Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : « House of no more » de Cadden Manson

Aurélie Lacan
Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès
lacan.aurelie/@/gmail.com

Pour citer cet article : Lacan, Aurélie, « Interactions plastiques et sémiotiques au théâtre : “House of no more” de Cadden Manson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

La pièce de théâtre « House of no more » de Cadden Manson et The Big Art Group permet d’interroger les interactions entre la dimension plastique des images et les processus sémiotiques. Malgré la diversité des dispositifs scéniques, la polymorphie et la polysémie des corps en présence, une continuité se crée grâce au regard du spectateur.

Mots-clés : arts plastiques – Big Art Group  – sémiotique – théâtre – arts vidéo

Abstract

The play “House of no more” of Cadden Manson and The Big Art Group, questions about the interactions between a plastic dimension of the images and semiotics processes.

In spite of the variety of the scenic devices, the polymorphy and the polysemy of bodies in presence, a continuity builds up itself through the spectator’s glance.

Key-words: visual arts – Big Art Group – semiotics – theatre – video art


Les pratiques théâtrales contemporaines à l’image de House of no more de Cadden Manson et The Big Art Group tendent à puiser dans des registres formels divers, générant de nombreuses interactions, notamment entre l’espace théâtral et un medium tel que la vidéo. Ainsi, cette proposition visuelle et scénique permet de s’interroger sur les enjeux plastiques et sémiotiques de la représentation. Au-delà de l’impression esthétique, qui mêle le burlesque au tragique, il s’agit de proposer un découpage opératoire afin de mettre en évidence des interactions.

Trois thèmes seront abordés dans une logique allant du global au local : en premier lieu la scène et son dispositif, puis les enjeux de l’image vidéo, et enfin les corps. Ces thématiques ont pour objectif de mettre en valeur dans cette pièce les enjeux matériels, plastiques de la représentation, sur lesquels repose l’interprétation du spectateur.

1. Voir et être vu

Le dispositif scénique accorde une place importante à la vidéo qui est diffusée sur des écrans placés en bord de scène. Il est relativement simple : trois écrans diffusent les images du récit, l’histoire de Julia, une mère hystérique qui parcourt les États-Unis en compagnie de son ami/amant à la recherche de sa fille.

Ces trois écrans ne projettent pas les mêmes images, il s’agit plutôt de triptyque, c’est-à-dire d’une même action visuellement fragmentée en trois parties. Ces écrans vidéo ne sont pas jointifs, c’est-à-dire qu’il y a un espace suffisant entre eux pour laisser voir un fond de scène assez dépouillé (fig. 3).

De par la position frontale de ce dispositif, le spectateur n’aura donc d’autre choix que de deviner ce qu’il se passe derrière les écrans. C’est alors un jeu de masques et de cadrages qui est mis en place : House of no more propose une représentation qui se déroule à deux niveaux. Premièrement, la vidéo qui accueille l’histoire et, deuxièmement, dans l’interstice de ces écrans, la scène qui montre le hors-champ, le « hors-image ».

Le dispositif donne donc à voir deux états simultanés de la représentation, la vidéo d’une part, et le reste de l’action sur scène d’autre part. Le spectateur se trouve face à une représentation qui additionne une image-récit et un hors champ. La représentation théâtrale impose donc la coexistence d’un récit vidéo et d’un hors-cadre.

Ce hors-cadre présente effectivement autre chose qu’un récit parallèle, car ce qui est visible, ce sont par exemple les déplacements des acteurs sans rapport systématique avec ce qui se déroule sur la vidéo, ou la mise en place des accessoires qui seront utilisés par la suite (fig. 1). Le hors-cadre est en fait un hors-champ de la caméra qui vient présenter ou peut-être re-présenter la fabrication de l’image.

Il y a donc dans ce dispositif  un paradoxe qui peut dérouter : d’un côté il propose bien une représentation, une action théâtrale qui passe par un récit, mais cette dernière est un écran, une image plane qui masque en partie les opérations des acteurs qui élaborent ce récit. L’image frontale de la vidéo devient donc le lieu du récit, tandis que la présence physique et réelle des acteurs devient une sorte d’accident du hors-champ. Ce qui est vu est donc déclinable en deux temps : voir le récit et donner à voir la fabrication de celui-ci.

L’image vidéo devient donc l’enjeu d’un travail spécifique d’un point de vue plastique mais aussi du point de vue des processus qu’elle sollicite, afin de donner à la représentation une continuité.

2. Mise en abyme du processus de fabrication de l’image

L’image vidéo sera notre premier objet d’étude car c’est au sein de cet espace frontal que se déroule le récit. L’analyse portera dans un premier temps sur une analyse plastique, puis dans un second temps sur les enjeux sémiotiques du dispositif.

D’un point de vue plastique, l’aspect de cette vidéo est continu : couleurs saturées (bleus, rouges, roses, verts, renvoyant à une esthétique très peu naturaliste), cadrages assez serrés (gros plans ou cadrages américains).

Cependant une distinction entre les éléments qui constituent l’image s’instaure par la texture de ces images, qui montre des temporalités différentes liées au mode de création de l’image. En effet, la saturation de la couleur touche les fonds ou décors dans lesquels se trouvent les personnages. On notera aussi une pixellisation des découpes des objets ainsi qu’une pixellisation des ombres liées à de forts contrastes lumineux. Cette pixellisation transforme les contours de l’objet en faisant apparaître les petits carrés – ou pixels– constituant la matière de l’image numérique1 (fig. 1 et 4).

Cependant deux choses vont distinguer les formes des espaces qu’ils occupent dans l’image : d’une part leurs formes et découpes, d’autre part leur carnation.

Dans ces images saturées, on aura noté que la pixellisation apparaît dans les découpes, le contour des objets et les ombres. Or les contours des personnages sont pixellisés, mais les modelés lisses des volumes, des ombres, des visages ou des corps, ne comportent pas cette pixellisation. On peut donc distinguer deux espaces, plastiquement hétérogènes, celui des « décors » (le fond) et celui des personnages (les figures).

Cette distinction entre fond et figures est soutenue par la monstration de la fabrication de l’image : le savoir-faire est visible, il s’agit ici de composer avec une image préexistante, la vidéo résulte d’une action sur scène qui est simultanément incrustée dans l’écran vidéo. Il y a donc deux temps de fabrication de l’image qui correspondent à des effets plastiques distincts. Les fonds qui sont des séquences préalablement créés et l’incrustation de l’image des acteurs qui, elle, est immédiate lors de la représentation.

Au-delà de cette image plastiquement et temporellement composite, la simultanéité qui caractérise la relation entre l’action des acteurs et l’action dans la vidéo permet d’insister sur la dimension indiciaire de l’image. On entre ainsi dans une des interactions sémiotiques de la saisie plastique et esthétique de la pièce. La valeur indiciaire de l’image filmée est la même que celle de la photographie, c’est pourquoi je me réfèrerai à Roland Barthes pour expliciter ce point.

Pour Roland Barthes, la nature de la photographie est définie par un « ça-a-été2 », c’est à dire que « toute photographie est un certificat de présence3 ». Autrement dit, l’image matérialise une relation antérieure entre le sujet et le photographe, une co-présence physique, matérielle, réelle. Cette croyance fondamentale4 reliant l’image à la chose, cette attestation de l’existence de la chose permet le travail de mémoire, de reconstitution, de témoignage. C’est dans cette logique que la photo devient preuve ou témoignage. L’image filmée suit le même chemin : de par ses qualités techniques, elle atteste d’une co-présence entre l’appareil et le sujet. Ainsi, au titre d’anecdote illustrant ce phénomène, les extraits de films d’amateurs témoignant d’un fait divers dans nos journaux télévisés semblent receler un supplément d’authenticité car il y a eu une co-présence entre un sujet et un évènement, dont la qualité de l’image (souvent mauvaise) se porte garante. Ces images servent à attester de la véracité et de la réalité d’un phénomène, reléguant au second plan la question du choix de la séquence et les questions esthétiques. L’image devient un prolongement de l’œil humain du témoin, voire des émotions qu’il a ressenties sur le coup. Dans le cas présent , celui d’une pièce de théâtre, l’usage de la vidéo présuppose cette co-présence, laquelle est attestée par ce qui est visible dans le hors-champ.

Il faut toutefois introduire ici une nuance car si, en théorie, l’image filmée est indiciaire, c’est parce que l’action qu’elle présente est révolue et impossible à reproduire. La valeur indiciaire est théorique, le ça-a-été est abstrait, lié à la technique de la photographie ou du film. Or dans House of no more, la valeur n’est pas liée exclusivement à la technique, mais bien au dispositif qui présente simultanément l’image et sa fabrication. Ici, la coprésence qui garantit le ça-a-été est effective, puisque le spectateur en est réellement témoin. Le statut de cette image vidéo se trouve donc modifié du fait de la mise en abyme de son processus de fabrication. Le récit ne sort pas indemne de la mise en scène de sa propre fabrication, il se trouve malmené par les fragments de corps acteurs qui prolongent le jeu hors du cadre de la vidéo.

C’est la représentation théâtrale dans sa globalité qu’il faut alors reconsidérer : elle est elle-même hétérogène, à la fois image numérique, frontale et présence réelle des acteurs, récit-vidéo et mise en scène de sa genèse. Le récit lié à l’image vidéo se voit engagé dans une étrange lutte avec sa conception. Il se voit déconstruit comme force unificatrice sémantique, narrative, par sa propre fabrication.

La représentation comporte donc plusieurs niveaux de lecture : elle est fragmentée par les medium qui la composent, l’histoire racontée n’est plus ce qui garantit l’unité de la représentation, elle n’est ici qu’un des paramètres de la représentation.

Dans une certaine tradition des Arts Plastiques, issue de la Renaissance, l’image est le résultat d’une succession d’étapes plastiques, d’une agrégation plastique qui contribue à former une histoire5. À plusieurs siècles d’écart, les images vidéographiques de House of no more résultent d’un procédé similaire, car on peut distinguer plusieurs espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres. Une totalité est élaborée à partir d’éléments divers, aux fonctions variées servant un même but, celui d’une représentation unique.

3. Corps fragmenté, travestissement et continuité

Dans ce troisième temps, nous traiterons des conséquences de la dimension indiciaire de la vidéo. Deux perspectives peuvent être dégagées : d’une part, l’image est l’indice simultané de ce qui se déroule sur scène ; d’autre part, les corps fragmentés par le dispositif peuvent à posteriori retrouver une unité. C’est sur ce corps fragmenté mais continu que je souhaite m’attarder.

Les acteurs ont, dans cette pièce, une place centrale aussi bien au sein du récit que du dispositif mis en place. Malgré une présence physique en partie masquée par le dispositif, le jeu, la mise en son du texte passe par la voix et par le reste de leur corps. La gestuelle, les attitudes des corps ont donc de l’importance dans ce qui est donné à voir.

La distribution des rôles nécessite plusieurs acteurs, trois hommes et trois femmes ; la même scène est retransmise à l’aide de trois caméras sur trois écrans. La scène est donc jouée simultanément par des acteurs différents d’un écran à l’autre. Chaque personnage se trouve donc incarné par plusieurs acteurs simultanément. Outre la fragmentation du jeu que cela implique, ce processus pose ici la question de l’incarnation du personnage au théâtre qui, avec la fin de l’usage du masque, est généralement incarné par un seul acteur au cours de la représentation. Ici, Cadden Manson et The Big Art Group ont manifestement choisi de cultiver l’ambiguïté dans l’incarnation des rôles.

En effet, les personnages masculins et féminins sont indifféremment incarnés par des hommes et des femmes. Cela engendre des modifications corporelles, même légères, et conduit à user du travestissement, d’un maquillage très coloré outrancier afin que chaque personnage puisse être à la fois incarné par différents acteurs tout en restant identifiable dans la continuité de la pièce (fig. 4).

La mise en scène de House of no more nous présente donc un personnage incarné par des acteurs ne pouvant tous occuper simultanément l’écran-lieu-du-récit. Au même instant les acteurs hors-lieu, hors-champ de l’écran sont présents sur scène et font office d’accessoiristes ou de doubleurs, participant à la mise en scène et à la création de l’image-récit.

Les acteurs présents sur scène ont donc plusieurs fonctions au cours de la représentation : d’une part celle d’incarner un personnage, de leur prêter un corps et une enveloppe charnelle – même si l’apparence d’un même personnage peut-être ambiguë – et, d’autre part de participer à l’élaboration de l’image.

Le spectateur se trouve alors face à une multiplicité de corps exposés sur scène et à l’image, parmi lesquels il peut se perdre. Pour redonner une continuité aux corps en présence, le spectateur passe par le lien indiciaire entre vidéo et réalité. Malgré les changements d’échelle, de couleur, voire les montages qui sont effectués, le corps est recomposé, unifié car la relation image-réalité est un préalable technique de vidéo, une croyance fondamentale6 et préalable, en cette co-présence de l’image et de la réalité, pour reprendre les termes de Barthes.

Par conséquent, on voit se juxtaposer dans la représentation théâtrale des personnages polymorphes, hybrides, les corps des acteurs ayant différentes fonctions ; acteurs-personnages et acteurs-fabricants. Ces fonctions se situant toutes deux sur scène c’est-à-dire appartenant à la même représentation, deviennent sujettes à la perception et à l’interprétation par le spectateur ; ces corps acteurs sont à la fois polymorphes dans le récit et polysémiques dans la représentation. Le sens même de la pièce  – l’émergence de la folie de Julia –  se nourrit de cette multiplicité des apparences et des fonctions.

Cette expérience du pluriel, du travestissement, de la polysémie d’un même corps est générée par le dispositif et la mise en scène. Le corps fragmenté n’est pas pour autant laissé à sa déconstruction scénique. En effet, les ressources indiciaires de l’image vidéo, la relation de cause à effet et la simultanéité, permettent au spectateur de saisir un lien, une continuité entre l’image plane et la réalité physique des acteurs. Ainsi, malgré la mise en abyme des dispositifs qui tendent à fragmenter le corps et le récit, la mise en scène permet au spectateur de disposer des moyens nécessaires pour créer une continuité des corps et de la représentation.

4. De la saisie esthétique à la continuité sémiotique

Chacune de ces activités visibles sur scène, chaque mode de représentation – image vidéo, jeu théâtral – sont présentés comme appartenant à la représentation. C’est donc en un sens la présence simultanée de ces éléments hétérogènes sur scène qui incite le spectateur à considérer ce qu’il voit comme un tout.

Le spectateur est donc amené, par la mise en scène de ce qui est visible, à concevoir des transitions et des continuités entre les différentes formes et fonctions des corps afin de maintenir la cohésion de la représentation. La constitution de transitions est prise en charge au niveau formel et plastique par la mise en scène, et c’est alors au public de constituer les transitions sémantiques, c’est-à-dire de trouver les continuités et de combler les ruptures au sein de la représentation.

Le récit du road-movie de Julia, à lui seul, ne peut donc garantir cette unité puisque ses éléments constitutifs sont tantôt dans le récit c’est-à-dire dans la vidéo, tantôt hors récit c’est-à-dire hors champ de la vidéo. Le matériau premier de la représentation théâtrale qu’est le comédien – son corps, sa voix – devient polysémique, tantôt incarnation d’un personnage, tantôt fabricant de l’image.

On a donc une série d’espaces plastiques imbriqués les uns dans les autres, travaillés les uns par les autres. Les éléments plastiques de la pièce conduisent à un éclatement de sa structure visuelle, proposant un récit dont la continuité est conditionnelle. Cette condition est assimilable au rôle du spectateur : celui-ci produit les liens entre les éléments qu’il perçoit, autrement dit il passe d’une saisie esthétique de l’instant à la fabrication d’une continuité.

Pour générer cette continuité, il va mettre en œuvre des hypothèses que l’expérience, le mouvement sur scène vont vérifier. On est donc dans ce que la sémiotique appelle une induction, c’est-à-dire :

[…] une lecture dans un contexte immédiatement étranger (extérieur ou antérieur) au savoir de l’interprète (…). Id2 [l’induction] est donc une lecture dans le contexte social (extérieur) ou historique (antérieur) ou les deux [de l’existence – étrangère à l’interprète – d’une relation du signe avec son objet7].

Les différents niveaux de la représentation, les mises en abyme du processus de fabrication, vont accomplir une sorte de fonction relais les unes envers les autres afin de donner une cohérence globale à l’œuvre. Pour expliciter cette idée de fonction relais, je ferai à nouveau appel à Barthes qui définit la fonction relais au travers de l’analyse de cas issus de la bande dessinée et du cinéma :

Ici la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l’image sont dans un rapport complémentaire ; les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire, de l’anecdote, de la diégèse8 […]

Je retiendrai deux idées de cet extrait : d’une part celle du rapport complémentaire entre les éléments de la représentation, ici ce sont donc des éléments visuels qui assurent cette fonction relais ; et d’autre part celle que l’unité se fait à un niveau supérieur, celui de la représentation théâtrale et non plus du seul récit. En d’autres termes, malgré les actions diverses qui se déroulent sur scène, les différents modes de représentation qui y co-existent, la représentation est « une » parce qu’inscrite dans cet espace physique qu’est la scène.

House of no more est donc une représentation délibérément hétérogène dans sa forme, et Cadden Manson et la compagnie The Big Art Group semblent avoir cherché à créer un univers plastique, un contexte visuel et sonore dans lequel vont exister des amorces, des ébauches de structure narratives, une pluralité d’espaces plastiques et sémantiques.

Ces espaces viennent se compléter pour proposer une représentation où ce qui est « raconté » est la constitution et l’émergence de la représentation dans sa forme, la genèse d’une interaction entre éléments plastiques et sémantiques. Métaphoriquement, cette représentation disparate semble relater davantage le passage de l’anxiété à la folie de Julia que le récit d’une épopée.

C’est donc en un sens la question de la signification qui nous est posée ici, c’est cette dernière qui va assurer la continuité entre les formes et donner une logique au dispositif. Or House of no more ne propose pas une signification univoque, mais laisse de nombreuses possibilités d’interprétation, tant en termes de forme que de contenu. La signification assure bien ici une continuité, mais cette dernière est relative, assujettie à l’expérience esthétique de chaque spectateur.

Conclusion

La représentation à laquelle on assiste alors n’est pas une représentation qui a une cohérence préalable, mais bien une représentation qui n’a de signification qu’au regard d’une expérience sensible singulière. C’est donc bien une matière de la représentation qui est travaillée, qui situe l’action du spectateur dans une interaction entre expérience plastique et processus sémiotique en vue de produire une signification.

Le spectateur devient le producteur de ce sens, localement sur des évènements plastiques et globalement sur l’ensemble de la représentation. Cette variabilité de la signification viendrait questionner alors le rapport entretenu depuis Platon à une représentation transparente, c’est-à-dire pour laquelle le sens est une évidence qui ne fait pas cas de la matière même qui constitue la représentation.

Cette proposition théâtrale comporte donc plusieurs degrés de processus sémiotiques qui correspondent à des temps d’interprétation différents. Si l’approche plastique et visuelle est traitée sur le vif, le sens global de la pièce peut être perçu dans un après-coup de la représentation. On perçoit alors le rôle dynamique du spectateur dont on sollicite un tant soit peu l’esprit critique.

À l’heure où nos médias célèbrent cette transparence de l’image à son sens, où l’image dans son immédiate profusion se voit nettoyée de ses défauts, des ficelles de sa confection, on peut alors saluer ces propositions qui affirment la représentation comme matière vivante, qui poussent le sujet à prendre conscience de son opacité et des processus qui se jouent à travers elle.


Notes

1 – L’image numérique est constituée d’un codage informatique restitué visuellement sous forme de pixels de couleurs. La quantité de pixels déterminera la qualité de l’image.

2 – BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard, « Cahiers du cinéma », 1980, p.120.

3Ibid, p. 135.

4Ibid, p. 120.

5 – Le De Pictura d’Alberti est révélateur sur ce point d’une conception de la représentation picturale comme un agrégat d’étapes successives. La cohérence se voit ainsi assurée par un point de vue unique, la perspective. ALBERTI Léon Battista, De Pictura, Paris, Macula, Dédale – La littérature artistique, 1992, (1435), p.159. Pour la clarté du propos, nous avons pris la liberté de corriger cette citation pour ce qui semble être une erreur de frappe dans l’édition de référence.

6 – BARTHES Roland, op.cit., p.120.

7 – DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Payot, Paris, 1979, p. 120.

8 – BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992 (1982), p. 31-33.


Bibliographie

ALBERTI Léon Battista, De Pictura. Paris, Macula, Dédale, « La littérature artistique », 1992, (1435), 256p.

BARTHES Roland, L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1992, 282p.

BARTHES Roland, La chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, 192p.

DELEDALLE Gérard, Théorie et pratique du signe, Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Paris, Payot, 1979, 215p.

