THE CLEANER – Belgrade (2019)

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Couverture du catalogue d’exposition – © Librairie Fondation Louis Vuitton

‘’Cleaning is a metaphor for me ; cleaning of the past, the cleaning of your mind’’. Pour Marina Abramovic, l’art de la performance est un art de transformation qui se développe dans l’échange d’énergie entre le performeur et le public. C’est l’art du «nettoyage», cleaning, dont la capacité est de changer fondamentalement la façon dont on fait l’expérience de soi, des autres et du collectif, ainsi que la façon dont on se rapporte à la vie elle-même. L’œuvre de Marina Abramovic atteste d’une recherche constante des techniques et des méthodes permettant de libérer l’énergie des humains, des objets et des actions.

L’exposition The Cleaner présentée au Musée d’Art Contemporain de Belgrade du 21 septembre 2019 au 20 janvier 2020, reprend cette idéologie artistique en se fondant en une rétrospective de l’intégralité des œuvres de l’artiste. The Cleaner est la première rétrospective concernant Marina Abramovic et se solde d’une révision chronologique des phases traversées par l’artiste durant ses 50 années de carrière, de son travail au début des années 1960 à ceux de notre époque. L’exposition contient plus de 120 dessins, peinture et objets, des photographies, des bandes sonores tirées de performances réalisées, des films et vidéos ainsi que du matériel d’archive. Parmi les œuvres exposées figurent les œuvres anthologiques de performance  ainsi que des œuvres représentatives de l’œuvre récente d’Abramović. Installée auparavant dans sept villes d’Europe, The Cleaner finit sont voyage à Belgrade en Serbie, ville de naissance de l’artiste.

En 1975, en contestation envers le régime restrictif yougoslave, Marina Abramovic quitte Belgrade pour n’y revenir qu’une cinquantaine d’années plus tard afin d’y exposer sa rétrospective. Paradoxalement à l’art dénonciateur de Marina Abramovic envers son pays et les pays de l’Est, l’exposition est en totalité financée par le gouvernement serbe et notamment par quelques contribuables politiques, participant activement au financement de cette exposition. En ce sens, l’exposition The Cleaner semble relever d’un triple rôle de découverte, voir de redécouverte, d’une artiste autochtone mondialisée et de son art, la performance, mais également d’une valorisation du paysage artistique serbe et, plus largement, Balkan. Il est ainsi intéressant, dans le cadre de cette exposition, d’appeler à questionner les différents aspects que promet une rétrospective, de l’individualité même de l’artiste à la globalité d’une société.

En ce sens, un rétrospective est, tout d’abord, la retranscription du parcours artistique d’un artiste apposé à une exposition, exaltant l’artiste et, dans le cadre de The Cleaner, l’autre. De par l’exaltation de Marina Abramovic, son art, la performance, s’inscrit dans une logique créative novatrice pour l’histoire de l’art et ce, dans le cadre de l’exposition. Enfin, une exposition est aussi le lieu de débats artistiques inhérents au débat politique passé et actuel de la Serbie, ancienne Yougoslavie.

Scénographier une rétrospective : la découverte et la redécouverte d’une artiste

Selon le dictionnaire Le Larousse, une rétrospective se présente sous la forme d’une ‘’exposition présentant de façon récapitulative les œuvres d’un artiste, d’une école, d’une époque’’. En ce sens, faire d’une exposition une rétrospective c’est tout d’abord aborder l’œuvre d’un artiste sous un prisme biographique. Il est question d’inviter le spectateur à découvrir, voir à redécouvrir un artiste, par l’entièreté de son art. L’adjectif rétrospectif concerne également le passé et le caractère évolutif de quelque chose. En ce sens, l’exposition se compose donc de l’intégralité des œuvres de Marina Abramovic, abordées chronologiquement, en commençant par ses premières créations, des tableaux et des dessins réalisés durant la période où elle étudiait à l’académie des Beaux Arts de Belgrade de 1965 à 1970. Ici, est présenté un premier médium qui témoigne de la quête expressive de Marina Abramovic. Cette quête expressive la mène à s’interroger sur de nouvelles formes artistiques afin de façonner un art dans lequel elle s’épanouit pleinement. Au cours de ses années d’expérimentations, Marina Abramovic se tourne presque instinctivement vers la performance, clef de voûte de son œuvre et déclencheur de la fascination du regard extérieur sur son art. En ce sens, présenter l’œuvre d’un artiste, c’est avant tout chercher à comprendre son moyen d’expression.

