Exposition Le Plein, Arman, Galerie Iris Clert, 25 octobre 1960

eliasnoel

Les Nouveaux Réalistes souhaitent radicaliser l’art et la mort de la peinture de chevalet. L’exposition Le Plein de l’artiste Arman faisant parti de ce groupe à la galerie Iris Clert à Paris en 1960 ne présente effectivement aucune peinture de chevalet et choisit un parti pris que l’on peut qualifier de radical. Les invités reçoivent une boîte de conserve et découvrent en l’ouvrant quelques mégots, des tickets de métro ainsi que l’annonce de l’événement du 25 octobre 1960. En arrivant sur place, les visiteurs se trouvent devant une galerie presque inaccessible car remplie d’ordures en tout genre. Seul un passage d’1m70 est laissé dans la salle. Le point de vue privilégié se trouve de la rue, les ordures sont visibles grâce aux vitrines de la galerie. Elle est organisée par Iris Clert et l’artiste lui même, aidé de ses amis, notamment Martial Raysse pour l’installation. Nous verrons en quoi cette exposition à la fois résultat d’expérimentations dans l’art moderne et à la fois un moteur de la modernité artistique du début de la seconde moitié du siècle. Pour ce faire, dans une première partie nous identifierons ses enjeux et son contexte. Nous la replacerons dans sa décennie, dans la production personnelle d’Arman puis dans celle des Nouveaux Réalistes. Dans une seconde partie, nous analyserons l’exécution de cette exposition, son amont, ses acteurs et actrices ainsi que ses limites et problématiques. Enfin, à travers deux textes de Pierre Restany et de Wiliam Rubin ainsi qu’une étude des réactivations dont elle à fait l’objet, nous proposerons une analyse de sa réception, de sa fortune et de son impact.

Boite de sardines servant de carton d’invitation pour “Le Plein”, Galerie Iris Clert,Jean-Claude Planchet, Centre Ge Paris, 1960

Les années soixante sont une décennie de basculement hors de la picturalité. Bien que l’un des premiers objet proposé comme une œuvre d’art peut être considéré comme étant la Roue de bicyclette de Duchamp en 1913 Roue de bicyclette, Duchamp, Centre Pompidou, Paris, 1913 ou sa Fontaine en 1917 Fontaine, Duchamp,Centre Pompidou, Paris, 1917, nous devons encore plusieurs décennies avant que l’objet ne règne complètement sur l’art contemporain en Europe et aux États-Unis. De manière presque contemporaine de Duchamp, Picasso et Braque eux aussi aussi révolutionnent le support artistique en réalisant des premiers collages qui introduisent également l’objet d’ans l’art. La Nature morte à la chaise cannée de 1912 de PicassoNature morte à la chaise cannée, Picasso, Musée Picasso, Paris, 1912 est peut être même plus proche des réalisations d’Arman que les ready mande de Duchamp. Il y à alors ici deux choses, le dépassement de la toile et l’objet dans sa matérialité et le dépassement de l’objet en l’évoquant sur la toile. Puisque l’objet s’impose dans la production artistique et dans les esprits des artistes que nous nommerons ici contemporains, il entre peu a peu également dans les expositions. First paper of surrealism d’André Breton à la Whitelaw Reid Mansion d’octobre à novembre 1942 introduit de nombreuses innovations en terme de scénographies. Et cela est particulièrement remarquable avec l’œuvre Mile of String de Duchamp Mile of String, Ducamp, « First paper of surrealism », Whitelaw Reid Mansion, Greene Country, 1942 qui implique une participation active et contraignante des spectateurs invités en plus de l’utilisation d’un simple fil. Les expositions d’art minimal sont également uniquement composées d’objets. Les artistes minimaux nomment eux même leur structures de specific objects. Dans ces expositions, l’importance de l’espace et de la circulation est au centre des préoccupations. De grandes institutions reconnaissent la nécessité d’exposer ces expériences de l’espace que sont les structures minimales. En 1965 le Withney Museum of American Art de New York invite Smith et son Amaryllis Amaryllis, Smith, exposition annuelle du Withney Museum of American Art, New York, 1965 par exemple. Le Plein d’Arman bien que ne se trouvant pas dans un musée mais dans une galerie privée fait parti des moments historiques menant à un certain règne de l’objet dans l’art contemporain des années soixante. Une période durant laquelle, comme au temps de la grandeur de l’Académie, les expositions sont le moment de montrer son œuvre, de la donner au public. Depuis Duchamp, elles sont aussi le moment de rendre l’art artistique et de créer des expériences. Si tout objet peut être artistique et si le regardeur fait l’art alors il est vital de se montrer, de se faire exposer.