Utopie et contre-utopie dans « Missiles mélodiques » de José Sanchis Sinisterra. Tension entre les contraires, ou la frontière comme zone de questionnement

Marie-Élisa Franceschini
Doctorante ATER, Université Toulouse – Jean Jaurès
franceschini.elisa/@/gmail.com

Pour citer cet article : Franceschini, Marie-Élisa, « Utopie et contre-utopie dans “Missiles mélodiques” de José Sanchis Sinisterra. Tension entre les contraires, ou la frontière comme zone de questionnement. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Mots-clés : espace théâtral – utopie – théâtre espagnol – paradoxe

Key-words: theater space – utopia – spanish theater – paradox


Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir sur le thème de l’utopie et de la contre-utopie dans Misiles melódicos1 (Missiles Mélodiques) de José Sanchis Sinisterra. Le terme « utopie », littéralement u-topos, le « non-lieu », « lieu qui n’existe pas », peut être utilisé pour décrire une société parfaite, un pays imaginaire dans lequel un État idéal règne sur un peuple heureux. Par extension, il peut désigner une vision politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité et semble impossible à concrétiser.

Si dans Misiles melódicos, utopie et contre-utopie se font face (en des termes que je préciserai dans une première partie), cet affrontement débouche sur une alternative non résolue, ce qui nous amène à envisager, chez Sinisterra, l’idée d’un sens jamais clair et définitif. Deux idéologies contraires s’opposent, mais plutôt que de trancher pour l’une ou pour l’autre de façon explicite, l’auteur nous place plutôt à la frontière entre les deux, une zone de tension et de possibles interactions.

Cette importance stratégique de la frontière comme tension entre les contraires sera l’objet de la deuxième partie de notre réflexion. Il s’agira d’analyser la confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural. On constatera combien la tension entre les contraires frappe les personnages de l’œuvre, et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

Montrer que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, semble signifier que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Pour suggérer cela au niveau formel, rien de tel qu’un espace fragmenté, aux frontières instables et plus ou moins perméables. La frontière, tant au niveau spatial que thématique ou idéologique, est le terrain mouvant, la zone floue dans laquelle nous place le dramaturge. C’est le territoire du récepteur, le territoire des questionnements qui sont autant de franchissements possibles de la frontière.

1. Utopie ou contre-utopie ? Quand l’alternative reste irrésolue…

1.1. Résumé de la pièce et recentrage sur le thème

Javier, directeur de Defensystems Zulueta SA, une puissante entreprise multinationale spécialisée dans la fabrication et le trafic d’armes, constate un jour, à son réveil, une anomalie étrange : au lieu de parler, il chante. Du caractère absurde de la situation initiale découle une suite d’actions incongrues, à la faveur de comportements à la fois cohérents et extravagants. Ainsi, les membres de son conseil d’administration décident de se mettre à chanter, avec plus ou moins de réussite, pour que Javier se sente moins seul. On découvre alors les différents personnages qui l’entourent : Cleta, la secrétaire de Javier (une relation intime les a uni par le passé, mais elle est à présent terminée, ou fortement détériorée) ; les quatre collaborateurs de Javier, très impliqués dans le développement de l’entreprise ; et enfin Jessica, trafiquante d’armes très attirante, qui chante dans un cabaret à titre de couverture. La pièce dévoile progressivement l’implication de l’entreprise dans le trafic d’armes. Rien ne semble pouvoir arrêter Javier dans l’élaboration de stratégies commerciales d’envergure, pour le bien de sa société, et pour faire face au fléau que représente selon lui l’importance croissante des pacifistes. Il en a déjà croisé deux (un jeune homme et une jeune fille) sur une aire d’autoroute, un épisode fort désagréable que Javier partage avec ses collaborateurs lors d’une réunion, ce qui donne lieu à un flash-back. Mais ce qui ennuie surtout Javier c’est le mal dont il souffre : il ne peut s’exprimer que par le chant, toute tentative de prise de parole normale se soldant par un échec. Selon Liliana, sa psychothérapeute, la cause de ce mal se situerait dans un cauchemar mystérieux dont Javier n’arrive pas à se souvenir. Elle essaie donc de lui faire retrouver la mémoire. Mais lorsqu’elle met en cause le travail de Javier, celui-ci s’insurge et défend bec et ongles l’entreprise héritée de son père. Ambitieux et enthousiaste, il lance le plan Tirteo, campagne de valorisation par la musique et le chant, visant à donner à l’entreprise une image plus gaie, plus fraternelle : lien musical dans toute l’entreprise, chorales ouvrières, opéras et concerts… Et les affaires vont bon train. Envoyée par les États-Unis, Jessica propose à Javier de faire alliance. Les deux pourraient trouver des intérêts communs dans la détérioration des liens entre certains pays émergents. La relation professionnelle qui s’établit entre eux deux devient vite plus intime, et Cleta s’en rend compte. « Qui choisir entre les deux ? », se demande Javier. Son père, dont il invoque le souvenir, ne serait pas aussi hésitant. Lorsqu’il lui apparaît dans une vision, il lui reproche d’ailleurs ses doutes et affirme qu’il ne faut pas choisir entre deux choses mais faire les deux : sinon, on reste un perdant. Les choses suivent leur cours jusqu’à ce que Javier se souvienne de son cauchemar. La prise de conscience qui en résulte provoque un changement drastique dans son comportement. Alors que Cleta, Jessica et les collaborateurs présentent aux actionnaires les nouvelles « armes musicales », Javier fait irruption pour arrêter le Plan Tirteo. Une révélation soudaine lui a permis de réaliser le décalage entre sa sensibilité personnelle et son activité professionnelle. S’il a pris les rennes de l’entreprise, c’est pour montrer qu’il était capable d’être dur et fort comme son père, mais il ne peut l’assumer, d’où son cauchemar. Maintenant, il aspire plutôt à ce que son entreprise produise des biens d’usage civil. Malheureusement, personne ne l’écoute, et la cérémonie suit son cours. On entend galoper des chevaux, au son d’un cornet militaire : c’est le « Septième régiment de cavalerie ». Alors que Jessica manifeste sa joie, Javier continue à parler en vain. Le rideau tombe sans que l’on ne sache comment les choses vont évoluer.

On peut considérer l’attitude finale de Javier comme utopique. Ses revendications ne sont pas entendues : elles ne font pas le poids face à l’imposante machinerie commerciale dans laquelle Defensystem Zulueta a investi jusqu’alors. De même, dans la réalité, il semble que les pacifistes échouent à faire triompher leur cause, puisqu’il y a toujours des guerres et des trafics d’armes. Cette fin suspendue invite le spectateur à s’interroger et à mettre en perspective les enjeux du positionnement idéologique. Que souhaiter ? Qu’est-ce qui est réalisable ? Jusqu’où va l’utopie ?

1.2. La question de l’alternative irrésolue

La confrontation entre utopie et contre-utopie ne débouche pas dans la pièce sur une fin qui trancherait entre l’une et l’autre. Ce qui nous amène à aborder l’idée selon laquelle chez Sinisterra, le sens n’est jamais clair et définitif. La confrontation des opposés, loin de nous imposer un choix pour l’un des deux termes de l’opposition, nous place plutôt face au constat d’une « vérité » qui doit s’inscrire dans la nuance. L’accent est mis sur la confrontation des opposés pour mettre en lumière la tension entre les deux, la relation d’attraction/répulsion, et l’interaction qui finalement s’opère entre eux, dans l’œuvre, mais aussi et surtout dans le cheminement du récepteur à travers l’œuvre. La circulation entre les éléments contraires, que potentialise le récepteur lui-même, va mettre en lumière les possibles interactions. Dès lors, si ce n’est pas l’un ou l’autre des opposés qui nous intéresse, c’est plutôt la frontière qui existe entre eux, une frontière floue, nuancée, perméable.

2. La frontière comme tension/interaction entre les contraires

2.1. La confrontation des opposés dans les processus de la création de sens : de la suggestion minimale à l’excès caricatural

Certains passages de l’œuvre semblent excessifs dans les faits qu’ils dépeignent, mais les personnages frisent bien souvent la vraisemblance. Des suggestions minimales aux exagérations caricaturales, on est loin de voir se dessiner un message clair et explicite. En revanche, le récepteur est sans cesse amené à s’interroger.

Dans certains passages de l’œuvre se mêlent la suggestion minimale et la caricature.

C’est le cas dans une scène où les collaborateurs patientent en attendant Javier. Deux d’entre eux, Urrutia et Berroeta, jouent à la bataille navale. Les deux autres, Abengoa et Moscoso, discutent au sujet de Javier et de l’entreprise, tout en lançant des petits avions en papier. Ces deux échanges distincts se font en parallèle, ce qui donne lieu à une alternance entre les répliques de la première conversation et celles de la seconde. Parfois, les mots de ces conversations différentes s’entrechoquent de façon surprenante. A d’autres moments, il y a interaction entre les deux discussions : des bribes de conversation d’un groupe suscitent des réactions et de nouveaux thèmes de conversation dans l’autre groupe2 :

BERROETA.- ¡J – 10!

URRUTIA.- Ni por el forro.

BERROETA.- ¿Agua otra vez?

URRUTIA.- El mar Caspio enterito.

ABENGOA.- Y hablando del mar Caspio: ¿qué hay de los obuses para Azerbaiján?

MOSCOSO.- Olvídate: La Northrop Grumman nos birló el contrato.

ABENGOA.- Pero, ¿cómo? Si ya estaba casi firmado. Cuando fui con el Papa a Kazajistán, ¿te acuerdas?, alargué mi viaje para…

MOSCOSO.- La Northrop untó al Ministro de Industria, o como se llama allí, con cinco millones.

ABENGOA.- ¡Cinco millones! Qué escándalo…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Y nosotros, ¿cuánto?

MOSCOSO.- Sólo dos.

BERROETA.- Mierda: tocado.

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BERROETA.- J – 10 !

URRUTIA.- Pas le moins du monde.

BERROETA.- Encore à l’eau ?

URRUTIA.- La Mer Caspienne toute entière.

ABENGOA.- Et à propos de la Mer Caspienne : on en est où des obus pour l’Azerbaïdjan ?

MOSCOSO.- Oublie. La Northrop Grumman nous a piqué le contrat.

ABENGOA.- Mais, comment c’est possible ? Le contrat était quasi-signé. Quand je suis allé avec le Pape au Kazakhstan, tu te souviens ?… J’ai prolongé mon voyage pour…

MOSCOSO.- La Northrop a graissé la patte au Ministre de l’Industrie, je sais plus comment on l’appelle là-bas… avec cinq millions.

ABENGOA.- Cinq millions ! Quel scandale…

URRUTIA.- G – 8.

ABENGOA.- Et nous, combien ?

MOSCOSO.- Seulement deux.

BERROETA.- Merde : touché.

Une allusion géographique dans le jeu de bataille navale suscite une interrogation sur cette même zone, mais cette fois-ci dans la réalité des affaires de l’entreprise. Ce fonctionnement par association d’idée, qui nous permet de passer explicitement du jeu de guerre à la réalité du monde des armes, nous invite aussi peut-être à guetter d’éventuels échos, implicites cette fois-ci, entre l’un et l’autre ? Dans ce passage, nous apprenons que les entreprises donnent de l’argent aux gouvernements pour obtenir des contrats. Au moment-même où Abengoa et Moscoso évoquent cette corruption, interfère dans la conversation une réplique de Urrutia qui appartient à l’autre échange, celui de la bataille navale ; le personnage donne un effet la position d’un navire : G – 8. Entre le jeu de guerre et la réalité, le fonctionnement par association d’idées semble à nouveau opérer, mais cette fois-ci de façon implicite. Ce que G8 peut évoquer au récepteur, c’est la réunion des pays les plus riches du monde. Il se demande alors si l’apparition de ce terme, au moment où les personnages évoquent la corruption, relève de la coïncidence, ou s’il s’agit d’une allusion. Il n’y a pas ici d’accusation directe et explicite, mais le rapprochement invite forcément le récepteur à réfléchir.

A coté de ce genre d’élément qui serait de l’ordre de la suggestion minimale, on trouve des éléments beaucoup plus clairement exprimés, mais dont on peut aussi douter, car ils peuvent nous paraître exagérés, excessifs. Toujours dans ce même passage, Abengoa questionne Moscoso : qu’en est-il de la vente d’obus à l’Azerbaïdjan ? Nous apprenons alors qu’Abengoa a rencontré le Pape au Kazakhstan, et qu’il a prolongé son voyage pour s’occuper de l’accord. Ce qui nous est dépeint, c’est un Pape qui aurait, dans ses relations, un dirigeant d’entreprise d’armement. Certes, il semble exagéré de penser que des relations pourraient exister entre un Pape et des trafiquants d’armes, mais le spectateur s’interroge inévitablement…

Le récepteur est donc sans cesse amené à se poser des questions, suscitées soit par des éléments de sens infimes, subtils, difficiles à cerner, soit par des éléments plus marquants, plus forcés peut-être, mais qui peuvent dès lors être questionnés.

Face à la caricature, il se demande où est la vérité. Dans un passage de l’œuvre, les dirigeants de Defensystem Zulueta évoquent leur participation à la Feria des armes : Eurosatory. Dans ce type de foire, les entreprises font des propositions de nouveaux produits. La proposition d’Abengoa a un lien avec la situation des enfants soldats :

BERROETA.- Abengoa, vale: ¿cuál es tu propuesta?

ABENGOA.- (Consulta su ordenador.) Se trata del tema de los niños soldados… Dispongo de datos realmente impresionantes. Más de medio millón enrolados en ejércitos regulares de… ochenta y siete países. Sin hablar de los, digamos, irregulares… En cuarenta y uno participan en choques armados: Colombia, Sri Lanka, Uganda, Chechenia, Sierra Leona… ¿Se dan cuenta? Niños de diecisiete años, de catorce… hasta de diez. Y las cifras no paran de crecer…

CLETA.- […] Al grano, por favor…

ABENGOA.- ¿No rompe el corazón ver a esas criaturas, en general desnutridas, manejando unas armas que a menudo son más grandes… y hasta pesan más que ellas? Fusiles, ametralladoras, rifles de asalto, lanzagranadas… Pues bien: ¡fabriquemos tallas infantiles! Estamos ante un mercado emergente que no podemos ignorar.

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BERROETA.- Abengoa : quelle est ta proposition ?

ABENGOA.- (Il consulte son ordinateur.) C’est au sujet des enfants soldats. Je dispose de données réellement impressionnantes. Plus d’un demi-million sont enrôlés dans les armées régulières de… quatre-vingt-sept pays. Dans quarante-et-un d’entre eux, ils participent à la lutte armée : Colombie, Sri Lanka, Ouganda, Tchétchénie, Sierra Léone… Vous vous rendez compte ? Des enfants de dix-sept ans, de quatorze ans… voire de dix ans. Et les chiffres ne cessent d’augmenter.

CLETA.- […] Venez-en au fait, s’il vous plaît…

ABENGOA.- Ça ne vous brise pas le cœur de voir que ces petites créatures, en général sous-alimentées, manient des armes qui sont souvent plus grandes… voire plus lourdes qu’elles ? Des fusils, des mitraillettes, des fusils d’assaut, des lance-grenades… Et bien, fabriquons des tailles pour enfants ! Nous sommes là face à un marché émergent que l’on ne peut ignorer3.

Après une première réplique qui semble déplorer le destin de ces jeunes combattants, ainsi que le nombre d’enfants et de pays concernés, on se rend compte que, ce que dénonce Abengoa, ce n’est pas l’existence des enfants soldats ; ce qu’il déplore, c’est que ces enfants aient des armes trop grandes, d’où sa réplique : « Fabriquons des tailles pour enfants ! ». On est ici dans la caricature, et le récepteur se dit qu’une telle situation serait vraiment sordide. Mais il peut aussi se demander jusqu’à quel point cela est caricatural, et si des fabricants d’armes n’ont pas déjà pensé à une telle invention. Il existe déjà des armes pour femmes, avec un design et un poids adapté, alors, pourquoi pas pour les enfants ? On observe le même mécanisme quand Berroeta affirme que Defensystems Zulueta SA manque d’imagination prospective : il propose de se centrer sur un marché émergent, « les infirmes, les estropiés, les mutilés4, » et de fabriquer des armes pour eux, pour qu’ils puissent « défendre leur patrie, lutter pour leur cause, se venger de ceux qui les ont mutilés ». Cette proposition nous apparaît comme caricaturale.Par contre, la justification de cette invention, c’est-à-dire le fait de répondre au mal par le mal, est loin d’être une caricature. C’est plutôt une idée vielle comme le monde. Quant au choix de la lutte armée pour défendre une cause qui serait « pacifiste », cela existe, malgré le paradoxe.

Face à la caricature, le récepteur est amené à faire un retour sur lui-même et à se demander ce qui se passe dans le monde qui l’entoure. Où est la vérité ? Et ce questionnement est d’autant plus marquant quand deux caricatures se font face. C’est le cas dans un passage de l’œuvre5 où Javier décrit, en chantant (puisque, rappelons-le, depuis un mystérieux cauchemar, Javier chante au lieu de parler), le passé de l’entreprise. En ce temps-là, tout marchait très bien, puisqu’on pouvait sans encombre « acheter un sénateur », ou « donner une commission à un chef de brigade ». Las quatre dirigeants, timides au début, finissent par appuyer musicalement Javier en chantant et en frappant le rythme. On a donc une première caricature, celle de la contre-utopie, par la chanson guillerette de Javier qui vante l’habileté avec laquelle l’entreprise savait et pouvait, du temps de son père, jouer avec les rouages de la corruption. Puis, il évoque le problème qui le préoccupe aujourd’hui, c’est-à-dire les pacifistes, toujours plus nombreux (on observe un changement musical à ce moment-là). Il les compare à une hydre dont on n’arrive pas à couper les têtes (image grandiloquente). Face à ceux qui veulent leur coller une étiquette particulière, les pacifistes parlent d’utopie. Les quatre dirigeants se lancent alors dans des variations musicales sur le thème de l’utopie, et plus particulièrement à partir de l’« Alléluia » de Händel version jazz. Ce chant constitue en quelque sorte une caricature de l’utopie. On voit donc deux caricatures qui se font face, celle de l’utopie et celle de la contre-utopie. Entre ces deux extrêmes, le récepteur s’interroge. Jusqu’à quel point la description des rouages de la corruption dans l’entreprise paternelle est-elle caricaturale ? Peut-on assimiler l’utopie à un « alléluia » angélique et bêtement optimiste ? Quel chemin choisir entre ces deux extrêmes ?

Enfin, on peut remarquer que bien souvent, la caricature recourt à l’excès pour rendre visibles des mécanismes cachés qui permettent la manipulation. Par l’exagération, la caricature entend lever le voile sur des manœuvres habituellement occultes.

C’est ce que l’on constate quand Jessica délivre à Javier un message de la part des États-Unis, qu’elle nomme elle-même « El supremo Gendarme de Occidente6 ». Elle ajoute : « El victorioso imperio americano […] asegura la paz y el beneficio de quien tiene ya chollo vitalicio ». Jessica le dit avec emphase, louant d’une certaine manière cette attitude potentiellement condamnable, un contraste qui a pour effet de faire réagir le spectateur. Jessica présente le point de vue des États-Unis qui consiste à dire qu’il est injuste que le pétrole se trouve dans les pays « canailles et grossiers », chez des peuples « attardés, […] pervers et fainéants ». Les paroles extrêmes de Jessica invitent le récepteur à s’interroger. Est-ce vraiment le point de vue des Etats-Unis? Ce qui est intéressant ici, c’est que Jessica revendique de façon tonitruante la justification d’une action que les États-Unis dans la réalité auraient plutôt tendance à taire. Quelles sont les réelles motivations d’un pays puissant, quand il intervient dans des conflits qui concernent des pays sous-développés possédant des richesses non exploitées ?

Jessica soulève un autre problème. Trois puissances sont en train d’émerger (Russie, Chine, Inde) et si cela continue, elles voudront plus d’énergie, ce qui inquiète les États-Unis. Face à cette situation, Jessica entend détenir la solution : « Vengo […] a predicarte el novísimo evangelio7», dit-elle (« Je viens prêcher le nouvel évangile »). Mais sa proposition n’a rien d’évangélique. Le décalage est patent entre l’annonce et le contenu du message, ce qui invite à questionner d’autant plus la position des États-Unis dont elle entend rendre compte. Ce passage met en cause l’hypocrisie qui consiste à exprimer un puritanisme excessif, à se targuer d’être un modèle de vertu, tout en se livrant à des actes condamnables. Voici la solution que Jessica présente pour freiner ces trois pays émergents : il faut « créer entre eux un imbroglio problématique » :

JESSICA.- (Cantando.) Ravivando / cualquier pequeño fuego patriótico / que pueda vegetar por esas tierras / y convertirlo en odio patológico.

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JESSICA.- (En chantant.) Raviver / le moindre petit feu patriotique / présent dans ces terres de façon latente / et en faire une haine pathologique8.

