« Personnes », MONUMENTA 2010 – Christian Boltanski

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« Personnes » – Christian Boltanski – MONUMENTA 2010, Grand Palais, Paris.

Héloïse Miquel 21905012

   L’expression latine « Memento mori » désigne un style artistique qui à pour volonté de rappeler à travers ses créations la mortalité de l’homme et de ce qui naît un jour. C’est exactement ce que fait Christian Boltanski du 13 janvier au 21 février 2010 au Grand Palais de Paris, lors de l’exposition Monumenta où il propose au public son œuvre Personnes. Cette exposition d’art contemporain se déroule chaque année à partir de 2007 dans la nef du Grand Palais à Paris. Depuis 2014 l’exposition a lieu tous les deux ans et permet à un artiste de présenter une œuvre unique créée spécialement pour l’exposition, visible uniquement lors de Monumenta. L’historienne de l’art Catherine Grenier est la commissaire d’exposition de Personnes. Conservatrice du patrimoine et présidente de la Fondation Giacometti, dont elle a écrit entre autres la monographie, Catherine Grenier réalise de nombreuses expositions d’art moderne et contemporain. Elle est aussi l’auteur de nombreux essais tels que L’Art contemporain est-il chrétien ? parut en 2003 aux éditions Chambon ou encore Dépression et subversion, les racines de l’avant-garde en 2006. Christian Boltanski est notamment un de ses artistes de prédilection dont elle écrira par ailleurs un livre  en 2006 intitulé La Vie possible de Christian Boltanski, en relation avec le film que l’artiste avait lui-même réalisé en 1968 : La Vie impossible de Christian Boltanski. Dans cette installation faite d’objets, principalement de vêtements, des masses s’étendent dans le Grand Palais évoquant  les vies humaines de “personnes” disparues. Ainsi Personnes montre le nombre d’individus qu’elle figure, une quantité monumentale, mais aussi ce qu’il en reste, rien. A travers cette exposition Christian Boltanski s’adresse à l’intégralité du public en composant sur le caractère singulier de l’individu et son indifférenciation par la mort.

Comment à travers cette exposition Christian Boltanski réinvente le thème de la mort établi depuis des siècles ?

Dans un premier temps nous verrons de quelle manière transparaissent à travers l’exposition, les questionnements de l’artiste à ce sujet. Par la suite nous observerons Personnes pour comprendre comment, par le de l’exposition, Christian Boltanski capte le réel pour évoquer ce qui ne l’est plus.

I- L’EXPOSITION COMME SUPPORT DE RECHERCHE PHILOSOPHIQUE ET PLASTIQUE 

  •  Christian Boltanski est un artiste qui réinvente le mode de l’exposition par des questionnements constants et donc des découvertes permanentes, aussi bien dans son mode d’exposition à travers les formes par lesquelles il les pose, que par les questions philosophiques et les thématiques qu’il soulève. On peut constater dans l’exposition une volonté d’immortaliser à travers des objets, des dispositifs sonores ou encore la photographie, des personnes disparues ou d’un âge qu’ils n’ont plus. Christian Boltanski expose toujours en masse et traite la notion de présence et d’absence que l’on retrouve notamment dans le nom de son œuvre Personnes. La présence de quelqu’un mais qui un jour disparaît. A travers un vêtement il y encore la forme d’un corps, mais il n’y a plus de corps. Personnes est composées de milliers de vêtements de toutes formes, de toutes les couleurs, posés, entassés mais organisés dans des zones distinctes : en trois rangées divisées par une centaine de carrés qui s’étalent à perte de vue dans la nef du Grand Palais.

Les vêtements dans « Personnes »

Dans les années 90 il théorise sa quête de mémoire des petites choses du quotidien éloignés de la grande Histoire. Christian Boltanski pose le concept de “petite mémoire”. En effet pour lui la grande mémoire est dans des livres et la petite mémoire c’est savoir de savoir ce que nous sommes, quand quelqu’un meurt cette “petite mémoire” disparaît totalement. Les vêtements sont une illustration de la personnalité, de la singularité des personnes qui les ont portées. Il est possible que le spectateur reconnaisse un vêtement qui fait échos à une personne en particulier, il y a une volonté d’identification.

