Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 6 of 13)

Comité scientifique du n°10

  • Emmanuelle GARNIER – PR en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : le tragique au féminin ; Théâtre espagnol de femmes ; Dramaturgies postmodernes ; Baroque contemporain. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Euriell GOBBÉ-MÉVELLEC – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : littérature pour la jeunesse contemporaine en Espagne et en France (album, théâtre jeune public). IUFM Midi-Pyrénées, LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Claire GHEERARDYN – MCF en Littérature comparée. Thèmes de recherche : littérature et sculpture, anthropologie des représentations et réception des œuvres, dialogue des arts. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Aurélie HERBET – MCF en Arts plastiques. Thèmes de recherche : formes fictionnelles médiées par les dispositifs numériques et leurs différentes modalités de réception (engagement du corps, immersion sonore, rapport à l’espace tangible et numérique). LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès, Institut ACTE/PARIS 1.

  • Guy LARROUX – PR en Littérature française. Thèmes de recherche : littérature française des 19ème et 20ème siècles, mouvement réaliste-naturaliste, œuvres narratives contemporaines, critique et théorie littéraire. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Émilie LUMIÈRE – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : métahistoire, fictions métahistoriques, théâtre espagnol contemporain, intermédialité. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Muriel PLANA – PR en Études théâtrales. Thèmes de recherche : Relations théâtre-roman, théâtre-cinéma, théâtre-musique, dramaturgie et mise en scène du XXe siècle et du XXIe s, esthétique théâtrale, théâtre et politique, théâtre et féminin. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Sabyn SOULARD – PRAG en Arts Plastiques, Département Arts Plastiques – Design. Thèmes de recherche : L’archaïque comme (re)flux en interaction avec des dispositifs fictionnels de l’ordre de la mythobiographie (possible figure de résilience puisque transfiguration mythifiée de ce qui pourrait être appréhendé comme symptômes). – L’imaginaire anthropologique du corps envisagé comme reliques sensorielles porteuses de hantises et survivances, au creuset de pratiques magiques ou auspicieuses. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Emma VIGUIER – MCF en Arts plastiques et Théories de l’art. Thèmes de recherche : philosophie et anthropologie du corps, le corps dans l’art, les pratiques corporelles ritualisées, les jeux d’identité, esthétique/érotique, écriture(s) et plasticités. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Édito du n° 11

Dans ce numéro 11, Littera Incognita propose de réfléchir au lien qui peut être mis au jour entre l’enquêteur·rice et l’artiste, et entre
l’enquêteur·rice et le·a récepteur·rice. La réflexion, au sein des productions artistiques, sur le rapprochement entre ces deux notions, invite à explorer les dispositifs artistiques et l’intermédialité de la création et de la réception. Les contributions de ce numéro s’attachent tout particulièrement à l’étude de la fabrique du·de la lecteur·rice, de l’auditeur·rice et du·de la spectateur·rice par les processus de création, ainsi qu’aux modalités de co-construction de l’œuvre par le·la récepteur·rice-enquêteur·rice.
Penser l’œuvre dans son rapport à l’enquête ne revient pas seulement pour l’artiste à envisager sa démarche comme une investigation autocentrée ou tournée vers la réalité qui l’entoure, ou pour
le·la récepteur·rice à appréhender l’œuvre à la manière d’un·e détective. Il s’agit ainsi de creuser les nuances de recherche,
l’organisation, la découverte et la dissimulation d’informations, le rapport avec les témoins ainsi que leur absence, mais aussi la relation complexe qui se tisse entre l’artiste et le·a spectateur·rice dans la tension de l’enquête. Créer, c’est également enquêter sur soi, mettre en scène sa propre introspection. De la même manière, la réception de l’œuvre constitue tout autant une plongée dans l’intimité suggérée ou réinventée de l’artiste, qu’une re-découverte de soi.

Ce numéro ne se limite pas à l’investigation policière, mais prend également en compte les enquêtes sociologiques, anthropologiques, documentaires, mises en lien avec des pratiques artistiques. Certaines contributions se penchent également sur les introspections autobiographiques ou autofictionnelles, ainsi que sur les essais centrés sur une recherche du moi.

Édito du n°10

La revue Littera Incognita, initiée et dirigée par des doctorant-e-s du laboratoire LLA-CRÉATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, publie à l’été 2019 un numéro spécial dédié à la représentation du désir féminin entre texte et image.

Trop souvent définie comme étant du côté des instincts et de la nature, la sexualité humaine est entourée de contraintes et d’interdits socialement construits. Trop souvent également, le désir sexuel exprimé et représenté est celui des hommes, principaux producteurs et premiers destinataires de ces écrits et de ces images. Le désir féminin a longtemps été construit en miroir par les hommes pour répondre à leurs propres fantasmes : le masochisme féminin faisant pendant au sadisme masculin ; l’exhibitionnisme féminin répondant au voyeurisme masculin ; le désir de violer, auquel correspondrait celui d’être violée, etc. La femme est ainsi traditionnellement un objet du désir et l’instrument de la jouissance masculine plutôt qu’un sujet qui parle, voit, agit et désire de façon autonome. En ce sens, le désir féminin semble d’une certaine manière invisibilisé, au mieux suggéré. Il resterait dans l’ombre non seulement de son pendant masculin, mais également des conventions sociales, littéraires, ou artistiques.

En 1975, Hélène Cixous écrit dans Le Rire de la Méduse : « [i]l faut que la femme s’écrive » (Cixous : p. 37). Pour elle, cet acte « marquera [entre autres] la Prise de la Parole par la femme, donc son entrée fracassante dans l’Histoire qui s’est toujours constituée sur son refoulement » (Cixous : p. 46). Mais qu’en est-il depuis cet appel lancé aux femmes à se « fraye[r] [leur] voie dans le symbolique » (Cixous : p. 59) ?

Le développement de nouvelles pratiques artistiques ainsi que l’essor des adaptations cinématographiques et télévisuelles de romans ces dernières décennies ont fait naître de nouvelles problématiques mais ont aussi permis l’émergence de nouveaux discours. Ainsi, l’écriture peut s’enrichir en s’articulant avec les images. Cette relation texte-image ne se limite pas au champ de la transmédialité ; elle est également au cœur de dynamiques intermédiales, si nous entendons l’intermédialité comme « l’ensemble des conditions qui rendent possibles les croisements et la concurrence des médias, l’ensemble possible des figures que les médias produisent en se croisant » (Marinielllo : p. 48). Certaines productions culturelles intermédiales et transmédiales peuvent alors déjouer, significativement ou partiellement, les représentations textuelles, visuelles ou psychiques conventionnelles pour mieux interroger les modalités complexes de représentation du désir sexuel féminin. Les modalités d’articulation entre les images et les textes ne relèvent pas uniquement d’un procédé réducteur de traduction “à la lettre” de l’image en texte, ou du texte en image. Les relations qui s’établissent entre ces deux éléments sont plus complexes, elles jouent fréquemment avec un écart volontaire entre ce que l’un et l’autre suggèrent. Ce décalage permet de fissurer la représentation, de créer des brèches à travers lesquels s’engouffre l’imagination du·de la lecteur·trice. Ce·tte dernier·ère se projette intimement dans ces failles qui ménagent un espace marginal, alternatif et ambigu, propice au développement du désir féminin.

Ce numéro a donc invité les auteurs et artistes à étudier ce que l’articulation entre le texte (écrit ou oral) et l’image (visuelle ou mentale) permet dans la représentation et l’expression des désirs sexuels des femmes à la lumière de leurs champs de recherche et de création, dans une optique interdisciplinaire et intermédiale. Ainsi, les différents articles de ce n°10 s’intéressent aux imbrications entre les textes et les images qui se répondent imparfaitement, se contredisent, s’opposent, créent des blancs et des silences, ménageant ainsi une multitude d’interstices désirants.

C’est précisément à partir des « interstices », des creux, des implicites et des métaphores que le désir féminin est exprimé dans le roman du second XIXe siècle – ou les « paravents transparents » que nous fait découvrir Lucie Nizard. Par ailleurs, il sera question de l’expression et la réappropriation plus entière et explicite du désir – ou du regard désirant émancipateur – féminin(s) dans les articles de Chloé Fleury Turcas et de Biliana Vassileva, « L’onomatopée du désir, confrontations et réconciliations graphiques et textuelles du désir entre les univers féminins et masculins  dessinés par Claire Braud » et « Cartographies de désir féminin : ‘On being an Angel’… » qui aborde le désir comme mouvement et met en lien photographie et danse contemporaine. Proposé par Sandrine de Pas, le dossier artistique qui enrichit ce numéro fait dialoguer photographies de corps d’hommes dénudés et témoignages de femmes désirantes – l’idée étant que ces textes viennent guider la réception des photographies, et inciter à la reconsidération et réappropriation du regard féminin désirant. A contrario, il sera également question de l’expression empêchée du désir ou de la récupération de cette expression par le regard masculin – et ce, dans les articles de Gabriella Serban, Marie désirante, à propos de la pièce de Fabio Rubiano ; Maud Cazaux, « Représentation du désir féminin : une écriture de la rupture dans Gentle. Down the Stream de Su Friedrich » ; de Caroline Hogue, « Le désir-asymptote dans Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen » ; et de Sophie Chadelle, « Séries, sexualité féminine et traduction : une impossible reconquête du pouvoir ? » qui passe au crible de l’analyse critique la traduction pour le doublage et le sous-titre VF de séries télévisées bien connues.

Nous vous souhaitons une bonne lecture.

– Marion Caudebec, Sarah Conil, Chloé Dubost, Marion Le Torrivellec, Julie Martin, Agatha Mohring –

Appel à contribution du Numéro 10 (été 2019)

Appel à contribution

Numéro 10 : “Représentation du désir féminin : entre texte et image”

(été 2019)

Trop souvent définie comme étant du côté des instincts et de la nature, la sexualité humaine est entourée de contraintes et d’interdits socialement construits. Trop souvent également, le désir sexuel exprimé et représenté est celui des hommes, principaux producteurs et premiers destinataires de ces écrits et de ces images. Le désir féminin a longtemps été construit en miroir par les hommes pour répondre à leurs propres fantasmes : le masochisme féminin faisant pendant au sadisme masculin ; l’exhibitionnisme féminin répondant au voyeurisme masculin ; le désir de violer, auquel correspondrait celui d’être violée, etc. La femme est ainsi traditionnellement un objet du désir et l’instrument de la jouissance masculine plutôt qu’un sujet qui parle, voit, agit et désire de façon autonome. En ce sens, le désir féminin semble d’une certaine manière invisibilisé, au mieux suggéré. Il resterait dans l’ombre non seulement de son pendant masculin, mais également des conventions sociales, littéraires, ou artistiques.

En 1975, Hélène Cixous écrit dans Le Rire de la Méduse : « [i]l faut que la femme s’écrive » (Cixous : p. 37). Pour elle, cet acte « marquera [entre autres] la Prise de la Parole par la femme, donc son entrée fracassante dans l’Histoire qui s’est toujours constituée sur son refoulement » (Cixous : p. 46). Mais qu’en est-il depuis cet appel lancé aux femmes à se « fraye[r] [leur] voie dans le symbolique » (Cixous : p. 59) ?

Le développement de nouvelles pratiques artistiques ainsi que l’essor des adaptations cinématographiques et télévisuelles de romans ces dernières décennies ont fait naître de nouvelles problématiques mais ont aussi permis l’émergence de nouveaux discours. Il nous semble ainsi intéressant de ne pas nous cantonner à l’écriture seule mais de l’articuler avec les images. Cette relation texte-image ne se limite pas au champ de la transmédialité ; elle est également au cœur de dynamiques intermédiales, si nous entendons l’intermédialité comme « l’ensemble des conditions qui rendent possibles les croisements et la concurrence des médias, l’ensemble possible des figures que les médias produisent en se croisant » (Marinielllo : p. 48). Il convient ainsi de se pencher sur des productions culturelles intermédiales et transmédiales qui déjouent les représentations textuelles, visuelles ou psychiques conventionnelles pour mieux interroger les modalités complexes de représentation du désir sexuel féminin. Il ne s’agit pas ici de mesurer ou de démontrer une hypothétique écriture féminine mais bien d’étudier ce que l’articulation entre le texte (écrit ou oral) et l’image (visuelle ou mentale) permet aux femmes dans la représentation et l’expression de leurs désirs sexuels.

Les modalités d’articulation entre les images et les textes ne relèvent pas uniquement d’un procédé réducteur de traduction “à la lettre” de l’image en texte, ou du texte en image. Les relations qui s’établissent entre ces deux éléments sont plus complexes, elles jouent fréquemment avec un écart volontaire entre ce que l’un et l’autre suggèrent. Ce décalage permet de fissurer la représentation, de créer des brèches à travers lesquels s’engouffre l’imagination du·de la lecteur·trice. Ce·tte dernier·ère se projette intimement dans ces failles qui ménagent un espace marginal, alternatif et ambigu, propice au développement du désir féminin. Nous nous intéresserons donc aux imbrications entre les textes et les images qui se répondent imparfaitement, se contredisent, s’opposent, créent des blancs et des silences, ménageant ainsi une multitude d’interstices désirants.


AXES DE RÉFLEXION

Nous invitons les chercheur·se·s et jeunes chercheur·se·s de toute discipline à interroger la relations entre l’articulation texte/image et le désir féminin. Nous proposons quelques axes de réflexion non exhaustifs afin de guider les contributeur·trice·s.

 

  • Adaptations cinématographiques et télévisuelles

Les adaptations de livres au cinéma ou à la télévision sont légion. Ainsi, plusieurs textes écrits par des femmes et mettant en scène leurs sexualités ont été adaptés à l’écran : on pense notamment aux séries Orange is the New Black ou My Mad Fat Diary mais aussi aux adaptations des romans de Nelly Arcan, Virginie Despentes ou encore Marguerite Duras. Quels changements le passage du texte à l’image opère-t-il sur la représentation de la sexualité et du désir des personnages et sur leurs effets sur le·a lecteur·rice et le·a spectateur·rice ? L’image en dit-elle plus ou moins que le texte ?

 

  • Tensions texte/image dans la bande dessinée, le roman graphique et l’album

La bande dessinée, le roman graphique et l’album se nourrissent de la tension entre l’image et le texte, sans cesser d’en réinventer les modalités. Ces trois supports, traditionnellement privilégiés par des artistes masculins, ont cependant été choisis par des artistes féminines, et souvent féministes, pour exprimer, crûment et/ou poétiquement, l’intime et le désir féminins, depuis les mouvements underground des années 1960-1970 (par exemple avec les anthologies d’autrices Wimmen’s Comix et Tits and Clits) jusqu’à nos jours (Le Bleu est une couleur chaude de Julie Marauch, Los Juncos de Sandra Uve, etc.). Leur revendication d’un regard féminin et féministe sur les corps, les désirs et les sexualités constitue également un contrepoint à une réification des corps et des personnages de femmes, habituelle dans certaines catégories de bandes dessinées sérielles (histoire, fantasy, science-fiction, etc.). Une réflexion sur la nature et l’évolution de l’intégration du texte à l’image, de la répartition graphique des éléments textuels et visuels sur la planche et de leurs rapports de force et de complémentarité dans ces œuvres d’autrices permettrait notamment d’analyser la déconstruction des représentations sexistes qu’elles opèrent.

 

  • Récits de fans : quand le désir des femmes fait désordre…

Parmi les formes d’expression du désir féminin les plus controversées, on compte le travail des fans. Les fanfictions, les fanarts ou encore le vidding sont des pratiques actives de la réception où les fans vont enrichir l’univers fictionnel d’un produit médiatique. Ces écrits et créations artistiques sont un terrain fertile de jeu et d’expression pour le désir sexuel d’une communauté très majoritairement jeune et féminine : ce sont donc des productions faites par et pour les femmes. La pudique romance hétérosexuelle est loin d’être toujours de rigueur : sadisme, masochisme, transsexualité, homosexualité, bisexualité, écriture et représentations explicites voire pornographiques, viols, etc. sont fréquemment au cœur de ces productions. La crudité de ces textes et images choque à l’extérieur (et parfois même à l’intérieur) de la communauté. Comment s’articulent alors les textes et les images de ces fans pour permettre l’expression de ce désir féminin parfois subversif et introduire du politique au sein de ces pratiques ?

 

La diversité des contextes dans lesquels la relation entre le désir féminin et l’articulation texte/image est susceptible d’apporter un éclairage invite à la discussion et à un renouvellement des questionnements scientifiques qui y sont attachés. Naturellement, la liste des pistes proposées et les domaines concernés ici sont non-exhaustifs et tout sujet qui se concentrerait sur des enjeux sous-jacents à la question posée sont bienvenus.


Bibliographie Indicative

BOURDAA Mélanie, ALESSANDRIN Arnaud (dir.),  Fan studies, gender studies. La rencontre, Paris, Théraèdre, 2017.

CARANI Marie, « Le désir au féminin », Recherches féministes, n°18, 2005, 9–37.

CIXOUS Hélène, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2010.

DESTAIS Alexandra, Éros au féminin, Paris, Klincksieck, 2014.

GRAMMEL Irene (dir.), Confessional Politics : Women’s Sexual Self-Representations in Life Writing and Popular Media, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1999.

Alice HUGHES et Kate INCE (dir.), French Erotic Fiction: Women’s Desiring Writing, 1880-1990, Oxford, Berg, 1996.

GRANOFF Wladimir et PERRIER François, Le désir et le féminin, Paris, Aubier Montaigne, 1979.

MACKINNON Kenneth, Uneasy Pleasure: The Male as Erotic Object, Londres/Cranbury, Cygnus Arts/Fairleigh  Dickinson University Press, 1997.

MARINIELLO Silvestra. Commencements. In : MÉCHOULAN Éric et al. (dir.). Naître [En ligne]. Montréal : Université de Montréal, Centre de Recherche Intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, 2003, Intermédialités, n°1, p. 47‑62.

POLLOCK Griselda, Differencing the Canon: Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres et New York, Routledge, 1999.


MODALITÉS DE SOUMISSION

Les propositions de contributions en français (titre et résumé de 500 mots maximum), accompagnées d’une brève notice biobibliographique (affiliation institutionnelle, axes de recherche, publications majeures) sont à envoyer à l’adresse électronique de la revue Litter@ Incognita : litterai@univ-tlse2.fr

Les articles sont soumis de manière anonyme à l’évaluation d’un comité scientifique composé d’enseignants-chercheurs de l’Université Toulouse Jean Jaurès.

Calendrier prévisionnel

  • Soumission des propositions avant le 19 novembre 2018
  • Annonce des résultats de la sélection des propositions : 1er décembre 2018
  • Soumission des articles complets retenus : 15 février 2019
  • Publication des articles évalués : juin 2019

 

Exposition JE Lieux et non-lieux : liens au corps

Virginie PEYRAMAYOU, Espace fictif à échelle personnelle 02, fils de coton brodés sur papier blanc de 180 g, 2016-2017.

 

Un espace fictif est dessiné avec des fils de coton sur du papier blanc. Le dessin est composé d’une vue architecturée imaginée et d’une trame. La vue architecturée représentée est neutre, sans possibilité d’inscription culturelle dans un lieu en particulier. Elle s’inscrit dans un espace qui joue sur le rythme et la variation à partir du module de base de la longueur de mon auriculaire. Comme un développement organique, le graphisme s’étend mais n’excède pas ma taille (1m64) dans la longueur de la feuille.

 

Alessia NIZOVTSEVA, Tower 1 et 2, sculptures bois, miroirs, photographies, 2016-2017.

 

Les sculptures Tower 1 et Tower 2 composées des photographies d’architecture et assemblées dans deux structures instables et verticales évoquent par leurs formes « une figure en déséquilibre ». Ici, le jeu photographique entre l’illusion et la réalité crée une ambiguïté et une sensation de vertige qui trouble le spectateur. Évoquant des maquettes d’architectures inachevées, ces sculptures sont formées par des cubes vides vacillants qui dévoilent leurs structures. Dès lors, les photographies et les sculptures ne font plus qu’une en ouvrant au regard un espace imaginaire en deux et trois dimensions.