Le stratagème n’est pas nouveau : il s’agit de diviser pour mieux régner. Une fois l’étincelle créée, il ne restera qu’à fournir les armes à « ceux qui en ont besoin », en prenant soin de les faire transiter par des pays « propres ». Le plan proposé par Jessica emporte l’adhésion de Javier qui, débordant d’enthousiasme, présente cette mission comme le rêve de son père. L’exagération dans la caricature accroît encore chez le récepteur la force du questionnement.

La mise en lumière, par la caricature, de stratégies généralement passées sous silence est également visible dans la scène finale, la réunion générale avec les actionnaires de l’entreprise9. Cleta et Jessica, moitié cadres, moitié danseuses de cabaret, présentent en compagnie des dirigeants les armes musicales, avec à chaque fois des images qui illustrent leur propos. Par l’ajout d’une dimension mélodique ou rythmique aux armes produites, l’entreprise entend revaloriser ces objets et leur utilisation, en ayant recours au plaisir musical pour séduire.

La première arme décrite est le « fusil MP-5 », qui permet d’écouter de la musique tout en faisant sa mission. On remarquera la touche d’humour due à l’affinité avec le MP-3, format sous lequel on peut écouter de la musique.

BERROETA.- (Se pone en pie, cantando.) Es el caso, por ejemplo, / de nuestro viejo y querido / subfusil MP – 5 / tan funcional y ergonómico, / que con el supresor sónico / amortigua el estampido / de los disparos, y ofrece / al tirador el deleite / de escuchar tranquilamente / su música favorita / mientras cumple su misión…

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BERROETA.- (Il se lève et chante.) Et c’est le cas par exemple / de notre arme tant aimée / le fusil MP-5 / si pratique, ergonomique / qui avec le suppresseur sonique / amortit la détonation / des coups de feu et octroie / au tireur le doux plaisir / d’écouter tranquillement / sa musique préférée / tout en faisant sa mission.

Les dirigeants présentent ensuite le « tank stéréophonique », sur fond de musique symphonique, ce qui n’est pas sans rappeler les images de la seconde Guerre mondiale.

URRUTIA.- (Se pone en pie, cantando.) El fragor de las batallas / en los desiertos remotos, / podrá ser pronto endulzado / por el rugido armonioso / de este tanque estereofónico, / dotado de altavoces / en su torreta de mando, / que lanza a los cuatro vientos / la música apabullante / del ejército glorioso / en plena marcha triunfal.

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URRUTIA.- (Il se lève et chante.) Le grondement des batailles / dans les déserts si lointains / sera bientôt adouci / par le beau rugissement / de ce tank stéréophonique / qui avec ses haut-parleurs / sur sa tour de commandement / lancera aux quatre vents / la musique renversante / de l’armée toute glorieuse / dans sa marche triomphale.

Vient le tour des « missiles mélodiques », dont les images sont associées à une douce musique.

MOSCOSO.- (Se pone en pie, cantando.) También los cielos merecen / ser caminos de armonía, / cuando por ellos navegan / los alados proyectiles / en busca del enemigo, / y con tal fin ofrecemos / estos misiles melódicos/ que, con sus voces angélicas, / dejan una estela acústica / con ribetes melancólicos / y con efectos benéficos.

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MOSCOSO.- (Il se lève et chante.) Les cieux eux aussi méritent / d’être chemins d’harmonie / quand à travers eux naviguent / les projectiles ailés / qui recherchent l’ennemi / c’est pour ça que nous offrons / ces missiles mélodiques / qui de leurs voix angéliques / laissent un sillage acoustique / aux accents mélancoliques / et aux effets bénéfiques.

Les images suivantes présentent la mitrailleuse « rafale en rythme » dont les tirs rappellent le début du Boléro de Ravel.

CLETA.- (Cantando.) La noble ametralladora, / tan robusta y eficaz, / con su cadencia de fuego / de mil balas por minuto, / presenta el inconveniente / de su ritmo machacón, / tan sin orden ni concierto / que no se puede aguantar. / Pero con nuestro modelo / de ráfagas con compás, / disparar es un placer.

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CLETA.- (En chantant.) La célèbre mitrailleuse / si robuste et efficace / avec sa cadence de feu / de mille balles par minute / présente l’inconvénient / de son rythme saccadé / si confus et assommant / qu’on ne peut le supporter. / Mais avec notre modèle / qui fait les rafales en rythme / tirer devient un plaisir.

Enfin, les mines antipersonnel émettent des chansonnettes enfantines.

JESSICA.- (Cantando.) Con las bombas de racimo / tenemos igual problema: / las doscientas minibombas / que salen del cascarón / cuando revienta la grande, / explotan sin ton ni son. / Qué ritmo tan diferente, / qué ritmo tan sabrosón / va a escucharse por ahí / cuando caigan nuestras bombas / con redobles de tambor.

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JESSICA.- (En chantant.) Les mines anti-personnelles / on ne peut les fabriquer / une campagne mondiale / entend nous en empêcher / mais avec tous ces pays / qui n’ont pas voulu signer / Russie et États-Unis / Inde, Israël, Pakistan / Finlande, Chine et Égypte / qui sait combien d’autres encore / il ne faut pas s’endormir.

Ici la caricature tourne au sordide et met en lumière une pratique de manipulation qui consiste à édulcorer l’horreur par des processus d’embellissement tels que l’image, la musique, ou tout autre moyen détourné.

Nous venons de voir comment dans certains passages de l’œuvre, se mêlent l’exagération caricaturale et la suggestion, présente en creux, et qui prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Si l’on poursuit notre analyse de la tension entre les contraires, on constate combien elle frappe les personnages de l’œuvre et plus largement l’humain, qui verse si facilement dans le paradoxe et la duplicité.

2.2. Le paradoxe et les figures de la duplicité, ou l’humain comme siège emblématique de la tension entre les contraires

Cette œuvre nous invite à regarder en face le paradoxe (parfois teinté d’hypocrisie) qui fait partie de l’humain.

On l’observe par exemple dans la scène (déjà évoquée plus haut) où les quatre collaborateurs attendent le directeur, Javier, tout en se livrant à des activités quelque peu inattendues : certains jouent à la bataille navale, d’autres font des petits avions, l’un d’eux prie le rosaire. Au-delà de l’aspect comique de la situation, on observe un contraste signifiant dans ces activités. Les deux premières sont liées à la guerre, ce qui cadre avec l’activité de cette entreprise d’armement. En revanche, la dernière activité (prier le rosaire) est une activité religieuse et non guerrière. La religion est censée conduire à une élévation spirituelle, en prônant le bien, la paix, le respect de la vie humaine, des valeurs qui sont en opposition totale avec la guerre qui sème la mort, la haine, la destruction. Ici, la juxtaposition de ces activités contradictoires peut dans un premier temps surprendre, mais s’avère en fait très suggestive. Le lien entre guerre et religion est certes paradoxal, mais il fait partie de notre histoire et de notre réalité. La religion a bien souvent servi de prétexte à la guerre, pour asseoir un pouvoir politique sous couvert de motivations spirituelles. Cette attitude concerne toutes les civilisations, même (et peut-être surtout) celles qui se targuent d’être à un niveau avancé d’évolution. On a donc ici, de façon indirecte, détournée et suggestive, la grinçante mise en lumière d’un paradoxe de l’être humain, attiré d’un côté par l’élévation spirituelle, et animé de l’autre par une force destructrice. L’humain est complexe, contradictoire, paradoxal.

Dans cet extrait, Berroeta propose une cigarette, mais quand il sort le paquet, trois avertisseurs se déclenchent : une sonnerie agressive, un signal lumineux « Il est interdit de fumer » et une voix off « Fumer porte atteinte au droit à la vie ». Ce passage est une caricature de l’attitude paradoxale et hypocrite de l’entreprise dans sa façon d’envisager la vie et la mort : elle élude le poids de la mort quand il faut vendre des armes, mais elle défend le droit à la vie quant il s’agit de la cigarette. On a l’impression que ce zèle excessif dans interdiction de fumer a pour but de dévier l’attention et de laisser dans l’ombre le commerce criminel des armes auquel elle se livre. C’est l’hypocrisie générale de la société qui est questionnée ici de façon détournée, cette hypocrisie qui fait que chacun de nous peut dire une chose et son contraire selon l’intérêt que l’on y trouve à un moment donné.

Enfin, si l’humain est contradictoire, il l’est surtout dans ses aspirations. Bien souvent tiraillé entre deux attitudes opposées, les nécessités immédiates l’incitent à faire telle chose plutôt que son contraire. Mais l’aspiration réprimée n’en est pas pour autant réduite à néant. Elle est plutôt refoulée. Et ce que l’on a refoulé peut à tout moment refaire surface, par exemple dans les rêves. Selon Liliana, la psychothérapeute, la cause du mal de Javier se trouve dans le cauchemar dont il ne peut ou ne veut pas de souvenir. Son père lui conseillait de faire les choses sans se soucier des aspirations contraires et des doutes qui pouvaient en découler. Mais peut-être Javier n’y parvient-il pas ? Peut-être a-t-il des scrupules par rapport à son activité, scrupules qu’il n’ose pas exprimer pour ne pas aller à l’encontre du souvenir de son père ? Et si c’était cela la cause de son mal ? Il semble que le cauchemar de Javier lui ait fait prendre conscience qu’il avait au fond de lui des aspirations complètement différentes des activités menées dans son entreprise. Ce qu’il faisait apparemment par choix était en fait l’inverse de ses aspirations profondes. Celles-ci se sont exprimées dans le territoire mystérieux qu’est le rêve, zone dans laquelle s’exprime la part d’inconnu de l’être humain, son inconscient. Pour souligner ce mystère, Liliana emploie d’ailleurs un langage assez obscur, qui reflète la complexité des rêves10. Selon elle, l’analyse ne garantit pas la rémission, mais l’accès au matériel réprimé. Elle l’ « explicite » avec une phrase en allemand, autrement dit, là encore, un message que tout le monde ne peut pas comprendre. Rien de tel qu’un langage complexe pour qualifier ce lieu trouble où les tensions de l’humain affleurent.

Nous avons vu, jusqu’ici, que les contraires interagissent, que le paradoxe est partout, en nous et autour de nous, signe que la réalité n’est pas simple mais morcelée, voire multiforme. Une dimension que l’on retrouve dans l’espace théâtral.

3. L’espace théâtral comme vision du monde ou le franchissement des frontières

3.1. La fragmentation au niveau spatial

Deux phénomènes sont à observer. D’une part, l’espace est morcelé, fragmenté. D’autre part, les frontières spatiales sont plus ou moins perméables.

C’est à la faveur d’une rupture temporelle que s’effectue la fragmentation de l’espace. Javier raconte sa rencontre avec les pacifistes par le biais d’un flash back qu’il annonce lui-même, au lieu de simplement raconter l’événement : « Si vous le permettez nous ferons un flash back11 ». Il est intéressant que le saut temporel soit annoncé par l’un des personnages : la rupture de la linéarité est ainsi exhibée. Cette volonté de forcer le trait est à rapprocher des processus d’exagération déjà évoqués dans la deuxième partie. Le flash back nous fait passer du niveau spatio-temporel de la salle de réunion d’où Javier raconte, au niveau spatio-temporel de la rencontre avec les pacifistes, la cafétéria d’une aire d’autoroute. L’enchaînement s’opère de la façon suivante. La lumière s’éteint dans la salle de réunion ce qui conduit à la disparition de cet espace. Une partie du mur s’ouvre et apparaît un coin de la cafétéria d’une aire d’autoroute.Cette partie du mur qui se retire et qui laisse apparaître un nouvel espace marque aussi physiquement la rupture, par la cassure matérielle qui a lieu sur scène (un pan de mur est enlevé).

Dans ce nouvel espace, une jeune fille attirante, habillée à la mode de la dernière tribu urbaine, est en train de rouler un joint. Javier s’assoit à coté d’elle ; il veut la séduire, lui dit qu’il a des usines, qu’il voyage beaucoup et qu’il a une BMW. La jeune fille ne l’écoute pas vraiment. Quand elle lui demande du feu, Javier lui lance le fameux slogan : « Fumer peut tuer ». On peut ici faire les mêmes remarques que précédemment sur l’hypocrisie. On apprend finalement que la jeune fille se rend à Copenhague, lorsque, de façon désinvolte, elle dit à Javier qu’elle compterait bien sur lui pour l’y conduire. C’est alors qu’un jeune homme arrive, disant que « c’est le moment ». La jeune fille passe le joint à Javier et, en s’accompagnant à la guitare, chante une chanson avec son ami qui a déroulé une pancarte pacifiste. Javier se retrouve au milieu de cette scène, confus. En plus d’avoir franchi la frontière temporelle du flash back, il a franchi la frontière anti-pacifistes/pacifistes, c’est-à-dire la frontière contre-utopie/utopie. La chanson dénonce en effet le contraste entre riches et pauvres, le modèle américain, le modèle occidental, l’attitude des gouvernements démocratiques qui augmentent les budgets militaires. La scène est interrompue par un coup de sifflet qui fait fuir les jeunes gens, laissant Javier seul avec le joint et la pancarte. Le retour au niveau spatio-temporel de la salle de réunion s’opère grâce à un changement d’éclairage. L’obscurité se fait autour de Javier qui jette le joint et chasse la fumée avec sa main. Cette fumée semble représenter un écran translucide qui sert de transition d’un niveau spatio-temporel à l’autre. (Nous verrons plus loin combien cette « translucidité » peut être signifiante au niveau esthétique.)

Dans la salle de réunion, les quatre dirigeants interpellent le fauteuil vide de Javier. Celui-ci est toujours « dans son flash-back » qu’il poursuivra d’ailleurs ensuite. La lumière a donc éclairé alternativement les deux espaces juxtaposés dans lesquels Javier est présent simultanément. Pour nous spectateurs, le flash back est visible, comme en direct. Les dirigeants, eux, doivent se l’imaginer à partir du récit que Javier fait dans l’espace de la salle de réunion (récit d’ailleurs auquel nous n’avons pas accès). Ils voient Javier dans son fauteuil en train de raconter son flash back. Le spectateur, lui, voit Javier dans l’espace du flash back. Ceci nous fait penser à un procédé cinématographique. Les personnages ont accès à un récit ; le spectateur a accès directement à la scène. Mais ici, il y a quelque chose en plus, un élément lié aux spécificités de l’espace théâtral. Pour le spectateur de théâtre, le saut temporel du flash-back implique la circulation du personnage (donc du comédien) d’un espace à l’autre. Quand la lumière cadre un niveau spatio-temporel, le personnage commun aux deux niveaux doit être présent. Or ici, lorsque la lumière permet un retour dans la salle de réunion, les collaborateurs voient Javier dans son fauteuil (niveau de la fiction), alors que le spectateur voit le fauteuil vide (l’acteur qui joue Javier n’est pas assis dans le fauteuil). L’interprétation de ce procédé peut se faire à deux niveaux. A un premier niveau, d’ordre technique, l’absence de l’acteur s’explique par le fait que le personnage va poursuivre son flash-back et va donc réapparaître juste après dans un autre espace. La simulation de la présence de Javier dans la salle de réunion, alors même que l’acteur est absent, serait un artifice théâtral destiné à parer les contraintes techniques de l’enchaînement d’un espace à l’autre. La mise à nu de cet artifice serait à mettre au compte de la tendance à exhiber les faux-semblants, déjà évoquée dans la deuxième partie de l’article. Mais si l’on se place à un autre niveau de réflexion, esthétique cette fois, on observe, selon le point de vue, une tension fluctuante entre perméabilité et imperméabilité des frontières spatiales, mais aussi une tension fluctuante entre présence et absence, comme pour mieux suggérer l’instabilité qui caractérise notre appréhension des choses, selon le point de vue que l’on adopte. Fragmentation, discontinuité, instabilité, tension entre les contraires… Autant d’éléments caractéristiques de « l’esthétique du translucide », que José Sanchis Sinisterra revendique pour ses pièces écrites depuis le début des années 9012.

Et c’est justement la fragmentation et la discontinuité qui opèrent dans la suite du flash-back. L’enchaînement entre les deux espaces se fait de la façon suivante : Cleta regarde l’invisible Javier et devine qu’il n’a pas terminé. La lumière du bureau s’éteint, alors qu’à l’avant-scène apparaissent les deux jeunes qui font du stop. La didascalie indique :

Se abre parte de una pared y aparece Javier al volante de su coche. Por su actitud se adivina que los ve, que frena con brusquedad y que arrima el coche al arcén. En el diálogo subsiguiente, los jóvenes hablan con Javier como si estuviera ante ellos, en el proscenio.

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Une partie du mur s’ouvre et Javier apparaît au volant de sa voiture. À son attitude, on devine qu’il les voit, qu’il freine brusquement et qu’il gare sa voiture sur le bas-côté. Pendant le dialogue suivant, les jeunes parlent à Javier comme s’il était devant eux, à l’avant-scène13.

L’espace en question, le bas-côté d’une autoroute, se voit ainsi fragmenté et plus exactement coupé en deux sur scène. Les deux fragments se trouvent éloignés l’un de l’autre, d’un coté Javier, de l’autre les jeunes. On ne sait pas si les deux fragments se font face ou s’il y a changement de direction, c’est-à-dire rotation de l’un des deux fragments. Tout ce que l’on sait, c’est que dans chaque « morceau » d’espace, le (ou les) personnage(s) présent(s) s’adresse(nt) au (ou aux) personnage(s) manquant(s) comme s’il (ou ils) étai(en)t là. La fragmentation n’intervient donc pas seulement pour couper l’espace de la scène en deux niveaux spatio-temporels distincts. Elle intervient aussi au sein même de l’espace du flash-back qui se trouve disloqué.

Le retour à la salle de réunion conclut le flash-back sur un constat de perméabilité des frontières entre les deux niveaux spatio-temporels. Javier, qui est de nouveau dans son fauteuil de bureau, porte son blouson, et arbore la pancarte pacifiste, des éléments qui appartiennent au niveau spatio-temporel du flash-back.

Cette analyse nous a permis faire le constat d’un espace fragmenté à plusieurs niveaux, un espace aux frontières tour à tour perméables et imperméables, un espace instable et discontinu. Ces mécanismes semblent suggérer (par des procédés formels) que la réalité n’est pas simple mais morcelée, mouvante, voire multiforme. On en a donc toujours une vision partielle, tronquée.

Face à cette réalité fragmentée, le regard du spectateur réaliserait-il le franchissement des frontières ?

3.2. Le regard du spectateur comme franchissement des frontières

Si la fragmentation et le morcellement sont déconcertants, déroutants, sources de trouble, le regard du spectateur est comme une lumière qui traverse le flou. Sa vision est « translucide14 ». Cela est valable tout d’abord au niveau spatial. Face à l’espace fragmenté, morcelé, le spectateur relie par son regard les éléments dispersés. La discontinuité au niveau spatial l’oblige donc à porter un regard plus large sur la scène, un regard attentif, apte à progresser à travers le brouillage de l’instabilité spatio-temporelle. Son cheminement est aussi « translucide » lorsqu’il tente de donner un sens à l’œuvre. Au niveau des processus de signification, la tension / interaction entre l’exagération caricaturale et la suggestion minimale, présente en creux dans le texte, prend chez le récepteur la forme d’un questionnement. Un questionnement « translucide », puisque n’obtenant pas de réponse définitivement éclairante qui dévoilerait un sens transparent. Enfin, le « translucide » opère au niveau idéologique, quand il s’agit d’étudier la dialectique utopie / contre-utopie. Revenons, en effet, à notre thème et à notre alternative non résolue dans la pièce. D’une part, l’utopie en tant que société idéale ne peut exister par définition. D’autre part, l’utopie au sens ou certains l’entendraient, pourrait représenter, pour d’autres, l’inverse de l’utopie. L’idée de la prééminence d’un idéal semble toute relative. En tout cas, l’espace de la pièce ne semble pas être le lieu où s’impose un idéal, mais plutôt un lieu où les idéaux s’affrontent sans qu’une vérité définitive ne se dessine de façon explicite.

Nous dirons, pour conclure, que la pièce nous offre la tension entre une utopie d’une part (un lieu idéal qui n’existe pas), et le contraire de l’utopie d’autre part (un lieu considéré comme idéal par d’autres dans la mesure où il représenterait l’aboutissement parfait des paradigmes inverses de l’utopie). Mais entre ces deux opposés extrêmes, la scène n’est pas le lieu du choix. La « vérité » est relative et il serait bien présomptueux de vouloir livrer sur la scène ce lieu de « vérité ». Si le lieu de « vérité » semble impossible à atteindre, c’est dès lors le territoire des questionnements qui devient éminemment stratégique. Et ce territoire des questionnements, c’est la salle, ou plus largement le lieu du récepteur. Par son regard, celui-ci traverse la pièce. Et si celle-ci ne livre pas un lieu de « vérité », c’est en lui que va s’opérer cette recherche, par le questionnement perpétuel qui accompagne son regard. Face à une réalité où toute « vérité » est relative, une réalité brouillée par la tension entre les opposés, un monde complexe ou tout et son contraire pourraient potentiellement arriver, le récepteur chemine dans l’œuvre en éclairant cette réalité floue. Mais, d’interrogation en interrogation, cet éclairage ne conduit qu’à un dévoilement partiel. Un lieu de « vérité » uniforme ne pourra jamais être atteint ; la « vérité » est multiple, fluctuante, et son appréhension nécessite de la part du récepteur, une grande faculté d’adaptation et une participation inventive. Le lieu à rechercher se trouve en lui, c’est le lieu de l’interrogation. Si engagement il y a dans cette œuvre, il ne réside pas dans la défense explicite d’un parti pris bien défini, une utopie par exemple. L’engagement réside plutôt dans le défi lancé au récepteur d’avancer en ayant toujours à l’esprit l’existence de cette réalité « multi-facettes ». Le lieu à rechercher, c’est celui de la remise en question, le territoire de la nuance qui nous sauve des totalitarismes.