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© artnews.com

En mettant en valeur l’œuvre de Marina Abramovic, l’exposition The Cleaner valorise également la performance. Néanmoins, en tant qu’exposition, l’expérience vécue par celui qui regarde s’exprime dans le présent, reprenant en ce sens les fondements de la performance. Ainsi, les spectateurs sont tout d’abord amenés dans une antichambre composée d’un mur de glace plongée dans une ambiance sonore régie par des bruits de rapides coups de feu provenant du travail de l’œuvre Sound Corridor présentée en 1971 lors de l’exposition Young Artists, Young Critics en 1972 au MSU. Placer Sound of Corridor au début de l’exposition est donc un moyen d’introduire l’univers de cette artiste tourné vers l’évocation de la mélancolie, de la mort, de l’enchantement nostalgique au travers d’un paysage sonore et visuel hanté. L’immersion totale du public est donc un point crucial de l’exposition dans le sens où elle doit reprendre les codes de la performance qu’elle représente implicitement. Les sens du spectateur sont donc convoqués pour la plupart, comme ils le seraient au cours d’une performance artistique. L’organisation de l’exposition est donc orientée en ce sens, sans réelle rupture entre les différentes œuvres, comme si chacune découlait de la précédente. Ainsi, l’œuvre Freeing the Voice (1975), située au deuxième étage de l’exposition, représente Marina Abramovic allongée sur le ventre, criant pendant trois heures d’affilée jusqu’à en perdre la voix. Conjointement à cette performance audio-visuelle retranscrite, les sons de Sound of Corridor sont également perceptibles bien que situés au premier étage. Il y a donc une véritable corrélation entre les œuvres qui ne sont pas clivées par leur simple matérialité mais qui racontent véritablement une histoire, celle de Marina Abramovic. Ainsi, les œuvres en collaboration avec l’artiste Ulay, son conjoint et principal collaborateur de 1976 à 1988, se fondent en un volume sonore important contrastant avec les œuvres picturales de Marina Abramovic exposées au même étage, faisant également écho aux étages inférieurs et supérieurs.

Mais le paysage sonore n’a pas pour unique vocation d’être immersif mais également de représenter les valeurs et les combats de l’artiste. En effet, ce dernier est juxtaposé à une chanson populaire hongroise interprétée par la chanteuse Apollonica Kovacs, sur les voix angéliques d’enfants. Ceux-ci portent des uniformes noirs et se tiennent contre un fond rouge qui évoque la Yougoslavie socialiste et pacifiste. Sur un troisième écran, l’artiste est présentée portant un squelette sur le dos, dirigeant une chorale d’enfants entonnant l’hymne national Serbo-Croate. L’installation est engagée et touche d’autant plus les visiteurs locaux directement concerné par le contexte évoqué, d’où la puissance de l’exposition en plein cœur de Belgrade, capitale de la Serbie. Outre les seuls sens des spectateurs convoqués lors de l’exposition, The Cleaner invite le public à participer directement aux œuvres performances de l’artiste. ‘’Sans audience, mon art n’existe pas’’ écrit Marina Abramovic dans l’hebdomadaire Nedeljnk en une lettre ouverte au peuple serbe. Ainsi, l’œuvre The Artist is Present (2010) invite les spectateurs à reproduire la performance originelle constituée en un jeu de regard entre Marina Abramovic et son public. Ainsi, deux chaises sont placées face à face, invitant les spectateurs à se positionner sur l’une d’elle et à se regarder pendant quelques minutes à la manière de la performance d’origine. En ce sens, le musée devient à la fois le lieu de l’artiste mais également son soi. Au travers de la performance, du jeu, de l’image et de l’ambiance sont retranscrit la véritable dualité qui régit la personnalité de Marina Abramovic. L’exposition balance entre des œuvres à la fois calmes et violentes dont les deux derniers étages sont les héritiers. Ces derniers enferment des œuvres plus douces telles que The House with the Ocean View (2002) dans laquelle Marina jeûne dans la galerie Sean Kellu à New York pendant 12 jours, ainsi que Seven Easy Pieces (2005), une série de reconstitution d’œuvres performances radicales et douloureuses réalisées par d’autres artistes dans les années 1960 et 1970 au musée Guggenheim. Finalement, le musée se consacre à une seule artiste en tant que moi passé et présent. En effet, chaque centimètre carré du musée est consacré à Marina Abramovic : l’artiste est présente en tant que moi diasporique et passé. Elle n’est pas jamais perçue dans le simple contexte des artistes de Belgrade qui jouent pourtant un rôle crucial dans sa formation. Elle est donc individualisée et s’affirme en une seule personnalité, celle de l’enfant du pays, acclamée hypocritement par ce dernier et opérant en un retour aux sources pour l’artiste.