 

Aurélie FATIN, E(n)trelàcs, lycra blanc, fils et laine rouge, ampoules, galets, 2016-?

 

E(n)trelàcs est un dispositif à morphologie variable constitué d’un double jeu de membranes nervurées. Se met en place avec ce dispositif un espace, un lieu intermédiaire, ni extérieur ni intérieur qui à la fois relie et sépare l’espace d’exposition. prenant appui sur ce dernier et se formant avec lui, jouant des ombres portées qui viennent le doubler, ce sont alors les seuils, ces marqueur de passage qui sont ainsi brouillés.

Tous les chemins mènent à Ambre — Irène Dunyach et Carole Nosella

Installation graphique, vidéographique et sonore à partir d’un extrait du roman Nine Princes in Amber de Roger Zelazny.

Fresque typographique, projections murales de deux vidéos, diffusion d’un montage sonore.

Salle de création de la Maison de la Recherche, Université de Toulouse – Jean Jaurès.

Avril 2017.

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation réalisée en collaboration entre Carole Nosella et Irène Dunyach. Elle se base sur une portion d’un texte de fiction, Nine Princes in Amber de Roger Zelazny. Dans cet extrait, deux personnages effectuent un trajet en voiture à travers des couches d’univers parallèles pour tenter de rejoindre Ambre, leur ville natale, présentée comme l’univers originel dont découlent tous les autres. Mêlant une fresque typographique et des projections vidéos, le dispositif propose d’expérimenter cette traversée, déplaçant l’immersion fictionnelle de la littérature dans l’espace d’exposition.

Tous les chemins mènent à Ambre — traduire une traversée par un dispositif intermédial

Irène DUNYACH
Irène Dunyach est docteure en design graphique. Sa thèse, intitulée « Les espaces graphiques de la transition — repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », a été soutenue le 16 mars 2017 et défend une approche artistique et expérimentale du design graphique éditorial. Dans cette même lignée, elle a créé en 2016 une maison d’édition, Les Presses Fantômes, en collaboration avec Édith Mercier, pour rééditer des textes passés dans le domaine publique et leur donner des formes livresque originales, en accord avec leurs contenus.

Carole NOSELLA
Carole Nosella est docteure et agrégée en arts plastiques, elle vient de prendre les fonctions de maitre de conférences en arts plastiques à l’université Jean Monnet à Saint-Etienne à la rentrée 2017. Sa thèse intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement » soutenue en décembre 2016 sous la direction de Christine Buignet, a reçu le prix Rescam 2017. Artiste-chercheuse, son travail se concentre sur les expériences filmiques et urbaines. Elle est membre du CIEREC et membre associée de LLA CREATIS.

Pour citer cet article : Nosella, Carole, et Dunyach, Irène, « Tous les chemins mènent à Ambre — traduire une traversée par un dispositif intermédial », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/tous-les-chemins-menent-a-ambre-traduire-une-traversee-par-un-dispositif-intermedial/>. ‎

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Résumé

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation articulant vidéo et graphisme réalisée par Irène Dunyach et Carole Nosella en 2017, à l’occasion de la journée d’études Lieux non-lieux : liens aux corps. Elle se base sur une portion d’un texte de fiction, Nine Princes in Amber de Roger Zelazny, dans lequel deux personnages effectuent un trajet en voiture à travers des couches d’univers parallèles. Cet article retrace la genèse du projet, issu d’une analyse du récit visant à aboutir à des choix de transpositions visuelles. Il met en lumière comment, en croisant leurs pratiques et recherches respectives, les deux autrices ont mis en place un protocole de création, faisant se rencontrer graphisme et images en mouvement. Mettant en œuvre des processus de transition, de traversée, ce dispositif intermédial, mêle fresque typographique et projections vidéos, afin de faire expérimenter l’entre-deux, dans une esthétique du trouble et de l’instabilité. Visiteurs et visiteuses de la salle d’exposition entrent dans un espace fluctuant, qui leur propose de faire l’expérience du récit de manière mouvante, les insérant dans un parcours en écho avec celui des personnages.

Mots-clés : Art – Vidéo – Design graphique – Installation – Intermédialité – Écran – Glitch – Transition – Trouble

Abstract

All roads lead to Amber is a videographic artistic installation by Carole Nosella and Irène Dunyach that articulates graphic design and video. Il was created in 2017 for the conference Lieux non-lieux : liens aux corps. It is based on a small portion of the novel Nine Princes in Amber written by Roger Zelazny, in which two characters in a car drive through layers of parallel universes. This project started with an analysis of the story in order to determine visual adaptations of its principles. This article shows how the authors, by crossing their research and practices, managed to set up a creation protocol, merging graphic design and moving images. Combining transitional processes, the intermedial art piece mixes a typographic mural with projected videos to let the notion of in-between emerge, in a general aesthetics of both confusion and instability. Visitors of this installation enter a troubled and fluctuating space which allows them to expercience the story by moving through it, in a path echoing that of the characters.

Keywords: Art – Video – Graphic design – Installation – Intermediality – Screen – Glitch – Transition – Confusion


Sommaire

Introduction
1. Le point de départ : la traversée vers Ambre
2. Des pratiques croisées
3. Un dispositif intermédial
4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement
5. Vers une esthétique du trouble
Conclusion : non-lieux et parcours des corps
Notes
Bibliographie

Pour voir Tous les Chemins mènent à Ambre

Introduction

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation video/graphique in situ réalisée en avril 2017 par Carole Nosella et Irène Dunyach. Elle a été exposée dans la Maison de la Recherche de l’université de Toulouse 2 – Jean Jaurès pendant la journée d’étude « Lieux et Non-lieux, le lien au corps ». L’installation comprend une fresque murale en noir et blanc, avec des bribes textuelles qui se déploient sur deux murs blancs ; une vidéo est projetée en boucle sur cette fresque, de manière à la recouvrir totalement. Sur le mur opposé, une autre vidéo plus petite est projetée, avec une bande sonore qui l’accompagne. Les visiteurs·ses sont invités·es à pénétrer dans la pièce et à masquer partiellement par leurs ombres les projections pendant qu’ils·elles arpentent l’installation et déchiffrent la fresque.

Tout comme l’œuvre sur laquelle il porte, ce texte a été rédigé à quatre mains1. Tous les chemins mènent à Ambre est un projet collaboratif né de l’envie de mêler les pratiques des deux auteures – l’installation vidéo et le design graphique – autour de la thématique de la transition. Cet intérêt pour l’entre-deux les avait déjà rapprochées et elles avaient organisé en 2015 une journée d’étude portant sur l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains2. Durant leurs doctorats, elles ont parallèlement interrogé la notion de trouble, pour tirer des conclusions similaires dans leurs champ d’études respectifs ; elles ont en particulier développé l’idée que la dérive et le déplacement peuvent être des moyens d’expérimenter une œuvre ou un contenu fictionnel, et que le sens peut émerger dans le doute et l’errance.

Au-delà des croisements de leurs thématiques de recherches3 sur le plan théorique, elles ont par ce projet voulu expérimenter autour d’une rencontre artistique pour questionner ensemble les processus de recherche en création. Bien que ne se plaçant pas dans la même discipline, l’une en arts plastiques et l’autre en arts appliqués, plusieurs de leurs thèmes trouvent écho les uns dans les autres : le déplacement, le trouble, la superposition et la projection. Elles ont approché leur conférence donnée à la journée d’étude – et à sa suite, ce présent texte – en tant que praticiennes et chercheuses, à l’embranchement entre la théorie et la création, en revendiquant leurs postures d’artiste-chercheuse et graphiste-chercheuse. S’il est évident que ces deux aspects, production et réflexion, vont souvent de pair dans leurs deux domaines, il est important de préciser qu’elles ont ici avant tout souhaité expliquer leur processus, pour tenter ensuite d’analyser les enjeux soulevés par leur projet. L’œuvre réalisée, sous la forme d’une installation avec fresque murale et projections vidéo, est le résultat d’expérimentations à partir de l’envie de créer un trajet spectatoriel. Elles ont choisi, comme matière première, un extrait du premier tome de la série « Les Princes d’Ambre »4 de Roger Zelazny.

Après une rapide description de l’extrait choisi, nous verrons comment les pratiques respectives des auteures se sont croisées dans le projet pour faire émerger un dialogue entre graphisme typographique et image en mouvement, et comment le protocole mis en place a pris la forme d’un dispositif intermédial. Il sera ensuite question d’interroger la notion d’entre-deux au prisme de l’écran, vu à la fois comme un révélateur et comme un dissimulateur, pour terminer sur une analyse de l’esthétique trouble qui émane de l’œuvre, et conclure sur les différents parcours que cette installation met en jeu.

1. Le point de départ : la traversée vers Ambre

Tous les chemins mènent à Ambre : car Ambre est la ville originelle, à partir de laquelle se déploient des reflets successifs, appelés ombres dans l’histoire. Tous les mondes qui existent – le nôtre, et une infinité d’univers parallèles – sont des ombres d’Ambre ; plus une ombre est éloignée de son point de départ, plus elle est étirée, et donc, étrange et déformée. Dans l’histoire, les princes·sses d’Ambre sont les seuls·es capables de traverser les ombres pour rejoindre leur ville natale ; ils·elles possèdent le pouvoir de manipuler leur environnement jusqu’à le faire être Ambre. Mais au sein d’Ambre, la famille royale se dispute sans cesse le pouvoir ; les frères et sœurs, depuis la disparition de leur père, revendiquent la couronne, forment des alliances et complotent en secret.

Au début du premier tome, Corwin, le protagoniste de cette série de romans, se réveille dans un institut hospitalier, totalement amnésique. Rapidement conscient qu’il est maintenu dans un état médicamenteux forcé, il parvient à s’enfuir en récupérant l’adresse de la personne qui s’occupe de payer ses soins ; arrivé à cette adresse, il reconnaît sa sœur, mais ne parvient pas à se souvenir de quoi que ce soit d’autre. Il parvient à manipuler le fil des conversations de manière à éviter de révéler son amnésie ; un lieu revient encore et toujours dans les dialogues : Ambre. Il sent pour ce nom une attirance considérable, comprenant que cette ville est d’une importance capitale. Peu de temps après, son frère Random arrive et lui demande sa protection. En cachant toujours qu’il ne se souvient de rien, Corwin accepte et lui propose, lors d’un trajet en voiture, de se rendre à Ambre : c’est le récit de ce trajet que nous avons sélectionné comme base pour notre projet.

Réussissant à convaincre Random pour que celui-ci soit son guide –arguant qu’il a lui-même du mal à se rappeler le chemin – Corwin entame avec lui un voyage de plus en plus fantastique, traversant des lieux improbables, comme des villes entièrement translucides, des plaines peuplées de dinosaures, des paysages au ciel orange, ce qu’il ne parvient pas à s’expliquer. C’est sur cette portion de l’histoire que porte le projet ; il s’agit d’un fragment de quelques pages pendant lequel Corwin et Random ne sortent pas du véhicule et, tout en discutant, transitent au travers d’univers changeants ; Corwin, le narrateur, décrit ce qui l’environne et fait tout pour que son frère ne découvre pas que lui-même ne peut plus se rendre à Ambre, puisqu’il n’en a pas le souvenir – le souvenir d’Ambre étant ce qui sert de guide pour ceux qui naviguent entre les ombres.

2. Des pratiques croisées

Ce fragment de récit a joué le rôle de déclencheur pour mettre œuvre la rencontre entre deux démarches plastiques à priori assez éloignées.

La pratique d’Irène Dunyach se situe dans le champ du design graphique éditorial ; sa thèse portant sur les moyens de façonner le contact du·de la lecteur·trice avec les contenus fictionnels, elle s’intéresse fortement aux notions de passage, de trajet, de transition. En ce sens, le texte de Roger Zelazny a permis de soulever plusieurs enjeux liés à la lecture et la mise en forme d’une narration et a dicté certains choix artistiques, comme celui de présenter une portion qui n’a pas de fin : en effet, l’extrait sélectionné ne comprend pas le moment où le voyage se termine ; dans l’œuvre, Corwin et Random sont dans une voiture et passent au travers de plusieurs ombres successives sans aboutir nulle part. Ce texte a également mis en lumière la notion de superposition. L’extrait choisi est avant tout une suite de descriptions de paysages qui se transforment sous les yeux du narrateur et de là émerge une vision pelliculée de l’environnement, avec des portions qui se substituent à d’autres, qui s’ajoutent et se retirent, jusqu’à venir former Ambre. Ainsi, dans l’extrait, Random déclare : « Now that I’ve got the sky, I’m going to try for the terrain5 ». Cette perception du paysage qui se construit par le souvenir a guidé un souhait d’interroger différentes manières de lui donner corps graphiquement. De plus, le·la lecteur·trice est apparenté au narrateur, qui s’embarque dans un voyage qu’il ne comprend pas entièrement ; il·elle réalise, avec Corwin, que si Random parvient à modifier leur environnement par la pensée, c’est grâce au souvenir d’Ambre bien présent dans sa mémoire. Se rappeler d’Ambre est donc la condition indispensable pour pouvoir un jour y revenir. Dans le passage choisi, le·la lecteur·trice a accès aux pensées de Corwin qui s’interroge, qui observe sans comprendre, qui en arrive à des déductions : en cela, l’expérience du·de la lecteur·trice et celle de ce personnage sont en résonance, et il est facile de s’identifier à Corwin.

Carole Nosella quant à elle est artiste vidéaste. Elle travaille l’image en mouvement comme une matière malléable, plastique, qui peut se transformer au grès de l’écoulement temporel et au contact des lieux et espaces dans lesquels elle transite. En utilisant des procédures de compression accidentées et un protocole de reprojection mobile, Carole Nosella produit des images en dehors des sentiers battus de l’audiovisuel. Elle a ainsi rédigé une thèse en arts plastiques dans laquelle elle propose d’envisager le déplacement comme posture créatrice dans l’expérimentation des dispositifs écraniques. Face aux écrans et aux appareils de captation et de diffusion d’images, elle cherche à dévier la relation en même temps que l’attention, afin de faire prendre conscience de la double expérience que constitue le visionnage filmique aujourd’hui : à la fois immersion dans le contenu et contrôle de la diffusion. Sa démarche s’ancre également dans une certaine appréhension de l’espace, du déplacement, du voyage ; dans ses traversées, elle explique avoir tendance à voir le monde comme déjà dans un écran… Expérience et représentation s’entremêlent ainsi constamment. Le texte de Roger Zelazny l’a particulièrement intéressée dans le sens où le pare-brise de la voiture semble apparaître comme une véritable table de montage cinématographique à travers laquelle les personnages visionnent les changements que Random effectue mentalement sur le paysage. Le dispositif associant véhicule et manipulation psychique du visible fait ici fortement écho à ses préoccupations artistiques.

Ce projet a suivi un processus collaboratif qui s’est effectué en trois temps : Irène Dunyach a produit une fresque typographique avec des fragments textuels organisés dans l’espace pour générer un trajet de lecture et Carole Nosella a produit des vidéos qu’elle a ensuite projetées sur la fresque, puis elle a filmé en suivant le trajet de lecture du texte sur lequel se superposait la projection et réalisé un montage articulant ces images et des fragments de la version audio du livre de Zelazny, ainsi que d’autres sources. Cette vidéo est diffusée sur le mur opposé à la fresque. Il s’est agit de mettre en place un protocole de création qui fait écho au processus que met en œuvre Random. Celui-ci transforme son environnement par la pensée en retirant ou ajoutant des couches successives d’univers pour aboutir à la strate originelle d’Ambre. La pratique de Carole Nosella, qui fait se superposer différentes vidéos et temporalités de captations, est en adéquation avec ce qui se passe dans le récit, de même que le trajet textuel de la fresque fait écho au trajet des deux personnages, qui errent au volant de leur voiture pour se rapprocher d’Ambre et symbolise également le flux des pensées de Corwin qui dérivent.

Si leur pratique est différente, les auteures ont en commun de mettre en œuvre, dans leur champ respectif, une approche réflexive des médias en interrogeant leurs composantes : la typographie, les logiciels de montage, les supports, etc., Pour elles, ceux-ci ne sont pas neutres et apparaissent comme des systèmes de représentation. Carole Nosella et Irène Dunyach, dans leurs recherches et leurs pratiques, cherchent à sortir de la transparence des médias, des outils, des composants, pour les considérer comme des matériaux à détourner. Dans cette création, l’image en mouvement et le texte deviennent des éléments manipulables, des matières plastiques.

Le texte d’un point de vue typographique est ici un élément central. Il est celui qui véhicule le récit et en cela, il est ce qui donne une présence visuelle à l’histoire fictionnelle et ce qui la déploie dans l’espace. Dans la fresque, le texte est en équilibre entre un signifiant et un signifié : il est porteur d’un sens, celui du récit, mais porte également en lui un sens qui émane de sa forme, de sa position dans l’espace – en somme, de sa présence visuelle qui découle des choix typographiques.

La vidéo vient pointer ce “faire paysage” du texte en en faisant vaciller la perception : tantôt celui-ci est lisible, tantôt, par des effets de flous, de défaut de mise au point, il redevient pure forme graphique dont la lisibilité est impossible : la projection met le texte en mouvement et lui donne une dimension changeante et évolutive.

3. Un dispositif intermédial

La fresque a été pensée pour être une sorte de reflet du paysage qui se transforme autour des personnages ; au fil du trajet du·de la lecteur·trice dans l’espace, elle invite à se pencher, se reculer, s’approcher, déchiffrer des passages presque illisibles… Elle s’inscrit dans une volonté de questionner le statut du texte et le trajet du·de la lecteur·trice au sein de contenus littéraires, pour faire émerger des paysages graphiques qui donnent corps à la fiction de manière inhabituelle. Il s’agit ici de comprendre le texte comme une surface à arpenter, comme un territoire à parcourir, comme un lieu renvoyant aux non-lieux, ces mondes imaginaires vers lesquels il ouvre des passages.

Le travail d’addition ou de soustraction opéré par Random renvoie au photo ou vidéo-montage, mais l’originalité du dispositif que décrit l’auteur des « Neuf Princes d’Ambre » réside en ce que ce changement s’opère dans la traversée, le mouvement. Pour traduire ces métamorphoses dans le trajet, Carole Nosella a choisi d’utiliser la technique du datamoshing. Associée au glitch art, cette technique consiste à accidenter la compression d’un fichier vidéo en supprimant ces images clés – ces images placées à intervalle régulier qui constituent des repères permettant de supprimer des données intermédiaires tout en conservant une qualité convenable. Sans ces repères, les passages d’un plan à un autre deviennent le théâtre d’un brouillage intense, les pixels des plans successifs se mélangent, s’additionnent et se soustraient de façon aléatoire. Ce montage, ou mixage, s’opère dans la temporalité : Carole Nosella a ainsi favorisé la présence de plans filmés en voiture ou en transports en commun, pour combiner déplacement spatial et écoulement temporel. Ces vidéos projetées sur la fresque, fusionnées et malléables au grès de la traversée, sont comme la matière d’Ambre.

Ces images ont été utilisées comme un premier filtre pour rendre poreuse la séparation entre l’immersion fictionnelle par le texte et celle que produit une image. C’était aussi un moyen de rejouer d’une façon décalée le protocole de re-projection mobile que Carole Nosella utilise dans plusieurs de ses réalisations. Celui-ci consiste à projeter des images dans l’espace et à filmer cette projection en se déplaçant. Ici, c’est dans l’écran même que constitue la fresque qu’elle s’est déplacée et qu’elle a filmé, à ras du mur, les mots mis en espace par Irène Dunyach. Dans le montage ensuite effectué à partir de la captation de la fresque, de nouvelles transformations plastiques sont produites par la confrontation du texte – spatialisé et parasité par les projections – aux limites de l’appareil de captation. Celui-ci ne parvient pas à retranscrire la vision humaine, qui, elle, peut s’adapter aux transformations successives du matériau textuel par la projection qui s’y superpose. La vidéo montre le vacillement constant de la mise au point, les déformations que provoque la spatialisation, et ces effets sont intéressants tant d’un point de vue technique et théorique – ils permettent d’interroger la spécificité des médiums et leur possible fusionnement – que d’un point de vue sémantique, car ils font écho à ce que vit le narrateur dans le texte.

