imaginer une infime brèche – où s’ajointent les images. Dans le collage du « Huitième cerne », le joint entre la chevelure et le mollusque dessine une ligne presque verticale qu’il serait possible de tracer. Les deux fragments d’image se côtoient mais ne se fusionnent pas, à l’instar de la droite asymptote. La technique du collage telle que travaillée par Toyen exhibe l’Autre de l’image. Les deux éléments hétérogènes qui créent l’image, loin de se fondre l’un dans l’autre, restent l’un et l’autre. Selon Robert J. Belon, « s’il n’y avait pas une structure profondément enfouie qui tend à défamiliariser le monde pour le reconstruire selon l’image du désir, le collage n’aurait pas ce pouvoir si attrayant pour les surréalistes.[56] » La nature même de la technique du collage serait liée à l’expression du désir, au cœur de la mission surréaliste. Les collages de Toyen dévoilent l’essence de cette tension entre les parcelles de l’image, réduites au nombre de deux. Juxtaposées, les morceaux d’images, exhibant des textures contrastées, se nourrissent de la matière de l’Autre. Les collages de Sur le champ tendent à faire « un » avec « deux » – équation amoureuse par excellence – tout en laissant place à l’étrangeté de l’altérité.

Sur le champ affirme une conception singulière de l’érotisme, qui prend ses distances par rapport à l’Amour fusionnel d’André Breton. Avec Annie Le Brun et Toyen, le Désir devient intransitif, méritant la majuscule qui marque sa souveraineté. Le désir en tant que fonction de l’Amour retrouve sa valeur absolue, dans un livre qui en épouse la forme. Le rapport asymptotique qui (dés)unit le sujet désirant et l’objet désiré pénètre la structure même du livre, fondée sur les manifestations de « l’écart » sous toutes ses formes. La femme qui prête sa voix aux poèmes, dans Sur le champ, avance, seule, dans les chemins creusés par son désir. La destination unique de ces trajectoires multiples – le rendez-vous – importe peu, puisque « l’érotisme laisse dans la solitude.[57] » Cette solitude permet à la femme de voyager librement sur les multiples axes germés à l’intérieur de son corps, ceux-là qui l’entraînent à l’extérieur d’elle-même à l’occasion d’une odyssée extrasensorielle. L’excipit de Sur le champ décrit cette envolée presque métaphysique à destination d’un point de fusion avec le monde :

Je ne suis pas fatiguée, je me lève à peine, j’évite les voies parallèles. Ma route part de la veine bleue du poignet, du vôtre, du mien…j’y avance, sûre qu’elle conduit au point d’équilibre insatiablement instable, à la convergence des rayons infralumineux de la vie, d’où partent les occultes voies respiratoires de l’eau, du vent, rigoureusement pareil à mon désir.[58]

Conclusion

Le désir de l’Autre ne serait-il qu’un prétexte pour accéder à la connaissance du monde ? Le désir propulse le « je » poétique dans une course à accélération exponentielle. Volontairement, le sujet repousse la fusion qui appelle le mouvement, naviguant sur la vague infinie du désir pour rejoindre la vérité du monde. Robert Benayoun, dans Érotique du surréalisme, décrit une éthique sexuelle qui confondrait le désir individuel avec le désir universel, bien au-delà de la concrétude de l’acte sexuel[59]. Le dynamisme sans limite du corps désirant mime les mouvements organiques des « occultes voies respiratoires de l’eau, du vent ». Les œuvres surréalistes de la première moitié du XXe siècle ont souvent décrit une féminité fusionnée avec le paysage naturel[60]. À la fin de Oh Violette! Ou la politesse des végétaux, Lise Deharme récupère un tableau cher à l’imagerie surréaliste : le corps-tige de la femme-nature se confond avec la végétation environnante. La femme, immobile, voit ses racines pousser, jusqu’à ce qu’elle se transforme en une créature florale. Coureuse, promeneuse ou conductrice, la femme de Sur le champ ne reste jamais en place. Sans racine, elle décolle à une vitesse astronomique, tentative ultime de rejoindre l’orbite terrestre. Propulsée par l’expression d’un désir féminin infini, la figure surréaliste de la femme-fleur enracinée se mue en une femme-monde envolée.


Notes

[1] Breton, André. Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, 1992, p. 678.[2] Toyen est une artiste peintre, collagiste et illustratrice qui fait partie des membres fondateurs du groupe surréaliste tchèque.

[3] Il est possible de consulter quelques pages de Sur le champ sur le site web Le livre surréaliste au féminin…faire œuvre à deux . Morin, Fanny et Hogue, Caroline. « Cerner le désir infiniment : Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen », Le livre surréaliste au féminin…faire œuvre à deux, [en ligne] [http://lisaf.org/project/le-brun-annie-sur-le-champ/] (page consultée le 26 mai 2019).

[4] Ibid., p. 685.

[5] Boisclair, Isabelle (éd.). Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 2013, p. 13.

[6] Bataille, Georges. L’Érotisme. Paris : Éditions de Minuit, 1957/2007, p. 71.

[7] Riese Hubert, Renée. « L’Après-coup de l’Amour Fou: Joyce Mansour et Annie Le Brun ». In : Régis, Antoine (éd.). Carrefour des cultures. Tubingen : Gunter Narr Verlag Tubingen, 1993, p. 236.

[8] Le Brun, Annie. Sur le champ. Illustrations de Toyen. Paris : Éditions surréalistes, 1967, p. 7.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 8.

[12] Ibid.

[13] Malgré la profusion des jeux typographiques à l’œuvre dans Sur le champ, très peu de passages sont en italique.

[14] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 32.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 9.

[17] Delers, Olivier. « Du mythe au dialogue : Sade et l’érotisme surréaliste ». Mélusine. Paris : n°35, 2015, p. 40.

[18] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 13.

[19] Joignot, Frédéric. « Sade nous concerne tous. Entretien avec Annie Le Brun ». Journalisme pensif [en ligne], 2014, disponible sur http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2014/10/20/1965/, (consulté le 2 janvier 2019).

[20] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 14.

[21] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 75.

[22] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 39.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 35.

[25] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 155.

[26] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 10.

[27] Ibid., p. 19.

[28] Pouzet-Duzer, Virginie. « Le triangle du désir dans les livres d’Ivsic-Toyen-Le Brun ». In : Oberhuber, Andrea (éd.). « À belles mains : livre surréaliste – livre d’artiste ». Mélusine. Paris : n°32, 2012, p. 168.

[29] Peyré, Yves. « Le livre comme creuset ». In : Rochelle, Matthieu, Yves Jolivet et al. (éds.). Le livre et l’artiste. Marseille : Éditions Le Mot et le reste, 2007, p. 52.

[30] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 13.

[31] Ibid., p. 20.

[32] Ibid., p. 25.

[33] Ibid.

[34] Ibid., p. 29.

[35] Ibid., p. 22.

[36] Ibid.

[37] « If there is such thing as a surrealist revolution, it is inseparable from the affirmation of desire as a physical intuition of the infinite. » dans Mundy, Jennifer (éd.). Surrealism: desire unbound. Princeton N.B. : Princeton University Press, 2001, p. 308.

[38] Sebbag, Georges. Les Éditions surréalistes 1926-1968. Paris : Éditions Mec, 1993, p. 152.

[39] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 40.

[40] Ibid.

[41] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 157.

[42] Breton, André. Œuvres complètes II, op. cit., p. 678.

[43] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 26.

[44] Ibid., p. 8.

[45] Riese Hubert, Renée. « L’Après-coup de l’Amour Fou: Joyce Mansour et Annie Le Brun », op. cit., p. 233.

[46] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit.,  p. 10.

[47] Ibid., p. 13.

[48] Ibid., p. 20.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Ibid., p. 22.

[51] Ibid.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 25.

[54] Ibid.

[55] Peyré, Yves. « Le livre comme creuset », op. cit., p. 52.

[56] « If there were not such a buried deep structure in this means of defamiliarizing the world in order to reconstruct it in image of desire, then collage would not have its compelling power for surrealists. » dans Caws, Mary Ann, Rudolf Kuenzli et Gloria Gwen Raaberg (éds.). Surrealism and Women. Cambridge : MIT Press, 1991, p. 51.

[57] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 278.

[58] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 39-40.

[59] Benayoun, Robert. Érotique du surréalisme. Paris : J.-J. Pauvert, 1965, p. 20.

[60] Gauthier, Xavière. Surréalisme et sexualité. Paris : Éditions Gallimard, 1971, p. 98.


Bibliographie

 

Aribit, Frédéric.  Du peu de réalité au trop de réalité: Annie Le Brun, une éthique de l’écart absolu. Mémoire de DEA. Lettres françaises. Pau : Université de Pau et des Pays de l’Ardour, 2002, 87 p.

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Riese Hubert, Renée. « L’Après-coup de l’Amour Fou: Joyce Mansour et Annie Le Brun ». In : Régis, Antoine (éd.). Carrefour des cultures. Tubingen : Gunter Narr Verlag Tubingen, 1993, p. 227-236.

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Sebbag, Georges. Les Éditions surréalistes 1926-1968. Paris : Éditions Mec, 1993, 253 p.

Srp, Karel. Toyen : une femme surréaliste. Lyon : Éditions Artha, 2002, 264 p.

L’onomatopée du désir, confrontations et réconciliations graphiques et textuelles du désir entre les univers féminins et masculins dessinés par Claire Braud

Chloé FLEURY TURCAS
Chloé Fleury Turcas est doctorante en Art et Sciences de l’art à l’Ecole des Arts de la Sorbonne. Elle prépare une thèse sur la représentation du consentement dans l’art érotique. Titulaire d’un Master Recherche en Créations et Plasticités Contemporaines sur les mythologies érotiques contemporaines, elle est dessinatrice, graveuse et imprimeure taille-doucière.
cfturcas@outlook.fr

Pour citer cet article : Fleury Turcas, Chloé, « L’onomatopée du désir, confrontations et réconciliations graphiques et textuelles du désir entre les univers féminins et masculins dessinés par Claire Braud », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 01/07/2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lonomatopee-du-desir-confrontations-et-reconciliations-graphiques-et-textuelles-du-desir-entre-les-univers-feminins-et-masculins-dessines-par-claire-braud/>.

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Résumé

Dans les deux bandes dessinées de Claire Braud, Alma et Mambo, l’onomatopée serait un premier signal graphique et sonore permettant d’exprimer et d’accorder les désirs féminins et masculins. Les concepts onomatopiques de peur érotique, de conquêtes territoriales et de structure du consentement se développeraient autour du système binaire des genres contemporains, issus de la confrontation ou de la réconciliation de pôles magnétiques posés comme féminins ou masculins. L’onomatopée du désir tinte au sein du système de la bande dessinée. Elle oscille entre « DONG DONG DONG » tonitruant et discret « Toc Toc » au milieu de la nuit.

Mots-clés : Claire Braud – Bande dessinée – Dessin – Onomatopée – Désir – Interjection – Spatiotopie – Érotisme – Onomaturge – Consentement – L’Association – Genre – Féminin – Masculinité – Narration plurivectorielle – Territoires – Espaces intericoniques – Conquête – Colonisation – Matriarcat – Patriarcat – Prédation.

Abstract

In the two comics of Claire Braud, Alma and Mambo, the onomatopoeia would be a first graphical signal and sound to express and attune the feminine and masculine desires. The onomatopic concepts of erotic fear, territorial conquest and the structure of consent would develop around the binary system of contemporary genders resulting from the confrontation or reconciliation of magnetic poles, posed as feminine or masculine. The onomatopoeia of the desire tinkles within the system of the comic strip. It oscillates between « DONG DONG DONG » thundering and discreet « Toc Toc » in the middle of the night.

Keywords: Claire Braud – Comic strip – Drawing – Onomatopoeia – Desire – Eroticism – Consent – Gender – Female – Masculinity – Multi-sectorial narration – Territories – Conquest – Colonization – Matriarchy – Patriarchy – Predation.


Sommaire

Introduction à la bande dessinée et à ses acteurs onomaturges ; création d’une langue musicale hybride
1. Courses-poursuites amoureuses entre les espaces intericoniques dans Mambo
1.1. Désir sensitif à travers la conquête onomatopique
1.2. Désir extra-sensoriel par la fuite intericonique
1.3. La peur et la maladresse érotique traduites par l’utilisation du dessin dit « spontané » contre l’univers bien réglé du dessin dit « contrôlé »
2. Délimitation des territoires graphiques entre univers féminins et masculins pour l’organisation d’une structure onomatopique du consentement entre les désirs
2.1. Expressions onomatopiques de pouvoirs territoriaux entre les univers matri et patri -arcaux
2.2. Les bruits de la nature vers la découverte d’une nouvelle masculinité
2.3. L’onomatopée comme topographie de la structure du consentement
Notes
Bibliographie

Introduction à la bande dessinée et à ses acteurs onomaturges ; création d’une langue musicale hybride

La bande dessinée « touche au langage[1] » que ce soit dans sa forme écrite ou orale. Cette hybridation lui a valu quelques critiques acerbes au milieu du siècle passé[2], mais selon l’historien et théoricien de la bande dessiné Thierry Groensteen, ce temps est révolu[3]. La bande dessinée est maintenant un refuge où se figent diverses tendances culturelles, permettant à la fois d’exacerber les folklores de telle ou telle mythologie super-héroïque et de participer aux expérimentations plastiques propres aux Beaux-Arts, dans lesquels elle s’inscrit. Dans le mariage qu’elle opère entre culture savante et culture populaire, la bande dessinée est devenue une niche pour une espèce lexicale toute particulière : l’onomatopée. Cette spécificité linguistique alimente depuis des millénaires les thèses de la glotto-genèse, fonctionnant sur le système de la néologie, elle fait naître les mots grâce au système imitatif. Charles Nodier, initiateur du premier dictionnaire des onomatopées en 1828[4], le confirme : « L’homme a fait sa parole par imitation : son premier langage est l’ONOMATOPÉE, c’est-à-dire l’imitation des bruits naturels[5] ». Les surréalistes-dadas en ont même fait un langage et c’est ainsi que « les mots ont imité jusqu’à l’absence de sens. Les mots ont fait l’amour, selon André Breton[6] ».

Le jeu rythmique et musical est propre à l’onomatopée, c’est une « forme curieuse de la combinaison des ‘mots’ et du ‘chant[7]’ ». En bande dessinée elle emprunte des typographies qui lui ressemblent : un trait tremblant peut à la fois écrire la lettre qui correspond à une partie du son imité tout en dessinant l’onde visuelle qui crée ce son. Cette transcription visuelle et sonore qu’est l’onomatopée en fait un code tout à fait singulier au sein du neuvième art. À cause de son caractère instable et de sa structure mouvante, l’onomatopée est un « monstre hybride[8] » aux yeux des linguistes :

Le possible et le réel de la langue se croisent dans l’onomatopée, qui n’est pas fixe, contrairement à son apparence. Parce que l’onomatopée est l’une des facettes du rythme de la langue et du statut du langage. Elle est le signe qui se fait rythme. Elle signifie par le son et l’iconicité de sa figure[9].

L’onomatopée retranscrit tout ce qui ne peut être dit, écrit ou dessiné. Elle met l’indicible à la portée de la langue.