Une exposition contemporaine : enjeux artistiques et apports de The Cleaner dans la théorisation de la performance

Le milieu du XXe siècle voit les média artistiques se multiplier en réaction à un art moderne qui a atteint ses limites et est devenu trop institutionnalisé. Toutefois, ce n’est qu’à partir des années 1970 que s’affirme l’art de la performance par une augmentation des créations, une légitimation par leur présentation dans des musées et la construction d’un discours théorique qui ne cesse de s’enrichir jusqu’à nos jours. La rétrospective The Cleaner participe à celui-ci en proposant de nouvelles manières d’envisager la performance par la présentation des oeuvres de Marina Abramovic à travers des photographies ou vidéos de ses réalisations passées. Ce choix scénographique interroge donc quant à la définition d’une performance à la fois dans son rapport au spectateur et l’évolution de son discours artistique dans le temps. Dans le cadre d’une exposition rétrospective, ce type d’installation se rapproche d’un dessein documentaire au sujet des performances originales de l’artiste, ancrées dans un contexte artistique précis que la scénographie tente de faire percevoir au spectateur contemporain. Par exemple, l’exposition de Belgrade projete sur une cimaise les vidéos, sous forme de quadrillage, des participants à la performance The Artiste Is Present (MoMA, 2010) face à Marina Abramovic également présentée par de multiples vignettes vidéos juxtaposées.  La force émotionnel de la performance est attenuée, le titre de l’oeuvre nié, et la longueur de la création résumée pour mettre en avant l’image de l’artiste et sa perséverance au service d’un discours artistique. Ici, le regardeur est bien spectateur d’un évènement passé et sujet à une médiation artistique et non acteur d’une oeuvre en cours.

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Photographs of Marina Abramović’s Rhythm 10 at MOCA Belgrade ©widewalls.ch

De plus, les photographies réévaluent l’inscription dans le temps de l’oeuvre ; elle n’est désormais plus un work in progress mais présentée à la manière d’une métonymie. La performance n’est plus une expérience à vivre définie entre un début et une fin mais est élevée vers un discours universel qui participe à une théorisation à la fois de la performance comme médium et à l’ancrage dans le temps de l’oeuvre de Marina Abramovic et de ses préoccupations artistiques. Avec cette scénographie, le geste d’exécution, à valeur esthétique dans la performance, est oublié pour faire valoir sa symbolique dans une démarche passive et réfléchie autour de l’oeuvre de l’artiste. Ainsi, les objets de Rythm 0 sont présentés sur une table sans toutefois que les spectateurs puissent agir avec sur l’artiste ; les objets deviennent documents d’archive et invitent le spectateur à s’interroger sur les démarches de l’artiste et sa propre réaction face à la situation.

re-enactment of Impoderabilia ©artnews.com

Cependant, pour Marina Abramovic, le discours théorique et documentaire qui doit émaner des performances doit avant tout se faire à travers des reprises de performances dites re-enactments. En effet, l’oeuvre est accessible dans son entièreté seulement si elle est éprouvée ne rendant pas impossible la reproductibilité des oeuvres. Ainsi, plusieurs de ses performances emblématiques sont recréées quotidiennement par des artistes locaux amenant vers des réflexions quant au statut de l’artiste et à la reproductibilité des oeuvres. Selon l’artiste, son oeuvre vise à lier les registres du réel et du symbolique : il s’agit de devancer les tourments de l’homme liés à la mort en l’expérimentant et l’apprivoisant pour s’en émanciper. Suivant cet axe, il devient nécessaire que le spectateur se confronte à l’expérience émotionnelle et spirituelle proposée par les reperformers. L’exposition The Cleaner participe donc à l’élaboration d’un nouveau discours sur l’essence de l’oeuvre mais aussi sur le statut de l’artiste qui ne prend part à aucune des oeuvres dont elle est la protagoniste. Elle n’est finalement plus maître de son oeuvre au sens où son corps n’en est pas systématiquement acteur mais conserve l’élan créateur. En favorisant l’intervention de corps étrangers et inconnus du monde de l’art, Marina Abramovic se positionne en faveur d’une désacralisation du statut de l’artiste et son assimilation à une figure hors de portée qu’elle avait déjà évoqué dans des interviews, citant notamment Woody Allen : “Today I’m a star. What will I be tomorrow? A black hole?”.