Notes

1 –  SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005. Les citations de la pièce seront extraites de cette édition et traduites en français par nos soins.

2 –  Ibid, p. 42-43.

3 –  Ibid, p. 44-45.

4 –  Ibid, p. 47-48 : « […] ¿quién contabiliza a los tullidos, a los lisiados, a los mutilados […]? ».

5 –  Ibid, p. 49-50.

6 –  Ibid, p. 72.

7 –  Ibid.

8 –  Ibid p. 73.

9 –  Ibid, p. 91-93.

10 – Ibid, p. 60.

11 –  Ibid, p. 50.

12 –  FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès, 2009.

13 –  SANCHIS SINISTERRA José, op. cit., p. 53.

14 –  Est « translucide » ce qui est perméable à la lumière, la laisse passer, mais ne permet pas de distinguer nettement les objets (Le petit Robert, Paris, Le Robert, 2003, p. 2663).


Bibliographie

FRANCESCHINI Marie Elisa, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Thèse de Doctorat, Université Toulouse – Jean Jaurès, 24 septembre 2009, 651p.

SANCHIS SINISTERRA José, Misiles melódicos, Zaragoza, Centro Dramático de Aragón, 2005, 96p.

Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2003.

Mémoire et transmission de l’événement concentrationnaire : la médiologie à l’épreuve des camps

Yannik Malgouzou
Doctorant, allocataire moniteur,  Université Toulouse – Jean Jaurès
malgouzou_yannick/@/yahoo.fr

Pour citer cet article : Malgouzou, Yannik, « Mémoire et transmission de l’événement concentrationnaire : la médiologie à l’épreuve des camps. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°1 « Commencements », 2005, mis en ligne en 2005, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Précisons d’emblée que les quelques pages que vous allez lire (ou pas !) ne prétendent en aucun cas résoudre un quelconque problème critique, ou disons plutôt que les seules réponses que vous y trouverez seront elles-mêmes à l’origine de nouvelles interrogations, devenues ossature de cet horrible objet du désir qu’est la problématique générale de recherche ! Loin de livrer certaines conclusions qui demandent encore à être vérifiées, il nous semble plus opportun de vous faire partager l’esprit et les cadres méthodologiques de notre démarche. L’enjeu serait double : montrer comment certaines notions et problématiques extérieures aux études littéraires peuvent enrichir notre appréhension et notre définition du fait littéraire (et par là même de notre propre activité critique) et parallèlement, comment, adaptées à cet objet de recherche particulier qu’est la mémoire des camps nazis, elles peuvent fournir un parfait appui théorique pour saisir l’impact d’un événement historique sur les débats littéraires et esthétiques qui constituent l’histoire littéraire.

Mais, pour plagier Roland Barthes, « par où commencer ? », comment débuter un travail de recherche sur un sujet qui fait aujourd’hui couler beaucoup d’encre et passionne de plus en plus de chercheurs ? Comment s’emparer de cet objet sans courir le risque de la redite critique ? Questions d’une banalité à toute épreuve mais qui permettent de répéter cette évidence : ce seront la problématisation, la méthode et les outils de recherche choisis qui détermineront la nature et les enjeux de l’objet de recherche.

Ainsi, c’est par un chemin de traverse philosophique que s’est initiée notre réflexion, la lecture de L’événement et le temps de Claude Romano venant fournir un cadre théorique satisfaisant à cette intuition qui voulait que l’expérience des camps devait se penser avant tout sous l’angle de la rupture et de la perturbation. Sa définition phénoménologique de l’événement permettait ainsi de donner un contenu conceptuel à l’expérience des camps désormais définie comme « événement concentrationnaire », appellation qui transformait le moment historique en objet de recherche, en une notion à déplier et à parcourir.

Justement, quel est le contenu de cette notion d’événement ? L’événement se pense dans un premier temps par opposition au fait qui, lui, s’inscrit toujours dans une continuité causale et temporelle au point de ne jamais faire rupture puisqu’il se rattache à l’horizon d’un sens commun et normé. Sa caractéristique première sera donc naturellement son imprévisibilité : en survenant, il ouvre dans le possible la faille de la surprise1.

En d’autres termes, l’événement bouleverse le cours du monde dans lequel il advient et en libère des virtualités insoupçonnées. Or, nous retrouvons justement cette surprise, cette sidération à travers le topos communément répandu de la naissance de la barbarie au cœur de la civilisation allemande. Cet étonnement, ce paradoxe indiquent bien qu’il y a rupture à la fois d’un point de vue historique mais aussi intellectuel puisque l’événement vient se loger dans un monde socioculturel jusque là rassurant mais qui, du fait de l’imprévisibilité de l’événement, s’opacifie, devient énigmatique car en désaccord avec l’univers de sens qui lui était jusqu’alors rattaché.

De l’imprévisibilité à l’idée de bouleversement, il n’y a donc qu’un pas et poursuivant notre marche pas à pas, nous arrivons très rapidement à l’idée d’un traumatisme événementiel dont on pourra essayer de prendre la mesure. L’image de l’onde de choc en décline le sens et devient ce concept heuristique, cette boussole théorique que l’on peut suivre en toute confiance : l’événement résonne, se propage et c’est cette propagation et ses conséquences qu’il faut essayer de suivre, de mesurer. L’onde de choc parvient-elle à « secouer » le petit monde des Lettres ? Cette secousse a-t-elle un impact sur les débats esthétiques et littéraires de l’après guerre ? La notion d’événement ouvre un ensemble d’interrogations qui font échos à sa définition préalable…

Autre caractéristique importante de l’événement : il a une structure résultative, close et achevée, il se conjugue au parfait : il est ce qui est déjà arrivé, advenu au moment de sa découverte et de sa publicité. La question récurrente du « que savait-on ? », les différentes interrogations sur la non-intervention de la Résistance ou des alliés sont la preuve de ce retard à l’événement concentrationnaire : ces interrogations naissent de l’impossible retour en arrière, de la difficulté à accepter une impossible réparation du tort infligé. En ce sens, rappelons qu’il n’y a pas eu à proprement parler de libération des camps comme on n’a cessé de le répéter durant les célébrations mais bien plutôt leur découverte fortuite puisque ce qu’on découvre, ce sont des camps laissés à l’abandon, images périmées d’un événement achevé dont on ne peut que constater les dégâts et l’horreur.

Or, cette clôture de l’événement est d’une importance capitale puisqu’elle revient à condamner l’idée de vérité intégrale au sens d’une capacité à re-présenter de manière transparente l’événement, d’en donner une répétition pure et simple (fantasme qui traverse certains discours historiques et certains témoignages). Cette clôture nous oblige également à réfléchir sur le statut et la définition de la réalité qui ne peut dés lors plus se penser comme objective et indépendante des moyens de sa saisie : chaque medium va produire ses propres critères de réalité et de croyance, chaque tentative de re-présentation sera une médiation, une redite imparfaite de l’événement.

En ce sens, l’événement concentrationnaire se détermine sous l’angle de la perte et du manque : on ne pourra jamais le rejoindre complètement et en donner un équivalent purement mimétique et c’est justement ce manque, cette question d’une impossible saisie du référent qui est au centre des débats littéraires ouverts par l’expérience des camps. L’histoire des camps est cet imprévisible qui met en défaut les capacités traditionnelles de représentation littéraire et verbale.

1. De l’événement à la médiologie, il n’y a qu’un pas…

Si l’événement concentrationnaire n’advient au public que par le truchement de médiations, la médiologie peut alors nous proposer de bons appuis méthodologiques puisque dans sa définition la plus simple, elle est l’étude des médiations c’est-à-dire l’étude de l’ensemble des moyens de communication et de transmission aptes à donner corps et existence à une mémoire (rappelons cette évidence : un événement ne peut exister dans l’espace social que par la mémoire qu’il initie).

Mais qu’entend-t-on par médiations ? Elles sont tous les véhicules qui permettent le transport d’une information et la formation d’une mémoire. On peut ainsi citer :

– les différents types de médias (cinéma, écrit, radio etc.) qui donnent forme à l’événement,

– bien évidemment les témoignages écrits ou oraux mais également les témoins en tant que personnes et corps vivants,

– également, toutes les institutions qui implantent la mémoire et la font exister (cf. CDJC, les amicales d’anciens déportés, etc.),

– mais aussi tous les descendants de déportés (transmission d’une mémoire familiale comme chez Perec, dans W ou le souvenir d’enfance) ou tous les individus qui ont une expérience intime de cette histoire (on peut citer Duras, compagne de Robert Antelme, déporté à Buchenwald et qui en ramena ce chef-d’œuvre qu’est L’espèce humaine).

À ce niveau, la problématique et l’enjeu de notre recherche seraient de remonter de ces supports, de ces médiations et en particulier de certaines déterminations techniques aux discours qui catégorisent et font entrer cet événement dans certains schémas d’intelligibilité et plus particulièrement dans certains débats éthiques et esthétiques.

Prenons un exemple concret : c’est la défaillance des capacités traditionnelles de représentation (mais aussi d’intelligibilité…) face à l’intensité de l’événement qui font qu’on l’a catégorisé sous l’angle de l’inimaginable et de l’indicible. Pourtant, il existe des images des camps (photographies de journalistes, de l’armée, films des actualités françaises) et des centaines de témoignages oraux ou écrits. Dés lors, pourquoi ces notions persistent-elles quand on aborde cette expérience ? L’impossibilité de la représentation, l’indicible (vulgate des études littéraires sur la question qui a, entre autres, été remise en question par Karla Grierson dans son imposant Discours d’Auschwitz et dans un article important « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation » paru dans la revue La licorne, numéro intitulé « Les camps et la littérature ») ne cachent-ils pas d’autres enjeux (éthiques, mémoriels) que celui apparemment simpliste du compte-rendu, du reportage ?

Ce qui prime, c’est donc la manière et les moyens employés pour informer le public de l’existence des camps : c’est là précisément que naît la mémoire représentationnelle de l’événement et c’est à partir de là que s’ouvrent les débats autour de l’indicible et de l’inimaginable. Il ne s’agit plus de postuler a priori un indicible ou un irreprésentable mais plutôt d’examiner la valeur de ces notions lorsqu’on les confronte à une réalité « médiologique » (que Debray nous pardonne cette audace lexicale…)

Le recours à la ligne de partage qu’établit la médiologie entre communication et transmission devient alors essentiel pour saisir la naissance et la formation d’une mémoire concentrationnaire. Rappelons brièvement les définitions et champs d’application de ces deux termes.

La communication est du côté de l’information, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le contexte précis de la révélation de l’événement. Elle privilégie par conséquent les notions d’espace (comment faire circuler l’information et la faire partager par le plus grand nombre ?) et parallèlement la notion de performance (quel est le medium le mieux adapté pour jouer ce rôle de diffusion, mais aussi et plus particulièrement pour les camps, quel est le medium le plus approprié pour faire taire le scepticisme initial et surtout restituer la réalité de l’existence de l’événement ?). Notons au passage que l’événement concentrationnaire marque la rencontre de la photographie avec une expérience qui bouleverse le rapport à l’image que peut avoir l’homme envers lui-même.

La transmission doit quant à elle se penser par opposition à la logique de la communication. Son domaine : l’histoire, la dimension temporelle ; son interrogation : comment faire exister l’événement dans le temps ? Ici, il ne s’agit plus de se cantonner à un contexte particulier, mais de prendre en considération des contextes particuliers et évolutifs, déterminés par des variantes idéologiques (l’illustration la plus probante de ces variations est bien entendu l’émergence du génocide dans l’espace public français des années 70, émergence qui succède à une longue période de silence et de refoulement). La transmission impliquant des variations idéologiques, l’usage des références aux camps sera en retour des plus variables (rappelons le passage progressif du paradigme politique symbolisé par Buchenwald au paradigme racial symbolisé par Auschwitz).

Or, l’un des impensés de la médiologie demeure la place de la littérature (Debray le reconnaît lui-même dans colloque de Cerisy consacré à la transmission) dans les faits de transmission. Dans les deux cas (communication et transmission), il nous faudra nous interroger sur la place de la littérature et plus largement des discours esthétiques dans l’élaboration de la mémoire des camps mais aussi dans la création d’un topique représentationnel et théorique.

2. À mi-chemin, une petite pause en guise de bilan…

Ce rapide parcours méthodologique nous invite à recenser quatre ensembles de questions :

1 – Quel rôle peut jouer la littérature dans la logique de communication et de transmission ?

2 – Comment peut-on prouver le point de départ de notre recherche à savoir que l’expérience des camps a un rôle prépondérant dans les préoccupations esthétiques et littéraires de la seconde moitié du siècle ? Autrement dit, par quels relais et quelles médiations cet événement a-t-il pu pénétrer la sphère littéraire ? L’exemple de Perec est sans doute le plus éloquent. Dans ses articles critiques de La Ligne Générale, il fait en effet une référence constante à L’espèce humaine d’Antelme comme exemple d’une forme et d’une fonction nouvelle de la littérature. C’est donc un texte qui fait lien avec l’événement et c’est par ce truchement qu’on peut parler de son impact (indirect) sur l’esthétique de Perec et plus largement sur le fait littéraire.

3 – De même, comment les problématiques posées par l’événement (en particulier les problématiques testimoniales et d’interprétation) et les différents discours portés sur celui-ci se sont-ils transposés dans le discours littéraire ? Ces interrogations présupposent une croyance, un acte de foi pourrait-on dire, qui consiste à affirmer la capacité de la littérature à synthétiser et à intégrer dans sa propre démarche différents régimes discursifs (éthique, historique et idéologique…) et différents débats ouverts par l’événement. Il n’ y a qu’à citer le nom de Blanchot qui, durant les années 1980, fait un usage abondant de la référence à Auschwitz pour théoriser l’idée d’une « écriture du désastre ».

Nous suivons là l’idée maîtresse et fondatrice de Claude Romano :

Inexplicable à partir de possibilités préalablement données à l’intérieur du monde qui rendraient compte de son surgissement, [l’événement] apporte avec soi l’horizon de possibilités interprétatives à la lumière duquel son sens se dessine et se décide2.

Il existe donc bien une tension entre ceux pour qui cet événement peut être signifiant, explicable selon des grilles d’interprétation traditionnelles, et ceux pour qui son unicité absolue ne peut que faire rupture avec tous les schémas d’explication (citons une nouvelle fois Blanchot). Notre intérêt doit donc se porter sur la manière dont on cherche à résoudre la forte charge herméneutique de l’événement concentrationnaire.

4 – Enfin, dernier ensemble d’interrogations : comment d’autres médias et support techniques ont-ils poussé à une redéfinition du geste littéraire : que reste-il à la littérature quand d’autres médias prennent en charge sa prétention réaliste ? Comment l’institution littéraire se redéfinit-elle par rapport à l’événement ? Ce moment historique est alors l’occasion de renouveler l’interrogation de Genette dans son ouvrage Fiction et diction sur l’opposition entre constitutif et conditionnel (qu’appelle-t-on littérature ?) à travers le problème de la réception littéraire de certains témoignages (en particulier Antelme et Delbo) tout comme il sera l’occasion de repenser le lien entre fiction et réalité : cette opposition suffit-elle à opposer témoignage et littérature ?

3. Quelques applications pratiques

Pour ce qui est de la communication de l’événement, nous avons pu remarquer que le support étalon de référence pour le témoignage était la photographie (mention chez Antelme, Rousset, réflexion sur l’image chez Delbo). Comment expliquer cette mise en avant du medium photographique ? Par sa force ontologique, sa capacité à attester une réalité, il était le medium le mieux adapté à une logique de la preuve et de l’existence. Le geste littéraire doit donc se repositionner par rapport à celui-ci en explorant sa propre spécificité ou ses propres limites. L’image devient également centrale dans les discussions sur la représentation de la Shoah (problématique autour de l’image absente de l’intérieur des chambres à gaz, qui est également au cœur de certains discours négationnistes) mais aussi dans les discussions sur le rôle et l’utilité de l’écrit par rapport à l’image. Citons quelques phrases de Régis Debray, père fondateur de la médiologie et qui nous livre ici des pistes de réflexions fécondes :

Ce qui paraît constant et inévitable c’est que l’enrichissement d’une faculté porte à son envers l’appauvrissement de l’autre. Un medium n’est pas bon ou mauvais en soi. Il est bon à quelque-chose et à quelques-uns, mauvais pour le reste3.

Ou encore :

Le progrès technique signifie aussi l’incessant rajeunissement de l’ancien par le nouveau4.

Le medium le plus performant dynamise et recadre ceux qui le sont moins5.

Autrement dit, chaque medium pousse les médias concurrents à se définir dans leur spécificité. Il existe une interaction des médias qui nous pousse à nous interroger sur la place de la littérature au milieu de médias concurrents.

Pour ce qui est de la transmission, nous pourrons étudier le passage du statut de fait historique à celui de symbole : pourquoi et à quoi sert la référence à Auschwitz et à la déportation ? Auschwitz, Buchenwald ne sont-ils pas des signifiants dont le signifié est en perpétuelle élaboration ? Quels usages en fait la littérature ? On rencontre en effet la référence à Auschwitz chez Simon et Duras, le motif concentrationnaire est par exemple utilisé par François Bon dans Le crime de Buzon ou plus récemment par Amélie Nothomb dans Acide sulfurique… Pourquoi ces références et comment fonctionnent-elles ?

4. En guise de conclusion, le chemin est encore long …

Nous sommes conscients du caractère abstrait voire opaque de cette rapide présentation. De même, nous regrettons de ne pas avoir évoqué la question si importante de l’existence de deux paradigmes sous l’étiquette d’événement concentrationnaire, puisqu’on n’abordera pas de la même manière le paradigme politique (déportation en camp de concentration) et le paradigme racial (déportation en camp d’extermination). Néanmoins, nous espérons avoir suffisamment illustré la possibilité de nous servir de l’événement et de l’onde de choc qu’il produit comme d’un outil herméneutique apte à éclairer notre lecture de certains textes et de certains enjeux implicites. Nous parlions un peu plus haut d’un acte de foi, de cette croyance que le littéraire est un réceptacle unique et particulier des secousses historiques et des différents discours qui y trouvent une origine, et c’est sur cette même idée que nous voudrions achever ces quelques pages. À l’heure où nous éprouvons de plus en plus de mal à justifier notre existence scientifique, où le livre cherche sa place dans un environnement culturel, médiatique et technique inédit, il est peut-être temps de recréer du lien entre littérature et contextes historique et sociologique pour démontrer à l’instar de Perec que « la littérature est, indissolublement, liée à la vie, le prolongement nécessaire de l’expérience, son aboutissement évident, son complément indispensable », qu’en somme, la littérature occupe encore et toujours cette place privilégiée dans la connaissance de l’homme, de son monde et de son histoire.


Notes

1 –  ROMANO Claude, L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999, p. 164.

2 –  Ibid., p. 162.

3 – DEBRAY Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001, p. 286.

4 –  Ibid, p. 116.

5 –  DEBRAY Régis, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 46.


Bibliographie

ANTELME Robert, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, « TEL », cop. 1957, impr. en 1978, 306p.

BON François, Le crime de Buzon, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 208p.

DEBRAY Régis, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, 223p.

DEBRAY Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 2001, 555p.

DURAS Marguerite, La douleur, Paris, POL, « Folio », 1985, 217p.

GRIERSON Karla, Discours d’Auschwitz. Littérarité, représentation, symbolisation, Paris, Honoré Champion, 2003, 526p.

NOTHOMB Amélie, Acide Sulfurique, Paris, Albin Michel, 2005, 192p.

ROMANO Claude, L’événement et le temps, Paris, PUF, « Épiméthée », 1999, 313p.