Le cas de la maison d’édition L’Association fait le lien entre bande dessinée et littérature. C’est parce que « L’Association s’éloigne des codes pour chercher une autre façon de raconter des histoires en images, en empruntant trois voies : littéraire, expérimentale et visuelle[10] » qu’elle publie des « ovnis éditoriaux[11] » à l’image des Exercices de style[12] de Raymond Queneau repris par Matt Madden[13] en bande dessinée, qui mettent tous deux en scène l’expression de l’onomatopée dans leurs disciplines respectives. L’Association avait déjà signé l’entrée d’artistes et d’auteures féminines sur la scène de la bande dessinée avec son best-seller dessiné par Marjane Satrapi : Persepolis[14] ; Claire Braud suit cette lignée, et c’est avec son premier ouvrage titré Mambo[15] que l’auteure a gagné le prix Artémisia de la bande dessinée féminine en 2012. Son second livre Alma[16] est un spin-off du premier, mettant en lumière le personnage de Mme Knöll dans Mambo comme actrice principale délimitant une représentation très singulière de l’expression du désir féminin. Ce sont ces deux livres qui permettront de développer l’analyse sur les onomatopées comme une expression du désir féminin.

Mais quels sont les codes graphiques et textuels permettant de mettre en scène et de représenter le désir féminin ? Comment l’auteure s’est-elle emparée des spécificités de la bande dessinée pour développer son regard contemporain sur la rencontre des désirs ?

Pour analyser le regard de Claire Braud sur ces problématiques, il pourrait être intéressant de questionner les rapports entre texte et image dans ses deux œuvres : à travers la plasticité, la composition et la narration propre au système de la bande dessinée ; et de les imbriquer avec des questionnements plus sociologiques sur la représentation des désirs, au travers de nouveaux concepts comme la maladresse érotique, les désirs territoriaux et la structure du consentement. Ces concepts résonneraient au sein du système binaire des genres contemporains, issus de la confrontation ou de la réconciliation de pôles magnétiques posés comme féminins ou masculins. Ces pôles seraient régis par des attractions bien plus complexes qu’un simple aller-retour entre désirs genrés ; car si le désir féminin existe, il devrait nécessairement se dégager de son contraire, or, dans Mambo et Alma, le désir ne découle pas uniquement d’un rapport hétéronormé.

1. Courses-poursuites amoureuses entre les espaces intericoniques dans Mambo

1.1. Désir sensitif à travers la conquête onomatopique

Bien loin de l’homme aux désirs souverains proposé par Georges Bataille dans son ouvrage L’Érotisme[17], Petula Peet déambule à travers les pages de Mambo à l’écoute de ses désirs subjectifs. D’ailleurs, tous les désirs de tous les personnages gravitent, se développent et s’entrecroisent autour de son désir à elle, dont l’issue est le fil narratif principal ; dans cet ouvrage, la femme n’est plus l’objet du désir, c’est elle qui l’incarne. Par exemple, dans les premières pages de Mambo, lorsque Petula voit « L’HOMME ! LA BRUTE ! LA VRAIE[18] ! » elle veut le séduire, ses cheveux s’ébouriffent : c’est le premier souffle de désir pour l’homme-bestial. Elle élabore alors un plan pour le conquérir « … Je ferai comme si j’étais morte ou blessée[19]… » dit-elle, le texte joue ici un rôle fantasmagorique. La jeune femme peut aller jusqu’à feindre la faiblesse en jouant le jeu de la demoiselle en détresse pour écrire le scénario stéréotypé de son désir : « Et là PAF ! Je l’embrasse ! » conclut-elle dans une interjection.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 1 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 8.

On ne sait pas si c’est une onomatopée résultant du contact de la main de Petula frappant violemment le bord du comptoir du conducteur de bus ou une interjection qui sort de la bouche de la jeune femme ; dans ce cas-ci l’onomatopée s’hybride avec l’interjection, renforçant l’expression du désir de Petula en le doublant linguistiquement d’une fonction à la fois expressive et descriptive. Ce phénomène de double appartenance montre que les frontières entre l’interjection et l’onomatopée « sont parfois poreuses[20] ». Le Dictionnaire des onomatopées offre la définition suivante : « PAF  1. [Domaine concret] 1.1. (bruit sec d’un claquement, d’un coup, notamment d’une gifle, d’une détonation[21]) » ; le caractère violent de cette « lexie-phrase[22] » traduit bien une « attitude du locuteur[23] », elle appartient au langage guerrier. Par analogie, on peut conclure que la quête du désir de Petula est agressive, et se réfère directement au personnage guerrier de la scène qu’elle convoite.

1.2. Désir extra-sensoriel par la fuite intericonique

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 2 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 15.

L’homme-bestial ne peut pas embrasser Petula : « Ma bouche c’est comme des couteaux, regardez ! Ce n’est pas fait pour EMBRASSER, mais pour COUPER. C’est une bouche de guerrier[24] » lui dit-il. C’est une première définition que Claire Braud propose pour délimiter une masculinité guerrière qui envenime le rapport de l’être masculin aux transports de l’amour. Selon l’historienne Michelle Perrot, s’« il s’agit surtout des femmes aux prise avec la violence, la guerre, et avec les formes de domination masculine […] les hommes [en] sont aussi victimes[25] ». Claire Braud fait de la fragilité masculine son affaire : ce sont les manifestations hésitantes sensibles, émotives et amoureuses chez l’homme qui déclenchent le désir féminin de ses héroïnes. Le désir de Petula Peet se fixe davantage sur l’intuition que sur la sensitivité ; alors qu’elle se laissait embarquer par le désir charnel vers lequel ses yeux la guidait en suivant l’homme-bestial du regard, elle arrête toute son entreprise pour fixer son attention sur le vide que laisse le conducteur de bus en quittant précipitamment l’image-vignette après lui avoir dit « Vous me plaisez[26] ».

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 3 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 11.

À la page suivante, le personnage de Petula est en contre-champ : elle a quitté le monde du désir sexuel brut, pour s’envoler vers celui de l’érotisme fantasmé à travers la conquête du mystérieux homme au visage noirci, qui s’est enfuit vers « les interstices blancs qui séparent les vignettes […] perçus comme des extensions réticulaires de la marge[27] ». Ce sont les espaces intericoniques, que Thierry Groensteen définit de la manière suivante :

Entre les images polysémiques, le blanc polysyntaxique est le lieu d’une détermination réciproque, de l’amont vers l’aval et de l’aval vers l’amont, et c’est dans cette interaction dialectique que le sens se construit, non sans la participation active du lecteur[28].

Petula va poursuivre sa nouvelle conquête à travers les marges de toute la bande dessinée Mambo en courant à toutes jambes entre ces espaces intericoniques labyrinthiques (ou les gouttières[29]) de Mambo. Si le « cadre vignettal joue […] un rôle analogue à celui des signes de ponctuation dans la langue (y compris ce signe élémentaire qu’est le blanc séparant deux mots), ces signes qui découpent, à l’intérieur d’un continuum, les unités pertinentes, permettant – ou facilitant – ainsi la compréhension du texte[30] », alors l’absence de cadre vignettal permettrait la libre circulation des deux amoureux qui se cherchent entre les spatio-topies de la bande dessinée. Ce « dispositif spatio-topique[31] » est la passerelle entre le texte, l’image et leur agencement au sein de la mise en page, permettant ainsi à la structure narrative de se déployer. Ce dispositif se rapproche de celui de l’« image-temps[32] » cinématographique deleuzienne ou les organisations architecturales « hétérotopiques[33] » foucaldiennes, mais en diffère selon Thierry Groensteen parce que la spatio-topie n’est « pas seulement un art du fragment, de l’éparpillement, de la distribution ; elle est aussi un art de la conjonction, de la répétition, de l’enchaînement [34]» propre au système de la bande dessinée.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 4 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 12.

1.3. La peur et la maladresse érotique traduites par l’utilisation du dessin dit « spontané » contre l’univers bien réglé du dessin dit « contrôlé »

Le désir de Petula, initialement sensitif, devient subitement inaccessible et indicible, c’est cette indéfinition qui va déclencher une quête contre la peur érotique qui la tiraille, qui lui fait raconter des mythologies et qui la rend si maladroite :

En vérité lorsque Petula Peet tombe amoureuse, elle devient, sous le coup de l’amour ou, que sais-je, de la timidité, si bête et si maladroite, que même le plus patient des hommes s’enfuirait à toutes jambes[35]

Ce n’est pas la peur des sensations, ni la peur des sentiments, mais bien les deux qui inhibent l’expression du désir de Petula : c’est une peur érotique. Elle est érotique parce qu’elle a des résonances sur le corps qu’elle soumet, elle le paralyse ; elle est déclenchée par un tiers qui exerce alors un pouvoir de fascination extra-sensoriel – dans Mambo il serait caché quelque part dans le blanc intericonique de la bande dessinée. C’est donc cette peur érotique qui engendre les maladresses spectaculaires et drolatiques de Petula Peet. Cela se manifeste souvent par des explosions ; dans Mambo, Petula Peet conduit un camion transportant du papier cadeau qui s’écrase sur la maison de l’être aimé dans un grand « BROOOOOM[36] », cette onomatopée serait alors une résonance de sa peur érotique.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 5 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 25.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 6 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 27.

« À l’occasion d’une réflexion menée en tandem avec Lefred-Thouron, Luz regrette par exemple que la critique du dessin porte plus généralement sur l’idée que sur le trait[37] » or, dans le cas de Claire Braud, oublier le dessin serait passer à côté d’une démarcation importante sur l’expression des champs dits « féminins » ou « masculins ». À la page 23 d’Alma, un véhicule militaire est dessiné. La rupture graphique avec le tracteur d’Alma dessiné sur la page précédente est saisissante : d’un dessin émotif, mouvementé, qui traduisait la violente colère d’Alma, la page qui introduit le monde militaire est soudainement plus figée, anguleuse, la mécanique du dessin se règle au premier regard. Ces différences mettent en perspective un débat entre les dessinateurs de bande dessinée Joann Sfar et Moebius :

Sfar défend l’idée de « laisser les choses vivre à leur rythme, de ne pas les arrêter pour mieux les observer, un peu comme Sempé ». À quoi Moebius répond : pour obtenir la perfection et l’élégance d’un tel dessin, il faut une « main innocente ». Lui-même se sent incapable de « cette évanescence-là », tout son travail reposant sur le contrôle du trait[38].

Claire Braud se sert de cette opposition dans l’utilisation du trait en dessin pour y attribuer à chacun un territoire graphique genré. Le trait « spontané », propre à Quentin Blake[39] dont Joann Sfar s’inspire beaucoup[40], reposerait sur l’instinctivité des désirs des personnages représentés – qu’ils soient féminins ou masculins. Claire Braud « psychologiserait » son trait pour le faire correspondre aux tempéraments de ses personnages ou de ses environnements. Le fait que l’auteure choisisse d’opérer un contrôle assidu sur son trait à un moment du récit dénote une intention formelle de sa part d’opérer une rupture plastique et textuelle, qu’elle explique comme suit :

Leurs dialogues sont ceux, à la virgule près, de véritables soldats français partis en Afghanistan. Je les ai vus dans un documentaire, ils manifestaient un rapport très adolescent au combat, se croyaient dans un jeu vidéo, se filmaient entre eux, parlaient de sexe sans arrêt… Comme s’ils n’étaient pas vraiment à la guerre. Je m’intéresse beaucoup aux jeunes hommes, j’aime ce statut un peu hésitant entre l’adolescent et l’adulte, cet état fragile[41].

Dans une linogravure titrée Animal Spirit[42] Perry Grayson exécute en 2016 une découpe scientifique d’une chimère, on y voit la description des « tempéraments masculins » comme le sérieux, la rationalité, la logique, la raison, la prudence ou encore l’objectivité. Dans cette perspective, Claire Braud utilise une méthode de dessin « documentaire » et contrôlée pour représenter le monde des hommes, cela est une manière de mettre en relief « […] l’existence d’un modèle masculin de connaissance, un modèle culturellement construit et sans fondement biologique, une « masculinisation de la pensée », caractérisée par le détachement, l’objectivité[43] » qui se retranscrirait donc plastiquement sur la manière de traiter la ligne dessinée. Ainsi l’auteure alterne entre déchaînement et contrôle du trait en dessin pour exprimer deux territoires qui se rencontrent : le matriarcat et le patriarcat.


2. Délimitation des territoires graphiques entre univers féminins et masculins pour l’organisation d’une structure onomatopique du consentement entre les désirs

2.1. Expressions onomatopiques de pouvoirs territoriaux entre les univers matri et patri -arcaux

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Illustration 7 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2010, p. 115.

Si le « matriarcat originel[44] » n’existe pas, il y a pourtant bien dans Alma et Mambo, des territoires graphiques dirigés et organisés par des hommes ou par des femmes. Mambo ouvre son récit sur l’irruption de Mr Bilfont dans la maison de Petula, alors qu’elle se baignait dans la nature de son jardin d’Eden, cet homme se présente comme « L’ÉTAT[45] » et lui demande d’hypothéquer sa maison. Petula l’assomme, et se dépêche d’aller trouver du travail. Si dans Mambo, Petula défend son territoire pris d’assaut par la structure administrative et organisationnelle patriarcale, dans Alma, l’héroïne du même nom ira même jusqu’à saboter sa ferme elle-même plutôt que cela revienne entre les mains de l’armée[46]. Cette confrontation narrative de territoires spatiaux dessinés met en scène des figures de pouvoir genrées, qui prennent le contrôle de l’espace en soumettant l’autre figure de genre. L’exemple le plus frappant est celui du modèle stéréotypé de l’homme d’entreprise qui fait écho dans Mambo à travers le personnage de Mr Schmidt[47] dont Petula est l’employée ; ou encore dans Alma avec le personnage de Mr Pvilas[48], qui a acheté toute l’île sauvage où Alma habite pour y construire un « WILD PARK[49] » pour les touristes. Tous deux portent le même nom que leurs entreprises : leur identité s’étend jusqu’aux territoires qu’ils possèdent délimitant ainsi, en les nommant, des appropriations spatiales. Claire Braud joue avec les règles érotiques d’un monde organisé par des hommes ; finalement, le seul droit qu’ont ces hommes d’entreprise sur les territoires féminins est le pouvoir de l’argent.

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Illustration 8 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2010, p. 65.

Les réflexions que Claire Braud apporte sur le colonialisme à travers son ouvrage Alma met en perspective ce que Elsa Dorlin, maître de conférences en philosophie, appelle « la matrice de la race[50] » qui se réfère à l’expression du nationalisme à travers la figure de la mère : « La mère, c’est le sol natal[51] ». L’exotisme des ouvrages de Claire Braud met en lien sexismes et racismes par le biais de la conquête patriarcale des territoires ; plus particulièrement encore dans Alma qui confronte deux langages, celui des touristes ou de l’armée et celui des insulaires locaux[52], faisant écho à la confrontation graphique entre l’univers de la ville et celui de la forêt qui leur appartiendrait réciproquement. Les onomatopées répondent également à cette catégorisation binaire à travers les « onomatopées mécaniques » propres aux véhicules qui favorisent la destruction de l’environnement et les « onomatopées naturelles » qui sont du ressort des animaux qui les émettent et des sons de la nature de manière plus générale. Ainsi, dans Alma du « RRREER[53] » d’un tracteur en furie, au « BREUA[54] » d’un camion qui tombe dans le ravin, jusqu’au « VOOOOOOOM[55] » d’un hélicoptère militaire qui atterrit, les « RATA-RATA-TATARARATA[56] » des fusils d’un armée masculine immature tirant sur les buffles d’Alma qui meuglent un dernier « MUUUUU[57] » font le lien avec les multiples onomatopées des oiseaux peuplant la forêt : « iik iiik» d’un oiseau, « kikii !» d’un autre, « iiit iiiit » ou « ui uiiii » ou encore « YUUP YUUUP » et « KÉKÉ KÉKiiii ! » [58]. Lorsqu’un patriarcat agressif et glouton entre en collision avec un matriarcat paradisiaque, que ce soit dans Alma ou Mambo, les héroïnes répondent par leurs désirs subjectifs en s’engageant tête la première dans un rapport de force. Mais pour autant, les frontières entre ces délimitations genrées de la spatialité sont très poreuses.