En définitive, l’exposition The Cleaner actualise les réflexions artistiques quant au médium de la performance qui vise à créer une esthétique de la présence en opposition aux oeuvres modernes sans intéraction avec le public. C’est précisément le public serbe qui dirige en partie l’empreinte que représente cette exposition pour la carrière de Marina Abramovic et l’Histoire de l’art est-européen en enrichissant les enjeux artistiques à des conjectures socio-politiques.

Retour d’une artiste dans sa ville natale : la réception de l’art contemporain par le public est-européen

Après avoir été accueillie dans différentes villes européennes, l’exposition The Cleaner achève son itinérance à Belgrade, ville d’origine de Marina Abramovic, point d’orgue de la symbolique de cette rétrospective pour l’artiste qui n’a pas exposé dans son pays depuis 1975. Ce retour, qui divise l’opinion est l’occasion de mettre en lumière la réception de l’art contemporain en Europe de l’Est, région marquée par un fort héritage politico-culturel que l’histoire tend à construire autour d’une dichotomie entre un art socialiste contrôlé par les régimes communistes et un art d’opposition empreint d’émancipation. Alors que ses parents soutiennent le régime de Tito, Marina Abramovic quitte, en 1975, date de sa dernière exposition individuelle à Belgrade, ce qui est en encore de l’ordre de la Yougoslavie et s’exile à Amsterdam où les thèmes et média artistiques sont davantage libérés. Or, le retour de l’artiste en Serbie ne provoque pas une ovation unanime comme l’illustre le dessin de Corax pour Danas, un quotidien serbe. Le dessin de presse qui reprend l’œuvre Confession créée par Abramovic en 2010 illustre le rapport brisé entre l’artiste et son pays qui n’ont pas évolué selon les mêmes mœurs et dont le succès international a pu être jalousé. Si la chute de l’URSS puis de la Yougoslavie ont permis un début d’ouverture aux nouvelles préoccupations sociales et artistiques, le public quant à lui est resté ancré dans un schéma traditionnel de représentations que tente de nettoyer Marina Abramovic. Ainsi, certains choix esthétiques valent à l’artiste des accusations et des manifestations de protestation contre ses œuvres. En mars 2019, lors du vernissage de cette même exposition au centre d’art contemporain Znaki Czasu de Toruń (Pologne), quelques dizaines de militants catholiques se rassemblent devant le musée pour prier silencieusement en signe de contestation contre certaines œuvres de Marina Abramovic. Notamment mises en cause, des photographies réalisées en 2014 pour Vogue Ukraine présentant l’artiste tenant un crâne de chèvre dont l’iconographie est conjuguée à la sphère démoniale ou encore avec un serpent lui cachant l’œil. Face à ces accusations qui avaient pris de l’ampleur au cours de l’affaire WikiLeaks dans laquelle l’artiste est accusée d’avoir invitée des politiques américains à un dîner spirituel obscur, elle dément toute adoration satanique et  renforce son discours par cette exposition. En effet, cette rétrospective intitulée The Cleaner arbore toute sa puissance en étant présentée en Pologne ou en Serbie puisqu’elle ouvre la voie à travers une artiste reconnue et médiatisée à un nouveau discours artistique dépassant les schémas archaïques.