Ensemble, la fresque et les vidéos viennent se combiner pour former des emboîtements visuels. Le but était de faire se superposer plusieurs strates de contenus diégétiques : le texte changeant, les vidéos de trajets comme appui au récit, et la voix de l’auteur, Roger Zelazny, qui lit son propre texte et qui hante la salle où l’œuvre est exposée.

La notion d’entre-deux est omniprésente dans cette œuvre et se retrouve particulièrement dans le fait qu’il s’agit d’un dispositif intermédial. L’intermédialité est souvent considérée comme une approche théorique qui consiste à étudier les relations entre les différents médias mobilisés dans une production, en prenant en compte la matérialité de celle-ci. En tant que plasticienne et graphiste, les auteures l’envisagent comme un processus de création. Les dynamiques de transfert, de coprésence, d’émergence et de milieu, pour reprendre les catégories qu’énonce Rémy Besson dans son article « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité6 », se retrouvent clairement dans ce projet : il y a d’abord transfert d’un extrait de roman à un espace textuel tel que la fresque, puis coprésence par l’imprégnation de ce texte des projections vidéos et par l’ajout d’une bande sonore qui apporte une nouvelle couche sensorielle de compréhension, enfin émergence car l’ensemble propose un nouveau rapport médiatique : un texte animé à sa surface et spatialisé, rapport qui est exploré dans la vidéo qui fusionne les couches de médias. Pour finir, l’ensemble constitue un milieu, dans le sens où se tissent des relations entre les différents médias. L’espace de l’installation peut être qualifié de zone intermédiale où se mêlent et s’emboîtent plusieurs strates de contenus et où les différents sens qui émanent de ces contenus se superposent pour former un environnement sensible de compréhension partielle.

Le dispositif met en œuvre des zones de fuites, des espaces qui s’échappent, des silences et des manques : la présence du blanc dans la fresque et les zones d’effacement du texte, l’esthétique glitchée des vidéos qui reconfigurent des paysages par le brouillage de certains de leurs éléments, mais aussi les portions sonores qui sont parfois manquantes pour des parties écrites au mur, et qui parfois au contraire font entendre des fragments du récit qui ne sont pas contenus dans la fresque. Il y a ainsi des zones creuses, des percées, des complémentarités entre les strates, des fuites les unes entre les autres.

4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement

La thématique de l’écran est apparue centrale dans ce texte : l’écran révélateur, avec le pare-brise de la voiture qui permet à Corwin d’observer les changements d’un monde à l’autre, et l’écran dissimulateur, avec l’amnésie de Corwin qui forme comme un voile dans son esprit, rendant ses souvenirs inaccessibles. Entre la fresque et les projections, plusieurs écrans s’articulent et se mélangent. Ce procédé en pelliculage est, dans ce cas, un révélateur de contenus en même temps qu’il est un procédé qui parasite la lisibilité et donc, l’accès au sens.

Cette double dynamique dans le récit, entre caché et dévoilé, a guidé le choix de produire une installation qui place le·la visiteur·euse / lecteur·trice dans un espace trouble et changeant, dont il·elle ne peut jamais entièrement saisir le sens. Les vidéos viennent parfois révéler le texte mais aussi le masquer, celui-ci est illisible par endroits ; la voix qui lit le récit se rajoute à tout cela pour parfois souligner le sens ou le parasiter ; enfin, la musique grandissante, qui rappelle la vibration lointaine d’Ambre qui attire les deux personnages qui s’en rapprochent, finit d’installer le·la visiteur·euse dans une ambiance flottante, dans un entre-deux en équilibre entre plusieurs univers.

Par ailleurs, certaines parties de la fresque jouent sur une esthétique de l’effacement : faire disparaître une partie des contenus littéraires peut faire écho à la pratique du palimpseste, qui consiste à effacer par grattage un parchemin manuscrit pour y substituer un autre par-dessus. Par le recouvrement, des portions se cumulent à d’autres et en bloquent l’accès. En décalage par rapport à l’idée du palimpseste, la chercheuse et graphiste Catherine Guiral parle d’un par-dessus :

Ne se substituant ni au repenti ni au palimpseste, le par-dessus est cet effacement partiel ou total d’une forme par une autre. L’absence fabriquée se signifie par cette nouvelle présence qui reste, à différents degrés, tributaire du « fantôme » de la forme disparue. Le par-dessus est donc aussi un recouvrement et plus que ce geste d’effacement communément attribué au repentir et au palimpseste, il vient non pas gratter mais napper, recouvrir, comme le font les draps sur les meubles des maisons endormies. Disparaissant sous un linceul blanc, les contours des meubles se devinent alors, suggérant leur nouveau statut de spectres dissimulés7.

Envisager ainsi le recouvrement comme mise en spectre est un moyen de modifier le statut de certaines informations, une fois qu’elles ont été partiellement masquées. La fresque, recouverte des vidéos conçues par couches et emboîtements, devient elle-même spectrale : le dispositif semble alors se définir comme une zone de trouble , à l’image de Corwin qui est “dans le flou” tout au long du trajet.

5. Vers une esthétique du trouble

Toute l’installation vidéographique met en jeu une esthétique du trouble qui se construit à partir de celui du narrateur. Ce trouble vient ajouter au récit de Zelazny des passages absents : ceux qui décrivent la transition d’une ombre à l’autre. Corwin décrit successivement les lieux par lesquels lui et son frère transitent, mais ne décrit pas les instants où les lieux se mélangent, deviennent autres, se reconfigurent : en somme, il ne décrit pas les phases transitoires. Ce sont donc celles-ci qu’il s’est agit de mettre en lumière par ce dispositif artistique, qui se focalise sur le flou, sur l’entre-deux et sur le trouble qui émerge dans la transformation. Ainsi, la vidéo projetée en face de la fresque présente des moments de netteté qui alternent avec des moments brouillés, la typographie est par intermittence rendue lisible puis complètement effacée, avant d’être de nouveau reconstruite et rendue accessible aux visiteurs·trices. Ceux·celles-ci sont en permanence en train de courir après le sens, de se raccrocher aux bribes qu’ils·elles parviennent à déchiffrer dans les vidéos et dans la fresque, ou qu’ils·elles entendent dans la bande sonore. Leur expérience se rapproche de celle du narrateur, qui, étant amnésique mais ne voulant pas le dévoiler, passe son temps à analyser ce qu’il voit et entend et tente d’en faire sens malgré ses lacunes et son incompréhension générale de son environnement.

Le choix de la langue participe également de ce trouble : outre le fait que part les traductions en français ne font pas honneur à la qualité du texte original, projeter les visiteurs dans un espace au langage étranger ajoute à la sensation de trouble général, une autre perte de repères. Déchiffrant un texte fuyant, dans une autre langue que la sienne, le·la spectateur·trice s’immerge dans une dynamique de traduction continue et donc dans une zone intervallaire.

Conclusion : non-lieux et parcours des corps

Ce dispositif intermédial est né du désir de générer un trajet trouble, qui tend à se concevoir comme un suspens et explore la notion de non-lieu en ce qu’il figure des espaces transitoires, des lieux inexistants mais qui pourtant s’expérimentent. Si les non-lieux que décrit Marc Augé sont ces espaces d’attente, ceux dans lesquels on transite à l’occasion de voyages ou de déplacements quotidiens, on peut également appeler non-lieux ces zones de reconfigurations instables entre les dimensions parallèles du roman de Zelazny. Le non-lieu est alors l’espace permanent de la transition.

Les personnages évoluent en marge de lieux définis, et avec eux, le·la spectateur·trice est placé·e dans des zones flottantes, qui ne se donnent jamais entièrement à voir ou à lire. Pour faire ressortir les phases de transition non décrites dans le texte mais sous-entendues par les événements qui y sont racontés, plusieurs choix ont été faits : celui de l’intermédialité, celui de la superposition, celui du brouillage ; enfin, celui de mêler toutes ces approches dans une installation qui invite le·la spectateur·trice à entrer et découvrir par le déplacement. Le corps du·de la visiteur·euse peut interagir avec les différentes zones de l’œuvre, par exemple lorsqu’il·elle masque partiellement la grande projection en s’approchant de la fresque pour y lire les textes qui ne peuvent être déchiffrés de loin.

Ainsi, entre lieu (de l’exposition) et non lieux (de la transition), le lien se fait par le corps : c’est par le déplacement du·de la spectateur·trice que s’active ce dispositif stratifié, qui lui-même se fait l’écho de corps qui transitent : ceux des personnages en partance pour Ambre, ceux des voyageurs·euses qui ont filmé les captations glitchées, et enfin ceux des auteures : celui d’Irène Dunyach qui a composé dans l’espace, écrit sur les murs, et celui de Carole Nosella, qui a dérivé, caméra à la main, sur ce paysage typographique.


Notes

1 – Pour une meilleure facilité de lecture et pour éviter les confusions, les deux auteures de ce texte ont choisi de ne pas écrire nous ou je et d’adopter un positionnement externe par l’emploi de la troisième personne du singulier et du pluriel.

2« Design, Art et Narration : l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains », journée d’étude, Laboratoire LLA-CREATIS, Université de Toulouse 2 – Jean Jaurès, organisée par Carole Nosella et Irène Dunyach sous la direction de Fabienne Denoual, 9 avril 2015.

3 – La thèse de Carole Nosella, intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement », soutenue le 9 décembre 2016, traite de la relation aux écrans à l’ère de leur mobilité, de leur interactivité et de leur prolifération telle qu’elle est interrogée par les artistes contemporains. La thèse de Irène Dunyach, intitulée « Les espaces graphiques de la transition repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », soutenue le 16 mars 2017, porte sur le façonnage par le design graphique de la transition du·de la lecteur·trice vers les récits de fiction.

4 – Zelazny, Roger. « Nine Princes in Amber », G.K. Hall, 1998 [1970].

5 – Zelazny, Roger. Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970], p. 77. « Maintenant que j’ai le bon ciel, je vais essayer d’avoir le terrain », traduction des auteures.

6 – Rémy Besson. “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”. 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

7 – Guiral, Catherine. Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.


Bibliographie

Besson Rémy, “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”, 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

Dunyach Irène, Les espaces graphiques de la transition – repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture, thèse sous la direction de Fabienne Denoual et Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2017.

Guiral Catherine, Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.

Nosella Carole, Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement, thèse sous la direction de Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2016.

Zelazny Roger, Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970].

La ville contemporaine aux visages u-topique. De la plasticité de la verticalité au générique.

Alessia NIZOVTSEVA

Alessia Nizovtseva est plasticienne et doctorante en Arts Plastiques au laboratoire LLA-CREATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès. Son sujet de thèse est un sillage de la construction et de la « déconstruction » de/dans l’image photographique d’architecture dans sa relation à la sculpture spatiale et à la maquette dans l’art contemporain. Le terme de la « déconstruction » est inspiré de la philosophie de Jacques Derrida en lien avec les mouvements du déconstructivisme et constructivisme russe en architecture.

alessianizovtseva@gmail.com

Pour citer cet article : Nizovtseva, Alessia , « La ville contemporaine aux visages u-topique. De la plasticité de la verticalité au générique. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

En partant de la pluralité du concept du « non-lieu » qui nous ramène vers la définition de « l’u-topie » de Louis Martin, mais également de l’utopie moderne en architecture, nous nous pencherons vers l’analyse des œuvres de trois artistes tels que Stéphane Couturier, Gao Brothers et mon installation Towers 2. Dans ces œuvres, l’architecture contemporaine est à l’image d’une ville déshumanisée où l’absence et la présence des corps humains deviennent une figure critique de l’uniformité, de la perte d’identité, d’anonymat et de masse.

Mots-clés : photographie – non-lieu – architecture moderne – sculpture – maquette – habitat contemporain.

Abstract

Starting from the plurality of the concept « non-place » which leads us to the definition of the « u-topie » of Louis Martin, but also of the modern utopia in architecture, we will analyze the works of three artists such as Stéphane Couturier, Gao Brothers and my installation Towers 2. In these works, contemporary architecture is like a dehumanized city where the absence and presence of human bodies become a critical figure of uniformity, the loss of identity, anonymity and mass.

Keywords: photography – non-place – modern architecture – sculpture – model – contemporary habitat.


Sommaire

Introduction
1. La ville contemporaine : de la modernité à la monumondialité
2. L’espace de la bidimensionnalité
3. La plasticité de la verticalité : de la photographie vers la sculpture
4. La maquette et l’utopie comme figure de déséquilibre
5. Du corps souffrant au corps abstrait
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

En réalisant les séries des photographies des habitations de masse entre la Roumanie et la Russie, j’ai été frappée par une ressemblance étonnante des quartiers résidentiels entre ces deux pays. Dès lors, je me suis intéressée à l’habitat contemporain tel que les tours et barres d’habitation qui peuplent les villes de l’Europe de l’Est mais également les villes occidentales qui ne sont pas dépourvues de zones périphériques et banlieues.

Une grande partie de l’architecture d’habitat soviétique, tout comme certains grands ensembles des banlieues européennes sont emmurés dans une forme de négligence voire de désamour de la population ; critiqués et remis en cause, ces espaces provoquent de nombreux débats parmi les sociologues et les urbanistes. A ce titre, Bernard Savignon critique les périphéries des grandes villes dans son ouvrage La cité n’appartient à personne, en écrivant : « Toute la banlieue a fabriqué cet univers du Même autour d’une rupture des sens, la ville construisait loin de son forum, a mis à l’écart délibérément ces habitations périphériques […]1 ».

De même, Michael Kokoreff définit les barres d’habitation construites sur les terrains vagues comme des « non-lieux » proches de la définition de Marc Augé, car ce type d’habitat manque « à la fois d’histoire de mémoire collective2 ».

Selon Marc Augé, « le non-lieu » est un produit de la « surmodernité » qui est opposé au lieu anthropologique : « […] un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique […]3 ». Les « non-lieux » d’Augé sont des lieux de croisement entre les êtres humains sans échanges préalables, où seuls existent des rapports de consommation. Ce sont les lieux de transport en commun, des supermarchés, les lieux virtuels… où tout être humain reste solitaire, où la vitesse et d’autres facteurs le mettent à l’écart du reste du monde.

La théorie de Marc Augé est considérée aujourd’hui comme étant trop radicale, portant à ces espaces une connotation négative qui a été remise en question. Tel est l’exemple de Claude Raffestin qui rejette le concept du non-lieu de Marc Augé qui, « au-delà de sa banalité binaire, n’ajoute rien aux sciences humaines, sinon une éventuelle occasion de confusion4 ». De nombreux articles parus dans l’ouvrage Ville infectée, ville déshumanisée en 2014 ont analysé la ville à travers les processus de déshumanisation et d’humanisation au cœur de la littérature de l’extrême contemporain qui prouvent que les lieux ne s’opposent pas aux non-lieux, mais que les deux coexistent : « une même entité peut être à la fois le lieu et le non-lieu […] ceux qui sont réputés être des lieux ou ont vocation à l’être sont susceptibles de se déshumaniser et devenir de ce fait des non-lieux ; inversement5 ».

Si le concept du non-lieu de Marc Augé ne peut pas être caractéristique pour les espaces réels car trop catégorique, il me semble que certaines œuvres d’art contemporaines en lien avec l’architecture ne sont pas dépourvues des caractéristiques des non-lieux tels que : perte d’identité, anonymat, masse, enfermement (comme l’attestent les pratiques de Cyprien Gaillard, de Michel Wolf, d’Yves Bélorgey).

Hormis la théorie de Marc Augé, le non-lieu est avant tout lié au terme d’utopie inventé par Thomas More en 1516 signifiant u-topos un lieu sans lieu mais également eu-topos lieu du bonheur, imaginaire et inatteignable. Ce qui nous intéressera dans cette recherche ce n’est pas le terme de non-lieu de Marc Augé ou le terme d’utopie mais plutôt la tension qui se crée dans l’œuvre à travers la pluralité de ce concept. Ceci nous ramenant à de nombreuses réflexions à travers les œuvres de Stéphane Couturier, de Gao Brothers et mon travail plastique Tower 2. En partant du terme de « l’u-topie » de Louis Martin qui caractérise la traduction directe de la structure sémantique à travers les textes de Xénakis comme : « le non-lieu ; nulle-part qui ne signifie pas l’irréel ou l’imaginaire, mais l’indétermination du lieu, le lieu du neutre, l’espace de la différence, de la force de la différenciation : le lieu de ce qui n’est ni ici ni là ; la présence du manque dans l’espace autour duquel et par rapport auquel l’espace s’organise6 ».

Il me semble que de multiples œuvres d’art corrélées à l’architecture se trouvent dans l’indétermination et se rapprochent de la définition sémantique de l’u-topie, elles sont généralement, comme le dit Catherine Grenier : « […] caractérisées par une irrésolution volontaire entre chantier et ruine, utopie et dégénérescence7 », mais également entre la présence et l’absence des corps humains. Les trois œuvres que nous étudierons s’inscrivent dans cette réflexion à travers la remise en cause de la ville et de l’habitat contemporain.

1. La ville contemporaine : de la modernité à la monumondialité

Ce n’est pas une ville fantôme ou la ruine abandonnée qui est représentée à travers la série des photographies d’architecture de Stéphane Couturier. Pourtant, ce qui nous frappe dès le premier regard, c’est l’absence de tout être humain et l’image de la ville qui est soumise à la répétition et l’uniformisation des façades d’architecture. Même si la photographie d’architecture est souvent caractérisée par l’absence des corps humains pour mettre en valeur la vue du bâtiment, dans les photographies de Stéphane Couturier cette absence devient un moyen plastique pour créer un manque et problématiser la condition humaine dans les villes surpeuplées. En jouant entre la réalité et l’illusion, ces vues paradoxales des façades d’immeuble nous ramènent à un questionnement sur le statut de l’image photographique.

Entre 1997 et 2006, Stéphane Couturier réalise la série des photographies sous-titrée Monuments ; le photographe se consacre aux périphéries des villes qu’il parcourt pour y immortaliser les mutations des masses monumentales en construction telles que des barres d’habitation, des zones pavillonnaires, des tours. En privilégiant toujours le même cadrage strict, la prise de vue frontale, une lumière douce où le bâtiment paraît comme étant enfermé dans un cadre, isolé du monde extérieur, les photographies de Couturier imposent des volumes de grands formats simples et géométriques, qui créent un face à face avec le spectateur. Nous ne voyons rien d’autre que la vue du bâtiment à sa hauteur, sa façade devient la totalité de l’image et absorbe tout le reste : le ciel y est souvent absent, le sol est invisible. Le bâtiment devient ici un fragment, une bribe, une suspension entre le haut et le bas dans un espace indéfini. Ici, l’immeuble paraît comme étant arraché de son contexte, déraciné, neutralisé de tout le reste, où le lien au lieu est rompu.

Pourquoi ne pas parler à travers cette série de photographies de la modernité en architecture ? Celle ci se caractérise par son idéologie fonctionnaliste formulée dans la Charte d’Athènes rédigée par Le Corbusier en 1943. La modernité en architecture s’inscrit, selon Augustin Berque dans un « espace absolu » qui devient universel et neutralise la singularité des lieux réels et impose : « […] des formes identiques aux quatre coins de la planète. Partout la même chose – l’identité absolue réalisée dans toute l’étendue terrestre […]. C’est un espace utopique par essence, car négateur des lieux (où topos veut dire « non-lieu »), alors même qu’il ne peut se réaliser que dans les lieux concrets, à la surface de la terre 8 ».