2.2. Les bruits de la nature vers la découverte d’une nouvelle masculinité

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 9 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 23.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 10 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 24.

La bulle de bande dessinée, le phylactère[59], permet l’articulation entre le texte et l’image ; son apparition ou sa définition efface la délimitation territoriale des univers genrés. Par exemple, dans la page 23 de Mambo, des oiseaux chantent des « YOU » ou des « OUH OUH » les sons sont emprisonnés dans des bulles, la figure étatique de Mr Bilfont (que Petula Peet avait assommé un peu avant parce qu’il voulait hypothéquer sa maison rappelons-le) les entend, mais les espaces entre ces cris et la figure dessinée sont nets et bien délimités. Mais à la page suivante, les oiseaux viennent se poser sur l’épaule de Mr Bilfont et chantent : les phylactères ont disparu. Ainsi l’univers matriarcal de Petula touche Mr Bilfont. Petula prend régulièrement des nouvelles de l’homme d’état qui est surveillé par son tigre de maison : elle contrôle son territoire. Mais Mr Bilfont a abandonné ses charges et préfère s’occuper de la conjonctivite d’un chaton qu’il a entendu miauler dans la forêt, sûrement en référence à son propre aveuglement en tant qu’homme d’état – selon Mme Knöll, lorsqu’il enlève ses lunettes il devient alors très beau.

Claire Braud renverse les tendances, ce sont les femmes qui font le plus de bruits et d’explosions, et les hommes qui s’expriment le moins, ou lorsqu’ils s’expriment, c’est avec de jolies proses. Les femmes agissent et ne communiquent pas leurs sentiments directement, les hommes, eux, travaillent et évoluent pour les communiquer ; c’est dans cette entreprise que la maladresse masculine se distingue le plus. Dans Alma, Gisel par exemple « lui, ne trouvait pas les mots pour dire son amour[60] » ainsi, « [Romina] partit et Gisel devint plus mutique encore. Durant six mois on ne l’entendit guère, et lorsqu’il repensait à la maladresse de son amour il était pris d’une série de rots sans franchise[61] ». Ces nouvelles masculinités que Claire Braud représente sont empruntes de la redéfinition de l’histoire des femmes qui « a constitué une forme de prise de conscience identitaire […] à l’aune de la différence des sexes, c’est-à-dire du genre. Dans ses flancs, se développe une histoire des hommes et de la masculinité[62] ». Comme outil de comparaison on peut citer Umberto Eco, qui mentionne « l’hétéro-direction » vers laquelle la lecture de Superman guiderait ses lecteurs masculins :

Un homme hétérodirigé est un homme qui vit dans une communauté à niveau technologique élevé et à structure socio-économique particulière (dans ce cas fondée sur une économie de consommation), auquel on suggère constamment (par la publicité, la télévision, les campagnes de persuasion qui s’effectuent dans chaque aspect de la vie quotidienne) ce qu’il doit désirer et comment l’obtenir selon certains canaux préfabriqués qui l’exemptent de faire des projets d’une façon risquée et responsable. […] « Tu dois avoir envie de cela ». Donc, on ne l’invite pas à un projet, mais on lui suggère de désirer quelque chose que les autres ont projeté[63].

Ce téléguidage des désirs amènerait le masculin en bande dessinée à adopter des attitudes prémâchées ; c’est pour cela que Petula Peet dans Mambo conseille à l’homme-bestial d’aller chez le dentiste pour aiguiser ses dents de prédateur guerrier qui l’empêche d’embrasser les autres. D’ailleurs il reviendra chez Petula Peet pour la remercier d’avoir fait de lui « un homme neuf[64] » qui peut « aimer sans retenue[65] » et qui n’est « plus bridé comme avant[66] ».


2.3. L’onomatopée comme topographie de la structure du consentement

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 11 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 1.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 12 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 93.

« DONG DONG DONG » c’est la première onomatopée qui surgit entre la première et la deuxième vignette de Mambo. La deuxième page est titrée d’un deuxième « DONG DONG DONG DONG » plus insistant cette fois. Le Dictionnaire des onomatopées nous propose la définition suivante : « – Répété 2. « (bruit produit par un gong) » 4. DONG DONG DONG DONG DONG – C’est le châtiment !… Faites pénitence ! La fin des temps est venue !… (Hergé, L’étoile mystérieuse, 1947 [1942], 7[67].) » ainsi la sonnette d’entrée de Petula retentirait comme un gong : son paradis est perturbé par l’entrée de Mr Bilfont. On sait déjà que l’homme d’état veut hypothéquer sa maison pour « 10 000 anciens euros[68] », alors même que Petula assène un grand coup de casserole sur la tête de Mr Bilfont, cela ne fait aucun bruit. Par contre un long « DRRRIIIIIIIIING[69] » agressif retentit. C’est la sonnerie du téléphone cette fois : Petula a un entretien d’embauche. Le son synthétique et strident de ces trois onomatopées est relatif à l’injonction de l’annonce apocalyptique suivante : les envahisseurs arrivent. La guerre aux désirs de Petula s’ouvre ainsi.

Et enfin, à l’avant-dernière page de Mambo, là, dissimulé dans la pénombre de la nuit, alors que Petula Peet dort aux côtés de Mr Bilfont et de l’homme-bestial aux dents maintenant aiguisées, on peut voir écrit en lettres blanches un discret « Toc Toc ». Une partie retentit dans le noir de la vignette, l’autre dans le blanc interstitiel. C’est l’onomatopée du cœur qui bat, comme le « BOM BOM BOM BOM[70] » qui retentit dans la poitrine de Romina lorsqu’elle revoit Gisel pour la première fois dans l’ouvrage Alma. Ce sont les onomatopées du désir. Enfin, la fin de Mambo se signe avec une ultime vignette : Petula est devant sa porte d’entrée, elle dit : « …Vous[71] ! ». Le véhicule du conducteur de bus est garé devant sa maison : les amoureux se sont rejoints, la course-poursuite des désirs à travers les blancs intericoniques de Mambo est terminée.

Dans Mambo, ces deux manières de toquer à la porte, entre injonction et proposition, alors qu’elles sont disposées d’un extrême à l’autre du récit, ont une lecture bien spécifique lorsqu’on les met en relation directe. Dans l’œuvre de Claire Braud, en mettant en rapport la territorialité des genres et leur colonisation avec l’expression des désirs féminins, une zone de consentement s’esquisse. Dans ce cas précis il s’articule autour de la porte de la maison de Petula. On arrive à un accord entre les différentes spatialités genrées grâce à une structure narrative en tressage. Les articulations entre les espace-temps des spatio-topies déploient une structure narrative plurivectorielle qui fait s’immerger le lecteur entre les lignes du récit. Selon Thierry Groensteen cette structure est en « réseau[72] », et la « suture[73] » que l’on peut opérer entre la première et la dernière case d’une bande dessinée est une des caractéristiques de la structure dite en tressage. Ces fils narratifs entremêlés « […] forment une constellation que dans la mesure où la lecture décèle et décrypte leur complémentarité ou leur interdépendance. C’est l’efficacité propre du tressage que d’inciter à cette lecture étoilée[74] ». C’est dans ce système de tressage narratif que Claire Braud a fait s’esquisser, comme dans une partition de musique, la structure du consentement entre les désirs des acteurs de Mambo et Alma, dans une réconciliation de territoires en guerre, et une débâcle à l’expression de ses désirs.

L’enchevêtrement des onomatopées du désir permet l’expression d’un « infra-discours[75] » qui s’immisce au cœur du récit pour le faire retentir d’une manière singulière. Cette onomaturgie, prise dans toute l’amplitude des œuvres de Claire Braud, serait une onomato-genèse de l’expression du désir féminin. Les onomatopées font résonner les émotions d’une manière particulière, ces sensations sonores et visuelles créent une impression tactile[76] au plus proche de la sensitivité des désirs.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 13 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 103.


Notes

[1] REY, Alain. Les spectres de la bande, Essai sur la B.D. Paris : Les Éditions de Minuit, 1978, p. 209.

[2] LEMAITRE, Maurice. Le Lettrisme dans le roman et les arts plastiques devant le pop-art et la bande dessinée. Lettrisme. N°6. Paris : Centre de créativité, 1970. [Édition originale 1967]

[3] GROENSTEEN, Thierry. Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2. Paris : Presses universitaires de France, 2011, p. 184.

[4] NODIER, Charles. Dictionnaire raisonné des onomatopées Françoises. Seconde édition. Paris : Éditeurs Libraires Delangle Frères, 1828.

[5] NODIER, Charles. Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture pour servir d’introduction à l’alphabet, à la grammaire et au dictionnaire. Paris : Librairie d’Eugène Renduel, 1834, p. 42.

[6] MESCHONNIC, Henri. La nature dans la voix, Préface. In NODIER, Charles. Dictionnaire des onomatopées. Mauvezin : Éditions Trans-Europ-Repress, 1984, p. 45.

[7] BALLY, Charles. Linguistique générale et linguistique française. 4e édition. Berne : Francke, 1965, p. 129.

[8] ROSIER, Laurence. L’interjection, partie ‘honteuse’ du discours. Scolia Rencontres linguistiques en pays rhénan 5/6. N° 3. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 109.

[9] DOTOLI, Giovanni. Préface. In MELKIENÉ, Danguolé. L’onomatopée ou le « monstre hybride ». Paris : Éditions Hermann, 2016, p. 21.

[10] MEESTERS, Gert. L’OuBaPo. In DEJASSE, Erwin (dir.) HABRAND Tanguy (dir.) MEESTERS, Gert (dir.) L’Association, une utopie éditoriale et esthétique. Paris : Les Impressions Nouvelles, 2011, p. 131.

[11] BJÖRN-OLAV, Dozo et HAGELSTEIN, Maud. Introduction. id. 2011, p. 5.

[12] QUENEAU, Raymond. Exercices de style. Paris : Gallimard, 1985, p. 39.

[13] MADDEN, Matt. 99 Exercices de style. Paris : L’Association, 2006. [Produit entre 1999 et 2005, collection OuBaPo, traduit de l’américain par Charlotte Miquel].

[14] SATRAPI, Marjane. Persepolis. Paris : L’Association, 2001.

[15] BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010.[16] BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014.

[17] BATAILLE, Georges. L’Érotisme. Paris : Éditions de Minuit, 2011. [Première édition 1957]

[18] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 8.

[19] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 9.

[20] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. Paris : Presses universitaires de France, 2005, p. 17.

[21] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. id. 2005.

[22] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. id. 2005, p. 16.

[23] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. ibid. 2005.

[24] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 15.

[25] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 225.

[26] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 11.

[27] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 39.

[28] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 135.

[29] BAETENS, Jan. Pour une poétique de la gouttière. Word & Image. Vol. 7, N°4, octobre-décembre 1991, p. 365-376.

[30] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 54.

[31] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 26.

[32] DELEUZE, Gilles. Cinéma1 et 2. Paris : Les Éditions de Minuit, 1983.

[33] FOUCAULT, Michel. Le corps utopique ; suivi de Les hétérotopies. Paris : Éditions Lignes, 2009.

[34]GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 26.

[35] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 17.

[36] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 51.

[37] LUZ et LEFRED-THOURON. Bande dessinée et dessin d’humour. In L’Eprouvette, N°2, 2006, p. 219.

[38] HAGELSTEIN, Maud. Capturer l’évènement. Le style graphique « spontané » de Joann Sfar. In op. cit. 2011, p. 158.

[39] BLAKE, Quentin. La Vie de la page. Paris : Gallimard Jeunesse, 1995.

[40] SFAR, Joann. Caravan. Paris : L’Association, 2005.

[41] LE SAUX, Laurence. La bédéthèque idéale #54 : “Alma”, de Claire Braud. In Telerama.fr. 2014. [en ligne, publié le 12/06/2014] https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-54-alma-de-claire-braud,113659.php

[42] PERRY, Grayson. Animal Spirit, 2016. Linogravure, 63.5 x 77.9 cm, Paragon, Contemporay Éditions Ldt, London.

[43] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. Paris : Éditions La Découverte, 2009, p. 145-146.

[44] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. op. cit. 2006, p. 206.

[45] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 2.

[46] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 16-19.

[47] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 21.

[48] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 116.

[49] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 111.

[50] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. op. cit. 2009, p. 209.

[51] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. id. 2009, p. 201.

[52] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 59.

[53] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 19.

[54] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 94.

[55] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 124.

[56] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 48.

[57] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 48.

[58] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 91.

[59] « Le phylactère est conçu comme un placard hiéroglyphique, une affiche sémantique, semblable aux « textes » accompagnant les fresques mortuaires égyptiennes antiques, véhiculant la voix du récit au long du déroulement diacritique de celui-ci. Il en devient par-là presque l’idéogrammatisation de la « parole » dans la bande dessinée, car il écrit la parole […]. » In TOUSSAINT, Bernard. Idéographie et bande dessinée. In COVIN, Michel (dir.), FRESNAULT-DERUELLE, Pierre (dir.), TOUSSAINT, Bernard (dir.) Communications. N° 24, 1976, p. 83.

[60] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 52.

[61] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 53.

[62] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. op. cit. 2006, p. 228.

[63] ECO, Umberto. Le mythe de Superman. In op. cit. 1976, p. 33-34.

[64] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 62.

[65] BRAUD, Claire. Mambo. ibid. 2010.

[66] BRAUD, Claire. Mambo. ibid. 2010.

[67] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. op. cit. 2005.

[68] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 3.

[69] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 5.

[70] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 98.

[71] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 74.

[72] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 173.

[73] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 155.

[74] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 175.

[75] PEETERS, Benoît. Lire la bande dessinée. Paris : Flammarion, 2002, p. 130.

[76] FRESNAULT-DERUELLE. Récits et discours par la Bandes. In op. cit. 1976, p. 132.


Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

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SATRAPI, Marjane. Persepolis. Paris : L’Association, 2001.

SFAR, Joann. Caravan. Paris : L’Association, 2005.

 

RÉFÉRENCE ARTISTIQUE

PERRY Grayson Animal Spirit, 2016
Linogravure, 63.5 x 77.9 cm
Paragon, Contemporay Éditions Ldt, London.

Séries, sexualité féminine et traduction : une impossible reconquête du pouvoir ?

Sophie CHADELLE

En septembre 2019, Sophie Chadelle a entrepris une thèse, en CDU au DEMA, intitulée « Voix de femmes, voix de fans, voix institutionnelles : La traduction du genre dans les séries contemporaines », au CAS, sous la direction de Nathalie Vincent-Arnaud (UT2J) et de David Roche (UT2J). Ses recherches portent notamment sur les études sur le genre, sur la traductologie et sur les études audiovisuelles.

sopchad@yahoo.fr

Pour citer cet article : Chadelle, Sophie, « Séries, sexualité féminine et traduction : une impossible reconquête du pouvoir ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 01/07/2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/series-sexualite-feminine-et-traduction-une-impossible-reconquete-du-pouvoir/>.

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Résumé

Les séries Sex and the City(Star, HBO, 1999) et Ugly Betty (Horta, ABC, 2004) mettent en scène des figures féminines fortes et indépendantes assumant pleinement leurs corps et leurs sexualités. Ces portraits féminins semblent se détacher des représentations stéréotypées et sexistes du personnage féminin du cinéma classique, souvent érotisé et objectifié pour le plaisir du regard masculin. Or, ces séries sont produites en anglais et une étude de la traduction audiovisuelle (TAV) française, le sous-titrage et le doublage, montre dans quelle mesure la TAV réintroduit, par le biais de certains décalages entre le texte de la V.F. et celui de la V.O., une vision patriarcale et normée du corps de la femme, de sa sexualité et de son identité.