Émile Zola librettiste : le naturalisme à l’opéra face au wagnérisme. Quelques éléments de comparaison

Olivier Sauvage
Doctorant, Université Toulouse – Jean Jaurès
sauvage720/@/gmail.com

Pour citer cet article : Sauvage, Olivier, « Émile Zola librettiste : le naturalisme à l’opéra face au wagnérisme. Quelques éléments de comparaison. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°1 « Commencements », 2005, mis en ligne en 2005, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Les livrets d’opéra écrits par Émile Zola et mis en musique par Alfred Bruneau méritent davantage que le relatif oubli dans lequel ils se trouvent encore de nos jours. À lire les textes produits par Zola pour la scène lyrique, on découvre en effet une facette méconnue de l’auteur des Rougon-Macquart. Par son utilisation originale du leitmotiv littéraire autant que par ses idées sur la mise en scène, que l’on peut rapprocher des conceptions dramatiques et musicales de Wagner, le librettiste Zola fait œuvre de novateur. Les nécessités du genre opératique et le travail de mise en musique mené par Bruneau permettent à l’écrivain de manier, avec plus de malléabilité que dans le roman, les variations thématiques qu’il affectionne.

Mots-clés : esthétique wagnérienne – mise en musique – naturalisme – opéra – 19e siècle – Zola

Abstract

The librettos written by Emile Zola and set to music by Alfred Bruneau deserve more than the relative obscurity into which they are still today. In reading the texts produced by Zola for the stage, we find indeed a little-known facet of the author of the Rougon-Macquart. In its original use of literary leitmotiv much as by his ideas on the staging, which relates to the concepts and musical drama of Wagner, Zola is the librettist of innovative work. The exigencies of the operatic genre and work set to music led by Bruneau allow the writer to handle more malleable than in the novel thematic variations that he loves.

Keywords: wagnerian aesthetics – set to music – naturalism – opera – 19th century – Zola


Le goût de Zola pour la peinture est bien connu. Il est vrai qu’il fut l’ami d’enfance de Cézanne, et nul n’ignore son courageux combat artistique en faveur des peintres dédaignés par les représentants de l’art officiel. Monet, Manet et l’ensemble de la future école impressionniste lui surent gré de son soutien. De ce fait, les travaux universitaires consacrés au rôle tenu par la peinture dans ses romans ne manquent pas. En revanche, on oublie plus volontiers, ou plutôt on ignore que le même Zola fut aussi intéressé par la musique, et ce dès sa jeunesse. L’écrivain a en effet lu divers ouvrages de musicologie, dont le Grand Traité d’instrumentation de Berlioz1, et il a d’autre part assisté de façon régulière à des concerts donnant des extraits d’opéras wagnériens dès les années 1860. Zola fut d’ailleurs un ardent partisan de Wagner, et il ne s’en cachait pas. L’influence du modèle musical wagnérien sur son œuvre romanesque ultérieure va du reste s’en ressentir. Par la suite, Zola se tourna plus directement vers la scène lyrique en écrivant pour le jeune musicien Alfred Bruneau plusieurs livrets d’opéras. Confronter l’esthétique wagnérienne à ces œuvres peu connues n’est donc pas absurde, car l’écrivain français rejoint le compositeur allemand sur nombre de questions musicales et dramatiques fondamentales. Faute de place et de temps, nous ne pourrons entrer ici dans le détail. Toutefois, deux exemples justifieront, on l’espère, le bien-fondé de notre comparaison.

Après avoir évoqué la difficile et lente diffusion des opéras de Wagner en France et le développement parallèle d’un wagnérisme littéraire, nous tenterons d’esquisser une comparaison entre l’esthétique wagnérienne et celle défendue par Bruneau et Zola, avant de montrer par deux confrontations d’œuvres à quel point le rapprochement nous semble fructueux.

1. La naissance et l’essor du wagnérisme en France

1.1. Wagner et la France

Richard Wagner entretint des rapports privilégiés mais conflictuels avec la France. Il vécut à Paris de 1839 à 1842, puis y effectua plusieurs courts séjours entre 1849 et 1858, avant de s’y réinstaller entre 1859 et 1862. Il n’y retournera ensuite qu’à deux reprises, et pour une durée très brève. Dans sa jeunesse, Wagner ambitionnait de faire triompher sa musique et ses conceptions dramatiques en France. Ainsi que l’écrit Danièle Pistone :

La capitale française apparaissait véritablement à Wagner comme la ville universelle, dans laquelle il souhaitait ardemment se faire entendre ; avec ses 900 000 habitants, elle représentait pour lui la ville la plus peuplée d’Europe, symbole d’un pays glorieux, dictant ses lois artistiques2.

Le jeune compositeur allemand appréciait également l’organisation des théâtres parisiens, spécialisés chacun dans un type de répertoire. Les œuvres y restaient aussi à l’affiche plus longtemps qu’outre-Rhin. De plus, Wagner connaissait le répertoire français en vogue. En tant de chef d’orchestre, il fit exécuter des extraits d’œuvres d’Auber, Boieldieu, Adam, Hérold, et reconnaissait aux musiciens français un talent particulier pour l’opéra-comique3. Malheureusement, le Kapellmeister connut de multiples avanies à Paris, et demeura dans une situation matérielle fort précaire. Lors de son second séjour parisien, consacré en grande partie à préparer les représentations de Tannhäuser, il n’eut pas davantage de succès. Le 13 mars 1861, la première de l’œuvre, donnée à l’Opéra, salle Le Peletier, fut sabotée par une cabale orchestrée par les membres du Jockey-Club. Wagner fut contraint de supprimer certains passages et d’en remanier d’autres pour complaire à ces messieurs, mais la deuxième représentation ne fut pas davantage épargnée par leurs sifflets. Au-delà de l’anecdote de cet épisode cuisant souvent raconté, il est important de souligner que le public français commença à connaître Wagner à partir des années 1860-1861. Les malentendus débutèrent aussi à cette époque… Les uns brocardent ainsi un musicien colérique, partisan d’un art sonore ésotérique, les autres moquent ce qu’ils considèrent comme les caprices d’un compositeur prétentieux et imbu de sa personne. Mais la plupart des critiques s’accordent pour condamner la musique wagnérienne, jugée bruyante et inaudible. Dans un registre plus léger, qui ne connaît la célèbre caricature de Gill, représentant le maître allemand en train de martyriser dans un accès de joie sadique le tympan d’une oreille gigantesque en lui enfonçant une note géante avec un marteau4 ? Offenbach lui-même plaisanta le « Compositeur de l’avenir » dès 1860 dans son Carnaval des revues donné aux Bouffes-Parisiens5. Cependant, dès cette époque, des artistes français s’indignèrent du traitement réservé à l’œuvre wagnérienne. Parmi eux, beaucoup d’écrivains. Baudelaire figure parmi les premiers. Bouleversé par l’audition de Tannhäuser et révolté par le comportement du public parisien, il écrivit un texte d’analyse aussi émouvant que pénétrant sur l’art wagnérien. « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris » demeure à ce jour l’une des études les plus pertinentes sur les conceptions dramatiques et musicales de Wagner. Baudelaire a été l’un des premiers à comprendre l’originalité et la nouveauté apportées par le musicien allemand en termes de composition musicale et de mise en scène. Après lui, d’autres écrivains vont s’employer à défendre l’auteur du Hollandais volant et de Lohengrin. Nous ne pouvons nous étendre sur ce sujet, mais qu’il nous soit permis de mentionner ici Nerval6, Gautier7 et Champfleury8 , qui ont précédé de peu Baudelaire, puis Judith Gautier9, Villiers de L’Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé10, Dujardin11, Élémir Bourges, Péladan12, Proust, Suarès13, Claudel, et plus près de nous Julien Gracq… Malgré cela, l’œuvre de Wagner mit plus de trois décennies avant de s’imposer sur la scène française. Hormis Tannhäuser, les autres opéras de Wagner ne furent joués intégralement en France qu’à la fin du siècle : Lohengrin, créé à Weimar en 1850, ne fut présenté à Paris qu’en 1887 ; Les Maîtres chanteurs, dont la première allemande remonte à 1868, n’a été monté qu’en 1896 à Lyon, et un an plus tard dans la capitale ; Tristan et Isolde, créé à Munich en 1865, ne fut donné qu’en 1899 à Paris. Les parisiens durent attendre 189714 pour voir en entier Le Hollandais, pourtant créé à Dresde plus d’un demi-siècle auparavant !

Ces retards s’expliquent aussi par des raisons idéologiques. Le Wagner d’après 1870, sans doute aigri par ses déconvenues parisiennes, en tint durablement rancune à la France. Son Ode à l’armée allemande devant Paris, sa Marche impériale dédiée au Kaiser Guillaume Ier, et sa peu subtile comédie francophobe Une capitulation15 lui valurent en retour l’hostilité d’une grande partie du public et du monde artistique. Dans le contexte d’une France humiliée par la défaite de 1870 contre les Prussiens, la musique wagnérienne fut décriée pour sa germanité jugée arrogante, en même tant qu’elle continuait à être en butte à une incompréhension esthétique. Les manifestations d’hostilité provoquées par la représentation de Lohengrin à Paris furent grandes, et culminèrent en mai 1887 : le soir de la première, devant l’Eden Théâtre, une foule hostile conspue Wagner et ses partisans : « vous n’êtes pas Français si vous entrez là-dedans !16 » crie-t-on aux spectateurs. La seconde représentation dut même être annulée pour des raisons de sécurité, les agitateurs nationalistes représentant une réelle menace… Il fallut attendre 1891 pour que Lohengrin soit joué dans des conditions à peu près acceptables.

1.2. Zola mélomane et défenseur précoce de Wagner

Zola ne fut pas à l’écart de la polémique entre amateurs et adversaires de Wagner. Dès sa jeunesse, il assista à des concerts jouant des extraits d’œuvres wagnériennes. Il prit rapidement parti, en se faisant un ardent défenseur du musicien, ainsi que sa correspondance en témoigne17.Même s’il prétendait ne rien connaître à la musique, ses goûts et ses écrits témoignent du contraire. Ses romans montrent en effet un sens de la composition et de la mise en écho qui évoque le style musical d’un symphoniste ou d’un auteur d’opéra. Ainsi, André Cœuroy a étudié ses romans Le Ventre de Paris et La Faute de l’abbé Mouret en mettant en avant des passages qui témoignent de l’influence de la musique sur son style. C’est le cas de la fameuse « symphonie des fromages » dans Le Ventre de Paris, ou encore de la scène du suicide de la mort d’Albine, aussi connue sous le nom de « symphonie des fleurs », et qui se trouve à la fin de La Faute18. Thomas Mann souligna lui aussi à quel point l’écriture de Zola pouvait soutenir la comparaison avec les formes musicales de la symphonie et de l’opéra, et n’hésita pas à rapprocher le nom du romancier naturaliste de celui de Richard Wagner19. Auguste Dezalay parle pour sa part d’« opéra des Rougon-Macquart ». Cela semble d’autant plus convaincant que Zola avoua lui-même : « Il est certain que je suis un poète et que mes œuvres sont bâties comme de grandes symphonies musicales20. »

2. Des partis pris esthétiques comparables

Lorsque Zola fait la connaissance d’Alfred Bruneau en mars 1888, sa carrière artistique va en effet prendre une orientation nouvelle. Bruneau souhaite mettre en musique La Faute de l’abbé Mouret21. Les deux hommes sympathisent immédiatement, et vont mener une fructueuse collaboration artistique. Si Le Rêve et L’Attaque du moulin, leurs deux premières créations, sont en fait l’œuvre d’un trio, le librettiste Louis Gallet assurant la rédaction du texte sous l’œil de plus en plus vigilant de Zola, le tandem formé par le jeune élève de Massenet et l’écrivain confirmé collabore de manière exclusive par la suite. Entre 1893 et 1902, Alfred Bruneau composera la musique de plusieurs pièces lyriques rédigées par le seul Zola : Messidor, L’Ouragan, L’Enfant roi, auxquelles on doit ajouter Lazare, créé sous la forme d’un oratorio après la mort de son ami22, mais auquel Zola prit une part active avant la tourmente de l’affaire Dreyfus. Bruneau est très influencé par Wagner, et son admiration pour ce dernier ne pouvait que le conduire à travailler avec Zola. Répondant à une enquête journalistique23 que Zola lu et salua24, Bruneau déclarait : « Le dix-neuvième siècle est le siècle de Wagner. L’influence de Wagner a été prépondérante sur les compositeurs, et sur les auditeurs aussi : tous ont été influencés, émus par cet art prodigieux. » En optant pour des « drames lyriques » dont la forme doit beaucoup à l’opéra wagnérien, Bruneau prouve l’ampleur de cette wagnérophilie. Il est néanmoins juste d’ajouter que l’époque était favorable à la réception des œuvres de Richard Wagner. La plupart des opéras du maître allemand sont créés en France dans les années 1890, comme nous l’avons vu plus haut. Zola assiste lui-même à une représentation de Tannhäuser le 13 mai 1895, et deux ans plus tard il est encore à l’Opéra pour entendre Les Maîtres chanteurs de Nuremberg. En mai 1893, il avait aussi pu voir les répétitions de La Walkyrie au Palais-Garnier. Du reste, la musique française de la fin du siècle baigne dans un climat wagnérien imprégné de thèmes mythiques, de héros médiévaux et de légendes celtes, germaniques et scandinaves : Sigurd, d’Ernest Reyer [1884], Le Chevalier Jean et Lancelot du Lac, de Victorin Joncières [1885 et 1900], Gwendoline, d’Emmanuel Chabrier [1886], Le Roi d’Ys25, d’Édouard Lalo [1888], Fervaal, de Vincent d’Indy [1897], ou encore Le Roi Arthus26, d’Ernest Chausson [1903] en sont autant d’illustrations.

Chez Zola, le rapprochement avec Wagner se fait d’autant plus aisément que certains des partis pris esthétiques du second se retrouvent chez le premier. Dans l’un des articles repris en volume dans Le Naturalisme au théâtre, Zola demande « de jeter au ruisseau les livrets stupides, dont l’esprit consiste en des calembours rances et dans des coups de pied au derrière »27. Il s’en prend ainsi aux mauvais vaudevilles et aux disciples médiocres d’Offenbach. De même, dans Opéra et Drame, Wagner déplorait la « corruption » et la « frivolité » de l’opéra dominant28.

Par l’écriture, Zola retrouve aussi Wagner. Les paroles des Adieux de la Forêt, célèbre passage de L’ Attaque du moulin, ont été écrites par Zola, contrairement au restant du livret de cet ouvrage, et ce morceau rappelle dans l’inspiration, et pas seulement par son titre, les fameux « Murmures de la forêt » [Waldleben] de Siegfried29. La complainte chantée par Dominique avant son exécution est en outre assez proche du lied allemand par sa facture musicale. Le théâtre lyrique de Zola et de Bruneau ne dédaigne pas les envolées lyriques, et son « naturalisme humain » passe certes par un souci de vérité des décors, mais d’un autre côté il rejette sans appel le vérisme italien, jugé trop vulgaire. Des aspects symboliques, voire symbolistes apparaissent dans les pièces imaginées par Zola. L’auteur de L’Assommoir fut en effet poète et romantique dans sa jeunesse, et il en a conservé une incontestable fibre lyrique, jusque dans ses écrits les plus « naturalistes ».

3. Deux rapprochements intéressants

3.1. Messidor et L’Or du Rhin

La parenté thématique qui semble réunir Zola à Wagner transparaît encore si l’on opère des confrontations directes entre leurs œuvres lyriques. Messidor appelle ainsi une comparaison avec L’Or du Rhin. D’un strict point de vue thématique d’abord, car l’un et l’autre opéra reposent sur le motif de l’or corrupteur, et le schéma dramatique de la malédiction déclenchée par sa convoitise apparaît dans les deux intrigues. D’un côté, l’Anneau du Nibelung, qui provoque la perte successive de tous ceux qui se l’approprient ; de l’autre, le filon aurifère d’une rivière pyrénéenne tari par la création d’une usine qui assure la prospérité de son patron et ruine les villageois qui en vivaient auparavant. À cette trame banale, dira-t-on, se greffent des éléments plus particuliers. Notons ainsi la présence commune d’objets magiques et de talismans. La tétralogie, on le sait, baigne dans le surnaturel, et le pouvoir de l’anneau, celui du heaume magique ou de l’épée forgée par Siegfried sont bien connus des amateurs de Wagner. En revanche, qui s’attendrait à trouver un collier magique chez Zola ? Et pourtant, Véronique clame haut et fort son attachement à cette parure :

[…] le collier d’or qui me reste, l’or unique que j’ai gardé dans notre misère est un collier magique, donnant la joie et la beauté aux êtres purs, forçant les coupables à se livrer […].

J’en ai fermé moi-même les chaînons, en disant, sous la pleine lune de Noël, les paroles secrètes que ma mère m’a transmises30.

Lors du dernier acte, le précieux bijou sera dérobé par le criminel Mathias. Son arrestation lui fait maudire l’objet de sa convoitise : « Ah ! collier maudit, collier qui m’a vendu en me forçant à galoper, collier qui me brûlait et qui me fait tout dire, lorsque je devrais me taire !31 » Mathias, qui a assassiné le mari de Véronique comme il l’avoue par la suite, scelle donc l’union de ce collier avec la mort et la violence. La mère de Guillaume précisait dès le début de Messidor l’origine sanglante de l’objet à son fils : « il est fait, mon enfant, du morceau d’or que j’ai retiré de la main crispée et sanglante de ton père, quand on m’a rapporté son cadavre, broyé dans la terrible chute.32 » Le collier provoque d’ailleurs aussi la fin de Mathias, qui se jette du haut d’une falaise pour échapper aux villageois et faire aboutir dans la mort ses rêves de destruction. Une fois la chaîne des meurtres brisée, la vie reprend le dessus, et c’est Véronique elle-même qui conjure le mauvais sort en offrant son bijou à Hélène, dont elle finit par accepter le mariage avec Guillaume. À la fin du Crépuscule des dieux, tout s’embrase en une spectaculaire destruction finale, et l’anneau porté par Brünnhilde est repris par les Filles du Rhin. L’enchaînement des meurtres s’achève en même temps que s’effondre le Walhall, annihilant par la même occasion la malédiction initiale. Dans les deux cas, un cercle vicieux prend fin, mais le pessimisme foncier de la tétralogie laisse place chez Zola à un radieux optimisme, son livret se concluant sur une note d’espoir et de renouveau.

En vérité, le surnaturel de Messidor diffère de celui de Wagner dans la mesure où le merveilleux, quand il apparaît, est démystifié par Zola. Le spectateur prend conscience qu’il assiste à la projection fantasmatique des visions de Véronique sur scène. Le spectacle donné au cours du ballet dit de « La Légende de l’Or » ne recule pourtant pas devant la magnificence et le colossal. Qu’on en juge par les indications de régie fournies par Zola :

[…] des irrégularités troublent la symétrie, des colonnettes manquent brusquement, des ogives s’interrompent, des sculptures s’achèvent en extraordinaires fantaisies : une nef du [sic] rêve, une grandiose ébauche d’église cyclopéenne. Et toute la salle est en or, la salle immense semble taillée dans l’or naturel d’une mine d’or. Des pans luisent, d’un or éclatant, d’autres ont des reflets fauves, d’un or mat et bruni33.

Une telle profusion de couleurs et de beauté rappelle la bacchanale de Tannhäuser, d’autant plus que la première scène de l’opéra wagnérien se déroule aussi à l’intérieur d’une grotte, le Venusberg. Zola parle d’ailleurs de « vision », et insiste sur le caractère « surnaturel » du lieu. Les notations colorées contribuent à associer les deux décors : aux teintes étincelantes de Messidor répond ainsi la « douce vapeur rosée34 » qui tombe du sommet du Venusberg. La danse débridée des nymphes et des satyres peut en outre être mise en relation avec la lutte des danseuses pour séduire l’Or. La folie croissante s’empare des personnages dans les deux cas :

Par des gestes d’enthousiasme et d’ivresse, les bacchantes entraînent les amants à un déchaînement croissant. […] En pourchassant les nymphes, [les satyres] accroissent le désordre ; l’ivresse générale se transforme en recherche effrénée du plaisir35.

À l’hybris du Venusberg semble faire écho la lutte chorégraphique menée par la Reine chaste et l’Amante sensuelle pour s’emparer de l’Or :

C’est un combat qui peu à peu s’échauffe et aboutit à une mêlée générale. Les deux peuples se sont rejoints, la danse de chaque troupe garde d’abord chacune son caractère, tout en se confondant. Mais bientôt le désir de vaincre les emporte, le mouvement s’active, une folie se déclare. Dès lors, les deux thèmes s’unissent, c’est la bataille, c’est la frénésie de l’or qui s’empare de toutes et qui les jette à une galopée furieuse36.