Apparaissent, alors, l’uniformité, l’alignement identique des immeubles dans l’espace urbain. Dans ses nombreux ouvrages, Augustin Berque critique la modernité en architecture qui est vue par l’auteur comme un résultat déplorable de notre époque. C’est le cas des barres gigantesques imaginées par Le Corbusier à travers une répétition mécanique pour ces projets utopistes irréalisés de la ville de Paris, et sont selon Berque ravageuses, « […] sans aucun rapport ni avec le milieu, ni avec l’histoire9 ».

C’est ainsi que les façades identiques qui proviennent dans leur majorité des périphéries de Séoul sur les clichés de Couturier pourraient être à Paris, à Pékin, à Moscou où dans n’importe quelle autre ville de la planète ; ici, l’identité d’une ville reste méconnaissable, anonyme. Toutes les mêmes, ces villes contemporaines que Rem Koolhaas caractérise de « génériques », sont dépourvues d’identité. « La Ville générique », selon l’architecte, n’a plus d’identité, elle est libérée de son « carcan10 », sans histoire et sans passé, la ville s’étend si elle devient trop petite et se renouvelle toute seule, simplement. La périphérie s’est émancipée de « l’emprise du centre11 », est comparable à un organisme vivant en continuelle transformation.

En caractérisant les clichés de Stéphane Couturier, Philippe Piguet nomme les immeubles : « Figures emblématiques des temps contemporains, ces immeubles qui semblent n’en pas finir de leur étagement comme de leur alignement ne sont autres que de nouveaux monuments de l’ère de la mondialisation12 ».

L’image que nous en donne Couturier que l’on serait tenté de qualifier de monumondial comme l’explique Piguet, pourrait avoir quelques caractéristiques en lien avec « la surmodernité » de Marc Augé qui caractérise notre époque pour mettre en évidence l’idée de l’excès, de surconsommation. Le monumondial de Philippe Piguet est sans doute lié aux phénomènes de la mondialisation où la standardisation et la vitesse de la construction des villes créent une ablation d’identité. A cet endroit, la façade d’immeuble devient une figure anonyme ; toute absence de présence humaine laisse transparaître un manque, une frustration, puisque tout est arraché de ce contexte : le ciel, le sol, les corps humains.

En outre, la « ville générique » qui ressort à travers les photographies de Couturier est celle de la hauteur, elle :

« […] abandonne l’horizontal pour le vertical. Le gratte-ciel semble appelé à y devenir la typologie ultime et définitive. Il a absorbé tout le reste. Il peut se dresser partout, dans une rizière ou en centre-ville, peu importe. Les tours ne sont plus côte à côte, mais ainsi séparées qu’elles n’ont plus d’interaction. La densité dans l’isolement: voilà l’idéal 13. »

La ville de Stéphane Couturier pourrait présenter quelques rapprochements avec l’utopie corbuséenne car elle privilégie la verticalité et où le gratte-ciel est symbolique : « […] un volume sans chair, une figure de géométrie la plus simple possible, répétable à l’infini par le biais de la standardisation généralisée14 ». Ce ne sont pas les gratte-ciels, symboles de la réussite et de l’économie prospère, mais les tours et les barres d’habitation qui deviennent « la typologie ultime15», les monuments de la ville contemporaine de Stéphane Couturier.

Plus loin, la densité est réalisée par le cadrage strict sur les façades d’immeubles et isole ainsi les éléments multiples sur la même surface mais encore par le travail de la série. Le paradoxe se trouve à la frontière entre l’universalité et la diversité : il apparaît dans le chevauchement des plans sans hiérarchie dans la même image : « Chaque fenêtre est identique et pourtant différente. Chaque bloc ressemble à son jumeau et pourtant s’en distingue16 ».

2. L’espace de la bidimensionnalité

L’artiste joue avec l’éloignement et le rapprochement de vision puisque les formats relativement grands permettent de voir au plus près les détails de la façade : les fenêtres, les balcons, les couleurs, toute la multitude des indices s’expose au regard du spectateur qui glisse sur la surface plane de la façade.

L’effet d’une surface est renforcé par la prise de vue neutre qui abolit complètement la perception. La particularité de ses photographies se trouve dans l’illusion de « la bidimensionalité » volontairement recherchée par l’artiste.

C’est ainsi que Eric De Chassey parle de « la photographie plate » dans son ouvrage Platitude. Une histoire de la photographie plate en précisant que :

« Le photographe n’est pas comme le peintre, conduit à chercher la représentation de la troisième dimension ; son appareil est construit pour donner toujours cette illusion.[…] Ce que peut chercher le photographe en revanche, c’est à accentuer volontairement la bidimensionnalité, à supprimer l’illusion de profondeur par la précision de la prise de vue : à faire plat17 . »

Il me semble que Stéphane Couturier joue de la bidimensionnalité pour effacer les frontières entre l’illusion et la réalité. En réduisant l’immeuble à une surface fine et plate, elle devient dans l’espace d’exposition une fenêtre en longueur qui sert de vitrine pour l’œil du spectateur parcourant cet écran photographique : « Délaissant tout ornement inutile, nettoyée en quelque sorte de tout accident, et surtout de tout décor, la façade se présente comme surface […]18 ». Vue de près, la façade apparaît comme un élément d’architecture à part entière, se manifeste comme une fine limite entre intérieur et extérieur ; vue de loin elle devient un élément géométrique abstrait.

C’est également le procédé du nettoyage, de neutralisation par l’élimination des éléments inutiles que l’artiste emploie : paysage, corps humains, ciel, sol. Cette neutralisation crée une dualité de lecture de l’image où l’architecture devient « un lieu neutre », qui est capable selon Barthes d’une duplicité des sens. Le lieu neutre dans la vision de Barthes comme l’explique Claude Stéphane Perrain « […] crée un sentiment de semi-absence comme dans une boîte […] 19 ».

Pour Louis Martin, le neutre est « […] un écart des contradictions, la contradiction même maintenue entre le vrai et le faux […]20 ». Par exemple, dans la photographie Séoul n°1, le photographe crée la reconstitution de panoramiques à partir de fragments des façades identiques d’un immeuble de Séoul. Sans le savoir, nous pouvons facilement croire dans la réalité de la représentation, pourtant l’image se trouve à la limite entre le vrai et le faux, entre le réel et l’abstrait.

A l’instar de la maquette d’architecture qui n’est pas encore réalisée, ces chantiers fantomatiques, vidés de leur habitants sont encore en construction. Dans l’entre-deux, entre la fin et le commencement, ces architectures sont en attente, en stand-by mais également en mutation et en mouvement. La vue des façades en chantier donne aux bâtiments l’aspect stérile et ambigu de l’architecture de masse, là où l’image photographiée devient le lieu du trouble et de l’illusion.

3. La plasticité de la verticalité : de la photographie vers la sculpture

Dans mon travail plastique, la recherche de la bidimentionalité entre l’illusion et la réalité se différencie de celle de Stéphane Couturier par la prise de vue en contre-plongée, mais également par la composition de deux images identiques, qui rompt avec l’équilibre géométrique de la photographie. Dans le cliché Ciel 2, nous ne voyons qu’un petit bout de l’immeuble de masse monumentale des années 60 du quartier d’Empalot dont la démolition est déjà prévue.

Ne pas prendre en photographie la façade de l’immeuble où la vue d’ensemble du bâtiment, à l’instar de Couturier, me permet de voiler cet espace qui me semble dystopique, déshumanisé, cette architecture qui ne peut évoquer que « le même, l’universel, l’identique » et rappeler la froideur et la stérilité de l’esthétique corbuséenne. Il faudrait regarder de plus près pour comprendre ce que le spectateur voit en réalité à travers les images composées : lignes abstraites ou détails d’architecture ? Lorsque je compose deux images identiques :

« Les photographies commencent à nous offrir « des rectangles », des « lignes », des « compositions » plutôt que des « fenêtres », des « portes », des « tuyaux » et des « murs ». […] Une fois que tout sens d’une présence, d’un lieu, d’un contexte et d’une échelle individuelle ont été éliminés, nous nous retrouvons dans le domaine d’un dialogue formel précisément construit21. »

Tel un non-lieu abstrait qui apparaît devant nous, où l’illusion de la bidimensionalité est accentuée par l’abstraction de la composition. Nous ne distinguons plus de perspectives, plus de profondeurs, perdus dans la répétition de la même image proliférée sans fin qui dessine alors une façade en déséquilibre, maintenue par une sculpture.

Par ailleurs, les photographies participent à la dé-construction de la figure verticale en déséquilibre qui crée une tension entre l’utopie architecturale en relation à la hauteur et à la ville comme l’espace de « l’u-topie » pensé par Xénakis comme un non-lieu. C’est ainsi que : « […] disjoindre le sol et la ville et de faire rentrer la ville en état « d’indépendance par rapport à la surface et au paysage22 » devient un acte créateur de « la ville cosmique » qui apporte à la pensée urbanistique une nouvelle réflexion sur « l’habiter23 » humain. « Autrement dit, l’opération fondamentale de la ville, l’acte qui la fonde, est un acte u-topique par définition : le non du lieu, le refus de la topographie, de la géographie, le non à l’espace étendu comme système lié de lieux dits et écrits […]24 ».

Par conséquent, l’instabilité de la sculpture et l’assemblage photographique n’évoquent plus le contexte du lieu où la photographie a été prise. La forme vacillante de la sculpture rappelle celle d’un bâtiment en devenir qui aurait subi une secousse lors d’un tremblement de terre. La sculpture n’évoque plus une maison à habiter mais une figure de déséquilibre, une ruine qui est le résultat des métamorphoses du bâtiment. Là, la structure a basculé. Pourtant elle n’est pas encore détruite et crée : « […] une suspension, un moment arrêté dans le processus de transformation, de métamorphose, non encore totalement accompli25 ». La sculpture s’incline mais ne tombe pas, elle reste suspendue, les étages commencent déjà à s’effondrer mais restent pourtant intacts. La sculpture devient un objet autonome dans l’espace d’exposition qui renvoie à lui-même sa propre instabilité, un lieu u-topique dépourvu de topographie.

De plus, en assemblant les photographies, les volumes cubiques montent sans cesse vers la hauteur en formant une figure géométrique semblable à un escalier tout en se référant aux mouvements de chute, de basculement vers le côté.

4. La maquette et l’utopie comme figure de déséquilibre

La « construction spatiale26 » peut ainsi trouver son rapprochement avec une maquette d’architecture moderniste :

« Les historiens d’architecture s’accordent pour dire qu’« Il faut attendre des avant-gardes du début du XXè siècle pour qu’enfin la maquette d’architecture gagne en autonomie esthétique et s’affirme dans les mouvements modernistes – suprématisme, constructivisme, De Stijl – comme un objet exploratoire ». De Kasimir Malévich à Georgii Krutikov, de Naum Gabo à Theo Van Doesburg, la maquette a été l’outil logique promu par les avant-gardes historiques pour rêver les architectures idéales, des Utopia. Facilitée par les progrès des techniques, elle devient l’organe même de l’utopie : elle donne un embryon de forme et de la réalité à des architectures rêvées, souvent irréalisables27. »

Pourquoi ne pas parler à travers cette construction, du projet utopique du mouvement d’avant-garde russe constructiviste de la Tour Tatline qui n’a jamais été réalisé et reste à l’état de maquette en bois ? En effet, la Tour Tatline, le monument à la IIIè Internationale, devait être construite à Saint Pétersbourg afin de symboliser le nouvel élan d’une société progressiste car propulsée par le communisme russe. L’esthétique de la tour vient davantage alimenter cette idée de l’utopie, comme, par exemple, le mouvement vers la hauteur en spirale pour symboliser : « […] la ligne du mouvement de l’humanité libérée […]28 ». Il y a quelque chose de la tour de Babel dans la Tour Tatline qui est une l’immense construction voulue par les hommes pour atteindre le ciel. « […] car viser l’accès au ciel, c’est vouloir pénétrer tous mystères suprêmes […]29 ». Telle une curiosité de l’homme qui se finit par un échec, la tour de Babel reste inachevée. Le ciel apparent dans mes photographies, mais aussi l’idée de l’escalier qui ne monte nulle part vers le sommet rejoignent l’idée de l’impossibilité d’atteindre l’idéal.

Lorsque l’on regarde derrière la composition photographique, nous découvrons la structure apparente de la sculpture qui a été créée avec des cubes vides collés et superposés. Cette « […] mise à mort de la stabilité et de l’harmonie […]30 », de l’ordre géométrique stable questionne la perfection de l’architecture moderne.

Léonard.R. Rogers, sculpteur et théoricien de la sculpture, explique que : « Le développement de la sculpture spatiale s’est fait en parallèle avec celui de l’architecture moderne. De ce fait, beaucoup de sculptures spatiales ressemblent fortement à des maquettes d’architecture31 ».

La sculpture spatiale se différencie de la sculpture classique, selon Rogers, par l’absence des formes : « […] dans ces composants à une ou deux dimensions, il n’y a pas de masse à mettre en forme, pas d’intérieur à structurer […] 32».

Telles sont les sculptures des frères Antoine Pevsner et Naum Gabo où l’ouverture complète entre l’intérieur et l’extérieur reste visible grâce aux matériaux employés : verre, plexiglas, fer. Ce qui me rapproche de ces artistes, ce n’est pas l’aspect esthétique ou encore les matériaux employés mais la visibilité de la structure : « Nous sommes dans une époque très sensible aux structures ; nous aimons montrer l’ossature de ce que nous faisons et la laisser nue vierge de tout décor33 ».

Si la sculpture des frères Gabo est inspirée de l’esthétique de la tour Eiffel selon l’analyse de Rogers, dans mon travail, la sculpture est à l’image de la structure moderne où : « La distinction autrefois rigide entre le dehors et le dedans s’est brouillée […]. L’effet séparateur des murs s’est trouvé atténué […]. On peut maintenant voir à travers les bâtiments […] Ils ne sont plus enracinés dans le sol, massifs et pesants, mais flottent au-dessus avec légèreté34 ».

C’est ainsi que pour Le Corbusier, l’architecture est avant tout une structure, « un squelette 35», « une ossature36 », un corps « non-organique37 ». Elle est une machine à habiter que le Corbusier appelle corps-machine, ce corps-machine qui est purifié, nettoyé de tout organe inutile.

En revanche, les cubes vides et blancs de mes sculptures sont en rapport avec les contenants vides destinés à loger les corps humains sous le régime d’une incarcération où l’homme, à cet effet, est vu comme une unité, « […] une biologie inscrite dans un volume, saisie dans la boite […]».38 En ce sens, l’architecture est symboliquement réduite à un volume doté d’enveloppes vides, des cases, des cellules qui ne peuvent en aucun cas accueillir un corps humain et restent donc inhabitables.

5. Du corps souffrant au corps abstrait

Dans les installations de Gao Brothers The Utopia of construction et The Sens of space, le corps sert d’outil, d’élément plastique pour remettre en question, problématiser l’architecture contemporaine des mégapoles chinoises. Dans leurs quatre photographies, Prière, Attente, Anxiété et Douleur, des grilles construites semblables à des maquettes, rappellent par leurs formes géométriques les grands ensembles d’habitation qui contiennent des corps nus, masculins, anonymes. En créant les photographies, Gao Brothers choisissent des hommes ayant la même taille et la même morphologie pour accentuer l’aspect d’anonymat. Les hommes tentent de rentrer désespérément dans les cases de la structure. Cette installation est une métaphore de l’habitat dans les grandes villes de Chine surpeuplées ayant connu dans les années 80, la migration des villageois vers les agglomérations urbaines. Les artistes témoignent à travers ces photographies de la condition humaine, de la vulnérabilité de l’homme et des épreuves du corps. Ces anatomies isolées, enfermées sont partagées entre deux figures : individualité et collectivité. Dès lors, l’architecture devient une métaphore de l’angoisse, de l’anxiété, de la claustrophobie, de la dystopie.

Par extension, les mégapoles chinoises se transforment symboliquement en « machines à habiter » où tous les sens du corps sont affectés et atteints par l’architecture : « Car l’habitation et les locaux de travail, ainsi que leurs dispositions réciproques, ne font pas qu’envelopper, de toutes parts, la vie des individus et de la société, ils pénètrent dans l’intérieur de cette vie […]39 ».

« Sous le régime d’incarcération […] 40 », le corps et l’architecture fabriquent un tout ; « Tout doit être vu : surface et ossature, peau, et squelette, et les fluides qui rendent vivants l’ensemble41 », Ici, le corps devient surface même de la façade, il l’habille, il est omniprésent.

Une autre installation The Forever Unfinished Building de Gao Brothers qui représente la photographie des structures géométriques semblables à une grille aux cellules démultipliées, une foule de personnages occupent chacun un espace limité et clos représentant une continuité de leur travail de Sense of Space. Les figures minuscules isolées, démultipliées à l’infini dans une structure fragmentée, abstraite, forment un ensemble. Ces cellules nous font penser à la ville biologique telle que la voyait le Corbusier le corps humain devient « […] une fourmi ou une abeille asservie à la loi de se loger dans une boite, une case, derrière une fenêtre […]42 ».

Contrairement à l’installation The sens of space, dans The forever unfinished building, le corps paraît tout petit, voire invisible, un fondu dans la masse architecturale en forme d’une grille qui remplit complètement l’espace de la photographie. Situé à l’intérieur de ce volume où plus précisément de la surface abstraite que l’architecture devient dans la photographie : « […] l’homme ne peut être lui-même qu’une chose réduite à l’essentiel […] une biologie inscrite dans un volume, saisie dans la boite, avec pour seul horizon la fenêtre ouverte vers l’infini [..]43 ».

Dans l’installation, l’architecture est vue par sa forme esthétique comme une surface abstraite et par sa forme symbolique comme un contenant « […] qui maintient et retient les corps humains […] 44 » dans un espace vide auquel les corps des individus sont soumis. Tel un paysage utopique qui tourne en dystopie où la solitude, fondue dans la masse, reste invisible. Ainsi, l’homme devient un « corps-façade », « un corps-abstrait » enfermé dans une structure géométrique gigantesque qui le tient.

Conclusion

Dans les photographies de Gao Brothers, les corps deviennent des unités abstraites ou des anatomies enfermées dans les cellules géométriques de l’espace architectural. Faits du même moule, tout comme les façades de Stéphane Couturier, ils tendent vers le générique, l’universel ou le monumondial. A travers ces photographies et mon travail plastique, ce n’est pas la verticalité mais la hauteur de l’habitat qui nous donne à voir une essence autrefois utopique des lieux inatteignables. C’est ainsi que le ciel n’est plus ce lieu inatteignable et utopique puisque habiter la hauteur est devenu banal. Pourtant, viser le ciel par la forme et la grandeur architecturale reste toujours d’actualité. Telle une curiosité, « […] qu’on peut aussi nommer volonté de savoir, désir de connaître, c’est dire si la tour de Babel est emblématique des pouvoirs de la science contre ceux de la croyance45 ».


Notes

1 – Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Architecture Esthétique de la forme Éthique de la conception, Paris, Théétète Édition, 1997, p. 97.

2 – Michel Kokoreff, La force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Paris, Payot, 2003, p. 161.

3 – Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil,1992, p. 71.

4 – Claude Raffestin, « Penser et classer dans les sciences humaines », Revue Européenne des sciences sociales n° 127, 2003, Librery Droz Génève, p. 77.

5 – Sylvie Freyermuth, « Généricité et degré d’implication dans l’appréhension des processus de déshumanisation – ou d’humanisation », (sous la dir. de Sylvie Freyermuth, Jean-François P. Bonnot), Ville infectée, ville déshumanisée, Bruxelles, 2014, Comparatismes et société vol. n° 29, p. 159.

6 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, Paris, les Éditions de minuit, 1973, p. 330.

7 – Catherine, Grenier, La manipulation des images dans l’art contemporain, Paris, Édition du Regard, 2014, p. 169.