Arman se définit lui même comme peintre plus que comme sculpteur. Il est très attaché à la picturalité des œuvres. Il est cependant un artiste clef dans l’abandon de la peinture de chevalet. Dans ses productions des années cinquante, il introduit l’objet par une évocation presque spectrale de ce dernier avec ses séries d’Allure d’objets.Allures d'objets, Arman, 1959 Comme pour Duchamp finalement, le titre, le contexte et l’esprit du regardeur permettent de donner du sens à l’œuvre. En effet, à la manière des dripping de Jackson Pollock, il crée ses peintures en jetant de la matière sur un support. Cependant l’outil qu’il utilise afin de projeter la peinture est ici essentiel, c’est lui qui crée l’œuvre. Cet outil est tantôt un collier, tantôt une paire de bretelles, des œufs… Il utilise ces objets afin de rendre sur le support le souvenir de son impact. La peinture sert de témoin, elle laisse la trace et prouve que l’objet a existé. Il a pour volonté de saisir l’essence, la réalité des objets, du monde. Le monde bouge et évolue alors comment le représenter sans mentir ? En représentant l’apothéose d’un moment particulier dont nous sommes responsable -l’éclatement d’un œuf sur une toile- afin d’en contrôler l’existence et la véracité. De la même manière, dans un monde post-industriel qui produit un nombre quasi infini d’objet comment le spectre d’un seul peut représenter son essence alors que des milliers identiques sortent de l’usine chaque minutes ? Arman commence alors ses Accumulations. « Si Yves Klein a dit qu’un kilomètre de bleu est plus bleu qu’un centimètre de bleu, une accumulation d’ampoules serait plus ampoule qu’une seule »1, Tita Reut résume ici parfaitement la démarche de l’artiste lors de cette série. Notre narration de la production d’Arman autour de l’objet s’arrête à sa série suivante, les Poubelles , dont l’exposition qui nous intéresse est un tournant de cette série. Les trois que nous avons évoquées ici sont conceptuellement liées. Il y a la réflexion commune sur l’objet, sur le monde mais aussi des idées de complémentarité et de réactions. Des idées communes avec Yves Klein.

1Arman ou la réalité des choses, Tita Reut, Gallimard, 2003.