Il aime les inconnus et les anonymes. A ses yeux chaque humain est unique, important et donc tous les humains méritent son attention. Christian Boltanski met en avant l’importance de chacun et la fragilité de cette importance, il met en avant le contraste entre le merveilleux de chaque être humain et le fait que tout ça disparaît tellement rapidement, et parfois sans avertissement. En effet, le paradoxe est que la destruction et l’usure font partie même du merveilleux de la vie. Essayer de protéger et de conserver quelque chose le tue immédiatement, c’est le cas par exemple si l’on met un objet dans une vitrine il sera conservé mais personne ne pourrait s’en servir, il perd alors tout son intérêt. Dans son exposition Personnes, Christian Boltanski crée un mur en boîtes de biscuits d’époque. C’est une vision humoristique de la mort, en effet il représente un columbarium (monument funéraire découpé en plusieurs carrés où les cendres du défunt sont entreposées à la suite d’une crémation) avec des matériaux dérisoires bien loin de la pierre et du marbre. Le public est libre de contourner ce monument et d’inventer une mémoire à chaque petites boîtes de biscuits, une anecdote, un souvenir.

Columbarium en boîtes de biscuits – Personnes

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  • Pour l’exposition Monumenta le premier titre auquel Christian Boltanski avait pensé était “No man’s land” car « nulle part” est vraiment le lieu idéal selon lui pour faire des expositions. Le Grand Palais est un lieu qui se réinvente à chaque exposition, qui se donne à celui qui le prend. Le lieu est chargé, fort, de par son architecture mais aussi son histoire. De fait, le Palais des Beaux-Arts de Paris situé dans les huitième arrondissements est édifié en 1897 pour l’exposition Universelle de 1900. Construit uniquement par des architectes français il a pour vocation de de prôner la gloire de de l’art et du patrimoine français pour cette occasion particulière. Avec un volume total de 77 000 mètres carrés, 13 500 mètres carrés sont consacrés à la nef où se situent la plupart des expositions, dont Monumenta. Le Grand Palais accueille depuis sa création une multitude d’événements très diversifiés et devient un symbole d’innovation et de modernité. Il accueille dès 1901 de nombreux Salons tels que celui de l’automobile, de l’aéronautique mais aussi celui des Femmes peintres et sculpteurs. C’est également le siège de la Foire Internationale de l’Art Contemporain, de défilés des maisons de haute couture parisiennes mais aussi une salle de concerts et de spectacles variés. La nef accueille l’exposition Monumenta depuis 2007 et a vu se succéder jusqu’en 2014 des artistes divers tels que Anselm Kiefer (plasticien allemand) , Richard Serra (sculpteur et cinéaste américain) ou encore Daniel Buren (peintre et plasticien français). D’une certaine façon le Grand Palais est une sorte de no man’s land, il peut être tout et ne préfigure rien à l’exception de ce qu’il est. Christian Boltanski le compare à une musique dont il devrait trouver des paroles afin de créer un opéra. Pour l’exposition Monumenta il crée une œuvre faite sur mesure pour le Grand Palais et destructible après. De fait, il prend en compte le volume et l’espace imposant de la nef : la longueur du bâtiment lui permet d’accentuer le nombre de carrés de vêtements et ainsi l’impact qu’ils ont sur le public, sentiment de petitesse et prise de conscience du nombre (d’individus / de morts). Il crée avec sa montagne de vêtements une pince géante qui les attrape, les monte en haut de la nef et les lâche. Christian Boltanski invite ainsi à l’aide du mouvement le spectateur à lever la tête vers la verrière du Grand Palais.