8 – Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnement de synthèse, Nantes, Hazan Édition, 1995, p. 142.

9 – Augustin Berque, « Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité », (sous la dir. d’Augustin Berque, Marie-Antoinette Maupertuis, Vannina Bernard-Leoni), Le lien au lieu, Actes de la chaire de mésologie de l’Université de Corse, Bastia, Éditions Éolienne, 2014, p. 122.

10 – Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 49.

11 – Ibid., p. 49.

12 – Philippe Piguet, « Stéphane Couturier, Entre l’anonymat et monumental, L’Anonymes, Rencontres internationales de la photographie XXXIIes, Arles, Actes Sud, 2001, p. 83.

13 – Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 56.

14 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 127.

15 – Rem Koolhaas, Junkspace, Éditions Payot § Rivages, 2011, p. 56.

16 – Piguet Philippe, « Stéphane Couturier, Entre l’anonymat et monumental », L’Anonymes, 2001, Arles, Rencontres internationales de la photographie XXXIIes, Arles, Actes Sud, 2001, p. 83.

17 – Éric De Chassey, Platitudes, Une histoire de la photographie plate, Paris, Édition Gallimard, 2006, p. 27.

18 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Michalon Éditeur, 2015, p. 119.

19 – Claude Stéphane Perrin, Le neutre et la pensée, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 120.

20 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, les Éditions de minuit, 1973, p. 21.

21 – Éric De Chassey, Platitudes, Une histoire de la photographie plate, Paris, Édition Gallimard, 2006, p. 159.

22 – Louis Martin, Utopiques jeux d’espaces, Paris, les Éditions de minuit, 1973, p. 330.

23 – Ibid., p. 341

24 – Ibid., p. 331

25 – Isabelle Alzieu, « George Rousse : plasticité des espaces déconstruits, Espaces transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse », (sous la dir. de Christine Bugnet, Dominique Clévenot), Espaces Transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse, Figure de l’art n° 13, p. 106.

26 – Marie-Ange Brayer, « La maquette, un objet modèle ? Entre art et architecture », L’art même n°33, Bruxelles, Bruxelles, 4e trimestre, 2006, p. 7.

27 – Ibid., p. 7

28 – Gérard Conio, Le constructivisme russe Le constructivisme dans les arts plastiques, textes théoriques, manifestes, documents, Lausanne, Age d’homme, 1987, p. 58

29 – Michel Onfray, Métaphysique des ruines, Nantes, Mollat Éditeur, 2010, p. 53.

30 – Isabelle Alzieu, « George Rousse : plasticité des espaces déconstruits, Espaces transfigurés à partir de l’œuvre de George Rousse », Figure de l’art n° 13, p.106.

31 – Roger, L.R, Comprendre la sculpture, Rennes, presses universitaires de Rennes, 2015, p. 95.

32 – Ibid., p. 95.

33 – Ibid.,p. 95.

34 – Ibid., p.95.

35 – Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 126.

36 – Ibid., p. 126.

37 – Ibid., p. 156.

38 – Marc Perelman, Le Corbusier, Paris, Une froide vision du monde, Paris, Michalon Éditeur, 2015, p. 128.

39 – Ibid., p. 126.

40 – Ibid., p. 128.

41 – Ibid., p. 126-127.

42 – Ibid., p.128.

43 – Ibid., p. 127-128.

44 – Ibid., p. 128.

45 – Michel Onfray, Métaphysique des ruines, Nantes, Mollat Éditeur, 2010, p. 53.

Bibliographie

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Lieux et non-lieux : liens au sport

Marion LE TORRIVELLEC

Marion Le Torrivellec est artiste plasticienne diplômée de l’iSDAT et doctorante en arts plastiques au sein du laboratoire LLA Créatis (UT2J). Elle enseigne par ailleurs les arts plastiques dans le secondaire ainsi qu’au sein du département Arts plastiques-Design de l’université Toulouse Jean Jaurès. Intitulée « A cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse aborde les enjeux de la relation au cheval et ses analogies avec la sculpture.
marionletorrivellec@gmail.com

Pour citer cet article : Le Torrivellec, Marion, « Lieux et non-lieux : liens au sport », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-et-non-lieux-liens-au-sport/>.

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Résumé

Cet article propose une analyse de la pratique sportive depuis le champ de la philosophie. Les limites physiques sont envisagées comme un lieu dont le sportif souhaite s’extraire pour aller plus loin, vers un utopique terrain de la victoire. Les théories de Deleuze et Guattari sur le Corps sans Organe (CsO) sont confrontées à la pratique de la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) pour la quête de sensation inhérente à toute pratique sportive, mais aussi pour la fusion, soit le changement d’état, que cette pratique de couple induit.

Mots-clés : Sport – Concourt de saut d’obstacle – CSO – Corps sans Organe – CsO – Désir – Equitation – Sensation -Ouvert.

Abstract

This article proposes an analysis of sport practice from the philosophic field. Physical limits are contemplated as a place where the athlete wishes to extract himself in order to go further, towards an utopian ground of victory. The theories of Deleuze and Guattari on the body without organs (CsO) are confronted with the practice of the show jumping discipline for the quest of the inherent sensation in every sports practice, but also for the fusion wich is a change of state that this couple practice induces.

Keywords: Sport – Competition of show-jumping – Body without organs – CsO – Desire – Horse riding – Sensation – Open.


Sommaire

Introduction
1.L’effort, un élan contre nature ?
2. CSO/ CsO : un monde sensationnel
3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions
4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie
Table des illustrations

Introduction

Construit par l’assemblage du préfixe privatif u, et du nom grec topos qui veut dire lieu, le terme utopie désigne un non-lieu, un espace qui n’existe pas, où l’on ne peut se rendre. Depuis cette entrée étymologique, nous nous pencherons sur la pratique sportive pour la redéfinition perpétuelle des limites physiques qu’elle impose et donc le rapport mouvant de sa frontière à l’utopie.

Le premier sport interrogé sera la danse, pratique intense réputée pour sa rigueur et la difficulté de ses entraînements. Le danseur met à l’épreuve son corps dans l’absolu contrôle qu’il doit en avoir et la nécessité d’un équilibre poids/puissance constant. L’antagonisme plaisir/douleur propre à toute pratique sportive de haut niveau redéfinira certains liens au corps et nous amènera sur le terrain de la théorie deleuzo-guattarienne du Corps sans Organe1. Mais très vite les jambes du cheval remplaceront les ballerines et, jouant avec l’homonymie, c’est la discipline du concours de saut d’obstacle (CSO) qui se verra confrontée à cette autre pratique de la sensation, celle du Corps sans Organe (CsO). L’équitation nécessitant une fusion entre le cheval et son cavalier pour de bonnes performances, le changement d’état lié au Corps sans Organe nous renseignera sur l’impulsion d’un lâcher-prise permettant d’aller plus loin et plus haut, nous faisant entrevoir la pratique sportive équestre comme une pratique de couple soumise à l’altérité et ouverte au désir

Pour ce faire, des photographies d’une carrière de saut d’obstacle serviront de décor à notre réflexion. Les théories de Deleuze et Guattari sur le corps – Corps sans Organe puis machine désirante – viendront guider notre analyse de ces pratiques sportives, leur conférant une dimension existentielle à laquelle le travail de l’artiste Mounir Fatmi engageant le vocabulaire sculptural de la barre de saut d’obstacle viendra faire écho. Ainsi, par la pratique équestre « nous nous rendrons pleinement présents aux anomalies de l’existence tout en demeurant maître de sa vitesse2 ».

1. L’effort, un élan contre nature

« Plus jeune, on est comme un pur sang lâché au galop. On maîtrise davantage son corps que son mental. En vieillissant, le mental prend le dessus. Il y a vraiment un décalage troublant. Quand arrive la maturité mentale, le physique commence à décliner : c’est le drame du danseur. Mais la période où les deux sont au même niveau, qui dure quatre ou cinq ans, donne des moments uniques, de grâce, quand tout à coup, tout se surpasse. Le corps prend le dessus de ce que la tête a décidé3 ».

L’effort est la mobilisation de son corps en réponse à la volonté de son esprit : c’est la soumission de l’un à l’autre. Pour Benjamin Pech, ancien danseur étoile à l’Opéra de Paris, habitué de l’effort et de sa pratique forcenée, la dualité corps et esprit s’exacerbe dans une pratique sportive à haut niveau. Cela réclame une rigueur physique comme mentale pour parvenir, car là est tout l’enjeu, à repousser des limites physiques préexistantes fixées par la nature4. Mais la relation corps/esprit n’est pas le seul antagonisme à prendre forme dans l’effort : on saisit l’ambivalence d’une pratique joignant la douleur au plaisir, nuance également perceptible dans l’emploi indifférencié du terme jeu ou sport pour une même activité5 : Sport vient de l’anglais disport, emprunté au vieux français déport, déverbal du verbe déporter. En latin, déporter se dit deportare et signifie s’amuser, se divertir. Si son étymologie nous amène du côté du divertissement, sa pratique est elle pourtant bien empreinte de douleur. Et il n’y a d’ailleurs qu’à réfléchir à la définition française courante du mot déporter pour comprendre que le mouvement ici impliqué est forcé, qu’il s’agit d’un transport de corps en dehors de ses limites spatiales originelles. Ce témoignage du danseur nous informe également sur la connaissance de soi que l’effort inculque. Si, selon les théories biraniennes6, la conscience de soi prend forme par l’effort, reste au sportif l’équilibrage nécessaire entre plaisir et douleur, mais aussi entre volonté mentale et limites physiques. Il semble pour cela qu’une pratique régulière de son corps autour d’une mobilisation totale et intense de ses facultés soit à appréhender. L’expérience en serait la clé, pour ce qu’elle sous-entend de pratique de la sensation mais aussi pour la notion de temps qu’elle convoque, comme travail pour devenir expérimenté et en supporter les stigmates : « La douleur, il faut l’accommoder. C’est une longue habitude. On développe une sorte de tolérance, presque une appétence à la douleur7 ». De cette souffrance découle un accès au savoir – et en ceci elle rejoint celle du religieux ascétique – et donc une certaine élévation au-dessus des autres hommes. On apprend à se connaître de l’intérieur, à voir ce qui est recouvert, charnu, invisible et dont la composition se fait pourtant ressentir jusqu’à devenir limpide. De violentes courbatures ne donnent-elles pas l’impression d’avoir de nouveaux muscles, ou plus exactement d’en découvrir subitement l’existence ? Benjamin Pech explique, par la pratique de la sensation, connaître son corps par cœur :

« Quand tu es dans la douleur, tu es tellement à l’écoute de ton corps que tu sais comment te faire moins mal. Je sais presque tout, je peux donner un cours sur le triceps. A la maison j’ai tellement de radios, d’IRM, d’échographies, je vois tout, je le connais de l’intérieur. Lorsqu’on se sent en pleine possession de ses moyens et de ses muscles, là il y a un risque de demander toujours plus, de mettre la barre un peu plus haut, trop haut. Et ça casse8 ».

L’attitude du sportif qui s’impose un regard sur son entraînement tout en le vivant de l’intérieur semble un peu schizophrénique dans le sens où l’alerte de la douleur devrait l’arrêter dans l’effort, ne pas l’emmener au-delà d’un certain seuil. Or l’interview de Benjamin Pech nous offre l’exemple du passionné qui ne subit plus la hiérarchie des organes : le corps peut prendre le dessus sur l’esprit, et inverse donc le fonctionnement traditionnel que l’on impute à l’organisme. Le va et vient entre la production de plaisir et la douleur met en évidence la désorganisation du corps et la place du désir dans son fonctionnement : « Dans des grands ballets sur trois ou quatre actes, c’est épuisant, mais d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère9 ».

Le fonctionnement corporel du danseur semble régi par ses propres lois. L’agencement de tout son être semble se signifier par un contenu intensif, par ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari qualifient de « machine désirante10 ». Les limites corps/esprit, mais aussi celles entretenues à l’espace qui les accueille semblent se brouiller. Michel Foucault dans sa conférence « Le corps utopique11 » pointait le corps du danseur, se demandant s’il « n’est pas justement un corps dilaté selon un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois12 ? » Par l’effort et les sensations procurées nous pouvons entendre par là que la dimension proprement matérielle du corps n’est plus un endroit clos mais bien ouvert.

La théorie du Corps sans Organe se profile ici et nous y reviendrons pour le point de vue qu’elle propose sur un mode de conscience qui diffère du traditionnel cogito cartésien, au bénéfice d’un fonctionnement sensationnel de l’ordre de la pulsion. Pour étudier de près cette notion, nous allons poursuivre cette étude de l’effort sportif comme prise de conscience de soi à travers la discipline équestre du concours de saut d’obstacle. Ainsi l’animal fait corps avec l’humain et le corps de l’athlète se retrouve double. La dualité corps et esprit, mais aussi celle du plaisir et de la douleur désignée par Benjamin Pech subit ici une mise en abîme car le corps éprouvant n’est plus celui de l’humain, mais bien celui de l’animal. En effet, lorsqu’il y a rupture ligamentaire ou tendineuse en CSO, c’est le corps du cheval qui est éprouvé. La fusion au sein du couple permet-elle d’appliquer les mêmes processus de connaissance de soi prônés par le danseur ?

2. CSO / CsO : un monde sensationnel

Marion Le Torrivellec, Carrière, 2017, photographies couleur, triptyque, 200 x 300 cm chacune, © Marion Le Torrivellec.

Dans la série de photos Carrière c’est le terrain du sport qui est donné à voir. Le ciel est bleu, le sable est clair et fin et les volumes jalonnant un parcours ont l’aspect de gros jouets en bois. Les couleurs sont vives, les formes sont simples et semblent prêtes à s’accueillir l’une l’autre, à s’emboîter pour permettre de nouveaux volumes, comme un jeu de construction en cours, faisant appel à nos souvenirs d’enfant pour projeter sur l’endroit tout un tas de possibles. Nous sommes ici dans l’univers du jeu. Pour l’attrait des formes et leur apparence ludique certes mais aussi pour le jeu d’échelle : les images sont imprimées à échelle 1 sur un papier à tapisser et recouvrent une surface de plus ou moins 2 mètres sur 9. Mais ces jouets nous dépassent, et nous ne sommes pas de taille pour jouer avec ; ils ont visiblement été construits pour nous plaire, selon nos codes esthétiques du jeu mais à destination de quelqu’un, de quelque chose qui nous surpasse. Et enfin, le jeu de mot induit par le titre termine cette invitation sportive, cette invitation à l’amusement avec le transfert de tous ces obstacles à la vie d’adulte, celle qui est professionnelle et qui, pour faire carrière, réclame un nombre d’efforts et de peines parfois conséquents. Mais cette carrière vide aurait pu avoir un tout autre titre, elle aurait de façon tout aussi didactique pu s’appeler CSO – acronyme désignant la discipline équestre du Concours de Saut d’Obstacle – dont le décor est ici posé. Ce titre aurait de la même façon joué d’homonymie en convoquant les liens au corps sous-entendus par l’échelle du parcours en nous dirigeant vers la théorie du Corps sans Organe :

« Le CsO est une pratique en ce sens qu’il est une quête sans fin, et qu’en tant que conscience de la sensation son étendue est celle de toutes les sensations susceptibles d’être vécues par un corps. Et c’est justement parce que le CsO est toujours présent, et définit les vivants en tant qu’êtres sentant, mais qu’il nous échappe en tant que sujets rationnels, qu’il convient de faire des expériences que l’on pourrait qualifier d’extrêmes pour peut-être le voir émerger. En effet, lutter contre l’évidence du cogito cartésien afin d’accéder à cet autre niveau de conscience qu’est le CsO, implique, si l’on se réfère à Mille Plateaux, que « les drogués, les masochistes, les schizophrènes13” soient en quête du CsO14 ».

Je compléterai donc cette liste avec les sportifs qui, en quête d’endomorphine, passent par la douleur pour atteindre l’extase15, à la différence que contrairement aux drogués, masochistes et schizophrènes cités par Deleuze, le sportif dans l’effort est méritant, il bénéficie d’un regard favorable au sein de la société car il semble à travers l’effort se réaliser et s’accomplir.

Le CsO s’oppose au cogito et à l’idée de conscience de soi telle que l’a construite la modernité. L’effort répondant à la volonté, le sujet se jauge, se maîtrise, prend ses propres mesures : celle de sa volonté mais aussi celle de ses capacités. Il rencontre ainsi les limites de son organisme qui deviendront chez l’athlète l’objectif à atteindre, puis à dépasser. Cette appréhension du corps phénoménologique, s’ancre du côté de l’expérience et de la connaissance sensible. En ceci le CsO en est proche car là aussi il s’agit d’une pratique, donc d’une quête d’expérience sensible, la principale différence étant que le CsO n’est à aucun moment convoqué pour éclaircir sa conscience de soi, pour une subjectivation de soi, bien au contraire, cette pratique consiste à désorganiser voire défaire l’organisme pour ne plus l’appréhender sous l’angle de ses fonctions –« je pense donc je suis »– mais davantage comme lieu d’expression des sensations : « je sens donc je suis ». Ainsi les limites physiques se brouillent.

Les questions qui se posent dans notre contexte du concours de saut d’obstacle seraient alors : quel est le moteur ? Quel phénomène amène l’athlète vers ses limites ? La conscience de soi et l’entraînement assidu du corps dans un but prédéterminé ou le retournement voire l’éclatement de ce corps pour qu’il ne réponde plus qu’au désir pour sa récompense sensationnelle immédiate ? Autrement dit, mise-t-on sur l’effort volontaire ou sur la puissance du désir ? La force en jeu est-elle consciente ?

En effet la théorie du Corps sans Organe touche à l’organisation de l’organisme ; or l’équitation reste le seul sport qui mobilise un corps autre que celui du sportif. L’organisation classique de la volonté se trouve donc bousculée car la hiérarchie habituelle voulant que la tête commande le mouvement des membres n’est plus directement appliquée. Le cavalier est saisi par le désir de franchir les barrières et de s’élever mais ses propres jambes ne sautent pas. Aucun mouvement de flexion/extension ne sera commandé nerveusement si ce n’est chez le cheval lui-même. C’est donc sans avoir à bouger ses propres jambes que le cavalier provoquera l’extension nécessaire pour le franchissement des obstacles. Nous ne sommes alors pas loin de « marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre16 ». Une certaine fusion s’opère et le corps du cavalier s’apparente à deux corps : celui qui désire et celui qui saute, en une sorte de centaurisation schizophrénique volontaire.

La théorie cartésienne de l’animal-machine ne l’a défini que comme système organisé et en le privant de conscience lui a fait le mal que l’on connaît. Pouvoir envisager l’animal sous un angle contraire prend ici tout son sens. Pensons-le soumis à une autre conscience : celle de la sensation. Cela expliquerait bien des choses quant à son comportement. Le CsO est « un dispositif émancipatoire grâce auquel nous désirons17 », et le désir est l’unique mode régissant l’animal. Tout chez l’animal est manifestation d’intensité (accouplement, fuite, faim, contact…), l’animal n’est qu’un être sentant : il ne peut pas ne pas s’impliquer. Sous le mot allemand Benommeinheit, le philosophe Heidegger désigne cet accaparement et le défini comme étant « le fait d’être absorbé dans l’ensemble des pulsions compulsées les unes avec les autres. Pour l’animal, être soi-même c’est être propre à soi, sur le mode du tiraillement pulsionnel18 ».

3. Machine désirante / animal-machine : des pistons à pulsions

Tel l’animal-machine, la machine désirante est l’allégorie d’un mode de fonctionnement, de réactions physiques. L’animal-machine est une théorie cartésienne : elle réduit le fonctionnement animal et son rapport au monde à une série de comportements mécaniques répondant à des stimuli. La machine désirante, elle, est issue des théories de Deleuze et Guattari et vise à expliquer la production du désir et la place que celui-ci occupe dans nos fonctionnements. Dans un cas comme dans l’autre, le corps est abordé dans sa dimension matérielle, loin de toute approche spiritualiste.