Mots-clés : Séries nord-américaines – Féminisme – Traduction – Langue – Politique culturelle

Abstract

The two series under study, Sex and the City and Ugly Betty stage a number of female characters who are both strong and independent, openly accepting their bodies. The portrayal of these feminine characters seems to go beyond stereotyped, sexist representations traditionally seen in feminine characters in the cinema where they are often objectified, eroticized for the mere pleasure of the male gaze.

Now these series were originally made in English and studies carried out of the French translation, both subtitling and dubbing, show just how far the TAV, through the existence of a number of discrepancies between the original text and the French translation, reintroduces a somewhat patriarchal vision of the sexuality and the female body and her identity.

Keywords : North American series – Women studies – Translation Studies – Linguistics – Cultural Studies


Sommaire

Introduction
1. Le rejet d’une vision patriarcale et objectifiante du corps de la femme
2. La sexualité et la corporalité féminine comme prise de pouvoir des héroïnes
3. Redéfinition du plaisir féminin : de la corporalité au pouvoir intellectuel
Conclusion
Notes
Bibliographie


Introduction

Il est difficile de remettre en question le langage visuel, les images mentales, clichés d’un cinéma fait par les hommes selon leurs visions, leurs fantasmes, leurs désirs et leurs normes. […] Le cinéma des femmes, la créativité des femmes, la vie des femmes… tout est à réinventer1.

C’est ce que souligne Agnès Varda dans La Création étouffée, confirmant ainsi ce que les chercheurs en études cinématographiques et audiovisuelles des années 1970 et 1980, comme Laura Mulvey, Kaja Silverman2 ou encore Teresa De Lauretis3, dénoncent : le milieu du cinéma, comme celui de la création audiovisuelle, jouerait un rôle important dans la perpétration d’une représentation de la féminité stéréotypée et limitée. Selon elles, l’identité de la femme, de son corps et de sa sexualité dans le cinéma classique seraient le reflet du désir masculin et de la norme dominante. Dans son article « Visual Pleasure and Narrative Cinema4 », Laura Mulvey dénonce une forme d’asymétrie dans le cinéma hollywoodien entre le personnage masculin doué d’agentivité et le personnage féminin qui devient objet de plaisir fétichiste et voyeuriste. En se référant au concept freudien de scopophillie, Mulvey affirme que la femme est alors représentée comme une image objectifiée, érotisée et passive. Ce regard masculin à trois dimensions, celui du personnage masculin, celui de la caméra et enfin celui du spectateur, limite ainsi le personnage féminin à un rôle passif dans la diégèse, dans la narration et dans la réception. Kaja Silverman dans son ouvrage The Acoustic Mirror va plus loin en abordant la question de la voix de la femme. Il existerait une différence nette entre la voix cinématographique féminine et la voix cinématographique masculine. La voix de la femme serait isolée de toute forme de productivité et de création car elle serait représentée dans de nombreux films du cinéma classique comme « dictée », comme dépourvue d’agentivité et surtout comme limitée au domaine du diégétique. Or, depuis les années 1970, les luttes pour les droits civiques et même la théorie féministe et queer ont largement influencé les fictions populaires contemporaines, selon les travaux de Laurie Ouelette5 et Joanne Hollows6. En particulier, certaines séries s’efforcent de représenter la femme comme active dans sa quête d’identité et de sexualité, s’éloignant ainsi de la représentation passive et stéréotypée de la femme comme simple objet de désir. De nombreuses œuvres audiovisuelles ont à cœur de mettre en scène une véritable discussion dialectique de voix féminines contradictoires et de ne pas seulement montrer l’image d’une femme indépendante. Iris Brey, dans son ouvrage Sex and the Series, souligne l’importance de mettre en mot la sexualité féminine :

Les séries ont beau montrer la sexualité des femmes, ce n’est pas pour autant qu’elles en parlent facilement. L’orgasme féminin, l’anatomie, du clitoris, la localisation du point G […] … la représentation de la sexualité féminine a été presque inexistante dans les médias. […] Or certaines séries se sont emparées de la sexualité et inventent une nouvelle langue, écrite ou visuelle, pour mettre enfin des mots sur l’un des plus grands mystères de la modernité. Le sexe féminin est protégé par des lèvres, pas étonnant, donc, que la sexualité féminine soit d’abord une question de langage7.

La parole et la mise en discours seraient donc des éléments centraux dans le processus d’émancipation. Cette prise de parole de la femme est d’autant plus active et libérée qu’il y a de plus en plus de créatrices et de productrices de séries, comme Jenji Kohan (Weeds, Orange is the New Black), Jane Campion (Top of the Lake) ou Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, Murder) qui sont reconnues autant par les critiques que par les audiences grâce à leurs œuvres télévisuelles qui mettent en scène des figures de femmes assumant et revendiquant leur identité et leur sexualité. La voix de la femme se libèrerait, selon Brey, du cadre du diégétique et du regard masculin et deviendrait source de création, répondant, donc, à l’appel lancé par Cixous exigeant que « la femme s’écrive8 ».

Les séries Sex and the City (Star, HBO, 1999) et Ugly Betty (Horta, ABC, 2004) sont des comédies qui jouent avec humour sur certains stéréotypes patriarcaux. Ce jeu sur les stéréotypes sexistes permet l’expression, par les images et par les mots, d’une sexualité et d’une corporalité féminine émancipée et émancipante. Ugly Betty, relatant l’évolution professionnelle au sein d’un magazine de mode d’une jeune fille latine au physique jugé disgracieux, met en scène avec humour les stéréotypes visuels et linguistiques d’une représentation normative de la beauté et du corps féminin afin d’en proposer une vision transgressive. Cette série se joue à la fois des images mais également des discours habituellement associés à la beauté féminine. La série Sex and the City, retraçant la vie sexuelle et amoureuse de quatre amies à Manhattan, met en images et en mots la sexualité et le désir de ces quatre jeunes femmes. Selon Kim Akass9et Iris Brey10, Sex and the City est une des premières séries qui ne se limite pas seulement à montrer la sexualité féminine mais s’efforce de la nommer explicitement lui donnant donc une existence. Il s’agit d’une série chorale puisque les quatre protagonistes principales ne cessent de débattre de certains aspects de leur sexualité et ce débat constant entre les quatre héroïnes permet d’installer une relation dialogique libératrice de la sexualité féminine. Dans ces deux séries, la représentation du corps de la femme et de sa sexualité est placée au cœur de la narration. Pour autant, les personnages féminins ne sont pas représentés comme la source passive du plaisir voyeuriste observé par le « male gaze » décrit par Mulvey. Au contraire, elles sont dépeintes comme assumant leur sexualité et leur corporalité, ce qui leur permet de reconquérir leur force d’action et leur identité. Cette reconquête s’effectue en plusieurs étapes : le rejet (explicite ou de manière détournée par l’ironie et l’humour) de la vision patriarcale du corps et de la sexualité féminine, l’affirmation de la sexualité et du corps de la femme comme nouvelle arme de pouvoir et enfin la redéfinition du plaisir féminin comme étant l’association d’une corporalité féminine et d’un pouvoir intellectuel émancipant. Dans ces deux séries, l’association de la corporalité de la femme à ses mots et à son pouvoir d’écriture devient une force émancipatrice. En effet, les deux héroïnes de ces séries sont toutes deux des figures d’auteures. Carrie Bradshaw, dans Sex and the City, est journaliste et ce sont les chroniques qu’elle écrit dans chaque épisode qui sont les moteurs de la narration. Betty Suarez est, dans Ugly Betty, secrétaire dont le seul but est de devenir écrivain. Betty doit accepter son corps et Carrie doit assumer sa sexualité afin que toutes deux puissent trouver l’écriture et ainsi compléter leur quête identitaire. Les mots ne sont donc pas seulement utilisés pour exprimer une sexualité féminine libérée des carcans cinématographiques et audiovisuels patriarcaux mais sont également la source d’une nouvelle forme de pouvoir pour les personnages féminins : le pouvoir créatif.

Cependant, les deux séries étudiées ici sont produites en langue anglaise. La réception de ces deux séries et de leur discours sur l’identité féminine, pour un public non-anglophone, dépend donc de leur adaptation linguistique, à savoir de leur traduction audiovisuelle (TAV) : le sous-titrage et le doublage. Les chercheuses en traductologie, Louise Von Flotow et Sherry Simon, dans leur ouvrage Translation and Gender : Translating in the Era of Feminism11, ont mis en avant la dimension politique de la traduction et le lien entre traduction et perpétration d’une politique patriarcale institutionnalisée. Ces deux traductologues mettent en avant le fait que la traduction ne doit plus être envisagée comme un simple transfert linguistique mais bel et bien comme une forme de pouvoir intellectuel. Elles mettent en avant le concept de « Cultural Turn », concept traductologique qui révolutionne la vision de la méthodologie de la traduction. La traduction doit être considérée dans un contexte et doit prendre en compte des concepts tels que la culture, l’identité, le genre, concepts complexes et difficilement définissables. L’acte de traduire ne doit plus être considéré comme la simple reproduction d’un original, une simple transposition linguistique, mais comme une véritable production culturelle. Il s’agit alors d’envisager les conséquences de l’acte de traduire et ainsi d’en comprendre sa dimension politique. La traduction devient le reflet, au même titre que l’acte d’écriture, des luttes de pouvoirs entre les violences normatives d’une culture ou d’une idéologie dominante et les voix marginalisées. La traduction peut alors être envisagée comme un acte d’émancipation mais également comme une forme de manipulation. Pour Christina Zwarg, la traduction devient le reflet des crises idéologiques que traversent nos sociétés et nos civilisations : « translation has increasingly become the vehicle through which history, meaning and language come to crisis12 » . C’est dans cette perspective que, dans leur ouvrage, Von Flotow et Simon affirment que la traduction, au même titre que la langue, joue un rôle essentiel dans la représentation de la femme dans nos sociétés. Elles illustrent cette théorie en donnant de nombreux exemples d’ouvrages dont les thèses féministes ont été trahies dans le processus de traduction. Un de ces exemples est la traduction en anglais américain du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. C’est en 1952 que la maison d’édition BantamBooks publie la version en langue anglaise de cette œuvre, sous le titre The Second Sex, traduite par Howard Parshley, œuvre qui connaît un succès important dès sa parution. Les rééditions ont été nombreuses au cours des décennies suivantes mais l’œuvre ne sera jamais retraduite et c’est la traduction de 1952 de Parshley qui reste la version américaine officielle. Or, certains chercheurs féministes, comme Margaret Simons13, se sont aperçus que la traduction de Parshley est par moment très libre et change ou même passe sous silence certains passages. Ainsi, dans la version américaine du Deuxième sexe, plus de dix pourcent du texte original a été omis sans que cela n’ait été signalé ni par le traducteur, ni par la maison d’édition. Les passages qui ont été coupés concernent essentiellement l’historiographie féminine (le nom de soixante-dix-huit femmes a été enlevé : des femmes politiques, des chefs militaires, des courtisanes, des saintes, des artistes et des poètes), certains événements historiques qui remettent en questions certains clichés sur l’identité féminine, comme l’existence, dans la Renaissance de femmes nobles à la tête d’armées, la plupart des références à des tabous culturels telles que les relations homosexuelles féminines etc. Simons, qui a comparé les deux versions du Deuxième sexe, affirme ainsi :

He [Parshley] didn’t care to have discussions of women’s oppression belaboured, although he was quite content to let Beauvoir go on at length about the superior advantages of man’s situation and achievements14.

La traduction défectueuse de cette œuvre de référence féministe, selon Von Flotow et Simon, pourrait expliquer en partie quelques critiques américaines à l’égard de Beauvoir qui estiment que cette dernière reste trop modérée en ce qui concerne la revendication d’une sexualité féminine libérée. Ainsi, Barbara Klaw affirme que Beauvoir reproduit même certains stéréotypes patriarcaux en ce domaine : « [Beauvoir is] perpetuating patriarchal stereotypes of female sexuality15 ». L’exemple de la traduction du Deuxième sexe met en lumière un lien qui à l’époque n’était que peu connu : le genre, l’écriture et la traduction.

L’exemple de la traduction de Beauvoir nous amène donc à nous demander si la TAV des séries étudiées ici n’impacte pas les discours d’émancipation à propos de l’identité de la femme. N’existe-t-il pas des décalages ou même des omissions qui ne relèveraient pas de la simple faute linguistique ou d’orthographe mais qui possèderaient une réelle dimension politique en termes de genre ? Dans quelle mesure ces décalages auraient-ils un impact sur notre compréhension de la représentation, dans ces deux séries, du corps et de la sexualité de la femme ? Le mot et le discours sont au cœur de l’émancipation identitaire des personnages féminins, il semble donc vital de se pencher sur l’adaptation des termes originaux dans une autre langue. Les éventuelles différences entre les deux médiums (l’écran et la TAV) par lesquels passe le discours, créeraient ainsi un gouffre passant sous silence certains aspects de la reconquête du pouvoir par les personnages féminins de ces deux séries. La TAV pourrait-elle être alors considérée comme une déclinaison de la langue patriarcale dénoncée par de nombreuses féministes, comme Cixous, Irigaray et Kristeva, et du langage patriarcal cinématographique dénoncé par Varda (« le langage visuel, les images mentales, clichés d’un cinéma fait par les hommes selon leurs visions ») ? Pour y répondre, il s’agira donc de considérer, dans l’analyse de la TAV de ces deux séries, les passages portant sur les différences étapes de reconquête du pouvoir (le rejet de la vision patriarcale du corps et de la sexualité féminine, l’affirmation de la sexualité et du corps de la femme comme nouvelle arme de pouvoir et enfin la redéfinition du plaisir féminin comme étant l’association d’une corporalité féminine et d’un pouvoir intellectuel émancipant).

 

Dans le cas des adaptations françaises de ces séries, que cela soit le sous-titrage ou le doublage, comme dans tout acte de traduction en général, il existe une double situation de communication. L’énonciateur est double puisqu’il y a l’énonciateur de la version source et l’énonciateur-traducteur de la version cible. L’interlocuteur est également double puisqu’il existe le public de la version originale, ici le public anglophone, et le public de la version adaptée, le public francophone. Cela suppose que la situation d’énonciation soit également dédoublée, entraînant ainsi la superposition de deux réalités culturelles bien distinctes. Enfin, le signifiant et le signifié en anglais sont associés à un signifiant et un signifié français. Le message délivré est donc complexe, créant un nécessaire décalage dans l’acte de communication. C’est dans ce décalage que réside la dimension politique qui nous intéresse : la réinstallation de certains stéréotypes patriarcaux par le biais de la TAV. Comme le suggère le concept de « Cutural Turn », il est vital d’interroger le contexte dans lequel s’opère la traduction. Il s’agit tout d’abord de mesurer le contexte de production de la TAV. La TAV est une forme de traduction très technique puisqu’il s’agit de respecter un certain nombre de contraintes pour permettre au spectateur de suivre au mieux l’œuvre cinématographique ou audiovisuelle. Le doublage doit respecter des contraintes de temps et doit correspondre aux mouvements des lèvres des acteurs. Les sous-titres doivent également respecter les contraintes de temps mais doivent aussi condenser les dialogues car un sous-titre ne peut dépasser trente-trois caractères. Ces contraintes techniques ont évidemment un impact sur le choix du traducteur et donc sur sa dimension politique mais elles ne sont pas les seules raisons expliquant certains décalages entre la version source et la version cible. Si l’on cherche à étudier la dimension genrée de la TAV, il s’agit alors de se détacher de ces aspects techniques afin de se concentrer davantage sur d’autres décalages, davantage culturels et politiques que linguistiques ou techniques. En effet, selon Jorge Diaz Cintas dans son article « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation16 », il est important de comprendre que la TAV s’inscrit dans un contexte économique : celui du marché de la culture, de ses luttes de forces et de sa hiérarchie. Selon Diaz Cintas, avec le développement du genre sériel et de ses moyens de diffusion, la consommation de séries en téléchargement illégal ou en streaming a bouleversé la production normée de la TAV. Le discours issu de la production officielle de la TAV est depuis une décennie soumis aux normes du marché libéral et de la production de masse de la culture ainsi qu’à la nécessité d’adapter le discours sériel au plus grand nombre. Le but commercial est évidemment de faire le plus d’audience possible. C’est justement par le biais de cette politique de l’adaptation commerciale que la TAV révèlerait, toujours selon Diaz Cintas, certaines luttes de pouvoir idéologiques comme la question du genre. La question de la représentation francophone de l’identité de la femme dépasse donc le cadre de la création textuelle ou de l’image puisqu’elle s’inscrit dans une démarche culturelle commerciale. Il s’agit également de la faire correspondre à une politique de réception et de lecture télévisuelle.