Néanmoins, l’aspect fantastique des lieux demeure un simple prétexte scénique pour Zola. La cathédrale d’or ne possède nulle vertu magique à proprement parler, et en réalité son pouvoir n’existe que dans l’imagination superstitieuse de Véronique : « si jamais quelqu’un pénétrait dans la cathédrale d’or, tout disparaîtrait, s’écroulerait au fond de la terre ; et il n’y aurait plus d’or, et nos ruisseaux ne rouleraient plus d’or37. » Bien que la malédiction qu’elle énonce semble se réaliser, c’est sur un mode qui n’a rien de paranormal : la machine de Gaspard est détruite par une tempête de neige au troisième acte, provoquant la faillite de l’industriel et le tarissement de la source aurifère, et la découverte concomitante du couloir secret menant à la grotte de Véronique n’est qu’un hasard habilement introduit pour relancer la tension dramatique. Du reste, la disparition de l’usine n’aboutit pas à une destruction finale. Nous sommes loin du cataclysme qui conclut la tétralogie… Zola privilégie toujours le naturel sur le surnaturel, tout en mêlant intelligemment les deux dans Messidor. Il sait d’ailleurs, comme le musicien allemand, mettre en valeur le charme hypnotique de l’or par ses décors et ses choix chorégraphiques.

3.2. L’Ouragan et Le Hollandais volant

Une autre pièce lyrique de Zola et Bruneau invite à convoquer Wagner. Il s’agit de L’Ouragan, puissant drame maritime qui présente bien des réminiscences wagnériennes. Le cadre tourmenté et inhospitalier de Goël, l’île imaginaire où se déroule l’intrigue, présente beaucoup de similitudes avec l’univers maritime du Hollandais volant. La côte norvégienne fournit en effet le cadre de l’action, et son apparence rude se retrouve dans le paysage de L’Ouragan : « Un rivage bordé de rochers escarpés », écrit Wagner, tandis que Zola évoque « une côte tourmentée, rude et âpre, formant promontoire ». L’omniprésence du grand large caractérise également les deux décors : « À l’horizon, la mer semée de brisants, très loin, de toutes parts38 », précise le livret de L’Ouragan ; Wagner indique de son côté : « La mer occupe la plus grande partie de la scène ; vue dégagée sur celle-ci39. » Les hommes ne sont pourtant pas oubliés, Wagner choisissant comme Zola de faire chanter les premières paroles de son opéra par un chœur masculin40.

L’atmosphère tumultueuse des deux œuvres est un autre de leurs points communs. Le Hollandais volant débute comme on le sait sur une monumentale tempête, et son ouverture tient du « tableau symphonique41» . De même, dès son titre, L’Ouragan donne le ton. Le prélude composé par Alfred Bruneau instaure d’emblée un climat dramatique lourd de tensions contenues. Les conditions atmosphériques sont du reste mises au service de la psychologie, et le déchaînement des cieux est prétexte à une projection symbolique de l’état intérieur des protagonistes. Le romantisme est familier de ce genre de métaphores météorologiques, et Wagner a qualifié son Hollandais d’« opéra romantique ». De manière moins prévisible, Zola et Bruneau revendiquent une esthétique fort comparable : « cet ouragan humain, la soudaine rafale de passion, de folie et de crime qui parfois nous ravage, les auteurs ont voulu lui donner pour cadre un ouragan des éléments eux-mêmes, le ciel clair qui brusquement devient noir42 ». Leur drame n’est donc pas avare de coups de théâtre spectaculaires, tel le meurtre de Landry par Marianne, commis pendant qu’un orage sévit au dehors, et alors que le conflit amoureux entre les personnages atteint son paroxysme. L’approche progressive de la tempête mime le déferlement émotionnel. Lorsque Marianne poignarde son amant, la porte du fond s’ouvre brusquement et un violent courant d’air envahit la pièce. Peu après, alors que la jeune femme rejette la responsabilité de son crime en des termes significatifs  « Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est l’ouragan43…» –, sa lampe est brusquement soufflée par le vent. Le double sens contenu dans les dernières paroles de Marianne ne laisse du reste planer aucun doute sur le caractère métaphorique de tels détails : « Fermez, fermez la porte ! le vent vient de souffler la lampe44. »

Le Hollandais volant et L’Ouragan se rejoignent aussi en ce qu’ils présentent tous deux un personnage principal nomade en proie à une malédiction amoureuse. Nouveau Juif errant, le Hollandais parcourt perpétuellement les mers depuis qu’un blasphème a attiré sur lui la colère divine. La malédiction ne peut prendre fin qu’à la condition qu’une femme lui accorde son absolue fidélité. La situation de Richard, débarqué à Goël d’où il était jadis parti pour fuir l’amour de Jeanine et la jalousie de son propre frère, n’est pas moins malheureuse. Au dernier acte de L’Ouragan, sa décision de quitter à nouveau l’île après une idylle renouvelée avec Jeanine fait de lui un autre « voyageur éternel45 », et sa « continuelle fuite […] dans la solitude46 » confirme son statut d’errant perpétuel.

4. En guise de conclusion

Tout nous amène en définitive à considérer le théâtre lyrique de Zola d’un regard nouveau. Bien qu’il défende le naturalisme sur scène autant que dans le roman, Zola est loin de résumer son esthétique à un simple réalisme étriqué. Le romancier écarte lui-même toute ambiguïté à ce sujet : « Je ne suis pas à demander l’opéra en redingote ou même en blouse47. Selon lui, le lyrisme du texte ne contrevient pas au fond de son esthétique, comme il l’écrit dans un article manifeste : « On peut […] habiller de velours [le livret], si l’on veut ; mais qu’il y ait des hommes dedans, et que de toute l’œuvre sorte un cri profond d’humanité48 ». Zola va jusqu’à répondre à un journaliste du Gaulois : « Pourquoi réaliste ? Qui vous a parlé de cela ? C’est un poème lyrique », se récrie-t-il en comparant les personnages de Messidor aux « paysans d’Homère49 ». Dans le même article, il s’en prend au mysticisme wagnérien et aux « brumes perverses du Nord » incarnées par Parsifal, mais c’est surtout le Wagner idéologue qu’il rejette. Le musicien et le théoricien dramatique sont en revanche plus proches de ses préoccupations, ainsi qu’en témoignent certains partis pris zoliens.


Annexe : esquisse de chronologie

Cette tentative de chronologie doit beaucoup aux travaux de Manfred Kelkel, Georges Favre et Jean-Sébastien Macke.

1868-69 : Zola entend des extraits d’opéras en concert : la « Marche religieuse » de Lohengrin, l’ouverture des Maîtres Chanteurs, ainsi que des passages de Tannhäuser. Il est d’ailleurs lié à cette époque à Heinrich Morstatt, un jeune pianiste allemand qui lui fait découvrir Wagner. L’un de ses proches souligne son goût pour la musique wagnérienne, en parlant de Zola comme d’un « fervent disciple du maître » (lettre de Théodore Duret à É. Zola, 20 décembre 1869). L’écrivain avait lui même dit de Wagner qu’il était un « grand musicien » (lettre du 9 février 1868 adressée à Marius Roux).

25 (et non 26) mars 1888 : première rencontre avec le jeune compositeur Alfred Bruneau, élève de Massenet et admirateur de Wagner. De leur collaboration vont naître plusieurs pièces lyriques.

18 mars 1890 : les Bruneau et les Zola assistent à la répétition générale d’Ascanio de Saint-Saëns à l’Opéra (livret de Louis Gallet).

22 mars 1891 : début des répétitions du Rêve, drame lyrique en quatre actes tiré du roman de Zola. Le texte est écrit en vers par Louis Gallet, librettiste de Massenet, Bizet et Saint-Saëns. Zola suit toutefois de près sa rédaction et assiste régulièrement aux répétitions.

16 juin 1891 : répétition générale du Rêve.

18 juin 1891 : création du Rêve à l’Opéra-Comique (salle du Châtelet), avec 20 représentations (18-30 juin, reprise du 1er septembre au 14 octobre). Mise en scène de Léon Carvalho, avec Cécile Simonnet (Angélique), Blanche Deschamps-Jéhin (Hubertine), Mlles Elven et Falize (Les enfants de chœur), Pierre-Emile Engel (Félicien), Max Bouvet (Jean d’Hautecœur), Eugène Lorrain (Hubert). Chef du chant : Eugène Piffaretti. Chef des chœurs : Henri Carré. Chef d’orchestre : Jules Danbé. Reprise au Covent Garden de Londres (29 octobre-20 novembre). 21 représentations au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles à partir du 12 novembre 1891, avec Alba Chrétien dans le rôle d’Angélique. Catherine Mastio lui succédera lors d’autres reprises bruxelloises.

Juillet 1891 : Zola dicte à Bruneau le scénario d’un drame lyrique tiré de sa nouvelle L’Attaque du moulin.

25 septembre 1891 : Zola reçoit le premier acte de L’Attaque du Moulin.

1892 : Le Rêve est repris à l’Opéra-Comique le 14 janvier avec Albert Lubert (Félicien) et Juliette Pierron (Hubertine) ; 4 représentations, puis 21 autres à la Monnaie en 1891-1892. Représenté aussi au Grand Théâtre de Nantes à partir du 23 mars 1892 et à l’Opéra de Hambourg sous la direction de Gustav Malher (28 mars 1892).

13 novembre 1892 : audition de L’Attaque du moulin en présence du directeur de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho.

26 février 1893 : Le Rêve est représenté au Théâtre de la Monnaie.

9 mai 1893 : Zola assiste avec Bruneau à la représentation générale de La Walkyrie au Palais-Garnier ; l’opéra sera créé le 12 mai suivant dans cette même salle.

23 novembre 1893 : à l’Opéra-Comique, première de L’Attaque du moulin, drame lyrique en quatre actes tiré de la nouvelle éponyme de Zola, deux jours après la répétition générale ; le livret versifié, publié chez Charpentier le 24 novembre, est encore de L. Gallet, mais cette fois Zola a remanié une partie du texte. 39 représentations du 23 novembre 1893 au 17 mars 1894. Décors de Marcel Jambon. Costumes de Théophile Thomas. Mise en scène de Léon Carvalho. Distribution : Georgette Leblanc (Françoise), Marie Delna (Marceline), Mlle Laisné (Geneviève), Max Bouvet (Merlier), Edmond Vergnet (Dominique), Hippolyte Mondaud (Le capitaine ennemi), Edmond Clément (La Sentinelle), Hippolyte Belhomme (Le tambour), E. Thomas (Le capitaine français), Henri Artus (Un jeune homme), Ragneau (Un sergent). Chef d’orchestre : Jules Danbé.

Décembre 1893 : il rédige Lazare, « comédie lyrique en un acte » qui ne sera mise en musique qu’en 1903, soit un an après la mort de Zola, sous la forme d’un oratorio. La prose zolienne remplace la versification de Gallet.

27 décembre 1893 : Zola et Bruneau assistent à la première représentation de la Gwendoline de Chabrier et Catulle Mendès au Palais-Garnier.

1894 : L’Attaque du moulin repris à la Monnaie fin janvier ; les Zola assistent aux deux premières représentations. L’œuvre est ensuite montée au Théâtre de Versailles (14 avril), puis à Covent Garden (4 juillet).

14 février 1894 : Zola et Bruneau se rendent à une représentation du Sigurd d’Ernest Reyer.

Mars-avril 1894 : rédaction du livret de Messidor, « drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux » qui sera mis en musique par Bruneau et créé en 1897. Le choix assez nouveau de la prose soulève quelques discussions, mais dans l’ensemble on salue une heureuse initiative. Partition commencée par Alfred Bruneau le 15 avril. Reçu à l’Opéra le 20 septembre 1894.

17 décembre 1894 : reprise du Rêve à la Monnaie.

1895 : L’Attaque du moulin est représenté à Amsterdam en février, puis à Breslau le 5 novembre.

13 mai 1895 : Zola voit à l’Opéra une « représentation triomphale de Tannhäuser », selon Henri Mitterand.

21 novembre 1895 : Bruneau et Zola revoient ensemble le dernier acte de Messidor.

26 novembre 1895 : assiste avec sa femme et Bruneau à la première de Xavière, « idylle dramatique » tiré du roman de Ferdinand Fabre par L. Gallet ; la musique est de Théodore Dubois.

18 décembre 1895 : Zola assiste à la répétition générale, transformée en soirée de gala, de Frédégonde, drame lyrique dont le livret est de L. Gallet et la partition d’Ernest Guiraud (le créateur, mort en 1892), achevée par Saint-Saëns et Paul Dukas.

1896 : Le Rêve est repris à La Monnaie (12 octobre) et à Genève (11 décembre).

Octobre-novembre 1896 : rédaction du livret de L’Ouragan.

Novembre-décembre 1896 : Zola compose le livret de Violaine la chevelue, une « féerie lyrique en cinq actes et neuf tableaux » qui « transpose dans le domaine du surnaturel l’idée réaliste de Messidor », de l’aveu même de Bruneau. En raison du refus de l’Opéra de s’engager dans une réalisation jugée trop coûteuse, Violaine ne sera jamais mise en musique ni jouée.

3 décembre 1896 : Zola assiste à la première répétition d’ensemble de Messidor à l’Opéra.

Début décembre 1896 : assiste avec sa femme et Bruneau à la reprise de Lakmé (1883) de Léo Delibes (1836-1891), remonté avec Marie Van Zandt.

7 janvier 1897 : Zola assiste à une répétition de Messidor et fait quelques retouches au livret.

19 février 1897 : au Palais Garnier, création de Messidor, après la répétition générale du 16. Mise en scène de Pedro Gailhard. Chorégraphie de Joseph Hansen. Distribution : Blanche Deschamps-Jéhin (Véronique), Lucy Berthet (Hélène), Albert Alvarez (Guillaume), Jean-François Delmas (Mathias), Maurice Renaud (Le berger), Jean Noté (Gaspard), Gallois (Un prêtre). Ballet : Mlles Julia Subra, Carlotta Zambelli et Henriette Robin. Chef d’orchestre : Paul Taffanel. Décors : Auguste Rubé, Marcel Moisson, Philippe Chaperon, Amable, Marcel Jambon et Alexandre Bailly. Costumes : Charles Bianchini. Le président Félix Faure assiste à la première. Publication du livret le 19 février chez Choudens. 11 représentations jusqu’en mai, seize au total. Reprise à Nantes le 19 novembre. Le spectacle sera repris en février 1917.

20 février 1897 : début d’une polémique avec Louis de Fourcaud, critique musical du Gaulois, à propos de Messidor.

29 mai 1897 : L’Attaque du moulin est représenté à Covent Garden.

13 octobre 1897 : Zola et Bruneau revoient ensemble le 2e acte de L’Ouragan.

10 novembre 1897 : l’écrivain se rend à l’Opéra en compagnie de Bruneau pour voir Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg.

10 février 1898 : Messidor est joué à la Monnaie.

19 juillet 1898-4 juin 1899 : exil à Londres suite à l’affaire Dreyfus.

29 janvier et 5 février 1899 : le prélude du 4e acte de Messidor est joué avec succès au Châtelet au cours de deux concerts dominicaux dirigés par Édouard Colonne.

25 septembre  1900 : Zola assiste à la répétition générale du Rêve à l’Opéra-Comique. L’œuvre sera reprise pour dix représentations entre le 27 septembre et le 30 octobre avec Julia Guiraudon dans le rôle d’Angélique.

Février-mars 1901 : écriture du livret d’une comédie lyrique en cinq actes, L’Enfant roi.

7 mars 1901 : Zola et Bruneau annoncent qu’ils ont décidé de ne pas engager de poursuites contre Pedro Gailhard, le directeur de l’Opéra, lequel avait rompu sa promesse de reprendre Messidor pendant l’Exposition de 1900.

22 mars 1901 : les Zola assistent à une répétition de L’Ouragan, à l’Opéra-Comique.

29 avril 1901 : L’Ouragan, « drame lyrique en quatre actes », voit le jour à l’Opéra. Décors de Lucien Jusseaume. Mise en scène d’Albert Carré. Distribution : Jeanne Raunay (Jeanine), Marie Delna (Marianne), Julia Guiraudon (Lulu), Maréchal (Landry), Hector Dufranne (Gervais), Jean Bourbon (Richard). Chef d’orchestre : Alexandre Luigini. Il ne connaîtra que quatorze représentations, en dépit du succès remporté par l’interprétation de Marie Delna et la musique de Bruneau.

4 décembre 1901 : Zola assiste à la dernière représentation de L’Ouragan, à l’Opéra-Comique.

16 décembre 1901 : Pedro Gailhard lui rend le manuscrit de Violaine la chevelue.

Août-septembre 1902 : écriture de Sylvanire ou Paris en amour, drame lyrique en cinq actes, jamais représenté.

29 septembre 1902 : mort de Zola.

3 mars 1905 : L’Enfant roi est créé à l’Opéra-Comique avec Claire Friché (Madeleine), Marie Thierry (Georget), Mathilde Cocyte (La grand-mère), Jeanne Tiphaine (Pauline), Hector Dufranne (Françoise), Jean Périer (Auguste) et Félix Vieuille (Toussaint). Décors de Lucien Jusseaume, Eugène Ronsin et Marcel Jambon. Mise en scène d’Albert Carré. Chef d’orchestre : Alexandre Luigini. Douze représentations. La critique moque le prosaïsme supposé des décors et des paroles. Willy écrivit à ce propos : « Voici que l’on met en musique le langage courant. On chante le Bottin, on musicalise l’annuaire des téléphones, on harmonise le livre de caisse et le livre de commandes commerciales, on met en duo le « Doit et avoir »… » En revanche, la partition de Bruneau fut généralement fort appréciée.


Notes

1 – CŒUROY André, Wagner et l’esprit romantique, Paris, Gallimard, « Idées », n° 86, 1965, p. 294.

2 – PISTONE Danièle, « Wagner et Paris », R.I.M.F, n°1, 1980, p. 20.

3Ibid.

4 – Caricature parue à la une du journal L’Eclipse daté du 18 avril 1869.

5 – Le Carnaval des revues, en un prologue, deux actes et neuf tableaux, livret d’Eugène Grangé, Philippe Gille et Ludovic Halévy, créé le 4 février 1860, comporte une « Symphonie de l’avenir » (6e tableau) qui brocarde de manière explicite l’auteur de Tannhäuser

6 – Articles sur Wagner initialement parus dans La Presse des 18 et 19 septembre 1850, la Revue et Gazette musicale de Paris du 22 septembre 1850 et L’Artiste du 1er octobre 1850.

7 – Théophile Gautier, critique musical au Moniteur, fit un compte-rendu détaillé de Tannhäuser dans le numéro du 29 septembre 1857.

8 – CHAMPFLEURY Jules, Richard Wagner, Paris, Bourdillat, mars 1860, repris dans Grandes Figures d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Poulet-Malassis, février 1861.

9 – Voir LOOTEN Christophe (sous la dir. de), Visites à Richard Wagner, Bègles, Le Castor astral, « Les Inattendus », 1992.

10 – « Richard Wagner, rêverie d’un poète français, Paris », Revue wagnérienne, 8 août 1885, p. 195-200.

11 – Édouard Dujardin (1861-1949) fonda avec Téodor de Wyzewa (1863-1917) la Revue wagnérienne, aussi éphémère (1885-1888) que décisive dans l’essor du wagnérisme en France.

12 – Le Théâtre complet de Wagner, les XI opéras, scène par scène, avec notes biographiques et critiques, Paris, Chamuel, 1894, rééd. Genève, Slatkine, « Ressources », 1981.

13 – Wagner, Paris, Éditions de la Revue d’art dramatique, 1899.

14 – L’opéra fut d’abord représenté en province, à Lille et à Rouen (1893), puis à Toulouse l’année suivante.

15Eine Kapitulation. Lustspiel in antiker Manier [Une capitulation, comédie à la manière antique], pièce écrite en 1870. Elle porte le numéro 102 dans le catalogue des œuvres établi par John Deathridge, Martin Geck et Egon Voss sous le titre Wagner Werk-Verzeichnis (WWV). La musique composée par H. Richter a été perdue. La Kaisermarsch en si bémol majeur avec chœur final date de 1871 et elle est répertoriée sous le numéro WWV 104. Le poème À l’armée allemande devant Paris [An dasdeutsche Heer vor Paris] a été composé en janvier 1871. Wagner l’inclut dans le neuvième volume de ses œuvres complètes en 1873.

16 – Mais Massenet l’avait devancé dans ce dessein, et Zola lui proposa en compensation d’adapter LeRêve, une autre de ses œuvres. Toutefois, le projet de Massenet ne se concrétisa pas, et Bruneau put finalement écrire un opéra à partir de La Faute de l’abbé Mouret après la disparition de l’écrivain.

17 – Voir les extraits cités en annexe de notre article.

18 – FANTIN-EPSTEIN Marie-Bernadette, Richard Wagner – Émile Zola : analogies et correspondances, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Les Cahiers de Littératures », 1992, p. 55-63. Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre mémoire de DEA, dirigé par Marie-Thérèse Mathet et Marie-Bernadette Fantin-Epstein et soutenu en juin 2002 à l’université de Toulouse II-Le Mirail dans un jury où figurait aussi Arnaud Rykner.

19 – MANN Thomas, Wagner et notre temps [Wagner und unsere Zeit], Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche-Pluriel », 1977, n° 8315, articles prés. par Georges Liébert.

20 – Émile Zola, lettre à Giuseppe Giacosa du 28 décembre 1882.