Selon Florence Andoka, le flux produit par le corps-machine est sexuel dans sa forme la plus large. « La sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont une affaire fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat19 ». A cette définition du désir semble s’accorder celle du pouvoir dans son acception foucaldienne, c’est-à-dire dans sa positivité, comme force qui produit, et non comme hiérarchie entre les êtres vivants, bien que le dernier exemple cité ci-dessus puisse laisser présager du contraire.

Cependant, notre observation du couple homme/cheval ne se fait pas ici depuis l’angle d’approche de la domination, bien au contraire. Nous aurons compris que la convocation des théories de Deleuze et Guattari a pour visée l’appréhension des corps fonctionnant en réseau, permettant une libre circulation des flux –flux énergétiques, flux sexuels, désirants– et donc un point de vue mélioratif sur la pratique d’un sport, et par ricochet, sur la place que le cheval y occupe. La nature sexuelle de la production du corps-machine est dans le domaine équestre du saut d’obstacle assez juste dans la mesure où le binôme cavalier/cheval ne procède à rien d’autre qu’à un accouplement, une pratique fusionnelle visant à s’envoyer en l’air20.

Nous avons pu observer que la pratique de l’effort engendrait une production successive de plaisir et de douleur, en cela l’image d’une batterie me semble à même d’illustrer notre démonstration : grâce à sa bipolarité, une énergie, une électricité est produite, alimentant les machines les plus complexes.

En résumé, en plaçant le désir comme moteur premier de tout mouvement, et par sa production même, l’ascendance de l’esprit sur le corps devient confuse et nous éloigne définitivement de tout cartésianisme. Le mécanisme est ici autoalimenté, dynamo du désir permettant au corps dans l’effort de s’émanciper de toutes directives : « d’un coup, un état de grâce, ton corps s’envole, et là tout te dépasse. C’est un mystère21 ».

4. Lignes de désir : itinéraire d’une quête de sensation

Bernard Jeu dans Analyse du sport remarque la récurrence, depuis toujours des mêmes schèmes au sein des jeux, jalons fondamentaux de la vie de l’homme : «Les compétitions rituelles – initiatiques, matrimoniales, funéraires – […] faisaient fonction de rite de passage22 ». Les unités de lieu et d’instruments seraient également presque toujours les même, quels que soient le territoire et l’époque, on retrouve  un terrain délimité, une balle, un cheval et  une arme. La ligne du terrain de jeu délimiterait un autre monde offert aux projections de l’imaginaire.

L’absence de l’athlète sur le terrain de CSO permet dans Carrière l’ambivalence décrite précédemment avec l’imagerie d’un jeu de construction : le lieu habituellement habité, foulé, mesuré littéralement au compas23 perd toute fonctionnalité. La barre n’est obstacle que si elle suscite un effort pour être franchie, et sans rien ni personne pour le faire, la carrière, malgré ses multiples éléments, demeure vide. Seules les traces de pas au sol, marquées sur le sable donnent à imaginer un moment autre, celui où se déchaînent les passions et les corps pour le franchissement des barres. Ainsi relève-t-on des « lignes de désir24 » témoignant de l’énergie des corps sportifs et de la répétition de leur entraînement. Les passages créent l’érosion, et si, par définition, la « ligne de désir » contourne l’obstacle, il me semble intéressant de convoquer sa figure pour témoigner du fait que les corps centaurisés, désirants et fusionnels ont un comportement contraire : ils foncent droit sur la barre à franchir, allant par l’impulsion chercher la sensation25.

L’artiste marocain Mounir Fatmi utilise la barre de saut d’obstacle dans ses installations depuis le début des années 2000 et la série Next Flag (2003). Convoquées pour leurs qualités graphiques et leurs couleurs vives26 ou encore pour leur poids symbolique, les barres de CSO font partie intégrante et récurrente du vocabulaire de l’artiste.

Les œuvres se dressent dans le lieu d’exposition, parois amovibles et précaires, qui jouent d’ambivalence entre un format imposant (chaque barre mesure 4 mètres) et la place importante qu’y occupe le vide. L’installation Pièges (2004-2005) intervient de la même façon dans l’espace et on comprend par le titre qu’une certaine méfiance est de mise. Qu’il s’agisse d’éviter la chute éventuelle d’un des modules qui semble instable, ou encore par le changement d’itinéraire forcé qui s’impose au spectateur, Mounir Fatmi nous conseille ici de garder l’œil ouvert. Le rapport au corps est criant, frontal, l’obstacle nous impose un certain recul, sur l’installation certes pour en embrasser les enjeux et en faire le tour, mais également de manière plus métaphorique sur :

« la vision d’une humanité nécessairement inachevée, pour laquelle seul un état permanent de précarité permet de déconstruire les certitudes, une existence humaine dans laquelle la constitution de son identité, la coïncidence avec soi-même, la saisie de l’altérité, la liberté exige de s’affranchir de bien des déterminismes27 ».

 

Fatmi, Pièges, 2005, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, © Studio Fatmi.

Et c’est en cette dernière analyse que l’écho aux théories deleuzienne se fait le plus clair. « S’affranchir des déterminismes » sous-entend une mise à plat de toute hiérarchie, l’ouverture à un autre fonctionnement, à l’altérité, à une autre réalité. Ainsi, le cavalier se confie entièrement au cheval, laissant l’animal et son fonctionnement pulsionnel l’emmener hors de ses frontières.

L’installation Pièges sonne comme une alerte, nous rappelant de conserver notre liberté, liberté de mouvement comme de pensée. En regard du triptyque Carrière, il apparaît que dans un cas l’obstacle est franchi (les traces dans le sable au sol en témoignent) et la perspective est ouverte sur un horizon au ciel bien bleu tandis que Pièges ne s’annonce qu’à travers un titre menaçant et une oppression physique dans l’espace d’exposition. Grâce à la fusion qui s’opère avec le corps du cavalier et la force supplémentaire qui lui est alors allouée, le cheval semble être la condition siné qua non pour foncer droit dans le mur et s’en sortir victorieux. « La force, affirme Deleuze est la condition de la sensation28 » : et c’est sans doute en ceci que la théorie du corps sans organe gagne à se confronter à la pratique sportive et au report perpétuel des limites qu’elle induit. Dans ce paysage mouvant aux contours sans cesse redessinés, aux frontières repoussées, la précarité prônée par le travail de Mounir Fatmi dans le but de « déconstruire les certitudes » résonne comme un adage. Le devenir-autre est en route et l’animal nous guide, nous rend plus fort, plus libre.

Conclusion

De l’allemand Ursprung on traduit origine, sprung voulant dire saut : c’est par le bond que tout commence. La conscience de soi par l’ouverture sensationnelle au monde animal prend forme dans l’activité équestre et nous amène sur le chemin d’un « devenir-animal29 », autre figure deleuzo-guattarienne, semblant succéder à toute pratique CsO. Être multiple – multiplicité moléculaire, pour paraphraser les deux philosophes – éveillerait une conscience de la sensation plus fine, un devenir-autre élargissant notre umwelt. Deleuze et Guattari mettent en évidence que « l’organisme emprisonne le corps et que l’impératif d’attacher à la corporéité des formes spatiales mesurables et déterminées lui ôte proprement la vie30 » , c’est entendre par là que l’ouverture du corps à la libre circulation des énergies est vitale, et que si le désir met en mouvement, pourvu que celui-ci ait la marge de son amplitude.

Exister du latin ex-sistere veut dire se tenir hors de soi, et c’est appuyée par l’étymologie de cette langue morte que notre démonstration prend tout son sens : le repousser ses limites propre au corps phénoménologique vient rejoindre le repousser ses limites de toute quête sensationnelle. Drogué, masochiste, schizophrène ou sportif dans l’effort flirtent alors avec une autre dimension au frontière du vivable. En quête d’une petite mort, ils s’offrent le déport nécessaire pour qu’ait lieu cette posture délicate, cette aventureuse promenade en terre d’utopie, loin de leurs propres limites, pour se tenir hors de soi, et par cette conscience de soi, mobilisés par et pour le désir, exister.


Notes

1 – Le Corps sans Organe est une théorie que Gilles Deleuze emprunte à Antonin Artaud qui en fait mention pour la première fois dans son œuvre « Pour en finir avec le jugement de dieu » en 1947. Le poète annonce vouloir « faire danser l’anatomie humaine », et repenser la hiérarchie des organes dans un désir de liberté, au bénéfice de la perception, remettant en question le concept traditionnel de la conscience de soi.

2 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie n° 222, mis en ligne le 30 septembre 2009, URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

3 – « Le cœur à corps de Benjamin Pech », entretien réalisé par E. Favereau, Libération, 15 décembre 2015, in I. Queval, Philosophie de l’effort, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2016, p. 54.

4 – L’héritage aristotélicien qui définit le monde comme cosmos, espace ordonné et bien fini sera la vision qu’adoptera l’église, reléguant le corps à une création de la nature, lui aussi ordonné et bien fini. Descartes, au XVIIème siècle viendra remettre en question ces principes par son cogito ergo sum : je pense donc je suis étant la seule certitude de l’homme sur cette terre. Ainsi le sujet devient le centre de toute réflexion et par la conscience de soi, par le je, l’homme prend la mesure de sa propre volonté.

5 – Je pense ici à la plus grande compétition sportive internationale : les jeux olympiques.

6 – Selon Maine de Biran, un siècle après Descartes, c’est par l’effort que la conscience de soi émerge. Apparaissant fin XVIIIème, en lien direct avec la modernité, le rapport au corps dans l’exercice physique peut être conçu comme expression d’une liberté, celle de transgresser par l’effort des limites physiques naturelles et donc de bouleverser celles établies par une nature bien ordonnée.

7 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

8 – Ibid.

9 – Ibid.

10 – Terme qui apparaît dans G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti Œdipe,Capitalisme et schizophrénie, Tome I, Paris, Les éditions de Minuit, 1972.

11 – M. Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique sur France Culture, 1966, PDF [En ligne], mis en ligne le 19 juin 2009, URL :https://www.editions-lignes.com/LES-HETEROTOPIES-LE-CORPS-UTOPIQUE.html, consulté le 24 juin 2017.

12 – Ibid.

13 – G.. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p.191.

14 – F. Andoka, « Qu’est-ce qu’un corps sans organe? », Philosophique, 16 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2016, PDF [en ligne], URL : http://philosophique.revues.org/838, consulté le 19 décembre 2016.

15 – G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit. p.192. « Le plaisir n’est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir. » On comprend donc ici que l’enjeu des pratiques autodestructrices du masochiste ou du drogué repose sur la production du désir, sur la quête en elle-même plus que sur un but précis.

16 – G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op. cit, p.188.

17 – G. F. Duportail, « Autopsie du corps sans organes », Essaim, 2011/1 (n° 26), mis en ligne le 1er février 2011, URL : http://www.cairn.info/revue-essaim-2011-1-page-91.htm, consulté le 22 juin 2017.

18 – F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, Louvain-la neuve, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 2003, p.53.

19 – G.. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Tome I, op.cit. p. 348 cité in F.Andoka, « Machine désirante et subjectivité dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari », Philosophique, n°15/2012, mis en ligne le 6 avril 2012, URL: https://philosophique.revues.org/659, consulté le 22 juin 2017.

20 – Il est intéressant de relever que la relation cavalier/cheval est l’exemple que Deleuze et Guattari utilisent dans Mille Plateaux pour expliquer le CsO du masochiste. « Résultat à obtenir : que je sois dans l’attente continuelle de tes gestes et de tes ordres, et que peu à peu toute opposition fasse place à la fusion de ma personne avec la tienne ». R. Dupouy, Du masochisme, Annales médico-psychologiques, 1929, pp. 397-405. cité par G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Tome II, op.cit., p. 193.

21 – E. Favereau, « Le cœur à corps de Benjamin Pech », op. cit.

22 – B .Jeu, Analyse du sport, Paris, PUF, 1987, p 188.

23 – C’est-à-dire selon les racines latines du mot compas (compasare) mesuré par le pas, car c’est ici le nombre de foulées de galop que le cheval peut placer entre chaque élément qui importe.

24 – Une ligne de désir est un concept urbanistique désignant un sentier créé par le passage répété de piétons voulant simplifier l’itinéraire prévu par l’aménagement urbain.

25 – Et par l’image de cette fuite, de cette échappée, nous pouvons repenser aux « drogués », « masochistes » et « schizophrènes » cités par Deleuze dans Mille Plateaux et qui incarnent des comportements en quête d’un Corps sans Organe pour foncer droit dans le mur.

26 – Nous verrons par exemple les barres de saut d’obstacle photographiées dans la série d’images Obstacles qui se veut proposition de regard sur l’art minimaliste, jeu pictural et référence au travail de l’artiste Piet Mondrian.

27 – M. Deparis, Pièges, Paris, 2007, sur le site de l’artiste, URL : http://www.mounirfatmi.com/work-283-13.html, consulté le 5 octobre 2017.

28 – A. Beaulieu, « L’expérience deleuzienne du corps », Revue internationale de philosophie, 2002/4 (n° 222), URL : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2002-4-page-511.htm , consulté le 2 octobre 2017.

29 – Le « devenir-animal » est un concept qui apparaît dans Mille Plateaux et qui qualifie un changement presque imperceptible qui intervient au niveau « moléculaire ». C’est « laisser advenir en soi l’animal que je deviens » in D. Viennet, « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, mis en ligne le 28 septembre 2011, URL : http://leportique.revues.org/2454, consulté le 23 octobre 2017.

30 – R. Arsenie- Zamfir, Pourquoi le corps sans organes est-il « plein » ?, PDF [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2007, URL:http://erraphis.univtlse2.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1317125365827, consulté le 22 juin 2017.


Bibliographie

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ARTICLES

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VAN REETH, Adèle, Les chemins de la philosophie, 25 novembre 2016, France Culture.

SITES INTERNET

Site en ligne de l’artiste Mounir Fatmi, URL :http://www.mounirfatmi.com/ , site consulté le 5 octobre 2017.

Table des illustrations

Page 5 : LE TORRIVELLEC, Marion, Carrière, photographie couleur, triptyque, 200 x 300 cm chaque, 2017.

Page 9 : FATMI, Mounir , Pièges, installation, barres d’obstacle, peinture, 400 cm de long, 2004/2005. Vue de l’exposition « Africa remix », centre Georges Pompidou, Paris, 2005.

Lieux de l’œuvrer, œuvre(s) du lieu

Aurélie FATIN

Aurélie Fatin est plasticienne et doctorante en arts plastiques au Laboratoire LLA-CREATIS (UT2J). Elle enseigne également au département Arts plastiques-Design. Sa thèse porte sur la notion d’intermédiaire dans les dispositifs artistiques contemporains, elle y interroge les notions d’écart, de rapport à l’autre, de réception.
aureliefatin@gmail.com

Pour citer cet article : Fatin, Aurélie, « Lieux de l’œuvrer, œuvre(s) du lieu », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-de-loeuvrer-oeuvres-du-lieu/>.

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Résumé

Cette réflexion retrace l’itinéraire de l’œuvre et de son processus d’effectuation depuis l’atelier jusqu’aux différents lieux de monstration traversés et habités. Elle s’appuie sur la pensée du philosophe Michel Guérin, plus particulièrement son concept de topoïetique et propose une lecture du lieu de l’œuvre comme parergon.

Mots-clés : Atelier – Installation – Œuvre – Œuvrer – Corps – Atopie – Espace – Lieu – Nomadisme – Parergon – Topoïetique – Organique

Abstract

This thinking retraces the itinerary of artwork and process of making from the studio of artist to places of exhibition that it inhabit and cross. It is based on the thought developped by the philosopher Michel Guérin, especially the concept of « topoïétique » and offers an approach of place of artwork as a paregon.

Keywords: Studio – Worshop – Art installation – Artwork – Body – Space – Place – Nomadism – Organic


Sommaire

Introduction
1. Pour une définition de l’atelier
2. Les lieux de la praxis
3. Parergon
4. L’installation, une forme transposable, transportable, fragmentable, hybride ?
5. Quand l’œuvre fait de tout lieu son lieu propre, se l’approprie
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie

Introduction

Toute œuvre naît dans un lieu, y prend corps, vient s’y incarner : œuvre littéraire, œuvre plastique ou encore musicale. Si elle n’émane pas que de l’espace qui a accueilli son créateur lors de sa gestation, il n’en reste pas moins que sa naissance a eu lieu quelque part avant de migrer. En effet, toute création est amenée à des déplacements et traverse donc divers lieux1. Le tout premier de ces lieux, et non le moindre, c’est l’atelier. Reste cependant à savoir à quoi tient cet atelier ? À y regarder de près, le terme, pourtant commun, revêt nombre de réalités. Mon objet ici, ne sera cependant pas d’en faire un inventaire exhaustif mais bien de prendre appui sur ce lieu comme originaire de l’œuvre – puisqu’il la voit naître – et ainsi d’envisager les relations qu’entretiennent certains dispositifs plastiques avec les lieux qu’ils traversent.

Cette réflexion sera menée à l’aune d’une pratique plastique personnelle envisagée au prisme des références artistiques qui l’ont nourrie et la nourrissent toujours et en relation avec la philosophie pragmatique développée par John Dewey. En 1934, paraît en effet aux Etats-Unis, L’art comme expérience. Le philosophe y développe une vision de l’art basée sur l’expérience esthétique, tant celle du créateur que celle du spectateur ou regardeur… La pensée du philosophe est nourricière au sens où elle propose une esthétique toute pragmatique qui a le mérite de remettre en cause un certain nombre des mythes qui ont cours encore aujourd’hui. Pour n’en citer que quelques-uns, ceux du génie artistique, de la muséification, ou encore du statut de l’œuvre, feront partie des aspects traités dans cet article, où j’entends aborder les œuvres non pas seulement en tant que fin, résultat, mais aussi et surtout comme processus d’effectuation, comme faire, comme œuvrer. En effet, nous nous situerons ici dans une démarche où la recherche théorique et la pratique sont inextricablement liées et résonnent l’une avec l’autre.

Pour terminer cette introduction, précisons que notre champ de recherche s’attachera plus spécifiquement au médium — ou genre — de l’installation. Car c’est ici la question que nous voulons aborder : quelles sont les relations spécifiques de l’installation aux lieux et que cela nous révèle t-il d’un rapport contemporain au lieu ?

1. Pour une définition de l’atelier

Des ateliers des siècles passés, qui rassemblent maîtres et apprentis, au lieu des mondanités et du travail artistique figuré par Gustave Courbet dans son Atelier du Peintre. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale, en passant par le cabinet de travail solitaire, l’atelier à demeure ou encore la quasi entreprise où l’artiste conçoit, reçoit, collabore (Andy Warhol et la Factory, l’Olafur Eliasson Studio, l’Acconci Studio pour ne citer qu’eux), ce lieu qu’est l’atelier existe par et pour l’artiste et l’œuvre qu’il y déploie. Il recouvre ainsi autant de physionomies que l’artiste revêt de figures. Il n’y a alors pas une mais des définitions de l’atelier, chacune aussi singulière que la pratique qui s’y enracine et s’y tisse au fil des années.

Cependant, et malgré la diversité des modèles que nous pourrions dégager, tentons une caractérisation : l’atelier a toujours été et est toujours un lieu où se cristallisent la création, l’artiste, l’œuvre et le monde extérieur2. Cela nous permet de montrer en quoi la dénomination et le modèle d’atelier choisi par l’artiste nous informent sur son processus d’effectuation. Le lieu de l’œuvrer a donc une influence sur l’œuvre, au sens de production mais aussi au sens d’un ensemble de productions. Nous choisirons alors de considérer l’atelier comme le lieu — premier ou non — où se joue la praxis3. Nous insistons sur le terme « jouer », car cette praxis n’a pas seulement lieu, mais se donne aussi à voir dans ce lieu de l’œuvrer.