 

Dans cette analyse, les exemples de la TAV des dvds français des deux séries à l’étude (DVD Company Buena Vista Home) ont été classés selon les étapes de la reconquête du pouvoir (définis et cités au préalable) par les personnages féminins des œuvres à l’étude. Ces éléments de la TAV pris individuellement n’ont que peu d’impact en termes de politique genrée. Mais en les comparant et en les mettant en relation les uns avec les autres, nous avons constaté que des schémas se mettent en place, détruisant ainsi, pour certains passages, la vision émancipée du corps de la femme et de sa sexualité. C’est une analyse qui s’appuie sur les travaux d’Anne-Lise Feral 17sur la série Sex and the City et sur mes propres analyses de la TAV d’Ugly Betty. Le principe était le suivant : relever tous les décalages entre la V.O. et la V.F. n’ayant aucun rapport avec des erreurs linguistiques ou des choix techniques. Il s’agissait de relever des décalages entre la V.O. et la V.F. sur des expressions :

– rejetant une vision patriarcale du corps de la femme ;

– revendiquant la prise de pouvoir des femmes par leur sexualité, leur corps et leur féminité ;

– redéfinissant le vrai plaisir féminin comme l’association de la corporalité de la femme et de son pouvoir intellectuel, et notamment de sa capacité à écrire.

Certains exemples de décalages entre la V.O. et la TAV sur ces thèmes démontrent la dimension politique de certaines parties de la TAV, altérant ainsi la mise en scène émancipatrice du corps et de la sexualité de la femme dans ces deux œuvres télévisuelles. En voici quelques exemples.

 

1. Le rejet d’une vision patriarcale et objectifiante du corps de la femme

Item 1 : Sex and the City (E01, S01)

Original TAV

Miranda: The advantages given to models and to beautiful women in general are so unfair, it makes me want to puke! . . . We should just admit that we live in a culture that promotes impossible standards of beauty.

 

Carrie: Yeah, except men think they’re possible.

 

Miranda: Yeah.

 

DOUBLAGE (D) :

Miranda: Les avantages qui sont donnés aux mannequins et aussi aux belles femmes me dépassent tellement que je voudrais tout de suite être encore plus bête et plus moche! . . . Nous devrions juste admettre que nous vivons dans un monde où personne ne peut instaurer un nouveau standard de beauté.

Carrie: Oui, nous n’avons pas à nous juger les unes les autres.

 

Miranda: Oui.

Lors de cette discussion, les quatre héroïnes discutent des normes de beauté imposées par les magazines de mode. Le premier décalage souligné met en avant le fait que la V.O. dénonce l’injustice d’une société qui accorde des privilèges aux belles femmes tandis que la V.F. introduit une remarque sur le physique et l’intelligence de Miranda. Non seulement la notion d’injustice (à propos de l’existence d’une beauté normée) disparaît dans la V.F., mais la TAV sous-entend également que Miranda est complètement dépassée alors que celle-ci revendique une forme de prise de pouvoir en rejetant ce fait (« me dépassent »). Nous passons donc d’une forme d’agentivité de la femme (par son refus) à une forme de passivité dans la V.F. De plus, la notion de dégoût (« puke » veut dire vomir) pour ces normes de beauté a disparu dans la V.F. Enfin, la traduction de la réplique de Carrie efface la révolte du personnage envers le comportement des hommes qui justement permet l’installation de ces normes de beauté. La V.F. suggère que ce sont les femmes qui se jugent les unes les autres et qui sont donc les responsables. Cet item met donc bien en valeur que la représentation les femmes rejetant les normes de beauté est remise en question dans la version française.

 

Item 2 : Sex and the City(E01, S01)

Original TAV
Miranda : I find it fascinating that four beautiful flesh and blood women could be intimidated by some unreal fantasy. I mean, look at this [she shows an issue of Glamour]. Is this really intimidating for any of you?

 

Voice over : Suddenly I was interested. If models could cause otherwise rational individuals to crumble in their presence, exactly how powerful was beauty ?

DOUBLAGE (D) :

Miranda : Je trouve ça fascinant que quatre merveilleuses filles soient attirées voire intimidées par ces filles plastifiées de partout. Ça doit être plutôt désagréable. Regardez-ça. Est-ce que ça vous fascine vraiment ?

 

Voice over : Soudain je me suis sentie intéressée. Si les mannequins pouvaient changer le comportement d’une femme, du moins l’influencer, quel était donc le pouvoir réel de la beauté ?

 

 

Dans cet item, le premier décalage repéré est la traduction de l’expression « beautiful flesh and blood women » par « quatre merveilleuses filles ». Il s’agit de la même discussion que pour l’item précédent. Miranda fait alors l’apologie de la beauté « normale » de ses amies. Cette revendication disparaît dans la V.F. puisque l’allusion à la beauté des quatre amies disparaît. La dimension charnelle des personnages est donc niée par la disparition de l’idée de « chair » et de « sang ». Notons également que le terme « women » est traduit par le terme « filles » alors qu’il aurait dû être traduit, dans un souci de fidélité, par « femmes » puisque « fille » est l’équivalent français du terme anglais « girls ». Le terme « femme » suggère davantage de maturité et sa dégradation au rang de « fille » est révélatrice d’une certaine diminution du pouvoir féminin. Le deuxième décalage relevé ici est la traduction de l’expression « unreal fantasy » par « ces filles plastifiées de partout ». Le doublage supprime l’idée que ces normes de beauté ne sont pas réelles, ce qui constitue l’argument principal de la critique de Miranda de ces normes de beauté. L’expression française suppose qu’il s’agit de quelque chose qui n’est pas naturel. Enfin, le dernier décalage intéressant à analyser concerne la traduction française de l’expression « rational individuals ». La V.F. donne un genre aux personnes désignées par Miranda alors que cette dernière tente justement de ne pas féminiser les personnes concernées par ce phénomène de fascination puisqu’elle sous-entend un peu plus loin dans le dialogue que les hommes en sont également victimes. La V.F féminise le processus. De plus, le terme « rational » est omis dans la V.F., ce qui diminue justement les capacités intellectuelles de ces femmes.

 

L’analyse de la TAV de ces deux items souligne donc dans quelle mesure certains choix de traduction remettent en question la volonté des personnages féminins de cette série de dénoncer une vision patriarcale et normée de leurs corps et de la beauté féminine en général. Il ne s’agit pas de contre-sens mais de quelques omissions et d’adaptations qui atténuent fortement la démarche militante de Miranda. Ces décalages contribuent ainsi à la réécriture du discours de la série et inscrit donc la TAV de cette œuvre dans une dimension politique genrée.

 

2. La sexualité et la corporalité féminine comme prise de pouvoir des héroïnes

Item 3 : Sex and the City (E03, S01)

Original TAV

Samantha : Plus the sense of power is such a turn on, maybe you’re on your knees, but you’ve got him by the balls.

Charlotte : Now, you see, that is the reason I don’t want to go down this road.

 

D : Samantha : Et en plus, tu as un pouvoir sur eux très excitant. Tu es peut-être à genoux mais tu les tiens par les couilles.

Charlotte : Je ne suis pas féministe et je n’ai aucune envie de faire ce que vous dites, aucune!

 

SOUS-TITRAGE (S) : Samantha: Et le sentiment de pouvoir est excitant. T’es à genoux mais tu le tiens par les couilles.

Charlotte : C’est la raison pour laquelle je ne veux pas m’y aventurer.

 

 

Dans cet épisode, Samantha revendique une sexualité libérée et argumente que la fellation représente une forme de prise de pouvoir pour la femme. Charlotte, en revanche, dans le doublage estime que cet acte sexuel est dégradant pour la femme. Et pourtant la raison avancée est qu’elle n’est pas féministe. Le terme féministe, surtout dans une série comme Sex and the City, n’est pas utilisé à la légère. La série représente justement les nombreuses facettes des divers féminismes, qui sont associées à l’idée de pouvoir. Le doublage, lui, oppose sexualité et féminisme et suggère que le féminisme est l’équivalent d’un acte dégradant.

 

Item 4 : Ugly Betty (E02, S01)

Original TAV

Journalist : Someone should tell to that woman, wearing a young man on your arm doesn’t always cover the jiggle parts.

D : Il serait temps d’expliquer à cette femme que se montrer au bras d’un jeune homme fait paraître ses rides plus flagrantes

 

S : Quelqu’un devrait expliquer à cette femme que porter un jeune homme à son bras ne cache pas les chairs molles.

 

 

Dans cet épisode, une journaliste se moque d’une des personnages féminins de la série, Wilhelmina, la directrice artistique du magazine pour lequel travaille Betty. Wilhelmina est dépeinte comme mangeuse d’hommes et revendique une sexualité libérée et dominatrice, comme le suggère la journaliste. En effet, selon cette dernière, Wilhelmina porte sa nouvelle conquête comme un vêtement ou un bijou. Dans cet item, un changement de point de vue s’opère en partie dans le doublage par un chassé-croisé réorganisant les éléments de la phrase anglaise. Le résultat de ce chassé-croisé implique que Wilhelmina n’est plus celle qui domine dans la relation puisqu’elle ne porte plus l’homme mais se retrouve à son bras. Elle passe d’une figure active et dominatrice qui objectifie l’homme avec qui elle sort à une figure passive et ornementale. Dans ce cas, nous avons encore une atténuation du discours original revendiquant la sexualité féminine comme une forme de prise de pouvoir.

 

Item 5: Ugly Betty (E02, S01)

Original TAV
Betty : I work in an office full of Glamazone women

D : Je travaille dans un bureau rempli de filles qui sont toutes des glamazones parfaitement épilées

S : Je travaille dans un bureau plein de femmes sophistiquées qui font toutes 1m80 et sont parfaitement épilées

 

Dans la V.O., Betty procède à un néologisme qui associe à la fois l’élégance physique des femmes avec qui elle travaille et l’image de guerrière. Elle utilise cette expression lors d’une conversation avec son père au cours de laquelle elle évoque son admiration pour ces femmes qui cumulent beauté, pouvoir et férocité. Ici, la notion de beauté est associée à celle de guerrière et donc de pouvoir, association illustrant le discours de la série qui tente de redéfinir la notion de beauté féminine et d’échapper au carcan patriarcal alliant beauté féminine et fragilité. Or, le sous-titrage fait disparaître la dimension guerrière, changeant ainsi la portée féministe du néologisme.

 

Ces trois items mettent en valeur les décalages entre la V.O. et la V.F. qui atténuent fortement la dimension de pouvoir de la corporalité et de la sexualité féminine. La prise de pouvoir des personnages féminins de ces deux séries par leur sexualité ou leurs corps est donc, dans ces exemples, fortement remise en question.

 

3. Redéfinition du plaisir féminin : de la corporalité au pouvoir intellectuel

Les deux séries mettent en avant le fait que leurs personnages féminins doivent apprendre à accepter leurs corps hors norme (dans le cas de Betty) et à vivre une sexualité émancipée et libérée (dans le cas des protagonistes de Sex and the City) afin de poursuivre une quête identitaire les menant vers le vrai plaisir émancipateur : le pouvoir intellectuel et surtout l’écriture. Les deux héroïnes des deux séries sont des auteures et les références aux figures féminines intellectuelles ou des références à des personnalités féminines qui écrivent sont nombreuses dans la série. Pourtant, la TAV propose parfois une traduction inadéquate, atténuant voire supprimant ces références et leur pouvoir d’évocation et d’inspiration.

 

Item 6: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV

Candace Bushnell wants to pitch a story on power women in Manhattan.

S : CB veut écrire sur les femmes influentes de Manhattan

D : CB veut te parler de son prochain livre sur les femmes à Manhattan

 

Dans cet exemple Sofia Reyes, journaliste féministe s’adresse à son équipe de rédaction, entièrement constituée de journalistes femmes et leur présente un nouveau projet pour leur magazine féministe. Ce qui nous intéresse ici est la traduction de l’expression « power women ». Dans le doublage, l’idée de pouvoir (“power”) disparaît complètement. Il ne s’agit plus que d’un livre sur les femmes à Manhattan. L’omission de l’idée de pouvoir peut passer inaperçue ou anodine et pourtant cela contribue à diminuer les capacités intellectuelles associées aux femmes fortes ou aux figures féministes. L’exemple n’est pas isolé et c’est la répétition de ce genre de décalages et d’omissions qui contribue au changement de perspective par rapport au discours féministe de la série.

 

Item 7: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV

5 years ago he wrote for an airline magazine, now he’s Katie Couric

 

S : Il y a cinq ans il écrivait pour une ligne aérienne et il se prend pour Katie Couric

D : Formidable, il y a cinq ans il écrivait dans la revue d’une compagnie aérienne et aujourd’hui c’est Mr Pullizer

 

Dans cet épisode, Daniel, le rédacteur en chef de Modeet patron de Betty, lui parle d’un photographe célèbre. Le nom de Katie Couric, première femme journaliste américaine de télévision à devenir très célèbre est remplacé, dans le doublage, par « Mr Pullizer ». La référence à cette figure intellectuelle de femme est masculinisée par le doublage alors que l’on aurait pu penser à un équivalent français, comme « Claire Chazal » par exemple.

 

Item 8: Ugly Betty (E07, S01)

Original TAV
Seems like generic chick lit to me

 

S : Ça semble de la littérature de nana

D : Je pensais que c’était des trucs sans intérêt, des trucs de nana

 

Dans cet épisode, Daniel fait référence à un genre littéraire considéré comme féminin. Si la V.O. suggère un certain mépris pour ce genre, le doublage, lui, supprime complètement la dimension littéraire et associe le « truc sans intérêt » à la notion de féminité alors que la V.O. associe, malgré l’aspect péjoratif, l’image de la femme à la littérature (« litt ») et à l’écriture.

 

Item 9: Sex and the City (E01, S01)

Original TAV
Tina Brown

 

Diana Sawyer

S : Tina Brown

Diana Sawyer

D : Tina Turner

Naomi Campbell

 

Dans cet épisode, Carrie fait références aux figures féminines intellectuelles influentes de Manhattan. Étant, journaliste elle-même, elle se réfère à deux grandes figures féminines du journalisme américain. Tina Brown était la rédactrice en chef du New Yorker en 1998. Diana Sawyer, elle, était une grande journaliste télévisée des années 1980 et 1990. Or, le doublage français adapte ces références par les noms d’une chanteuse et d’un mannequin, certes des personnalités publiques artistiques fortes mais tout de même différentes des femmes journalistes et auteures évoquées (une est d’ailleurs un mannequin, incarnation de la beauté normée dénoncée par Miranda dans le même épisode). La figure féminine auctoriale disparaît donc.