Le Plein a lieu deux ans après Le Vide de Klein et deux jours avant la signature de la déclaration des Nouveaux Réalistes qui elle même a lieu suite à l’exposition des Nouveaux Réalistes à la galerie Apollinaire de Milan en mai 1960 et à la publication du premier manifeste de Restany le 16 octobre 1960. Il y a une parentalité entre tout ces événements concentrés sur une plage chronologique particulièrement courte. Klein qui est un grand ami et admirateur du travail d’Arman inspire une part de théâtralité dont ce dernier s’empare pour en faire une chose différente de Klein. Là où le créateur de l’IKB l’utilise à des fins de sacralisation, particulièrement avec son exposition Le Vide, pendante affirmée du Plein, Arman exacerbe l’émulation entre l’objet quotidien et sans valeur et l’œuvre d’art exceptionnelle et inestimable pour en tirer du ridicule. Lorsque Klein peint les vitrines de la galerie Iris Clert en bleu, qu’il offre a boire du bleu de méthylène colorant l’urine pour tout un cycle de digestion qui perdure au delà du simple temps de visite, qu’il impose un circuit de circulation particulier en 1958, il organise un cérémonial. Il produit une expérience mystique, corporelle et marquante. Par opposition, lorsqu’Arman modifie également les modalités de visite de la galerie en ne laissant qu’un simple passage derrière les palettes, en privilégiant le point de vue de la fenêtre, en déversant des déchets remplissant presque du sol au plafond la salle, il organise un contre cérémonial. Klein accompagne le spectateur de son spectacle, il le guide et le pénètre jusqu’à le faire physiquement avec les boissons teintées, Arman lui le repousse, il lui propose un spectacle désagréable. Il est presque impossible d’entrer dans la salle, il n’y a rien d’autre a voir que des rejets, des choses que l’on passe tant de temps rendre invisible. Les riverains de la rue des Beaux-Arts de Paris sont hostiles à l’exposition à cause de l’odeur qu’elle engendre et la galeriste fut elle aussi réticente à l’idée. Les deux expositions font un tout dichotomique et pourtant complémentaire au sein d’un référentiel plus large, celui de l’Histoire de l’art et de l’histoire des Nouveaux Réalistes -groupe de Klein finira d’ailleurs par quitter. Arman, tout comme Klein, est un membre fondateur du groupe, il le nourrit autant qu’il s’en inspire. La méthode particulière que les artistes membres développent, la banalisation de l’objet, du quotidien, de la réalité sont des éléments essentiels du processus. En brandissant des bretelles trempées dans la peinture pour les jeter sur des supports unis, Arman fait de l’objet un banal outil tout en saisissant son essence et sa réalité. Le jeudi 27 octobre 1960, Arman, Dufrêne, Hains, Klein, Raysse, Spoerri, Tinguely, Villeglé et Restany signent alors « Les Nouveaux Réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel. » au domicile de Klein et sous l’impulsion de Pierre Restany. Ce dernier écrit dans son manifeste, préface du catalogue de l’exposition de Milan de mai de la même année, son opposition active à la peinture académique, son amour des nouveaux matériaux qui incluent les déchets, on ne peut ici ne pas penser à l’exposition d’Arman qui se prépare.

Arman installant l’exposition « Le Plein », galerie Iris Clert, Paris, photographié par Shunk-Kender en octobre 1960

Nous l’avons vu, l’année 1960 est une année marquante dans l’histoire de l’art contemporain et particulièrement pour les Nouveaux Réalistes. Il s’agit également d’une année riche pour Arman. Ce dernier expose ainsi dès le 16 mars à la galerie Saint-Germain à Paris des Allures d’objets, le 24 juin à Düsseldorf dans la galerie d’Alfred Schmela Poubelles et Accumulations et enfin Le Plein le 25 octobre chez Iris Clert à Paris également. La narration que nous avons fait de l’aboutissement d’Arman jusqu’à ses Poubelles prend toute sa puissance ici. Les expositions sont le moyen de garder son statut d’artiste, elles sont le moyen de s’offrir au public, à la critique, de faire parti du temps, de la réalité. Que les trois expositions d’Arman de l’année 1960 présentent chronologiquement les productions ayant rendu les suivantes possibles est un élément particulièrement intéressant. D’autant plus que la galeriste du Plein a eu besoin de la réussite économique de la précédente afin d’accepter que sa galerie soit transformé en déchetterie. Arman est acteur de tout cela. L’idée initiale de l’exposition est antérieure à celle-ci de plusieurs années puisqu’elle naît avec Le Vide de 1958. Arman écrit a ce propos « à l’époque, même si je n’avais pas encore fais les premières Accumulations, on avait parlé de faire « Le Plein » et « Le Vide », en tant que geste. Mais Iris Clert, quand elle a entendu cela, a trouvé que « le Plein », cela faisait sale. En 1959, elle n’a pas voulu faire « Le Plein ». Elle n’a accepté qu’après l’exposition de juin 1960 chez Schmela, où l’on avait fait triomphe avec les Poubelles et où l’on avait tout vendu »1. Cette exposition de juin fut en effet un succès dont l’écho arrive en France par le biais de l’article en page complète de Claude Rivière dans le Combat du 15 août 1960. L’idée « en tant que geste » naît donc bien en amont, dans le cercle privé que forment Restany, Arman et Klein. Restany conseille même Arman sur ses poubelles lui reprochant une action trop ordonnée et ferme sur les objets déjà puissants que sont des poubelles personnelles. Le critique préfère le contenu de la poubelle de la belle-mère de l’artiste renversé dans une cuve transparente que le résultat d’une récolte de déchets qui fait bien trop s’activer le choix esthétique et bien trop peu l’objet poubelle en soi. Arman rapporte cet échange entre lui même et Restany : « Comment as-tu fait ? » « Je l’ai versée » « Tu n’a rien enlevé ? » « Non. » « C’est ça. C’est parfait. On a ce qu’il faut maintenant »2. Le critique est particulièrement impliqué dans l’élaboration matérielle de ce concept et Klein l’est dans celle de l’exposition. Le spectre des Nouveaux Réalistes en tant que groupe se ressent.