Confession (2010) et Dessin de Corax paru dans Danas

L’œuvre de Marina Abramovic interroge, choque et fait polémique par l’injure qu’elle représente pour les conventions occidentales. Censurée depuis 1977, date de sa première présentation à Bologne, l’œuvre Impondaribilia fait partie des re-enactments organisés à Belgrade. L’œuvre, qui met en scène deux artistes nus dans l’encadrement d’une porte devant être traversée par les visiteurs, ravive les plumes ancrées dans une sacralisation du corps, particulièrement féminin, qui s’oppose à une conception du corps comme œuvre d’art. Selon Olivier Vargin,  « l’art féministe intègre le concept de «rapports sociaux de sexes » dans la plupart des pratiques artistiques ; il tend à revisiter et redéfinir la place, le rôle et les fonctions (sexuelles, sociales, culturelles, politiques, économiques…) de la femme (est-européenne) dans la société d’aujourd’hui. ». Avec cette œuvre, Marina Abramovic s’engage face à un sexisme normalisé colporté par un gouvernement conservateur ; à travers l’exposition, c’est en tant que femme artiste qu’elle s’exprime en faveur d’une réappropriation de son corps soumis à des normes de beauté ou des diktats de maternité desquels l’art participe à la libération.

Balkan Baroque, Belgrade 2019 ©kooness.com

Par ailleurs, la volonté de confronter le passé de son pays à une modernité meilleure s’ancre dans le musée d’art contemporain de Belgrade par un diptyque qui présente un tas d’os et une vidéo de l’artiste, Balkan Baroque présentée à la Biennale de Venise en 1997 et pour laquelle elle reçoit un Lion d’or, évoquant des souvenirs avec ses parents, partisans du général Tito. De plus, la recréation de performances porte une volonté de modernisation du monde de l’art en Europe de l’Est par l’intervention d’un médium nouveau qui rend le spectateur actif et l’ouvre à de nouvelles réflexions. La rétrospective est finalement un moyen d’introspection pour tout un peuple marqué par des décennies d’obscurantisme. L’entrée dans le monde de l’art international que représente Marina Abramovic pour les anciens états communistes est mise à profit par les dirigeants notamment le Premier Ministre serbe Ana Brnabić qui, selon le journal Still in Belgrade, a personnellement invitée l’artiste à se produire en Serbie dans le but d’opérer un tournant dans la politique culturelle de son pays. Les financements pour cette exposition sont énormes selon les critères serbes et sont la preuve d’une forme de propagande artistique de mise en valeur des Balkans. Estimés à 500 000$, The Cleaner représente le budget annuel total accordé par l’état aux musées serbes. Le but de ce financement est donc de mettre en valeur une figure native de la Serbie qui a su marquer l’espace internationalisé de l’art. Or, art et politique sont liés dans la mesure où chacun découle de l’autre : l’art est un vecteur politique d’affirmation territoriale et la politique accorde à l’art et à l’artiste la possibilité de créer. Il s’agit donc d’un échange plus qu’artistique entre la Serbie et l’artiste puisque le but de cette exposition est de mettre en valeur la Serbie dans le monde de l’art mais également de l’affirmer dans l’espace européen ainsi que sur la scène mondiale au travers du prisme d’une artiste qui s’est affirmée dans le monde.

Ce qui fait la controverse de cette exposition se situe dans l’organisation budgétaire et les droits politiques accordés à l’art en Serbie. Une hypocrisie est dénoncée par les artistes serbes qui ne se voient pas attribuer cette telle somme pour leur art. De plus, le manque de financement concernant l’entretien des musées provoque une délation de ces derniers et ainsi des travaux de rénovation pouvant durer une décennie, tout comme le contrôle de ces derniers par la gouvernement serbe, provoquant rumeurs et ressentiments. De même, Slobodan Nakarada, directeur du centre d’art contemporain de Belgrade lors de l’exposition a déclaré « Marina’s show will change everything » ; la figure de l’artiste devient, par sa reconnaissance et sa médiatisation, un outil politique et diplomatique par une exposition qui, au-delà d’une rétrospective artistique, expose un pays et son gouvernement aux yeux du reste de l’Occident. En individualisant l’art et la figure de Marina Abramovic, le gouvernement serbe s’approprie cette seule figure, qui a réussi à la l’international, au détriment d’autres artistes et d’autres expositions notamment l’exposition The Nineties qui se tient conjointement à The Cleaner.