 

Ces quatre items illustrent dans quelle mesure la TAV dissocie, dans certains cas, la figure féminine de la figure auctoriale. Pourtant, l’acte d’écrire est présenté dans Ugly Betty et dans Sex and the City, comme la vraie source d’émancipation des deux héroïnes. Leurs sexualités et leurs corps de femmes, associés à leurs écritures et leurs capacités intellectuelles deviennent la clé de leurs quêtes identitaires. Or, à de nombreuses reprises, la TAV incomplète, inexacte ou trop libre, remet en question cette thèse.

 

Les quelques exemples donnés ici montrent dans quelle mesure la traduction audiovisuelle des discours originaux de ces deux œuvres audiovisuelles peut acquérir, dans certains cas, une dimension politique en ce qui concerne le genre. Les décalages entre la V.O. et la V.F. ne sont ici pas dus à des erreurs purement linguistiques ni à des contraintes techniques. Il s’agit bel et bien d’un choix de traduction. Ces exemples soulignent également une différence entre le sous-titrage et le doublage. La traduction du doublage suggère davantage de prise de distance par rapport au texte source tandis que le sous-titrage, sans doute à cause de la contrainte d’espace, propose une traduction plus littérale. Il s’agit de la traditionnelle différence traductologique entre la traduction dite « directe » et la traduction « oblique18». Le concept de « traduction directe », selon Hardin et Picot, suggère que la traduction n’est utilisée que comme un simple outil dans le processus de communication. En revanche, la « traduction oblique », dont le doublage se rapproche le plus, devient une forme de création et place au centre du processus de communication le choix du traducteur. La prise de distance du doublage, de manière générale, suggère qu’il s’agit davantage d’une adaptation que d’une simple transposition linguistique. Le but est à la fois de traduire le texte source, de respecter les contraintes techniques et d’adapter ce qui est dit ainsi que les références culturelles afin que le public cible puisse s’approprier le mieux possible le texte source. Dans le cas du sous-titrage, de nombreuses références culturelles ne sont pas adaptées mais traduites littéralement. Ainsi, des références à des figures culturelles et influentes comme Katie Couric et Candace Bushnell, dans Ugly Betty, ou Tina Brown et Diana Sawyer, dans Sex and the City, certes sont gardées, mais ne sont pas forcément reconnues par un public francophone.

Qu’il s’agisse d’une forme de censure ou simplement d’une question de non-compréhension culturelle, la représentation de l’identité féminine dans ces deux séries est double et un décalage est ainsi créé, dans certains cas, entre sa représentation à l’écran et sa représentation dans la traduction française. Jorge Diaz Cintaz dans « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation » souligne la difficulté de traduire certains thèmes :

Audiovisual media and its translation play a special role in the articulation of cultural concepts such as femininity, masculinity, race and Otherness, among others. It can contribute greatly to perpetuating certain racial stereotypes, framing ethnic and gender prejudices and presenting viewers with out-dated role models and concepts of good and bad19.

Ainsi, la notion d’altérité, que cela soit la représentation du féminin ou des réalités intellectuelles et culturelles d’une autre civilisation, reste difficile à adapter d’une société à une autre. La traduction peut devenir une forme de ventriloquisme culturel ou même une forme de censure de la voix féminine. Au-delà de la question de la représentation, il s’agit de questionner la phase de réception, comme le rappelle Francesca Billiani :

Communication media in general, and above all mass media, address a rather large and socially diverse audience, which, more so than in the case of literary texts, needs to be kept under control and organized in its tastes and opinions by a visible, and invisible, censorial power20.

La traduction semble refléter, dans les cas étudiés, cette relativité et la difficulté d’adapter et de comprendre ces questions identitaires. Mais il ne faut pas non plus négliger la dimension commerciale du marché des séries, comme le suggère Diaz Cintas dans son article « Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation ». Ainsi, l’adaptation linguistique pourrait également être considérée comme une arme commerciale dont le but serait de rentabiliser l’adaptation de ces séries. La question de la rentabilité est donc essentielle dans la création de ces œuvres et évidemment dans leur adaptation. Il est pourtant difficile d’établir un lien direct entre la politique genrée de certains éléments de la TAV et les exigences de rentabilité du marché libéral de la culture. Une chose est certaine : la représentation à l’écran de la sexualité et du corps de la femme, utilisée comme arme de reconquête du pouvoir identitaire vers une émancipation intellectuelle, reste donc théorique et de l’ordre de la fiction puisque sa mise en pratique par le biais de la TAV reste encore lacunaire, du moins en partie.

 

Conclusion

Pour pallier cette difficulté à mettre en pratique les discours féministes de certaines œuvres artistiques lorsqu’il s’agit de les adapter à des publics étrangers, Louise Von Flotow, dans la conclusion de son ouvrage Translating in the Era of Feminism, rappelle l’importance vitale d’envisager toute forme de traduction comme une production culturelle et politique s’inscrivant dans un contexte au sein duquel des luttes idéologiques sont en jeu. L’aspect militant de l’acte de traduire ne doit pas quitter la conscience du traducteur, selon elle. La vigilance doit être de mise. Il nous semble tout même juste de rappeler l’importance vitale qu’a eue, et continue de jouer, la traduction dans la compréhension de thématiques féministes américaines, anglophones ou issues d’autres cultures, et dans l’acquisition d’une conscience et d’une compréhension commune et internationale des combats en termes de genre. La traduction a permis la diffusion plus large des voix féminines, que cela soit par les textes ou par les images, leur permettant ainsi de s’affranchir des frontières culturelles et de s’émanciper à une plus large échelle. La TAV n’est pas en reste dans ce processus d’émancipation puisqu’il s’agit d’un moyen de communication de plus en plus utilisé dans la sphère médiatique, et permettant une meilleure compréhension de l’Autre (longtemps associé à la féminité), mais également de la notion de relativité et de pluralité culturelle, comme le souligne Rubi Rich :

Subtitling allows us to hear other people’s voices intact and gives us full access to their subjectivity. Subtitles acknowledge that our language, the language of this place in which we are watching this film, is only one of many languages in the world, and that at that very moment, elsewhere they are watching movies in which characters speak in English while other languages spell out their thoughts and emotions across the bottom of the frame for other audiences. It gives me hope . . . Subtitles, I’d like to think, are a token of peace21.


Notes

1 HORER, Suzanne et Jeanne SOCQUET. La Création étouffée. Paris : édition Pierre Horay, 1973.

2 SILVERMAN, Kaja. The Acoustic Mirror. Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1988.

3 DE LAURETIS, Teresa. Technologies of Gender. Bloomington: Indiana University Press, 1987.

4 MULVEY, Laura. Visual Pleasure and Narrative Cinema. Film Theory and Criticism : Introductory Readings.  New York : Eds. Leo Braudy and Marshall Cohen, Oxford UP, 1999, p. 833-844.

5 OUELETTE, Laurie. Victims No More : Television, Postfeminism and Ally McBeal. The Communication Review. Vol. 5, N° 4, 2002, p. 312-323.

6 HOLLOWS, Joanne. Feminism, Femininity and Popular Culture. Oxford : Manchester University Press, 2000.

7 BREY, Iris. Sex and the Series. Mionnay : Libellus Editions, 2016,  p. 36.

8 CIXOUS, Hélène. Le Rire de la méduse. Paris : Galilée, « Lignes fictives », 2010.

9 AKASS, Kim et Janet MCCABE. Reading Sex and the City. Londres : IB Tauris, 2004.

10 BREY, Iris. Sex and the Series. 2016.

11 VON FLOTOW, Louise. Translation and Gender : Translating in the Era of Feminism. Ottawa : University of Ottawa Press, 1997.

12 ZWARG, Christina. Feminism in Translation : Margaret Fuller’s Tasso. Studies in Romanticism. Boston : Boston University, 1990p. 463-90.

13 SIMONS, Margaret. The Silencing of Simone de Beauvoir. Guess What’s Missing from the Second Sex, Women’s Studies International Forum. Vol. 6, 1983, p. 559-564.

14 SIMONS, Margaret. The Silencing of Simone de Beauvoir. 1983, p. 562.

15 VON FLOTOW, Louise. Translation and Gender. 1997, p. 193.

16 DIAZ CINTAS, Jorge. Clearing the Smoke to See the Screen : Ideological Manipulation in Audiovisual Translation. Meta. Vol. 57, n° 2, 2012, p. 279-293.

17 FERAL, Anne-Lise. Gender in Audiovisual Translation : Naturalizing Feminine Voices in the French Sex and the City. European Journal of Women Studies. 2011, Vol. 18,  p. 391-407.

18 HARDIN, Gérard et PICOT, Cynthia. Translate : Initiation à la pratique de la traduction. Paris : Dunot, 1990.

19 DIAZ CINTAS, Jorge. Clearing the Smoke to See the Screen. 2012, p. 282.

20 BILLIANI, Francesca. Assessing boundaries – Censorship and Translation. An Introduction. Modes of Censorship and Translation. Manchester : Ed. Francesca Billiani, 2007, p. 5.

21 RICH, B. Ruby. To Read or Not to Read: Subtitles, Trailers, and Monolingualism. Subtitles : On the Foreignness of Film. Montreal : Alphabetic City, 2004, p. 153.


Bibliographie

AKASS, Kim et Janet MCCABE. Reading Sex and the City. Londres: IB Tauris, 2004.

BILLIANI, Francesca. Assessing boundaries – Censorship and Translation. An Introduction. Modes of Censorship and Translation. Manchester : Ed .Francesca Billiani, 2007.

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FERAL, Anne-Lise. Gender in Audiovisual Translation: Naturalizing Feminine Voices in the French Sex and the City. European Journal of Women Studies. 2011,Vol 18,  p.391-407. https://doi.org/10.1177/1350506811415199

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ZWARG, Christina. Feminism in Translation : Margaret Fuller’s Tasso. Studies in Romanticism. Boston : Boston University, 1990p. 463-90.

Représentation du désir féminin : une écriture de la rupture dans Gently Down the Stream de Su Friedrich

Maud CAZAUX

Maud Cazaux est en troisième année de doctorat à l’école doctorale allph@. Elle fait partie du laboratoire Lara-Seppia à l’université Jean Jaurès de Toulouse. L’objet de sa recherche porte sur l’écriture féministe dans le cinéma de la réalisatrice germano-américaine Su Friedrich et du cinéma d’avant-garde États-uniens à partir des années 1970.

maudcazaux@hotmail.fr

Pour citer cet article : Cazaux, Maud « Représentation du désir féminin : une écriture de la rupture dans Gently Down the Stream de Su Friedrich », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/une-ecriture-de-la-rupture-dans-gentle-down-the-stream-de-su-friedrich/.

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Résumé

Cet article propose d’étudier le court métrage Gently Down the Stream réalisé en 1981 par Su Friedrich. Nous verrons comment la réalisatrice interroge l’expression du désir et la visibilité de la sexualité féminine par le biais d’une écriture poétique qui met en jeu les nombreux conflits inhérents au sujet lorsque celui-ci cherche à se redéfinir loin des repères et des injonctions de la société.

Mots-clés : film expérimental, désir, norme, narrativité, sexualité, binarité

Abstract

This article will focus on the short film Gently Down the Stream directed in 1981 by Su Friedrich. We will see how the director questions the expression of desire and the visibility of female sexuality through a poetic writing that brings into play the many conflicts that emerge from the subject when it seeks to redefine itself far from the reference points and injunctions of society.

Keywords: experimental film, desire, norm, narrativity, sexuality, binarity


Sommaire

Introduction
1. Une tentative d’expression du désir
2. L’impossibilité du désir : les spectateur.trice.s captif.ive.s
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Gently Down the Stream est un film expérimental, dépourvu de bande-son, réalisé en 19811. Dans ce film, Su Friedrich accorde une place importante à l’écriture en insérant des mots et des fragments de texte qui sont travaillés par la technique du grattage de la pellicule. Su Friedrich recourt à ce procédé, où le texte se superpose le plus souvent en contrepoint à des images filmées, pour narrer quatorze courtes séquences de rêves. Ces derniers ont été sélectionnés dans les journaux personnels de la réalisatrice écrits sur une période de huit ans. Dans ce film, l’écriture du rêve permet à celle-ci de transcrire ses troubles, ses peurs et ses désirs.

Su Friedrich interroge l’énonciation du désir et la visibilité de la sexualité féminine par le biais d’une écriture poétique. Nous verrons comment elle met en jeu les nombreux conflits inhérents au sujet lorsque celui-ci cherche à se redéfinir loin des repères et des injonctions de la société2.

Nous nous demanderons tout d’abord quels sont les moyens, notamment plastiques, engagés par la réalisatrice pour exprimer les nouvelles modalités de ce sujet désirant, en analysant les différentes voies expressives choisies par Su Friedrich afin de donner corps à l’irreprésentable, celui d’un désir féminin fluctuant et échappant aux catégories genrées. Nous verrons que cette difficulté à « dire » le désir pour l’artiste se diffracte et se répercute auprès du.de la spectateur.trice. Condamné.e à partager une expérience et un espace contraint, le.la spectateur.trice est ainsi sollicité.e par le film afin d’éprouver dans son visionnement la frustration d’un désir inassouvi3.

1. Une tentative d’expression du désir

Malgré son titre, Gently Down the Stream (Tout doucement au fil de l’eau) travaille une esthétique de la rupture afin de bousculer les canons narratifs classiques. Selon David Bordwell et Kristin Thompson, le cinéma classique a systématisé la construction de récits destinés à être compris du plus grand nombre de spectateur.trice.s, selon une logique renvoyant à ce qu’ils ont pu appeler une esthétique de la transparence. Pour ce faire, le cinéma classique a construit un discours clair et accessible grâce à une linéarité du discours et un récit lié par des relations causales4. Dans ce système la construction du protagoniste répond à un enjeu de transparence où le sujet est clairement identifié5. Au contraire, dans Gently Down the Stream, la narration est « heurtée » et lacunaire, car elle repose sur des expériences et des rêves de la narratrice exprimant un rapport conflictuel au corps genré, à la sexualité et à la religion catholique, qui se manifeste tout d’abord par le recours à la statuaire de la Vierge. Pour cela, Su Friedrich développe une relation texte/image construite en contrepoint. Tout au long du film, les textes sont entrecoupés par des images que nous pouvons classer selon cinq catégories (des images religieuses, une femme faisant du rameur, une femme nageant, une séquence de pieds qui marchent, des plans sur l’eau). Ces images se répètent, se dédoublent, se superposent, s’inversent ou sont mises en négatif (les valeurs chromatiques sont inversées). Ces caractéristiques rappellent la forme du cinéma structurel qui a émergé dans les années 1960. Selon P. Adams Sitney, celui-ci peut se définir comme un « cinéma fondé sur la structure dans lequel la forme d’ensemble, prédéterminée et simplifiée, constitue l’impression principale produite par le film. [Cette forme utilise le] « plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), les effets de clignotements, les images en boucle et le refilmage d’écran6 ».

Pour le théoricien, ce cinéma privilégie la forme au fond. Bien que Gently Down the Stream réponde à cette esthétique, le film utilise cette forme structurelle pour construire une narration complexe qui articule par l’écriture et l’image, le discours polyphonique de la réalisatrice qui oscille entre la volonté de dire son désir et sa difficulté à l’énoncer.