1« Archéologie du futur » dans le catalogue d’exposition de la galerie du Jeu de Paume, Arman et Daniel Abadie, éditions du jeu de paum, Paris 1998; p 43.

2Ibid, p 42

L’exposition est alors le fruit d’un certain nombre d’acteurs issus d’un même cercle semi fermé, celui des Nouveaux Réalistes et de leurs amis. Amis qu’Arman mobilise sans relâche, l’art est effervescent, la diversité d’esprit l’enrichi et quatre bras plutôt que deux sont bien utile pour aller récupérer des cageots et autres refuse1 afin de remplir la galerie. Martial Raysse l’aide à cela puisque qu’un seul camion ne fut pas suffisant. Iris Clert, la galeriste, héberge déjà bien sûr Klein en 1958. Elle est une amatrice d’avant-garde, sans cesse à l’affût de nouveautés repoussant encore les limites de l’art. Sa galerie 3 rue des Beaux-Arts à Paris qui ouvre ses porte en février 1956 est un haut lieu du nouveau réalisme avec en moyenne entre l’année 1958 et 1964 4,6 expositions contemporaines par an. Elle commence par y organiser des « micro-salon » dont le simple titre ne laisse le doute sur la volonté de pied de nez aux Salon officiels de l’Académie. Lors du premier salon d’avril 1957, elle ouvre déjà ses portes aux œuvres d’Arman ou de Klein a qui elle laisse sa galerie pour y installer ses monochromes le mois d’après. Le Plein est la seconde exposition de l’année pour la galeriste. Il s’agit également de la troisième fois qu’elle laisse les clefs à Arman qui a participé avec d’autres au Micro-Salon d’avril 1957 mais a également proposé Les Olympiens en mai 1958, dans la foulée du Vide. Ce sera la dernière fois qu’il exposera dans ces murs. Klein ou d’autres signataires de la déclaration comme Tinguely qui prit aussi ses habitudes chez la galeriste avec un total de cinq expositions (en comptant le Micro-Salon d’avril qui est commun à beaucoup d’artistes d’avant-garde) ne seront plus non plus invité rue des Beaux-Arts ou Faubourg Saint Honoré lorsqu’Iris Clert déménage. Cela s’explique en partie par une certaine migration vers les États-Unis qui sont alors friands d’accueillir ces artistes qui révolutionnent l’art en Europe. On sait par exemple que la CIA à parfois financé le MoMa afin que des artistes gravitant autour du musée soient promus en Europe et participent à des exposition de grande envergure dans un contexte de guerre froide. En effet Arman comme Tinguely poursuivent tous deux leur carrière à New-York dès le début des années soixante, soit juste après cette exposition du Plein.