Pince géante – Personnes

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  •  Christian Boltanski souhaite avoir un travail universel. Bien que l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah est déterminante dans son travail, il n ‘a en effet jamais employé d’images témoignant directement de cette période : « dans l’art on ne peut parler que de soi, mais la personne qui regarde pense que c’est fait pour lui». L’artiste montre pour les autres, c’est la chose la plus individuelle mais aussi la plus collective à ses yeux. Je pense que l’art de Christian Boltanski peut être considéré comme avant-gardiste, dans le sens où il a les mêmes préoccupations que les artistes du XVIème siècle et même de l’Antiquité. C’est -à -dire qu’il se pose des questions qui transparaissent dans ses œuvres et ne trouve pas de réponses, ses préoccupations sont les questionnements perpétuels de l’homme face aux choses qui le dépassent. Cependant il traite ses préoccupations non pas à l’aide de la peinture ou de la sculpture ou de ce qu’il qualifie « d’art brut » mais plutôt avec des modes d’expressions de son temps tels que les installations ou  les vidéos. Ainsi à travers Personnes Christian Boltanski pose la question du destin de l’humanité au travers de la mise en scène de la mort. En effet, il fait souvent référence à la mort dans son travail, notamment en se demandant le “pourquoi ?” de la mort (en particulier à travers l’histoire de la Shoah). L’artiste est conscient que c’est une question à laquelle il n’aura jamais la réponse, que nous non plus nous n’aurons pas, mais nous montre que nous pouvons y répondre d’une certaine manière en nous posant d’autres questions. Et c’est en cela, à mon sens , que se trouve la singularité de son travail. Il reprend une thématique reprise pendant des siècles et l’immerge dans le contexte artistique et historique dans lequel il se trouve. Ainsi il en tire différentes réflexions comme la place de l’homme et sa nécessité, mais aussi du rapport entre l’homme, le hasard et le libre arbitre. 

II- L’EXPOSITION, L’OUTILS DE CHRISTIAN BOLTANSKI POUR FAIRE PRENDRE CONSCIENCE AU SPECTATEUR DU RÉEL.

  • Christian Boltanski en créant Monumenta voulait que le spectateur ait froid. En effet, il a demandé de couper tous les chauffages du Grand Palais. Le spectateur n’est pas devant une œuvre mais dans une œuvre. Quand on est dans le climax, le son, la lumière, tout converge vers un sentiment. Je trouve une recherche “d’art total” dans son dispositif. Même si cette expression tirée du romantisme allemand (plus particulièrement de Wagner) du XIXe siècle ne lui convient pas totalement, on y retrouve la volonté de stimuler tous les sens à l’aide de différentes techniques et ainsi d’englober le spectateur. De fait, le spectateur se déplace à travers son œuvre, il crée le vivant. De plus, même s’il ne regarde pas l’œuvre directement, il peut la ressentir à travers son corps, ressentir le froid qui l’entoure et la lumière des néons qui gèle son regard. Nous pouvons y trouver aussi une forme de dadaïsme avec cette volonté de faire fusionner l’art et la vie en dehors du paradigme classique et moderne. 