Figure 1

Figure 2

Figure 3

Figure 4

Gently Down the Stream s’ouvre ainsi sur une suite de photogrammes où se répètent des visages fragmentés de statues de Vierges. Ces figures relèvent d’une iconographie chrétienne, ce statut leur confère une identification par le plus grand nombre et une portée symbolique dans nos sociétés iconophiles. C’est donc par un espace de la reconnaissance que Su Friedrich ouvre le film. Cependant, cette figure iconique est mise à mal par le cadrage qui la surplombe et la fragmente ainsi que par son regard vide qui contribue à sa désincarnation, suggérant alors que la Vierge se situe entre l’incarné et le désincarné. Le statut équivoque de la Vierge est analysé par l’essayiste Jacques Duquesne dans un ouvrage consacré à l’ambiguïté du culte de la Vierge Marie. Pour l’auteur, au long des siècles, l’Église catholique, les prêtres et les croyants ont fait jouer à la Vierge deux rôles tout à fait opposés :

Femme, mère de Jésus, « mère de Dieu », comme l’a proclamé le concile d’Éphèse dans une formulation discutée, elle n’est pas seulement l’instrument mais la partenaire efficace, le signe même de l’incarnation. Or, dans le même temps, ou à peu près, par l’affirmation de la conception virginale et de la virginité perpétuelle, par le dogme de l’immaculée conception, par celui de l’assomption, [l’Église catholique, les prêtres et les croyants l’ont] mise à part du commun des mortels, hors de la condition humaine. Elle n’est plus une femme parmi les femmes, mais une femme à part, occupant au minimum une place intermédiaire entre l’humanité et la divinité7.

Cette opposition est travaillée par les choix esthétiques de Gently Down the Stream qui renversent dès les premiers plans, la représentation convenue de la Vierge pour laisser advenir une déconstruction et un retournement des symboles religieux. Pour incarner ce renversement, les Vierges aux visages floutés et parcellaires laissent tout à coup apparaître un corps désirant, à l’image de la bouche qui embrasse son double dans un jeu de miroir (fig 4). Le visage de la Vierge est alors recomposé par la superposition des deux plans qui unissent les fragments de la figure dans un même baiser. Alors que les derniers plans s’attardent plus longtemps sur les lèvres et créent une pause narrative, l’enchaînement du motif des lèvres et du baiser ancre la question du désir et sa possible répression. Le surgissement de la chair dans la statuaire souligne alors la façon dont on peut proposer un sous-texte, une relecture derrière le présupposé social et religieux.

La tradition de la statuaire religieuse peut ainsi rappeler les représentations de Vierges extatiques, dont la plus célèbre, la statue de Sainte Thérèse du Bernin est une figure de la sublimation de l’extase mystique8. La complexité de l’expérience de Sainte Thérèse est analysée par Julia Kristeva dans un article où elle relève le lien entre le fondement du sujet et la parole-amour du Père Idéal. Alors que la foi chrétienne passe par une désérotisation de cette parole, les mystiques comme Sainte-Thérèse ne cessent de resexualiser l’idéalisation du lien parole/amour9. Ce rapprochement entre le corps et le sacré se retrouve dans Gently Down the Stream. Il joue d’une dualité liée à l’association transgressive de l’érotisme et du religieux pour interroger la construction normée du désir. Le discours qui fait allusion à cette figure religieuse, participe à une tentative de renversement de l’injonction du refoulement et de l’érotisation de l’interdit. La statue de la Vierge est la représentation d’une construction du féminin, que l’on pourrait qualifier de mythifiée. Le mythe, selon Roland Barthes, est un système qui opère comme un jeu de cache-cache entre le sens et la forme10. Cette alternance produit une déformation qui est au cœur du « principe du mythe, il transforme l’histoire en nature11 ». La Vierge qui est associée au concept de la virginité, dépasse alors une simple définition anatomique. En effet, la virginité féminine renvoie à « des normes sexuées visant la construction sociale d’un corps « pur », sur le plan matériel et symbolique12 ». Le caractère normatif de mythe virginal de la Vierge a ainsi permis une naturalisation du rôle social des femmes en tant que reproductrices désexualisées et sans désir. La statue de la Vierge représente finalement le masque des identités genrées que le social impose au féminin et qui oscille entre sexualisation extrême et répression du désir.

Cette problématique du désir refoulé par les normes religieuses s’affirme dans le poème qui suit ces séquences. Il énonce avec ironie le récit d’une prière sur l’orgasme :

Walk into church

My mother trembles

                 trances

                 reciting a prayer about orgasm

I start to weep13

Les termes trembles, trances, orgasm, weep, développent une écriture sensorielle où le mouvement du corps exprime le désir. Ce « bruissement du langage » comme le nomme Roland Barthes14, rappelle que la langue peut faire émerger à la surface du texte les sens et le corps de l’auteur15. Dans ce poème, le désir de la réalisatrice est toujours travaillé par le tiraillement entre l’espace du sacré de l’église et le frémissement du désir. Cette oscillation de l’écriture traduit toute la tension et le désarroi de la narratrice. Ce texte qui est ici mis en forme selon la proposition du script de Su Friedrich16, propose ainsi de restituer le rythme d’apparition du texte dans le film par les espaces et les retours à la ligne. L’écart d’un élément dans l’ensemble du texte crée une trouée qui découpe la linéarité du texte et fait surgir de nouvelles interprétations. Ce mouvement perpétuel entre excitation et répression conduit à une écriture qui met en forme le ressac d’un désir qui est brutalement stoppé. La déclinaison des effets graphiques de l’écriture, raturée, floutée et l’oscillation presque stroboscopique des mots conjointe à celle des photogrammes participe à une fragmentation de l’espace narratif. Celle-ci permet d’autant plus à l’écriture poétique de mettre au défi le sens du texte et d’introduire une béance dans l’environnement cohésif que la société prétend produire.

Dans ce poème, le cadre de l’institution religieuse, le rythme du texte, le traitement du temps et de l’image s’opposent à la frénésie du corps et de l’écriture. Ce tiraillement entre norme et subjectivité qui ouvre le film est aussi interrogé dans la représentation du corps comme support entravé du désir. Dans cette scène, la dévotion religieuse est associée à la sexualité et la prière déclenche une animation du corps qui évoque par la peine et la douleur, la volonté d’expiation par les larmes. Ce ressenti du corps met la narratrice en situation de repentir17, lorsque le désir remonte à la surface, il est vécu comme honteux. Mais paradoxalement, ce sentiment déclenche aussi la sécrétion des larmes qui sont l’expression du corps. Cette oscillation perpétuelle entre désir et répression confèrent au désir une ambiguïté car il est toujours perturbé.

Figure 5

Figure 6

Cette dualité se retrouve dans la séquence ci-dessus. Le montage opère un enchainement entre les visages des statues des Vierges et des plans d’une femme faisant du rameur. Le corps est ainsi mis en action, depuis la scène dans l’église où le corps « tremble » jusqu’au plan sur le rameur où il s’active. Sur l’image du corps mis au travail, Su Friedrich superpose une écriture manuscrite rageuse. Par ce procédé, la réalisatrice cherche à s’émanciper du discours qui l’assujettit et veut montrer un corps qui cherche à se défaire du cadre imposé. Cette écriture fulgurante marque le discours grâce à sa mise en œuvre représentée par les ratures et les coulures. L’animation de ces mots et leur caractère discontinu qui rappelle la pratique du cadavre exquis18 et le jeu graphique, amplifié par une écriture automatique du rêve où la conscience et la volonté ne semblent plus contrôler la pensée, expriment la repentance et l’impossibilité de représentation du désir par une rature rageuse.

Figure 7

Figure 8

Les textes floutés qui renvoient à l’inconscient et au rêve apparaissent par des flashs intermittents et leur défilement rapide ne permet pas de reconstituer des phrases dotées d’un sens précis. Ils forment plutôt une liste hétérogène et furtive d’interrogations, d’incertitudes relevant de concepts sociaux et culturels. Cependant, certains mots et bribes de phrases sont parfaitement lisibles, car ils restent plusieurs secondes à l’écran. Ils parviennent à s’échapper du flot textuel incessant qui défile avec frénésie. Les termes This is Pure/ Natural/ Think/ She Shouts, émergent du texte poétique et constituent un contre-discours, une forme d’insurrection narrative. Ainsi, la phrase raturée « This is pure » joue sur la symbolique de la pureté, celle-ci étant associée à la virginité comme norme sexuée19. Elle fait écho aux images de la Vierge et du baiser en miroir précédemment évoquées en ouverture. Cette question morale est soutenue par un autre panneau où est écrit « natural? ». Les ramifications de ce terme à la fois historiques, sociales et philosophiques sont complexes et dans ce cas précis, l’utilisation de ce mot vient perturber un peu plus les catégories sexuelles et esthétiques. Ce qui est considéré comme naturel a en effet justifié une inégalité des sexes et a instauré une bicatégorisation de la pensée et des rapports sociaux de sexe en deux entités distinctes homme/femme, hétéro/homo20. L’intrusion de ce concept révèle l’enjeu d’une écriture du désir réprimée. Par le discours, Su Friedrich cherche à renverser et détourner les normes patriarcales ancestrales en opérant un retour sur les termes qui ont forgé les normes sexuelles.

Ainsi, à l’inverse de ce qu’annonce le titre Gently Down the Stream (Tout doucement au fil de l’eau), le film travaille sur une ambivalence : au flot cyclique des images s’oppose une écriture manuscrite, hachée, raturée sur la surface de la pellicule. Cette omniprésence de l’écriture qui souligne par le grattage son caractère brutal et frénétique contredit sans cesse le calme et l’harmonie annoncés par le titre. Ce déroulement incessant du flux de mots soumet le montage au discours de la narratrice. À l’omniprésence de ce discours social qu’elle ne cesse d’interroger, « natural? », elle oppose le discours poétique. La tridimensionnalité du discours poétique et ses figures comme la métaphore21, permettent de se détacher de la structure normative du discours collectif. C’est dans cet effet de saillie que Su Friedrich fait émerger la forme sensible et imprévisible du discours et de la question du désir.

Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. […] La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là deux éléments dont elle est faite, en somme22.

Le désir renvoie à une quête, à un processus effectué par le sujet désirant pour un objet qui répond à une attente23. Pour cela, Su Friedrich utilise les symboles de son éducation catholique, qu’elle considère comme répressive et idéaliste et contre laquelle elle s’insurge, pour renverser et détourner ce qu’elle nomme « un désir non partagé pour le sublime24 ». Si nous avons vu tout d’abord que Gently Down the Stream cherche à exprimer la fluctuation du désir féminin qui tente d’échapper aux catégories genrées, le déroulement du film montre à quel point l’expression du désir reste entravée. Pour cela, la réalisatrice mobilise toute une stratégie de discontinuités narratives. Celles-ci exposent la dualité désir-répression et révèlent les tensions dans l’assignation d’un désir impossible, toujours empêché. La biffure des mots et l’utilisation d’une symbolique opaque rendent la lecture difficile et ne permettent pas l’installation d’une forme de plénitude pour le.la spectateur.trice. C’est ainsi par une écriture de la rupture que Gently Down the Stream exprime l’impossibilité d’écrire le désir féminin. L’entrave au désir est d’autant mieux exprimée qu’elle ne cesse d’être rejouée auprès du.de la spectateur.trice par le mode d’apparition/disparition choisi par la réalisatrice.

2. L’impossibilité du désir : les spectateur.trice.s captif.ive.s

Figure 9

Figure 10

Figure 11

Par l’écriture poétique du texte et de l’image, Su Friedrich réalise tout un travail de déconstruction de la narration qui complexifie l’expérience et la compréhension spectatorielle. Les photogrammes ci-dessus apparaissent dans le premier texte qui ouvre le film. La forme interrogative s’adresse directement au.à la spectateur.trice et le sens de cette phrase lui échappe alors même que la question semble lui être adressée. Cette phrase lui fait alors éprouver un sentiment d’exclusion. Le.la spectateur.trice est mis.e en marge par le discours qui répète dans la même séquence « Why do you come here25? ». Une première rupture dans l’identification s’opère par ces deux phrases. Par cette interpellation, le.la spectateur.trice se trouve interrogé.e sur son statut et sa place dans le film. Ces phrases interrogatives empêchent alors les spectateur.trice.s d’être dans une forme de contemplation puisqu’il.elle se trouve tout comme la narratrice, captif.ive dans un espace mental labyrinthique, que l’on retrouve exprimé dans le texte même « Wander large quiet rooms 26». Cet espace abstrait perd l’énonciataire, il ressent alors une déroute narrative et une confusion qui occultent son regard. Cette discontinuité est amplifiée par le fond noir des textes qui découpe et fragmente la narration. À l’écran, le texte défile de manière fulgurante, ce défilement contraint le.la spectateur.trice à anticiper le sens des images en reconstituant la syntaxe des phrases. Ce travail de reconstitution coupe le.la spectateur.trice de la sensorialité en jeu dans l’expérience spectatorielle pour le.la cantonner à une position de ce qui pourrait le.la constituer en sujet désirant, il.elle devient avant tout un sujet pensant. Le montage focalise son attention sur un déferlement de texte qui lui fait expérimenter la difficulté de remonter le courant langagier. Ce flot du discours contraint le sujet et l’empêche d’accéder au sensible et au désir. Dès l’ouverture du film, la narration impose aux spectateur.trice.s d’expérimenter un état inconfortable de marginalité et d’exclusion. La narration met le.la spectateur.trice dans l’obligation de se retrouver face à un discours dont il.elle ne maîtrise pas les codes, qui ne lui est ni coutumier ni adapté. Contrairement aux discours classiques qui privilégient une narrativité et une lisibilité claire, Gently Down the Stream met à distance le.la spectateur.trice en déconstruisant la linéarité et en exacerbant la confusion. Ce processus entrave l’identification spectatorielle notamment par un discours et des personnages que les spectateur.trice.s ne parviennent pas à appréhender dans une totalité signifiante. Cette problématique d’une impossible identification s’affirme dans les séquences ci-dessous, où la représentation du corps interroge la posture spectatorielle.

Figure 12

Figure 13

Dans cet extrait, le personnage féminin simplement nommé « A woman » peut évoquer par son allure sportive, cheveux courts, débardeur, short, une esthétique Butch27, sans pour autant être caractérisé et limité à cela. Le corps ne renvoie pas à un genre particulier. Le cadre limite la surface filmée et permet juste d’identifier le mouvement que le corps est en train d’effectuer. Le déplacement du cadre à la droite de l’écran et le fond noir créée une séparation entre le corps et l’écriture, comme s’il s’agissait d’une légende sur l’image désormais inapte à rendre compte de ce qu’est l’individu représenté. Cette coupure entretient une distance entre les spectateur.trice.s et ce corps mis en action. Cette rupture attire le regard sur le texte alors que le corps qui est mis en arrière-plan est difficilement déchiffrable. Ce personnage décadré, fragmenté et anonyme empêche tout espace de la reconnaissance et ne permet pas aux spectateur.trice.s d’être dans une posture d’identification. Ces séquences qui se répètent participent à la forme structurelle28 et réflexive du film et matérialisent la difficulté pour les spectateur.trice.s de recréer une narration. Ce travail de répétition vient amplifier l’oscillation d’un sujet désirant qui est tiraillé entre répression et liberté. Tout au long du film, l’articulation entre le texte et l’image invite le.la spectateur.tice par des relais spectatoriels, à s’interroger sur le tiraillement de l’énonciation.

Figure 14

Figure 15

L’utilisation de verbes à l’impératif en début de plusieurs poèmes, « Wander », « Walk », « Built » « Think », « Take 29», manifeste la tentative d’interpeller le.la spectateur.trice. Ces termes utilisent une forme performative qui peut permettre au.à la spectateur.trice de redevenir actif.ve dans la construction de la narration. L’effet hypnotisant d’une linéarité narrative classique est ainsi annulé et remplacé par la performativité de l’écriture.