21 – Ce qu’il ne pourra faire qu’après la mort de son ami Zola.

22Lazare, comédie lyrique en un acte créée sous la forme d’un oratorio en 1903 ; Zola était mort le 29 septembre 1902.

23 – ALLARD Eugène et VAUXCELLES Louis, « Les conquêtes du siècle : II. La musique. M. Alfred Bruneau », Le Figaro, vol. 46, n° 280, 7 octobre 1900, p. 4-5.

24– « Lettre à Alfred Bruneau du 7 octobre 1900 », dans Correspondance, t. X, octobre 1899/septembre 1902, Montréal et Paris, Presses de l’Université de Montréal et CNRS, 1995, p. 179.

25 – Conçu dès 1862 mais joué seulement vingt-deux ans plus tard, après trois refus de la direction de l’Opéra.

26 – La première du Roi Arthus à la Monnaie de Bruxelles le 30 novembre 1903 fut posthume, Ernest Chausson étant mort en 1899.

27 – ZOLA Émile, Le Naturalisme au théâtre, « Les exemples » : « La féerie et l’opérette », I, dans Œuvres complètes, XI, Paris, Tchou/Cercle du Livre précieux, 1968, p. 498. Article initialement paru dans Le Bien Public du 15 mai 1876, au moment où Offenbach venait de partir pour une tournée de trois mois aux États-Unis, dans le cadre du centenaire de l’Indépendance, faisant figure d’ambassadeur artistique de la France.

28 – WAGNER Richard, Opéra et drame dans Œuvres complètes en prose, vol. 4, Paris, Delagrave, 1910, 1928, réimpr. Plan-de-la-Tour, Éditions d’Aujourd’hui, « Les Introuvables », 1976, p. 53.

29 – Siegfried, acte II, scène 2.

30Messidor, I, 3, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 15, Paris, Tchou/Cercle du Livre précieux, 1969, p. 553.

31Messidor, IV, 4, op. cit., p. 576.

32Messidor, I, 3, op. cit., p. 553.

2Messidor, III, premier tableau, didascalies, op. cit., p. 565.

34 – « ein zarter, rosiger Dämmer » écrit Wagner.

35 – « Durch Gebärden begeisterter Trunkenheit reizen die Bacchantinnen die Liebenden zu Wachsender Ausgelassenheit hin. […] Sie vermehren durch ihre Jagd auf die Nymphen die Verwirrung ; der allgemeine Taumel steigert sich zur höchsten Wut. », trad. de Philippe Godefroid dans PAZDRO Michel (sous la dir. de), Guide des opéras de Wagner, Paris, Fayard, 1988, rééd. « Les Indispensables de la musique », 1994, p. 90.

36Messidor, III, premier tableau, op. cit., p. 566.

37Messidor, I, 3, op. cit., p. 552.

38L’Ouragan, op. cit., p. 639.

2 – « Das Meer nimmt den grössten Teil der Bühne ein ; weite Aussicht auf dasselbe ».

40 – Chœur de marins chez le premier, de pêcheurs chez le second.

41 – Michel Debrocq, commentaire du Vaisseau fantôme dans PAZDRO Michel (sous la dir. de), Guide des opéras de Wagner, op. cit., p. 65.

42– Programme rédigé par Alfred Bruneau et Émile Zola pour L’Ouragan et cité par Frédéric Robert dans les Œuvres complètes, op.cit., p. 672.

43L’Ouragan, III, 6, op. cit., p. 663.

44Ibid.

45 – Selon les mots de Marianne, IV, 4, op. cit., p. 669.

46 – Paroles de Jeanine, Ibid.

47 – Cité par Alfred Bruneau dans son livre de souvenirs À l’ombre d’un grand cœur. Souvenirs d’une collaboration, Paris, Fasquelle, 1932, rééd. Genève, Slatkine, « Ressources », n° 86, 1980, 2002, p. 65-66.

48 – « Le Drame lyrique », Le Journal, Paris, 22 novembre 1893, repris par A. Bruneau, op. cit., p. 66.

49 – Cité dans À l’ombre d’un grand cœur, op. cit., p. 99-100.


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Thèses et travaux universitaires

BERLIER Jean-Paul, Alfred Bruneau et Émile Zola, mémoire de maîtrise d’éducation musicale, Université de Paris-IV, 1976.

MACKE Jean-Sébastien, Émile Zola – Alfred Bruneau. Pour un théâtre lyrique naturaliste, mémoire de DEA sous la direction d’Alain Pagès, Université de Reims-Champagne-Ardenne, 2000.

MACKE Jean-Sébastien, Émile Zola – Alfred Bruneau. Pour un théâtre lyrique naturaliste, thèse de doctorat de littérature française sous la direction d’Alain Pagès, Université de Reims-Champagne-Ardenne, 2 volumes, 2003.

MAIRE-VARUPENNE Anne-Catherine, Les Opéras d’Alfred Bruneau, la collaboration d’Émile Zola et le naturalisme musical, thèse de doctorat en musicologie dirigée par Anne Penesco, Université Lumière-Lyon II, 2 volumes, 7 janvier 2003.

Divers

MACKE Jean-Sébastien, Le Rêve d’Alfred Bruneau, dossier électronique sur le roman Le Rêve d’Émile Zola, section « Réception-adaptation » [en ligne]. Lien vers le site.

« Alors Satan entra en Judas » : vies, morts et possession de Judas sur la scène médiévale

Bao-Trang Ha-Minh
Doctorante, Université Toulouse – Jean Jaurès
b.ha-minh/@/hotmail.fr

Pour citer cet article : Ha-Minh, Bao-Trang, « “Alors Satan entra en Judas” : vies, morts et possession de Judas sur la scène médiévale. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°1 « Commencements », 2005, mis en ligne en 2005, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Présenté comme un homme possédé par le diable par les évangiles, Judas se voit affublé de tous les stigmates dès le Moyen-Âge : nouvel Œdipe, il tue son père et épouse sa mère ; trésorier cupide, il trahit son maître ; Juif aux attributs biologiques féminins, et par conséquent diabolique, il offre son âme à Satan en se suicidant. L’étude des apparitions de ce personnage sur la scène médiévale nous a permis de comprendre comment la théologie de la possession et la pratique théâtrale se sont fécondées l’une l’autre. Marionnette entre les mains de Lucifer, instrument didactique dans celles de l’Église, incarnation du mal dans celles des fatistes, Judas est, de la même manière que l’acteur, un corps possédé : le phénomène de la possession est un moyen de représentation du mal et de la maladie. Et paradoxalement c’est parce qu’elle est devenue un élément de dramatisation que la possession se transforme en instrument de rédemption.

Mots-clés : Bible – possession –  Satan – Diable – Judas – Passion – Moyen-Âge.

Abstract

As the Gospels present him as a man possessed by the devil, Judas epitomizes the worst sins in the Middle Ages: this new Oedipus kills his father and marries his mother; this greedy treasurer betrays his master; this biologically feminine, and thus diabolical Jew offers his soul to Satan when he commits suicide. The study of this character’s appearances on the medieval stage allows us to understand how the theology of possession and the dramatic practice had influenced each other. Judas is staged as a puppet in the hands of Satan, a didactic instrument in the hands of the Church, the incarnation of evil in the hands of the “fatistes”, Judas is, like the actor, a possessed body: the phenomenon of the possession is a mean to represent evil and diseases. And it is paradoxically because of its dramatization that the possession becomes an instrument of redemption.

Keywords: Bible – possession – Satan – evil – Judas – Passion – Middle Ages.


Judas Iscariote est l’un des apôtres les plus connus mais aussi l’un de ceux dont on parle le moins dans le Nouveau Testament : nous avons compté dix-sept occurrences réparties en quatre ou cinq épisodes. Deux évangélistes le décrivent comme un possédé ; Luc écrit : « Alors Satan entra en Judas, que l’on surnommait Iscariote, l’un des douze […]1 » et Jean raconte que : « après qu’il eut mangé cette bouchée, Satan entra en lui2 » comme l’avait prédit Jésus : « […] pourtant l’un d’entre vous est un diable3 ». La parcimonie avec laquelle les textes bibliques nous apportent des informations sur lui, son rôle dans l’histoire sainte et son aura maléfique ont permis aux auteurs les spéculations les plus fantaisistes aussi bien en ce qui concerne sa vie que sa mort, qui sont ainsi devenues plurielles. Au Moyen Âge, ce personnage fascine aussi bien les théologiens que les chrétiens qui continuent à se demander pour quelle raison Judas a trahi Jésus ? Pourquoi a-t-il rendu le mal pour le bien ? Et parmi toutes les réponses données, telles l’avarice, l’envie, la prédestination ou la possession diabolique, cette dernière semble avoir reçu la caution des Évangiles. Alors si tous les indices laissent à penser qu’il est possédé, Judas peut-il encore être considéré comme coupable, peut-il être « sauvé » dans la mesure où il a participé au salut des hommes ?

L’étude du personnage de Judas en tant que possédé, c’est-à-dire tel qu’il est mis en scène à la fin du Moyen Âge, nous permet de montrer comment la théologie de la possession et la pratique théâtrale se sont fécondées l’une l’autre. Tout d’abord, nous nous intéressons au sort que les théologiens réservent à Judas : en faisant de lui un possédé, ils l’utilisent comme un argument de prédication, voire de propagande, efficace : ce personnage se définit comme une incarnation du mal (sans vraiment donner son origine). Ensuite, notre étude des différents attributs de Judas confirmera que le phénomène de possession est un moyen de représentation du mal, comment il sert à désigner le mal et la maladie. Enfin, nous démontrerons qu’en devenant un élément de dramatisation, la possession se transforme en instrument de rédemption.

1. Un argument de prédication

1.1 Le destin d’un possédé

Plusieurs versions, parfois contradictoires, de la biographie de Judas coexistent dans la culture médiévale, mais nous pouvons dire que les auteurs s’accordent pour lui donner une vie criminelle, une mort ignominieuse et une éternité infernale.

Même si les évangélistes attribuent à Judas des attitudes et des motivations diverses, les versions de sa vie avant la rencontre avec le Christ, sont encore plus nombreuses (P. F. Baum en a répertorié quarante-deux4) et plus divergentes. Pourtant, elles ont pour point commun de le peindre comme le pire des criminels puisqu’il s’est rendu coupable de tous les crimes « possibles et imaginables ». La Vie de Jésus en arabe, un écrit apocryphe chrétien, rapporte le fait suivant : lorsqu’il a trois ans, en pleurant, Jésus chasse le démon du corps d’un autre enfant.

Aussitôt, ce démon sortit de Judas et s’enfuit comme un chien enragé. Ce garçon était Judas Iscariote, qui livra Jésus à la mort, et l’endroit où il frappa notre Seigneur est aussi l’endroit où celui-ci fut percé par la lance lors de la Passion5.

Dans la Légende dorée, Jacques de Voragine raconte l’histoire de Judas tout en insistant sur le fait qu’elle est apocryphe : à la suite d’un songe prémonitoire, les parents de Judas, Ruben et Ciborée, décident de l’abandonner à la mer. Il est recueilli par la reine de l’île de Scarioth et, plus tard, il assassine le fils de sa mère adoptive. Judas s’enfuit et se met au service de Pilate qui lui demande de voler des fruits du pommier qui pousse dans le jardin de son voisin, un certain Ruben. En commettant son larcin, Judas tue le propriétaire des lieux. Pour le récompenser, Pilate lui donne pour épouse la veuve de sa victime, qui avait de grandes richesses6. Mais, en l’interrogeant sur ses origines, sa femme Ciborée comprend que Judas est le meurtrier de son père et le mari de sa mère. Il quitte tout pour aller trouver Jésus afin de faire pénitence. Il finit par livrer son maître à une mort certaine. Ainsi, la tradition médiévale a peint le portrait d’un Judas fratricide, voleur, parricide, incestueux et déicide. Pour l’achever, elle insiste sur le fait qu’il s’est suicidé. Judas incarne le mal parce qu’il commet des crimes et même ces actes sont considérés comme des crimes parce qu’ils sont commis par Judas.

Alors que les Évangiles semblaient unanimes à propos de la vie de Judas, les écrits néotestamentaires donnent deux versions de sa mort : d’après l’Évangile de Matthieu, pris de remords, il s’en va trouver les prêtres pour leur rendre leur argent avant de se pendre (Mt 27,3 de la Vulgate7), mais d’après les Actes des Apôtres (texte attribué à Luc) il achète un champ avec l’argent de son forfait, le « champ du sang » sur la terre duquel il tombe, et son corps s’ouvre par le milieu, laissant échapper ses viscères (Ac 1, 11-138). Après une longue série de conjectures plus farfelues les unes que les autres9, Jacques de Voragine parvient à produire une version qui permet aux deux textes de s’accorder :

Il est vrai que touché de repentir il rapporta [l’argent] et qu’il alla se pendre avec un lacet, et s’étant pendu, il a crevé par le milieu du ventre et toutes ses entrailles se sont répandues ; il ne rejeta rien par la bouche […] Il mourut en l’air, afin qu’[…]il fût placé ailleurs que dans l’habitation des anges et des hommes, et qu’il fût associé avec les démons dans l’air10.

Enfin, un sort terrible l’attend dans l’au-delà : lorsque Jésus descend en Enfer pour sauver les âmes, Judas se voit condamné à la damnation éternelle avec des compagnons qui, comme lui, ont commis des péchés tels qu’ils ne peuvent recevoir de pardon : l’Évangile apocryphe de Barthélemy le cite avec Caïn et Hérode, Dante le décrit avec Brutus et Cassius et les fresques des églises le représentent en compagnie de Néron, entre autres11

Après une telle accumulation de malheurs, personne ne peut douter de la possession dont il est victime. À l’époque où les échafauds se multiplient aussi bien pour accueillir des représentations théâtrales que des exécutions de criminels, Judas n’apparaît plus uniquement comme le bouc émissaire sur lequel s’acharnent les clercs, il obtient un droit de réponse, il devient un homme qui a choisi son destin.

1. 2 Le procès de Judas

En ce qui concerne Judas, l’Église médiévale s’attache à inculquer un enseignement sous forme de réquisitoire. Pour elle, ce personnage résume tous les péchés qu’elle combat. À lui seul il transgresse tous les interdits, et surtout les plus récents : l’interdit matrimonial de consanguinité inventé et défini par l’Église dès le XIesiècle12 (pour mieux contrôler les alliances princières et aristocratiques), ainsi que la prohibition de l’usure que Judas pratique en tant de Juif, comme le montre cet extrait d’un mystère de la Passion du début du XIVe siècle :

ANNE

[…] Je n’en possède que vingt-huit !

Mais, par la loi qui nous unit,

Si vous m’avancez deux deniers,

C’est quatre que vous recevrez13 !

Et surtout, Judas a trahi Jésus et devient alors l’archétype du traître, le criminel par excellence. Dans le système féodal, il s’identifie au vassal félon.

Mais s’il est possédé, c’est-à-dire incapable de choisir entre le bien et le mal, peut-on le considérer comme responsable de ses actes ? La loi se refuse à condamner le fou. C’est pourquoi, à la différence de la prédication ecclésiastique, le théâtre offre plutôt un enseignement sous forme de plaidoyer. Il donne la parole à l’accusé : désormais c’est Judas qui raconte son histoire. Dans la Passion provençale14, l’histoire est très différente de celle qui se retrouve dans les autres textes : pas de rêve prémonitoire, ni de fratricide, ni de vol de pommes. Abandonné pour échapper au massacre des Innocents, Judas est élevé dans une contrée lointaine avant de revenir à Jérusalem où il tombe amoureux d’une femme qu’il épouse. Il vit heureux jusqu’au jour où son épouse découvre qu’elle est aussi sa mère15. Puis, à la fin du XVe siècle, Jean Michel est le premier à dramatiser la vie pré-évangélique de Judas qui apparaît sur scène juste après avoir commis son premier meurtre. Le rôle de ce personnage s’amplifie au fur et à mesure qu’il acquiert une certaine épaisseur psychologique.

Pourtant, au milieu du XVe siècle, Arnoul Gréban avait introduit une lutte entre Désespérance et Judas16 pour la possession de son âme, un dialogue en forme de parodie de procès au cours duquel l’accusé finissait par se condamner et un démon servait de greffier. Le suicide devient l’occasion d’une scène à la fois pathétique et comique : par orgueil, Judas se persuade que le pardon est impossible et la damnation inévitable et par désespoir, il prend la décision de mettre fin à ses jours, l. 55-80, pour finir par se donner au diable de son plein gré, décision qui apparaît comme une façon ultime de garder le contrôle.

En fait, l’argument de la possession semble des plus pernicieux : dans la mesure où Judas fait le choix de se donner à Lucifer, il n’est plus une victime, il est devenu acteur. Le théâtre rend possible l’humanisation de Judas en même temps que le discours du personnage permet de voir la scène puisqu’il décrit le décor infernal.

2. Un moyen de représentation

2. 1. La physionomie du mal

Grâce à une riche iconographie, nous disposons d’une longue liste d’éléments qui permettent d’identifier Judas, parmi lesquels nous ne citons que les plus courants : il est roux17, il porte un pallium ou une tunique (car les apôtres sont vêtus d’un habit « à l’antique ») de couleur jaune, il est gaucher, il possède une bourse (à la main ou à la ceinture), il est représenté de profil à cause du mauvais œil, puis de trois-quarts, enfin de face regardant le spectateur au XVIIe siècle, car désormais le mal possède un visage. Dans les représentations de la Cène, même la place à table qu’occupe le traître témoigne de son caractère maléfique. Dans les didascalies de son texte dramatique, Jean Michel suit une tradition picturale assez répandue en décrivant le plan de table : Judas est placé de manière explicite en face du Christ, à sa gauche. De cette manière, il est bien visible, et il permet aussi aux spectateurs de voir tous les autres apôtres assis en opposition par rapport au traître. Désormais, le mal a une place : à gauche.

De plus, la présence d’un démon aux côtés de Judas ne laisse aucun doute sur le véritable maître de ce dernier. La comparaison entre les gestes de la mise en scène de l’Eunuque de Térence dans le manuscrit de Tours et la fresque de Giotto nous permet de reconnaître le puissant instigateur de la trahison de Judas : d’une part, le démon pousse le traître dans le dos pour l’inciter à agir, et de l’autre, le fait que tous deux font le même geste de la main sont des preuves d’obéissance de l’homme, d’après le répertoire des gestes de François Garnier18. Et l’indéniable ressemblance entre l’être humain et la créature diaboliquefait de celle-ci une caricature infernale de celui-là.

Ainsi Judas est bel et bien possédé. Le mal possède un corps.

2. 2 La physiologie de la possession

Les ouvrages qui enseignent le discernement des esprits, font de l’observation de la physiologie humaine un moyen sûr de déterminer si l’esprit qui habite le ou la possédé(e) se révèle d’origine divine ou démoniaque et l’anatomie se retrouve au service de la théologie : les viscères (ou le ventre) sont le lieu où demeure le démon. Une fresque de Canavesio19 représente Judas figé, défiguré par un rictus horrifié tandis qu’un démon s’empare de son âme. Ses organes ressemblent à des bourses pendantes20. Par ailleurs, les textes dramatiques reprennent l’idée que l’âme de Judas ne peut sortir que par son ventre. En 1501, la ville de Mons met en scène un Mystère de la Passion et un « secret » est inventé pour rendre cette éviscération plus que saisissante : suspendu en l’air grâce à des poulies, l’acteur portait sous sa robe un sac rempli de boyaux de porc que le démon coupait à l’aide d’un couteau pour laisser s’échapper son contenu21.

En revanche, le cœur est le lieu où résident l’âme et l’Esprit saint (d’où la coutume d’enterrer séparément cœur et entrailles et de récupérer les os). La définition que donne Saint Bonaventure de la possession dit que « les démons peuvent […] s’introduire dans le corps de l’homme et le tourmenter […] C’est ce qui s’appelle posséder […] Mais pénétrer dans l’intime de l’âme est réservé à la substance divine22 ». Pourtant, malgré le traité de Saint Bonaventure, Judas a ouvert non seulement ses entrailles à Satan, mais aussi son cœur, d’après Jean Michel :

DÉSESPÉRANCE

Ouvre ton cœur et mets-y

Désespérance et tu n’hésiteras plus ;

Abrège ta vie et pends-toi :

Voici une corde que j’ai gardée pour toi23.

Le décor d’une Passion, jouée en 1583 à Luzerne, laisse voir en son centre l’arbre à la branche depuis laquelle le traître se pend24. Quant à la liste des costumes, elle nous permet de savoir de quelle manière a été représentée l’âme de Judas (alors qu’elle était confectionnée en carton-pâte à Mons ou figurée par un poupon à Valenciennes, 1547) :

Judas Iscariote […] est habillé comme pour le premier jour. Il doit avoir sur lui tous les accessoires nécessaires à sa pendaison et un jeune coq vivant déplumé sur sa poitrine, comme s’il était son âme (cf. Lucifer avec des pattes de poulet dans les fresques). Dismas et Gestas […] sont habillés pauvrement, d’une façon bizarre, comme des voleurs et des meurtriers. […] Dismas est celui de droite et Gestas celui de gauche. […] Celui de gauche doit avoir des cheveux roux et une barbe, ainsi qu’un écureuil noir autour de son cou ou sur sa poitrine, comme s’il était son âme. […] Celui de droite les cheveux noirs et une barbe courte et bien bouclée, ainsi qu’une poupée de chiffon blanc propre autour de son cou ou sur sa poitrine, comme si elle était son âme25.