S’il pourra peut-être paraître vague, partant de la diversité des modèles et tentant de les rassembler tous, ce postulat présente l’avantage d’envisager aussi l’atelier comme un lieu que l’artiste occuperait temporairement voire de manière très éphémère, mais dans lequel il aurait un jeu à jouer, celui de sa pratique. En d’autres termes, l’atelier n’est pas seulement un luxe, un refuge, un espace dans lequel l’artiste se retire loin du monde et crée d’une manière toute détachée de ce dernier, mais un lieu dans lequel il éprouve le monde, c’est-à-dire, où il expérimente son être au monde par le lieu qu’il occupe, habite, interprète. L’atelier n’a donc rien d’anodin dans une pratique artistique car, ainsi que l’écrit Elisabetta Orsini dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’atelier, « [la] pièce du moi et l’espace tangible de l’atelier d’art – se superposent pour former une unique configuration spatiale, qui les rend inséparables4.» Ce lieu où s’expérimente la pratique a une influence indéniable sur la production.

En 1973, à la mort de son mari, Louise Bourgeois investit la totalité de la maison qu’ils ont achetée ensemble des décennies auparavant comme atelier et crée ce qui est considéré comme sa première installation, La destruction du père (1974). Cette propagation de l’œuvre à l’ensemble de l’espace de la maison semble apporter une première respiration spatiale à l’artiste. De cette superposition entre espace de vie et espace de travail, l’artiste gardera le rapport aux différentes pièces de la maison (Red room parent’s, 1994), et la relation au lieu habité sera présent matériellement par l’intégration d’objets quotidiens, ordinaires et personnels (vêtements, flacons de parfum, mobilier). L’échelle de ses œuvres ne changera pourtant de manière significative que dans les années 80 lorsqu’elle installe son atelier dans une ancienne manufacture de tissu. Elle peut enfin donner à sa pratique les dimensions architecturales longtemps désirées : « Je voulais constituer un espace réel dans lequel on puisse entrer et se déplacer5 » dit-elle en effet. C’est suite à ce déplacement que prend naissance la série des Cells. Ces environnements clos sur eux-mêmes, réalisés entre 1989 et 2008, au sein desquels on peut parfois pénétrer, sont révélateurs du lien étroit que l’artiste entretient avec la maison comme espace clos, confiné. Ces lieux où se fait le travail créateur impactent donc la pratique et les formes qui en découlent. Ce sont ces contraintes inhérentes au lieu qui, au sein d’une pratique personnelle, viennent informer les productions.

Mes installations subissent ou, plus exactement, elles « font avec » le lieu. En effet, ma pratique actuelle prend appui à l’origine dans un studio de quinze mètres carrés. Dès lors, les contraintes imposées par le lieu modèlent une certaine forme installative : suspendues à une mezzanine, et tendues entre les murs de cet « atelier » qui est aussi mon lieu de vie, mes premières installations sont de simples parois qui scindent l’espace. Puis j’accède à un atelier dédié à la seule pratique. Ce qui se met alors peu à peu en place, ce sont des installations qui s’étendent dans les trois dimensions et qui s’installent de manière proliférante dans l’espace mais aussi dans la durée. Cette durée permet l’appropriation. Je m’installe donc et me sers de l’espace comme support et comme cadre. Un autre point pourtant impose ces contraintes : mon atelier est un lieu de passage ; les uns entrent, les autres sortent, sans discontinuer, puisque l’atelier que j’occupe est encore le chemin le plus court pour aller au leur. Mes installations se développent alors comme des espaces de protection, cabanes, tentes, antres précaires, refuges fragiles. Pourtant, à mesure que je m’installe, l’habitude étant prise, les passages sont de plus en plus fréquents. Mon travail s’en voit affecté, plus rien n’avance, plus rien ne naît… Il me faut alors intégrer à ma démarche cette contrainte, l’envisager comme génératrice de sens et de forme. Je conçois En découdre : faire peau neuveHabitat, comme un processus né de la contrainte que m’impose ce lieu si particulier. Le lieu, avec ses caractéristiques spatiales, physiques, les contraintes qu’il impose humainement vient alors informer – au double sens de donner du sens et de faire forme – l’installation. Les personnes qui passent sont en effet invitées à porter un coup de ciseaux dans les fripes que je porte dans l’atelier, venant ainsi tester les limites du lieu à soi, et le développement des stratégies quant au lieu subi. L’atelier est filmé, le processus de création mis en scène.

Le corps s’assimile à l’atelier, traversé voire envahi par la présence de l’autre, qui n’est pas toujours le bienvenu et finalement agresse. La production qui en découle est alors significative du corps pénétré, agressé, perturbé : l’installation se compose d’un assemblage sommaire (sutures et épinglage) de lambeaux de vêtements, et c’est le rapport à l’atelier qui est formalisé, car :

[…] pénétrer dans [l’atelier] ne signifie pas seulement venir se heurter au corps de l’artiste, pénétrer dans le champ d’action de ses mouvements physiques, mais aussi entrer dans l’œuvre, en interférant avec le geste qui la produit. Si l’espace de l’atelier arrive à coïncider avec le corps de l’artiste, envahir le périmètre de la pièce équivaut à s’avancer outre les confins de l’épiderme […] et à s’enfoncer dans son corps6.

Le lieu, le corps de l’artiste, ainsi que la pratique et les productions qui en émanent entretiennent des liens étroits, qui sont parfois à la limite de l’adhérence. Le lieu, a fortiori celui où naît et se déroule la création, a toujours partie liée avec la production artistique à laquelle il a permis d’avoir lieu et de prendre corps. Cela nous amène cependant à poser la question suivante : l’œuvre, en tant que résultat d’un œuvrer, est-elle attachée au lieu qui l’a vu naître ou est-elle transposable ?

2. Les lieux de la praxis

Dès lors que l’atelier est envisagé comme le lieu de la praxis, il peut être partout. Dans son article « Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques », Sophie Cassagnes-Brouquet souligne que l’atelier est, dès l’époque médiévale :

À la fois, cellule de base de la création et espace de formation des artistes, cette conception doit aussi composer avec la mobilité des artistes. En effet, si certains créateurs passent toute leur carrière dans la même ville, voire dans la même boutique, les ateliers sont aussi très souvent itinérants, en particulier pour les métiers de la construction tels que la maçonnerie, la sculpture et la peinture murale. La définition de l’atelier devient alors beaucoup plus ambiguë puisque, pour certains auteurs, elle s’associe à celle de chantier, par essence mouvant et temporaire7.

Ceci nous montre alors que la pratique peut se déployer dans d’autres espaces que l’atelier, c’est-à-dire dans le cadre de chantiers, ce qui n’est pas sans résonance avec de nombreuses pratiques contemporaines qui prennent corps dans d’autres lieux, d’autres espaces. Aux chantiers qu’évoque Sophie Cassagnes-Brouquet, on peut associer des lieux autres : musées, galeries, sites naturels et urbains font aussi office d’ateliers externalisés. Nous nous inscrivons alors dans le sillon de la topoïétique8, concept forgé par l’ajout ou plus exactement par la mise en évidence de la dimension topique de l’analyse poïétique. Selon cette approche, développée par le philosophe Michel Guérin, « [bien] penser (ou penser complètement), la « poïétique » suppose qu’on prenne en charge la considération topique, non comme un caractère adventice, mais comme un trait essentiel de la poïesis9

Jusqu’ici notre réflexion s’est orientée toute entière autour de la question du processus d’effectuation, de l’acte créateur et du rapport au lieu où celui-ci s’origine, l’atelier. Ce dernier, tout à la fois mental, physique, émotionnel, social, est en effet, le lieu au sein duquel l’artiste crée. Or, « [créer] veut dire : donner lieu [au lieu]10». Ce qui nous laisse à penser l’itinérance des « œuvres », c’est-à-dire leur déplacement, leur potentiel d’appropriation d’espaces successifs : de l’atelier aux espaces d’exposition et de monstration, les œuvres, (tout du moins la plupart) sous l’impulsion d’une réalité indéniable qu’est le « marché de l’art » et la nécessité de la monstration, sont déplacées, replacées et recontextualisées. Comment alors ne pas penser à une certaine dénaturation ? Puisqu’en effet, toute œuvre est produite au sein d’un lieu qui devient son lieu propre, c’est-à-dire un espace qu’elle s’approprie tout en s’en imprégnant, se peut-il alors qu’elle ne soit pas arrachée à sa vérité ou tout du moins amputée d’une partie de celle-ci lorsqu’elle est déplacée ? Dans les années 70, Buren déclare :

Il n’y a plus d’architecture propre à la peinture/à l’œuvre d’art (il n’y a plus d’histoire propre à la peinture/à l’œuvre d’art) qui puisse se concevoir sans passer obligatoirement par l’architecture propre au lieu où elle est exposée. D’où l’impossibilité de concevoir une œuvre en dehors du lieu où elle sera exhibée. D’où l’inutilité de l’atelier d’artiste et l’absurdité de sa survivance11.

Pour l’artiste, qui à l’époque débute sa carrière, toute œuvre, doit être in situ. C’est-à-dire pensée pour un lieu à l’exclusion de tous les autres. Cette dimension est parfaitement illustrée par T III 3312, une série d’affichages sauvages réalisés en avril 1968, à Paris « sans invitation, ni support de galerie13 » car elle perd alors sa vérité, son sens, laisse une partie de son histoire, de ce qu’a voulu l’artiste, en se déplaçant. Dans cette optique en effet, l’œuvre n’est pas transposable. Ou si elle l’est, cela entraîne la nécessité que les lieux d’exposition soient tous strictement identiques, mais alors s’attacher au lieu du faire, et faire avec n’aurait plus aucun sens.

Soulignons que la prise de position de Buren s’inscrit dans les courants qui agitent les années 60 : les artistes occidentaux inscrivent leurs démarches dans des « zones intermédiaires entre l’art et la vie14 » questionnant à la suite des avant-gardes du début du siècle la frontière entre un art sacralisé par l’institution muséale et un art qui s’inscrit dans l’espace au sens large (nature, espace public, etc…). Buren théoricien, remet en cause l’autonomie de l’œuvre d’art et proclame donc que l’art doit être in situ ou ne doit pas être, et que son atelier est la rue. Compte tenu de la carrière de l’artiste aujourd’hui, on s’interroge cependant… Nous pouvons nous rassurer par la révision qu’il fait lui-même de cette obligation dès 1975, à la faveur de ses Cabanes éclatées : il admet en effet la possibilité de « travaux situés », c’est-à-dire d’œuvres qui peuvent se déplacer, être réinstallées ailleurs, sans pour autant que l’environnement s’en voit ignoré. Mobiles, donc, ce ne sont pas pour autant, apprend-on sur le site consacré à la Monumenta de Buren (2012), « des œuvres qui peuvent s’accrocher “n’importe où” insiste Daniel Buren, et on retrouve là sa lutte contre la “soi-disant autonomie de l’œuvre d’art” ; il y a bien une règle du jeu à suivre et un type d’espace à adopter, ce sont des travaux mobiles dont on peut voir différentes combinaisons, différentes versions15».

Si la position du Buren des débuts est louable, elle n’en reste cependant pas moins discutable : l’artiste accédant rapidement à la notoriété peut en effet se permettre de telles affirmations péremptoires et exclusives quant à ce qu’est ou doit être l’œuvre. Il nous semble cependant plus pertinent de suivre la voie ouverte par Michel Guérin, parce que nettement moins sclérosante et normative. Le philosophe affirme en effet :

L’œuvre, sans doute, “fait symbole”. Toutefois, les parties qu’ainsi elle rassemble ne sont pas contiguës mais continues, ce qui signifie qu’elles appartiennent au même tout vivant de l’œuvre, loin qu’elles s’y trouvent juxtaposées comme des corps étrangers. L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace16.

Il nous semble, en effet, que cette assertion est particulièrement riche lorsque l’on choisit de s’attacher à la forme de l’installation, puisque peuvent alors être envisagées les reconfigurations, déconstructions, reconstructions. Mais nous allons y revenir. Pour le moment, et à la lumière des propos de Buren, auxquels nous n’adhérons pas, il nous reste à envisager alors quel rôle joue le lieu originaire dans l’œuvrer.

3. Parergon

Que ce soit à demeure ou dans un espace qui lui est dédié, la pratique existe aussi autrement que dans l’esprit de l’artiste : sur des croquis, plans, carnets, à l’extrême, dans les accidents, rebuts, travaux en cours, objets récupérés et qui s’intègrent ou non à ce qui est finalement montré, c’est‑à-dire l’œuvre, au sens de résultat d’un œuvrer. Ce qui se met en place dans l’œuvre, c’est toujours un monde, que l’artiste/l’œuvre emmène, un monde qu’il/qu’elle donne à voir, un univers singulier qui se construit. Tatiana Trouvé nous dit d’ailleurs : « Même si je pense qu’il n’y a pas à proprement parler une méthode de travail, cela n’existe pas. Pour moi le travail ne repose pas sur l’invention d’une méthode mais sur la constitution d’un univers17. » Ce que l’œuvre renferme, c’est bien l’œuvrer, le faire et le vécu. Ni intérieur ni extérieur, l’atelier, le lieu de la praxis, le lieu où l’installation se met en place, est alors parergon, au même titre que le cadre l’est pour une peinture, ou encore comme le sont le titre et le discours sur l’œuvre en général.

Développé par Derrida, dans La Vérité en peinture, le parergon sert à donner lieu à l’œuvre. Il « vient contre, à côté et en plus de l’ ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord18. » Il fixe l’œuvre et, en même temps, la met en mouvement. Michel Rémy, citant Derrida, nous éclaire19 : « (le parergon) se détache à la fois de l’ergon (ou œuvre) et du milieu « comme une figure sur un fond ». Mais, continue (Derrida), « il ne s’en détache pas comme l’œuvre. Elle se détache aussi sur un fond. Le cadre parergonal se détache, lui, sur deux fonds, mais par rapport à chacun de ces deux fonds, il se fond dans l’autre20. »

L’analyse dérridienne s’applique en tout premier lieu à la peinture, mais il nous semble que le concept est pourtant tout à fait opératoire s’agissant de comprendre l’installation. C’est bien dire aussi quelle est l’implication particulière du lieu dans les installations. Ni simplement sujet, moyen ou terrain de l’expérience plastique, le lieu tout à la fois intérieur et extérieur, s’il est contenu dans l’œuvre, contient tout autant l’œuvrer. Il existe néanmoins différentes manières d’impliquer le/les lieux dans l’œuvrer et de le/les donner à voir dans leur aboutissement. Notre attention s’attachera essentiellement à des installations qui entrent en résonance avec des productions personnelles du point de vue de leur caractère organique, ceci passant par l’utilisation de « solides souples », des matériaux qui ont « pour propriété essentielle une flexibilité permanente qui permet de les assembler par intrication mutuelle. On les utilise en plaques (écorce, cuir, tissus réunis par des liens) ou en éléments allongés (lamelles, brins et fils) dont l’enchevêtrement assure la cohésion. Ils sont tous empruntés aux solides fibreux […]21».

4. L’installation, une forme transposable, transportable, fragmentable, hybride ?

Comme nous l’avons souligné, la terminologie de Buren comporte un aspect relativement réducteur ou (dé)limitant. Sa définition de l’œuvre comme devant être in situ ou ne pas être, si elle porte en elle toute l’ardeur qui agita le milieu artistique des années 60 et 70, apparaît cependant assez discriminante, voire normalisante car excluant un grand nombre de créateurs et de productions de la sphère — (con)sacrée — de l’Art. En revanche, la notion de « travail situé » peut, elle, être opératoire, mais avec précaution : les contraintes que Buren y accole n’ont effectivement pour but que de qualifier ses propres productions. Or, il semblerait que tout travail soit situé, d’autant plus lorsque nous parlons d’installations car, ainsi que le souligne Itzhak Golberg22 :

L’espace de l’installation n’est pas uniquement envisagé littéralement dans sa qualité première, physique. Il s’agit de réfléchir sur la notion de lieu ou de site à travers l’ensemble des paramètres, réels ou imaginaires, qu’il réunit afin d’arriver à ce que Georges Didi-Huberman définit comme l’invention du lieu et où écrit-il « l’extension visible de l’espace fait place, désormais, à l’intensité visuelle d’un lieu23 ». L’installation devient une « œuvre d’art plastique qui n’est pas définissable en termes de ses dimensions ostensibles et mesurables, mais plutôt en termes d’une somme de relations éphémères, intangibles et inextricables qu’elle forge avec l’environnement24 ». On pourrait même parler d’une « anthropologie de l’espace » qui réunirait des études portant d’une part sur l’espace comme produit, et sa production ; d’autre part sur l’usage, les aspects pratiques et symboliques, producteurs eux aussi d’espaces, ou plutôt de lieux, de territoires25.

Il sera alors peut-être pertinent, afin de se prémunir de toute assignation plus ou moins asphyxiante quant au processus créatif, de se rapprocher de la posture barthésienne d’ « atopie » qu’il définit ainsi : « L’atopie, Fiché : je suis fiché, assigné à un lieu (intellectuel), à une résidence de caste (sinon de classe). Contre quoi une seule doctrine intérieure : celle de l’atopie (de l’habitacle en dérive). L’atopie est supérieure à l’utopie (l’utopie est réactive, tactique, littéraire, elle procède du sens et le fait marcher)26 ».

Ce qu’il faut entendre là, c’est la dimension proprement créative et le refus de s’assigner à un lieu, une place qui restreignent, cloisonnent. Car dès lors qu’il s’agit de réfléchir à ce que nous nommons « installation », catégorie qui « décloisonne les disciplines et brouille la séparation entre le cadre muséal et l’espace de la vie27 », la posture barthésienne d’atopie semble de mise. En effet, par son caractère mobile, hybride, fragmentable :

Cette technique ou ce genre entretient des liens avec tous les développements artistiques qui traversent le paysage esthétique de la seconde partie de XXè siècle. […] l’installation additionne ses exigences propres aux modifications apportées par les diverses avant-gardes. Ce cousinage, pour ne pas dire ces relations incestueuses, entre l’installation et les différents mouvements avec leur principes constitutifs, ne facilite pas sa définition. […] Dans la veine de l’éclatement des catégories artistiques, l’installation ne constitue pas un genre en soi, mais témoigne de l’hybridation des pratiques plastiques28.

Notre approche s’attachera donc plus à l’utilisation de certains matériaux, envisagés dans leur potentiel plastique et les effets engendrés par celui-ci, qu’à une typologie d’installation. Prenant comme point d’achoppement ma propre pratique et les productions qui en découlent, force sera de constater qu’il s’agit bien souvent de « faire atelier » avec le lieu qui accueille ces productions afin, en définitive, de pouvoir faire corps avec, y adhérer : je m’y installe pendant plusieurs jours, tente de m’approprier l’espace, de le faire mien par l’adaptation du dispositif au lieu. J’y tisse des toiles, des réseaux, ou plutôt les étend, forme, déforme, reforme des membranes, les fais proliférer. Le dispositif est stoppé le temps de l’exposition ; l’œuvrer se suspend et reste en attente d’un nouveau départ. Un même dispositif se nourrit ainsi au fil des monstrations de ce qu’il emporte des lieux traversés : les formes se modifient sensiblement, la taille aussi, et s’ajustent aux lieux d’exposition successifs. Ainsi, les installations constituées principalement de « solides souples », ont cette particularité de pouvoir s’adapter au lieu, faire corps avec ce lieu semble être l’une de leurs propriétés. Les caractéristiques de ces matériaux permettent en effet une adaptation au cadre qui accueille, reçoit, leur potentiel plastique ayant par ailleurs dès l’origine cette quasi impossibilité à être figée, donc une grande malléabilité. Si le processus et le lieu d’origine informent l’œuvrer et par là l’œuvre, le matériau a donc également une grande part à jouer dans l’étude de ce qui informe.