I draw a man

take his skin

inflate it

get excited

mount it

It’s like being in love with

a straight woman30

Dans ce texte, l’énonciation reprend le dispositif de verbes à l’impératif qui transmet à la fois les actions de la réalisatrice et s’adresse aux spectateur.trice.s « take/ inflate/ get excited/ mount it 31». Su Friedrich brouille la séparation entre masculin et féminin en mêlant tout d’abord les deux sexualités généralement opposées homo/hétéro dans un seul corps. La création de liens inédits fait le lit de la poésie, c’est ainsi que l’on sort des chaînes de la binarité, par le biais de la tridimensionnalité poétique. Puis par le tracé du corps masculin, dans le texte ci-dessus, la réalisatrice renverse le voyeurisme induit par des représentations du corps féminin selon des codes établis. Ce poème utilise donc une forme de narrativité performative par les verbes mais aussi par les actions de la narratrice pour interpeller le.la spectateur.trice. Elle lui fait ainsi partager et expérimenter sa propre exclusion. Le rapport texte/image constitue une proposition pour que le.la spectateur.trice s’interroge sur sa propre construction et ouvre des espaces pour se réapproprier le discours qui lui a été imposé. Le texte poétique, par sa forme et son recours aux figures de style, est ici un support pour véhiculer une instabilité des catégories sexuelles et genrées par des identités de genre fluctuantes et par la pratique polyphonique du texte et de l’image qui sont vecteurs de dissonances. Celle-ci augmente le brouillage du sens et empêche une interprétation figée. Le montage et le texte montrent ainsi un désir qui se veut fluctuant, mais qui est toujours comparé et entravé par la norme discursive de la masculinité et de l’hétérosexualité. Le discours et le montage réflexifs constituent alors des filtres qui empêchent l’identification des spectateur.trice.s.

I lie in a gutter

giving birth to myself

two fetuses        dark green       and

knotted up

try to breathe so they don’t

suffocate

I can pull one out

but it starts to crumble up32

Cette expérience de l’exclusion clôture le film en travaillant sur l’idée de la renaissance avortée. La narration met le spectateur sur une fausse piste, lui faisant croire que son projet initial est de donner naissance à un nouveau soi, de permettre une recréation du sujet. L’altérité qui devait alors advenir par la naissance des deux fœtus est annulée par cette « maternité monstrueuse » qui par l’irruption de la couleur verdâtre et l’effritement de la chair évoque autant la mort de l’individu que l’altération de ce que la maternité est supposée enfanter. Le film expose ainsi la mise en échec du désir et de la reconnaissance de soi, qui se délite en étant toujours hors champ, hors d’atteinte.

Tous ces moyens mis en œuvre dans le film proposent au.à la spectateur.trice d’expérimenter une expérience de l’altérité, de l’exclusion et de la marginalité. Les derniers poèmes du film ont recours à une poétique qui inclut l’animalité pour exposer cet être monstrueux qui ne se définit pas.

Walk into church

A bloody furry arm is torn

from the body of an

animal

Did it rip its own arm off33?

Pendant que le texte fait défiler chaque mot d’une écriture tremblante, qui donc réinscrit la chair dans l’image, l’image de fond qui est figée représente une femme de dos dans une piscine. Elle ne se remet en mouvement que lorsque le dernier mot « off » du poème disparait. Alors qu’à l’écran la nageuse repart en crawl, la dernière phrase du texte « Did it rip its own arm off 34? » résonne encore et fixe notre attention sur l’idée d’emprisonnement et de volonté de libération du corps. Cette auto-destruction met aussi en œuvre, à travers l’acte de mutilation le surgissement de l’informe. Ce mot qui convoque une altération de la forme, est à même, selon Georges Bataille, « de déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d’annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.) »35. Par l’informe, le texte expose alors la nécessaire perte de repères qui permet de reconfigurer une identité hors des marqueurs genrés. En réponse à ces images, le texte articule le corps de façon horrifique et fantastique à l’animal pour représenter un être hybride et inconnu. L’indéfinissable permet de développer une représentation esthétique de « l’autre » par l’animal à travers laquelle une représentation genrée et sexuée peut être brouillée et s’annuler. Dans Gently Down the Stream, la métamorphose qui est le support imaginaire des figures intermédiaires et hybrides invite le.la spectateur.trice à devenir un corps et un être indéfini, marginal. L’intrusion de ce passage fantastique dans un texte qui cherche à déconstruire les codes d’énonciation du désir féminin interroge le statut du corps et de cet « autre » représenté par l’animal. Ce texte révèle une métamorphose qui a échoué, l’animal s’étant arraché le bras. En faisant appel à l’animalité morbide, Su Friedrich représente le rapport à cet « autre » comme constitutif de l’impossible rapport à soi. Pour Judith Butler,

Interroger les normes de la reconnaissance qui règlent ce que je pourrais être, se demander ce qu’elles excluent, ce qu’elles pourraient être contraintes de recevoir, c’est sous le présent régime, risquer de ne pas être reconnu comme sujet ou du moins créer l’occasion de se demander qui on est (ou peut être) et si l’on est, ou non, reconnaissable36.

L’expérience de la disparition de soi, de la mise en échec de sa subjectivité et de son impossible reconnaissance est paradoxalement utilisée par Su Friedrich comme une stratégie pour inclure le.la spectateur.trice dans une expérience de l’exclusion qu’il.elle n’aurait peut-être pas la possibilité d’expérimenter autrement. Ce rapport distancié aux spectateur.trice.s reflète l’impossible rapport de la narratrice à être un sujet désirant. La remise en cause des normes du discours par lesquelles elle s’est construite, l’expose à ne plus être reconnaissable et positionne son désir comme irreprésentable et hors d’atteinte. La narratrice fait alors expérimenter au.à la spectateur.trice dans Gently Down the Stream le même sentiment de captivité et d’exclusion qui est le résultat de sa propre impossibilité à être un sujet désirant. La leçon que nous permet de tirer Su Friedrich passe donc non pas tant par une tentative d’explicitation de l’individualité qu’elle tente d’exprimer ici que par la contrainte qu’elle exerce sur le.la spectateur.trice en le.la mettant face à un discours qui lui échappe et à des codes qu’il.elle ne maîtrise pas ou dans lesquels il.elle peine à se reconnaître.

Conclusion

Dans Gently Down the Stream, Su Friedrich interroge et renverse les codes et les normes hérités du cinéma classique, défini par une continuité narrative, une clarté du discours, une transparence formelle et une identification à des protagonistes clairement identifiés. La réalisatrice oppose à ce système une écriture de la rupture, par l’utilisation d’une narration discontinue, d’un refus de la linéarité du discours, d’une symbolique opaque, qui rendent difficile toute lecture. Cette énonciation a pour but de bousculer, brouiller voire renverser le discours qui a construit les normes sexuelles hétéronormées. Dans cette lutte, l’expression du désir est articulée dans sa complexe oscillation entre un sujet désirant qui tente d’exprimer l’objet de son désir et son impossible énonciation. Le discours travaille la dualité de la répression et de la liberté du désir qui est entravée par les normes extérieures qui sans cesse veulent reformater le discours. Ainsi, le recours au poétique dans l’écriture du rêve permet de créer des béances dans un discours social qui se veut cohésif. Le recours à une écriture qui utilise tout un vocabulaire des fluides physiques permet de resexualiser un discours qui est toujours détaché du corporel, à l’image de la statuaire de la Vierge, corps désincarné qui alterne entre sublimation et érotisation de l’interdit. Le texte et l’image travaillent ainsi sur l’ambiguïté des discours sociaux liés au sexe, au désir et au genre qui régissent les processus de naturalisation des corps.

La frustration qui résulte de cette difficulté à dire le désir est expérimentée par le.la spectateur.trice dont l’exclusion perpétuelle de la narration l’empêche d’accéder à toute identification. La forme performative du texte qui utilise les interpellations et injonctions verbales et la réflexivité du film sont des propositions pour que le.la spectateur.trice utilise l’expérience de l’exclusion qu’il.elle subit par le film pour réinterroger la construction de son être désirant. Ainsi, bien que le film expose l’impossible énonciation d’un sujet désirant, il parvient à faire ressentir l’expérience collective de l’exclusion. La modification du.de la spectateur.trice généralement sujet désirant du film en un sujet mis en marge permet de lui faire ressentir la perte d’identité et le poids du discours collectif qui étouffe la voix singulière de la narratrice. L’impossibilité du rapport à soi est alors reflétée dans l’inconcevable rapport à l’autre. Gently Down the Stream, permet par son univers poétique et son écriture de la rupture d’expérimenter l’altérité et d’interroger les « différences » qui nous constituent comme autre.


Notes

1 Su FRIEDRICH, Gently down the stream, Outcast Films, 1981.

2 Nos sociétés occidentales patriarcales reposent sur l’injonction à l’hétéronormativité. Celle-ci constitue un marqueur et une limite qui vise à réguler la sexualité et le genre. L’hétéronormativité impose à l’individu un modèle qui assigne une correspondance entre le genre, le sexe et la sexualité. Cette problématique constitue un axe majeur de la théorisation féministe à partir des années 1980, avec notamment l’ouvrage Compulsory Heterosexuality And Lesbian Experience d’Adrienne Rich. Pour la théoricienne, l’hétérosexualité institutionnalisée et normative, gouverne tant ceux et celles à l’intérieur de ses frontières qu’elle marginalise et sanctionne ceux et celles en dehors. Adrienne Rich, Compulsory heterosexuality and lesbian existence, London, Onlywomen Press, 1980.

3 Je tiens particulièrement à remercier Isabelle Labrouillère, maître de conférence à l’ENSAV et membre du laboratoire LARA-SEPPIA, pour nos échanges et pour son aide dans l’écriture de cet article et pour l’analyse de l’œuvre de Su Friedrich.

4 David Bordwell, Kristin Thompson et Cyril Beghin, L’art du film: une introduction, 3e édition française., Bruxelles, De Boeck, 2014, p. 131.

5 Ibid., p. 138.

6 « Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran. Très rarement on trouvera ces quatre caractéristiques rassemblées en un seul film et il y a même des films structurels qui modifient ces éléments de base. » P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire: l’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 369.

7 Jacques Duquesne et Alain Houziaux, La Vierge Marie: histoire et ambiguïté d’un culte, Paris, Atelier, 2006, p. 18.

8 Claude MIGNOT, « BERNIN GIAN LORENZO BERNINI dit LE CAVALIER (1598-1680) », in , Encyclopædia Universalis.

9 Julia Kristeva, Julia Kristeva – La passion selon Thérèse d’Avila, http://www.kristeva.fr/passion.html, consulté le 18 janvier 2019.

10 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 439

11 Ibid., p. 188.

12 Simona Tersigni, « Virginité », in Encyclopédie critique du genre: corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2017, p. 701.

13 « Entrer dans l’église/Ma mère tremble en transe/récitant une prière sur l’orgasme/Je commence à pleurer » * The Su Friedrich Homepage *, https://www.sufriedrich.com/content.php?sec=scripts, consulté le 7 février 2019.

14 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Editions du Seuil, 1993, 439 p.

15 Ibid., p. 49.

16 « * The Su Friedrich Homepage * », op. cit.

17 Le principe de culpabilité est un procédé de contrôle indissociable du catholicisme. Le sentiment de culpabilité institutionnalisé est ainsi vecteur d’assujettissement et de prise de pouvoir moral.

18 André Breton et Paul Eluard (dirs.), Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Paris, Galerie des Beaux-Arts, 1938, 75 p.

19 Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre: corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2016, p. 701.

20 Ibid., p. 87.

21 Par exemple, l’utilisation de la métaphore pour renvoyer au tiraillement entre l’hétérosexualité et l’homosexualité dans : « Smears spermicidal jelly on my lips », « Frottis/tâches de gelée spermicide sur mes lèvres ».

22 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, traduit par Auguste Burdeau, Paris, PUF, 1912, p. 398.

23 « Envie d’obtenir, d’avoir quelque chose. » Littré – désir – définition, citations, étymologie, https://www.littre.org/definition/d%C3%A9sir, consulté le 5 février 2019.

24 « an unrequited desire for the sublime » Su FRIEDRICH, « Su Friedrich, Radical Form/Radical Content », 1990 1989, no 22, p. 123.

25 « Pourquoi viens-tu ici ? »

26 « Errer dans de grandes pièces calmes »

27 Ce terme à l’origine désigne les hommes particulièrement masculins. Il sera ensuite repris pour désigner les lesbiennes masculines.

28 « Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran. Très rarement on trouvera ces quatre caractéristiques rassemblées en un seul film et il y a même des films structurels qui modifient ces éléments de base. » P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 369.

29« Erre /Marche /Construit/Pense/Prend »

30 Je dessine un homme/je prends sa peau/la gonfler/s’emballer/le monter/C’est comme si j’étais amoureuse d’une une femme hétéro

31 « prendre/ gonfler/ être excité/ le monter »

32 « Je m’allonge dans un caniveau/me donnant naissance à moi-même/deux fœtus vert foncé et noués/ j’essaye de respirer pour qu’ils ne puissent pas suffoquer/ Je peux en sortir un/mais ça commence à s’effriter ».

33 Entrer dans l’église/Un bras en fourrure ensanglanté est déchiré/à partir du corps d’un animal/S’est-il arraché son propre bras ?

34 « Est-ce qu’il s’est arraché le bras »

35 Georges Bataille, Premiers écrits: 1922 – 1940 ; Histoire de l’œil. L’anus solaire. Sacrifices. Articles, Reprod., Paris, Gallimard, coll. « Œuvres complètes », 1970, p. 217.

36 Judith Butler, Le récit de soi, Paris, Presses Univ. de France, 2010, p. 23.


Bibliographie

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« Désir », Littré, définition, citations, étymologie, https://www.littre.org/definition/d%C3%A9sir, consulté le 5 février 2019.

Édition et Rédaction du numéro 11

Marion CAUDEBEC, Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université du Québec à Montréal.

Sarah CONIL, Doctorante en Littérature Comparée, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Chloé DUBOST, Doctorante en Arts du Spectacle, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Camille HÉBRARD, Doctorant en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Marion LE TORRIVELLEC, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Julie MARTIN, Doctorante en Arts et Sciences de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Agatha MOHRING, Docteure en Études hispaniques et hispano-américaines, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Édition et Rédaction du numéro 10

Marion CAUDEBEC, Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université du Québec à Montréal.

Sarah CONIL, Doctorante en Littérature Comparée, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Chloé DUBOST, Doctorante en Arts du spectacle , Université Toulouse – Jean Jaurès.

Marion LE TORRIVELLEC, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Julie MARTIN, Doctorante en Arts et Sciences de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Agatha MOHRING, Docteure en Études hispaniques et hispano-américaines, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Comité scientifique du n° 11

  • Dominique CLÉVENOT – PR en Arts plastiques et Sciences de l’Art. Thèmes de recherche : Art et esthétique islamique ; Art contemporain ; Relations interculturelles ; Notion d’« archaïque contemporain ». LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès
  • Cyrielle DODET – MCF en Littérature comparée et Arts. Thèmes de recherche : Théâtre contemporain ; Poésie à travers les formes artistiques ; Relations intermédiales et interartistiques entre la scène et la littérature ; Photographie et théâtre. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès
  • Carole FILLIÈRE – MCF, Directrice du Centre de Traduction, d’Interprétation et de Médiation linguistique (CeTIM) de l’UT2J. Thèmes de recherche : Proses des XIXe et XXe siècles ; Traductologie ; Ironie et humour. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Aurélie HERBET – MCF en Arts plastiques. Thèmes de recherche : formes fictionnelles médiées par les dispositifs numériques et leurs différentes modalités de réception (engagement du corps, immersion sonore, rapport à l’espace tangible et numérique). LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès, Institut ACTE/PARIS 1.
  • Agatha MOHRING – Docteure, PRAG. Thèmes de recherche : Roman graphique et bande dessinée espagnols contemporains ; Intermédialité ; Intime/extime ; Didactique du roman graphique
  • Jérôme MORENO – Docteur, chargé de cours. Thèmes de recherche : Systèmes contemporains de narration visuelle ; Approche poïétique et discursive de l’art contemporain ; Mémoire historique et collective. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
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