Marina Abramovic au centre d’art contemporain de Belgrade ©itinarari.com

The Cleaner s’affirme, pour finir, en une exposition déconstruisant le principe même de la performance. En effet, réaliser une rétrospective de Marina Abramovic c’est tout d’abord réaliser une chronologie de l’art de la performance. Initiée dans les années 1960, la performance évolue au même rythme que la carrière artistique de Marina Abramovic. De plus, plus qu’un simple inventaire des œuvres d’Abramovic, The Cleaner présente une véritable déconstruction de l’art de la performance en combinant paradoxalement l’aspect présent de la performance au caractère intemporel la retransmission de l’œuvre par la matérialité des photographies, des films ou encore des bandes sonores. Néanmoins, le présent reste une partie fondamentale de l’exposition dans le sens où le spectateur est directement immergé dans l’univers de Marina Abramovic et est invité à participer, déconstruisant également le statut de l’artiste et de l’œuvre : est-ce le seul artiste qui fait fonctionner l’oeuvre ? L’oeuvre découle t’elle forcément de l’artiste ? Et, au final, qu’est ce qu’un artiste ? Ainsi, l’exposition The Cleaner amène à se questionner sur le statut de l’artiste par rétrospective artistique mais également sur le médium utilisé ainsi que sur les différentes évolutions de l’art au cours du XXe siècle, dès les années 1960. Cependant, The Cleaner montre également qu’une exposition n’est jamais naïve et qu’elle découle d’un choix, souvent politique et économique, dont l’art est le médium. Lien inéluctable formant le pont entre art et politique, l’un ne marche sans l’autre. A la manière d’un peintre qui a besoin d’une toile pour peindre et la toile qui a besoin du peintre pour être utilisée, l’art a besoin de l’approbation politique pour subsister et, en retour, la politique se sert de l’art pour assouvir ses convictions, puisque l’art est un médium intemporel dont la compréhension est universelle. Dans le cas de The Cleaner, il est question pour la Serbie de dorer son image par le prisme d’une artiste internationale qui sait faire parler d’elle, mais, également, de faire marcher les controverses que subit l’artiste afin d’en faire un point d’ancrage de l’art serbe et, plus largement, de l’Europe de l’Est. Il est donc question d’individualiser l’artiste et de ne concentrer uniquement sur un personnage controversé car les rumeurs aiment à se répandre bien plus massivement que la vérité, puisqu’elles représentent une part de fantasme, presque mythique, qui attrait bien plus qu’une vérité parfois trop brut et décevante. C’est en ce sens que l’exposition conjointe à The Cleaner, appelée, The Nineties est appelée à s’effacer. Cette exposition regroupe en effet de jeunes artistes serbes engagés et est présentée au Musée du 25 mai. Le spectacle offert est axé sur la recherche de performance et de protestation par le médium d’oeuvres réalisées par une trentaine d’artistes militants. Il révèle de la Serbie ainsi que des pays de l’Est une forme prononcée de discriminations à la fois sexuelles et raciales qui ne plaît pas au gouvernement. Ce dernier décide, au travers de la rétrospective accordée à Abramovic, d’effacer cette exposition trop sulfureuse. En ce sens,, l’exposition The Cleaner est-elle finalement politique ? En éclipsant le spectacle de l’exposition The Nineties par attribution budgétaire déséquilibrée, The Cleaner éclipse également les contestations politiques qui en découlent, ces dernières illustrant les forces contemporaines vibrantes quoique divisées, en jeu dans la ville, et, plus largement, dans le pays. 


Bibliographie / Webographie

GOSSELIN Aurélie, La politique des musées russes 1917-1991, édition Larousse, 1993

VARGIN Olivier, Regards sur l’art de “l’autre” Europe  –  L’art contemporain  est-européen après 1989, édition l’Harmattan, 2008

Jovan Mrvaljevic, « Réminiscences contemporaines de l’art «  est-européen » » [en ligne]

Art in America :“Solo and Ensemble” in the March 2020 issue, pp. 60–65.

rtbf.be : rubrique culture

https://www-cairn-info.gorgone.univ-toulouse.fr/l-art-est-la-sublimation–9791034605408-page-179.htm

https://eng.msub.org.rs/retrospektivna-izlozba-cistac-marine-abramovic-msub

https://eng.msub.org.rs/retrospektivna-izlozba-cistac-marine-abramovic-msub

https://www.courrierdesbalkans.fr/Serbie-apres-44-ans-le-grand-retour-de-Marina-Abramovic-a-Belgrade

Vidéos :

Marina Abramovic The Cleaner del 1 – youtube

Marina Abramovic- The Cleaner del 2 – youtube

Marina Abramovic- The Cleaner del 3- youtube

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