1Terme de l’artiste pour désigner les déchets utilisés spécifiquement pour cette exposition mais aussi pour un certain nombre d’autres Poubelles, Ibid, p43

L’exposition est un moment important de l’histoire du nouveau réalisme mais sa justesse peut être argumentée. Dans un premier temps, le fait qu’elle soit en lien avec Le Vide de Klein qui sacralise l’exposition en créant tout un cérémonial presque religieux autour de son bleu et donc de sa personnalité en tant qu’artiste détourne le sens du Plein qui se veut profondément ancrée dans la mouvance radicale des Nouveaux Réalistes. De fait ce groupe n’est ni uniforme dans les médium privilégiés par les différents artistes, ni dans leur choix conceptuels, ni dans leur idées. Leur déclaration n’est qu’une simple et vaste phrase qui n’encercle pas un concept précis et défini. Il est donc normal que deux artistes choisissent de se concentrer sur une élément nouveau réaliste plutôt qu’un autre. Le lien entre les deux expositions leur offre à chacune un propos plus nuancé et complexe que si elles avaient été complètement indépendante. C’est ici qu’il me semble y avoir une limite dans la proposition d’Arman de 1960, limite qui n’est pas présente dans celle de Klein. Ce dernier présente une exposition qui se complète avec celle d’Arman tout en fonctionnant de manière indépendante, tandis que celle d’Arman me semble plus fragile si prise sans le contexte du Vide. Cela s’explique peut être dans le fait que Klein est plus volatile et aventurier dans ses choix artistiques là où Arman s’attache fortement à sa narration et son fil rouge que sont l’objet et le nouveau réalisme, ce qui fait sa force sur d’autres points. Yves Klein quitte le groupe l’année suivante, en 1961 suite a un désaccord sur l’héritage Dada. Désaccord que l’on comprend d’ailleurs en voyant la différence de traitement entre Le Vide et Le Plein. L’importance d’utiliser un objet dérisoire que lui même préfère appeler des Refuse afin de mettre l’emphase sur ce rejet le rend plus proche de la radicalité d’un Duchamp que de celle d’un Klein. Cependant cette radicalité est là aussi limitée. Jusqu’à quel niveau de modification a des fins esthétiques ou pratiques de l’objet il cesse d’être lui même et devient une création nouvelle ? L’échange entre Arman et Restany à propos des premières Poubelles que nous avons déjà évoqué est particulièrement intéressant sur ce point. Pour Restany, l’importance est de n’avoir « rien enlevé »1 or en placer des poubelles dans une salle d’exposition est bien différent de rendre visible l’intérieur brut d’une poubelle domestique. D’autant plus que l’intérieur de cette salle est organisée afin de laisser un passage d’1m70, rempli de quelques meubles et cageot que l’artiste et Martial Raysse ont sélectionné dans le but de remplir au mieux la galerie. Est-ce alors là encore des poubelles en tant que telles ou une imitation, une création autre? Le remplissage est effectué dans l’objectif d’être vu par la vitrine ce qui joue également sur les choix entrepris dans l’exécution de l’œuvre. Daniel Abadie parle de triche, il écrit « Vous avez déversé un camion d’ordures qui remplissaient entièrement la vitrine – en trichant d’ailleurs un peu avec le principe, puisque vous avez ajouté quelques cageots et quelques meubles au fond de la galerie »2

1Ibid, p 42

2Ibid, p 43

Iris Clert, Arman et Martial Raysse, lors de l’exposition “Le Plein”, Shunk-Kender, Paris, 1960