Personnes de nuit

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  •  L’exposition Monumenta réalisée par Christian Boltanski correspond à la typologie de Jean Davallon (sociologue et chercheur français) selon laquelle l’exposition est une mise en scène d’un discours par la mise en ordre des objets et des liens entre eux, qu’il nommera “dispositif”. D’après Jean Davallon une exposition a pour fonction de proposer une rencontre entre des objets et un public et serait une forme de communication particulière permettant la recherche d’un impact social. Impact social qui peut éventuellement participer à l’identité d’un groupe et ainsi faire du public un des auteurs de l’œuvre.  Avec Les Archives du cœur, œuvre présente dans l’exposition Monumenta, Christian Boltanski permet au spectateur de devenir des acteurs de l’œuvre. En effet c’est un projet qu’il a entrepris bien avant l’exposition et qui se matérialise après Monumenta 2010, au Japon, sur l’île de Tashima où se trouve un bâtiment contenant des milliers de battements de cœurs. Durant l’exposition l’artiste invite le public à venir enregistrer le battement de leur cœur afin de l’enregistrer et de le conserver. Christian Boltanski créer cette œuvre dans la même lignée de penser que Personnes. Il aime rassembler beaucoup de monde, c’est une manière de sauver des choses. Cependant on y retrouve ce débat sur la présence et l’absence car plus il sauve, plus ça disparait. De fait, une fois que les personnes meurent leur battement de cœur fera exister et rappellera encore davantage leur disparition. L’artiste recherche à faire ressentir une émotion immédiate, afin de faire prendre conscience au spectateur du réel et de son éphémérité.
  •  Le spectateur est guidé dans l’exposition à l’aide de différents regards. En effet, Monumenta est une exposition ponctuelle et internationale qui a une forte campagne promotionnelle et une forte couverture médiatique. Nous trouvons ainsi différents éditoriaux permettant au spectateur une première orientation de leur regard, sorte de préambule permettant de mieux comprendre le travail de l’artiste. Un premier éditorial est écrit par le Ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, un second par Olivier Kaeppelin, délégué aux Art plastique de Paris et enfin un troisième par Catherine Grenier, commissaire de l’exposition. Par ailleurs, elle est la première à proposer un entre Personnes de Christian Boltanski et le thème du Jugement Dernier (Chapelle Sixtine, Vatican, 1541) de Michel Ange. Elle compare notamment l’artiste à « un prophète poétique, sage et fou ». De fait, le poète et le prophète ont un point commun : ils sont l’intermédiaire entre l’homme et la connaissance de son être, de son monde, de son destin. Tout au long de l’exposition des conférences ont lieu avec entre autres la présence de Jérôme Alexandre, professeur, théologien et spécialiste des Pères de l’Eglise à Paris. Durant la conférence il fait le parallèle entre l’œuvre de boltanski et la religion judéo-chrétienne, la relation entre l’art et la foi étant un de ses axes de recherches.  Il propose ainsi une interprétation de Personnes en le reliant au sacré et au religieux. Jérôme Alexandre met en valeur l’amour que dégage l’œuvre et la volonté de C.Boltanski de ne pas créer un malentendu d’une œuvre faisant échos à la vie après la mort ou le paradis et l’enfer. Le battement des cœurs est le contrepoids des vêtements, les vêtements évoquant plus la disparition, la  mort et les battements de la vie. L’artiste n’a pas du tout la même vision du destin que la religion chrétienne et c’est s’en doute une des questions qu’il soulève à travers celle de l’homme, de son libre arbitre  et du hasard. La porté religieuse de son oeuvre est traitée avec humour bien que l’on retrouve les codes du Jugement dernier avec les tombes et personnes rejetées représentées par les carrés de vêtements, la masse d’humain s’élevant vers le ciel est représenté par l’immense tas de vêtements et enfin le divin est matérialisé par la pince géante. Catherine Grenier propose aussi une lecture plus poétique présentant le passé, le présent, le futur et le néant, toujours dans une vision prophétique. La programmation, en plus de différentes conférences et tables rondes autour de l’œuvre Personnes mais aussi de l’artiste lui-même, regroupe aussi des projections de films et des concerts de musique classique dans la nef du Grand Palais et dans les salles voisines. Enfin, pour l’occasion de retrouver Christian Boltanski dans ce lieu mythique qui propose une œuvre inédite de l’artiste, la revue Art Press et le Centre des Beaux-Art éditent un album rétrospectif de sa carrière des années 1970  nos jours (2010).

Le Jugement Dernier – Michel Ange, 1541, Vatican

        

 En conclusion, Christian Boltanski à travers l’exposition nous raconte des histoires de manière à nous faire prendre conscience du réel. La question de l’art selon lui est la saisie du réel, ce qu’il y a de plus essentiel dans le réel, toutes ses émotions que nous pouvons ressentir sans forcément poser des mots dessus ou des connaissances mais qui pourtant constituent le réel quand même. Afin de le saisir, Christian Boltanski passe par la fiction, la narration et les histoires. En effet, c’est bien le fait d’être en immersion totale dans l’exposition du Grand Palais qui lui permet de toucher le réel au plus près, et de le faire partager de la manière la plus universelle possible au public. Cette exposition nous montre un lieu de commémoration et de remémoration des humains, alternant entre petite et grande histoire, personnelle, universelle et collective. C’est aussi un lieu de disparition qui nous fait participer à la réflexion de ce qu’il y a de plus important chez l’humain, notamment la façon dont il considère la vie des autres et son rapport à la mort. A travers Personnes, Christian Boltanski réinvente une thématique présente dans l’histoire de l’art depuis des siècles en utilisant des médiums contemporains éphémères mais parfois éternels, comme c’est le cas pour les enregistrements numériques.

Bibliographie

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