5. Quand l’œuvre fait de tout lieu son lieu propre, se l’approprie

Les solides souples se déforment et leur agencement ne saurait être fixe, figé, arrêté, à moins qu’un autre matériau adjoint ne vienne stopper ce potentiel d’évolution : étirement, affaissement, tension, suspension se verraient alors comme pétrifiés, l’instabilité serait alors pérennisée, réifiée. Ce potentiel du matériau souple (textile, fils, lycra), c’est-à-dire sa flexibilité, sa ductilité, est pourtant ce qui permet aux installations auxquelles ces matériaux fournissent la matière première, d’adhérer à différents espaces, de se réagencer, s’adapter, se reconfigurer sans pour autant que la « vérité » de l’œuvre, ou, pour employer un autre mot, l’intention n’en soit changée. Ainsi, La Bruja 1, installation de Cildo Meireles, a connu diverses configurations qui pourtant ne nous empêchent pas de saisir les contours de l’œuvre.

Présentée pour la première fois en 1981 à la Biennale de São Paulo, La Bruja (La sorcière) se compose d’un balai fixé au mur à la base duquel s’échappent une multitude de fils noirs. Les 2500 kilomètres de fils noirs étaient alors venus envahir le sol des trois étages du bâtiment conçu par Oscar Niemeyer. En 2009, lors de l’exposition À contre-corps au Frac Lorraine, le principe reste le même, mais les fils suivent une ligne dense tout au long des lieux d’exposition, des escaliers, avant d’enjamber le chemin de ronde de l’Hôtel Saint Livier à Metz et se déverser dans la cour de l’édifice, faisant ainsi écho à la dimension défensive de ce lieu historique. En 2011, à la Biennale de Lyon, ce sont quelques 3000 kilomètres de fils qui viennent envahir le troisième étage du Musée d’Art Contemporain et structurer tout l’espace dans lequel exposent d’autres artistes29.

L’extrême plasticité30 du matériau permet alors de coller au lieu, d’y adhérer sans réserve ainsi qu’un corps qui tenterait de s’y lover, de le faire sien, de s’y attacher, sans pour autant que l’œuvre perde son intégrité, sa vérité ou son authenticité. C’est aussi cette dimension que j’expérimente dans ma propre démarche ; tout processus d’effectuation naît du lieu d’accueil. En premier lieu, le travail du matériau et la mise en forme de celui-ci se font dans l’atelier et (se) jouent des contraintes et possibilités. Les matériaux (collants, lambeaux textiles, fils, lés de tissu extensible) sont tendus dans l’espace, celui-ci servant alors de cadre, de limite, un peu à la manière dont les bords de la feuille viennent limiter le geste pour le dessinateur. Lorsque la production se déplace, elle se reconfigure, s’étend, ou bien se rétracte, comme ce fut le cas avec [Titrer] : cette installation prend naissance dans un atelier personnel d’une vingtaine de mètres carrés, ouvert sur un espace public, et dont le toit plafonne à près de six mètres de haut. Les lanières de collants cousues entre elles viennent alors peu à peu dévorer le lieu. Ce lieu, pourtant public, « s’intimise », se personnalise par l’appropriation que j’en fais. Puis l’installation est déplacée dans différents espaces et sa forme se reconfigure, les éléments sont réagencés entre eux. Fragmenté afin de s’adapter au lieu, le dispositif redevient toujours dans son essence le même : la forme s’est sensiblement modifiée, mais l’idée d’appropriation, de prolifération reste prégnante. La forme peut alors se penser en termes de formation, c’est-à-dire comme en devenir et le dispositif plastique vient alors doubler le lieu.

Aurélie Fatin, [Titrer], Collants, galets, fil rouge, mobilier peint en blanc, ampoules, 2013-?. De gauche à droite : Vue d'atelier, extension dans l'espace public, exposition à la Fabrique, Toulouse.

Aurélie Fatin, [Titrer], Collants, galets, fil rouge, mobilier peint en blanc, ampoules, 2013-?. De gauche à droite : Vue d’atelier, extension dans l’espace public, exposition à la Fabrique, Toulouse.  © Aurélie Fatin.

Le lieu qui accueille se voit certes modifié par ce type d’installation, mais plus encore, les deux fusionnent en quelque sorte. Cette fusion est au cœur des œuvres de Carlie Trosclair31 (Perceiving sensibility, Intra, Cascade). Les textiles utilisés par l’artiste semblent épouser les surfaces du lieu, puis s’en extraire : plissés, vaporeux, translucides, ils sortent du mur, s’enfoncent dans les sols, venant ainsi modifier l’espace, le déformer en le doublant. L’installation Ingress32, façonnée selon ce principe, a connu deux présentations : l’une en 2009, puis la seconde lors du MFA First Show à Columbia. Ces deux occurrences de l’installation, bien qu’adhérant à chaque fois au lieu d’accueil, n’en restent pas moins une seule et même œuvre, puisque ce qui prévaut c’est alors l’étroitesse du lien avec la topographie du lieu, la contiguïté que l’œuvre entretient avec tout lieu.

La dimension hautement organique de ces matériaux se prête à une évocation du corps externalisé, le corps de l’œuvre s’étendant alors de manière potentiellement infinie dans le lieu, disparaissant avant de se réinstaller éventuellement ailleurs : il s’agit alors d’intégrer dans le corps-même de l’œuvre, dans son itinéraire, la possibilité que l’œuvre soit scindée, découpée, ré-adaptée, modifiée, voire reconfigurée sans pour autant que le propos n’en soit fondamentalement changé. C’est ce à quoi m’a amené la délocalisation fréquente de mes travaux. Ce sont aussi les contingences liées à ces déplacements obligés qui m’ont par ailleurs conduit à choisir des matériaux légers, malléables, facilement transportables et dont le potentiel de reformation est quasi-infini. Nous aimerions cependant terminer sur un dernier exemple, et non des moindres sur cette question : le Léviathan Thot d’Ernesto Neto. Cette installation textile, fut conçue en 2006 par l’artiste pour le Panthéon, suite à une commande publique du CNAP33.

Monstre anthropomorphe, inspiré du mythe dont elle tire son nom, l’œuvre monumentale, à la fois organique et architecturale, fut scindée, fragmentée, et la main gauche du Léviathan exposée en 2009 dans le patio du Musée des Beaux-Arts de Nantes, à l’occasion de la seconde édition du Festival Estuaire. En effet, l’œuvre intégrale ne rentrait pas dans ce nouvel espace, plus bas de plafond et aux dimensions nettement plus modestes. Pourtant, l’œuvre ne perd en rien son intégrité puisque les principes voulus et explorés par l’artiste depuis plusieurs décennies, s’y trouvent encore :

La sculpture comme corps spatial, le sol comme espace, lieu où l’environnement sociopolitique rejoint le désir d’infini, le monde pour terre, la gravité pour pensée physique et la structure du tout en éternel conflit avec la puissance de la matière, équilibre et tensions des pouvoirs, relation des énergies, par-delà la culture. […] Cette sculpture est construite, ou plutôt, ainsi que j’aime à le dire, apparaît, se développe, comme un organisme de contact. Ce monstre humanoïde est fait, comme la plupart de mes œuvres, d’une relation complémentaire entre deux éléments ou une combinaison de relations de ces deux éléments : le corps, d’une part, ses harnais d’autre part. […] Tout cela sera suspendu et ne trouvera l’identité de sa forme que dans l’équilibre résultant d’un conflit entre gravité et matière… jusqu’à s’immobiliser34.

Tout juste pourrait-on se poser la question du sens à donner à ce découpage du monstre : la symbolique – le monstre démembré, terrassé – ne s’en trouverait-elle pas enrichie ou complétée ? L’histoire de l’œuvre, son itinéraire, s’écrivant dès lors de manière labile ? Ne pourrions-nous pas, en ce qui concerne spécifiquement ces productions s’assimilant au corps organique, parler de dispositifs à morphologie variable ? La notion de morphologie nous ramène à l’organique et à son potentiel de croissance, d’évolution. Ceci pourrait peut-être nous amener à penser ces installations comme (ré)génératrice de lieu et témoignant d’une certaine morphogénèse du lieu. La morphogénèse désignant en effet, le « développement des formes, des structures » et en embryologie, l’ « ensemble des transformations que subit l’embryon avant d’acquérir sa forme spécifique35.» Puisque c’est aussi bien à cela que nous assistons : à l’évolution de ces œuvres au travers des lieux qu’elles traversent et avec lesquels elles font corps.

Conclusion

Les installations que nous avons évoquées, par les matériaux employés, souples, malléables, nous semblent à même de faire corps avec les lieux dans lesquels elles s’incarnent. Ainsi, et en ce sens, ce qui se joue, c’est une forme d’appropriation de ces espaces de monstration qui accueillent ces « chantiers artistiques ». A s’attarder en effet à la mise en espace de ces dispositifs qui usent de textiles, fils, exploitent le motif de la toile, du réseau, on constate que les lieux d’exposition deviennent espaces de travail36, donc ateliers. Car, comme l’écrit Elisabetta Orsini : « […] quand il [l’artiste] travaille, il prend possession de tout l’espace dont il a besoin, tandis que, dans le même temps, l’espace s’intériorise en lui. Cela explique que l’atelier de l’artiste soit toujours exportable et transportable37 ».

Elle ajoute que :

Le corps au travail est expansif et envahisseur et inclut le monde qui l’entoure, comme si c’était le corps qui entoure et enveloppe le monde. De ce point de vue l’artiste ressemble plus à un gigantesque Léviathan qu’à un simple démiurge, puisque ce qu’il organise par son action, constitue une partie intégrante de sa monstrueuse individualité38.

À l’heure où l’artiste est bien souvent appelé à résidence pour pouvoir exister — subsister — donc à séjourner temporairement dans un lieu – un atelier mis à sa disposition –, ne doit-il pas, à l’image de notre société contemporaine, envisager sa production comme adaptable, fragmentable, mobile, nomade ? La tentation est alors grande de lutter contre une sensation gênante de fugacité, d’impossibilité à s’ancrer, à s’en-raciner, et peut-être est-ce alors tout l’enjeu des pratiques d’installation, a fortiori celles dont il a été question. Tentation d’envahir, de s’approprier en adhérant au lieu, tentative de lui « colle(r) à la peau » , le décalquant tout en s’en distinguant. Cet « as-semblement », comme le nomme Michel Guérin, c’est-à-dire le « lien de l’être-œuvre avec l’œuvre-lieu39 » nous semble en effet résonner avec la mobilité contemporaine – la traversée des lieux – de l’artiste et de sa production. Mobilité de l’artiste et de son œuvre(r), délocalisation inhérente à la diffusion, et nécessité d’appropriation, ces conditions génèrent pourtant une forme apprivoisée de nomadisme, à laquelle les propos de Tatiana Trouvé font écho lorsqu’elle nous dit : « [chaque] nouvelle exposition, c’est comme si je partais m’installer quelque part. Il ne suffit pas de prendre deux valises et de partir » ajoutant qu’ « il y a un va-et-vient constant entre différents fragments de l’atelier, de la maquette et de l’espace réel40 ».


Notes

1 – Ne serait-ce que de l’esprit de son créateur à son incarnation dans le réel, toute œuvre est la résultante d’un mouvement de déplacement, de va-et-vient incessants.

2 – Isolé dans son atelier ou y recevant, l’artiste ne saurait être – mis à part quelques cas extrêmes – totalement détaché du monde extérieur à moins que l’on ne parte du principe qu’il ne serait pas inclus dans la société, donc qu’il n’en serait ni partie prenante ni vecteur.

3 – Praxis est à entendre comme opposition à la seule théorie, sans l’exclure mais l’incluant bien au contraire au sein d’un processus pratique d’acquisition de connaissances, savoirs, savoir-faire et savoir-être.

4 – E. ORSINI, Atelier, Lieux de la pensée et de la création, Paris, Éditions Mimesis Philosophie, 2007, p. 31.

5 – Louise Bourgeois dans L. BOURGEOIS, Estructuras de la existencia: las Celdas, Julienne Lorz (ed.), catalogue d’ exposition, FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao, et La Fábrica, Madrid, 2016, p. 28.

6 – E. ORSINI, Op. cit., p. 57.

7 – S. CASSAGNES-BROUQUET, « Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques », Perspective [En ligne], Volume 1, 2014, pp.83-98, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 30 janvier 2017. URL : http://perspective.revues.org/4391, p. 83.

8 – Voir M. GUÉRIN, L’espace plastique, Bruxelles, Éditions La part de l’œil, Collection théorie, 2008.

9 – M. GUÉRIN, « Le concept de topoïétique », Philosophiques, Volume 24, Numéro 1, 1997, pp. 127–140, consulté le 6 juillet 2014. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1997-v24-n1-philoso1804/027427ar.pdf, p. 135.

10 – Ibid.

11 – D. BUREN, Notes sur le travail, rédigées entre 1967 et 1975. Consultées sur le site de la Monumenta 2012, le 2 mars 2017. URL : http://2012.monumenta.com/. Chemin : médias ˃ Textes ˃ Notes sur le travail. Le texte est issu de : Studio international, Londres, Volume 190, Numéro 977, Septembre-octobre 1975, p. 124-125 (anglais) ; repris in Catalogue Daniel Buren, Genève, Centre d’Art Contemporain Salle Patiño, 1976.

12 – Pour plus d’informations, nous renvoyons le/la lecteur/trice au site de l’artiste . URL : https://danielburen.com/map?type=exhibits_current. Chemin : Catalogue raisonné 1967-1972 ˃ page 2 ˃ T III 33. Il/elle y trouvera par ailleurs de nombreux et riches exemples du travail in situ que l’artiste réalise à cette époque.

13 – L’ in-situ tel que défini par Buren peut encore être illustré par ses célèbres Colonnes (1986). Cependant, l’œuvre commanditée par le ministère de la culture pour la cour du Palais Royal à Paris est faite à un artiste ayant accédé à une notoriété certaine, ou pour le dire grossièrement à l’une des « valeurs sures » de l’art contemporain. Le « cahier des charges artistiques » qu(e s)’impose l’artiste est dès lors plus aisé à remplir…

14 – F. DE MEREDIEU, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (1994), Paris, Larousse, Collection « In extenso », 2011, p. 402.

15 – Site web de la Monumenta 2012, lors de laquelle l’artiste présente l’œuvre Excentrique(s). Consulté le 10 mars 2017. URL : http://2012.monumenta.com/. Chemin : Concepts clés ˃ Travail situé.

16 – M. GUÉRIN, Op. cit., pp. 132-133.

17 – Propos recueillis par Florence Ostende pour la revue Catalogue [En ligne]. « Tatiana Trouvé à la South London Gallery », Catalogue, Numéro 5, Septembre 2010, consulté le 15 janvier 2017. URL : http://www.cataloguemagazine.net. Chemin : Archive ˃ Numéro 5 ˃ Tatiana Trouvé à la South London Gallery.

18 – J. DERRIDA, La vérité en peinture (1978), Paris, Flammarion, Collection Champs essais, 2010, p. 63.

19 – M. REMY, « Le cadre abymé, le cadre inter-dit », Polysèmes [En ligne], Numéro 11, 2011, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://polysemes.revues.org/655 ; DOI : 10.4000/polysemes.655.

20 – J. DERRIDA, Op.cit., p. 71.

21 – A. LEROI-GOURAN, L’homme et la matière, Évolution et techniques, Paris, Albin Michel, 1943, p. 235.

22 – L’ensemble de la citation est issu de : I. GOLDBERG, Installations, Paris, CNRS Éditions, 2014, pp. 181-182. L’auteur y reprend les propos de Georges Didi-Huberman, Sally Jane Norman et Colette Pétonnet (voir notes suivantes).

23 – G. DIDI-HUBERMAN, Fables du lieu, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, 2001, p. 12.

24 – S. J. NORMAN, « Du Gesamtkunstwerk wagnérien aux arts des Temps modernes : spectacles multimédias, installations minimalistes », in D. BABELOT (sous la direction de), L’œuvre d’art totale, Paris, CNRS Éditions,1995, p. 280.

25 – C. PETONNET, Histoire urbaine, anthropologie de l’espace, Paris, CNRS Éditions, p. 21, in V. GOUDINOUX, « Voguez à ma suite, camarades aviateurs…, Prologue à une exposition », Catalogue d’exposition 50 Espèces d’espaces, Marseille, Musée de Marseille, 28 novembre 1998-30, mai 1999, p. 14.

26 – R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, in R. BARTHES, Œuvres complètes, Tome 4 – 1972-1976, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 133.

27 – I. GOLDBERG, Op.cit., p. 23.

28 – Ibid., pp. 22-23.

29 – Le/la lecteur/trice pourra se référer utilement au dossier de presse de l’exposition À contre corps (Frac Lorraine, 2009), téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.fraclorraine.org/media/pdf/PresseContreFR.pdf, ainsi qu’au site web de la 11è Biennale de Lyon (Une terrible beauté est née, 2011). URL : http://2011.labiennaledelyon.com/. Chemin : Scolaires ˃ Pistes pédagogiques ˃ Vignette Cildo Meireles. Consultés le 10 avril 2017.

30 – Rappelons que le terme plasticité désigne le potentiel plastique. Le terme « plastique », est lui-même tiré du grec plastikos, qui signifie « malléable, qui sert à modeler, relatif au modelage» lui-même dérivé de plassein : « façonner (de l’argile, de la cire) », au figuré « former (quelqu’un) » et « éduquer », « imaginer faussement, fabriquer des mensonges ». Source : Le Trésor de la langue française informatisé. URL : http://atilf.atilf.fr/.

31 – Nous renvoyons le lecteur au site web de l’artiste. URL : http://carlietrosclair.com/.

32 – Voir le site web de l’artiste. URL : http://carlietrosclair.com/. Consulté le 10 décembre 2016. Chemin : Portfolio˃ Fabric works ˃ Vignette Ingress

33 – Centre National des Arts Plastiques.

34 – Propos recueillis par Sarah Jeong à l’occasion de la 35è édition du Festival d’Automne à Paris en 2006. Dossier de presse du Festival d’automne à Paris 2006, consulté le 20 juin 2017. Téléchargeable sur le site web du Festival d’automne. URL : https://www.festival-automne.com. Chemin : Le Festival d’Automne à Paris ˃ Archives ˃ Tous les artistes : N ˃ Neto Ernesto ˃ Téléchargement : Dossier de presse.

35 – Le Trésor de la Langue Française informatisé. URL : http://atilf.atilf.fr/. Entrée « Morphogenèse ». Consulté le 20 avril 2016.

36 – Nous renvoyons les lecteur/trice/s, concernant cet aspect, à quelques ressources web : sur le site de Toma Sarraceno, il/elle trouvera de nombreuses photographies documentant la réalisation de l’œuvre 14 billions à la Bonniers Konstall, à Copenhague. URL : http://tomassaraceno.com/projects/14-billions/.
La courte vidéo Chiharu Shiota in Het Noordbrabants Museum, publié par le Het Noordbrabants Museum, documente quant à elle le montage de l’installation Between the lines. URL : https://www.youtube.com/watch?v=N051PA5VDX4.
Enfin, la vidéo publiée par le Salon de Montrouge présente le montage de l’édition 2014 du salon, et donc différentes appropriations des lieux de l’exposition. URL : http://www.artube.fr/fr/video/show/salon-de-montrouge-2014-montage-de-l-exposition.
Ressources consultées en août 2017.

37 – E. ORSINI, Op.cit., p. 210.

38 – Ibid., p. 28.

39 – M. GUÉRIN, « Le concept de topoïétique », Op. cit., p. 135.

40 – Propos recueillis par Florence Ostende pour la revue Catalogue [En ligne]. Voir note 15.


Bibliographie

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Chiharu Shiota in Het Noordbrabants Museum, vidéo publiée par le Het Noordbrabants Museum sur Youtube. URL : https://www.youtube.com/watch?v=N051PA5VDX4.

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