Les limites que nous avons évoquées précédemment sont en partie reprises par l’historien de l’art William Rubin en 1998 dans son article « Comment situer Arman ? » dans le catalogue d’exposition de la galerie du Jeu de Paume. Dans son article il propose d’expliciter les défauts de l’œuvre d’Arman, défauts qu’il juge étrange car en contradiction avec la justesse d’autres de ses œuvres. Rubin met en lumière l’intérêt particulier d’Arman pour les plasticiens états-uniens que sont Jackson Pollock, Rothko ou de Kooning, intérêt qui n’est pas inné en Europe puisque ces derniers ont une influence limités de ce côté de l’Atlantique, notamment auprès des institutions officielles. Des institutions auprès desquelles Arman ne gravite pas. Il développe grandement l’héritage de Pollock chez Arman afin d’expliquer comment ce dernier a mal compris le travail du premier. Pour Rubin, Arman voit chez Pollock une agressivité qu’il ré-interprète et augmente dans ses Colères. Ce sont des tableaux qu’il construit par la trace de l’éclat d’un objet qui se brise sur le support, l’objet est lancé en exécutant une figure de karaté. L’artiste français développe cette série à la suite des Poubelles.Cependant Pollock tend plutôt vers une recherche esthétique pure que vers la mise en lumière d’un geste aléatoire. C’est ici que ce trouve l’erreur d’interprétation. Arman s’enfonce alors dans un leurre, celui du hasard. Un leurre dont Pollock était conscient, chacune de ses peintures est activement le fruit de tout un ensemble de choix. Si des accidents parvenaient sans que Pollock n’ait de contrôle dessus, il gardait le pouvoir de les laisser faire parti de sa peinture ou non. Rubin écrit « Un être humain est soumis aux causalités accidentelles, mais il ne peut pas en produire lui-même »1. L’historien pose d’une certaine manière dans cette confusion la rupture entre le modernisme et le post-modernisme. L’un étant conscient et cherchant l’esthétisme et la picturalité et le second cherchant à la dépasser coûte que coûte. Ainsi s’il reconnaît qu’Arman comme un artiste extrêmement intelligent et pertinent, il pose sa production entourant la fondation du groupe des Nouveaux Réalistes dont fait partie la série des Poubelles avec son point culminant, l’exposition du Plein, comme le point de fragilité de sa carrière. Pour Rubin, le leurre du hasard dans lequel tombe Arman lui est fatal lors de l’exposition et rend tout le propos au mieux creux et au pire malhonnête. Il ne sous-estime cependant pas l’impact qu’elle aura sur l’art qu’il qualifie de post-moderne en Europe et outre-atlantique.

1« Comment situer Arman ? » dans le catalogue d’exposition de la galerie du Jeu de Paume,William Rubin, éditions du jeu de paume, Paris, 1998; p 23.

Cet impact, Pierre Restany le développe avec un immense enthousiasme dans son article « Un destin de star, enfin » publié dans le catalogue de l’exposition Arman, passage à l’acte en 2001. Dans cet article, Restany loue le contexte chronologique d’exécution du Plein. Nous l’avons évoqué mais elle a lieu au point culminant de la fondation des Nouveaux Réalistes et l’historien se félicite d’avoir participé a ce geste qu’il juge historique. Pour lui c’est une exposition nécessaire à l’avancé dans la radicalité artistique qu’il promeut. Ce moment est un pas en avant, un pas de fraîcheur pour s’éloigner de la peinture de chevalet et ses expositions en cimaises qui n’active aucune émotion ou presque. Le geste d’Arman en cette fin d’octobre 1960 est à la fois un coup de génie magnifique et à la fois un moment dont tout indiquait l’arrivée et la nécessité. Il écrit « La poubelle architectonique est devenue une accumulation géante. Une déclaration d’intentions qui annonce la méthode, marquée au sceau du bon sens, qui va assurer la continuité logique de l’œuvre. Une méthode marquée du sceau du bon sens. »1. Au sein de cet article, il cite également Klein qui déclare au moment de l’exposition d’Arman « Après Le Vide, Le Plein. Le Plein du quantitativisme et de toutes ses conséquences momifiées à jamais par Arman dès aujourd’hui »2. Tout deux reconnaissent l’impact historique du geste par sa radicalité, son audace et son concept. Restany est cependant conscient du problème que soulève Rubin, celui de l’arrangement des Refuse dans la galerie. La puissance de l’exposition réside alors dans son fond, sa temporalité, son usage de l’espace, l’histoire du lieu et des acteurs qui gravitent autour. C’est tout cela qui fait de cette exposition un véritable tremplin pour l’artiste dans l’Histoire. Restany s’attache à magnifier cela dans son article et ce jusqu’au titre même « Un destin de star, enfin ». Pour lui, ce n’est que pure « bon sens » que la carrière de l’artiste s’étende hors de la capitale et de l’Europe après ce coup de maître.