Le savoir anthropologique médiéval est compilé dans des ouvrages qui véhiculent des images servant à justifier le pouvoir des élites. Une fois de plus, Judas se retrouve mis à contribution dans une propagande idéologique menée contre les femmes, contre les Juifs, voire contre les paysans. En effet, la possession semble être une spécialité féminine car les femmes sont considérées comme des hommes que la nature a ratés. Leurs déficiences physiologiques et psychologiques font d’elles les créatures dans lesquelles les esprits pénètrent avec le plus de facilité, comme l’explique Vincent de Beauvais :

Les femmes ont un tempérament plus froid que les hommes, et donc elles sont plus petites et plus humides que les hommes. Ainsi, à cause de la froideur de leur tempérament, elles ont plus de liquides superflus, ce qui fait que la substance de leur chair est plus poreuse26. (et donc plus ouverte aux pénétrations démoniaques !)

Et, en suivant ce raisonnement, plusieurs auteurs déduisent que, parce qu’ils ont été circoncis, les Juifs ne sont plus des hommes, ils sont affligés de maux caractéristiques, comme par exemple les menstruations. L’éviscération et l’épanchement sanguin de Judas reflètent de telles croyances qui font des Juifs des femmes sur le plan physiologique. Ces théories circulent encore à la Renaissance, nous en avons une allusion dans une réplique du Shylock de Shakespeare, d’autres au XVIIe siècle en Espagne, et même plus tard chez Freud27. Enfin le personnage de Judas, pendu et éviscéré, incarne aussi la population dont la révolte a été sévèrement réprimée par les autorités lors des soulèvements paysans inspirés par la Réforme au début du XVIe siècle. Dans un vitrail anonyme alsacien28, Judas porte des habits de paysan et non le pallium.

En tant que Juif et membre du peuple, Judas devient la figure emblématique du mal à combattre et à maîtriser. En lui, le mal est intériorisé : le théâtre fonctionne comme une autopsie, c’est-à-dire qu’il nous permet de voir de nos propres yeux l’intérieur des corps et des âmes !

3. Un élément de dramatisation

3. 1 L’instrument du diable pour créer une action dramatique

La Passion d’Arras29 apparaît comme le prototype des grandes passions cycliques. Sa principale innovation est l’introduction des diableries : le fatiste nous montre ce qui se passe en enfer. L’action dramatique a toujours des répercussions dans le monde infernal. Satan a reçu pour mission de faire mourir Jésus, il s’arrange pour que Judas le livre aux Juifs. La possession de Judas semble bien être ce « mal nécessaire » dont parle Saint Augustin : les diables, opposants au projet salvifique de Dieu, se font ses auxiliaires. La mise en scène de la lutte entre le bien et le mal apporte à la matière évangélique un dynamisme dramatique.

La nécessité de la possession de Judas apparaît aussi bien sur le plan dramatique interne qu’externe. Le théâtre religieux médiéval se caractérise par l’alternance d’épisodes sérieux et d’épisodes comiques, voire grotesques, comme la mort de Judas. Son arrivée en enfer est devenue un passage obligé. D’une part, une telle scène sert à montrer le sort peu enviable de ceux qui ont choisi le mauvais camp ; d’autre part, elle provoque un rire libérateur.

Le comportement de Judas apparaît très différent de celui des autres possédés dans les Passions médiévales. Alors que ces derniers se remarquent surtout par leurs discours incohérents et leur comportement violent, les fatistes ont choisi de mettre en scène un homme capable d’utiliser sa raison à des fins personnelles. Nous l’avons vu dans l’épisode de sa mort : Judas n’est pas un possédé comme les autres ; de son plein gré, il accepte de se donner au diable, sa damnation se révèle le résultat d’un choix personnel. L’évolution qui va d’Eustache Mercadé et d’Arnoul Gréban à Jean Michel, se conforme tout à fait à l’évolution théologique qui se produit au XVe siècle : Arnoul Gréban s’inspire de la théorie thomiste de la Rédemption universelle alors que Jean Michel introduit des accents nominalistes : il insiste sur la conversion individuelle.

Le drame est devenu intérieur : Judas hésite pendant cinq-cent quarante-deux vers avant de se pendre.

3. 2. La marionnette du fatiste pour créer un réseau de sens

L’évolution du mystère de la Passion inscrit Judas à l’intérieur d’un réseau de sens et de symboles. Les personnages de la culture biblique et chrétienne s’échangent leurs attributs et les péripéties surnaturelles qu’ils ont vécues, pour rendre le spectacle plus humain, plus vivant, car il est impossible de séparer la pensée de la sensibilité, le didactique du spectaculaire. Parmi les souvenirs bibliques, nous avons repéré : Caïn le fratricide, Moïse abandonné et élevé comme membre de la famille royale, la mort d’Absalon qui avait trahi son père David (2 Sa 18, 9-18), etc., et parmi les personnages de l’histoire et de la culture chrétiennes, Judas apparaît comme la figure inversée du Christ, le double d’Arius et le double damné de Théophile. D’une part, Arius, prêtre d’Alexandrie, est condamné comme hérétique30 en 325 parce qu’il a récusé le dogme de la Trinité et donc il a trahi son sacerdoce. Sa mort ressemble à celle de Judas par son côté scatologique : il aurait rendu l’âme en déféquant et en évacuant ses entrailles31. Bède le Vénérable établit un lien entre les deux. D’autre part, la légende du clerc Théophile est la version médiévale de celle de Faust : ayant été rétrogradé dans la hiérarchie ecclésiastique, il vend son âme au diable en échange d’un meilleur poste et de revenus plus importants. Lorsqu’il comprend qu’il risque de passer l’éternité en enfer, il s’adresse à la Vierge qui va récupérer son pacte chez Satan et le sauve. Cet exemplum a été dramatisé par Rutebeuf32 (au milieu du XIIIe siècle). Contrairement à Théophile, Judas a refusé de s’adresser à la Vierge pour qu’elle intercède auprès de son fils. Chez Arnoul Gréban, cette intertextualité nous semble évidente.

3. 3. Un rôle dangereux ou une relique vénérable ?

Quelle conséquence la fiction peut-elle avoir sur la réalité ? Le rôle de Judas, ainsi que celui de tous ceux du parti de Satan, est censé porter malheur, comme le montrent les deux anecdotes suivantes. À Metz, en 1437, juste après que l’acteur qui jouait Jésus se fut évanoui sur la croix  :

Lors de ce même jeu, il y eut un autre prêtre du nom de Jean de Nissey, chapelain de Mairange, qui jouait le rôle de Judas ; mais, parce qu’il est resté pendu trop longtemps, il fut paralysé et faillit mourir, car son cœur cessa de battre ; c’est pour cette raison qu’il fut vite enlevé de l’arbre et il fut porté en un lieu proche pour être frotté de vinaigre et d’autres choses pour être réconforté33.

Puis à Meaux, en 1457-1459, une accumulation de catastrophes ne fit que confirmer cette fâcheuse réputation : parmi les acteurs, les diables moururent dans la plus grande pauvreté, Satan fut pendu et Désespérance se suicida en absorbant du poison. À la suite de quoi, les notables de la ville décidèrent de détruire leur théâtre qui n’a existé que pendant deux ans.

Cependant, il est aussi arrivé que l’auteur se réserve ce personnage, comme Virgil Raber34 qui, lors de la Passion jouée à Bozen en 1514, s’est attribué le rôle de Judas. On peut aussi penser qu’il a dû s’en charger parce que personne n’en voulait.

Pourtant, on attribuait un pouvoir magique aux objets qui avaient touché un condamné ou qui avaient servi à le mettre à mort : on les traitait comme des reliques. La logique de l’inversion qui se trouve au cœur de la pensée chrétienne permettait ainsi la transformation d’instruments de souffrance et de mort en remèdes efficaces pour soulager la douleur et redonner la vie. Mitchell Merback donne plusieurs preuves de l’existence d’une telle croyance : il cite Lucain, Pline l’Ancien et Paracelse35. De plus, par exemple, les vertus curatives et ambiguës attribuées à la mandragore relèvent de cette analogie qu’établit l’imagination médiévale entre la mort d’un condamné de droit commun et celle du Christ rédempteur : cette plante anthropomorphe naît et pousse au pied des gibets grâce aux humeurs qui s’écoulent des cadavres. La représentation d’un supplice met en jeu les mêmes forces de mort et de vie.

Conclusion

En 1548, le Parlement de Paris interdit toute représentation de mystère dans sa juridiction. Cet arrêt, même s’il n’a aucune conséquence dans les villes de province, marque cependant la fin du théâtre médiéval en France. Avec ce registre disparaît aussi peu à peu le personnage de Judas. Cependant, son nom sert depuis longtemps à désigner tous les traîtres par antonomase et son utilisation est devenue un lieu commun, comme le « jaune Judas » d’Agrippa d’Aubigné. Il se retrouve même transposé lors d’une scène de dépit amoureux, dans l’exclamation indignée du valet Covielle que Molière met en scène dans Le bourgeois gentilhomme36. Ainsi l’éclipse de ce personnage ne fut que très éphémère. Au XVIIIe siècle en Espagne, dans Judas Iscariote37, Zamora consacre une pièce entière à Judas : elle montre un itinéraire personnel (d’une fourberie cynique à la souffrance) d’où Jésus est exclu (ainsi que toutes les scènes évangéliques) car la scène finale fait du parricide le crime fondateur de Judas, et non plus la trahison. De l’histoire de Judas, il ne reste plus que les épisodes apocryphes.

La substitution d’un crime à un autre va permettre la « rédemption » de Judas et faire de ses vies et de ses morts un mythe qui semble évacuer la question de la possession. Jean-Pierre Bordier38 et Gérard-Denis Farcy39ont affirmé qu’il existait un mythe de Judas, que ce personnage a toutes les « qualités » pour prétendre au titre de mythe : son caractère paradoxal, sa place dans un réseau riche d’images et de figures, son destin exceptionnel dû à un crime fondateur, à la fois sordide et salvateur. La littérature des siècles ultérieurs a tenté de le rédimer, surtout à partir de l’époque romantique : soit en l’isolant du cadre religieux, soit en donnant de « bonnes » raisons à ses actes, voire en soutenant qu’il est le premier martyr. Grâce à ce « coup de théâtre », elle s’est efforcée de l’excuser en spéculant sur ses motivations, et ce faisant, elle parcourt, mais en sens inverse, l’itinéraire qui avait imposé le personnage de Judas comme le pire des criminels.

Pourtant, on en retrouve des traces dans Le Christ recrucifié40 de Kazantzaki, où les notables d’un village décident de donner une représentation de la Passion : un homme roux, un peu marginal, se voit désigné pour jouer le rôle de Judas et il n’aura de cesse de répéter qu’il le refuse jusqu’au moment où il tuera celui qui incarnait le Christ (dans une scène particulièrement sanglante), comme s’il était possédé par le rôle qu’on lui a attribué…


Notes

1Biblia sacra vulgatae editionis…, Romae, Ex typographica Apostolica Vaticana, 1590, Evangelium secundum Lucam, cap. XXII, 2, p. 974: « Intravit autem Satanas in Iudam, qui cognominabatur Iscariotes, unum de duodecim… »

2Ibid., Evangelium secundum Ioannem, cap. XIII, 25, p. 994 : « Et post buccellam, introuit in eum Satanas. »

3Ibid., cap. VI, 60 : « & e vobis unum diabolus est? »

4 – BAUM P.F., « The Medieval Legend of Judas Iscarioth », PMLA, XXXI, 1916, p. 481-632.

5 – Texte traduit par Ch. Genequand d’après l’édition arabe du Laurentinus [date de rédaction située à l’époque de l’hérésie nestorienne, condamnée par le concile d’Éphèse en 431] dans BOVON Fr. et GEOLTRAIN P. (sous la dir. de), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 225-226.

6 – Cette pratique est courante au XIVe siècle dans les milieux aristocratiques d’après Émile Roy.

7 – Comme cela a été annoncé dans le livre de Zacharie, cf. Za 11, 12-14.

8 – Accomplissant ainsi la prophétie des Psaumes : Ps 68, 30 et Ps 109, 7.

9 – Selon Eusèbe de Césarée, la corde rompit et Judas survit, éviscéré, quelques jours avant de mourir en tombant de son lit.

10 – DE VORAGINE Jacques, La Légende dorée, vol. 1, traduction de J. B. M. Roze, Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 216-217.

11 – cf. Taddeo di Bartolo

12 – Voir POLY Jean-Pierre, Le Chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne, Paris, Perrin, 2003, p. 267-281.

13La Passion du Palatinus, p. 104, v. 212-215.

14 – Retrouvée dans les environs de Toulouse, cette Passion daterait de 1345. Voir La Passion provençale du manuscrit Didot, mystère du XIVe siècle, publié par William P. Shepard, Paris, Champion, 1928.

15 – Jésus lui permet de prélever 10% des revenus de la bourse commune pour nourrir ses deux enfants.

16 – Voir GRÉBAN Arnoul, Mystère de la Passion de notre sauveur Jésus-Christ, traduction et présentation de Micheline de Combarrieu du Grès et Jean Subrenat, Paris, Gallimard, « Folio », 1987.

17 – On raconte qu’un homme, comme un Jésuite l’avait insulté en l’appelant traître à cause de ses cheveux roux semblables à ceux de Judas, lui avait répondu : « Nous ne savons pas si Judas était roux, mais nous sommes sûrs qu’il était de la compagnie de Jésus. »

18 – Voir GARNIER François, Le Langage de l’image au Moyen Âge, II. Grammaire des gestes, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 336-337 et Anonyme, Le Jeu d’Hérode, drame liturgique du XIIe siècle, création avec restitution de la gestuelle médiévale (par François Garnier), Paris, Le Léopard d’Or, 1988, p. 15-17 et 30-31.

19 – Voir Canavesio, Le Diable et le Pendu, Passion, n°21, fresque, 1492, Notre-Dame-des-Fontaines, La Brigue.

20 – Plus tard, en psychanalyse, le ventre sera associé à l’argent.

21 – MUIR Lynette, The Biblical Drama of Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 132, elle cite Gustave Cohen.

22 – Saint Bonaventure, In Sent. Dist. VIII, part. II, a. 1, q. I et II, cité dans l’article « Possession » dans A. Vacant, E. Mangenot, É. Aman, Dictionnaire de Théologie catholique, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1935, Tome XII, 2e partie, p. 2635 et sq. Saint Thomas propose une définition très proche de la possession.

23 – MICHEL Jean, Mystère de la Passion, édition critique d’ O. Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959, p. 344, v. 23797-23800.

24 – Voir R. Cysat, plan pour la 2e journée, mss L Sc 1, fos. 21-22, 1583, Zentralbibliothek, Luzern

25 – Liste des costumes pour le deuxième jour, d’après le ms de Renward Cysat, dans TYDEMAN William (sous la dir. de), The Medieval European Stage, 500-1550, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 386, nous traduisons.

26 – DE BEAUVAIS Vincent, Speculum doctrinale, Graz, 1965, livre XIII, chapitre 16, p. 1178.

27 – KATZ David S., « Shylock’s Gender: Jewish Male Menstruation in Early Modern England » dans Review of English Studies, vol. 50, n° 200, 1999, p. 440-462.

28 – Voir Anonyme, La Pendaison de Judas, vitrail alsacien, 1520-1525, Art Institute of Chicago, Chicago.

29 – MERCADÉ Eustache, Mystère de la Passion d’Arras, édition de J.-M. Richard, Arras, imprimerie de la Société du Pas-de-Calais, 1891, réédition par Slatkine Reprints.

30 – L’arianisme sera adopté par des rois barbares convertis au christianisme et l’Église aura beaucoup de mal à le combattre.

31 – DE VORAGINE Jacques, op.cit., vol. 2, p. 30 : « […] il rendit dans le lieu secret toutes ses entrailles et ses intestins ».

32 – Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, édition de J. Dufournet, Paris, Flammarion, 1987.

33 – BRUNEAU Charles (sous la dir. de), La Chronique de Philippe de Vigneulles, vol. 2, Metz, Société d’Histoire et d’Archéologie de Lorraine, 1927-1933,  p. 245, nous traduisons.

34The Medieval Stage, William Tydeman ed., p. 373.

35 – MERBACK Mitchell B., The Thief, the Cross and the Wheel. Pain and the Spectacle of Punishment in Medieval and Renaissance Europe, Londres, Reaktion Books, 1999, p. 99.

36 – Molière, Le Bourgeois gentilhomme dans Œuvres complètes, vol. 2 Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 751.

37 – DE ZAMORA Antonio, Judas Iscariote in Comedias nuevas con los mismos saynetes con que se executaron, Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag, 1975.

38 – BORDIER Jean-Pierre, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Champion, 1998.

39 – FARCY Gérard-Denis, Le Sycophante ou le rédimé, ou le mythe de Judas, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999.

40 – KAZANTZAKI Nikos, Le Christ recrucifié, Paris, Plon, 1988.


Bibliographie

ARNOUL GRÉBAN, Mystère de la Passion de notre sauveur Jésus-Christ, traduction et présentation de Micheline de Combarrieu du Grès et Jean Subrenat, Paris, Gallimard, « Folio, 1987 », 543p.

BAUM P. F., « The Medieval Legend of Judas Iscarioth », PMLA, 1916, vol. XXXI, p. 481-632.

BEAUVAIS (de) Vincent, Speculum doctrinale, Graz, 1965.

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BIJAOUI Rémy, Le Procès Judas, Paris, Imago, 1999, 154p.

BORDIER Jean-Pierre, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Champion, 1998, 863p.

BOVON Fr. et GEOLTRAIN P. (sous la dir. de de), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997.

BRUNEAU Charles (sous la dir. de), La Chronique de Philippe de Vigneulles, Metz, Société d’Histoire et d’Archéologie de Lorraine, 1927-1933, 4 volumes.

COHEN Esther, « Towards a History of European Physical Sensibility : Pain in the Later Middle Ages », Science in Context, 1995, vol. 8, n° 1, p. 47-74.

DAHAN Gilbert, « Les Juifs dans le théâtre religieux en France (XIIe-XIVe s.) », Archives juives, 1977, 13, p. 1-10.

FARCY Gérard-Denis, Le Sycophante ou le rédimé, ou le mythe de Judas, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, 132p.

GARNIER François, Le Langage de l’image au Moyen Âge, t.II, Grammaire des gestes, Paris, Le Léopard d’or, 1989.

KATZ David S., « Shylock’s Gender: Jewish Male Menstruation in Early Modern England », Review of English Studies, vol. 50, n° 200, 1999, p. 440-462.

KAZANTZAKI Nikos, Le Christ recrucifié, Paris, Plon, 1991, 466p.

La Passion provençale du manuscrit Didot. Mystère du XIVe siècle, Publié par William P. Shepard, Paris, Honoré Champion, 1928, 149p.

Le Jeu d’Hérode, drame liturgique du XIIe siècle. Création avec restitution de la gestuelle médiévale (par François Garnier), Paris, Le Léopard d’Or, 1988, 51p.

MERBACK Mitchell B, The Thief, the Cross and the Wheel. Pain and the Spectacle of Punishment in Medieval and Renaissance Europe, Londres, Reaktion Books, 1999, p. 99.

MERCADÉ Eustache, Mystère de la Passion d’Arras, édition de J.-M. Richard, Arras, imprimerie de la Société du Pas-de-Calais, 1893, 295p.

MICHEL Jean, Mystère de la Passion, édition critique d’O. Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959.

MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme dans Œuvres complètes, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1971, 1584p.

MUIR Lynette, The Biblical Drama of Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, 320p.

POLY Jean-Pierre, Le Chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne, Paris, Perrin, 2003, 607p.

RIBARD J. (sous la dir. de), La Passion du Palatinus, Paris, Honoré Champion, 1991, 100p.

RUTEBEUF, Le Miracle de Théophile, édition de J. Dufournet, Paris, Flammarion, 1987, 150p.

SAINT BONAVENTURE dans Sent, Dist. VIII, part. II, a. 1, q. I et II, cité dans l’article « Possession » dans A. Vacant, E. Mangenot, É. Aman, Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1935.

TYDEMAN William (sous la dir. de), The Medieval European Stage, 500-1550, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

VORAGINE (de) JACQUES, La Légende dorée, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade  », 2004, 1664p.

ZAMORA (de) Antonio de, Judas Iscariote dans Comedias nuevas con los mismos saynetes con que se executaron, Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag, 1975.

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