1« Un destin de star, enfin », dans le catalogue de l’exposition Arman, passage à l’acte, Pierre Restany, édition SKIRA, Nice, 2001 ; p 23

2Ibid

Cette méthode d’exposition dramaturgique va dominer la scène des avant-gardes au cours de la décennie qui débute alors. Cela est le cas particulièrement en Europe qui verra plusieurs réactivations du Plein. On en compte trois. Deux en France et la première en Italie. Toutes ont leur particularité et magnifie un aspect différent du geste initial. La première réactivation à lieu à Milan, lieu de naissance du manifeste des nouveaux réalistes. Il s’agit de célébrer les dix ans de cette naissance. Nous sommes donc en 1970. Cette réactivation varie avec beaucoup de liberté de l’originale. Elle est dirigée par Arman lui même qui déambule accompagné d’une machine emballant des bonbons dont les emballages flanqués « Ordures d’Arman » sont distribué aux passants. La démarche est bien plus active que celle de 1960. Elle déclenche dans la ville des mouvements de foule. L’artiste est populaire à ce moment et tout le monde veut participer à ce qu’on imagine facilement être un énième moment historique créé par le plasticien. Ici l’accent n’est pas mis sur le moment artistique mais sur le partage et l’enrichissement de ce dernier. En effet, l’exposition marquante à déjà eu lieu, la présenter une seconde fois lui ferais perdre toute sa valeur. Il s’agit là de l’enrichir. L’accent est mis sur la banalité et le partage semi aléatoire. Arman offre a qui le souhaite des ordures, là encore il rend visible ce qui est rejeté, il donne de la valeur a ce qui n’en possède pas et il décline encore et toujours son concept d’accumulation. La seconde réactivation à lieu à Paris dans la galerie Carita en 1972. Elle est similaire à celle de Milan dans l’importance de la signature d’Arman mais à Paris ce n’est plus ce dernier qui offre les ordures au public mais le public qui transforme ses propres ordures, ses propres productions en art. Les visiteurs sont invités à apporter un amont de leur déchets personnels dans la galerie puis à les déposer dans un pot que l’artiste signe. Il n’y a finalement rien a voir mais tout à faire. Enfin, la dernière réactivation a lieu eu 2001 au musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice. Arman à alors 71 ans. Il ne s’agit plus là d’enrichir le concept initial mais de lui rendre hommage. C’est une reconnaissance institutionnelle importante puisqu’il s’agit de montrer Le Plein dans un musée national. La façade de la galerie Iris Clert située au 3 rue des Beaux-Arts à Paris est reconstituée. C’est ici uniquement un élément de l’exposition Arman, Passage à l’acte, la façade ce trouve à l’entrée de l’exposition, comme un point de départ essentiel à se remémorer et à avoir en tête pour appréhender l’œuvre de l’artiste.

Le Plein de 1960 d’Arman est une exposition qu’il est important de prendre en compte dans la production artistique d’après guerre en occident. Si elle comporte des défauts, elle est forte de ces derniers. Elle n’est pas un aboutissement mais un maillon d’une chaîne qui s’enrichit encore de nos jours. Les années soixante en Europe englobent une production artistique particulière. Une production qui fonctionne en marge de l’académisme et des institutions officielles et peine a quitter le microcosme et l’entresoi des galeristes des capitales artistiques d’Europe et des États-Unis. Arman y parvient en 2001 au musée d’art moderne et contemporain de Nice. Si ce type d’exposition dramaturgique et présentant une diversité d’objets non nobles est encore marginal au tout début de cette seconde moitié du XXe siècle, les années soixante et les décennies suivantes les voient se développer. Les expositions d’Arte Povera en Italie en sont un exemple avec notamment celle de 1969 de Kounellis qui présente Chevaux à la galerie L’Attico de Fabio Sargentini à Rome.

Arman au moment de la préparation de l’exposition, “Le Plein”, Shunk-Kender, Paris, 1960

Sources:

1960 : les nouveaux réalistes, MAM Musée d’art moderne de la ville de Paris, [15 mai – 7 septembre 1986], Paris-Musée: société des amis du musée d’art moderne de la ville de paris, Paris, 1986

Années 1960: L’objet sculpture, JGM Galerie, Paris [mai-juin 1990], Restany Pierre, Paris ; JGM Galerie, 1990

Arman, Sophie Dupriez, Galerie Enrico Navarra, Paris, 1997

Arman: 1928-2005: les inédits, collection Jean Ferrero, Cannes, La Malmaison, 8 juillet – 26 novembre 2006], Frédéric Ballester, Cannes, 2006

Arman au centre pompidou, Itzhak Goldberg, Ann Hindry, Antje Kramer, et al., Issy-les-Moulineaux : « Beaux-arts » éd. ; TTM éd. (Impr. SCEI ), Paris, 2010

Arman : la parade des objets : rétrospective 1955-1983, Antibes, Musée Picasso, Chateau Grimaldi, [été 1983], Giraudy, Danièle, Holeczek, Bernhard Maria, Musée Picasso, Sprengel Museum Hannover : Kunstmuseum Hannover mit Sammlung Sprengel, 1983

Arman : le plein de l’art, Milan, Galerie Fonte d’Abisso [2003],Auteur Battaglia Olgiati, Danna, Galleri Fonte d’Abisso, Milan, 2003

Arman ou la réalité des choses, Tita Reut, Gallimard, 2003

Arman, passage à l’acte, Gilbert Perlein, Ann Hindry, Alain Jouffroy, Pierre Restany, édition SKIRA, Nice, 2001

Arman : quand les objets ont remplacé la peinture, 1954-1962 : des représentations et des œuvres, Pierre Baracca, l’Harmattan, Paris, 2013

La Galerie Iris Clert (1955-1971), Stéphanie Airaud, Serge Lemoine, Paris Sorbonne, 2000

La Galerie Iris Clert, 28, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e (1961-1971) : à travers l’éditorial iris.time UNLIMITED : entre tradition et avant-garde / Servin Bergeret, dir. Valérie Dupont et Bertrand Tillier, Université de Bourgogne, Dijon, 2010

La Galerie Iris Clert, galerie du spectacle : art et commerce de l’art au second vingtième siècle, Clément Dirie, Serge Lemoine, Paris Sorbonne, 2004

L’art des années 1960 : Chroniques d’une scènes parisienne, Anne Tronche, Hazan éditions, Paris, 2012

Le Dérisoire, Un Ordre Nouveau, L’utilisation de matériaux de récupération, Déborah Laks, Laurence Bertrand-Dorléac et Institut D’études Politiques Paris, 2014

L’école de Nice : paroles d’artistes, Franck Leclerc, Françoise Armengaud, Rosemary O’Neil, Verlhac éditions, Nice, 2010

Le Musée, Demain, Colloque de Cerisy, sous la dir Emmanuelle Amsellem et Isabelle Limousin , L’Harmattan, Paris, 2017

Le musée éphémère, les maîtres anciens et l’essort des expositons, Francis Haskel, Yale university, 2000, Éditions Gallimard pour la trad française, Mayenne, 2002

Le nouveau réalisme, Restany Pierre, Luna Park, Paris 2007

Les Nouveaux Réalistes, Jean-PaulAmeline, Jalons, Centre Georges Pompidou, Paris 1992

Les nouveaux réalistes : Arman, César, Klein, Hains, Tinguely…, Demilly Christian, Palette, Paris 2007

Nouveaux réalistes : Arman, César, Christo, Gérard Deschamps, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Martial Raysse, Mimmo Rotella, Niki de Saint-Phalle, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Villeglé, Zabriskie Gallery, New York NY, [17 mai au 8 juillet 1988], Pierre Restany, Allan Kaprow, Virginia Zabriskie ; photographies de Dirk Bakker, André Morain, Adam Rzepka, Harry Shunk, Hannover : Kunstmuseum Hannover mit Sammlung Sprengel, 198

Iris Clert, galerie 3 rue des Beaux-Arts, Paris : (Le Vide, Le Plein, Les Méta-matics, L’impossible : 1956-1961 Servin Bergeret, Valérie Dupont, Univeristé de Bourgogne, Dijon, 2009

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